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D e fait, la m u l t i p l i c a t i o n d e s m a n i f e s t a t i o n s t e m p o r a i r e s , q u i
c o n d u i s e n t à réunir, p o u r u n e p é r i o d e g é n é r a l e m e n t assez c o u r t e , des
œuvres d'art parfois dispersées dans le monde entier, le nombre toujours
croissant d ' e x p o s i t i o n s et la publicité dont on les entoure ne sont sans
doute pas étrangers tout à la fois aux dégradations physiques que subissent
des pièces habituellement fragiles et aux vols dont ils peuvent être l'objet.
Dès lors, la fin d'une exposition est attendue avec une impatience qui n ' a
d'égale que la fébrilité dont ses préparatifs sont accompagnés. En réalité,
les vols d'œuvres d'art et, en ce qui nous concerne plus précisément, de
livres, ne surviennent pas en majorité à l ' o c c a s i o n de ces é v é n e m e n t s
c u l t u r e l s , p o u r le b o n d é r o u l e m e n t d e s q u e l s , c h a c u n le s a i t b i e n ,
d'importantes mesures de sécurité ne manquent jamais d'être prises. Dans
les m u s é e s , c o m m e dans les bibliothèques, ou encore dans les services
d'archives, les disparitions fâcheuses se produisent plutôt au moment où le
personnel s'y attend le moins, dans des circonstances imprévues.
S i , i n s t r u i t s p a r le p a s s é et p a r l ' e x p é r i e n c e a u t a n t q u e p a r la
p s y c h o l o g i e , les bibliophiles p r e n n e n t la précaution de marquer, d ' u n e
m a n i è r e ou d ' u n e a u t r e , les l i v r e s a u x q u e l s ils t i e n n e n t et d o n t ils
consentent néanmoins à se défaire en espérant qu'ils retrouveront leur bien
d a n s un d é l a i r a i s o n n a b l e , ils font é g a l e m e n t p r e u v e d ' u n e g r a n d e
discrétion, de crainte d'attirer sur leurs richesses l'attention d'amateurs que
ne guide pas le seul amour de la p e n s é e ou le culte désintéressé de la
littérature. Ainsi, l'anonymat est-il souvent de règle dans ce milieu et il
faut être bien introduit dans le petit monde du livre rare pour deviner, sous
de simples initiales, au mieux, que l ' o n repère dans des catalogues de
ventes aux enchères ou d'exposition, l'identité de tel grand collectionneur.
N o t o n s au p a s s a g e q u e c e t t e « loi du s i l e n c e » a p p l i q u é e p a r
précaution, renforcée par le secret professionnel dont s'honorent experts et
c o m m i s s a i r e s - p r i s e u r s , n ' e s t pas sans i n d u i r e certains effets négatifs,
p r é j u d i c i a b l e s à la c o n n a i s s a n c e du p a t r i m o i n e : ainsi, de c o m b i e n de
manuscrits ou de pièces de première importance a-t-on perdu la trace à la
suite d'une dispersion? La difficulté et, parfois, l'impossibilité de localiser
dans des c o l l e c t i o n s p a r t i c u l i è r e s des œ u v r e s majeures de l ' a r t , de la
littérature ou de la science conduit à poser le problème de leur caractère
patrimonial et donc de leur accès pour la communauté des chercheurs, non
pas nécessairement sous la forme de l'original - lequel appartient bien à
celui qui en a fait l'acquisition - mais au moyen d'une copie (photographie,
reproduction digitale...) conservée dans une institution où elle pourrait être
consultée.
Désireux, donc, de prévenir les délits dont ils pourraient être victimes,
les c o l l e c t i o n n e u r s de livres p r é c i e u x s ' e n t o u r e n t de g a r a n t i e s qui ne
sembleront excessives q u ' à ceux que les cambrioleurs auront épargnés.
Peut-être, pour rigoureuses qu'elles puissent paraître, ne s'avèrent-elles pas
toujours suffisantes. En effet, à la différence du spéculateur disposé à
investir dans les livres d ' H e u r e s e n l u m i n é s , dans les incunables ou les
prestigieuses reliures aux armes c o m m e il le ferait en thésaurisant des
toiles de maître, le bibliophile, pour sa part, en règle générale, répugne à
enfermer dans le coffre d'un établissement bancaire les livres qui lui sont
chers, qu'il manipule et qu'il lui arrive de lire, d'étudier, voire d'annoter...
P a r c h a n c e , si l ' o n o s e d i r e , les m o n t e - e n - l ' a i r ne se r e c r u t e n t p a s ,
ordinairement, parmi les diplômés de l'École des chartes et, en l'absence
de « commanditaire » convoitant une pièce particulière, ils ne s'emparent
point des œuvres les plus précieuses, guidés dans leur sélection par les
seules apparences extérieures (telle rutilante reliure...) — mais tout ce qui
brille n'est pas or. Préalablement repérés, désignés par quelque connaisseur
à la convoitise de malfrats ou dérobés « au hasard », les documents de
valeur enlevés à leur propriétaire forment une liste hélas toujours
incomplète, et que l'Hôtel Drouot, s'agissant de la France, rend publique
sur son site Internet. De même, Interpol diffuse un cédérom dans lequel
sont recensées quelque quatorze mille œuvres d'art considérées comme les
plus activement recherchées.
R o m a n v o l é et t h è s e s e n v o l é e s
6. G. BARET, « La voyante n ' a pas vu son voleur de thèse », dans : Le Figaro, Paris,
12 avril 2001, p. 1.
7. « Quatre tonnes et demie de livres dérobés récupérés par la police : la bibliophilie à
l'arraché », dans : Le Monde, Paris, 27 juillet 1988, p. 9.
M a s p e r o , fondateur de « La Joie de lire », entre 1968 et 1974 les vols
commis dans sa librairie représentaient environ 7 % du chiffre d'affaires.
L'évolution est donc, ici, encourageante.
Les s y s t è m e s de p r o t e c t i o n d e m e u r e n t t o u t e f o i s i n s u f f i s a m m e n t
efficaces. L e s b i b l i o t h è q u e s qui se t r o u v e n t d o t é e s de tels a p p a r e i l s
électroniques — mais beaucoup de structures ne peuvent, en raison de leur
coût élevé, installer de semblables dispositifs — en font l'expérience et,
découvrent, non sans effarement, au moment d'entreprendre un récolement
(les l i b r a i r e s p a r l e r a i e n t d ' i n v e n t a i r e ) , le n o m b r e é l e v é de v o l u m e s
d i s p a r u s , que les c a t a l o g u e s s i g n a l e n t p u d i q u e m e n t c o m m e étant
« m a n q u a n t s ». Et les bibliothécaires ne laissent pas d ' ê t r e surpris par
l'insignifiance, en terme de prix, de beaucoup des ouvrages dérobés : livres
de p o c h e , o u v r a g e s a p p a r t e n a n t à d e s c o l l e c t i o n s e n c y c l o p é d i q u e s ,
romans, etc., tout de même accessibles à bien des bourses. De nombreux
titres relèvent aussi du manuel, du précis ou du traité, parfois épuisé et
q u ' o n n ' h é s i t e r a pas, du coup, à se procurer par des moyens illicites, à
l'approche des examens et des concours.
« Série noire »
8. L'un d'entre eux figure à la Bibliothèque de la Ville de Metz, sous la cote Rés.
D535.
9. Dépêche de l'agence Associated Press, 5 février 2000.
Alors même que l'absence de l'œuvre copernicienne était constatée
par les autorités russes, aux Etats-Unis un exemplaire de ce même texte se
trouvait proposé aux enchères (10). En 1999, un spécialiste des incunables
d é c o u v r a i t d a n s un c a t a l o g u e de v e n t e « d ' u n e p r e s t i g i e u s e m a i s o n
a l l e m a n d e » o n z e a t l a s et v o l u m e s d ' a s t r o n o m i e , p a r m i l e s q u e l s la
Cosmographie de Ptolémée de 1469, dont la valeur avoisine les quatre
e
millions de francs. L'origine de ces impressions du X V siècle, soupçonnée
par le chercheur, se confirma au terme d'une enquête bibliographique. Les
livres précieux proposés sur le marché de l'antiquariat avaient en effet été
soustraits aux richesses de la bibliothèque Jagellon de Cracovie. Cette ville
semble d'ailleurs constituer une cible de prédilection pour les voleurs,
puisque les enquêteurs ont également pu mettre fin aux agissements d'un
étudiant, lequel avait dépouillé différents atlas, les privant de quelque cent
c i n q u a n t e c a r t e s et é t a i t p a r v e n u à s u b t i l i s e r u n e n s e m b l e d ' u n e
quarantaine de militaria. Enfin, pour clore cette « série noire », il faut
encore faire état du vol, par un moine défroqué, de dix incunables et de
trente-six éditions précieuses, prélevés dans une bibliothèque monastique
de Cracovie (11).
A la m ê m e é p o q u e , la b i b l i o t h è q u e p u b l i q u e de la p e t i t e v i l l e
d ' A r m a g h , en I r l a n d e du N o r d , a p e r d u un m a n u s c r i t des Voyages de
Gulliver, de Swift, l'infortuné bibliothécaire de cette institution s'étant vu
c o n t r a i n t d e le c é d e r s o u s la m e n a c e d e s a r m e s b r a n d i e s p a r d e u x
m a l f a i t e u r s ( 1 2 ) . N ' i m a g i n o n s p o i n t q u e les é t a b l i s s e m e n t s les p l u s
prestigieux, disposant d ' é q u i p e m e n t s appropriés, se trouvent toujours à
l'abri du banditisme. Ainsi, au mois d'août 1997 - mais la nouvelle ne fut
révélée q u ' e n novembre de cette même année - une édition incunable de la
Cosmographia de Ptolémée (Bologne, 1477), ornée de vingt-six cartes,
disparut après avoir été consultée au département des Cartes et plans de la
Bibliothèque nationale de France (13). Fort heureusement, quelques mois
p l u s tard, le p r é c i e u x e x e m p l a i r e , e s t i m é à q u e l q u e trois m i l l i o n s de
francs, fut retrouvé et l'auteur présumé du vol arrêté par la police anglaise
a p r è s q u ' i l e u t p r é s e n t é l ' i n c u n a b l e à la c o m p a g n i e l o n d o n i e n n e
Christie's(14).
É m i n e n c e s d e h a u t vol
A l ' i n s t a r de l ' é v ê q u e i r l a n d a i s et du p r é l a t r o m a i n , b i e n d e s
bibliothécaires, e m p o r t é s par une singulière ardeur de b i b l i o m a n e s , ne
surent résister à la tentation de s'emparer, pour les posséder en propre et en
jouir sans entraves ni partage aucun, des œuvres qu'ils avaient été chargés
d'étudier ou dont la collectivité leur avait confié la garde. Mentionnons
d'abord le plus fameux de ces personnages, dont le nom, du reste, était
prédestiné : Guglielmo Libri. Alberto Manguel voit en lui « l'un des voleurs
de l i v r e s les p l u s a c c o m p l i s de t o u s les t e m p s ( 2 0 ) » . L ' a f f a i r e L i b r i
p r o v o q u a , dans le petit m o n d e des b i b l i o t h è q u e s et des a r c h i v e s , une
véritable commotion. Son protagoniste continue d'ailleurs de susciter chez
les h i s t o r i e n s un i n t é r ê t s o u t e n u , dont t é m o i g n e n t de r é g u l i è r e s
publications.
L e cas L i b r i
Mobiles
Q u e l l e s f u r e n t l e s m o t i v a t i o n s d e c e s h o m m e s , et p l u s
particulièrement de Libri ? Sans doute fut-il poussé par le désir impérieux
de s'approprier, au plein sens du terme, des chefs-d'œuvre dont il refusait
en définitive qu'ils pussent être p a r t a g é s ; la perspective de la jouissance
exclusive d'un bien patrimonial constitue alors un moteur puissant. On peut
conjecturer aussi qu'il entra dans sa démarche une part de cupidité, s'il est
vrai qu'il revendit une grande partie des pièces dérobées. De fait, l'appât
du g a i n m è n e à l ' é v i d e n c e n o m b r e d ' i n d i v i d u s sur le c h e m i n de la
délinquance. L'espoir, du reste souvent illusoire, d'une revente se trouve à
l'origine d'une part importante des délits qui nous occupent. L'écoulement
de documents clairement identifiés, dont les particularités d'exemplaire
( e x - l i b r i s , r e l i u r e , a n n o t a t i o n s . . . ) ont été p a r f o i s s i g n a l é e s d a n s des
catalogues, ou que sont censés protéger cachets et estampilles, est devenu
difficile, dissuadant de la sorte, on peut du moins le penser, certains voleurs
de convoiter des œuvres prestigieuses.
U n désir éteint ?
21. H. PATUREL, « Vol à l'étalage », dans : Lire, Paris, avril, 1999, p. 21.
partage du patrimoine littéraire, la plus large diffusion culturelle ? François
M a s p e r o , confronté au sein de sa librairie « La Joie de lire » à de tels
discours, ne voit dans les vols dont sa maison fut constamment victime de
la part de « certains petits-bourgeois », guère autre chose q u ' u n e « manière
commode » pour eux « de se donner des frissons à bon compte », sans se
r e n d r e c o m p t e q u ' i l s m i r e n t en p é r i l , a v e c d ' a u t r e s , u n e l i b r a i r i e
« mythique » et dont ils partageaient - ou croyaient partager - les idéaux.
« Les ex-gauchistes, rapporte Maspero, qui se vantent encore aujourd'hui
d'avoir volé dans ma librairie [...] ne comprennent pas pourquoi, quand ils
ont l'imbécillité d'évoquer devant moi les exploits de leur jeunesse, j e ne
retiens pas toujours mon envie de leur cracher à la figure (22).» Une autre
forme de vol encore, de nature tout ensemble idéologique et politique, peut
avoir p o u r m o b i l e non la p a s s i o n i n d i v i d u e l l e , la c u p i d i t é , le désir de
p o s s e s s i o n , mais la restitution, s u p p o s é e g é n é r e u s e , é r i g é e en acte de
p a t r i o t i s m e , d ' u n e œ u v r e d é p l a c é e , r e n d u e de la sorte à c e u x qui en
apparaissent comme les propriétaires légitimes. C'est ainsi q u ' u n manuscrit
aztèque a pu être dérobé à la Bibliothèque nationale, dans le dessein d'être
remis par l'auteur de cet acte au gouvernement mexicain.
Mesures de protection
22. F. MASPERO, « Du vol idéologique », dans : Lire, Paris, avril 1999, p. 122.
premier chef par les estampilles, « garanties exceptionnelles de propriété »
dont l'importance est régulièrement soulignée par les textes réglementaires,
d e p u i s la c i r c u l a i r e d e 1 8 8 4 i n s p i r é e p a r L é o p o l d D e l i s l e . O u t r e
l ' e s t a m p i l l a g e , un c a t a l o g a g e précis et r i g o u r e u x , attentif à toutes les
particularités d ' e x e m p l a i r e , s ' i m p o s e à la fois c o m m e u n e information
scientifique destinée à la communauté savante et comme une autre forme
de titre de p r o p r i é t é en cas de vol. U n e r e p r o d u c t i o n p h o t o g r a p h i q u e ,
s u r t o u t si e l l e est diffusée p a r les m o y e n s i n f o r m a t i q u e s d o n t n o u s
d i s p o s o n s a u j o u r d ' h u i , contribue é g a l e m e n t , par une large publicité, à
prévenir les vols qui auraient la revente pour mobile.
La valeur de Verlaine