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Nicolas Werth

Le repentir, une fable antitotalitaire


In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°16, octobre-décembre 1987. pp. 97-99.

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Werth Nicolas. Le repentir, une fable antitotalitaire. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°16, octobre-décembre 1987. pp.
97-99.

doi : 10.3406/xxs.1987.1930

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1987_num_16_1_1930
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FMR s'apparente plus qu'elle ne le souhaite Ketevan, leur petite fille. Il leur rend visite
à Connaissance des Arts ou à L'Œil. Son un jour, ogre débonnaire et papa-gâteau,
non-conformisme tient plus à la forme chante un air d'opéra, disserte sur l'art,
qu'au fond : dans ses splendides habits récite un poème de Shakespeare, offre des
sombres, la revue de Franco Maria Ricci canaris à la petite fille, s'incline jusqu'aux
sert finalement des valeurs esthétiques sûres, pieds de la belle Nino. Elle aura bientôt
ou en hausse. l'occasion de lui rendre la pareille. Les
événements en effet s'accélèrent. Un vieux
Etienne Fouilloux couple qui défendait la cause d'une église
menacée par le générateur qu'on y avait
installé, est arrêté. Sandro, qui connaissait
ce vieux couple, est arrêté à son tour, peu
de temps après. Pour Nino commence alors
LE REPENTIR, UNE FABLE ANTI- le long calvaire des épouses de détenus :
TOTALITAIRE attente au guichet de la milice pour avoir
des nouvelles, parmi des centaines de
femmes dans la même situation, coups de
Après plusieurs mois d'une existence sonnette désespérés chez des amis « qui ne
souterraine (projection dans quelques clubs sont plus là », recherche de noms de détenus
professionnels très fermés), le film géorgien gravés sur des troncs d'arbre échoués
de Tenguiz Abouladze, Le Repentir, projeté quelque part le long d'une voie ferrée...
en première officielle dans la plus presti
Nino à son tour est arrêtée, disparaît à
gieuse salle de cinéma moscovite, le le
jamais... Ketevan n'oubliera pas : elle rêve
ndemain de la clôture du plénum du Comité
de se venger, et le film de ce rêve encadre
central, a créé l'événement de la saison
artistique, consacrant ainsi la perestroïka le récit du passé. Sa vengeance : déterrer
dans les arts et la « seconde vague » de le corps du dictateur, mort paisiblement
déstalinisation. Le Repentir est une fable de sa belle mort. Abel, fils de Varlam,
satirique et poétique qui entreprend, à notable gris, falot et satisfait, est donc
travers l'histoire d'un grand-père, Varlam réveillé un matin par une découverte
Aravidze (image évidente de Staline), de macabre : le cadavre de son père adossé à
son fils Abel (qui symbolise en quelque un tronc, dans le jardin de leur belle
sorte la génération et le comportement d'un propriété. La plaisanterie se répète plusieurs
Brejnev) et de son petit-fils Tornike (sym jours de suite. Le clan des Avaridze
bole de la génération actuelle), une démol s'embusque nuitamment dans le cimetière
ition systématique du totalitarisme. et s'empare du coupable déguisé : c'est
Varlam, maire d'une ville indéfinie (Tbil Ketevan. Arrêtée, jugée, elle proclame avec
issi, bien sûr, pour un œil averti) tient, hauteur et détermination à son procès (dont
comme le Dictateur de Charlie Chaplin on n'apprendra jamais l'issue) que, « si
(auquel il a emprunté la tenue et la c'était à refaire », elle recommencerait son
moustache), des discours enflammés au « forfait ». Epouvanté par les révélations
peuple, encadré de soldats d'opérette vêtus de Ketevan, Tornike, le petit-fils du dic
de sinistres costumes noirs d'une époque tateur, se suicide, victime expiatoire. Rongé
également indéfinie. Varlam se prend d'amit par une culpabilité tardive, Abel, père d'une
ié pour un couple d'artistes : le peintre génération perdue, crie son repentir et finit
Sandro Baratelli, qui a l'imprudence d'avoir par jeter lui-même du haut du promontoire
des vues personnelles et visiblement hété qui domine la ville l'indésirable et encomb
rodoxes, Nino, sa ravissante épouse et rant cadavre de son père : il y a des

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cadavres qu'on ne peut pas, qu'on ne doit ticulier à ce film. Sans pathos ni vacarme,
pas enterrer. T. Abouladze dit tout ce qu'il fallait dire.
Exempt de lourdeur et de didactisme, Il semble que ce film, qui dit les choses
Le Repentir s'inscrit, stylistiquement, dans sans les nommer et recourt au procédé —
une certaine tradition surréaliste méditer ô combien utilisé depuis toujours dans ce
ranéenne à la Bunuel. Ce sujet grave, pays ! - de l'allusion, ne soit pas compris
tragique, est traité dans les tons chauds et par tous. Certes, ceux qui ont vécu, même
lumineux de la Géorgie au printemps, enfants, les années du stalinisme, sont-ils
croulant sous les fleurs. Les fleurs entourent profondément émus par le film. La pro
le cercueil du dictateur, envahissent les jection « officielle » du Repentir a une
parterres et les fosses d'un ambigu Jardin dimension libératoire : un quart de siècle
des délices où les détenus attendent l'issue après le XXIIe congrès, on reparle enfin
de leur procès autour d'un superbe piano du calvaire enduré par les deux générations
à queue blanc. Ce film sur le totalitarisme, précédentes. Pour ces Soviétiques, la sortie
traité sur un mode parfois bouffon et du film de T. Abouladze est un acte aussi
surréaliste, recourt à une thématique chré lourd de signification qu'en son temps la
tienne pour illustrer son propos. Ainsi, le parution à' Une journée d'Ivan Denisso-
thème du Christ (image suprême du Rachat) vitch : elle témoigne de l'authenticité et de
est-il l'un des principaux du film. Le la sincérité de l'action entreprise par l'équipe
sentiment religieux parcourt le film sous Gorbatchev. Mais vingt-cinq années sont
les traits d'un Christ que l'on voudrait passées... L'émotion ne va pas sans un
bien éliminer et qui réapparaît sans cesse certain scepticisme et une grande fatigue
dans les fresques de l'église vouée à la d'espérer. On retient le message fonda
démolition, le crucifix offert autrefois par mentalement pessimiste du metteur en scène
Nino au fils de Varlam, Abel. Le Christ géorgien, qui jure avec l'optimisme volon
s'incarne aussi dans le beau visage et le tariste du discours gorbatchévien. On
corps supplicié de Sandro, suspendu par remarque que le stalinisme n'est abordé —
les poignets dans une chambre de tortures une fois de plus - qu'à travers des méta
moyennageuse. Le dernier mot du film, phores et des allusions déchiffrables pour
que l'on doit à une simple passante, les seuls « initiés ».
interpellant Ketevan : En effet, pour la grande majorité des
« — Cette route mène-t-elle au temple ? jeunes soviétiques qui n'ont été instruits
— Non, celle-ci n'y mène pas. Celle-ci, c'est ni par leurs parents, ni par leurs maîtres
la rue Varlam. sur ce qui s'est passé dans leur pays il y
— A quoi peut bien servir une rue, si elle a cinquante ans, les allusions et les méta
ne mène pas au temple ? » phores du Repentir ne renvoient à rien.
Les commentaires que l'on peut entendre
témoigne de l'authentique recherche spiri à la sortie des salles où est projeté le film
tuelle d'un film (au titre sans équivoque) sont, à cet égard, révélateurs. Un tel pense
qui ne saurait être réduit à sa seule que l'action se passe actuellement en Géorg
dimension politique ou historique. ie, tel autre voit dans Le Repentir un
film entièrement imaginaire et fantastique,
Sans pathos ni vacarme un troisième trouve le film obscur et
Un montage tout en nuances, alternant « moyennageux » ! Ainsi, la portée poli
scènes rêvées et scènes réalistes développant tique et idéologique du Repentir est-elle
la complexité des relations entre le passé moins grande aujourd'hui qu'elle ne l'aurait
et le présent, le père et le fils, le crime été il y a dix, quinze ans, par exemple.
et le repentir, donne un cachet très Il n'en reste pas moins qu'après de longues

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années de silence la sortie d'un tel film, « travailler » l'image télévisuelle de leurs
même s'il n'est compris que par ceux « qui clients : on analysait les techniques mises
savent déjà », est encourageante pour tous en jeu pour imposer le profil télégénique
ceux qui espèrent un changement. Et d'un candidat présidentiel (Robert Redford).
puis, et c'est peut-être, après tout, le Le choix même de la star soulignait l'im
plus important, Le Repentir est un très brication — confirmée depuis par l'élection
bon film, l'aboutissement, comme l'a dit de Ronald Reagan - du monde du spectacle
T. Abuladze, « d'une très longue route, et de celui de la politique. Mais de
de toute une vie ». nombreux autres films ont ensuite prolongé
cette réflexion : A cause d'un assassinat
Nicolas Wertb (Pakula, 1974), Nashville (Altman, 1975),
Taxi driver (Scorsese, 1975), Les hommes
du Président (Pakula, 1976).
Pour ce qui est de Lumet, c'est un
réalisateur jugé « inégal » par la critique.
Et il est vrai qu'à côté de films magnifiques
LES COULISSES DU POUVOIR
DE S. LUMET qui constituent des témoignages importants
sur des problèmes de l'Amérique contem
poraine - Douze hommes en colère (195?),
« II y a deux siècles, écrivait Daniel Point limite (1964), Le groupe (1966),
Boorstin, l'apparition d'un homme excep Serpico (1973) et Network (1976) - il y a
tionnel incitait les gens à se demander quel beaucoup d'oeuvres médiocres, dont plu
dessein divin il réalisait ; aujourd'hui, nous sieurs n'ont même pas été distribuées en
nous demandons qui est son agent public France. Power est parmi les films de Lumet
itaire ». Le dernier film de Sidney Lumet, qui déçoivent. Cela tient d'abord à la
Power (Les coulisses du pouvoir), reprend, faiblesse du scénario qui n'arrive pas à
une fois encore, cet argument. En fait, il rendre crédible l'évolution de Richard Gere
y a déjà longtemps que le cinéma holl - du cynisme de la première séquence où
ywoodien, très sensible, malgré sa volonté il utilise un attentat sanglant pour valoriser
de « divertir », à l'air de son temps, l'image de son candidat-client, au sent
s'intéresse à la « fabrication » des hommes imentalisme de la dernière où il s'efface
politiques aux Etats-Unis. De 1940 à 1960, devant la « juste cause » d'un concurrent.
ce fut le sujet (principal ou secondaire) de Par ailleurs, cette conclusion du film (où
films importants, par exemple L'homme de Gere demande au candidat écologiste de
la rue (Capra, 1941), Citizen Kane (Welles, lui « prouver qu'il se trompe » en aban
1941), Les fous du roi (Rossen, 1949), Un donnant dans sa campagne tout calcul, tout
homme dans la foule (Kazan, 1956), Temp souci de représentation), outre qu'elle est
ête sur Washington (Preminger, 1962) ou dramatiquement très faible, a un relent de
Que le meilleur l'emporte (Schaffner, 1964). mystification. Comment faire croire, en
Mais c'est surtout à partir de 1970 que effet, que la « simplicité » du jeune poli
Hollywood a évoqué les manipulations ticien, que sa « sincérité » puissent être
médiatiques de l'image des politiciens, dont autre chose, elles aussi, que l'effet d'une
la campagne Kennedy-Nixon, dix ans aupa rhétorique ? Cette naïveté renvoie certes à
ravant, avait pour la première fois révélé un mythe fondamental de l'idéologie amér
l'importance. Votez Mac Kay (Ritchie, 1972) icaine : pour simplifier, celui du common
est sans doute le film qui a le mieux man, qui jouit d'un bon sens « naturel »,
développé le sujet. Comme dans Les coul sait d'emblée partager entre le bien et le
isses du pouvoir, on y voyait des consultants mal, bénéficie d'une sorte de connaissance

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