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CRITIQUE DES SONDAGES

Sous la direction de Alain Garrigou

Avec
Howard S. Becker
Patrick Champagne
Jérémy Mercier
Nicolas Kaciaf
Nicolas Hubé
Patrick Lehingue
Daniel Gaxie
Rémy Caveng

Le Monde Diplomatique et l’Observatoire des sondages

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Remerciements

Ce livre reprend les communications du colloque « Critique des sondages » du 5 novembre


2011 à l’Assemblée nationale. Celui-ci a été organisé par Le Monde Diplomatique et
l’Observatoire des sondages. Il a reçu l’aide des Amis du Monde diplomatique, de Virginie
D’Eau et de Richard Brousse. - Couverture/Illustration : Paul Conte -

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Critique des sondages

Introduction

Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?.............................................................................p. 5

Chapitre 1

Howard S. Becker : Les sciences et la critique des sondages aux États-Unis......................p. 13

Chapitre 2

Patrick Champagne : « Faire l’opinion » 20 ans après.........................................................p. 23

Chapitre 3
Jérémy Mercier : Sondages à l’italienne.............................................................................p. 30

Chapitre 4
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion.............................p. 36

Chapitre 5
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent…
...La médiatisation d’un instrument du jeu politique............................................................p. 47

Chapitre 6
Patrick Lehingue, Sur un battement d’ailes de papillon.
Modes de conception et de circulation de deux enquêtes hors contexte.............................p. 57

Chapitre 7
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques.
Les présupposés d’interprétations et les résultats des enquêtes d’opinion..........................p. 71

Chapitre 8
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?...........................p. 84

Chapitre 9
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages.......................................................p. 91

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Introduction

A quoi sert la critique ?

Alain Garrigou*

Que saurions-nous des sondages sans la critique ? Depuis la prouesse initiale de 1936 quand
Gallup annonça l’élection de Franklin D. Roosevelt et depuis l’annonce du ballottage du
général de Gaulle à l’élection de décembre 1965, un récit mythologique dédié à leur gloire
nous amènerait jusqu’à leur maturité présente. L’amnésie aurait recouvert l’élection de 1948
où Gallup prédit la défaite de Harry Truman, et l’erreur de l’Ifop annonçant le succès du
« oui » au référendum d’avril 1946. Que saurions-nous de leur méthodologie quand les
sondeurs revendiquent la légitimité du secret de fabrication et l’ont imposé dans la loi en
France ? Que saurions-nous de l’opinion publique, une notion hautement problématique mais
qui n’existe pas comme une chose et que l’on ne saurait définir comme Jean Stoetzel l’aurait
dit, avec ou sans humour : « l’opinion publique, c’est ce que mesurent les sondages ». Que
saurions-nous de leurs usages ? Les sondeurs cachent soigneusement les divers rôles qu’ils
cumulent de sondeurs, commentateurs et conseillers politiques. Ils prétendent de surcroît que
les sondages n’ont aucun effet, contre toute raison, simplement pour ne pas être accusés de
fausser le jeu démocratique. Que saurions-nous enfin d’une politique de plus en plus fascinée
par le fétiche de l’opinion alors qu’il n’est plus guère de propos, voire de pensées, qui ne se
réfèrent à l’opinion publique ? Ce livre est d’abord une manière de rappeler que la
connaissance des sondages est critique quand les sondeurs – faut-il rappeler que les sondages
sont une marchandise ? – se préoccupent sans doute de donner des chiffres et des analyses,
mais par ailleurs se consacrent à leur célébration, à leur interprétation, jouant le rôle de
doxosophes.

Ce livre rappelle ces évidences alors que le rapport de force joue massivement en faveur d’un
secteur commercial qui a conquis les faveurs des medias à la fois par les affinités
commerciales des échanges de services et par les affinités objectivistes d’un réalisme de
premier degré à la source d’une crédulité aveugle. Il reste un long travail à faire pour
préserver les commentateurs politiques de leur addiction. Ce livre prétend y contribuer en
continuant le travail critique. C’est une entreprise collective réunissant des spécialistes ayant
déjà apporté leur contribution à la connaissance des sondages ou de l’enquête sociologique.
Ce n’est pas un travail évident de la part de scientifiques. Les sondages se sont imposés
comme instruments des sciences sociales dans le sillage des méthodes quantitatives dont il
faut presque souligner aujourd’hui qu’elles sont plus anciennes et qu’elles sont à la source des
techniques de sondage. La différence réside dans leur caractère représentatif. Un caractère
qu’il ne faut pas sacraliser alors que des enquêtes scientifiques ne satisfaisant pas ce critère
valent toujours mieux que les sondages dits représentatifs. Etant donné cette filiation, les
*
. Professeur de science politique, Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

sondages ont soulevé un soutien des universitaires. Par exemple dans les moments où les
affaires allèrent mal pour les sondeurs comme en 1948 aux Etats-Unis. La situation a
beaucoup changé. Il reste encore quelques politologues favorables aux sondages parce qu’ils
sont en accord avec les conceptions du positivisme instrumental, qu’ils ont longuement
travaillé en coopération avec les sondeurs et qu’ils travaillent encore dans des institutions
ayant développé la coopération. Très tôt, les sondages ont servi de ligne de clivage
épistémologique au sein des sciences sociales. Le conflit est ancien et violent comme Howard
Becker le révèle ici en exhumant une vieille histoire.

***

La critique est aussi ancienne que les sondages. Howard S. Becker raconte une histoire inédite
de l’histoire des sondages, cet épisode de décembre 1947, où Herbert Blumer, un des
fondateurs de l’école de Chicago en sociologie, fit une intervention critique sur l’opinion
publique. Il souleva la colère du sociologue Samuel Stouffer qui le traita de « fossoyeur de la
sociologie américaine ». La violence a le mérite de rappeler l’importance des enjeux d’une
polémique qui n’oppose pas seulement des scientifiques et les sondeurs mais des scientifiques
entre eux. Le hasard fit que quelques mois plus tard, les sondeurs connurent un fiasco
retentissant en annonçant la victoire de John Dewey sur Harry Truman à l’élection
présidentielle de 1948. Il n’est dès lors pas étonnant que des universitaires se soient mobilisés
pour défendre les sondages. Plus que cette coïncidence, il importe que les arguments critiques
de Herbert Blumer aient gardé toute leur pertinence. Sa critique de la définition de l’opinion
publique trouve quelques échos dans les travaux de Jurgen Habermas, de Niklas Luhmann et,
bien sûr, de Pierre Bourdieu. Herbert Blumer ne disait pas autre chose que « l’opinion
publique – celle des sondages – n’existe pas ». On s’étonnera encore un peu plus de l’attitude
des défenseurs des sondages qui ne semblent n’avoir retenu que le nom de Pierre Bourdieu et
son titre « l’opinion publique n’existe pas » ou qui affirment encore que la critique est une
« spécificité française ». Tactique de censure ou ignorance ?

Pierre Bourdieu, ni le premier ni isolé, n’a pas usurpé sa place. Sa critique procède d’abord du
travail statistique d’un sociologue. Rien à voir avec un préjugé antiquantitativiste. Elle n’est
pas seulement une critique théorique de la définition de l’opinion publique mais aussi une
critique méthodologique des sondages tels qu’ils sont faits et interprétés. Quarante ans après
l’article des Temps modernes au titre emblématique, alors que perdure l’obsession anti-
Bourdieu, il est important de revenir sur une critique décisive. Ayant continué son travail sur
les sondages, s’étant plus intéressé à leur production sociale et à leurs effets, Patrick
Champagne effectue un double retour réflexif sur l’article séminal « L’opinion publique
n’existe pas » et son propre livre « Faire l’opinion »1, approximativement 40 ans et 20 ans
plus tard. Un hasard et non une commémoration. Il constate combien la critique de Pierre
Bourdieu n’a pas pris une ride. Les « trois présupposés » engagés dans la fabrication des
sondages demeurent, selon lesquels tout individu a des opinions personnelles, tout le monde
se pose les questions que se posent les commanditaires des sondages et l’on peut additionner
toutes les réponses comme des unités équivalentes. Et il continue le travail sur les effets
d’imposition des critiques, de détournement de sens et de production d’artefacts. Du coup, si
la pertinence est confirmée et renforcée, la critique n’en est pas moins confrontée à une
1
. Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Editions de Minuit, 1990.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

question embarrassante : à quoi sert-elle puisqu’elle n’a apparemment rien changé ? Le


propos de Pierre Bourdieu peut même paraître modéré et fort éloigné de la réputation de
dogmatisme que ses ennemis ont voulu lui faire. S’il est une réserve à émettre, elle concerne
le satisfecit accordé à la méthodologie car Pierre Bourdieu n’a pas anticipé la dégradation de
la qualité.

L’univers des sondages n’est guère transparent. Alors que cette activité invoque la science et
la démocratie, il y a de quoi s’étonner. Parmi les zones d’ombre, l’usage des sondages par le
pouvoir politique est fort mal connu. Le gouvernement français dispose d’une administration
qui, entre autres activités, centralise une bonne partie des renseignements sur l’opinion
publique. Là encore, le moins que l’on puisse dire est que la vocation de communication ne
favorise pas la transparence. Nicolas Kaciaf, a bénéficié d’une expérience indigène qui l’a
préparé à réfléchir sur les usages gouvernementaux des sondages. Il infirme les visions
obscures et fantasmatiques - la position panoptique – tout en montrant comment les sondages
subissent les contraintes de la vie des cabinets ministériels, vie hautement anxiogène, où ils
sont des ressources dans les luttes de pouvoir. Outils de la rationalisation du travail politique,
leur rationalité est douteuse.

Le paradoxe est aussi à la source de la contribution de Nicolas Hubé qui s’empare de sa


surprise de ne pas découvrir plus de sondages publiés qu’il s’y attendait dans la presse. Loin
d’en conclure une surestimation de leur rôle, il aboutit à une conclusion inverse : les sondages
sont plus présents qu’on ne les voit. Ils viennent en appui des invocations récurrentes de
l’opinion publique sans même avoir besoin d’être cités. Et souvent sans même avoir besoin
d’être faits. Ainsi apparaît mieux la base implicite de la revendication conjointe des sondeurs
et des journalistes politiques, partenaires ou complices en la matière pour dire l’opinion.

Enfin, dans cette exploration des versants mal connus des sondages, vient souvent la question
des sondages à l’étranger. L’étude de Jérémy Mercier sur l’Italie a immédiatement cette vertu
de nous faire découvrir l’intérêt d’un programme comparatif. Quant à sa réflexion sur l’Italie,
elle montre à l’évidence combien les usages politiques des sondages sont à l’image de la
politique d’un pays et combien en l’occurrence les mœurs sondagières sont aussi gravement
détériorées dans l’Italie de Silvio Berlusconi que d’autres secteurs de la république italienne.
Ce ne sont assurément pas les sondages qui sont responsables des développements les plus
décriés de la politique italienne mais ils y participent.

Les sondages sont devenus épisodiquement l’objet de polémiques médiatiques et politiques et


donnent naissance à qu’on appelle des « affaires ». L’opiniongate a défrayé la chronique de
l’été 2009 plus parce qu’il mettait en cause la présidence de la République qu’un sondeur et
un journal. En abordant une autre affaire plus strictement liée aux sondages, la polémique sur
un sondage Harris Interactive de mars 2011 plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de
vote pour l’élection présidentielle de 2012, Patrick Lehingue a choisi de déplacer le regard
pour mettre au jour ce que révèle une affaire des sondages : les usages tactiques, les
interrogations sur les effets politiques et les problèmes méthodologiques. En l’occurrence,
cela n’avait pas grand sens de mesurer les intentions de vote plus d’un an avant le scrutin mais
le sondeur faisait un scoop. Il indignait même ses confrères pourtant peu portés à se déchirer.
Il est vrai que le sondage cumulait les biais en proposant une offre totalement artificielle, en

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

interrogeant par internet et d’une manière générale en laissant toute la méthode dans un flou
complet. En cette occasion, les échecs de l’autorégulation et du contrôle de la commission des
sondages ont été particulièrement frappants.

Daniel Gaxie se livre à une démonstration empirique d’une critique aussi forte que négligée.
Le questionnement détermine les réponses dit-on généralement pour contester la neutralité de
la technique des questionnaires à choix multiples (QCM) employée par les sondeurs. Le
baromètre européen se prête à une démonstration cruelle où l’on voit concrètement comment
sont produits des artefacts avec des sondés qui ne comprennent pas forcément la question et
dans certains cas se trompent tout simplement. On connaît la réponse de quelques sondeurs
doctrinaires qui accusent les universitaires d’un élitisme savant face à un peuple ignorant. Une
manière de confesser que le dogme de l’universalité de l’opinion est un dogme idéologique
utile à l’économie de l’opinion. Il ne s’agit pas en effet d’avancer des conceptions du peuple
mais de comprendre ce que le sondés comprennent des questions qu’on leur pose. L’Europe
fait l’objet de réponses étonnantes, tenant parfois du quiproquo dont on ne sait s’il faut en rire.
Cela devrait suffire à condamner le recours à des méthodes standardisées de production
d’opinion si on s’inquiétait minimalement de ce qu’on mesure. Mais, comme le disait un
sondeur, les pourcentages mélangent bien sûr des avis très divers mais cela doit bien vouloir
dire quelque chose.

Il a fallu beaucoup de temps pour qu’on s’intéresse enfin aux conditions concrètes de
réalisation des enquêtes plutôt qu’à la composition des échantillons, au libellé des questions et
autres questions épistémologiques. Or, c’est bien ce « maillon le plus faible »2 qui est la
mesure de la fiabilité des sondages. Rémy Caveng a mené un enquête sociologique sur le
travail en centre de téléphonie qui amène à douter de la qualité des réponses obtenues et donc
de l’ensemble des résultats. Les sondages subissent ainsi une baisse de qualité en passant de
l’enquête en face-à-face, longtemps la seule technique, à l’enquête par téléphone, aujourd’hui
de plus en plus relayée par l’enquête en ligne, d’encore moins bonne qualité. Cela ne vaut pas
condamnation des enquêtes empiriques quantitatives mais révèle seulement l’écart qui sépare
d’un vrai travail scientifique ces méthodes standards et rapides qui visent surtout à « faire
science ».

En citant Bourdieu comme si tout avait été dit, on comprend bien que les défenseurs des
sondages refusent de valoriser la critique présente mais aussi se mettent à l’aise en faisant
comme si la critique obéissait, telle une technique, à un processus accumulatif. Cette
conception positiviste de la critique est contradictoire. La critique doit continuer parce que
l’histoire de son objet continue. Avec la dégradation de la qualité, l’inflation sondagière et le
développement des usages instrumentaux des sondages, la critique trouve une autre raison
d’être dans la réception même des sondages. Comment cette technique réputée démocratique
par ses promoteurs trouve-t-elle de moins en moins de volontaires acceptant d’être sondés ?
Le taux de rendement des enquêtes a si fortement baissé que la profession s’en est alarmée.
Plus vite aux Etats-Unis qu’en France où elle a préféré se réfugier dans le déni puis la
discrétion. Il a obligé la profession à substituer progressivement les enquêtes en ligne aux
enquêtes par téléphone. Plus déconcertant encore, comment les sondages suscitent-ils de plus
2
. Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du
Croquant, 2007, p. 147.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

en plus d’hostilité ? Il n’est pas sans humour que les sondages l’enregistrent. En somme, une
forme commune de critique irait son chemin dans « l’opinion publique ». A cet égard aussi,
les spécialistes de sciences sociales n’ont pas le choix. Seraient-ils pris dans cette situation de
double contrainte par laquelle ils ne veulent pas paraître les adversaires obscurantistes des
méthodes quantitatives, ils ne peuvent échapper à leur mission critique. D’autant plus qu’il ne
s’agit pas d’accompagner un mouvement d’opinion, de le soutenir ou de s’en prévaloir mais
de le comprendre. Les sondeurs ne peuvent le faire tant ils sont prisonniers d’un horizon
professionnel des problèmes. Un exemple en montre toute la force avec les sondages effectués
sur l’attitude des sondés à l’égard des sondages. « Etes-vous pour ou contre les sondages ? »,
est-ce bien une question de sondage ? A partir de ces enquêtes qui confinent à l’absurde Alain
Garrigou montre qu’une position d’extériorité est nécessaire à la critique puisque l’absurdité
de certains questionnements n’apparaît pas à ceux qui assimilent les questionnements à une
technique déterminée selon cette posture d’inhibition méthodologique qu’avait accusée
Charles W. Mills.

***

Evitons toute forme d’angélisme : les scientifiques ont des intérêts à défendre. En se
réclamant aussi légèrement de la science, les sondeurs mettent en jeu son image publique. Or
les scientifiques ne peuvent se satisfaire de la vision marchande et parodique que les sondages
promeuvent dans les médias et la politique. Une susceptibilité mal venue ? Il suffit d’observer
comment les sondeurs en sont venus à se qualifier ou à être qualifiés de « politologues »,
voire de « sociologues » sinon même de « chercheurs ». Certes, ces termes ne sont pas
brevetés. Simplement, ils n’étaient pas employés il y a une vingtaine d’années. Leur
fréquence atteste donc les revendications de scientificité des sondeurs, aidés par des
journalistes politiques. Cela a forcément des effets sur l’univers académique où par exemple,
de nombreux spécialistes universitaires de science politique ne se qualifient plus de
« politologues » mais de « politistes ». En attendant peut-être d’être chassés de cette réserve
d’indiens à l’issue des luttes menées dans l’univers médiatique. Si, comme on peut le
craindre, on n’y voyait qu’un simple « narcissisme des petites différences », comme disait
Freud, la bataille serait perdue. Il importe aussi que les disputes académiques perdurent même
si la situation a changé depuis l’affrontement entre H. Blumer et S. Stouffer. La position
positiviste a considérablement reculé, en tout cas dans son affirmation conquérante de l’après
deuxième guerre mondiale. La position critique a beaucoup avancé. Il ne reste plus beaucoup
de scientifiques pour croire les sondages à l’abri de la critique et les défendre comme le faisait
un numéro spécial de revue Public Opinion Quaterly pour son cinquantième anniversaire en
commençant par cette assertion brutale : « Blumer avait tort »3. Ironie, on pourrait aujourd’hui
se demander si les positions ne sont pas inversées.

3
. Cité par Cf. Loïc Blondiaux, La fabrique de l'opinion. Histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p.
209.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

On ne se laissera donc pas convaincre par les réactions hostiles des sondeurs à la critique
scientifique quand ils assurent que cette critique ne sert à rien puisqu’elle ne permet pas
d’améliorer l’instrument. Cette défense est surtout significative de la vision positiviste d’une
science forcément cumulative dans laquelle sont enfermés les producteurs et utilisateurs de
sondages. Si on obtient des chiffres, il signifient bien quelque chose, pourrait être la formule
consacrée. Et si les professionnels sont prêts à concéder l’approximation, ils ne se privent pas
ensuite de commenter doctement des évolutions infimes sur des demi points. On ne se laissera
pas intimider non plus par l’accusation d’antidémocratisme jetée bien légèrement aux
critiques qui, en appliquant les mêmes arguments aux sondages qu’au vote, seraient ainsi
antidémocrates (Alain Lancelot et bien d’autres). Encore faudrait-il que le vote soit
démocratique par essence alors qu’il s’accommode parfaitement de régimes autocratiques et
qu’il prend des formes plébiscitaires. Il faudrait aussi que la vérité scientifique soit
providentiellement démocratique. L’argument politique peut se comprendre quand il vient de
l’univers commercial, même si on a quelques doutes sur la mission démocratique des
sondeurs. Il est déloyal dans l’univers académique pourtant très perméable aux luttes
politiques déguisées et où tous les spécialistes ne résistent pas aux sirènes de l’hétéronomie
quand elle apporte du prestige et de l’argent.

Il serait trop facile d’affirmer que la dégradation de la qualité, qu’on peut observer avec la
réalisation fréquente de sondages aux échantillons non représentatifs, aux questions biaisées
et aux chiffres erronés, ne semble guère attester un désir profond des sondeurs d’améliorer
l’outil. A les en croire, ils auraient accompli l’essentiel du chemin avec une technique si
parfaite qu’elle n’est plus guère susceptible d’être perfectionnée. Ils sont surtout préoccupés
de chiffre d’affaires, de diversification de l’offre ou de réduction des coûts. Les critiques
n’ont rien pesé face à la dérive productiviste dont le recours à internet est un nouveau pas.
Après tout, il revient aux professionnels de tirer parti de la critique pour améliorer
l’instrument ne serait-ce que parce qu’il faut le vouloir. La critique ne peut l’imposer mais
peut prétendre avoir une utilité en contribuant à la définition d’une place légale des sondages.
Les sondeurs sont plutôt favorables à l’autorégulation par le marché. Autrement dit, ils sont
hostiles à la régulation publique et, si elle existe déjà, ils vantent le statu quo. Or, la situation
légale a été jugée très insatisfaisante en France à la suite d’affaires ou de coups médiatiques.
Les professionnels se plaignent rarement des pratiques déloyales. Il en va autrement en privé.
L’existence d’une commission des sondages très inactive n’a pas empêché les dérives. Elle a
même paradoxalement accru le régime d’irresponsabilité de sondeurs qui n’ont pas manqué
de faire valoir que la commission des sondages ne leur reprochait rien parce qu’elle n’avait
rien à reprocher. Caution d’État en somme.

Si les affaires ont imposé l’idée d’une réforme légale, la critique a nourri la réflexion comme
on peut le voir dans la proposition de loi sénatoriale adoptée à l’unanimité par le Sénat mais
bloquée à l’Assemblée nationale. Le veto imposé avant une campagne présidentielle a
répondu aux pressions des sondeurs insistants auprès des dirigeants politiques et des
parlementaires. Si l’on croit, comme les sondeurs l’assurent, que les sondages n’ont pas
d’effets politiques, il faut croire que les gouvernements croient le contraire pour accéder aux
demandes des sondeurs. La question d’une réforme légale sera-t-elle reprise ? Une instance de
contrôle active, compétente et indépendante pourrait sans doute corriger les abus les plus
manifestes. Elle ne dispenserait pas de continuer le travail critique et cela d’autant moins

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

qu’elle jouerait forcément un rôle de caution. Or il faudra toujours prendre ses distances avec
la croyance. C’est le rôle d’institutions intellectuelles que de donner les armes critiques
nécessaires à tous. Il ne faudrait pas en effet qu’une régulation publique ait cet effet pervers
de renforcer le crédit des sondages sur les esprits. La critique est vitale pour éviter une
nouvelle superstition, déjà bien amorcée dans le régime d’opinion qui caractérise la société
contemporaine. Il faut donc nourrir une posture critique que ne saurait prendre en charge
aucune institution officielle : l’humour.

Il en faut pour continuer. Quarante ans après la publication de l’article « L’opinion publique
n’existe pas », les critiques sont confrontés à l’apparente inanité de leur travail face à la
prolifération, à la dégradation de la qualité, à la raréfaction des sondés et à l’invocation
permanente des chiffres de sondages. Comme le suggère Howard S. Becker en évoquant
Thomas Kuhn, il ne suffit pas qu’un paradigme soit faux pour en changer. La continuité du
travail critique s’impose car il n’existe pas de questions obsolètes comme si, selon une vue
naïvement positiviste, des questions étaient définitivement résolues, car il reste aussi à
comprendre les faits nouveaux et, sans cesse, il faut imposer la réflexivité à la critique elle-
même. Et il advient parfois que l’on change de paradigme.

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Les sciences sociales et la critique des sondages aux Etats-Unis
Howard S. Becker*

Les recherches utilisant les enquêtes et les sondages comme source première de données ont
été critiquées dès que la recherche américaine dans son ensemble a utilisé ces instruments,
que ses objectifs aient été commerciaux, politiques, académiques ou scientifiques. Deux
épisodes cruciaux de cette critique indiquent que la question de leur utilisation impliquait des
enjeux tant organisationnel et professionnel que politique.

La recherche académique sur les enquêtes et les liens entre sondages commerciaux et
sondages politiques a montré que les prédictions sur les résultats électoraux et sur le
comportement des consommateurs présentaient de grandes similitudes. Nous pouvons
aujourd'hui mieux comprendre les sondages, si nous les considérons comme une partie d'un
tout, conçu comme une science sociale « scientifique », laquelle se décompose en deux
branches liées mais bien distinctes, collaborant dans un effort partagé à légitimer une forme
de recherche qui est maintenant connue, selon les cas, sous le terme d'« enquête » (survey
research) ou « sondages » (polling).

La première branche s'est développée grâce à l'intérêt manifesté par les entreprises et les
agences de publicité qu'elles soutenaient, cherchant à connaître les souhaits et désirs de leurs
publics et de leurs clientèles de façon à générer des profits plus importants. La seconde s'est
développée dans la tradition statistique en sociologie qui, depuis sans doute Quetelet en
passant par Durkheim puis aux Etats-Unis certains sociologues comme Ogburn, voulaient
prouver que la sociologie et les disciplines s'y rapportant et qui étudiaient la société
contemporaine étaient des « vraies sciences » comme la physique et la chimie, c'est à dire
capables de produire de réelles généralisations démontrables et des lois, en utilisant les
méthodes rigoureuses de mesure et d'analyses statistiques et mathématiques de ces sciences.

Blumer versus Stouffer : The American Soldier

Une première attaque en règle, mordante et profonde des études et enquêtes d'opinion aux
Etats-Unis est venue de l'un des grands critiques de la sociologie : Herbert Blumer. En
décembre 1947, l'American Sociological Association tint son congrès annuel dans la ville de
New York. Blumber y donna une communication intitulée : « Public Opinion and Public
Opinion Polling ». Imaginons la scène. Blumer, une grande et imposante silhouette, ancien
joueur professionnel de football américain, ancien étudiant brillant de Robert E. Park et
George Herbert Mead, souvent considéré comme l'un des fondateurs de l'école de sociologie
de Chicago, et s'exprimant dans un style oratoire impressionnant. Il était alors, et a été
pendant de nombreuses années, professeur de sociologie à l'Université de Chicago. Sa façon
de procéder, typique, à propos de n'importe quel sujet, consistait à décrire en termes généraux
les manières d'opérer de la plupart des universitaires et savants (quel que fut le sujet) et de
conclure qu'ils étaient tous dans l'erreur. Après avoir expliqué en détails les lacunes et les
travers de chaque approche, il annonçait « l'approche correcte », invariablement, une position
*
. Sociologue.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

qui pouvait être déduite des écrits et travaux de Mead et qui resituait le sujet en question dans
une perspective de la société et de la vie sociale plus précise.

Quand Blumer parlait tout le monde écoutait. Chacun de ses discours était suivi d'effet dans le
petit monde de la sociologie américaine. Lors de sa communication, il procéda à une
démolition méthodique et totale de la théorie et de la pratique de l'étude de l'opinion publique,
telle qu'elle s'était cristallisée aux États-Unis, en dénonçant en particulier les méthodes et les
résultats des sondages d'opinion, affirmant que les conceptions de public et d'opinion
publique auxquelles se référaient ces travaux étaient fautives et ses résultats inévitablement
erronés. Les sondeurs n'avaient pas de conception bien définie de l'opinion publique,
identifiée simplement comme les résultats de leurs interviews. Il proposa quant à lui
d'identifier l'opinion comme la compréhension collective d'une question par le débat et la
discussion au sein et entre des groupes organisés et non comme la somme d'opinions
individuelles comme les méthodes des sondages l'affirmaient. Si vous acceptiez ce point il
était alors évident que les interviews individuels des sondages ne disaient rien sur l'opinion
publique.

Quand il acheva sa présentation, deux discutants formulèrent à la suite de sa communication


des critiques académiques conventionnelles. C'est alors que Samuel Stouffer, professeur à
Harvard, diplômé de Chicago (PhD), légèrement plus jeune que Blumer, partisan bien connu
des méthodes et du genre de travail et des théories qu'il sous-tendait que Blumer venait juste
de pourfendre, s'exprima de la salle pour réfuter tout ce qu'il venait de dire. Personne n'a noté
exactement les mots employés par Samuel Stouffer mais quelqu'un qui assistait à ce congrès
m'a rapporté qu'il avait choqué l'ensemble des sociologues présents, non pas à cause de son
désaccord avec Blumer, ce qui ne surprit personne, mais par l'accusation inattendue portée à
son encontre : être le fossoyeur de la sociologie américaine. La critique de Blumer avait fait
mouche et risquait d'interférer avec une chose d'importante dans laquelle Stouffer était
directement impliqué. Qu'est-ce qui pouvait bien expliqué qu'un distingué professeur de
Harvard se manifeste d'une telle façon ? De quelle créature Blumer était-il supposé creuser la
tombe ?

Stouffer avait passé la Seconde Guerre Mondiale à mener la plus vaste enquête jamais
conduite jusqu'alors. Sous les auspices de l'U.S. Army et l'organisation de la recherche il avait
élaboré des questionnaires sur toutes sortes de sujets intéressants les chefs de l'armée
américaine, les avait pré-testés, recueillis les formulaires complets auprès d'un demi-million
de soldats, avait analysé les résultats et les avait soumis sous forme écrite aux différents
commandements militaires. Ces analyses portaient entre autres sur le moral des troupes, sur
les problèmes liés à une éventuelle démobilisation des soldats et de multiples autres sujets.
L'opération avait été sans aucun doute un grand succès, chaudement approuvée par l'un des
grands officiers américains de l'époque, le général d'armée George C. Marshall.

Pour Stouffer l'importance de son travail allait cependant bien au delà de la bonne opinion de
George C. Marshall. Il visait quelque chose de beaucoup plus important, rien de moins que le
futur de la sociologie et la psychosociologie américaine. Il désirait transformer ces
disciplines, et beaucoup d'autres, en ce qu'il considérait être la « vraie science » qu'il entendait
comme la mesure de variables importantes et l'utilisation de méthodes statistiques avancées

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

pour les analyser et tester les différentes hypothèses de manière définitive. Il pensait que le
travail qu'il avait effectué durant la guerre lui permettait d'y parvenir, démontrant la faisabilité
des méthodes et leur efficience à produire une vraie science.

Il avait obtenu un financement pour constituer une large équipe qui lui permis de produire les
quatre volumes de The American Soldier, un essai de fond et une réflexion méthodologique
reposant sur des données récoltées lors d'une enquête réalisée pour l'armée. Le matériel
obtenu (les données) servant à explorer des questions spécifiquement sociologiques, à la fois
théoriques (cf. le concept de « groupe de référence », qui fut l'un des résultats les plus
importants) et méthodologiques (cf. les inventions analytiques comme l'échelle de Guttman
ou l'analyse de structure latente de Lazarsfeld).

Lazarfeld et Merton éditèrent un cinquième volume intitulé Continuities in Social Research :


Studies in the Scope and Method of The American Soldier, qui ne fait pas partie officiellement
du projet initial, dans lequel ils tentèrent de démontrer les usages purement scientifiques que
l'on pourrait faire de ce vaste stock de données, suffisamment concluants, et que ce type de
travaux finirait éventuellement par dominer les sciences sociales.

Le groupe de travail, peu organisé, s'efforça de prouver de manière incontestable aux


sceptiques de leur propre champ disciplinaire, mais plus nombreux encore au sein de la
physique ou de la biologie, que ce type de recherches – des préliminaires théoriques bien
développées, testés et prouvés par d'élégantes analyses statistiques de données soigneusement
mesurées, dans le cas présent une majorité de données concernant les attitudes – que la
sociologie était une « vraie science ». Ce type de travaux était déjà fort répandu dans les
départements de sociologie de Harvard et de Columbia. Stouffer, Lazarsfeld, Merton et leurs
collègues voulaient concevoir pour l'ère à venir de la sociologie américaine et par conséquent
du monde, ce que Kuhn appellera plus tard une « science normale ». Ils voulaient que leur
cinq volumes écrasent toute opposition. Ils voulaient montrer également aux législateurs et
aux scientifiques des sciences naturelles qui avaient présidé à la création de la National
Science Foundation que les sciences sociales méritaient leur part de financement de la
recherche du gouvernement.

Les travaux ultérieurs, conçus pour prouver ces affirmations, sont issus de ces mêmes
départements. De Harvard : le Communism, Conformity, and Civil Liberties de Stouffer qui
traitait de la peur du communisme parmi les Américains et leurs dirigeants, de leurs
inquiétudes face à l'érosion des libertés publiques. De Columbia : le Mass Persuasion de
Merton, étude d'une campagne de publicité radiophonique destinée à vendre des « obligations
de guerre ». Ou encore des études empiriques du vote (de Berelson et Lazarsfeld), et de la
pratique médicale (The Student Physician de Coleman, Katz et Menzel, etc.).

Les questionnaires qui recueillent les données de manière à ce qu'elles puissent être mesurer
et analyser numériquement, notamment quand on procède à grande échelle comme dans ce
qu'on appelle les enquêtes par sondage, ont permis de le faire. Interroger un grand nombre de
personnes avec des instruments standardisés permet la mesure, et donc le contrôle statistique
de variables, telles que le sexe, l'âge, les affiliations et préférences politiques qui ne
pourraient être contrôlées expérimentalement. Les enquêtes à grande échelle ont rendu

15
Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

possible l'évaluation des propositions sociologiquement significatives dans la mesure où elles


sont considérées comme rigoureuses.

Mais les enquêtes coûtent chères. Il n'a jamais été facile pour des sociologues ambitieux qui
nourrissaient une telle vision de mener de larges enquêtes leur permettant d'atteindre ce but.
La Seconde Guerre Mondiale a fournit cette opportunité et la demande croissante
d'informations fiables sur le comportement des consommateurs en a donné une autre. Dès que
les États-Unis sont entrés en guerre en 1941, l'armée a organisé et payé des séries
incomparables d'enquêtes à grande échelle comme celle sur le moral des troupes, conçue pour
apporter des réponses sûres à des questions pratiques aux organisations militaires qui
souhaitaient y répondre de manière à assurer le succès de leurs missions dans la guerre. Mais
les personnes qui ont mené ces enquêtes, une équipe d'universitaires dirigée par Stouffer, ont
vu dans cette collection de 123 grandes enquêtes sur les personnels militaires, et sur des sujets
très diversifiés, une collection unique de données qu'ils pourraient utiliser pour développer et
tester leurs propositions scientifiques.

Ils furent rejoint dans leur croisade par un théoricien prometteur de la sociologie Robert K.
Merton qui associa ses forces au méthodologue, tout aussi influent, Paul Lazarsfeld,
professeur comme lui à l'université de Columbia où ce dernier avait déjà mis en œuvre son
idée de centre de recherches sur l'utilisation des données pour tester des hypothèses
sociologiques. Beaucoup pensèrent, et pensent encore qu'ils ont réussi, les preuves figurent
dans les pages des plus grandes revues américaines de sociologie où les d'études de ce genre
constitue la grande majorité des articles.

Mais la victoire n'a jamais été totale. Blumer avait formulé un contre-argument puissant, qui
interrogeait les principes de base de cette approche, que d'autres écoles de pensée ont continué
de contester. Un nombre substantiel de sociologues n'acceptèrent jamais l'idée que les
données d'enquêtes ou les interviews des sondages d'opinion aient créé ou qu'elles seraient à
même de créer une science comme celle que ces prophètes annonçaient. En 1947, avant le
début de la campagne électorale pour la présidence américaine de 1948, et craignant sans
doute que Blumer ne parvienne à convaincre trop de personnes, Stouffer poussa son cri de
frustration. L'entreprise dans son ensemble perdu beaucoup de terrain suite au résultat de
l'élection présidentielle.

Le fiasco de l'élection de 1948

La première tentative d'évaluation de l'opinion publique aux moyens de ce l'on appelé les
« sondages » fut une enquête menée par le magazine populaire Literary Digest, conçue pour
prédire le vainqueur de l'élection présidentielle américaine de 1936. Annonçant la victoire de
Alf Landon, un obscur républicain originaire du Kansas, sur le président sortant, Franklin D.
Roosevelt, le sondage donna une interprétation de l'opinion publique spectaculairement
erronée. Cette prédiction, on le sait, ne s'est jamais réalisée. Cet échec fut immédiatement
suivi par une critique de la méthode utilisée. On pourrait même dire que la critique des
sondages s'est développée simultanément avec leur développement4.
4
. Peverill Squire. « Why the 1936 Literary Digest Poll Failed », Public Opinion Quarterly, 52, 1988, p. 125-133.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

Le nouvel « institut » américain d'opinion publique George Gallup qui avait correctement,
quant à lui, prédit le résultat de l'élection occupa la niche écologique créée par la débâcle du
Literary Digest. Il l'a bien occupée jusqu'en 1948, jusqu'à ce qu' il prédise, comme les deux
autres grandes entreprises plus récentes dans l'industrie du sondage (Crossley et Roper), la
victoire de Thomas Dewey face Harry Truman. Ce qui ne s'est, aussi, jamais produit.

Cet événement amena à reconsidérer sérieusement les nombreux problèmes affectant la


précision des sondages et la réalisation de prédictions qui résisteraient aux tests de réalité. La
crédibilité de l'ensemble de l'opération fut ouvertement mise en doute. L'échec des méthodes
de sondages et d'enquêtes affectait également les intérêts commerciaux des gros organismes
de sondage, mais aussi les aspirations et la pérennité des organismes de recherches
universitaires et les chercheurs individuels.

L'échec de la prédiction des sondages électoraux a eu des conséquences importantes. Entre


1936 et 1948, les sondages étaient devenus une activité économique très lucrative, générant
des profits grâce aux enquêtes réalisées pour des entreprises commerciales, des industriels,
des annonceurs, des radios, des studios d'Hollywood – pour les aider à deviner ce que le
public-consommateur répondrait pour qu'ils puissent gagner de l'argent. Les enquêtes
électorales étaient devenues ce qu'elles sont restées depuis lors 5, le seul type d'études dont
l'exactitude peut être évaluée par comparaison avec des événements qu'elles visent à prédire.
L'exactitude des enquêtes commerciales n'a jamais pu être démontrée de manière aussi
efficace, car beaucoup trop d'autres variables intervenaient dans le comportement qu'elles
étaient supposées mesurer : la réponse du public à une campagne de publicité ou à un
nouveau produit. Avec un sondage électoral vous pouviez éventuellement savoir si celui-ci
était correct ou non quand et si les résultats des élections coïncidaient avec ses prédictions.
Sauf bien sûr si elles n'en étaient pas. Comme elles ne l'étaient pas en 1948. L'échec
spectaculaire des méthodes d'enquêtes lors de cette élection plongea dans le doute l'ensemble
des entreprises commerciales, les sondeurs étaient impatients de sauver leurs commerces et de
les prémunir contre cette défaillance potentiellement fatale. Il suscita une réponse angoissée
des sciences sociales dans leur ensemble.

Deux groupes coopérèrent à la mise en place rapide d'une commission d'enquête dirigée par le
Social Science Research Council (SSRC), qui incluait des représentants de chacun d'entre
eux. Le SSRC représentait cependant principalement les intérêts du groupe qui joua un rôle
majeur dans ce qui suivit : le groupe qu'avait attaqué Blumer, dirigé par Stouffer, Merton et
Lazarsfeld, et si soucieux de prouver que les sciences sociales étaient une vraie science. Une
revendication émise sans pour autant devenir la cible des railleries des biologistes et des
physiciens. La psychologie avait tenté d'y parvenir, comme à son habitude, en imitant les
méthodes expérimentales considérées comme l'élément clé du succès des « sciences dures ».
Mais chacun pourrait bientôt constater que les sciences sociales ne pouvaient pas avoir
recours à des méthodes expérimentales pour des raisons pratiques et éthiques. Aussi
cherchèrent-ils des techniques qui leur permettaient d'aborder les grands sujets de leurs
disciplines tout en se rapprochant des méthodes de laboratoire qui contrôlaient toutes les
variables, ils voulaient mesurer celle qui déterminait le comportement.
5
. Alain Garrigou, L'ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

Au vu des faiblesses et des manquements à l'origine de cet échec, bien connus dans le métier
depuis des années, les conclusions du comité furent sans surprises. Les procédures
d'échantillonnage par quota (critiquées par le comité) contenaient des instructions aux
enquêteurs pour réunir un certain nombre de personnes appartenant chacune à un certain
nombre de catégories mais les laissaient libre de trouver celles-ci du mieux qu'ils pouvaient. Il
était plus facile et moins coûteux de procéder ainsi que de constituer des échantillons
probabilistes (on dit aussi échantillon aléatoire), mais il devenait alors impossible de
s'appuyer sur un raisonnement mathématique autorisant une généralisation et une
extrapolation à partir de petits échantillons constitués aléatoirement. De la même façon, les
problèmes bien connus liés à la construction du questionnaire étaient sources d'erreur
incontrôlées. Par exemple, des variations dans l'ordre d'administration des questions posées
par les enquêteurs, produisaient, comme aujourd'hui d'ailleurs, de graves erreurs, et personne
dans la profession ne l'ignorait. En outre les trucages et autres tromperies des enquêteurs,
comme celui de remplir un questionnaire en lieu et place de personnes à qui ils n'avaient
jamais parlées, étaient également sources d'erreur. Le comité a de manière prévisible abordé
ces questions et a dans ses recommandations enjoint les futures recherches de résoudre ces
problèmes. Quelque recherches ont été effectuées, mais suivre ces recommandations coûtait
cher, elles étaient et sont encore considérées par de nombreux chercheurs et sondeurs
comme impossibles à respecter.

Réponses aux problèmes

Peu de temps après la publication du rapport de SSRC, Oskar Morgenstern, un célèbre


économiste, connu entre autre comme le co-inventeur de la théorie des jeux, publia On the
Accuracy of Economic Observations6, une compilation complète des sources d'erreur de
données connues en économie. On retrouvait nombre d'entre elles dans celles utilisées par les
enquêtes d'opinion et les sondages. Beaucoup sont évidentes : les erreurs d'écriture lors de la
copie des données, les erreurs de lectures de données et des notes manuscrites, des fautes
d'impression et autres types d'erreurs éditoriales dans des sources publiées. Morgenstern
dévoilait par ailleurs des erreurs grossières dans les données utilisés par les économistes
quand ils évaluaient des hypothèses en s'appuyant sur les faibles différences des résultats
quantitatifs, et leur conseillait d'insister sur les différences d'au moins 10% avant qu'ils n'en
tirent une conclusion sérieuse, plutôt que d'avoir recours aux tests standards de signification
des chercheurs en sciences sociales. Un article récent concluait que rien n'avait véritablement
changé depuis que Morgenstern avait écrit son livre. Les sources d'erreur connues requièrent
toujours le même scepticisme que celui auquel il en appelait il y a 60 ans.

La critique continue de critiquer mais personne ne fait rien pour résoudre ces problèmes. Il y a
quelques années j'ai rencontré le directeur d'un centre études et de sondages au Canada. Je
commençais, non sans malice, par lui demander comment il réglait le problème de l'effet
d'ordre dans les enquêtes par interviews. Est-ce qu'il utilisait comme les critiques le
recommandaient deux versions alternatives des formulaires d'entretiens ce qui lui permettrait
6
. Oskar Morgenstern, On the Accuracy of Economic Observations, Princeton, Princeton University Press, 1950.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

d 'évaluer l'ampleur de cette erreur ? Non me dit-il, et il ne l'avait jamais fait. Je persistais et
lui demandais alors s'il utilisait d'autres manières d'évaluer la contribution de l’ensemble des
réponses – la tendance avérée par exemple que certaines personnes sont d'accord avec
certaines déclarations proposées d'un ton ferme, quel que soit leur contenu, tendance que l'on
pouvait aisément contrecarrer en choisissant d'opter pour deux déclarations de sens opposés
mais formulées avec la même fermeté et les alterner. Non me répondit-il encore, il ne l'avait
jamais fait non plus. J'évoquais encore quelques autres problèmes, et il finit par me dire que je
pouvais m'arrêter, qu'il n'avait pris aucune de ces mesures correctives. Il ajouta que je savais
sûrement qu'en rajoutant chaque fois une paire de variantes à un formulaire on doublait le
nombre de formulaires requis. (Pour ceux qui aiment les mathématiques le principe est que
chaque paire de possibilités accroît le nombre de formulaires requis d'un facteur 2. Ainsi deux
formulaires alternatifs deviennent quatre quand on ajoute une seconde paires de questions
alternatives (22 = 4) et deviennent huit si on en ajoute une troisième paire (2 3 = 8). Et il me
rappela enfin, que son centre se trouvait au Canada, et que si, pour commencer, tous les
questionnaires devaient être rédigées en deux langues, cela ajoutait déjà un autre facteur 2.
« Ce qui n'est pas pratique » dit-il. Et il avait raison.

Comment ont réagi les sondeurs et les chercheurs des centres d'enquêtes et de sondages face à
ces critiques qui n'ont jamais cessé ? J'ai un peu honte de le dire même si les critiques
persistent : ils les ont simplement ignoré autant que possible. Dans la plupart des cas cela
signifie qu'ils les ont complètement ignorés. Parce que les consommateurs de leurs données et
la recherche veulent ces résultats qui leur se servent pour faire ce qu'ils ont à faire : écrire des
articles, vendre des machines à laver, courir les campagnes électorales et politiques. Ils
fermeront même les yeux sur les erreurs grossières, si, après tout c'est possible. Ils ne veulent
pas payer pour ce qu'il en coûterait pour se débarrasser d'elles. Kuhn a montré que le seul
moment où les changements de paradigme se produisent est lorsque les praticiens tentent de
résoudre les problèmes, et, ce faisant, commencent à travailler de manière différente, l'unité
du champ s'effondrant alors de fait, ils ne peuvent plus travailler de manière homogène pour
résoudre les problèmes communs. En dépit de toutes les recherches effectuées pour aplanir les
obstacles, ils font ce que les scientifiques font généralement quand ils éprouvent des
difficultés avec les schémas paradigmatiques qui déterminent leur travail.

Un peu d'histoire : la sociologie académique

En fait l'opposition entre les deux types de travaux – celui défendu par Stouffer et celui mené
par un assortiment de personnes qui avaient des engagements et des intérêts qui les ont
conduit à adopter d'autre façons de travailler (principalement ethnographique ou quasiment) –
était ancienne. Et Stouffer avait raison d'être inquiet. Sa victoire n'a jamais été complète.

Dès les débuts de la sociologie aux États-Unis, il y eu une tension entre la collecte
d'informations sous une forme appropriée pour le traitement statistique et son recueil sous une
forme plus « riche » permettant une compréhension plus fine et une utilisation plus précise. Il
existe nombre de récits de ce combat, mais il a été souvent désigné comme celui de la
« statistique » contre l'« étude de cas » : « Statistic » vs « case study » et l'idée que « case
study» faisait référence à la tradition des études de cas de « cas sociaux ».

19
Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

Comme la sociologie tentait de se faire accepter comme discipline scientifique et


universitaire, elle comprit qu'il fallait qu'elle se débarrasse du stigmate du travail social, de
l'idée que sa raison d'être était d'aider les gens à vivre une vie meilleure, de résoudre les
problèmes de la vie urbaine, etc. Ses représentants cherchèrent les moyens d'être plus
impartiaux, plus sensibles à l'idée de collecter et rassembler des éléments de fait qui
rendraient compte avec précision, sans biais, ni parti pris de l'état du monde social. Cette
démarche a pris plusieurs aspects. D'un côté l’État américain, et ses différentes configurations
institutionnelles (État fédéral, État, Ville, etc.) ont collecté, et continuent de collecter, des
informations et les rendent accessibles sous différentes formes, généralement des tableaux,
des taux, (recensement ; statistiques criminelles, sur la santé, sur l'éducation, etc.)

Mais une multitude de sujets, intéressant nombre de personnes ou d'entreprises, ne donne lieu
à aucune collecte d'informations, de la part de l’État ou d'autres organisations. Comme les
préférences à l'égard de certains produits commerciaux plutôt que d'autres. Le bonheur
conjugal, les ambitions des enfants, les histoires familiales et les « attitudes raciales », etc.,
n'entrent pas dans les préoccupations de l'Etat alors qu'ils peuvent constituer des sujets
d'intérêt notoire pour les sociologues.

Les origines administratives de ces préoccupations7 expliquent que ces données ne soient pas
collectées selon les normes scientifiques habituelles, dont le respect n'est pas le souci premier
de ces institutions. Le recensement (Census) tente de satisfaire, tout d'abord, à l'exigence
constitutionnelle de compter la population afin d'obtenir une répartition de la représentation
au Congrès ; puis de répondre à une quantité de besoins relevant de la planification
administrative ; et enfin de fournir des informations pour les entreprises marchandes en quête
de données dont elles ont besoin pour planifier et organiser leurs emplacements, leurs
productions, etc. Les organismes de santé gouvernementaux collectent des données
médicales, les banques et d'autres institutions des données économiques. Elles le font toutes
pour leurs propres besoins non pour satisfaire les nôtres.

Les chercheurs ont toujours dû trouver de l'argent pour financer leurs recherches.
Premièrement pour « se payer » leurs salaires afin de disposer de temps loin de
l'enseignement et des autres fonctions universitaires. Les débuts de l'anthropologie américaine
sont marqués par de nombreuses recherches « d'été ». Dès la fin de l'année scolaire les
professeurs se rendaient sur leurs sites de recherche et apprenaient, durant l'été, tout ce que
faisaient les amérindiens, qui demeuraient souvent le reste de l'année inconnus. De la même
façon, ils ont dû trouver de l'argent pour payer des étudiants pour recueillir des données ou
réaliser de petits projets. Ceux qui s'intéressaient à la recherche quantitative ont dû trouver
d'autres moyens pour collecter les importantes quantités de données standardisées que
requièrent, typiquement, ce type de recherches. De temps en temps une grande fondation
payait pour tel ou tel programme de collecte de données et d'analyses. Mais c'était toujours
sur la base d'un projet selon une logique du cas par cas. Ce n'est pas une façon rentable de
faire les choses.

7
. Cf. Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La
Découverte, 1993.

20
Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

La création d'un organisme de collecte et d'analyse de données constituait une méthode


beaucoup plus satisfaisante. C'est ce que comprit, Paul Lazarsfeld qui la recommanda à ses
collègues (il ne fut pas le seul). Une telle institution pourrait disposer d'un personnel
permanent d'enquêteurs, d'analystes, de superviseurs et d'interprètes des résultats. Mais cette
organisation devrait disposer d'un apport financier continu. Quelqu'un devrait payer les
factures. Parfois, comme pour le Survey Research Center de l'University of Michigan à Ann
Arbor, un client serait chargé des enquêtes en cours sur un sujet d'un intérêt constant, en
l'occurrence le Gouvernement fédéral, finançant des enquêtes sur la confiance des
consommateurs ; tout comme Le National Opinion Research Center de l'University of
Chicago ; le Bureau of Applied Social Research de Columbia University à New York qui a
bénéficié, pendant un temps considérable, du soutien de la Columbia Broadcasting Company
(dont le Pdg était chercheur en sciences sociales) ; ou encore, mais à moindre échelle, la
Social Research Inc., une organisation non-universitaire composée d'anthropologues et de
psychologues de l'University of Chicago.

L'accroissement du soutien financier que le gouvernement fédéral accordait à la recherche


scientifique au cours des périodes pré-et post Seconde Guerre Mondiale, et qui a culminé avec
la création de la National Science Foundation, constitue un élément déterminant de cette
évolution. Le document de présentation de la NSF ne mentionnait, à ses débuts, strictement
aucune science sociale. Quand elles furent finalement incorporées, ce fut avec hésitation et
appréhension – craintes notamment que le Congrès ne les confondent avec le socialisme, et
inquiétudes que les sciences « dures » les accusent de n'être absolument pas scientifiques.
Quant aux bureaucrates de la NSF chargés des sciences sociales, ils s'inquiétèrent non sans
raison d'avoir à soutenir ce qui ressemblait à une version caricaturale de ce qu'étaient
effectivement les sciences naturelles.

Les organismes universitaires de recherche ont pu, parfois, s'engager dans la recherche
fondamentale, testant des théories scientifiques et développant des méthodes de recherche
adéquates. Ils ont apporté une légitimité scientifique aux procédés qu'ils ont utilisés en
essayant de les améliorer grâce aux méthodes essais-erreurs caractéristiques de la « science
normale ». A l'occasion, le gouvernement fédéral soutenait largement des fonds de recherche
permanente comme la General Social Survey, laquelle (grâce à un financement substantiel
continu depuis 28 ans de la NSF) a mené des recherches sur toutes sortes de questions
théoriques et méthodologiques, poursuivant des études comparatives sur la longue durée, que
seule une université, ou une entreprise financée par le gouvernement pouvait entreprendre.

Stouffer et ses collègues espéraient régler ces questions et se débarrasser des doutes sur la
qualité des sciences sociales, si elles étaient une science ou non. The American Soldier était
censé être l'arme fatale dans la guerre pour faire de la sociologie et de la psychosociologie une
« vraie science » et assurer ainsi un soutien financier plus ou moins indépendant des pressions
commerciales. L'attaque de Blumer, au sein même de la profession, n'a finalement pas
empêché qu'une grande partie de ce voulaient que Stouffer, Lazarsfeld et Merton advienne.
Mais c'était le signe que leur triomphe ne serait que partiel, et qu'ils ne contrôleraient jamais,
comme ils l'espéraient et le croyaient, la totalité du champ. Il y eut, bien sûr, d'autres lieux
d'où partir la critique, d'une nature plus technique.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

Un peu d'histoire : sondage politique et commercial

Le sondage politique et commercial est apparu dans les années 20 et 30 aux États-Unis,
utilisé, comme en France, à l'origine, comme source d'informations destinées aux entreprises
pour accroître leurs profits. Le fondement de cette symbiose repose sur l'idée que les
sondages électoraux fournissent le seul « test de réalité » des résultats d'enquêtes utilisant
cette méthode. Les sondages mesurent en effet ce qui est « supposé arrivé » quand l'élection
se tiendra, l'élection nous dit donc si la prévision était correcte. Cela est impossible avec un
sondage commercial qui essaie de découvrir ce que les gens achèteront, ce qu'ils veulent
acheter, ce qu'ils n'aiment pas, ce qu'ils n'achèteront pas, etc. Trop de facteurs interviennent
dans la détermination des réponses aux questionnaires pour que celles-ci ne soient autre chose
que de mauvais indices de ce que les gens achèteront effectivement ou des raisons pour
lesquelles ils font ce qu'ils font.

Ainsi les sondages électoraux fournissent la garantie d'exactitude de l'exactitude non


mesurable des sondages commerciaux. Mais les sondages commerciaux sont là où l'argent se
trouve. Les sondages électoraux payés par de nouveaux clients (presse écrite, radio,
télévisions...) ne sont pas rentables, souvent réalisés en fait à perte. Mais ils convainquent les
publicitaires et les marchands que les informations qu'ils contiennent sont plus sûres que leurs
banales préoccupations économiques. Les sondages commerciaux permettent aussi de payer
leurs personnels ce qui contribue à la continuité de leurs activités de recherche, commercial et
politique.

Aux États-Unis le secteur était à l'origine constitué principalement par des organisations bien
connues, comme Gallup, Roper et Crossley. De nombreux concurrents sont apparus par la
suite à la recherche de niches lucratives délaissées par les majors ou pas assez rentables pour
elles. D'autres entreprises plus tournées vers les marchés locaux, comme par exemple Field
Poll California, ont constitué des niches géographiques, la taille du territoire permettant ce
type de développement. Les grandes organisations travaillaient sur les questions de méthodes
tant que cela garantissait une légitimité à leurs clients sceptiques, les publicitaires et les
marketeurs.

Après un laps temps relativement court une véritable symbiose est apparue entre les
recherches commerciales des entreprises et des organisations et celles menées au sein du
milieu universitaire. Cette « association » s'est initiée probablement au moment de la crise
provoquée par le désastre des sondages électoraux de la présidentielle de 1948, lorsque les
trois principales entreprises de sondages avaient prédit à tort la défaite de Harry Truman face
à Thomas Dewey. Cette prédiction erronée constituait en effet un énorme problème pour les
marchands de sondages confrontés à la disparition subite de la garantie suprême pour leurs
clients de la qualité de leurs services. Leur échec à prédire correctement le résultat de
l'élection signifiait-il que l'on ne pouvait absolument plus leur faire confiance ?

(Traduction par Richard Brousse, revue par l’auteur)

22
« Faire l’opinion » 20 ans après

Patrick Champagne*

Il n’est pas sans intérêt de relire les analyses critiques des sondages d’opinion qui ont pu être
faites à chaud il y a maintenant une vingtaine d’années alors que la pratique commençait à
s’installer et cherchait à se légitimer, les résistances dans certaines fractions du monde
politique ainsi que dans la presse quotidienne dite « sérieuse » ou « de référence », étant
encore fortes, les uns comme les autres percevant le fait que l’arrivée du sondage dans la vie
politique tendait à les déposséder de leur monopole s’agissant de dire « ce que pensent les
Français » ou du moins les électeurs. Les sondeurs court-circuitaient en quelque sorte la
relation entre les élus et les électeurs et s’installaient dans le paysage politique. Mais cette
méfiance affichée à l’égard des sondeurs – « leurs enquêtes sont biaisées », « ils polluent le
débat démocratique », « ils manipulent les électeurs », etc. – masquait des usages alors plus
cachés des sondages qui commençaient à se diffuser dans les états-majors de nombre de
partis, les sondeurs devenant progressivement des conseillers discrets des responsables
politiques, contribuant, sondages à l’appui, à élaborer ou à faire infléchir des programmes
électoraux et à introduire la logique du marketing commercial dans l’élaboration des
campagnes électorales.

Le regard rétrospectif que l’on peut porter sur les usages sociaux de cette technologie permet
de débanaliser ce qui est devenue une pratique désormais bien installée dans la vie politique et
donc perçue comme normale. Sans doute le nombre excessif de sondages qui, à quelques mois
d’une élection (présidentielle notamment) sont réalisés, publiés et commentés dans la presse
donne lieu non moins régulièrement à quelques articles qui s’interrogent sur le fait de savoir
s’il n’y aurait pas « trop de sondages ». Les journalistes font ensuite l’interview d’un
universitaire ou d’un chercheur qui s’est signalé par un regard très critique sur la valeur
pseudo-scientifique des sondages et, pour équilibrer, ils publient le lendemain un entretien
avec un responsable d’institut de sondage qui explique qu’un sondage n’est « qu’une
photographie à un moment du temps », que « ce n’est pas un pronostic », « qu’il faut les
prendre avec précaution », etc. Et, leur bonne conscience soulagée, les journalistes vont
commander le sondage suivant parce que, telle une drogue, ils ne peuvent plus s’en passer.

On peut donc se demander aujourd’hui si les analyses critiques des sondages qui furent alors
faites furent pertinentes au regard de ce qui s’est passé par la suite et dans quelle mesure elles
ont pu agir sur les aspects les plus contestables, scientifiquement et politiquement, de cette
pratique. Pour reprendre une citation de Durkheim, très souvent invoquée ces derniers temps,
la sociologie ne mériterait pas une heure de peine si elle ne servait pas d’une manière ou
d’une autre à la société, en l’espèce si elle ne servait pas, sans tomber dans le prophétisme ou
dans une sorte de prospectivisme, à anticiper un peu (restons modeste) les transformations et
les mouvements qui affectent les structures du monde social et dont les conséquences à terme
ne sont pas encore saisissables.
*
. Sociologue.

23
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

« L’opinion publique n’existe pas »

A cet égard, la relecture aujourd’hui de la conférence de Pierre Bourdieu datant, elle, de plus
de 40 ans, de 1970 très exactement (elle fut prononcée tout d’abord au cercle culturel Noroit à
Arras, puis publiée en 1973 dans Les Temps Modernes et republiée en 1980 dans Questions
de sociologie) étonne par sa pertinence et par le sentiment que, d’un point de vue scientifique,
tout était dit, bien dit, et de plus dit clairement sans jargonner. Cette conférence qui était
intitulée, de manière volontairement provocatrice, « L’opinion publique n’existe pas »,
s’appuyait d’une part sur l’analyse de nombreux sondages parus dans les années 1960,
notamment sur l’examen de la distribution des non réponses aux questions posées, et d’autre
part, sur une vaste enquête par voie de presse, technique d’enquête opposée à la technique des
sondages, qui portait sur les attitudes à l’égard du système d’enseignement après mai 1968.
Pierre Bourdieu a synthétisé sa critique des sondages tels qu’ils étaient pratiqués par la
science politique depuis 1965, date de la première élection présidentielle au suffrage universel
et du succès médiatique de cette pratique, en énonçant les trois présupposés qu’impliquait le
seul fait de poser une même question d’opinion à un échantillon représentatif de l’ensemble
de la population française dans toute sa diversité sociale et culturelle et en utilisant, de
surcroît, la technique des questions fermées, technique qui conduit à recueillir non pas des
opinions à proprement parler mais des réponses à des questions d’opinion dont il est difficile
de dire si elles expriment ou non des opinions effectives. Ces trois présupposés qui sont
énoncés d’un point de vue purement scientifique (et non politique) sont les suivants : le fait
d’interroger des individus auxquels il est demandé ce qu’ils pensent personnellement de tel
problème présuppose que tout individu a, sur tous les sujets, des opinions personnelles, ce qui
n’est pas le cas comme le montre, entre autres, les variations de la distribution des non
réponses selon le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, les catégories socio-professionnelles et
selon le type de question ; en second lieu, poser à tous les questions que certains – les
commanditaires du sondage – se posent, c’est présupposer que tout le monde se pose ces
questions, ce qui n’est pas le cas comme on le voit dans les questions ouvertes (c'est-à-dire
non pré-codées) qui montre que peu nombreux sont les enquêtés capables de produire eux-
mêmes leur réponse ; enfin additionner les réponses formellement identiques aux questions,
réponses qui sont plus souvent extorquées que recueillies, et les présenter sous la forme d’un
pourcentage (« 55% des Français pensent que… »), c’est présupposer que toutes les opinions
se valent (socialement), ce qui n’est pas le cas, là non plus.

Ces trois présupposés ne sont pas sans effets proprement politiques et rendent possibles
notamment une manipulation plus ou moins consciente des réponses : Bourdieu évoque
l’imposition de problématique, le détournement du sens des réponses par les commentateurs
de sondages, ou encore la production d’une opinion publique artefactuelle c'est-à-dire qui
n’existe que par l’enquête et non en soi. Dans la mesure où les politologues introduisaient la
logique électorale dans leur conception des enquêtes d’opinion, faisant en quelque sorte voter
« démocratiquement » les citoyens sur telle ou telle opinion comme dans un référendum,
Bourdieu avait prévu que son propos critique heurterait inévitablement leur sentiment
« naïvement démocratique », ce qui n’a pas manqué, Bourdieu ayant été accusé par les
politologues les plus engagés dans cette pratique, de critiquer, au-delà des sondages … le

24
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

suffrage universel et donc que critiquer les sondages c’était, prétendirent-ils, critiquer la
démocratie. Enfin, Bourdieu expliquait que le succès rencontré par cette pratique tenait en
grande partie au fait que la notion d’opinion publique est un principe de légitimité du champ
politique et que, dans les sociétés démocratiques, elle remplit la même fonction justificatrice
que le « Dieu est avec nous » des sociétés religieuses.

Les sondages préélectoraux

L’analyse de Bourdieu visait spécifiquement à dénoncer les constructions statistiques


artefactuelles produites par les entreprises de sondage, c'est-à-dire quelque chose qui
n’existait que par la relation d’enquête et ne pouvait donc être généralisé à l’ensemble de la
population. Mais la conférence de Bourdieu, certains politologues l’ont sans doute oublié, se
terminait ainsi : « je dis simplement que l’opinion publique dans l’acception implicitement
admise par ceux qui font des sondages d’opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis
simplement que cette opinion-là n’existe pas ». C’était reconnaître implicitement qu’il peut
exister quand même quelque chose de réel sous l’appellation « opinion publique » qui, certes,
est une notion qui, comme tous les collectifs, est une construction sociale qui relève ici de la
métaphysique politique, mais qui peut désigner une réalité objectivable, en l’espèce des
groupes de pression mobilisés autour de système d’intérêt. A l’opinion publique des sondeurs
qui n’existe que par le dispositif d’enquête, Bourdieu oppose l’opinion mobilisée. Et il prenait
l’exemple de l’enquête réalisée par voix de presse qui n’était pas formellement représentative
de la population française « en âge de voter » puisque, c’est la logique même de ce type
d’enquête, ne répondaient que ceux qui le souhaitaient mais qui était, précisément pour cette
raison, représentative des forces sociales et des groupes de pression prêts à se mobiliser pour
imposer leur opinion sur tel domaine – en l’espèce l’éducation – qui les touche directement. A
l’opinion publique des sondeurs qui est censée se prononcer sur tous les sujets mais qui
n’existe que sur leur listing de papier, Bourdieu opposait l’idée force, c'est-à-dire l’opinion
défendue par des groupes sociaux spécifiquement intéressés à tel sujet et qui n’hésitent pas à
descendre dans la rue si nécessaire pour défendre leurs intérêts. Et j’avais pointé le paradoxe
des sondeurs qui consiste à appeler « opinion publique » l’addition de réponses qui ne sont
pas nécessairement des opinions et qui, en outre, ne s’expriment pas publiquement mais sont
recueillis dans le secret d’enquêtes réalisées grâce à la mobilisation d’un réseau d’enquêteurs
qui cherchent à obtenir des réponses à des questions qui, pour la plupart d’entre elles, ne
mobilisent guère les gens comme le montre, entre autre indice, le fait qu’une personne sur dix
environ accepte de répondre à ces enquêtes.

S’il n’y a rien, me semble-t-il, à ajouter ou à enlever à l’analyse de Bourdieu du point de vue
scientifique qui est le sien, une objection vient cependant à l’esprit lorsque l’on considère les
20 dernières années. Comment se fait-il que cette critique, si juste, qui est même reconnue par
certains responsables d'entreprises de sondage et qui est reprise par nombre de chercheurs qui
ont, eux aussi, publié durant des années des articles et des ouvrages également critiques voire
parfois franchement polémiques sur cette pratique, n’ait guère eu d’effet sur celle-ci, les
entrerises de sondage s’étant même multipliées et le nombre de sondages, publiés mais aussi
confidentiels, fortement accru ? La raison réside dans le fait que ce qui s’est développé, ce ne
sont pas les sondages d’opinion au sens strict du terme mais les sondages sur les intentions de

25
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

vote, sondage qui ne portent pas sur la saisie d’opinions mais sur celle des intentions de
comportement électoral, c'est-à-dire sur un comportement qui existe indépendamment des
enquêtes des sondeurs. A la différence des sondages d’opinion proprement dits qui font
exister une opinion collective en mobilisant une armée d’enquêteurs qui sont chargés
d’interroger un échantillon de personnes dont la plupart ne se posent pas les questions qu’on
leur pose, les sondages préélectoraux existent d’abord parce qu’il y a des élections, que les
citoyens sont effectivement appelés à voter, à choisir parmi des candidats ou des partis
politiques, l’enquête consistant simplement à simuler le scrutin à venir, à faire voter les
citoyens avant la date prévue dans des conditions telles que, après divers correctifs et
redressements statistiques, les sondeurs puissent donner une idée précise du score électoral
que réaliseront les divers candidats. Et si ces sondages là sont nombreux, c’est parce que les
élections sont fréquentes et aussi parce que nombreux sont les médias de la presse écrite et de
l’audiovisuel qui commandent ce type de sondages qui accompagnent en quelque sorte les
campagnes électorales pour en suivre les évolutions. A ces sondages s’ajoutent les baromètres
de notoriété et de confiance, sondages par nature répétitifs dont les variations, d’un sondage à
l’autre, sont l’objet de commentaires journalistiques quasi permanents.

Mais si les sondages sont nombreux, c’est aussi parce que les journalistes et les hommes
politiques les jugent crédibles, en font faire en permanence et tendent à les intégrer dans
l’exercice de leur activité quotidienne. Tous les partis ont désormais un spécialiste chargé des
sondages, qui en fait faire et en analyse les résultats. Et il faut reconnaître que les entreprises
de sondage, du moins les plus sérieuses, ont acquis dans le domaine des sondages
préélectoraux une certaine expérience et sont d’autant plus crédibles qu’il est possible de
vérifier la pertinence de leurs enquêtes : en effet, les sondages préélectoraux sont les seuls
sondages qui peuvent être validés par la consultation électorale de l’ensemble de la population
(ce qui a conduit certains à dire qu’une élection était un « sondage grandeur nature »). De fait,
le succès de cette pratique doit beaucoup aux sondages préélectoraux réalisés quelques jours
avant une élection, ceux-ci donnant, le plus souvent, une bonne estimation du vote des
électeurs.

Bien que ces sondages qui s’inscrivent dans la logique électorale ne soient pas le type de
sondages que visait la critique de Bourdieu, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent relever eux
aussi d’une analyse critique tout aussi radicale. En effet, sous l’expression « sondage
préélectoral » sont en fait désignés deux types de sondage de nature très différente que rien
formellement pourtant ne distingue. Il y a le sondage préélectoral proprement dit, c'est-à-dire
le sondage qui recueille à une ou deux semaines maximum d’une consultation électorale les
intentions de vote qui se dégagent de la campagne électorale. Dès lors que l’échantillon
d’enquêtés est correctement constitué (selon les variables socio-démographiques et politiques)
et que les redressements qui prennent en compte de manière empirique les biais dans les
déclarations (notamment la sous-déclaration des votes pour les partis extrêmes), il n’y a guère
de raison à ce que les résultats obtenus ne soient pas très proches des scores électoraux
puisque ce qu’on appelle abusivement « enquête » est un dispositif qui consiste simplement à
faire voter en quasi situation un échantillon représentatif d’électeurs à un moment très proche
de l’élection.

26
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

Il n’en va pas de même de ce type de sondages lorsqu’il est réalisé plusieurs mois voire
plusieurs années avant la consultation électorale qu’ils sont censés prévoir. On connaît la
formulation de la question qui est posée et qui est à peu près la suivante : « Si dimanche
prochain vous deviez voter (à telle élection) pour qui voteriez vous ? » Le problème est que
« dimanche prochain », justement, on ne vote pas, ce qui veut dire que la campagne
électorale, la mobilisation politique militante, l’élaboration et la discussion de programmes et
la conclusion d’accords électoraux, qui sont autant de processus intrinsèquement liés à
l’élection de type démocratique ne sont pas à l’ordre du jour. Si les hommes politiques et les
journalistes s’intéressent aux élections plusieurs mois avant qu’elles n’aient lieu – les hommes
politiques pour s’y préparer et les journalistes pour alimenter leurs commentaires ou pour
produire des scoops – ce n’est pas le cas de l’électeur ordinaire non militant politique, celui-ci
attendant de voir les candidats dans les médias pour faire leur choix. C’est dire qu’on peut
s’interroger sur la représentativité de ces enquêtés qui acceptent de répondre à ce type de
sondage hors campagne électorale proprement dite surtout si l’on sait qu’il existe un
processus sélectif important qui résulte du taux de non réponse au questionnaire lui–même
(on l’a vu, 9 personnes sur 10 actuellement refuseraient de répondre à ces enquêtes) auquel il
faut ajouter les non réponses déclarées à la question pour ceux qui ont accepté de répondre au
questionnaire, taux qui, en outre, est variable selon les entreprises de sondage compte tenu des
diverses consignes données aux enquêteurs (le taux de non réponses varie de 5 à 40% selon la
distance à l’élection mais aussi selon les instituts de sondage – ce qui ne devrait pas être le cas
puisqu’ils réalisent des enquêtes identiques).

A cela s’ajoute la présentation fautive, par les journalistes et les commentateurs, des résultats
de ces sondages, puisqu’ils considèrent les non réponses comme des abstentions (ce qui n’est
pas le cas) et les excluent, comme dans une élection, de la présentation des résultats. Les
médias présentent ainsi comme une élection simulée ce qui, en grande partie, n’est qu’un
sondage donnant un état de la mobilisation politique du corps électoral, les scores alors
enregistrés par les hommes politiques s’expliquant par la faible mobilisation d’une grande
partie des électeurs et par la présence médiatique et/ou la notoriété du moment de tel ou tel
homme politique, médiatisation qui peut être, à des fins manipulatoires, plus ou moins
suscitée par des stratégies de communication. Cela dit, à mesure que ces enquêtes répétitives
se rapprochent de l’élection, elles changent progressivement de nature et deviennent de
véritables sondages préélectoraux, fiables cette fois-ci, s’agissant de prévoir un score
électoral, pour les raisons que l’on a dites. Mais c’est cette continuité et ce changement
insensible de statut de ce type de sondage qui est au principe des bévues commises par
nombre de responsables politiques qui peuvent se croire élus parce qu’un sondage réalisé à
trois mois d’un scrutin les donne gagnants comme ce fut le cas de Raymond Barre à la
présidentielle de 1988, de Edouard Balladur à celle de 1995, de Lionel Jospin en 2002, de
Ségolène Royal en 2007. On se souvient également du référendum portant sur l’adoption du
traité de Maastricht en septembre 2003 qui, à trois mois du scrutin, donnait quelques 70%
d’enquêtés favorables au « oui » alors que celui-ci n’obtint finalement le jour du scrutin qu’un
peu plus de 50% des voix. Et plus récemment du référendum sur le traité constitutionnel
européen qui donnait à quelques mois du scrutin plus de 65% en faveur du traité et qui
n’obtiendra que 45% des voix le jour du scrutin. C’est cette présentation unifiante obtenue
artificiellement en excluant les non réponses qui permet également à la presse de présenter la
campagne électorale comme une course de chevaux en traçant des courbes plus ou moins

27
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

spectaculaires qui sont censées indiquer la position des candidats les uns par rapport aux
autres, les journalistes et les politologues portant tautologiquement au crédit des candidats
leurs variations positives (par définition, ils diront que la campagne menée par un candidat est
« bonne » lorsque les intentions de vote en sa faveur montent) et à leur débit la chute des
intentions (par définition également, ils diront en ce cas que la campagne menée était
« mauvaise ») alors que la cause de ces variations pourrait bien résider moins dans la manière
dont les candidats font campagne que dans le fait que plus la date du scrutin se rapproche et
plus le corps électoral se mobilise dans toutes ses composantes, celles-ci ne distribuant pas ses
intentions de votes de manière identique. Autrement dit, ce qui varie dans ces enquêtes, c’est
sans doute moins les intentions de vote des électeurs qui changeraient que la composition des
personnes acceptant de répondre à ces sondages, variable selon la distance à l’élection. Pour
dire de manière sommaire la thèse, aux sondages réalisés plusieurs mois avant un scrutin
répondent surtout les enquêtés les plus politisés, ceux qui déclarent « s’intéresser à la
politique », ceux qui, en général, savent pour qui ils voteront (ou pour qui ils ne voteront pas),
ceux qui militent dans un parti politique ou dans le monde associatif, c'est-à-dire une
population qui ne représente seulement que 25 à 30 % du corps électoral, ce qui explique le
taux important de non réponse à ces sondages. Lorsque le scrutin se rapproche et que la
campagne électorale s’intensifie, celle-ci ayant pour fonction de faire entrer dans le jeu
politique, au moins le temps du scrutin, l’ensemble du corps électoral, de lutter contre
l’abstention, le rapport de force politique de ceux qui s’expriment tend à se modifier et à se
rapprocher de ce qu’il sera lors du vote.

La législation qui réglementait la publication des sondages en période électorale interdisait, en


raison de la philosophie de l’isoloir qui caractérise le champ politique de type démocratique
selon laquelle l’électeur doit être à l’abri de la propagande au moment du vote afin qu’il se
détermine librement, en son âme et conscience, philosophie bien analysée par Alain
Garrigou8, la publication des sondages une semaine avant l’élection – c'est-à-dire lorsque
ceux-ci étaient fiables – tandis qu’elle laissait proliférer durant des mois, des sondages
préélectoraux peu significatifs et sujets à manipulation, encourageant de ce fait une lecture
médiatique de la campagne peu propice à un débat de fond sur les enjeux de l’élection, les
journalistes préférant commenter les variations des intentions de vote qui promettent
davantage de suspens que la discussion des programmes électoraux. C’est pourquoi, avant que
la loi n’interdise plus rien, dépassée par internet, j’avais suggéré, c’était de l’humour,
d’inverser le dispositif de la loi, c'est-à-dire d’interdire les sondages pendant les mois qui
précèdent l’élection et par contre de les autoriser la dernière semaine en tant qu’information
fiable et utile au citoyen au moment de voter. Aujourd’hui, les journalistes n’ont pas renoncé
à commander et à commenter des sondages préélectoraux, accompagnant seulement leur
présentation de formules de précaution rituelles qui leur permettent de recourir intensément à
cette pratique tout en le déplorant, feignant de ne pas les prendre trop au sérieux (« ce n’est
qu’un sondage », « qu’un instantané à un moment donné qu’il faut prendre avec précaution »,
etc.). Il reste que s’est progressivement instauré un recours banal et permanent aux sondages
de la part des différents acteurs du champ politique, ceux-ci étant censés dire « ce que pensent
les Français » et surtout comment ils vont voter. La dépendance aux sondages qui s’est ainsi
progressivement instaurée a eu pour conséquence de faire des instituts de sondage des acteurs
à part entière du fonctionnement du champ politique.
8
. Le secret de l’isoloir, Actes de la recherche en sciences sociales,1988, n° 71, pp. 22-45.

28
Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

Conclusion : un système politico-journalistico-sondagier

On comprend dès lors que la seule critique des sondages, sans doute nécessaire, serait
toutefois passée à côté peut-être du plus important, à savoir la mise en place d’un système
politico-médiatico-sondagier dans lequel les sondeurs jouent désormais un rôle de premier
plan. Loin d’être de purs observateurs neutres du champ politique qui délivreraient
modestement le résultat de leurs enquêtes, les sondeurs revendiquent le monopole de la
connaissance scientifique de la volonté populaire. Faire l’opinion a ajouté à la critique du
sondage faite par Bourdieu l’analyse de l’insertion de cette technologie dans le
fonctionnement du champ politique, montrant que le champ du pouvoir s’était restructuré
autour de deux nouveaux acteurs : la télévision et les sondeurs. S’agissant des transformations
de la vie politique qui ont été induites par la télévision et surtout par sa diffusion dans tous les
milieux sociaux – spectacularisation de la politique, primat donné à l’émotion, information-
divertissement, personnalisation, gestion d’une nouvelle forme de notoriété qui se perd aussi
vite qu’elle s’acquiert (« vu à la télé), etc. – on peut renvoyer ici à deux conférences de
Bourdieu prononcées en 1996 (Sur la télévision, Editions Raisons d’Agir) qui font écho à sa
conférence de 1970 sur les sondages, notamment à l’apparition de ce qu’il nomme la
mentalité « audimat » qui est un sous-produit du fonctionnement de la télévision. Dans les
coulisses comme sur le devant de la scène où s’affrontent des leaders politiques devant de
vastes auditoires de téléspectateurs s’agitent désormais nombre d’agents qui contribue à faire
le spectacle, depuis les commentateurs traditionnels tels que les éditorialistes et les hommes
politiques jusqu’à ces nouveaux venus que sont les politologues, les conseillers en
communication et, bien sûr, les sondeurs. Cette médiatisation de la politique et son
accompagnement par les sondages ont tendanciellement eu pour effet de redéfinir ce qu’on
met sous l’expression « faire de la politique » qui consiste de plus en plus en l’art d’utiliser un
ensemble de techniques mises au point par des spécialistes en communication et en sondages
qui sont destinées à agir sur des électeurs placés en position de spectateurs afin de produire
des effets d’opinion mesurés par les entreprises de sondage.

29
Sondages à l’italienne
Jérémy Mercier*

L’Italie n’est pas la « mère patrie » des sondages mais elle peut, tout comme la France, être
considérée, en miroir inversé, comme une forme de République des sondages, une République
« sondomane ». Le rythme effréné avec lequel les entreprises de sondages transalpines
produisent leurs chiffres entraîne une redéfinition de la vie publique et une modification des
règles du jeu démocratique. Ils sont souvent contradictoires, comme lors des élections
municipales à Milan. Le samedi 26 mars 2011, l’incontournable « premier quotidien italien
online » notoirement berlusconiste, Affaritaliani.it, sous le titre « I sondaggisti : la Moratti
batte Pisapia », affirmait d’après les données des « quatre instituts de sondages italiens parmi
les plus célèbres » (Istituto Piepoli, Ispo, Swg et Coesis Research), que la maire sortante de
Milan, Letizia Moratti, favorite de Silvio Berlusconi et des sondeurs, battrait le candidat du
Parti Démocrate, Guiliano Pisapia lors du scrutin qui devait avoir lieu les 15 et 16 mai 2011.
Les électeurs n’en votèrent pas moins largement pour Guiliano Pisapia.

Fréquemment, l’affabulation semble tenir lieu de contrat social 9. « Il ne reste plus qu’à
attendre les données du sondage de fin du mois pour comprendre comment les électeurs
réagiront » est une des phrases les plus récurrentes des commentateurs politiques italiens,
« politologues » autoproclamés, qui assimilent sans autre forme de procès le sondage à la
démocratie10. Bien sûr, de telles manipulations, se substituant à un parlementarisme défaillant,
et modifiant sensiblement la vision du débat politique, ne sont ni une nouveauté ni une
surprise, compte tenu des enjeux financiers, de l’implantation historique des sondages depuis
le fascisme et des avantages du pouvoir d’Etat. Ces manipulations se font sous couvert de
scientificité, d’objectivité et de prédiction « au nom de la démocratie », « dans l’intérêt du
peuple » selon un rituel célébré dans la chaleur et la lumière des talk-show, des articles de
presse ou, secteur bouillonnant d’activité pour les sondages italiens, sur Internet.

Un instrument de manipulation

Comme le notait Nicola Piepoli, ancien directeur de l'entreprise de sondages Cirm, et


aujourd’hui patron d’une société de sondages proche du pouvoir, l’Istituto Piepoli’, « chacun
est libre de se faire les sondages dont il a envie »11. Nicola Piepoli s’est toujours efforcé de
livrer des chiffres favorables à Silvio Berlusconi. Son « institut » le créditait par exemple,
d’un taux de confiance de plus de 50% en plein scandale judiciaire au printemps 2011. « 67%
des citoyens est d’accord avec cette phrase prononcée par Berlusconi : ‘On doit libérer les
citoyens et les entreprises de l’oppression fiscale, bureaucratique et judiciaire’ » se plaitsait-il
à répéter. En effet, cette liberté, d’autant plus sacrée pour les sondeurs qu’elle convient aux
grandes puissances d’argent, et aux intérêts de la classe dirigeante italienne, et ne saurait donc
*
. Chercheur en philosophie et collaborateur au Monde Diplomatique.
9
. Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006, p. 28.
10
. Serge Halimi, Henri Maler, Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille, Agone, 2006.
11
. Cité par le journaliste Gianni Barbacetto dans « I sondaggi Rai : ora li fa Berlusconi », www.societacivile.it.

30
Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

être contrainte par quelques dispositions déontologiques ou juridiques claires et respectueuses


des citoyens : il suffit, comme partout ailleurs, que des clients achètent les sondages. Les plus
célèbres « analystes » ou « communicants » des entreprises de sondages sont d’ailleurs
régulièrement invités lors de colloques et autres manifestations traitant de la démocratie, sans
que cela suscite la moindre critique ou doutes quant à la légitimité de leur parole publique.
Ainsi, lors de la biennale de la démocratie à Turin, le 17 avril 2011, les participations
d'Alessandra Ghisleri de Euromedia Research, l’un des sondeurs officiels de Silvio
Berlusconi, et de Renato Mannheimer, directeur de ISPO, responsable des sondages
politiques pour le Corriere della Sera, ne firent l'objet d'aucune remarque critique tandis
qu’ils vantaient les mérites des sondages. Les partis politiques, quant à eux, ne les critiquent
plus depuis qu’ils se sont convertis à leurs usages, exception faite, peut-être, du dirigeant du
Parti Démocrate italien Pier Luigi Bersani qui condamna du bout des lèvres leur utilisation les
qualifiant d'« instrument typiquement berlusconiste »12. Actuellement, le Movimento 5 Stelle
de Beppe Grillo13, les dénonce également. Silvio Berlusconi s'est lui aussi essayé à la critique
des sondages, non sans ironie, à une époque il est vrai où ils lui étaient particulièrement
défavorables : « Les sondages sont utiles, mais pour tâter le pouls de l’électorat, je préfère me
faire une ballade »14.

Depuis les années 1980, le néolibéralisme et l’abandon des politiques sociales ont ouvert
grande la porte de l’espace public aux sondeurs. Les dérives politiques leur ont même conféré
un devoir de parole. Les sondages, « instrument du démon » comme se le demanda un jour le
journaliste génois Raffaele Niri, ont gagné un crédit d’autant plus surprenant que, avec une
clarté souvent caricaturale, la liberté d’information se confond avec la manipulation 15. Son
histoire et son actualité en Italie révèlent ainsi de multiples structures de domination, de
soumission et d’anesthésie quotidienne des résistances populaires, en lien direct avec la
« pensée unique »16.

Le fascisme pour origine

On sait l’intérêt des régimes fascistes pour l’opinion publique. En France, ce fut une
« obsession » avec le Service national des statistiques et la Fondation Alexis-Carrel 17. Aussi
diverses que soient les entreprises de sondages italiens dans leurs compositions et leurs
dénominations – Troisi Ricerche, Euromedia Research, Dr. Gruber & Partner, SWG, Istituto
Demopolis, Ipsos, EMG, Crespi Ricerche, Istituto Piepoli, CSS, Tecné, IPR Marketing, ISPO,
Digis, Demos, Quaeris, Arnaldo Ferrari Nasi, Technoconsumer, etc. – leur histoire est
identique : elle prend racine dans le succès rencontré immédiatement après-guerre par Doxa,
premier « institut » fondé en 1946. Cette histoire repose sur les travaux d’un personnage
lourdement compromis dans le fascisme, Pierpaolo Luzzatto Fegiz, fondateur de Doxa, avec
l’aide d’anciens sympathisants du régime, de certaines entreprises américaines pour le
12
. La Repubblica-Il Lavoro, 5 juillet 2011.
13
. Humoriste, acteur, militant politique, et blogueur italien.
14
. L’Unità, 16 août 2011.
15
. N’est-ce pas le but des techniques de communication interactive ? Cf. Danilo Zolo, Il principato democratico.
Per una teoria realistica della democrazia, Milano, Feltrinelli, 1996 (1992), p. 197 ss.
16
. Ignacio Ramonet, « La pensée unique », Le Monde Diplomatique, janvier 1995, p. 1.
17
. Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 396.

31
Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

financement (en particulier l’entreprise informatique IBM implantée en Italie) et de l’aide


charitable du Rotary Club Italie18. La considération dont jouissait Pierpaolo Fegiz, directeur
de l’Institut de statistique de l’Université de Trieste sous Mussolini, ainsi que ses travaux
pionniers sur « l’opinion publique » vulgarisant les techniques utilisées outre-Atlantique dans
les années 1930 par George H. Gallup, font de lui le véritable inventeur, diffuseur et
promoteur des sondages d’opinion en Italie, autrement dit « le père fondateur » des sondages
italiens. Sa fascination pour la « psychologie des foules » – Mussolini étant un partisan
enthousiaste de l’analyse de l’opinion publique – ont fixé, par la diffusion des sondages, les
racines d’un des mécanismes anti-démocratiques parmi les plus silencieux d’après-guerre : la
maîtrise idéologique des classes populaires. Au moment de la Constituante italienne 19, de
nombreux partis politiques se refusèrent à utiliser cette technique de communication et
d’estimation considérée comme une technique douteuse d’américanisation de la vie politique
et surtout d’affaiblissement des intérêts de la gauche italienne face aux groupes conservateurs.
L’année 1976 signa un grand bond en arrière : les estimations de Doxa, en situation de
monopole, font leur première apparition à la télévision publique, sur la Rai Uno notamment.
Résister aux entreprises de sondages aurait-il pu être envisageable ? Quoi qu'il en soit, il a
fallu vingt ans pour que Doxa et d'autres « instituts » transforment la politique italienne en
une guerre psychologique, fréquemment sécuritaire, pour la maîtrise de l’électorat. Les forces
conservatrices y trouvèrent leur compte avec des sondeurs largement à leur solde.

Silvio Berlusconi I : maître des sondages

La relation a été amplifiée par le rôle dévolu par les sondeurs à Silvio Berlusconi, dès la
création de son parti « Forza Italia » en 1993, à la suite de l’opération Mani pulite. Là encore,
au prétexte de refléter l’opinion publique, les sondages prirent très rapidement une tournure
de fabrication maison, destinés à persuader l’électorat, quitte à être accusés de manipulation.
Un sondeur aujourd’hui réputé pour ses opinions favorables au Parti Démocrate, Nando
Pagnoncelli, actuel directeur de l’ « institut » Ipsos-Italie, reconnaît également cet état de fait,
destructeur pour la démocratie, mais dont il s’accommode en contrebalançant les chiffres :
« Silvio Berlusconi et Forza Italia ont donné une grande impulsion au sondage politique dans
notre pays »20. En effet, le paradoxe exprime suffisamment bien le caractère de totale
« fatalité » qui s’est abattu sur les sondeurs italiens : issus du fascisme, développés avec l’aide
des conservateurs, ils doivent toutefois – on ne sait pour quelles raisons – être utilisés par les
partis d’opposition en signe de défi. Mais si ce défi s’est révélé, et se révèle encore
aujourd’hui, difficile à tenir, il reste surtout une source de dangers et de mépris
quotidiennement adressés aux citoyens inspirant à L’auteur satyrique Enzo Costa dans
l’édition génoise de La Repubblica la réflexion suivante : « On le sait, les sondages ont pris
la place des horoscopes, en jouant le même rôle en terme de crédibilité (…). Dans l’attente
de nouvelles révélations retentissantes (…), je repense au passé politique d’il y a 66 ans :
pour décider de libérer Gênes, les partisans ne commandèrent pas un beau sondage à Von
18
. Cf. l’étude de Sandro Rinauro, Storia del sondaggio d'opinione in Italia, 1936-1994. Dal lungo rifiuto alla
repubblica dei sondaggi, Venezia, Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arte, 2002.
19
. Lire à ce sujet, Norberto Bobbio, Dal fascismo alla democrazia. I regimi, le ideologie, le figure e le culture
politiche (a cura di Michelangelo Bovero), Milano, Baldini Castoldi Dalai, 2008 (1997).
20
. Nando Pagnoncelli, Opinioni in percentuale. I sondaggi tra politica e informazione, Roma-Bari, Laterza,
2001, p. 111.

32
Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

Mannheimer »21. L’ironie sera-t-elle la seule méthode pour décrédibiliser l’utilisation des
sondages ? Ceci pourrait sembler dérisoire face à une telle emprise qui doit aussi beaucoup à
Silvio Berlusconi, lui-même favori des sondages pendant une décennie 22. Non sans quelque
aide de sondeurs généreusement rétribués, à l'instar de Gianni Pilo devenu le « benjamin » de
M. Berlusconi avant d'être exclu de l'organisation des professionnels des études de marché et
d'opinion à l'échelon européen (Esomar23) pour cause de comportement malhonnête et
soupçon de propagande. « Il sonde, il sonde, il sonde tous les jours » disait-on de lui. « Il
sonde sur tout et il raconte exactement ce que le généreux acquéreur [du sondage] veut
s’entendre dire »24. Son entreprise de sondages, Diakron, fut un temps au cœur des
polémiques, s’attirant même les foudres d’autres sondeurs, moins bien rémunérés, hésitant
peut-être davantage à gonfler les chiffres. Mais l’exemplarité de sa soumission à Silvio
Berlusconi, qui allait devenir Président du Conseil, tout en actant le passage à « la Seconde
République », ne connaissait aucune faille : Gianni Pilo était non seulement lié financièrement
au groupe Fininvest, mais il était aussi un élu de Forza Italia. Le sondage était dès lors un
autre terme pour désigner une machine de propagande personnifiée : quand les spots télévisés
de Forza Italia, conçus par l’agence publicitaire, Publitalia, « bras armée de ‘Sua
Emittenza’ »25, apparaissaient un autre monde de la matrice télévisée voyait le jour sous
l’annonce mensongère de « plus d’un italien sur trois a déjà décidé de voter Forza Italia ».
Table rase était faite du citoyen : l’opinion du consommateur en politique – et par conséquent
de la recherche en marketing par tous les moyens – était érigée en modèle. Aujourd’hui, les
partis d’opposition sont tous ou presque convertis à de tels usages.

Silvio Berlusconi II : roi des sondages

Luigi Crespi, un ancien « communiste » devenu « magicien des sondages », intervint dans les
enquêtes d'opinion accompagnant l’entreprise de Silvio Berlusconi. Il fut le responsable de la
campagne victorieuse de Forza Italia, dès 2001, avec sa société Hdc-Datamedia. Là encore,
des rumeurs sur la circulation douteuse de capitaux financiers entre son entreprise de
sondages et le groupe Fininvest n'ont pas tardé à se répandre. Inquiété quelques années plus
tard par la justice italienne pour ses activités financières 26, Luigi Crespi n'en reste pas moins
au cœur de l’activité sondagière italienne. Sa nouvelle société de sondages (Crespi Ricerche),
qui se manifeste quasi quotidiennement, est simplement devenue un peu plus nuancée à
l'égard de Silvio Berlusconi, ses productions quant à elles restent les mêmes : des
théorisations sur un mode savant de l'« opinion publique ». La position de « maître des
sondages » du Cavaliere n’en suscitait pas moins l’appétit de ce dernier pour en devenir le
« roi », mais ceint d'un nouvel habit démocratique. Ce fut et c’est encore aujourd’hui le rôle

21
. Pour le texte original : La Repubblica-Il Lavoro, 28 avril 2011, p. 1. Pour une traduction : Observatoire des
sondages, « Les partisans italiens commandèrent-ils un sondage pour libérer l’Italie du fascisme ? », 29 avril
2011 (http://www.observatoire-des-sondages.org/Les-partisans-italiens.html).
22
. P. Corbetta, G. Gasperoni, I sondaggi politici nelle democrazie contemporanee, Bologna, Il Mulino, 2007.
23
. European Society of Market and Opinion Research.
24
. La Repubblica, « Pilo il Sondaggista dall'aria fritta al gas », 11 juillet 2005, p. 10. Voir aussi le documentaire
du réalisateur italien Daniele Incalcaterra, Repubblica nostra, 1995.
25
. La Repubblica, « Il ‘braccio armato’ di Sua Emittenza », 11 mars 1994, p. 4.
26
. La Repubblica, « Milano, arrestato Luigi Crespi ex sondaggista di Berlusconi », 28 septembre 2005 ; Corriere
della Serra, « Arrestato il sondaggista Luigi Crespi », 29 septembre 2005.

33
Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

de Euromedia Research, créé en 2003 et dirigé par Alessandra Ghisleri. Véritable


« championne des sondages », « maître des nombres » et « oracle de Berlusconi » 27, cette
nouvelle recrue milanaise de la droite, recrutée par Luigi Crespi, assure faire un travail
« neutre », avec des « méthodes scientifiques » permettant de prévoir « les comportements en
rapport avec un thème donné »28. Le journal ultralibéral L’Opinione delle Libertà n’a pas
manqué de la faire apparaître comme l’une des personnes de confiance de Silvio Berlusconi
de par ses compétences29. Ses résultats et commentaires publics autorisent le doute.
Emblématique peut être, non sans un aspect comique et tragique, est l’émission télévisée
Porta a Porta de Rai Uno du 5 octobre 2010, animée par le caricatural Bruno Vespa. C'est
durant cette émission, véritable farce, tant la manipulation des sondages y était manifeste, que
la présidente de Euromedia Research livra sereinement ses sondages (in-house poll) en faveur
de Il Popolo della Libertà (30,9% d’estimations de vote), nouveau parti présidé par
Berlusconi depuis 2009, né de la fusion de Forza Italia avec le parti néofasciste Alleanza
Nazionale. A une question du présentateur de l’émission sur la fabrication du sondage, surpris
par de tels résultats, elle répondit si confusément que ce dernier déclara sans honte n’avoir
rien compris à ses explications alambiquées et lui demanda de tout reprendre à zéro. Il n'en
fallait pas plus au public de l'émission pour rire de la confusion.

En France les explications confuses de sondeurs ne manquent pas non plus. Les journalistes et
autres présentateurs n’ont cependant pas la cruauté de demander aux sondeurs de revoir ou
reprendre leurs explications. En Italie, il faut croire que les manipulations sont plus grossières
encore, mais plus divertissantes aussi, surtout quand Silvio Berlusconi lui-même intervient par
surprise lors d’émissions de télévision auxquelles il n’a pas été convié pour « corriger » les
errances dans les sondages ou opinions le concernant 30. Le Président du Conseil a bénéficié
ainsi d’un large convergence des sondeurs qui lui ont permis de s’offrir des estimations sur-
mesure, même si certains reconnaissaient imprudemment, comme Renato Mannheimer,
directeur de l’Istituto ISPO, que leurs estimations n'étaient pas fiables, ou leurs prévisions
« imprévisibles »31. Silvio Berlusconi et sa « cour » de sondeurs, ont toutefois fini par être la
cible de vives critiques. Cette « réaction » salutaire, bien que limitée, fait suite à l’abus de
sondages truqués de Forza Italia en 2006, et réalisés par l'entreprise américaine Penn Schoen
& Berland (PSB) peu connue pour ses affinités avec les conceptions de l’Etat social de droit.
Cette entreprise de marketing et de conseils en communication, avait été commissionnée
précédemment au Vénézuela pour saper le crédit de Hugo Chavez lors du référendum d’août

27
. Corriere della Sera, 30 novembre 2005.
28
. « Non sono una spin doctor, non mi occupo di comunicazione. Cerco di capire, attraverso metodi scientifici,
quali possano essere i comportamenti in relazione al tema dato. (...) Ho clienti di tutti i colori, ma non lo dico per
quello: il vero valore del mio lavoro è l'essere neutrale »Corriere della Sera, 30 novembre 2005.
29
. L’Opinione delle Libertà, 19 mars 2010, entretien : « La fiducia di Berlusconi? Chiedete a lui il perché. Io
vado in un particolare negozio perché ho fiducia che mi dia buoni prodotti. E quindi anche con il premier è stato
lo stesso ».
30
Par exemple en vantant les sondages de Mme Ghisleri et d’Euromedia Research, après l’intervention de M.
Massimo Giannini, directeur adjoint du journal La Repubblica, lors de l’émission Ballarò (Rai 3) du 1er juin
2010.
31
. Clandestinoweb, « Sondaggisti a confronto: che accadra' all'italia? », 21 juillet 2011 : « Il futuro dell'Italia,
quello che accadra' al nostro Paese, purtroppo attualmente è di certo imprevedibile ».

34
Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

200432. Si une critique des sondages commence à émerger en Italie, leurs usages demeurent
inchangés. Jusqu’à un prochain encadrement juridique... peut-être.

Vers une « sondoligarchie » post-démocratique ?

On peut raisonnablement douter, le marché des sondages italiens enregistrant une croissance
économique constante, que les sondeurs acceptent un encadrement légal soucieux de
démocratie et de déontologie. Certes, un grand nombre de lois et/ou décrets ont pu, de façon
circonstancielle, donner du grain à moudre aux juristes ou sondeurs néolibéraux pour trouver
la manière de les contourner. Et ils y ont réussi. Sur un marché représentant plus de 500
millions d’euros – mais qui est loin d’être le premier dans le monde ou en Europe – marqué
par la personnalisation de la vie politique et par une forte présence de la droite conservatrice,
la création d'une institution visant à garantir les droits des citoyens ne semble pas encore à
l’ordre du jour. Depuis 1993 et la loi n° 515 (art. 6) sur l’interdiction de publication des
sondages dans les trente jours précédant la tenue d’élections politiques – désormais réduits à
quinze jours ! – plusieurs autorités et « associations » d’encadrement des sondages ont
toutefois vu le jour en Italie (Agcom, Assirm, etc.) pour combattre le mélange des genres.
Pour l’heure, les entreprises de sondages restent très liées aux élites politiques, économiques
et financières33. De par leur place dans la sphère politique et médiatique – comme ce fut
encore le cas lors de la célébration en 2011 des 150 ans de l’unité italienne, dans la presse, la
télévision, la radio et sur internet – elles participent aux défauts les plus décriés – même parmi
les élites – d’une démocratie en piètre état.

32
. La Repubblica, « Psb, quanti sondaggi discussi. Per chi partecipa, anche gadget », 16 février 2006. Lire aussi,
Roberto Roscani, « Il sondaggio di Berlusconi : « Vuole proprio votare Unione ? » », L’unità, 22 février 2006.
33
. On pourra se reporter au passage de Danilo Zolo sur les sondages, in D. Zolo, Tramonto globale. La fame, il
patibolo, la guerra, Firenze, Firenze University Press, 2010, p. 108 : « un ulteriore contributo alla
subordinazione politica dei cittadini è offerto dagli opinion polls.Sotto le vesti di un inesistente rigore scientifico
i « sondaggi » vengono usati non per analizzare, ma per manipolare la cosiddetta « opinione pubblica » ».

35
Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion
Nicolas Kaciaf*

La critique des sondages s’est longtemps focalisée sur les seules études publiées dans la
presse. Accusés de polluer la démocratie en construisant de façon artificielle les supposées
velléités de l’« opinion publique », les enquêtes publiées ne constituent pourtant que la face
visible de l’iceberg. La métaphore adéquate devrait d’ailleurs être de nature botanique tant les
entreprises de sondages et les sociétés d’études ont diversifié leurs services, à l’image d’un
arbre dont les racines souterraines se seraient multipliées et étendues pour puiser, à l’abri des
regards, les nutriments les plus nourriciers. D’une part, la majeure partie du chiffre d’affaires
global du secteur provient des études de marché 34. Les données divergent parce qu’elles sont
difficiles à recueillir mais on considère que les enquêtes « politiques » représentent
aujourd’hui moins de 15 % de l’activité globale des instituts 35. D’autre part, l’essentiel de ces
enquêtes (qualitatives ou quantitatives) est de nature confidentielle. Malgré un financement
souvent issu de fonds publics, leurs résultats ne sont destinés qu’aux seuls commanditaires,
qu’il s’agisse de partis, de ministères, d’administrations publiques ou de collectivités locales.

Or, paradoxalement, en raison sans doute de leur caractère… confidentiel, ces études n’ont
jusqu’ici suscité qu’une faible curiosité de la part des chercheurs, des intellectuels, des
journalistes ou de tout autre protagoniste du débat public36. Il a fallu attendre l’élection de
Nicolas Sarkozy et le rapport de la Cour des comptes relatifs aux dépenses de l’Élysée en
200837 pour que la question du financement et de l’usage des sondages par les gouvernants
fasse l’objet d’investigations fouillées et répétées38. Bien que la commande gouvernementale
de sondages soit initiée dès le milieu des années 1960 39, on sait finalement peu de choses sur
la production, la réception et l’appropriation de ces enquêtes confidentielles. Parfois
confondues avec le travail d’enquête des Renseignements Généraux40, ces dispositifs de
commande et d’analyse des sondages au sein même des principales institutions politiques
suscitent alors rumeurs et fantasmes : l’omniscience supposée des gouvernants induirait
automatiquement leur omnipotence. De nombreuses questions restent pourtant en suspens. De
quels indices les gouvernants français disposent-t-il aujourd’hui pour appréhender l’« opinion
publique » ? Quelles sont les raisons, pratiques et/ou idéologiques, qui justifient l’emploi de
*
. Maitre de Conférences en science politique,Université de Versailles Saint-Quentin – CERAPS-VIP.
34
. Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en Bauges, Le Croquant,
2007, pp. 43-44 ; Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Bellecombe :
Le Croquant, 2011, p. 32 ; Alain Garrigou, Richard Brousse, Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à
vendre, Montreuil : La ville brûle, 2011, p. 27.
35
. Denis Duclos, Hélène Meynaud, Les Sondages d’opinion, Paris, La Découverte, 1995.
36
. On trouve néanmoins quelques exceptions, parmi lesquelles la thèse de Caroline Ollivier-Yaniv, remaniée
dans L’État communiquant, Paris, PUF, 2000, pp. 120-124 et 265-282.
37
. Cour des Comptes, Rapport sur la gestion des services de la présidence de la République (exercice 2008), 15
juillet 2009, pp. 11-12 (disponible sur http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/GSPR/Lettre-PR-160709.pdf).
38
Voir notamment les multiples analyses de cet « Opiniongate » sur le site de l’Observatoire des sondages :
http://www.observatoire-des-sondages.org/-OpinionGate,24-.html.
39
. Voir Caroline Ollivier-Yaniv, L’État communiquant, op. cit., p. 122 et Jérémie Nollet, Des décisions
publiques « médiatiques » ? Sociologie de l’emprise du journalisme sur les politiques de sécurité sanitaire des
aliments, thèse pour le doctorat en science politique, Université de Lille 2, 2010, p. 401.
40
. Un Office central des sondages et des statistiques est en effet fondé en 1964 au ministère de l’Intérieur.

36
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

ces instruments de mesure ? Quels sont les agents et les services administratifs en mesure de
lire, traduire et enrôler l’opinion ? Comment ces informations intègrent-elles l’action et la
communication gouvernementale ? Dans quelle mesure les analyses sondagières de l’opinion
entrent-elles en conflit avec les autres vecteurs de l’action publique (lobbies, organisations
politiques et syndicales, élus locaux, institutions supranationales) ?

Faute d’une enquête d’envergure, cette contribution ne peut prétendre répondre à l’ensemble
de ces questionnements. Elle vise plus modestement à introduire des pistes de réflexion,
principalement nourries par une expérience professionnelle passée qui a pu m’offrir un terrain
d’observation privilégié. Entre septembre 2005 et février 2007, j’ai en effet occupé un poste
de « chargé d’études sociologiques », au département « Études et sondages » du Service
d’information du gouvernement (SIG)41. En tant que membre d’un service à l’interface entre
les instituts de sondages et les cabinets ministériels (au premier rang desquels figurait le
cabinet du Premier ministre), j’ai ainsi pu apprécier certains des usages gouvernementaux de
cette technologie de pouvoir. Bien que ma position subalterne dans le département ait limité
mes contacts directs avec les conseillers ministériels, un certain nombre de réunions formelles
ou de discussions informelles m’ont permis de disposer d’une vision suffisamment
panoramique pour élaborer différentes hypothèses.

Il s’agira en particulier d’analyser les données sondagières comme des ressources autorisant
leurs détenteurs à se poser en porte-parole de « l’opinion » et ainsi peser dans les rapports de
forces à l’intérieur de la machinerie gouvernementale. La connaissance, quantitative et
qualitative, de « l’opinion publique » apparaît en effet comme une nécessité structurelle pour
les gouvernants des systèmes représentatifs contemporains. Elle offre l’opportunité
d’amoindrir les incertitudes qui encadrent l’activité de ceux qui prétendent conquérir, exercer
et conserver le pouvoir d’État. Ce capital sondagier nécessite néanmoins d’importants
investissements financiers et organisationnels. On s’arrêtera donc d’abord sur les budgets
affectés par l’exécutif aux sondages et sur l’activité du département « Études et sondages » du
SIG. Ces données de cadrage permettront ensuite de montrer que l’accès aux ressources
sondagières constitue un véritable enjeu de pouvoir au sein des instances gouvernementales.
Mais, contrairement aux apparences, cet enjeu ne tient ni à l’avantage stratégique, ni aux
opportunités d’action qu’offrirait la détention des données d’enquête dans la compétition
politique. Malgré les coûts engagés, les études demeurent souvent superficielles, ambiguës et,
surtout, réduites à quelques informations synthétiques et peu significatives. L’équivocité des
résultats confèrent aux sondages des vertus « magiques ». Comme n’importe quel secret42, les
données sondagières érigent leurs possesseurs en initiés. Elles ne sont jugées importantes et
elles n’octroient de l’importance à ceux qui y accèdent qu’en raison des efforts accomplis
pour en conserver l’exclusivité.

41
. En raison de l’impératif de confidentialité signé lors de mon embauche, je resterai relativement évasif dans la
description de scènes directement expérimentées ou observées en situation de travail. Plus généralement,
l’ensemble des informations recueillies seront ici anonymisées.
42
. Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, trad., Paris, Circé, 1991.

37
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

La traduction de l’opinion : une ressource onéreuse et convoitée

Contrairement à l’image de cohérence que cherchent à promouvoir certains protagonistes de


l’action gouvernementale, les chefs d’État et de gouvernement parviennent difficilement à
monopoliser les ressources associées à l’exercice du pouvoir d’État. Au sein de l’exécutif, une
pluralité d’acteurs s’autorise en effet à commanditer sondages, études, conseils stratégiques
ou notes d’analyses de « l’opinion ». Certes, l’Élysée et Matignon se réservent les marchés les
plus attractifs, financièrement parlant, et ils s’efforcent régulièrement de mieux coordonner
les achats d’enquêtes. Le Service d’information du gouvernement est supposé assurer ce
travail de pilotage et de mutualisation de la commande gouvernementale. Dans les faits, les
responsables administratifs ou politiques des ministères semblent cependant disposer d’une
relative autonomie en la matière. Il est ainsi fréquent qu’ils se passent de la contraignante
demande d’agrément auprès du SIG, en négociant directement des enquêtes ad hoc avec les
instituts de sondages43.

Cette dispersion reflète l’inefficacité relative des tentatives de centralisation exacerbée de


l’action gouvernementale. Mais elle peut aussi correspondre à une stratégie
délibérée d’écriture comptable : la multiplication des lignes budgétaires consacrées à l’achat
et à l’exploitation de sondages rend plus complexe, pour les organismes chargées de contrôler
les dépenses gouvernementales (Cour des Comptes, rapporteurs de la Commission des
Finances), la mise à jour de l’ensemble des sommes dévolues par l’exécutif aux enquêtes
d’opinion44. Malgré les difficultés à établir ce montant global (auquel il faudrait évidemment
ajouter les salaires des agents affectés, au moins partiellement, à l’analyse de l’opinion), force
est de constater l’accroissement (non linéaire) des dépenses depuis l’arrivée de Nicolas
Sarkozy à la présidence de la République (cf. tableau n°1). Toutefois, si l’équipe
gouvernementale a manifesté un rapport indéniablement « frénétique » aux études, il ne faut
pas oublier que cet attrait pour la connaissance chiffrée de l’opinion est structurellement lié à
l’exercice du pouvoir politique depuis au moins deux décennies.

43
. Cette remarque faite par Caroline Ollivier-Yaniv pour décrire la situation des décennies 1980 et 1990 (L’État
communiquant, op. cit., p. 265 sq.) demeure pertinente aujourd’hui. Dans un récent rapport, la Cour des comptes
confirme en effet l’insuffisante coordination des dépenses gouvernementales en matière d’études et de
campagnes de communication (Cour des Comptes, Les Dépenses de communication des ministères, octobre
2011, disponible sur http://www.slideshare.net/fullscreen/cecilejandau/rapport-cour-des-comptes-dpenses-de-
communication-des-ministres/1).
44
. Dans leur étude sur Les Dépenses de communication des ministères, les rapporteurs de la Cour des comptes
évoquent ainsi une « quantification délicate » (p. 47).

38
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

Tableau n°1 : Estimation des dépenses consacrées aux « études d’opinion » par les institutions
de l’exécutif (en millions d’euros)45

2006 2007 2008 2009 2010

Élysée ≈ 0,446 ≈ 0,4 3,28 1,87 1,3

SIG 2,52 2,27 2,79 2,09 2,83

Ministères47 2,04 3,53 4,40 3,87 4,01

TOTAL ≈5 ≈ 6,6 ≈ 10,5 ≈ 7,8 ≈ 8,1

Parmi l’ensemble des commanditaires gouvernementaux, le département « Études et


sondages » du SIG occupe une place primordiale, bien qu’amoindrie par le récent souci de
l’Élysée de s’affranchir des intermédiaires entre le cabinet présidentiel et les professionnels
du sondage. Entre 2005 et 2007, sa position restait toutefois prééminente, dans un contexte de
faible investissement présidentiel en matière d’études et d’arrivée à Matignon d’un Premier
ministre jusqu’ici faiblement doté en ressources partisanes. Ce service était alors installé dans
un pôle « Analyse » chapeautant depuis 2006 deux autres départements : « Analyses tous
médias » et « Observatoire de l’expression publique » (devenu en 2011 « Veille et ressources
d’information »). L’enjeu stratégique d’un tel regroupement était de coordonner la production
d’enquêtes sur « l’état de l’opinion et des médias à l’égard de l’actualité et de l’action du
Gouvernement » (documentation officielle). Il s’agissait, en théorie, d’articuler l’analyse des
différentes facettes de l’opinion publique : prises de position des « leaders d’opinion » dans
les médias écrits et audiovisuels, expressions et mobilisations citoyennes sur le web,
jugements et perceptions des « Français ordinaires ». Dans les faits, ces trois entités
s’efforcent de conserver une relative autonomie sur leurs activités respectives. Leur
collaboration s’objective principalement dans la rédaction de notes communes, au sein
desquelles les analyses de contenu médiatique peuvent, par exemple, alimenter les scénarios
explicatifs des mouvements d’opinion.

Si la direction du SIG est directement placée sous la tutelle de Matignon (ainsi que de
l’Élysée aujourd’hui), la plupart de ses agents se vivent comme des agents publics dont la
loyauté s’exerce à l’égard de l’institution plus qu’à l’égard de la majorité en place. Les
changements de gouvernements n’entraînent pas un renouvellement généralisé du personnel
du SIG mais ils peuvent modifier les manières de travailler. Entre 2005 et 2007, le
département « Études et sondages » comprenait huit à neuf membres dont aucun n’a été
recruté à partir de critères d’appartenance partisane ou de pressions politiques. Outre son chef
45
. Nous nous appuyons ici principalement sur les rapports de la Cour des comptes sur la gestion des services de
la présidence de la République (exercices 2008, 2009, 2010 et 2011) ainsi que sur les rapports de la Commission
des Finances sur le projet de loi de Finances (exercices 2008, 2009, 2010, 2011).
46
. Réponse du Premier ministre à une question écrite du député René Dosière.
47
. Ce montant global est établi à partir des données recueillies par la Cours des comptes auprès de huit
ministères. Il ne constitue donc qu’une partie de l’ensemble des dépenses ministérielles consacrées aux études et
sondages.

39
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

et ses deux adjoints, le service était composé de trois chargés d’études, d’une secrétaire, d’une
documentaliste et, parfois, d’un stagiaire. Soumise à des contrats courts et à une rémunération
moins élevée que celle proposée en instituts, la population des chargés d’études est
relativement jeune et elle connaît un important turnover. Principalement diplômés en science
politique (Instituts d’études politiques, master Communication politique et sociale de Paris 1,
master PROGIS à Grenoble), les agents du service disposent de compétences relativement
équivalentes à celles exigées au sein des services « Opinion » des entreprises de sondages.
Parmi les critères de recrutement, les qualités d’expression écrite et orale, l’esprit de synthèse
et d’analyse ou la réactivité face aux demandes des cabinets semblent davantage
prépondérants qu’une solide formation sociologique ou qu’une maîtrise pointue des outils
statistiques.

Au-delà de cette proximité scolaire (et sociale), la vigueur des interdépendances entre
membres du département et salariés des principales entreprises de sondages d’opinion tient
aux interactions quotidiennes dans l’exercice du métier, ainsi qu’à la circulation entre ces
positions de clients et de prestataires : de nombreux membres actuels ou passés du
département « Études et sondages » travaillent ou ont travaillé en « instituts ». Nourrissant
une même appréhension du métier, de ses instruments et de ses savoir-faire, ces réseaux
d’interdépendance peuvent parfois poser problèmes lors du renouvellement des marchés. Plus
généralement, les conditions de travail ne prédisposent pas à une contestation de la capacité
des données sondagières à traduire efficacement l’insaisissable opinion publique. Souvent
soumis à l’urgence, ne « rencontrant » les Français ordinaires que par l’intermédiaire
d’indicateurs chiffrés ou de verbatims issus d’enquêtes qualitatives, travaillant dans les
« beaux quartiers » parisiens au contact des états-majors ministériels 48, les agents du service
sont relativement contraints de croire ou de faire croire aux vertus prédictives de l’instrument.

L’activité du département « Études et sondages » comprend une pluralité de tâches dont le


caractère plus ou moins « stratégique » pour les gouvernants s’évalue en fonction des attentes
et de la susceptibilité des donneurs d’ordre au sein des cabinets. Trois attributions intéressent
ainsi plus particulièrement l’entourage direct des gouvernants. Il y a, tout d’abord, une activité
de veille et de diffusion des sondages publiés. Les principaux instituts français sont en effet
payés pour livrer, avant leur publication dans la presse, l’ensemble des enquêtes destinées à
être rendues publiques (on en compte environ une cinquantaine par mois). À partir d’un
agenda prévisionnel établi en fin de semaine, les chargés d’études doivent recueillir le plus tôt
possible chacun de ces sondages puis les envoyer par mails aux donneurs d’ordre que sont les
conseillers en communication des cabinets ministériels, les conseillers thématiques au sein du
cabinet du Premier ministre ou encore les responsables des services de communication des
ministères.

La seconde mission consiste à produire des enquêtes d’opinion confidentielles dont les
résultats sous forme de rapports PDF sont communiqués à ces mêmes correspondants, à partir
de listes de diffusion plus ou moins restrictives. La rédaction des questionnaires résulte
généralement d’échanges avec les membres des cabinets et les salariés des entreprises
prestataires qui s’efforcent principalement d’évacuer toute ambiguïté dans les
questionnements. Ces études sont financées par l’intermédiaire d’une dizaine de marchés
48
. Le siège du SIG est en effet situé rue de Constantine, sur la place des Invalides.

40
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

pluriannuels contractés avec différents instituts (cf. annexe n°1) et parfois régularisés en cours
d’année en raison de dépassements des budgets prévisionnels49. Il s’agit principalement
d’enquêtes quantitatives par téléphone mais il arrive que les cabinets souhaitent disposer
d’études « en ligne » ou d’enquêtes « quali », réalisées à partir de focus groups auprès de
« cibles » définies en fonction des thématiques investiguées. De la même manière, si la
plupart des sondages présentent un caractère régulier (quelques « questions d’actualité » sont
posées par exemple chaque semaine) ou barométrique (tel le baromètre mensuel de suivi de
l’exécutif), certaines études ad hoc prennent place en dehors de tout calendrier prévisionnel,
en fonction des commandes spécifiques des cabinets.

Enfin, la troisième tâche consiste à alimenter les donneurs d’ordre en notes d’analyses qui,
elles aussi, prennent un caractère régulier ou ponctuel. Ces notes s’avèrent explicitement
hiérarchisées. Leur importance respective s’évalue au regard de trois critères : l’identité de
leur rédacteur (les notes les plus stratégiques relevant de la responsabilité du chef de service),
l’ampleur des relectures et l’étroitesse de leur diffusion (les plus stratégiques étant réservées à
un petit nombre de correspondants). Cette dernière dimension permet d’entrevoir à quel point
la circulation de ces informations est redevable des rapports de forces à l’intérieur de l’espace
du pouvoir. Plus que le contenu des sondages, c’est leur usage au sein des milieux dirigeants
qu’il importe de saisir pour analyser leur rôle dans le jeu politique.

La connaissance de l’opinion comme enjeu des luttes de pouvoir

Il est assez délicat de savoir avec exactitude ce que deviennent les productions sondagières
dans la machinerie gouvernementale. Au-delà des accusés de réception automatiques, la
plupart des enquêtes et des notes envoyées au cabinet suscite assez peu de réactions,
notamment dans les conjonctures les plus routinières. Différents indices permettent toutefois
de mesurer à quel point la maîtrise des données sondagières constitue un enjeu dans les
rapports de force intra-gouvernementaux. Monopoliser la connaissance de l’opinion peut en
effet servir à légitimer la prétention à être écouté et à peser sur certains arbitrages.
Néanmoins, il ne s’agit que d’une ressource parmi d’autres et le pouvoir que les sondages
confidentiels offriraient à leurs détenteurs mérite d’être largement relativisé.

Il faut d’abord noter que le contenu des études et des sondages commandés par le SIG est
réglementé. La circulaire du 23 mars 2006 vise notamment à s’assurer que ces enquêtes
financées sur fonds publics ne pourront servir à alimenter les campagnes électorales menées
par les acteurs de l’exécutif. En tant qu’agence de l’État, le SIG ne peut servir aux partis de la
majorité pour dissimuler leurs dépenses de campagnes. Aussi les enquêtes qui présenteraient
un caractère politique ou partisan doivent-elles cesser à l’approche des échéances électorales.
En théorie, c’est même l’ensemble des enquêtes qui sont supposées porter sur l’action et la
communication gouvernementale, et non sur la personne des gouvernants. Dans les faits, de
nombreuses enquêtes s’attardent sur les traits d’images associés à la personnalité du Premier
ministre ou du Président de la République. La Cour des comptes s’étonne ainsi que « certains
sondages commandés par les ministères mélangent des questions relatives à la perception de
l’action du ministre en tant que tel et d’autres touchant davantage à son image personnelle, en
49
. Cf. par exemple Cour des comptes, Les Dépenses de communication des ministères, op. cit., p. 75.

41
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

tant que personnalité politique »50. Mais la prudence du rapport (« ça prête à discussion »)
souligne à quel point la réglementation est floue : la démarcation entre perception de l’action
et évaluation de l’acteur est flottante, si bien que les cabinets n’hésitent pas à utiliser les
études pour « identifier les ressorts de la popularité de l’homme politique », voire poser « des
questions étrangères à l’action du ministère »51.

Cette utilisation proprement instrumentale des données sondagières n’est pourtant pas si
surprenante. Il faut en effet garder en tête que les sondages servent avant tout à alimenter les
pratiques de communication publique et politique52. Ainsi, les destinataires des sondages et
des notes d’analyse élaborées par le département « Études et sondages » du SIG occupent
presque tous des positions de communicants. Il peut évidemment s’agir des chargés de
communication des ministères, intéressés par les pré-tests ou les post-tests des campagnes
gouvernementales. Mais les principaux donneurs d’ordre sont surtout les responsables de la
communication au sein des cabinets, et notamment des cabinets du Premier ministre ou du
Président de la République. L’étroite articulation entre enquêtes d’opinion et communication
politique ne va pourtant pas de soi. On pourrait penser, naïvement certes, que les sondages
peuvent participer à la production de l’action publique, à côté des vastes enquêtes socio-
économiques qu’entreprennent les services statistiques de l’État. L’intérêt pour les attentes et
les opinions citoyennes pourraient avoir des vertus « délibératives » ou « participatives » ; les
données d’enquêtes pourraient permettre de mieux ajuster le travail gouvernemental aux
rapports de forces sociaux ou, pour le dire autrement, à la volonté populaire. Force est
cependant de constater que « l’opinion » est principalement sondée pour nourrir les éléments
de langage, les modes de présentation de soi des gouvernants, les créneaux à investir pour se
démarquer de la concurrence électorale. Les données d’enquêtes servent aussi à étayer les
argumentaires destinés à vaincre les résistances au sein de la majorité parlementaire et à
afficher que « nous cabinets » savons ce qui est bon pour « vous députés » qui ne
bénéficiaient pas de la même richesse sondagière. Les études d’opinion présentent donc un
caractère proprement politique : il faut savoir si le Président ou le Premier ministre ont su
séduire, s’ils ont convaincu, si leurs prestations médiatiques ont été jugées positivement et par
qui. Les usages gouvernementaux des sondages s’inscrivent explicitement dans une
perspective de marketing : les catégories sociales sont qualifiées de « cibles » dans les notes
d’analyse et elles sont convoitées comme autant de parts de marché à conquérir et fidéliser.

Il ne faudrait pas pour autant en rester à ce constat. Si les communicants monopolisent les
données d’enquête, c’est aussi parce qu’elles agissent comme des ressources leur permettant
d’asseoir leur position, souvent fragile53, et d’être écoutés par les gouvernants et leurs
directeurs de cabinet. Cette importance stratégique des sondages dans la machinerie
gouvernementale s’observe notamment dans les processus de définition des listes de
diffusion. Mon expérience professionnelle au sein du SIG a été marquée par une interrogation
50
Ibid., p. 74.
51
Ibid., p. 75.
52
. Dès les années 1980, Patrick Champagne soulignait ce lien étroit entre le développement des sondages et le
poids croissant des communicants dans l’espace politique (« Le cercle politique. Usages sociaux des sondages et
nouvel espace politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°71-72, 1988, pp. 71-97.
53
. Jean-Baptiste Legavre, Je t’aime… moi non plus. Les relations d’« associés-rivaux » entre journalistes et
communicants, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles Saint-Quentin-en-
Yvelines, 2007, p. 181.

42
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

permanente : à qui envoyer un rapport d’enquête ou une note d’analyse ? L’évolution des
listes de diffusion constituait un produit et un révélateur des tensions à l’intérieur du
gouvernement, voire au sein même du cabinet de Dominique de Villepin, Premier ministre
entre 2005 et 2007. Or, à mesure que celui-ci voyait son « image » (et son leadership)
écorné par de sérieuses difficultés (émeutes en banlieue, mobilisations contre le Contrat
Première Embauche, affaire Clearstream) et, surtout, à mesure que la présidentielle
approchait, les listes de diffusion ont été de plus en plus restreintes. L’enjeu était clairement
d’éviter que les « produits » du département « Études et sondages » ne tombent entre les
mains d’un rival, au premier rang desquels figurait l’entourage du futur Président de la
République. Dominique de Villepin ne bénéficiant pas d’un réel capital partisan, il était
fondamental pour ses « fidèles » de profiter pleinement des ressources associées au contrôle
de Matignon. Il n’en demeure pas moins que certains membres de cabinets ministériels
souhaitaient eux aussi accéder prioritairement aux données confidentielles ou sous embargo.
Nous étions alors contraints d’opérer des diffusions séparées pour cloisonner la circulation de
l’information et assurer à nos interlocuteurs qu’ils étaient bien les seuls à profiter de nos
services.

Ce dernier point laisse entrevoir l’importance de la temporalité. La rapidité d’exécution dans


la rédaction des notes ou la diffusion des enquêtes constitue une exigence fondamentale,
tant la valeur d’un sondage se déprécie à mesure qu’il est accessible au plus grand nombre.
Ainsi, lorsqu’une entreprise de sondages oublie de faire parvenir au SIG un sondage destiné à
être rendu public, il faut impérativement les relancer pour pouvoir le diffuser avant la levée de
l’embargo54. Cette urgence porte avant tout sur les indicateurs de popularité. Dès que les
baromètres mensuels (TNS Sofres-Figaro Magazine, IPSOS-Le Point, etc.) s’apprêtent à être
publiés dans la presse, les conseillers « com » des cabinets se manifestent auprès du SIG pour
recueillir ces données encore confidentielles. Ces séquences donnent pleinement à voir les
attributs « magiques » des sondages. La popularité des gouvernants étant structurellement
plutôt basse (ne serait-ce qu’en raison d’un déficit de notoriété pour une forte proportion de
ministres), l’enjeu principal est de savoir en permanence où « on en est » dans l’opinion, si les
efforts récemment déployés ont (enfin ou encore) porté leurs fruits, si le « courant marche
enfin » ou « marche toujours ». Face à une activité extrêmement compétitive, anxiogène et
surdéterminée par les jeux d’égos (égaux ?), les sondages assurent, au quotidien, une fonction
d’assurance ou de réassurance pour les conseillers en communication des cabinets. Il faudrait
évidemment davantage de données empiriques pour éprouver l’hypothèse selon laquelle
l’attitude face aux sondages est structurellement équivalente à celle du joueur face aux
machines à sous des casinos. Celui-ci sait que ses probabilités de victoire sont extrêmement
faibles mais, malgré tout, il croit en ses chances et est surtout prêt à croire tout discours qui lui
dit que sa chance va venir, revenir ou perdurer. Il n’est alors pas étonnant que les mêmes
54
L’anecdote suivante est significative de la vertu proprement « magique » que les sondages procurent à ceux
qui parviennent (même provisoirement) à monopoliser leurs résultats. Un membre du cabinet du Premier
ministre, destinataire d’une enquête qui doit être publiée quelques jours plus tard dans un quotidien du matin,
rencontre l’un des rédacteurs politiques de ce journal. Il lui fait part de ce sondage plutôt favorable pour le
Premier ministre et essaie de convaincre son interlocuteur d’accompagner la publication des résultats d’un papier
louant les qualités de son chef. Le journaliste, commanditaire de l’étude, est particulièrement étonné de
découvrir que le cabinet disposait du rapport d’enquête avant lui. Il se plaint alors à l’entreprise de sondages,
prestataire de cette enquête. Ses responsables manifestent à leur tour leur colère à notre département, tant ils
craignent que cet épisode ne nuise au partenariat qui les lie depuis plusieurs années à ce journal.

43
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion

responsables politiques admettent un temps la superficialité des sondages, leur caractère non
prédictif ou la possibilité qu’ils soient manipulés, tout en leur accordant du crédit dès qu’ils
produisent des résultats favorables.

Or ce crédit rejaillit sur celui qui rend visible l’invisible, annonce la « bonne nouvelle » et
anticipe l’avenir, notamment si celui-ci se présente avantageusement. Les efforts visant à
clore les listes de diffusion s’expliquent également à l’aune de ce souci – bien analysé par la
sociologie crozérienne des organisations – de monopoliser la transmission des informations
(positives ou négatives, actuelles ou prophétiques) auprès des gouvernants. On comprend
alors mieux pourquoi les compétences attendues des agents du département « Études et
sondages » s’avèrent davantage rédactionnelles que sociologiques ou méthodologiques : les
notes doivent être courtes, synthétiques, percutantes, simples à lire pour des lecteurs pressés.
Il ne s’agit ni de problématiser, ni de rentrer dans les détails (sauf lorsqu’ils permettent de
nuancer un constat négatif), ni d’opérer une exégèse subtile de données d’enquêtes trop
souvent équivoques. Ce que veulent les interlocuteurs des cabinets, ce sont des éléments
d’analyse succincts, précis qu’ils pourront eux-mêmes répercuter à leur hiérarchie, voire au
Premier ministre lui-même.

On voit à quel point les contraintes spécifiques au travail en cabinet rejaillissent sur leur usage
des enquêtes d’opinion : ils imposent l’urgence, se focalisent sur quelques « chiffres »
supposées refléter l’humeur globale des Français et s’en remettent aux intuitions d’exégètes
expérimentés de l’opinion (Pierre Giacometti incarnant aujourd’hui cette figure désormais
traditionnelle dans l’entourage des dirigeants politiques). Il n’est donc pas possible de
comprendre le succès des sondages dans l’espace politique si l’on ne prend pas en compte la
plasticité de l’instrument (il se prête à des usages diversifiés) et sa capacité à satisfaire les
contraintes d’économie de l’information et du travail. Rapides à produire 55, apparemment
simples à lire, relativement économiques, les sondages facilitent la production d’information à
la fois concises, globales (car supposées représentatives de l’ensemble des citoyens et fondées
sur un principe majoritaire), moins ambigües que des matériaux qualitatifs (car étayées par
des preuves a priori incontestables) et supposément prédictives. Les notes doivent
effectivement satisfaire ces impératifs d’économie rédactionnelle, même lorsque les
thématiques analysées justifieraient des développements conséquents. Les données sont ainsi
réduites à quelques indicateurs lapidaires, décontextualisés et mis en comparaison sous des
formes graphiques qui permettent parfois de ne pas avoir à rédiger de longues analyses (les
« + » et les « - », les courbes d’évolution dans le temps, etc.). Il ne fait aucun doute que ce
réductionnisme, relativement inévitable au regard des conditions de travail en cabinet,
contribue au fétichisme des données sondagières.

***

Contrairement aux apparences, l’abondante commande d’enquêtes ne place pas l’exécutif


dans une position panoptique vis-à-vis de la nation et de ses citoyens. Faible coordination
55
. Des questionnaires validés en fin de matinée peuvent donner lieu à des rapports d’enquêtes réalisées auprès de
mille personnes dès le lendemain après-midi.

44
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

entre services chargés de « lire » l’opinion, cloisonnement des informations au sein même des
cabinets, travail dans l’urgence, perpétuel recommencement des enquêtes, équivocité des
données : toutes ces dimensions laissent entrevoir qu’en dépit d’une utilisation frénétique
d’études « quali » et « quanti », les gouvernants continuent de « naviguer à vue ». Ainsi, plus
que dans les avantages stratégiques que procureraient les sondages à ceux qui disposeraient de
leur résultat, c’est peut-être dans le décalage entre l’ampleur des dépenses qu’ils occasionnent
et la superficialité des gains cognitifs qu’ils apportent que réside le principal scandale de ces
usages gouvernementaux des enquêtes d’opinion.

Annexes
Présentation des principaux marchés publics contractés par le SIG en matière d’études et de
sondages

Attributi Montant
Lots Descriptif
on prévisionnel

Abonnements Abonnement à l’ensemble des sondages publiés IFOP, 4 000 HT à 19


TNS 999,99 HT (*2)
(2008)

Enquêtes Réaliser des études quantitatives téléphoniques sur des Ipsos 125 000 HT à
quantitatives thèmes d'actualité. Les enquêtes seront réalisées auprès de 192 999,99 HT
omnibus par l'ensemble ou d'une partie du grand public.
téléphone
8 offres reçues
(2009)

Enquêtes Réaliser des études d'opinion quantitatives par téléphone (pas Isama 125 000 HT à
quantitatives de recours aux études ominbus). Les enquêtes seront réalisées 192 999,99 HT
(groupe
ad hoc par auprès du grand public et de toutes cibles spécifiques
CSA)
téléphone
11 offres reçues
(2009)

Baromètre de Mettre en place un dispositif d'études permettant de suivre de Ipsos 125 000 HT à
suivi de façon barométrique l'état de l'opinion à l'égard de l'action de 192 999,99 HT
l'exécutif l'exécutif, réaliser de manière ponctuelle des
approfondissements qualitatifs ou quantitatifs. Les enquêtes
(2009)
seront réalisées auprès du grand public.
7 offres reçues

Enquêtes en Réaliser des études d'opinion ad hoc qualitatives ou/et Opinion- 125 000 HT à
ligne quantitatives en ligne ; mettre en place un panel mensuel way 192 999,99 HT
permettant d'identifier et de suivre les changements de
(2009)
perceptions à l'égard de l'action gouvernementale. Les
enquêtes seront réalisées auprès du grand public, de toutes
cibles spécifiques, de visiteurs d'un site web ou de
populations extraites d'un fichier d'adresses électroniques
fourni par le SIG.
7 offres reçues

45
Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

Enquêtes Réaliser des études qualitatives d'opinion qui seront IFOP 125 000 HT à
qualitatives et systématiquement accompagnées d'enquêtes quantitatives. 192 999,99 HT
quantitatives Les phases de l'étude pourront être inversées avec au
préalable une enquête quantitative suivie d'une phase
(2009)
d'approfondissement qualitative. Cette double approche devra
permettre de mettre en place, si nécessaire, un outil de
pilotage d'une réforme gouvernementale.
8 offres reçues

Enquêtes Réaliser des études qualitatives d'opinion et des pré-tests de TNS 125.000 HT à
qualitatives communication (campagne, journal, brochure, concept, logo, Sofres 192.999,99 HT
message). Les enquêtes seront réalisées auprès du grand
(2009)
public et de toutes cibles spécifiques, à Paris et en province
10 offres reçues

Enquêtes Réaliser des études d'opinion quantitatives en face en face sur CSA 125.000 HT à
quantitatives des thèmes d'actualité; des post-tests de supports et d'actions 192 999,99 HT
en face à face de communication qui doivent permettre a minima de
mesurer la mémorisation, la reconnaissance, l'agrément et
(2009)
l'impact de la campagne ou de l'action de communication; -
des enquêtes auto-administrées.
7 offres reçues

Enquêtes La consultation a pour objet de permettre au SIG et aux IFOP 4.000 HT à


barométriques ministères de réaliser un baromètre de suivi de l'opinion 19.999,99 HT
sur la portant sur les niveaux et les attentes d'information, ainsi que
communicatio sur la notoriété et la satisfaction à l'égard des actions de
n des pouvoirs communication des pouvoirs publics et de l'information qu'ils
publics dispensent. Ce baromètre est réalisé auprès d'un échantillon
représentatif du grand public et sur échantillons.
(2009)
5 offres reçues

Prestations d’analyse des pré-tests et de post-tests des campagnes de JPB 4 000 HT à


communication Consul- 19.999,99 HT
tant
(2010)

Élaboration du Baromètre de Valeurs des Français TNS 4 000 HT à 19


Sofres 999,99 HT
(2010)

Mise en place d’une base de données des post-tests de campagne de Solirem 4 000 HT à 19
communication 999,99 HT
(2010)

Enquêtes annuelles Co- 50 000 HT à


fremca 89.999,99 HT
(2010)

46
Quand « les sondages » nous parlent…
La médiatisation d’un instrument du jeu politique
Nicolas Hubé*

« L’absence de la parole s’y manifeste par les stéréotypies d’un discours où le sujet, peut-
on dire, est parlé plutôt qu’il ne parle »
Jacques Lacan, Ecrits 1, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 278

Au départ de ce texte réside une interrogation, ou plutôt une inquiétude. Ayant lancé à la
rentrée 2010 une recherche collective associant quelques étudiants de master de l’Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne56, un étudiant s’est inquiété de ne pas trouver de sondages publiés
sur France-Inter ou alors très peu, lors d’une des premières réunions préparatoires. De même,
un autre travaillant sur TF1 m’indiquait que la chaîne ne semblait être qu’un très faible
utilisateur de cet outil. Ainsi, sur le second semestre 2010, lorsqu’on analyse les sondages qui
font l’objet d’un traitement sur France-Inter, on n’en dénombre que 28. Cette première
interrogation a, d’abord, été traitée comme une erreur d’apprentissage d’étudiants de master.
Elle a ensuite été perçue comme une mise en garde méthodologique de l’utilisation des bases
de données d’articles de presse ou de programmes de radio et télévision : factiva, euro-presse
ou l’INA. Il ne pouvait pas en être autrement… que n’avions nous pas écrit depuis Faire
l’Opinion sur cette Ivresse des sondages57.

Pourtant, loin d’être une erreur, ce mystère traduit plutôt d’un nouvel état, une évolution de
l’écriture de l’information politique sur les sondages. Il n’est plus besoin de faire cas de
sondages chiffrés, précis et sourcés pour que « l’opinion des Français » soit parlée dans les
médias. En effet, à y regarder de plus près, on dénombre 114 mentions de sondages sur
France-Inter et non 28 au second semestre 2010. De même au Monde, si l’on ne regarde que
les résultats des sondages politiques nationaux précis et sourcés, nous ne dénombrons « que »
26 articles du 1er juillet au 30 octobre 2011 alors que l’on dénombre 106 références aux
sondages dans l’ensemble des éditions du Monde consultées.

Jusqu’alors, nous ne pouvions que suivre les raisonnements de Patrick Champagne quand il
expliquait assez justement : « l'opinion publique est une sorte de trophée que se disputent les
*
. Maître de Conférences en science politique, Université Paris Panthéon Sorbonne.
56
. Nous remercions les étudiants de M1 de Paris 1 d’avoir pris part à cette analyse des sondages dans le cadre de
leur mémoire de recherche que nous avons dirigé avec Loïc Blondiaux, en particulier Jules Bussière, Cécile
Delemarre, et Maxime Duval. Les chiffres de 2010 sont des analyses de ces données. Les entretiens de
journalistes que nous citons ont été réalisés par Maxime Duval et Cécile Delemarre. L’enquête collective associe
plusieurs chercheurs des Universités d’Amiens, de Nice, Strasbourg, Versailles St-Quentin et Paris 1 sous le
sigle : GOSSPEL (Groupe d’Observation des Sondages – une Sociologie Politique des Elections).
57
. Citons entre autres : Patrick Champagne, « Le cercle politique. Usage sociaux des sondages et nouvel espace
politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 71-72, 1988 ; Patrick Champagne, Faire l’opinion, le
nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990 ; Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte,
2006 ; Nicolas Hubé, Emmanuel Rivière, Faut-il croire les sondages ?, Bordeaux, Éditions Prométhée,
collection « Pour ou contre », 2008 ; Patrick Lehingue, Subunda : coups de sonde dans l'océan des sondages,
Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007.

47
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

professionnels de la politique. Il s'agit d'une technique reconnue par tous pour trancher dans
des jeux qui se jouent en fait dans le cercle beaucoup plus restreint et limité des
professionnels de la politique »58. L’hypothèse que nous aimerions développer ici à partir
d’une étude, pour l’heure, exploratoire de l’usage des sondages dans les médias français, est
qu’il n’est plus besoin d’exhiber le trophée pour pouvoir se prévaloir d’être partie prenante du
« cercle politique »59 et surtout bon commentateur. La clôture du cercle politique semble
achevée, à l’instar de ce qui avait déjà été observé aux États-Unis pour l’élection de 200460.

Une opinion publique au singulier se cache derrière le pluriel « des » sondages et « des »
Français et n’a plus à être démontrée « scientifiquement » par l’appui d’un sondage. « Les
sondages » sont devenus une substance locutive, un « retour de discours » dirait Jacques
Lacan61. « Les Français » sont parlés par « les sondages » sans avoir à montrer l’outil de
production du discours. Les journalistes n’exhibent plus le trophée et ne sont plus uniquement
les ventriloques des « Français ». Désormais, le fait que les sondages soient un concept au
singulier suggère sa substantiation, ou, pour reprendre la formule de Niklas Luhmann, « c'est
l'Esprit Saint du système. [Il] est ce que l'on observe et ce que l'on décrit sous le nom
d'opinion publique »62. En effet, la faible fréquence des « résultats » de sondages (c'est-à-dire
d’études singulières et sourcées) et des baromètres tendent à fermer d’autant plus le cercle que
les lecteurs sont contraints de « croire sur parole » les commentateurs et les journalistes de la
« cote » des acteurs politiques. Leur omniprésence dans le jeu politique rend superflu leur
citation. Les journalistes sont seuls autorisés à et ont pleine autorité pour donner à voir « les »
sondages sur lesquels ils vont pouvoir projeter des explications liés à leurs observations ; ou
alors, ce résultat va servir d’explication à une attitude. C’est tout l’aspect sacré du champ
politique qui est ré-affirmé et conservé par cet effet de clôture : l’effacement des journalistes
derrière les sondages les fait parler in persona sondagi pour mieux marquer leur appartenance
au jeu politique, duquel le public n’est qu’un observateur entrant en communion avec lui par
l’intermédiaire du journaliste et par cet acte de substantiation des sondages63.

Cet article repose, d’une part, sur une analyse de quatre quotidiens nationaux (Le Figaro,
L’Humanité, Libération, Le Parisien) et du journal de 19h sur France-Inter au second
semestre 2010 ; d’autre part, il repose sur une analyse du Monde du 1er juillet 2011 au 30
octobre 2011. Ces médias ont fait l’objet d’une analyse qualitative et quantitative du contenu.
Ont été retenus toutes les références à un ou plusieurs sondages ainsi que le recours au mot
« sondage » dans un article. Plusieurs entretiens complémentaires ont été réalisés. L’analyse
menée confirme un premier point : il existe bien une tendance générale à un recours massif

58
. Patrick Champagne, « Du singulier à l’universel : l’exemple de l’opinion publique », in CURAPP, Droit et
politique, Paris, PUF, 1993, p. 223. C’est nous qui soulignons.
59
. Patrick Champagne, « Le cercle politique », art. cit.
60
. Kathleen A.Frankovic, « Reporting ‘the Polls’ in 2004 », Public Opinion Quarterly, 69 (5), 2005, p. 682–
697; Thomas E. Patterson, « Of Polls, Mountains. U.S. Journalists and their Use of Election Surveys », Public
Opinion Quarterly, 69 (5), 2005, p. 716–724.
61
. Jacques Lacan, Ecrits 1, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 16 : « Et si l'homme se réduisait à n'être rien que le
lien de retour de notre discours, la question ne nous reviendrait-elle pas d'à quoi bon lui adresser ? ».
62
. Niklas Luhmann, « L’opinion publique », Politix, 55, 2001, p. 34.
63
. Emile Durkheim, « Cours sur les origines de la vie religieuse », Textes, Tome 2, Paris, Minuit, 1975 (1907).
Le journaliste parle in persona sondagi par le truchement des sondages comme le prêtre catholique parle in
persona christi par le truchement de l’Esprit Saint.

48
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

« aux sondages » dans les pages politiques. Plus d’un sondage tous les deux jours est ainsi
évoqué, en 2010, sur France Inter (104), à L’Humanité (102 pour 186 éditions), à
Libération (68) ; un tous les trois jours au Figaro (40) et au Parisien (55). Au Monde au
second semestre 2011, si l’on fait abstraction des 24 sondages ne traitant pas de politique
nationale, on dénombre plus de trois sondages traités tous les quatre jours (82 pour 105
éditions).

Il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur les 24 sondages ne couvrant pas le jeu
politique français. Ils concernent pour plus de la moitié (13) la politique intérieure de
quelques pays étrangers : cinq concernent la politique intérieure des États-Unis d’Amérique
(quatre portent sur Barrack Obama et un sur les Républicains), trois sur les revirements de la
politique de la Chancelière allemande, Angela Merkel ; un sur l’état de l’opinion en Grande-
Bretagne après les émeutes d’août et l’action menée par le Premier ministre David Cameron ;
puis on compte un sondage barométrique sur Kirchner au Chili, un autre en Égypte (mais un
sondage facebook (sic !), faute de meilleur « institut ») et un en Israël. Les autres portent sur
la pratique religieuse (en Espagne, en Autriche et en Allemagne), sur de grandes enquêtes
comparatives (le nucléaire européen, les e-donateurs ; les vacances des européens), sur le
comportement de groupes spécifiques (les médecins, le personnel de la BCE ; les cadres
d’entreprises) ou sont purement anecdotiques : « La Joconde n’a plus la cote » titre Le Monde
le 6 septembre sur les chefs-d’œuvre en Italie. Un dernier évoque le suivi juridique de
l’affaire des sondages de l’Elysée. En d’autres termes, du fait de l’éloignement des
journalistes du jeu politique des pays étrangers qu’ils couvrent, les sondages ne sont
qu’anecdotiques dans l’explication de la conduite de ce pays.

Foi de « sondages »

Désormais, en France comme aux États-Unis64, « les sondages » s’expriment seuls, comme
une figure autonome. Ils rythment le jeu de la campagne, sans avoir besoin d’un
commanditaire, d’un institut, ni même d’un commentateur. Les sondages « agissent » et « font
agir » les acteurs du champ politique, sans renvoyer nécessairement à une source sondagière
précise : c’est le cas de 2 sondages sur 3 dans Le Monde). Jusqu’alors, les sondages
permettaient aux sondeurs et aux journalistes d’user d’arguments scientifiques pour contrer
les propos des politiques. Le discours en légitimation de leur profession et de la vie
démocratique dont ils sont les garants pouvait s’appuyer sur un instrument « objectif ». Il
semble qu’une transformation a affectée le travail du commentaire. « Les sondages »
permettent de garder intact le caractère d’imprévisibilité de l’espace public tout en produisant
de la « transparence » dans la vie publique65. Mais ce qui se joue désormais, en plus des
articles barométriques publiés sur les candidats, c’est qu’ils sont devenus par leur
substantiation un qualificatif d’un acteur du champ politique. Par l’effet de sens
immédiatement mobilisable qu’elle produit, la cote est ainsi une typification qui colle à
l’acteur.

64
. Kathleen A.Frankovic, « Reporting ‘the Polls’ in 2004 », art. cit.
65
. Patrick Champagne, Faire l’opinion, op. cit., p. 250.

49
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

La parole d’un peuple mobilisé

La mythologie de la « photographie de l’opinion » entourant les sondages lui donne une


valeur journalistique toute trouvée : elle est un événement en soi parce qu’elle repose sur le
caractère d’imprévisibilité des humeurs de l’opinion qu’elle véhicule. C’est la raison pour
laquelle l’information se suffit à elle-même et ne fait l’objet d’aucune inscription dans – et
rarement commentaire sur – l’actualité.

De manière récurrente, les résultats d’enquêtes sont traités sous forme de brèves. Sur France-
Inter, sur les 28 sujets dénombrés, on observe une tendance assez forte aux formats courts. Si
les sujets peuvent aller de 10 secondes à 6 minutes 26 secondes d’antenne, 11 font l’objet
d’un traitement de moins de 50 secondes et seuls deux dépassent les 3 minutes pour traiter la
« montée du Front National » et la réforme des retraites. La moitié des sondages de France-
Inter (14 sur 28 sujets) et de Libération (33 sur 68), un quart de ceux du Monde (7 sur 24)
sont traités sous forme de brèves. Ce phénomène se renforce par le fait qu’au Monde comme à
Libération, parler de résultats de sondage se passe d’énonciateur : quand « les Français »
s’expriment, ces articles ne sont pas signés (toutes les brèves du Monde ; 70 % des articles à
Libération). Quand le format dépasse celui de la brève, ces « Français » deviennent des
« acteurs » de l’opinion publique et transforment en « crise de confiance » (pour le Président
de la République) une cote de popularité. Le journaliste peut alors se faire commentateur, en
respectant la rhétorique de l’objectivité66, puisque désormais le chiffre se suffit à lui-même
pour garder le format de l’objectivité et que l’outil ne fait plus – ou du moins est-il admis –
l’objet de contestation au point de devoir s’encombrer de paroles expertes. Ainsi, Libération
peut écrire « notre sondage exprime avec force ce besoin de nos concitoyens d’être écoutés
par le pouvoir » (20 septembre 2010) sans avoir à expliquer une telle prise de position.

Le recours à la mise à distance passe par le sondeur quand le chiffre ne se suffit plus à lui-
même pour garantir sa force performative. Jérôme Fourquet (IFOP) est, par exemple, appelé à
la rescousse du Parisien, quand le 14 août 2010, sur un sujet polémique – la réforme de la
nationalité proposée par Eric Besson – « les sondages se suivent et ne se ressemblent pas ».
Un premier sondage IFOP-Figaro assure que « 70% des Français » sont pour cette réforme
tandis que le sondage CSA-Marianne précise que 51% des sondés sont contre. Les raisons de
cette différence « dans l’opinion » sont alors assez « aisées » à trouver et sont au nombre de
trois. Les deux premières sont complémentaires : la date du questionnaire et le débat
politique. « Les Français » ont été influencés par les prises de parole des partis qui séparent la
date du premier et du second sondage. Il est donc « logique » que les opinions aient pu
évoluer. Reste comme troisième explication possible : le fait que cela a peut-être à voir avec
la manière dont les questions ont été posées…. Le commanditaire du sondage n’est, lui,
jamais interrogé, ni vu comme la source d’un potentiel biais. Cela conforte l’idée qu’en
observant l’opinion publique des sondages, on n’observe pas n’importe quoi. On observe des
observateurs : journalistes et politiques.
66
. Gaye Tuchman, « Objectivity as a Strategic Ritual. An Examination of Newsmen’s Nations of Objectivity »,
American Journal of Sociology, 77(4), 1972; Jean-Gustave Padioleau, « Systèmes d'interaction et rhétoriques
journalistiques », Sociologie du travail, 1, 1976.

50
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Pour autant, la situation semble avoir évolué. Dans ce jeu qui consiste « par divers moyens, à
faire dire à l’opinion telle que la recueille les instituts de sondage, tel le ventriloque à sa
marionnette, ce que certains ont intérêt à lui faire dire »67, il ne semble plus nécessaire de se
légitimer par les enquêtes. Le ventriloque comme la marionnette se sont évaporés au profit
des seuls « sondages ». Lorsqu’on lit en détail les articles du Monde, on constate qu’à 56
reprises (soit deux articles sur trois), la figure singulière « des sondages » est utilisée sur deux
registres par les journalistes. Il s’agit, d’une part, d’une typification d’un acteur politique qui
peut ainsi être représentant d’un parti dans un paragraphe et dans l’autre « stagner » ou
« décoller » dans les sondages ou ne peser que 5 ou 7 % dans l’opinion sans jamais n’avoir
aucune mention de cette idée. Parlant du discours de Jean-Luc Mélenchon à la Fête de
L’Humanité, le « quotidien du Boulevard Blanqui » évoque au détour d’une phrase que
« celui qui stagne dans les sondages autour de 6% n’a pas ménagé ses forces pour soigner son
image » (Le Monde, 20 septembre 2011). Ce type de qualificatif sert de synonyme pour parler
des candidats : le 30 septembre 2011, Le Monde va ainsi parler des « deux favoris des
sondages » (François Hollande et Martine Aubry) sans même donner leur nom. Cet usage
typifiant des sondages sert aussi aux journalistes à disqualifier par avance les « petits
candidats », du fait de leurs faibles scores. En effet, parlant d’Hervé Morin, il est « difficile de
s’imposer en partant à 1% dans les sondages » (Le Monde, 28 septembre 2011).

Il s’agit, d’autre part, d’un « motif à agir ». Ainsi le 27 juillet, Sarkozy peut avancer de
nouvelles propositions sur la « règle d’or », « soulagé de remonter dans les sondages ».
L’usage des sondages suivant ce registre est plus systématiquement le fait des commentaires
rédigés par les journalistes ou les articles de décryptage de la stratégie d’un parti pour les
élections à venir ou de l’action d’un candidat. Dans la fiction politique du Monde, les
sondages sont des éléments de stratégies, tandis que sous la plume de l’éditorialiste politique
du quotidien, expliquent « le blues de la droite » par deux raisons :

« D’où vient ce spleen qui ronge la droite ? Des sondages, bien sûr, qui sont mauvais
[…]. De la crise, plus sûrement […] C’est pourquoi la séquence du week-end revêt une
importance capitale pour M. Sarkozy. Réussir le sommet européen, parler aux Français,
donner une feuille de route aux élus : trois conditions pour espérer un rebond » (Le
Monde, 22 octobre 2011).

On notera que dans l’une ou l’autre situation, les sondages utilisés en ne présentant pas les
chiffres permettent des tours de force discursifs de la part des journalistes : si l’on regarde les
sondages disponibles sur les sites des entreprises, la « remontée » de Nicolas Sarkozy en
juillet 2011 ne concerne que des variations à la hausse de 1 à 4 points tandis que la position de
« favori des sondages » de François Hollande ne reposait que sur des écarts de deux points
pendant tout l’été, soit un écart à l’intérieur des marges d’erreur. Dans un formidable exercice
de prophéties auto-réalisatrices, parmi les « six chantiers » qui attendent François Hollande
après la primaire, on trouve la nécessité d’« anticiper l’érosion sondagière » (Le Monde, 25
octobre 2011) qui ne manque pas d’arriver trois semaines plus tard !

67
. Patrick Champagne, « Du singulier à l’universel : l’exemple de l’opinion publique », art. cit. p. 223.

51
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Faire beau jeu

Instrument du jeu politique par excellence, « les sondages » nourrissent, par ailleurs, la course
aux chevaux de la politique68. Les enjeux politiques traités par sondages existent mais ils sont
minoritaires en phase de pré-campagne pour quasiment disparaître en période de campagne :
Le Monde ne fait ainsi référence qu’à trois reprises à des questions d’enjeux traités par les
sondages (le 9 juillet sur la fiabilité du nucléaire et la nécessité ou non de sortir du nucléaire ;
le 22 du même mois auprès des médecins sur la régulation de leur profession et le 26 octobre
pour évoquer la crédibilité des candidats pour faire face aux enjeux de la crise économique).
En phase de précampagne, le quart (sept occurrences) des sondages cités de France-Inter
portent sur des enjeux (deux sur la déchéance de nationalité, trois sur les retraites, un sur la
fiscalité et un dernier sur les priorités des français pour 2012), tandis que 15 portent sur le jeu
politique (dont sept sont des cotes de popularité). Les six derniers sont des références à des
sondages non politiques. Dans une proportion proche, Le Parisien publie 17 sondages portant
sur des enjeux (sur les 55 comptabilisés)… mais seuls 8 portent sur la politique nationale, 4
sur l’économie et 2 sur le Fait du jour et Vivre mieux. Au cours de la même période, on
compte 16 sondages liés au sport, notamment pour connaître l’attitude « des Français » à
l’égard de l’équipe de France de football et de Raymond Domenech 69. De manière idéale-
typique, Libération comme Le Figaro consacrent près des trois quarts des sondages soit à des
sondages barométriques (respectivement 48 et 29%), soit à des sondages d’intentions de votes
(respectivement 23 et 50%). Dit autrement, près de 3 articles sur 4 portent sur les candidats,
cependant que un peu moins d’un quart (24% à Libération et 21% au Figaro) portent sur des
enjeux politiques, majoritairement la réforme des retraites (4 sondages sur les six enjeux du
Figaro et 13 sur 16 à Libération).

Deux exceptions sont à noter dans le corpus. La première est celle de L’Humanité qui traite
dans ses pages de 14 sujets d’enjeux politiques et 22 d’enjeux sociaux pour 34 sondages de
jeu politique. Cette exception est sans doute une stratégie de distinction du quotidien
communiste, qui ne peut concourir à armes égales avec ses concurrents généralistes. Mais elle
est d’autant plus notable qu’il a été l’un des quotidiens les plus rétifs (avec Le Monde) à
introduire cette technique dans la couverture de la vie politique au moins jusqu’à la seconde
moitié des années 198070. Le Monde, à l’inverse, en présentant moins les résultats d’enquête
que des commentaires à partir des sondages semble marquer sa différence (26 sondages
d’intentions de vote ou barométriques contre 56 papiers). Cette stratégie discursive est un
moyen d’assurer son magistère en gardant le lecteur à distance des résultats. A moins que
l’avancement de la campagne et l’omniprésence des sondages dans le champ politique rende
superfétatoire leur citation.

68
. Jacques Gerstlé, Olivier Duhamel, Dennis K. Davis, « La couverture télévisée des campagnes présidentielles.
L’élection de 1988 aux Etats-Unis et en France », Pouvoirs, 63, 1992 ; Legavre Jean-Baptiste, « Les journalistes
politiques : des spécialistes du jeu politique », in Frédérique Matonti (dir.), La Démobilisation politique, Paris,
La Dispute, 2005, p. 117-142.
69
. Sur ce point, voir : Michel Offerlé, « Dépaysement: le nombre des buts », Politix, 7-8, 1989, p. 151-154.
70
. Nicolas Kaciaf, Les métamorphoses des pages politiques dans la presse écrite française (1945-2000), Thèse
pour le doctorat en science politique, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2005, p. 280-287.

52
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Cap sur 2012 !

De manière peu surprenante, les sondages sont dès 2010 fixés sur 2012, testant les différentes
hypothèses de celui (Dominique Strauss-Kahn) ou celle (Martine Aubry ou Ségolène Royal)
des socialistes qui battrait ou non le Président de la République sortant ou indiquant combien
(55%) parmi les Français veulent la victoire de la gauche. A Libération, par exemple, 7
articles sont consacrés aux primaires socialistes et 8 à l’élection de 2012 tandis que ce
phénomène est accentué au Figaro (respectivement 10 et 12 articles). Le Monde, ce second
semestre 2011, est logiquement rythmé par la primaire socialiste (26 articles).

« Outil d’objectivité », « les sondages » servent aussi aux journaux pour mieux se marquer
politiquement en parlant de leur ennemi politique : 19 articles de Libération sont consacrés à
Nicolas Sarkozy, 12 au couple Sarkozy-Fillon et 2 à François Fillon, soit 33 articles sur 59
consacrés à des personnes opposés à la ligne du journal (accessoirement aussi au cœur des
institutions politiques), tandis qu’au Figaro, 22 articles sur 36 sont consacrés à l’opposition
socialiste (16 à Dominique Strauss-Kahn, 4 à Martine Aubry et 2 à Ségolène Royal). Marine
Le Pen est étonnamment peu abordée : à deux seules reprises dans ces deux quotidiens et une
seule fois pour Le Monde. Au Monde, « les sondages » servent prioritairement à parler des
dirigeants du parti socialiste (26 articles majoritairement sur Hollande, Aubry et Royal)
auxquels s’ajoutent les trois sur DSK, et à ceux de l’UMP et au Président de la République
(15 articles). Les autres formations sont réduites à un traitement conforme à leur poids
sondagier : 3 articles pour Jean-Louis Borloo, 3 autres sur le Centre, 3 pour Jean-Luc
Mélenchon, 2 pour Eva Joly, 1 pour Philippe Poutou. Ajoutons à cela que les résultats
d’enquêtes barométriques portent, elles, principalement sur les trois puis deux prétendants
socialistes face à Nicolas Sarkozy.

A cercle fermé

« Produire des sondages, ce n’est pas seulement produire des informations. Celles-ci mettent
en relation des hommes », nous dit Alain Garrigou71. Outil du jeu politique et outil aux mains
des journalistes pour gagner en autonomie journalistique, la figure singulière « des sondages »
est surtout un formidable outil de clôture de l’espace politico-médiatique. Ils apportent des
éléments de consécration journalistique et un outil de placement vis-à-vis de la concurrence.

Circulation circulaire des énoncés de sondages

Il est frappant de constater que les sondages ne servent pas seulement l’organe de presse qui
en a fait la commande au moment de sa sortie. Ils le servent également dans la reprise par les
concurrents. On dénombre ainsi, au second semestre 2010, au Parisien, 11 commandes
propres sur 55 références à des sondages tandis que 23 autres sont à relier à des médias écrits
(3 seulement à la TV). Il en est de même à l’Humanité où un peu plus de la moitié des
sondages est sourcée (61 sur 102) mais dont seulement un quart d’entre eux (15 enquêtes)
71
Cf. L’ivresse des sondages, op. cit., p. 100.

53
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

sont des commandes du groupe L’Humanité (et 7 seulement viennent de l’audiovisuel). Au


Figaro 13 sondages sur 40 sont sourcés, dont 5 sont le fait de commandes du quotidien (et 2
en partenariat France-Inter). Les autres sont des commandes de la presse magazine ou de la
chaîne Canal Plus (2 sondages). Sur cette période, Libération fait figure de gros
consommateur de sondages : 48 sondages renvoient à des titres de presse dont la moitié (22)
au seul Libération puis pour l’essentiel à la presse magazine (Paris Match, JDD, Marianne,
Le Point) et rarement à la télévision (3 occurrences de Canal Plus). Cette tendance ne se
retrouve que faiblement au Monde qui préfère l’exclusivité des sondages IPSOS-Logica-
Le Monde-Radio France-France Télévisions. Les autres sondages cités sont encore une fois
ceux de Canal Plus, du JDD, du Point, de France-Soir, de Libération ou de BFM-TV. Ces
reprises traduisent la « circulation circulaire de l’information »72 à partir de ce qui « fait
événement » dans le cercle politique : la publication des résultats de sondages.

Cette reprise permet aux journalistes de produire une information disposant de tous les gages
de neutralité à faible coût73. Les sondages ont aussi un avantage publicitaire pour les organes
de presse qui savent, par avance, qu’on parlera d’eux suite à la publication d’un sondage.
Notons, comme nous l’a expliqué un sondeur, que l’arrivée récente d’entreprises comme
Logica dans la production de sondages répond à cette même stratégie d’avoir un support de
publicité et de notoriété à plus faible coût de production. C’est également ce qu’en disent les
journalistes :

« On fait des sondages parce que ça a un intérêt financier, un intérêt de visibilité, mais
aussi parce que ça intéresse les lecteurs. Si on se rendait compte, que dans le cadre des
enquêtes sur le lectorat, ou des retours des lecteurs que l’on peut avoir, on nous disait
“ça n’a aucun intérêt”, on n’en ferait plus. Mais les gens se projettent déjà dans
l’élection. Ils veulent savoir. Ça conduit donc les journaux à multiplier les enquêtes.
[…] il y a un effet d’entraînement. Tout le monde faisant des enquêtes, il est difficile de
s’en extraire soi-même, notamment en campagne électorale. Si pendant une
présidentielle, un journal n’a pas son rendez-vous, son institut, c’est gênant, c’est un
élément de crédibilité. »
(Entretien avec un journaliste politique au Figaro, 29 mars 2011)

On y comprend donc que les contraintes économiques qui pèsent sur les rédactions et
pourquoi elles tentent de ne pas se laisser dépasser par la concurrence. Ne pas en faire, en
dépit de certaines réticences, est vécu comme une erreur stratégique. Aussi, les sondages
produits qui font événements (le sondage Harris Interactive-Le Parisien sur Marine Le Pen du
6 mars 2011) pour des organes de presse concurrents ne sont jamais vus comme des « coups
de pub » mais plutôt comme un « coup de chance » – celle d’avoir été le premier a avoir eu
cette évolution – comme l’explique ce même journaliste.

72
. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber/Raison d’agir, 1995, p. 85.
73
. Nicolas Kaciaf notait ainsi qu’en novembre 2000, 27,5% des supports concurrents cités par un organe de
presse l’étaient du fait de sondages publiés : Nicolas Kaciaf, Les métamorphoses des pages politiques…, op. cit.,
p. 278.

54
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Des intervenants bien choisis

La substantiation « des » sondages passe également par la relative disparition « des »


sondeurs, qui sont au final bien plus nombreux à être sur les plateaux de télévision dans les
programmes magazines que dans les émissions d’information politique. Quand ils le sont,
c’est toujours aux dépens des universitaires. L’expertise extérieure légitime à prendre la
parole est celle des producteurs de sondages. On dénombre ainsi 11 sondeurs interrogés par
L’Humanité et 9 au Parisien contre respectivement 5 et zéro universitaires. Au Monde, la
proportion est similaire puisque 14 sondeurs ont la parole contre 6 universitaires seulement,
dont un article cosigné par Nonna Mayer, Bernard Denni et Vincent Tiberj ; une interview de
Pascal Perrineau sur le FN et la controverse sur les primaires socialistes entre Rémi Lefebvre
et Gérard Grunberg. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces experts d'entreprises de
sondages ne sont pas spécifiquement appelés pour commenter les résultats « des sondages »
mais plutôt pour évoquer avec les journalistes la stratégie de communication et de placement
sur des enjeux politiques des partis politiques. Jérôme Fourquet (IFOP) commente ainsi le
positionnement d’Eva Joly dans Le Monde du 14 juillet 2011, suite à sa déclaration sur le
défilé militaire. On peut également noter un renversement paradoxal des rôles d’expertise
dans Le Monde du 2 août sur Marine Le Pen : Brice Teinturier est interrogé sur la stratégie
politique de Marine Le Pen sans jamais faire référence aux sondages tandis qu’il revient à
Pascal Perrineau de commenter les sondages.

L’expertise « scientifique » attestée des sondeurs sur le positionnement des candidats dans le
jeu politique en font de facto des experts des enjeux, du moins du jeu autour des enjeux
politiques. Lorsqu’on interroge les journalistes directement, la réponse (volontairement
provocante) atteste de ce savoir « scientifique », comme l’explique un second journaliste du
Figaro :

Q : Et des experts universitaires, des professeurs de science politique ?


R – On en fait de temps en temps, on en interviewe. Il y a Pascal Perrineau qui fait
régulièrement des pages chez nous. […] Il y a toujours cet espèce de biais qui est de
considérer, qu’après tout, pourquoi dans un service politique on n’aurait pas la même
expertise…
Q :…qu’un universitaire ?
R – Oui, qu’un universitaire…
Q – Pourquoi voir plutôt des sondeurs que des académiques ?
R. – Parce que le sondeur… les chiffres c’est une science dure. La science politique
c’est une science molle… [rires] c’est comme la sociologie ! »
(Entretien avec un journaliste politique 2, Figaro, 31 mars 2011).

Au-delà de la provocation de ce journaliste face à deux jeunes étudiants de science politique,


cette réponse témoigne d’une relative disqualification des universitaires, incapables d’offrir ce
que des entreprises de sondages sont capables de faire : le service après-vente, la traduction

55
Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

« en questions conformes des problèmes que se posent le client »74. C’est ce qu’expliquent,
successivement, un autre journaliste du Figaro ainsi qu’un sondeur :

« Si on a des questions, si une réponse nous interpelle, parce qu’elle était bizarre, ou que
l’on ne comprend pas l’analyse, on peut les appeler. L’intérêt de les avoir au téléphone,
c’est qu’eux peuvent aller dans le détail des catégories qui répondent.»
(Journaliste politique 2, Figaro, 29 mars 2011).
« La première tâche que l’on fait en débutant comme chargé d’études, c’est de
téléphoner aux rédactions pour savoir si elles ont bien eu l’étude, leur expliquer les
résultats, etc. […] Quand j’ai commencé, [mon entreprise] n’était pas connu, je faisais
des heures [de travail], notamment à faire connaître l’institut. Je faisais le forcing auprès
de TF1 pour qu’ils me passent PPDA et que je puisse lui vendre le sondage qu’on venait
de sortir ».
(Sondeur, 29 septembre 2011).

***
On pourrait s’étonner d’absence d’effets de la critique des sondages sur les journalistes. Loin
d’être (tous) fascinés, ils sont mêmes plutôt conscients des limites de l’outil et savent en jouer.
Ainsi, au lendemain des sondages du printemps 2011 sur la cote de Marine Le Pen, Le Monde
a-t-il fait un supplément très critique sur l’outil. De même, en pleines primaires socialistes,
Libération a titré en Une sur les dangers des sondages. Mais outil d’observation de la vie
politique et de fermeture du cercle politique, la force performative du discours « des
sondages » est telle qu’elle parle l’opinion publique avec force. L’énonciation d’un tel
discours d’opinion est réassurée par les institutions du champ politique. L’existence de la
Commission des sondages rassure et l’absence de sanctions de sa part légitime. Dans les
entretiens, il est évident que si la pratique d’OpinionWay peut être théoriquement mise en
doute, l’absence de sanctions la rend caduque politiquement. Pour le dire autrement, à l’instar
de la consommation de drogues, « les sondages » ont un effet addictif réservé aux seuls
initiés75… leurs critiques ne sont qu’une mauvaise redescente !

74
Pierre Bourdieu « Le sondage, une “science” sans savant », in Choses dites, Paris, Minuit, p. 217.
75
. Howard S. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

56
Sur un battement d’ailes de papillon.
Modes de conception et circulation de deux enquêtes
préélectorales hors contexte
Patrick Lehingue*

« Un battement d’ailes de papillon »… Derrière ce libellé faussement poétique, on aura peut-


être reconnu le titre d’une conférence fameuse – réputée avoir relancé les théories du chaos -
que le météorologue Edward Lorenz prononça en 1972 devant l'American Association for the
Advancement of Science : « Prédictibilité : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il
provoquer une tornade au Texas ? ». Pour la petite histoire, Lorentz n’était pas l’auteur de ce
titre énigmatique, hâtivement griffonné par l’organisateur du colloque, et s’en trouva un peu
embarrassé, exprimant dès le début de son exposé la crainte qu’une question ainsi libellée
« fasse douter de son sérieux ». On se retrouve ici dans une position homologue qui oblige
dans un premier temps à justifier la reprise d’une métaphore dont on ne sait trop jusqu’à quel
point il est pertinent de la filer ; ces précisions fournies, on dressera dans un second temps la
liste des biais méthodologiques qui entachent de plus en plus la conception des sondages
préélectoraux, soit parmi les enquêtes d’opinion, celles supposées les plus sérieuses et les plus
fiables qui soient76.

Papillon sondagier et ouragan médiatique

De manière purement métaphorique, le battement d'aile d'un papillon au Brésil désignera ici le
petit coup de force symbolique réalisé dans le micro univers des entreprises des sondages par
les responsables d’une P.M.E. émergente, Harris Interactive, au printemps 2011. Comme on
s’en souvient peut être, l’initiative – techniquement audacieuse mais médiatiquement très
payante – fut prise de réaliser et surtout de faire publier coup sur coup dans le Parisien-
Aujourd’hui (éditions des dimanche 6 et mardi 8 mars 2011) deux sondages préélectoraux
plaçant, pour la première fois dans l’histoire française des sondages, la candidate du FN,
Marine Le Pen, en première position des intentions de vote, ce quelque soit la configuration –
alors très ouverte – des candidatures socialistes : Martine Aubry, première secrétaire du Parti
Socialiste, pour le premier sondage (sur-titré en une du Parisien, « Marine Le Pen, en tête »),
Dominique Strauss Kahn et François Hollande, pour la seconde enquête (toujours en première

*
. Professeur de science politique, Université de Picardie Jules Verne, CURAPP.
76
. Elles le sont d’autant plus, comme l’a très justement fait remarquer Patrick Champagne dans Faire l’Opinion
(éditions de Minuit, 1990), que les enquêtes portant sur des intentions de vote, à condition qu’elles soient
réalisées à distance raisonnable de la date du scrutin (ce qui n’est pas le cas dans l’exemple qui nous occupera),
collectent moins des « opinions » formulées sur tout et parfois n’importe quoi, qu’elles ne visent à anticiper des
pratiques dont les enquêtés savent devoir s’acquitter à brève échéance. La possibilité (presque unique, en la
matière) de pouvoir comparer les résultats de tels sondages avec « la réalité » qu’on cherche à mesurer (les
résultats réels), le capital d’expériences accumulé dans un domaine où les enjeux de visibilité et de crédibilité
sont énormes, la possibilité de tirer les leçons de déconvenues passées achèvent de conférer aux sondages
préélectoraux réalisés en pleine campagne électorale, un statut tout à fait exceptionnel.

57
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

page du Parisien, « Sarkozy, Strauss-Kahn, Hollande, tous battus »). Deux petites enquêtes
donc, d’une qualité technique plus que discutable, apparemment vouées à être noyées dans le
flot ininterrompu des sondages, ou – au même titre que l’horoscope, le bulletin météo ou le
cours du CAC 40 – condamnée à n’avoir d’autre espérance de vie médiatique que journalière.

Usant et abusant du registre métaphorique, on désignera « par tornade au Texas », l’espèce


d’ouragan politico-médiatique qui suivit presque immédiatement (le dimanche même), cette
publication. Ouragan ou tornade affectant indifféremment le champ politique, l’univers
journalistique, le petit monde des essayistes et exégètes publics, et – retour à l’expéditeur et
jolie boucle de rétroaction – le monde des sondeurs.

Trois illustrations rapides de l’ampleur de la déflagration, dont la vitesse de propagation dans


chacun des espaces cités tient sans doute au fait qu’ils s’interpénètrent très largement, cette
interdépendance étant confortée par la multi-positionnalité de plusieurs acteurs à la fois
sondeurs, codirigeants de leurs entreprises de sondages, conseillers politiques, invités
permanents de certaines émissions, analystes de leur propre sondage quand ils ne se veulent
pas - comme on le verra – les seuls théoriciens de leurs pratiques.

A la suite de ce qui apparut comme une « révélation » (ou, si l’on préfère, fut révélé comme
une « apparition »), Mme Le Pen monopolisa, en moins d’une semaine, les unes et
couvertures de quatorze quotidiens et news magazines. Volens nolens, ses thématiques de
prédilection se trouvèrent donc à nouveau au centre du débat public, cette mise sur agenda
médiatique déplaçant plus que jamais l’univers du pensable et du soluble politiquement autour
des propositions frontistes.

Seconde illustration de la force du coup de vent mais dans le champ politique cette fois, la
remise en question soudaine des stratégies et des calculs a priori les plus éprouvés,
l’obsolescence accélérée des anticipations les plus raisonnables sinon les plus rationnelles, le
bouleversement des tactiques discursives soit en gros, ce qu’il est gratifiant ou risqué de dire
publiquement. Ainsi, des dirigeants socialistes, proches de D.S.K., se prennent à contester, sur
la foi de cette enquête, l’utilité des « primaires », jugées désormais trop aventureuses si elles
ne devaient pas déboucher sur la désignation du seul candidat socialiste assuré d’être qualifié
puis de l’emporter au second tour. À l’inverse, plusieurs responsables de l’UMP évoquent –
désormais ouvertement – le risque d’un « 21 avril à l’envers », prenant ainsi presque au mot,
le commentaire de l’équipe du Parisien : « Si le premier tour du scrutin se déroulait dimanche
prochain, le scénario du 21 avril 2002 serait même dépassé ». Les pressions – inégalement
amicales – s'accentuent pour qu’aucune candidature dissidente (de Villepin, Borloo, Morin
…) n’hypothèque les chances de qualification au second tour du président sortant, donné
défait dès le premier tour dans deux des trois scenarii testés, et talonné d’un point par F.
Hollande dans le troisième. Les porte-parole du Front de Gauche se voient prématurément
contraints de dénoncer la thématique du vote utile qui resurgit brutalement à la faveur de ce
sondage. La principale intéressée semble elle même gênée par cet effet d’aubaine et en
appelle à la prudence, attendant, pour confirmation « grandeur nature », les élections

58
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

cantonales à venir77. Bref, les calculs, calendriers et hiérarchies des coups de chacun se
trouvent totalement restructurés.

Retour au foyer initial et troisième illustration de ce tourbillon « politico-médiatico-


sondagier » (on peine un peu à le qualifier simplement et sans emphase) : la mise en doute –
tout à fait exceptionnelle – par plusieurs organes de presse, de la qualité d’enquêtes d’opinion
qu’ordinairement ils relatent, commentent quand ils ne les commanditent pas 78. Lors de
l’émission « L’Édition Spéciale » de Canal Plus du lundi 7, Bruce Toussaint pose ainsi les
termes du débat « Que vaut un sondage à 14 mois d’une élection présidentielle ? C’est la
question que tout le monde se pose après un week-end où la classe politique s’est enflammée.
Marine Le Pen sera-t-elle en tête du premier tour de la présidentielle ? Se dirige-t-on vers un
nouveau 21 avril ? Rarement une enquête d’opinion aura déclenché autant de critiques et
réactions, et ce n’est sûrement pas fini ». Et derrière Bruce Toussaint s’affiche sur un écran
géant le résultat du sondage. En bas de l’écran, un bandeau : « Le Pen à 23% – Faut-il croire
les sondages ? »79. Le quotidien de référence, Le Monde, dans son édition du surlendemain (9
mars 2001), publie une vaste « contre enquête » de deux pages, annoncée en première page :
« La transparence et l’utilisation des sondages en question ». Une longue analyse de l’AFP
(« Les sondeurs n’ont plus la cote »), reproduite sur une pleine page par plusieurs quotidiens
de la Presse Quotidienne Régionale paraît le même jour.

La tonalité de ces analyses demeure cependant d’une très relative hétérodoxie pour au moins
trois raisons.

Les acteurs interrogés sont, pour plus des neuf dixièmes les professionnels de la profession, la
critique des sondages semblant ne devoir être l’apanage que des seuls sondeurs. Dans le
Monde, pour deux universitaires brièvement cités, on instruit globalement un procès à
décharge en convoquant Jérôme Sainte-Marie de CSA, Jérôme Fourquet de l’IFOP, Jérôme
Jaffré, ancien vice-président de la Sofres et directeur du Centre d’études et de connaissance
sur l’opinion publique, Patrice Bergen, président de Syntec Études Marketing et Opinion ;
Jean-Marc Lech, le fondateur d’Ipsos, Edouard Lecerf, de TNS Sofres et Pierre Weill, le
fondateur de la Sofres80 ; dans l’analyse de l’AFP, c’est Jean-Daniel Lévy, concepteur du
sondage Harris Interactive, Frédéric Dabi de l’IFOP, Jérôme Sainte Marie (CSA), Bruno
Jeanbart (OpinionWay) qui sont invités à réagir. Dans Libération (« Marine Le Pen : une cote
troublante », 9 juin), parole est donnée à CSA (Jérôme Sainte Marie), l’IFOP (Jérôme
Fourquet), IPSOS (Jean-François Doridot), BVA (Gaël Sliman) et à Stéphane Rozes (ancien
77
. « Je fais de la politique depuis trop longtemps pour me laisser griser par un sondage », Libération, 7 mars
2011.
78
. Lire sur le site Acrimed, l’analyse de Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, « Quand les sondeurs
et leurs commanditaires « critiquent » les sondages », 30 mars 2011.
79
. Relevé par Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, art. cit.
80
. Ce dernier, retiré de la profession depuis une vingtaine d’années, est le seul à émettre des critiques
véritablement subversives : « publier des marges d’erreur n’aurait de sens que si les opinions étaient
solidifiées ». Or, rappelle-t-il, « les opinions sont d’intensité variable, la plupart des gens répondant à des
questions dont, au fond, ils se moquent éperdument », Le Monde, 9 mars 2011. Voir dans la même veine, les
doutes plus anciens de Pierre Weill s’agissant des dispositions à répondre ou de la représentativité sociale réelle
de certains quotas d’enquêtés (comme ceux référant aux jeunes), in Pierre Weill, Philippe. Méchet, « L’opinion à
la recherche des citoyens », Bertand Badie, Pascal Perrineau (dir .), Le Citoyen. Mélanges offerts à Alain
Lancelot, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 221.

59
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

de CSA, directeur de Conseils, Analyses et Perspectives, bureau d’études et de conseils créé


sur le même principe que ceux fondés antérieurement par ses collègues Jérôme Jaffré, Roland
Cayrol ou Pierre Giacometti).

Pour l’essentiel, le débat est cantonné à des questions techniques sur lesquelles « la
profession » peut aisément s’accorder : choix des questions posées (on s’insurge le dimanche
que la candidature DSK n’ait pas été testée, omission rattrapée en moins de 48 heures par
Harris Interactive), redressement des quotas, amplitude des marges d’erreur. Sur d’autres
aspects, d’ordinaire moins abordés (constitution d’un panel d’internautes), les réponses sont
plus embarrassées et ne contribuent guère à soulever le voile d’ignorance qui entoure les
modes d’administration des enquêtes. Comme le relèvent justement les analystes d’Acrimed,
aux trois questions posées en manchette par le quotidien Le Monde, seule la première
(Comment les sondages sont-ils fabriqués ?) – reçoit quelques éléments de réponse81 ; la
seconde question posée en accroché du dossier (« les études d’opinion faussent-elles le
fonctionnement du débat démocratique ? ») est superbement ignorée dans le corps du texte,
mais sera très sélectivement traitée lors de nombreuses confrontations télévisées, sous la
forme surannée de l’influence des sondages préélectoraux sur la formation des intentions de
vote, soit la reprise du fameux effet d’entraînement dit bandwagon, discuté par Georges.
Gallup dès 193982). La troisième question (« Faut-il les encadrer plus sévèrement » ?) n’est
pas non plus abordée dans le dossier mais on trouve en pages Débats de la même édition un
plaidoyer pro domo de Roland Cayrol (cofondateur de l’entreprise CSA, rachetée depuis par
Vincent Bolloré) dont le titre est suffisamment éloquent : « Il est inutile de légiférer sur la
question des sondages. La suspicion contre les professionnels est injuste ».

L’affaire du sondage Harris Interactive vient en effet, pour la profession, au plus mauvais
moment. Le Sénat vient, trois semaines auparavant, d’adopter à l’unanimité la proposition de
loi Sueur-Portelli (qualifiée avec un brin de commisération par Roland Cayrol, de
« sympathique » et « plein de bonnes intentions ») dont certaines dispositions sont
susceptibles, par les éléments d’information qu’elles requièrent, de troubler la douce quiétude
du milieu. D’où la conclusion de Roland Cayrol : « Plutôt que de s’affoler au premier sondage
venu, il conviendrait d’inscrire la publication des sondages dans une réflexion adulte », soit, si
l’on comprend bien, non infantile ou immature comme celles de nos sympathiques sénateurs.
Jean-Daniel Levy, promoteur « scientifique » du petit battement d’aile plaçant Mme Le Pen
81
. Complétés quelques jours plus tard, par le dévoilement – certes nécessaire mais là encore exceptionnel – de
quelques « secrets de fabrique » (coût d’une enquête, nombre de personnes contactées) à l’occasion d’un
sondage IPSOS commandité par le quotidien du soir et la station Europe 1.
82
Dans une longue tribune (« Sondages : critique de la critique ») publiée le 8 novembre 2011 dans le Monde
(soit trois jours après la tenue du colloque « Critique des sondages » organisée par A. Garrigou et le Monde
Diplomatique…), Brice Teinturier, directeur général délégué d’IPSOS France (après avoir travaillé
successivement pour Louis Harris France, l’IFOP et la SOFRES) axe l’essentiel de sa démonstration sur la
question classique de l’influence des sondages sur les résultats électoraux. Il y a quelque paradoxe à faire la
critique de critiques qui ne vous sont pas adressées tout en s’abstenant de répondre aux critiques qui vous sont
faites. Objecter à des objections (les sondages comme faisant l’élection) qu’aucun sociologue sérieux ne
formule, c’est vaincre sans péril. « L’un des meilleurs experts français de l’opinion publique et des enquêtes
électorales » (bandeau de présentation) triompherait sans doute avec un peu plus de gloire en répondant aux
critiques autrement plus décisives (les trois postulats mis à plat par P. Bourdieu dès 1971 par exemple) adressées
à l’instrument et, plus encore, aux usages et surinterprétations diverses de cet instrument qui, en tant que tel, et
sauf à la fétichiser, « n’en peut mais ».

60
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

en tête des intentions de vote apparaît donc comme celui par qui le scandale,
inopportunément, arrive ou rebondit. Et c’est sans doute la première fois que la loi du silence,
sorte d’omerta qui ne s’avoue jamais comme telle mais caractérise souvent l’univers des
maisons de sondage, se trouve autant violée. Faisant fi du sens des convenances qui interdît de
critiquer ouvertement des concurrents appartenant à des entreprises qu’on pourrait
éventuellement rejoindre à tel ou tel moment de sa carrière, plusieurs sondeurs dénoncent
ouvertement – et sur un plateau de télévision, en présence même de l’intéressé –, leur
collègue. Dans un numéro de Libération daté du 7 mars, le directeur général adjoint de
l’entreprise CSA, ancien responsable scientifique de BVA, Jérôme Sainte Marie, dénonce
publiquement et nominalement son confrère en ces termes très peu amènes : « Ce sondage me
laisse sceptique. Dans cette enquête, il y a une opportunité de reprise de l’institut et du média.
Un choix éditorial a été fait : il fallait absolument avoir Marine Le Pen devant au premier tour
[...]. Jean-Daniel Lévy s’est déjà associé à des sondages qui se sont révélés totalement faux
mais qui ont bénéficié d’une reprise médiatique intense. En 2002, lorsqu’il était à CSA,
Chevènement était à 14% (…). En 2007, il mettait Bayrou à 25%. Personne ne l’avait mis au
dessus de 20% . Trop c’est trop : soit on ment délibérément pour avoir de la reprise
médiatique, soit on essaie d’être sérieux, et là, forcément c’est moins sexy. On se bat comme
des diables pour montrer que les sondeurs sont des gens sérieux, et là, le bonhomme nous
ridiculise ».

Par le mécanisme très éprouvé des lucidités et cécités croisées, le Dga de CSA en révèle à la
fois trop et pas tout à fait assez ; son réquisitoire dévoile et, dans le même mouvement,
recouvre. Il dénonce, en des termes étonnamment crus, les sous-produits d’une concurrence
qu’il juge, non sans raison, impure et imparfait. Il démonte les mécanismes d’un scoop assuré
de fonctionner et d’assurer une publicité gratuite à la fois au commanditaire (Le Parisien-
Aujourd’hui, dont le principal concurrent dominical, le Journal du dimanche sortait le jour
même, sa formule rénovée) et à la petite entreprise émergente réalisatrice du scoop, et
soucieuse à l’image d’OpinonWay83 engagée sur la même niche, de « jouer dans la cour des
grands »84. Enfin, le Dga de CSA révèle la saillance des enjeux de crédibilité collective d’une
profession de gens sérieux menacée par les stratégies d’entrisme d’un « bonhomme »
outsider.

Comme la plupart de ses collègues, Jérôme Sainte Marie omet cependant de préciser que
l’auto-administration des questionnaires par des panels d’internautes est devenue en moins de
trois ans, le mode de passation privilégié des questionnaires pour la plupart des entreprises de
sondages (dont la sienne). Il omet également les raisons – pour le coup, assez circonstanciels
– de son ire publique : Harris Interactive, en cassant les prix grâce à l’usage exclusif des
sondages on line (beaucoup moins onéreux que les sondages par téléphone, eux même moins
chers que les enquêtes à domicile) a dérobé le marché des sondages du Parisien à CSA, tout
comme auparavant OpinionWay avait emporté sur la Sofres, la réalisation des enquêtes
d’opinion du Figaro. Battement d’ailes de papillon...

83
. De 2003 à 2009, Opinion Way et ses enquêtes on line, est passée en France du 61 e au 17e rang des entreprises
de sondages en terme de chiffres d’affaires.
84
. Pour reprendre une comparaison très éloquente employée par Stéphane Rozes, « l’enquête préélectorale est
un peu la Formule 1 de l’industrie des sondages » : faible rentabilité immédiate mais visibilité maximale et donc
fortes retombées publicitaires indirectes, même prise de risque, même standard de précision.

61
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

Jusqu’où filer la métaphore ?

On serait tenté de pousser plus loin la comparaison, en transformant la métaphore en analogie,


tout en n’omettant pas, comme le prescrivait Jean-claude Passeron, que le raisonnement
analogique ne commence réellement que lorsque l’analogie cesse de fonctionner et qu’il s’agit
d’expliquer les raisons de ce désajustement85.

1. On pourrait ainsi rappeler que Lorenz est un spécialiste de la prévision


météorologique, discipline dont les sondeurs s’inspirent volontiers quand ils sollicitent, outre
l’image un peu jaunie de la « photographie86 », celle du « baromètre », omettant de préciser
que si un baromètre est, comme un sondage, un instrument de mesure, chacun sait au moins :

a) ce qu’il mesure – la pression atmosphérique –, l’objet de la mesure des sondages –


« l’opinion publique » ? – étant beaucoup plus flou, au même titre que le sont les objets de
prédilection des baromètres politiques. Au mieux, peut-on dire des « intentions de vote »
collectées sept mois avant une échéance dont on ignore encore tout, ce qu’un analyste disait
plaisamment des côtes de popularité : « on ne sait pas exactement ce qu’elles mesurent, mais
on au moins est certain qu’elles mesurent quelque chose »…

b) qu’en météorologie classique, l’instrument de mesure (le baromètre) ne modifie en rien


l’objet mesuré (la pression), ce qui n’est pas toujours le cas de l’opinion publique, révélée à
elle-même voire parfois même crée ex-nihilo (définition même d’un artefact) quand elle est
publiée sous forme de sondages.

2. Ce qu’avançait simplement Lorentz dans sa fameuse conférence, c’était


l’impossibilité de prévoir correctement les conditions météorologiques à très long terme (par
exemple un an), parce qu’une toute petite incertitude (de un pour mille, pour reprendre
l’exemple de Lorentz) lors de la saisie des données initiales pouvait conduire à l’arrivée à une
prévision totalement erronée, la variation des conditions atmosphériques évoluant comme
l'exponentielle du temps écoulé. On comprend mieux le refus des sondeurs d’accorder à leurs
mesures le moindre caractère prédictif, à ceci près que la critique par les sondeurs de la
critique sociologique des sondages argue souvent – quitte à solliciter un peu les chiffres –, du
faible écart entre les résultats réels et leur « prévisions non prédictives » pour garantir la
robustesse et l’utilité de leur instrument (c’était le cas de l’article précité de B. Teinturier
s’agissant des primaires socialistes87).
85
. Jean Claude Passeron, « L'inflation des diplômes : remarques sur l'usage de quelques concepts analogiques en
sociologie », Revue Française de Sociologie, n° 23, 1982.
86
. Un exemple parmi cent : ce commentaire, dans France Soir, d’un sondage Ifop donnant, trois jours après celui
du Parisien, D. Strauss Kahn en tête des prétendants au premier tour : « Simple "photographie" de l’opinion,
rappelons-le. Beaucoup de choses bougeront encore. Mais il s’agit déjà d’une ″photographie″ éclairante ».
87
. Il est vrai que les critères d’une « bonne prédiction » sont variables : on peut se tromper sur le niveau des
candidats mais pas sur la pente supposée de leur trajectoire (et inversement), avoir failli sur ces deux niveaux
mais prévoir correctement l’ordre d‘arrivée du tiercé gagnant (ou au moins des deux premiers), et, en cas
d’infélicités sur tous ces critères, incriminer la volatilité croissante des électeurs voire la distribution

62
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

La conférence de Lorentz (c’était son titre) porte donc sur une « limite de prévisibilité »
estimée en 1972 à environ cinq jours. Depuis, les progrès des observations par satellite et le
développement prodigieux des capacités de calcul ont permis de reculer cette limite, à une
dizaine de jours. En continuant à filer la métaphore, on peut sérieusement douter qu’en
matière de mesure des intentions de vote, la progression régulière depuis le milieu des années
70 des refus de répondre (dans la terminologie anglo-saxonne, des répondants fantômes 88), ou
la généralisation des enquêtes on line (cf. infra) procurent de telles avancées dans
l’amélioration des prévisions électorales.

3. Autre manière de poursuivre un raisonnement analogique, le rappel des précautions


qu’emploie Lorentz au tout début de sa conférence : « De crainte que le seul fait de demander,
suivant le titre de cet article, « un battement d'aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une
tornade au Texas ? », fasse douter de mon sérieux, sans même parler d'une réponse
affirmative, je mettrai cette question en perspective en avançant les deux propositions
suivantes : si un seul battement d'ailes d'un papillon peut avoir pour effet le déclenchement
d'une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents
de ses ailes, comme de ceux de millions d'autres papillons, pour ne pas mentionner les
activités d'innombrables créatures plus puissantes, en particulier de notre propre espèce… ».
Traduction (très) libre pour ce qui nous concerne : tous les battements d’ailes de papillon ne
sont pas susceptibles – et c’est heureux – de provoquer un ouragan. En découlent une question
et un avertissement. À quelles conditions une enquête d’opinion ponctuelle (plus d’une demie
douzaine est publiée chaque semaine, plus d’une soixantaine par mois) est-elle susceptible
d’être suivie par la tempête médiatique que nous avons brièvement évoquée ? Autre manière
de poser le problème, la sociologie critique des sondages ne doit pas céder à une stratégie –
classique mais un peu dérisoire – de grandissement de son objet de recherche (donc du
chercheur …), en considérant que tous les sondages publiés ont des « effets », des effets
décisifs, voire que seuls ils en ont89.

Dans le même ordre d’idées, comme le précise Lorentz, « si le battement d'aile d'un papillon
influe sur la formation d'une tornade, il ne va pas de soi que son battement d'ailes soit l'origine
même de cette tornade et donc qu'il ait un quelconque pouvoir sur la création ou non de cette
dernière ». Mettre en balance les conditions de production (passablement médiocres) d’un
sondage politique et le quantum d’ « émotions » que sa publication semble susciter, ne saurait

« chaotique » de leurs préférences.


88
. Pour la 3ème vague du baromètre politique français réalisé lors de la présidentielle de 2007 par l’Ifop, le
Cevipof et le ministère de l’Intérieur, il aura fallu, pour réaliser 5 240 interviews complètes, passer 83 397 coups
de téléphone avec un taux d’acceptation de l’enquête chez ceux qu’on a pu joindre d’à peine 13% (Jean Chiche,
« La qualité des enquêtes politiques. Bilan d’appel du BPF, vague III », in Cahiers du Cevipof, 2007). En
moyenne, en enquête téléphonique, la moitié des enquêtés ne peut être joint ; le taux d’acceptation de l’enquête
par ceux qui répondent varie entre 10 et 20%. En clair, il faut passer autour de 20 000 appels téléphoniques pour
constituer un échantillon de 1000 répondants effectifs, la question de la représentativité de ces 1000 répondants
par rapport aux 19 000 « fantômes » demeurant entière. Sur cette question des répondants fantômes, on renvoie
au chapitre III de l’ouvrage d’Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006.
89
. En matière électorale, cette focalisation sur des épiphénomènes sondagiers n’exerçant d’effets notables que
sur le seul cercle des professionnels de la représentation, conduirait à omettre la prégnance de processus de
longue durée autrement plus décisifs, comme la précarisation croissante des mondes du travail, dont le marché
des sondages offre une illustration idéale typique (sur ce point Rémy Caveng, Un laboratoire du salariat libéral.
Les instituts de sondage, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010).

63
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

conduire à établir un rapport de causalité directe et immédiate, les chaînes d’interdépendance


étant autrement plus longues et sinueuses.

4. Ce qui permet de signaler la véritable limite que rencontre, sur ce terrain, la


métaphore météorologique. On se souvient de l’ouvrage de Bricmont et Sokal, Impostures
intellectuelles90 dans lequel ces auteurs épinglaient quelques représentants éminents de la
French Theory post-moderniste en démontrant que l’importation de modèles physiques à
laquelle ils se livraient, était cavalière voire parfois totalement fantaisiste. Dans le cas de
l'effet papillon – d’ailleurs cité en exemple par nos auteurs –, Lorentz suggère qu’une
variation infinitésimale d’une variable mathématique à un moment donné peut, à terme,
entraîner une variation très forte du phénomène mesuré. Plus généralement, la théorie du
chaos ne s’applique qu’à des systèmes dynamiques rigoureusement déterministes mais
affectés par un phénomène d’instabilité (« la sensibilité aux conditions initiales ») qui les rend
non prédictibles sur le long terme.

Dans le cas qui nous intéresse, personne ne sait à ce jour formaliser mathématiquement les
phénomènes évoqués (tous relatifs à la croyance, au crédit, aux représentations, aux
anticipations, toutes dynamiques « non rigoureusement déterministes). Faute de mise en
équations, il n'est guère possible de savoir si le système d'équations est ou non chaotique,
condition d’une importation rigoureuse du schéma de Lorentz pour qui une dynamique très
complexe peut apparaître dans un système formellement très simple.

On traduit (et trahit) fréquemment le sens de cette conférence par l’égalité triviale petites
causes = grands effets (reprise de l’aphorisme pascalien sur le nez de Cléopâtre). Ce n’était
pas le message de Lorentz et ce n’est pas ici le propos. Il serait stupide d’avancer que la
publication par un quotidien de deux petites enquêtes sensationnalistes, en concourant à la
licitation d’un vote auparavant honteux, en activant un très hypothétique effet bandwagon ou
une non moins improbable prophétie auto-réalisatrice, auront de très grands effets (par
exemple la qualification de Marine Le Pen au second tour). S’agissant des électeurs – mais
sans doute pas de leurs représentants – , on doute même fortement qu’on puisse raisonner en
terme de causalité, fût-elle indirecte91.

En tentant de garder intacte notre capacité d’étonnement face à un « bombardement »


sondagier quasi quotidien donc banal, ce qui ici importe, c’est plus « simplement » le
stupéfiant hiatus et la discordance logique entre d’une part deux enquêtes de bout en bout
frelatées (elles concentrent, presque à l’état pur, tous les biais, artefacts, imperfections, erreur
de méthode, bricolages voire bidouillages qu’on reproche généralement aux pires sondages …
90
Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997. Voir aussi Jacques Bouveresse,
Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, éd. Raisons d'agir, 1999.
91
En terme d’effets politiques, l’hypothèse la plus probable reste celle d’effets puissants des sondages mais qui
ne joueraient, pour l’essentiel que sur les professionnels de la représentation (certains journalistes, les
responsables politiques de haut rang, et les sondeurs eux même, premières victimes des effets bandwagon
ailleurs invérifiables), lesquels en modifiant leurs manières de jouer, modifient la perception que peuvent avoir
d’eux les lecteurs électeurs. Nouvel avatar du schème de la paille et de la poutre, la question des effets des
sondages doit donc d’abord être retournée à ceux qui la posent… pour les autres. Pour plus de développement
sur ce point, on se permet de renvoyer à Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages,
Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007, pp. 199-258.

64
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

et là réside leur intérêt), et d’autre part l’émoi, le concert d’exégèses et de supputations, le


maelström d’actions et de réactions que ces sous produits semblent engendrer à l’intérieur du
cercle politique.

Ce qui permet de revenir une dernière fois sur Lorentz, qui, loin de prétendre que « de grands
effets puissent avoir comme origine des causes infimes », se contente d’attirer l’attention sur
l’extrême sensibilité de la prédiction d’un phénomène à ses conditions initiales de mesure.
C’est de ces conditions initiales qu’il nous faut donc repartir, ce qui fournit l’occasion de
poser une demie douzaine de questions que le monde clos des maisons de sondages (et pas
seulement l’officine Harris Interactive) laisse trop souvent sans réponse.

Chaîne de montage et maillons faibles

Dans les années 40, on décrivait parfois la fabrique d’un sondage sous les traits d’une chaîne
de montage dont la solidité de chacun des maillons garantissait la qualité d’ensemble. On peut
reprendre cette image en distinguant, du point le plus en amont au point le plus en aval, six
étapes intéressant successivement la décision inaugurale d’effectuer une enquête, la
constitution d’un échantillon, la pondération des réponses et la représentativité des enquêtés,
le type de question posées et le traitement des « sans réponses », enfin, les techniques de
redressement des résultats bruts.

1. Les désirs des commanditaires comme moment inaugural


Jérôme Sainte Marie le signalait avec éloquence : la commande initiale des responsables du
Parisien-Aujourd’hui à Harris Interactive est régie par une logique de scoop, et subordonnée à
des effets de reprise assurés par les autres organes de presse et entreprises de sondage,
paradoxalement contraints par la loi de 1977, d’assurer la promotion publicitaire d’un
concurrent. S’agissant d’un sondage préélectoral, le scoop ne peut prendre qu’une forme : être
le premier à annoncer que le « troisième homme est en fait la première femme », donc donner,
pour la première fois dans l’histoire des sondages, la candidate du FN en tête de la
compétition. Deux indices troublants à l’appui de cette thèse, apparemment machiavélique.
Pour vérifier la solidité du premier scoop (et prolonger l’effet de reprise), Harris Interactive
teste, après la publication du dimanche (1. Le Pen : 23% ; 2e ex-aequo. Sarkozy et Aubry :
21%), deux autre configurations qui produisent sensiblement le même résultat (1. Le Pen :
24% ; 2. DSK : 23% ; 3. Sarkozy : 20% et 1. Le Pen : 24%, 2. Sarkozy : 21% ; 3. Hollande :
20%), cette étonnante célérité – un jour à peine entre les deux enquêtes – ne devant
probablement rien à l’improvisation ou à la nécessité de faire preuve.

Contre toute attente, Harris ne teste pas les intentions de vote au second tour, lesquelles
auraient altéré ou brouillé l’effet de surprise, en ne produisant pas de résultats aussi inattendus

2. Des échantillons d’internautes

Chacune de ces enquêtes est réalisée en moins de deux jours « en ligne ». La passation des
enquêtes via internet est une technique de plus en plus répandue. Outre un avantage

65
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

appréciable en études de marché (possibilité, non offerte par le téléphone, de faire réagir les
sondés sur des visuels), cette innovation, en faisant l’économie d’un réseau d’enquêteurs de
terrain ou par téléphone, permet d’abaisser les charges de plus de 50%, en réduisant les coûts
salariaux à la portion congrue. Par constitution d’échantillons spontanés, l’enquête on line
résout aussi partiellement la question précitée des répondants fantômes. Bon gré, mal gré,
toutes les entreprises de sondage ont progressivement dû se rallier à cet outil qui, à l’exception
notable des enquêtes préélectorales, est en passe de supplanter définitivement l’administration
des enquêtes en face à face (sauf dans le cas des « qualis ») ou par téléphone.

L’échantillon est ici constitué à partir d’un panel d’internautes rassemblant, lit-on sur le site
d’Harris Interactive, 750 000 internautes (Jean-Daniel Lévy, dans Libération, en annonce
même 800 000, « le plus important panel d’Europe ») stratifiés sur plus de 900 critères et
variables. Premier secret de fabrication – non réservé d’ailleurs à Harris Interactive – on ne
sait rien ou presque des propriétés ou spécificités sociales de ces internautes volontaires, ni de
des raisons qui les poussent à se prêter au jeu des enquêtes, sinon qu’ils seraient généralement
« intéressés » par quelques espérances de gains, en espèces (10 centimes d’euros par
questionnaire pour Frédéric Dabi de l’IFOP, 1 à 5 € pour une « enquête lourde » dont le temps
de réponse peut varier 20 à 60 minutes) ou en nature (a priori bons d’achat, d’une valeur de 50
à 1000 € après tirage au sort, comme on peut le vérifier sur le site d’Harris Interactive qui,
fournit, mois par mois, la maigre liste nominale des heureux gagnants). Où, l’on voit, par
parenthèse, que les méthodes aléatoires n’ont pas complètement disparu de l’horizon des
sondeurs… Pour atténuer la charge détonante de telles pratiques, les sondeurs s’accordent sur
deux lignes de défense : a) « toute peine mérite salaire », ou, dans la bouche d’un politologue
protestant contre l’initiative sénatoriale prohibant toute rémunération : « C’est idiot. Nous leur
demandons un vrai travail, c’est normal qu’il y ait une rémunération, même légère… »92 ; b)
« il s’agit plus de fidéliser les membres du panel que de les rémunérer (car) on ne veut pas
instaurer avec eux des relations mercantiles »93.

La question des rétributions – plus matérielles que symboliques – qui président à la


constitution de tels échantillons spontanés94 et la nature précise des inévitables biais qui en
découlent, reste donc posée et mériterait à elle seule le lancement d’un programme de
recherche. A ce stade, un simple rappel sans doute, un peu court : une étude d’Esomar
(European Society for Opinion and Marketing Research, crée en 1948 par les professionnels)
réalisée en 2006 avait établi qu’une bonne moitié des sondés par internet (54% pour être
formellement précis) admettait mentir pour grignoter une gratification95.

92
. Pascal Perrineau, Journal du Dimanche, 1er février 2011, cité par l'Observatoire des sondages.
93
. Bruno Jeanbeart, OpinionWay, dossier AFP, 9/03/2011.
94
. Sur quelques éléments relatifs à l’intérêt à répondre et à la structure des échantillons spontanés, questions
préalables à toute interprétation des réponses des enquêtés, Daniel Gaxie, Patrick Lehingue, Enjeux Municipaux,
2004, PUF-CURAPP, pp. 189-204.
95
. Cité, non sans humour, par le site de l’Observatoire des sondages. Qu’il faille se contenter d’un sondage pour
mettre en doute la robustesse de certains d’entre eux, en dit long sur la puissance de l’instrument comme élément
incontournable d’administration de la preuve. De surcroît, pour qu’un tel type d’enquête soit réellement
probante, il faudrait pouvoir comparer ce pourcentage avec ceux concédés par des enquêtes en face ou face ou
par téléphone.

66
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

3. De la sélection et de l’auto sélection des enquêtés

L’échantillon Harris Interactive était constitué de 1618 puis (pour la seconde enquête) de 1347
personnes dont personne ne sait trop bien comment et pourquoi ils ont été présélectionnés
dans la masse des 750 000 internautes annoncés de l’Access panel. Combien ont été
réellement contactés ? En fonction de quels critères de ventilation sur les 900 théoriquement
mobilisables ? Quel a été, en l’espèce, le taux de répondants effectifs ? Est-il plus ou moins
élevé que pour une étude de marché ? Autant de questions que la pratique des sondages on
line laisse obstinément sans réponse. Chacun devra se contenter de cette mince précision :
« au sein du panel, nous faisons très attention à ne pas interroger trop souvent les mêmes
personnes dans le cadre d’échantillons représentatifs pour que leurs réponses ne soient pas
biaisées »96, ou encore de cette réfutation d’un « faux procès » (« Quand les précautions sont
prises – quotas, temps maximal de temps de réponse, échantillon large et renouvelé – on a des
résultats satisfaisants »97.

On peut pourtant faire l’hypothèse – raisonnable mais infalsifiable en l’absence de données


fournis par les entreprises de sondages – que parmi les internautes contactés, ce sont
(socio)logiquement les plus engagés politiquement qui tendront à répondre « spontanément »
à ce type d’enquête préélectorale, ce qui résoudrait partiellement une énigme qui taraude les
sondeurs : le plus fort score obtenu en brut par Mme Le Pen aux sondages en ligne
comparativement aux enquêtes plus classiques par téléphone. La résolution de cette petite
énigme débouche alors logiquement sur une autre, plus redoutable : celle de la représentativité
très problématique des échantillons d’internautes.

4. Des premiers redressements peu visibles

Ces mystérieux échantillons dont on ignore tout des principes de constitution, ont fait l’objet
d’un premier redressement en fonction des quotas classiques (sexe, âge, profession, lieu de
résidence), sans que l’on ait la moindre idée de l’ampleur et de la direction de ces correctifs.
Si par exemple, la proportion relative d’ouvriers dans l’échantillon était trois fois inférieure à
celle requise (c’est-à-dire existant dans le corps électoral), a t-on affecté d’un coefficient 3 les
réponses des internautes de ce groupe social ? Ces redressements fussent-ils minimes et
vérifiables98, la question de la représentativité des enquêtés par rapport à leur « quota
96
. Jean-Daniel Lévy, Libération, 7 mars 2011.
97
. Jérôme Fourquet, Libération, 7 mars 2011. Innovation méthodologique pour le moins incongru, l’IFop
procède désormais, en matière d’intentions de vote, à un double échantillonnage, lequel rend les réponses aux
questions posées ci-dessus encore plus complexes. Ainsi, dans la dernière enquête préélectorale Ifop-Paris
Match-Europe 1, disponible à la date de remise de cet article, les intentions de vote pour le premier tour étaient
testées par questionnaire auto administré en ligne du 18 au 20 octobre 2011, les interviews pour le second tour
« ont eu lieu par questionnaire auto administré en ligne et par téléphone » du 2 au 4 novembre.
98
. « D’une autre nature est l’hypothèse dans laquelle un sondage est réalisé auprès d’échantillons représentatifs
de la population française mais exclusivement composés d’internautes. Ces échantillons sont cependant
susceptibles d’être affectés de certains biais spécifiques ; la commission a dès lors demandé que cette spécificité
soit expressément mentionnée dans la fiche technique accompagnant la publication du sondage », Rapport
d’activités 2007 de la Commission des sondages, page 3. Lors de l’émission C dans l’air, diffusé sur France 5 le
lendemain du scoop du Parisien, le secrétaire général de la Commission des sondages semble revenir sur
l’hypothèse d’un biais systématique : « par exemple le fait que ce sondage a été réalisé auprès de personnes

67
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

d’origine » demeure d’ailleurs entière : cent internautes âgés de plus de 70 ans, et


suffisamment familiers d’Internet pour répondre régulièrement aux questions réitérées des
sondages on line peuvent-ils être sérieusement considérés comme représentatifs des électeurs
de cette tranche d’âge ?

5. Une étonnante omission : l’indécision électorale


Cinquième interrogation, non exclusivement réservée aux seuls sondages des 7 et 9 mars
2011, ni aux seuls initiateurs de ce scoop. Les tableaux publiés (aussi bien dans Le Parisien
que sur le site d’Harris Interactive) occultent superbement (comme du reste l’ensemble des
autres concurrents) la question des abstentionnistes, des indécis, des hésitants, des intentions
de vote fragiles, retenues ou conditionnelles… question pourtant élémentaire à 500 jours
d’une échéance dont on ignore encore les protagonistes, le type d’enjeux débattus et leur
degré de saillance sociale. A lire les histogrammes, il ne se trouverait parmi les quelques 3000
personnes interrogées en deux vagues, aucun électeur ayant l’intention de s’abstenir, aucun
enquêté hésitant encore sur sa participation, aucun sondé sachant qu’il votera mais ne sachant
pas encore pour qui, pas un seul internaute enfin ayant une vague intention de vote mais
pouvant encore changer d’avis. A y réfléchir quelques instants, le paradoxe est sinon
succulent, au moins révélateur. Alors même que la seule indication pertinente que pourrait
nous donner une enquête préélectorale à x mois (voire années) d’une échéance pourrait porter
sur le taux de mobilisation ou d’expectative du corps électoral, c’est précisément cette donnée
stratégique (la seule vraiment disponible et sérieuse) que les sondeurs, par hantise probable
des « sans réponse », s’interdisent et nous privent de donner…On se perd en conjectures pour
rendre compte d’une si flagrante omission.

Inexistence du problème ? Dans ce cas et pour le coup, des échantillons uniquement peuplés
d’électeurs « sûrs de leur coup » ne seraient vraiment pas représentatifs du corps électoral
réel.

Hantise probable des trop honnies « sans réponses », des indésirables « je ne sais pas », des
incodables « ça dépend », que les sondeurs s’ingénient à comprimer à toutes forces ? Ou
quand revient par la fenêtre l’interrogation de Bourdieu qu’on avait voulu chasser par la
porte : « tout le monde est-il toujours, partout et en toutes circonstances, censé avoir une
opinion ? ».

Peur que la publication de ces taux (probablement majoritaires) d’indécision ou


d’abstentionnisme virtuel, ne relative par trop l’impressionnante précision décimale des
chiffres présentés (Hervé Morin : 1% ; Nicolas Dupont Aignan : 0,5% etc…) ?

Ou encore ne conduise par quelques petits calculs à la conclusion que les échantillons sur
lesquels les intentions de vote sont réellement calculés sont très inférieures aux 1000 ou 2000
enquêtés annoncés dans les fiches techniques99?

interrogées en ligne ne présente pas de difficulté de principe par rapport à ce qui a été dit, il n’y a pas de biais
systématique. On contrôle aussi la représentativité de l’échantillon notamment d’un point de vue
sociodémographique, donc de ce point de vue là aussi, il n’y a pas de difficulté » (cité par l’Observatoire des
sondages).

68
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

Ou enfin que les pourcentages annoncés en toute petites lignes en bas de tableau
n’apparaissent, quand on consent à les publier, comme totalement irréalistes (en novembre
2011, IPSOS, la Sofres ou CSA font état de 11 à 14% des enquêtes ne répondant pas à la
question des intentions de vote, chiffre inférieur aux taux d’abstention planchers des scrutins
de très haute intensité100) ?

6. Le passage du brut au net ou l’alchimie des seconds redressements


Les oracles chiffrés ne portent donc que sur des suffrages virtuellement exprimés mais,
comme on le sait, ne délivrent pas pour autant des chiffres « sortie brut machine ». Au premier
redressement destiné à ajuster tant bien que mal l’échantillon aux quotas, s’ajoute un second
redressement portant sur les scores supposés des différents candidats. Dans les sondages
Harris Interactive du mois de mars, Mme Le Pen est créditée de 23 ou de 24% des voix mais
on ignore tout de son score brut, donc du coefficient de redressement appliqué. Les analystes
un peu curieux se contenteront d’apprendre que « le correctif est très faible » (Jean-Daniel
Lévy), ce dont il est sérieusement permis de douter, la profession étant unanime pour déclarer
qu’il est plus faible que ne l’était celui appliqué au fondateur du FN (ce qui est plus probable).
Sérieuse limite collectivement apportée à l’impératif de transparence que semble générer
« l’affaire Harris Interactive », le modus operandi des savants algorithmes permettant de
passer d’un score « brut » Marine Le Pen à un score « corrigé » demeure un secret de
fabrication qui, s’il était levé, permettrait de démontrer sa nature alchimique (un pied dans la
magie, un pied dans la science101). Sommés par plusieurs quotidiens de répondre à des
interrogations relatives aux conditions de réalisation de leurs enquêtes, tous les sondeurs
interrogés s’accorderont pour refuser de donner leurs taux bruts, et leur méthode précise de
redressement. Outre l’argument pour le moins spécieux du secret de fabrique (il faudrait alors
sans doute le faire « breveter »…), ce refus de rendre publiques des données (en fait,
construites) « d’opinion publique », s’appuie sur un raisonnement par l’absurde : « Mais
comment ne pas voir, plaide Roland Cayrol, que les mettre sur la place publique n’aurait
aucun sens puisque chacun sait que les chiffres sont faux ? »102. La dénonciation de « la
tyrannie de la transparence » rencontre le souci de ne pas (em)brouiller les électeurs : « Cela
va créer un trouble majeur, les gens ne sont pas des statisticiens »103.
99
En novembre 2011, soit quatre mois avant le scrutin), la question – tardivement introduite – relative au degré
de certitude des intentions de vote (uniquement posée à ceux qui sont certains de voter), aboutit des taux
d’électeurs virtuellement changeants compris entre 45 et 55%. En clair, sur 1000 électeurs contactés, 100 à 250
refusent de donner leur intention de vote ; 350 à 500 consentent à la donner mais concèdent pouvoir changer
d’avis ; le nombre de sondés « surs » oscille dans la même fourchette.
100
LH 2 parvient à un taux de 21% en novembre. Il est troublant de constater que les concurrents produisent des
chiffres d’intentions de vote assez proches, mais divergent fortement (ici écart de 11 à 21%) quand il s’agit de
mesurer le pourcentage de personnes n’exprimant pas d’intentions de vote.
101
Sur la base (très rarement communiquée) des chiffres d’intention de vote brutes (c’est à dire déclarées par les
enquêtés), et des reconstituions de votes antérieurs (qui, malgré le faible degré de mémorisation de nombreux
électeurs permettent, très grossièrement, de déclarer un candidat sur ou sou évalué), il est impossible de
reconstituer une formule statistique permettant, par un quelconque système de pondération, de passer du « brut »
au « net publié ». Autant dire qu’in fine, les chiffres font l’objet d’un redressement au « doigt mouillé »
engageant le flair, le métier, l’inégal sens du risque ou du scoop des responsables des départements opinion. Pour
plus de détails, Patrick Lehingue, Subunda, op. cit., p. 113-125.
102
. Le Monde, 9 mars 2011.
103
. Jean-Marc Lech, Ipsos, Le Monde, ibid. Les sondeurs non plus du reste, les redressements ne requérant
aucune expertise statistique particulière. Reste tout de même l’image implicite que certains sondeurs renvoient

69
Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

7. La fausse question des marges d’erreur


Ajoutons – opération souvent peu débattue – que si un(e) candidat(e) est redressé(e) à la
hausse, il faut bien symétriquement en corriger d’autres à la baisse. Lesquels ? A partir de
quels critères ? Dans quelles proportions ? Avec quels effets sur l’ordre du « tiercé
gagnant » de cette dérisoire course de chevaux inlassablement relancée ? Il n’est pas trop
difficile – même pour un non statisticien – d’annoncer un tiercé Le Pen (24 points), DSK (23
points) et Sarkozy (20 points) si la première a été, plus ou moins artificiellement, redressée de
6 points, et les seconds tout aussi conventionnellement et pour les besoins de la cause,
abaissés d’autant ou presque... Cette prise de risque est d’autant plus « jouable » qu’elle peut
s’abriter derrière le paravent commode des fameuses « marges d’erreur ».

Dernier maillon d’une chaîne pour le moins fragile mais jugée assez solide pour susciter un
tombereau d’exégèses, la question – passionnément évoquée – des « marges d’erreur » n’a –
faut il le répéter – aucune signification statistique dès lors que les échantillons ne sont pas
« prélevés » au hasard (les échantillons spontanés d’internautes étant sans doute encore moins
aléatoires que les autres). Sur les sites internet des « instituts » de sondage, la publication, de
plus en plus fréquente, de tables de Gauss confère sans doute un apparat de scientificité aux
tableaux publiés mais n’a aucun fondement probabiliste. On peut toutefois suggérer que cette
« marge d’erreur affichée » (plus ou moins 2 points, soit une fourchette d’amplitude égale à
4%) peut excuser en cas de scores serrés, bien des erreurs ; en l’espèce, elle aura surtout
autorisé à donner le petit coup de pouce supplémentaire (un point, deux points ?) permettant à
Mme Le Pen de dépasser ses concurrents « d’une courte tête », donc à la logique de scoop de
se déployer pleinement.

Plus que de marges d’erreurs (ou d’erreurs qui ne sont pas qu’à la marge), et quitte à adopter
un langage probabiliste, sans doute eût-il été plus sage de pasticher Keynes et sa définition de
l’incertitude (« tout simplement, nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir ») ou de
conclure avec Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, mieux vaut le taire ». Mais, en
matière préélectorale, ce serait sans doute beaucoup demander…

implicitement de « leurs » sondés : « si les sondages sont bien à l’image de la population française, selon la
logique des échantillons représentatifs, les sondés seraient à l’image des électeurs, trop stupides pour
comprendre et pas assez désintéressés pour voter sans être payés. » (cf. Observatoire des sondages, « Sondeur en
colère », 3 février 2011, http://www.observatoire-des-sondages.org/Sondeurs-en-colere.html.

70
Renforcements circulaires et routines méthodologiques.
Les présupposés d'interprétations et les résultats des enquêtes
d'opinion
Daniel Gaxie*

Nous avons mené pendant plusieurs années une enquête par entretiens approfondis, avec des
questions ouvertes, auprès de citoyens de divers milieux sociaux en Allemagne, France, Italie
et Pologne afin de connaître leurs opinions et attitudes à l'égard de l'intégration européenne 104.
En France, nous avons également mené des analyses de conversations (focus groups) auprès
de personnes appartenant à des milieux diversifiés. Les opinions et attitudes des citoyens sur
les questions européennes sont également l'objet d'enquêtes d'opinion standard à partir de
questions fermées administrées à des échantillons des populations des États membres de
l'Union Européenne. Certaines de ces enquêtes, les Eurobaromètres, sont conduites deux fois
par an depuis 1973. Elles sont commandées, contrôlées et publiées par la Commission
Européenne. C'est sans doute le premier exemple d'enquête d'opinion quasi officielle d'un État
ou d'une fédération d'États. Ces « eurobaromètres » sont commentés par les chargés d'études
des entreprises chargées de leur réalisation, mais aussi par certains responsables de l'UE, des
journalistes et des chercheurs spécialistes des études européennes. La description des opinions
et attitudes européennes du « public » qui ressort de cet appareil d'enquête et de
commentaires105 est sensiblement différente de nos propres observations. L'objectif de cette

*
. Professeur de science politique, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne – CESSP.
104
. Daniel Gaxie, Nicolas Hubé, Marine de Lassalle, Jay Rowell (dir.), L'Europe des Européens Enquête
comparative sur les perceptions de l'Europe, Paris, Economica, 2010 (traduction allemande et anglaise). Dans le
cas particulier de la France dont certains résultats vont être présentés dans ce texte, 333 personnes ont été
interrogées. Nous avons également participé à une enquête européenne auprès des élites politiques,
économiques, médiatiques et syndicales de 17 pays de l'Union Européenne. Nous étions en charge de l'enquête
française. Nous avons décidé d'administrer le questionnaire commun à l'ensemble des équipes sous forme
d'entretiens approfondis. Les personnes interrogées étaient invitées à préciser et développer leurs réponses aux
questions fermées du questionnaire et plus généralement d'exprimer très librement leur point de vue sur les
questions européennes. Plus de 250 députés, dirigeants de grandes entreprises, et des principaux médias, ainsi
que les responsables des principales organisations syndicales ont été interrogés. Une première analyse des
résultats de cette enquête est en cours de publication : Daniel Gaxie, Nicolas Hubé, « Elites’ views on European
Institutions : National Experiences Sifted through Ideological Orientations, in Heinrich Best, et. alii, eds, The
Europe of Elites. A Study into the Europeanness of Europe’s Economic and Political Elites, Oxford University
Press, 2012.
105
. Les résultats des enquêtes d'opinion sont indissociables d'un ensemble de commentaires. Ces commentaires
sont « organiquement » associés à l'enquête d'opinion en tant que phénomène social. On doit parler d'un monde
des sondages avec ses entreprises spécialisées, leurs clients, des médias qui les publient, les commentateurs (des
entreprises, des médias, des clients, des milieux académiques), leurs publics, dans le même sens que Howard
Becker a analysé les mondes de l'art (Paris, Flammarion, 1988) avec les artistes, les galeristes, les critiques, les
amateurs, les collectionneurs, et les musées. Cet univers social partage divers présupposés concernant les
opinions du "public de masse" qui contribuent à son intégration intellectuelle et sociale.

71
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

contribution est donc de chercher à comprendre comment les choix méthodologiques et les
présupposés mobilisés par les commentateurs des enquêtes influent sur les résultats.

Des sujets pour tous

Un premier présupposé au fondement des enquêtes d'opinion standard est qu'il va de soi de
poser toutes sortes de questions, y compris sur des sujets difficiles, abstraits, techniques et peu
familiers à des échantillons considérés comme représentatifs de l'ensemble des citoyens. On
demande par exemple si la « Construction européenne » a des effets « sur la possibilité de
mieux lutter contre les effets négatifs de la mondialisation »106; Si une « constitution pour
l'Europe rendrait le fonctionnement de l'UE plus démocratique (17% de SO (« sans opinion »)
et plus transparente » (20% de SO). Il faut aussi se prononcer sur le problème de savoir si « la
coopération au sein de l'UE permet de mieux résoudre les problèmes de la recherche (88%
d'accord)…, du commerce international (80% d'accord)… les questions énergétiques (76%)…
la qualité de l'enseignement (70%) » , etc. (suit une liste de 15 « items »)107. On demande aux
enquêtés de dire si « l'UE devrait être un grand marché, un projet politique, les deux, ni l'un ni
l'autre » (NSP (Ne sait pas) = 2%), s'ils sont satisfaits « du fonctionnement de la démocratie
dans l'UE » (NSP = 16%)108, s'ils « ont confiance dans le Parlement Européen (NSP = 17%),
dans la Commission (NSP = 21%)109, le Conseil de l'UE, la Banque centrale européenne ou la
Cour de justice de l'Union ».

Ce présupposé que toutes les questions peuvent être posées à l'ensemble du public est
indiscuté. Il se traduit par une indifférence pratique à l'égard des « sans réponse » et des
« sans opinion ». Ces dernières ne sont pas prises en compte, y compris dans les cas où leurs
taux – par ailleurs sous-estimés pour diverses raisons analysées plus bas – avoisine ou dépasse
les 20%. De telles fréquences sont pourtant le signe que certaines questions soulèvent des
difficultés particulières qui peuvent aussi entraîner des conséquences sur le statut des
réactions enregistrées. Elles devraient inciter à s'interroger d'une part sur les raisons qui
conduisent un nombre non négligeable (et sous-estimé) de personnes interrogées à s'abstenir
et, d'autre part, sur le statut des réponses obtenues.

Le simple fait de poser une question revient à considérer que toutes les personnes sollicitées
sont susceptibles d'avoir un avis sur les problèmes qui leur sont soumis et qu'elles sont
suffisamment informées pour l'exprimer. Un tel présupposé est pourtant difficilement
soutenable, ne serait-ce qu'au regard des résultats des eurobaromètres. Ainsi, 45% des
personnes interrogées se sont déclarées « pas d'accord » avec l'affirmation : « je comprends le
fonctionnement de l'UE »110. De même, 69% (plus des deux tiers !) des personnes interrogées
se déclarent « assez mal » ou « très mal » informées « sur le fonctionnement du marché
intérieur de l'UE », ce qui ne les empêche pas de répondre à une question de savoir si ce
106
. Eurobaromètre standard, 64, décembre 2005. Ce type de question est régulièrement posé à chaque enquête.
Confrontées à une question similaire sur les effets de la mondialisation, une partie notable des « élites »
interrogées nous a répondu ne pas comprendre ce que voulait dire la question.
107
. Flash Eurobaromètre, 178, TNS Sofres, c/o EOS Gallup Europe, mars 2006, 39 pages.
108
. EB standard, juin 2006.
109
. EB standard juin 2007.
110
. Eurobaromètre standard, 2010.

72
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

marché intérieur a, pour la France, des effets positifs, négatifs ou pas d'effet sur, la protection
de l'environnement, la compétitivité des entreprises, le niveau de la croissance économique, la
protection des consommateurs, la situation de l'emploi, et le pouvoir d'achat des ménages,
puisque le taux de sans réponse à toutes ces questions oscille entre 0 et 1% 111 ! Un réflexe
méthodologique élémentaire devrait normalement conduire à soulever le problème de savoir
pourquoi on choisit de répondre et comment on produit une réponse à un tel ensemble de
questions, alors même qu'on se sent très mal informé à son sujet. Mais il faudrait alors
remettre en question l'appareillage méthodologique, doctrinal et normatif qui est incorporé
dans la pratique et les commentaires des enquêtes d'opinion standard.

Toutes les réponses expriment des opinions politiquement structurées

Les commentaires des enquêtes d'opinion interprètent les réponses comme des avis
circonstanciés et politiquement structurés sur les questions posées. Dans les exemples
présentés plus haut, et dans beaucoup d'autres cas, les catégories (par exemple, la construction
européenne, l'Union européenne, la constitution européenne, le grand marché, l'union
politique) et les problématiques (par exemple le caractère démocratique de l'UE, la
transparence de son fonctionnement, la confiance dans ses institutions) sont proposées à
l'ensemble des citoyens. Il va de soi que tout personne interrogée est en mesure de se les
approprier pour répondre aux questions posées. De manière circulaire, les méthodologies, les
pratiques et les présupposés des enquêtes d'opinion courantes112 conduisent dans beaucoup de
cas à enregistrer des taux de « sans réponses » très bas, qui sont à leur tour interprétés comme
la confirmation que les personnes sollicitées ont bien des opinions sur les sujets sur lesquels
on les interroge113. Dans cette logique, les questions débattues dans les milieux dirigeants et
reprises dans les enquêtes d'opinions sont considérées comme des questions que tous les
citoyens se posent114. On peut alors attribuer une signification uniment politique à leurs
réponses. La technique habituelle du commentaire consiste à transformer la réponse modale
(c'est-à-dire la plus fréquente relativement) en opinion de la « majorité » (des Français ou des
citoyens européens selon les cas) et même parfois, à élargir le saut logique jusqu'à en inférer
111
. Enquête IFOP, 18 janvier 2008, Les Français et le fonctionnement du marché intérieur, commandée par le
Centre d'information sur l'Europe et HEC. Le pourcentage de ceux qui s'estiment mal informés atteint 77% chez
les ouvriers.
112
. Cf. infra.
113
. A titre d'exemple d'un tel raisonnement, cf. Bruno Cautrès, Bernard Denni, « Les attitudes des Français à
l'égard de l'Union Européenne : les logiques du refus », in Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal
Perrineau (dir.), Les cultures politiques des français, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 325. Les chercheurs
qui pratiquent des analyses secondaires des bases de données de type eurobaromètres ont pour habitude de
« nettoyer » ces bases de données en éliminant les sans réponse. D'autres décident de recoder les sans réponse et,
par exemple, de leur accorder une valeur intermédiaire entre les réponses (apparemment) favorables ou hostiles à
l'intégration européenne. Le postulat de l'existence d'attitudes structurées à l'égard des enjeux de la construction
européenne se trouve ainsi conforté.
114
. Il est intéressant de relever que les arguments selon lesquels les questions européennes sont trop complexes
pour être posées comme telles à l'occasion d'un référendum, que beaucoup d'électeurs ne répondent pas à la
question qu'on leur pose et se prononcent à partir d'autres éléments de jugement, n'affleurent pratiquement
jamais lorsqu'il s'agit des enquêtes d'opinions. On doit pourtant remarquer que les campagnes référendaires sur
ces sujets entraînent le développement d'un débat qui permet de sensibiliser une partie du public qui se trouve
ainsi moins désarmée que dans la situation d'une enquête d'opinion où les questions sont posées « à froid » en
dehors de tout processus de mobilisation.

73
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

ce que pensent « les Français ». On apprend par exemple que « les Français estiment que la
construction européenne a des effets positifs »115; que "les réponses illustrent les raisons pour
lesquelles beaucoup d'Européens pensent que l'Union a besoin d'une Constitution 116; que 64%
des sondés pensent que "si tous les États membres adoptaient le traité établissant une
Constitution pour l'Europe, cela rendrait le fonctionnement de l'UE plus démocratique 117;
qu'une « majorité de citoyens européens restent convaincus que l'adoption de la Constitution
européenne rendrait l'UE plus forte dans le monde (69% d'accord), plus compétitive
économiquement (64%) et plus sociale (54%) »118. « Si l'Europe semble être119 une notion
assez lointaine, la construction européenne suscite pourtant un engouement indéniable. En
effet, 44% des Français120 se déclarent enthousiastes lorsqu'ils pensent à la construction
européenne121 et 38% se disent favorables, contre seulement 8% de sceptiques et 7%
d'opposants. Notons que toutes les catégories témoignent d'une franche adhésion à la
construction européenne »122 ; « La grande majorité des Français considèrent que la mise en
commun des moyens au sein de l'Union est susceptible de trouver des solutions efficaces à
des problèmes qui dépassent bien souvent le simple cadre national »123.

Il suffit donc de laisser faire l'appareil d'enquête et de commentaire, tel qu'il est structuré par
diverses options méthodologiques et principes d'interprétation124, pour faire apparaître une
« demande d'Europe » et une « adhésion » à la construction européenne en affinité avec les
attentes des commanditaires des enquêtes. Cette harmonie si bien ajustée de l'offre et de la
demande de « révélation » de « l'opinion du public » (« national » ou « européen ») sur
l'intégration européenne est pour une part produite par la formulation et le format des
questions. Elle résulte aussi de l'ethnocentrisme inconscient des diverses catégories d'acteurs
du monde des sondages.

Un ethnocentrisme inconscient

L'un des présupposés les plus enfouis dans les méthodologies et les interprétations des
enquêtes d'opinion est l'imputation tacite d'un mode de pensée politique structuré à l'ensemble
de la population. Diverses questions débattues dans les milieux politiques et dans les espaces
publics sont posées à des échantillons considérés comme représentatifs. Il va de soi que toutes
les personnes interrogées comprennent la question, comprennent la question de la même
façon, et comprennent la question telle qu'elle est posée par ceux qui commandent, conduisent

115
. Flash Eurobaromètre, Quelle Europe? La construction européenne vue par les Français, mars 2006.
116
. Eurobaromètre standard, décembre 2005.
117
. Ibid.
118
. Ibid.
119
. Cette rare expression de scepticisme porte, on l'aura remarqué, sur un résultat à contre courant des analyses
qui soulignent le soutien que "l'opinion publique européenne" accorderait à la construction européenne.
120
. On notera le glissement des personnes interrogées dans une situation d'enquête à ce que pensent « les
Français ».
121
. Il va de soi que les Français « pensent à la construction européenne », y compris en dehors de la circonstance
très exceptionnelle où on leur demande de répondre à des questions sur ces sujets.
122
. Tns Sofrès, Les Français et l'Europe, 29 mai 2006. Cf. http://bit.ly/VJXa3c.
123
. Flash Eurobaromètre, mars 2006.
124
. Et sans qu'il soit nécessaire, en l'espèce, de suspecter la bonne foi ou une quelconque manipulation.

74
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

et interprètent l'enquête125. Les enjeux politiques sont structurés par des oppositions de points
de vue souvent abstraits, généraux et synoptiques (par exemple dans le débat sur l'UE comme
grand marché ou comme union politique) qui s'expriment dans les champs de production et de
reproduction des problématiques politiques. Ces débats entre spécialistes sont soumis aux
échantillons des enquêtes sous forme de questions politiques synoptiques dont le monde des
sondages attend des réponses de même statut. Dans l'esprit de ceux qui les rédigent et les
interprètent, les réponses suggérées incorporent les considérations politiques qui circulent
dans les espaces publics de débat. Les réponses enregistrées sont du même coup tacitement
considérées comme l'expression d'un point de vue uniment politique et synoptique à des
questions politiques synoptiques. Quelle que soit la manière dont la personne comprend la
question et y répond, sa réponse est interprétée et comptabilisée comme politiquement
structurée. Le mode de production politiquement structuré des fractions les plus politisées et
les plus informées est imputé à l'ensemble de la population. C'est ce même postulat que l'on
retrouve dans la plupart des travaux académiques qui reposent le plus souvent sur une analyse
secondaire de bases de données issues des eurobaromètres. Ils situent généralement tous les
citoyens européens sur un continuum –politique – unique qui oppose les plus fédéralistes à un
pôle aux plus farouches eurosceptiques à l'autre pôle. Dans certains cas, les questions posées
renvoient à des débats qui agitent les segments les plus virtuoses 126 des champs de production
des problématiques. C'est alors l'existence d'une sorte de virtuosité pour tous qui est
tacitement postulée.

Les incitations à répondre

On peut penser qu'une adhésion doxique à un tel corps de présupposés immunise contre les
multiples démentis de la réalité, même si on peine à comprendre que des spécialistes de
l'opinion soient si ignorants de la réalité des réactions de leurs concitoyens.

Il suffit en effet de faire et de laisser parler, avec leurs propres mots, des citoyens de diverses
catégories pour apercevoir l'abîme qui sépare, pour la plupart d'entre eux, le rapport réel à la
construction européenne de l'image enchantée qu'en donnent les enquêtes d'opinion standard.

125
. On pourrait ajouter que les acteurs du monde des sondages considèrent tacitement que tous les enquêtés
accordent une attention scrupuleuse à la formulation de la question et expriment leur point de vue avec beaucoup
de soin. Ce présupposé peut être par exemple observé dans certaines réponses aux critiques qui relèvent que les
réponses obtenues sont parfois contradictoires entre elles. Une ligne de défense consiste alors à souligner les
différences dans les nuances de formulation des questions ayant entraînées des réactions contradictoires. Une
autre ligne de défense consiste à donner un sens politique à ces contradictions apparentes ce qui revient à
mobiliser le présupposé d'une sorte de virtuosité politique pour tous.
126
. Dans sa sociologie des religions, Max Weber observe la diversité de la qualification religieuse des êtres
humains et distingue une forme « virtuose » caractérisée par l'affirmation permanente des normes d'une religion
déterminée et attestée par des manières d'être continûment conforme aux exigences les plus radicales de cette
religion. (Cf. Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, notamment p. 190 s..).
L'administration d'un questionnaire à des échantillons de députés sur des questions européennes, permet
d'observer que les plus spécialisés et experts d'entre eux mobilisent un mode de production spécifique pour
répondre aux questions. Ce mode de production particulièrement sophistiqué à travers lequel toutes les
dimensions, les arrières plans et les enjeux d'une question politique sont prises en compte peut être qualifié de
virtuose par analogie avec le concept de Weber.

75
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

La technique des questions fermées conduit à poser des questions en suggérant des réponses.
Elle simplifie ainsi grandement la production d'une réponse pour ceux qui ne sont pas
familiers des sujets sur lesquels on leur demande de se prononcer 127. Ces suggestions de
réponses induisent d'autant plus les réponses, que la non-réponse n'est pas suggérée comme
option de réaction possible pour la personne interrogée à égalité avec les réponses qui lui sont
suggérées. Les « sans réponses » n'apparaissent que si la personne interrogée fait le choix
délibéré (« spontané » dans le langage des entreprises spécialisées) de ne pas répondre plutôt
que de reprendre l'une des possibilités de réponse qui, de manière asymétrique, ne sont pas
« spontanées » mais suggérées. On sait également que les enquêteurs reçoivent souvent la
consigne explicite de dissuader les « sans réponse » et d'insister pour obtenir des réponses128
De plus, les inévitables biais de représentativité des échantillons (d'autant plus importants que
les budgets des enquêtes sont plus réduits) tendent à favoriser la sur représentation des
individus les plus intéressés par les thèmes des enquêtes. Ils contribuent du même coup à
diminuer le nombre de ceux qui seraient susceptibles de rester « sans réponse ».

L'occultation des difficultés à se prononcer

Dans le cadre d'un entretien approfondi avec des questions ouvertes, la personne interrogée
doit exprimer son avis (ou bricoler une réponse) avec ses propres mots, conceptions,
ressources et informations. Le fait de demander de préciser, de développer et d'expliciter les
motifs des avis exprimés dissuade de tenter de sauver la face en produisant quelque réponse
laconique. L'inhibition à dire qu'on « ne sait pas » est également réduite quand l'enquêteur et
l'enquêté se connaissent, ce qui n'est pas le cas dans les enquêtes courantes. De même, dans
un focus group, quand les personnes rassemblées se connaissent et se rassurent mutuellement,
il est plus facile de dire qu'on n'a pas d'avis. Avec de telles méthodologies, et dans le cas de
sujets perçus comme difficiles, abstraits, et lointains comme c'est le cas pour les questions
européennes, on observe des réactions qui sont ignorées par les enquêtes d'opinions standard.
Ce qui frappe quand on enquête sur les perceptions du processus d'intégration européenne,
spécialement quand on choisit de reprendre des questions habituelles des eurobaromètres
comme celles qui ont été citées en exemple au début de ce texte, c'est la fréquence des
réactions de désarroi, de malaise et parfois de stupeur, les longs silences, les souffrances, le
sentiment de ne pas être à la hauteur, (« je suis nul! ») et de perdre la face, les hésitations et
finalement l'impossibilité d'exprimer un avis : « je sais pas, c'est dur ton questionnaire, moi je
m'y connais pas en Europe ».. On pourrait multiplier les illustrations de ces diverses réactions,
mais, faute de place, on choisira seulement l'exemple d'un focus group avec des élus (adjoints
127
. On peut montrer que le seul fait de poser une question sans suggérer de réponse –technique dite de la
question ouverte - a pour effet d'augmenter dans des proportions importantes (mais variables selon les sujets) les
taux de sans réponse, et ce d'autant plus que la non réponse est explicitement présentée et proposée comme une
option parmi d'autres. Sur ce point, cf. Daniel Gaxie, « Au-delà des apparences ...sur quelques problèmes de
mesure des opinions », Actes de la recherche en sciences sociales, 81/82, mars 1990, p. 97-112.
128
. Cette pratique peut sembler surprenante. En tant qu'elles sont officiellement dédiées à l'observation de ce que
pense le public, on pourrait penser que les entreprises qui conduisent les enquêtes d'opinion devraient être au
premier chef intéressées à savoir dans quelle mesure les personnes interrogées pensent vraiment quelque chose
sur les sujets sur lesquels on les interroge. Quand on évoque ce paradoxe, certains responsables des enquêtes
politiques rétorquent que leurs clients veulent connaître les opinions du public, si possible de manière simple et
claire, et qu'ils accepteraient difficilement de financer des enquêtes dont le résultat serait qu'une partie du public
n'a pas d'opinion bien arrêtée sur les sujets sur lesquels on l'a interrogée.

76
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

et conseillers municipaux) d'une petite commune de la banlieue parisienne. Sont présents, le


titulaire d'un BTS devenu ingénieur par l'éducation permanente (Michel), un chef d'entreprise,
maîtrise de sciences économiques (Marcel), un technicien devenu responsable de la sécurité
d'une entreprise (José), une gestionnaire financière avec un BTS secrétariat trilingue
(Micheline), et un graphiste retraité. Ils se considèrent comme relativement informés : « nous
sommes pourtant des citoyens plus avertis que d'autres, puisque nous sommes des élus ». À la
fin de la séance, l'animatrice choisit de leur poser des questions empruntées aux
eurobaromètres.

- Q : « est-ce que vous pensez que l'UE a suffisamment de pouvoirs et d'outils pour défendre
ses intérêts économiques dans l'économie mondiale? »
- José : « quand ils sont d'accord entre eux, oui ».
Micheline : « c'est vaste comme question;;; [elle cherche à simplifier la formulation] donc,
est-ce que l'Europe a les moyens de défendre sa politique »… (silence).
- Q : (l'animatrice répète la question).
(Silence)
- Micheline : « économie mondiale » … (silence).
- Marcel : « je suis pas assez pointu, je me demande si en dernière analyse c'est pas le pouvoir
militaire qui décide tout… si c'est le pouvoir militaire qui décide tout, l'Europe est faible
évidemment ».

- Q : « quelles sont vos attentes pour les douze prochains mois en ce qui concerne la situation
économique de l'UE? »
(Silence)
- Michel : « hésitant… les douze prochains mois … les attentes sur l'Europe … ».
- José : « vous pouvez répéter la question? »
- Marcel : « les questions sont complexes ».
L'animatrice répète la question
(Silence)
- Q :[elle cherche à aider les participants à répondre] « est-ce que vous avez des attentes
déjà? ».

Long silence puis José fait l'effort de se lancer dans une improvisation…

On pourrait multiplier les exemples de personnes occupant des régions basses et moyennes de
l'espace social qui sont dans l'impossibilité de répondre aux questions qui sont pourtant
considérées comme allant de soi dans les enquêtes standard. Les questions sur le degré de
confiance dans les institutions de l'UE sont significatives à cet égard. Seule une minorité des
personnes interrogées est en mesure de réagir quand on les interroge sur le Parlement
européen. Certaines disent qu'elles « le connaissent » parce qu'elles « en ont entendu parler »
ou parce qu'elles savent qu'il est « à Strasbourg » ou « à Bruxelles ». Plus rares sont celles qui
ont une idée, même vague, de son activité : "il doit faire des lois comme le Parlement
français? »; « ils doivent discuter et distribuer des subventions? ». La question sur la
Commission apparaît encore plus hors de portée : « ce n'est pas la même chose que le
Parlement? »; « ce n'est pas le truc de Giscard? » (confusion avec la Convention sur l'avenir
de l'Europe). En raison de ces réactions, nous avons renoncé à aller plus loin et à tester « le

77
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

degré de confiance » dans les autres institutions européennes comme le font les
eurobaromètres.

L'exemple d'une directrice d'école primaire, 55 ans, titulaire d'une licence de lettres modernes
est typique. Elle ne sait pas ce que fait le Parlement européen : « je ne sais pas, ça statue sur
quoi? certainement sur des problèmes économiques, l'agriculture, il doit donner des
subventions » et encore moins pour ce qui concerne la Commission : « oui, j'en ai entendu
parler … mais je ne sais pas ce qu'elle fait ». Elle éprouve des difficultés à se prononcer
quand on l'interroge sur une « Union politique européenne » : « qu'est-ce que tu entends par
là? ». Elle est également désorientée quand on lui demande si elle est satisfaite de la
démocratie dans l'Union Européenne : « la démocratie dans l'UE? … c'est ce que tu as dit ? …
c'est-à-dire? Les élections, les trucs comme ça ? ».
Le dialogue suivant avec un artisan plombier de 55 ans titulaire d'un CAP mérite également
d'être rapporté en raison de sa portée idéal typique :

- Q : « En parlant de l'Europe, il y en a beaucoup qui reprochent un manque de démocratie, ça


évoque quelque chose pour toi ? »
- R : (silence)
- Q : « vraiment rien ? »
- R : « non, je suis neutre ».
- Q : « si je te dis démocratie, ça veut dire quoi pour toi ».
- R : « aucune idée ».
- Q : « je ne sais pas, quelque chose qui te passe par la tête ».
- R : « (silence) … tu me pièges là ! ».

Les points aveugles des enquêtes d'opinion

Les enquêtes d'opinion suggèrent des réponses simples à des questions parfois compliquées.
On demande aux personnes interrogées de se déclarer « d'accord » ou « pas d'accord », de dire
si la construction européenne est « bonne » ou « mauvaise », si elle ont « confiance » ou "pas
confiance", ou si la France « a bénéficié » ou pas de son appartenance à l'UE. De telles
réponses sont évidemment peu coûteuses à reproduire, d'autant plus qu'il n'y a pas de "droit
de suite" qui consisterait à demander aux personnes interrogées de justifier leurs réactions.
Ces réponses simples sont additionnées pour caractériser une opinion apparemment
prédominante. Les « opinions publiques » sont ainsi caractérisées (et construites) en
oppositions souvent binaires. On distingue les « pro » et les « anti-européens », ou dans une
version plus raffinée les « enthousiastes », les « favorables », les « sceptiques » et les
« opposants ». Du fait de ces simplifications, les enquêtes ignorent et occultent la complexité
du rapport que beaucoup citoyens entretiennent à l'égard de la construction européenne.
Interrogés avec des méthodologies différentes, beaucoup ne savent pas dire si « l'Europe »
leur apparaît comme quelque chose de « positif » ou de « négatif ». Nombreux sont ceux qui
répondent qu'il y a des aspects positifs et négatifs et qui ne semblent pas en mesure de dire ce
qui l'emporte du positif et du négatif. D'autres encore déclarent que « l'Europe » est quelque
chose de « positif », mais ne savent pas dire pourquoi. Certains déclarent avoir une
appréciation positive, mais multiplient les notations critiques dans la suite de l'entretien (et

78
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

inversement). Bien que fréquentes, ces réactions indécises, ambiguës, ambivalentes,


composites et parfois contradictoires ne sont généralement pas « mesurées » dans les enquêtes
courantes et sont ignorées dans la plupart des commentaires.

L'addition des réponses est une composante essentielle de la fabrication et du commentaire


des enquêtes d'opinion. En posant d'emblée que les réponses sont additionnables, on admet un
postulat d'équivalence et d'homogénéité des réponses. Le caractère apparemment identique
des réponses induit par la fermeture des questions, renforce l'évidence de ce postulat de
manière là encore circulaire. Le postulat prend appui sur d'autres postulats tout aussi
insoutenables. On présuppose que toutes les personnes interrogées sont également intéressées
par les sujets abordés. Qu'elles sont également informées. Qu'elles accordent le même degré
d'attention à la formulation de la question et qu'elles répondent toutes avec la même
conviction. Plus généralement, c'est encore le présupposé que tous les citoyens entretiennent
le même rapport avec le politique qui est subrepticement mobilisé.

La méthodologie des questions fermées n'est donc pas seule en cause. On pourrait d'ailleurs la
compléter par des questions filtres, par exemple pour s'assurer que les personnes interrogées
sont intéressées par les sujets sur lesquels on les interroge, qu'elles en ont déjà discuté
auparavant avec des proches, qu'elles se sentent informées, ou que leurs opinions sont très
arrêtées. C'est moins la méthodologie qui induit les visions de « l'opinion publique » que la
représentation ethnocentrique des opinions du public qui commande les usages acritiques des
questions fermées. C'est cette même représentation qui empêche de s'interroger sur les
multiples points aveugles des méthodologies standard et de tenter de les surmonter. Tel
qu'elles sont couramment administrées, les questions fermées ne permettent pas de savoir, on
l'a dit, si et comment la question a été comprise. Cette méthodologie permet d'enregistrer des
réponses, mais ne fournit aucune information sur les motifs et sur les modes de production de
ces réponses.

L'occultation de la diversité des manières de répondre

D'autres méthodologies mettent au contraire en évidence que sur des sujets politiques peu
familiers, comme les questions européennes, beaucoup de personnes interrogées émettent des
avis hésitants où le doute l'emporte sur l'opinion. Les réactions de cette infirmière de 40 ans
sont typiques à cet égard :

- Q : « À propos de l'Europe, certains parlent de déficit démocratique. Vous-même, qu'est-ce


que vous pensez de ça ? »
- R : (silence)
- Q : « qu'est-ce que vous en pensez ? »
- R : « ça veut peut-être dire que les petits pays ne sont pas écoutés? »

Ce sont également les diverses manières de comprendre les questions et d'y répondre qui sont
également ignorées. Ainsi, contrairement au présupposé courant, les questions relatives à « la
construction européenne » sont comprises de manière très variable. Dans la mesure où les

79
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

personnes interrogées se prononcent, elles répondent en réalité à des questions différentes. Et


ces points de vue hétérogènes peuvent difficilement être agrégés.
Le simple fait de poser de telles questions à des échantillons diversifiés n'implique pas que
toutes les personnes interrogées en déchiffrent les significations politiques et répondent en
s'inscrivant dans les termes du débat dont elle s'inspire. Les risques de malentendu sont
d'autant plus grands que l'on s'adresse à des personnes plus éloignées de ces débats comme on
le voit avec les réactions de cet ouvrier de 27 ans salarié d'une entreprise de bâtiment et
travaux publics :
- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, certains sont pour, d'autres contre,
certains n'ont pas d'avis, qu'est-ce que tu en penses toi? ».
- R : « construction européenne… (silence), ba…en tout cas… dans ma boite, j'ai rien
entendu…construction européenne… bah si ils font quelque chose pour la construction, je
suis plutôt pour, pour une fois que c'est pour les ouvriers ».
- Q : « Qu'est-ce que ça t'évoque la construction européenne? ».
- R : « Bah... construction…c'est quoi comme construction en fait? Moi, je connais la
construction française, je peux te dire ce qu'on fait en France dans le secteur de la
construction, mais au niveau de l'Europe… je savais pas qu'ils faisaient des trucs… je serais
plutôt pour, mais faut voir comment ils comptent faire ça… ».

D'autres comprennent confusément la question et se prononcent en fonction de vagues


considérations parce que la situation commande de dire quelque chose plutôt que rien à
l'exemple de l'artisan plombier déjà cité :

- Q : « On entend parler de construction européenne, est-ce que ça te dit quelque chose? »


- R : « il rit! Ça à rien à voir avec le bâtiment ça ? … silence… si je suis pour l'Europe, je suis
pour la construction européenne….silence… en approfondissant les choses, … soupir…
qu'est-ce que c'est que la construction européenne ? eh bien c'est construire l'Europe, c'est
faire encore mieux que ce qu'on fait ».

La manière de comprendre l'expression (quand elle est comprise) et donc la manière de se


déclarer en faveur ou, plus rarement, opposé à la construction européenne sont variables
comme on le voit avec les exemples suivants.
L'infirmière déjà citée poursuit son idée d'une inégalité de traitement des États selon leur
taille:
- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »
- R : (silence) « je suis toujours mitigée, ça peut être bien si tout le monde y participe ».
Une institutrice retraitée mobilise le schème de l'alliance entre des États trop petits pour
rivaliser avec les grandes puissances :
- Q : « on parle beaucoup de la construction européenne. Vous-même, qu'est-ce que vous en
pensez ? »
- R : (Silence) … « oui, je suis pour la construction européenne. Ça me semble une bonne
chose. Je pense qu'il faut s'unir pour représenter une force plus importante ».
- Q : « Qu'est-ce que cette idée de construction européenne évoque pour vous ? »
- R : « Quand on est nombreux, on a un peu plus de poids ».

80
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

Ce n'est que dans les fractions les plus politisées de la population que les opinions produites
prennent quelque consistance et procèdent de considérations qui se rapprochent des
problématiques courantes des débats politiques. On le voit avec un éleveur de 41 ans, titulaire
d'un bac professionnel et fier de gérer son exploitation de 250 bovins comme une entreprise :

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »


- R : « on est au tout début à mon avis, la construction sera faite je pense quand on aura la
même langue … c'est sûr que les jeunes, nos enfants, ils vont y arriver à parler anglais ou
espagnol couramment… c'est assez lointain tout ça… mis à part les ébauches politiques qui
ont été faites, mais par exemple le Parlement Européen, je ne sais même pas comment ça
fonctionne ».

C'est encore plus net avec un médecin généraliste de 53 ans :

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »


- R : « le bâtiment (rires) pour moi, c'est une construction politique … si on veut construire
une Europe, c'est inévitable qu'elle soit politique ».

Des sources de malentendu

Quand elles ne s'accompagnent pas de dispositifs d'enquête permettant de saisir les


significations subjectives que les personnes interrogées associent à leurs réponses, les
questions fermées donnent une représentation excessivement simplifiée de la réalité et
génèrent divers malentendus et erreurs d'interprétation. Les malentendus résultent notamment
de la surinterprétation politique de réponses isolées du contexte de leur production et de la
configuration des réactions dans lesquelles elles s'inscrivent.
L'exemple d'un focus group conduit avec des ouvriers d'une entreprise de petite métallurgie en
donne une illustration. Invités à porter un jugement sur « l'Europe », leur réaction est
nettement négative : « le seul problème, c'est qu'actuellement sur l'Europe, on en ressent que
les nuisances, que les méfaits… alors qu'il y a certainement, enfin y'a des choses positives,
mais dans un premier temps, nous on dérouille quoi » (conducteur de ligne de 45 ans). Cette
perception repose notamment sur leur expérience de la monnaie : « moi, quand je vais faire
les courses que je vois que les courses ont augmenté et puis qu'on paie en euro, …la première
réflexion qu'on fait, c'est merde pourquoi qui nous ont mis l'euro, ça serait dix fois moins cher
en franc » (cariste en intérim sans diplôme de 48 ans). L'expérience 129, ou la crainte des
délocalisations est un autre élément qui vient alimenter leurs réserves : « moi, déjà d'une,
j'étais contre l'Europe, déjà d'une parce que tous nos métiers s'en vont, toutes nos usines s'en
vont, tout est délocalisé … parce que déjà la main d'œuvre est moins chère dans certains
pays » (ouvrier polyvalent). On imagine aisément les types de commentaires politiques que de
telles réactions peuvent susciter130 si on ignore leur statut.

129
. L'un des participants à l'entretien a quitté une entreprise en grande difficulté dans laquelle son épouse est
toujours employée.

81
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

Dans le cas présent, ces opinions sont exprimées par des personnes qui ne sont guère
intéressées par les sujets européens et ont rarement l'occasion d'en discuter en dehors de la
circonstance particulière d'un entretien collectif. Comme l'explique l'un des participants
d'ascendance portugaise quand on lui demande ce que pensent les gens qu'il rencontre dans
son pays d'origine : « bah, je sais pas moi ! tu vois déjà j'en parle pas de ça! ». Dans leur cas,
l'expression « Europe » n'est pas une synecdoque de l'Union Européenne. Les participants au
focus ne font jamais référence aux institutions ou décisions de l'Union quand ils expriment
leurs jugements. De leur point de vue, « l'Europe » est un ensemble « de pays qui se sont mis
en groupe » (cariste intérimaire) et ils n'en ont pas une perception très précise. Leur rapport à
« l'Europe » (telle qu'ils la perçoivent) est un cas particulier de leur rapport au politique qui
les conduit à se tenir à l'écart, avec la méfiance de ceux qui ont été souvent échaudés : « bah
l'Europe, est-ce que ça ne démarre pas par la politique ? Est-ce que ça devrait pas être d'abord
eux qui gèrent leur petit truc et puis voilà quoi; et puis toi derrière, tu connais pas trop la
politique, bah voilà tu te retrouves comme un con quoi! » (premier de machine, 50 ans,
BEPC). C'est d'ailleurs dans cette logique de méfiance, sur le thème des promesses jamais
tenues par les politiques, et non en raison des critiques qu'il formule par ailleurs à l'endroit de
l'Europe, que l'un des participants explique son vote « non » au référendum de 2005. En
raison du décalage entre leur mode de pensée et le mode de pensée politique, il y a un risque
permanent de malentendu si on accorde aux déclarations des participants à cet entretien
collectif les significations politiques qu'elles semblent véhiculer du point de vue des
commentateurs politisés.

Les risques de la surinterprétation politique

Ainsi, le conducteur de ligne semble un court moment exprimer une « identité européenne » :
« je pense qu'on a quand même une certaine identité européenne ». Mais la signification qu'il
accorde à cette « identité » est très éloignée de celles qui lui sont associées dans les débats
politiques ou académiques : « tu vois un film américain, derrière tu regardes un film européen,
tu vois tout de suite la différence … le film américain, ça va être des stéréotypes, des choses
lourdes, c'est noir ou c'est blanc… ». Cette apparente profession de foi européenne ne
l'empêche d'ailleurs pas de tenir quelques minutes plus tard un discours apparemment opposé
quand on lui demande s'il se sent informé sur l'Europe : « nous on vit français, on vit pas
européen, on vit français… on est obligé de vivre l'Europe, on est obligé de la vivre l'Europe,
mais on se sent pas européens, on est toujours français ». Là encore, cette protestation
d'identité ne doit pas être sur interprétée. Quand l'un des participants avance que « le Français
aimera toujours bien la France, on est bien en France… on était bien avec notre franc », il ne
faut pas en déduire qu'il choisit l'État Nation contre les institutions supranationales et la
souveraineté monétaire contre la monnaie commune. L'attachement au franc ne procède pas
d'une profession de foi politique. C'est une réaction de protestation contre les difficultés de la
vie de tous les jours imputées à l'introduction de la nouvelle monnaie. Même la critique à
130
. Deux chercheurs français interprètent par exemple ce type de réaction comme résultant de « la combinaison
d'une vision autoritaire, ethnocentrée et pessimiste du monde [qui] accroît l'attachement au modèle
d'organisation politique incarné par l'État-nation, lequel est conçu comme un groupe d'appartenance essentiel à la
construction de l'identité collective ». Cf. Bruno Cautrès et Bernard Denni, « Les attitudes des Français à l'égard
de l'Union Européenne : les logiques du refus », in Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les
cultures politiques des français, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 348.

82
Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

l'égard de l'Euro n'est pas complètement assurée : « l'euro, c'est peut être partiellement
responsable, mais je pense aussi que la vie aurait augmenté de toute manière » (cariste).
L'affirmation que l'on est français plus qu'européen relève du constat que l'on vit en France et
que l'Europe est quelque chose de lointain ; « y a pas quelque chose de concret, voilà quoi ».
Le contexte même de l'entretien montre que ces déclarations d'apparence identitaire ne
doivent pas s'interpréter comme l'expression d'une préférence élective pour l'État nation et
d'un refus de l'intégration européenne. L'un des participants précise que leur « génération n'est
pas prête à être européenne ». Un autre ajoute que « l'Europe, ça s'apprend à l'école …[et que]
les jeunes, ils ont déjà dans l'idée que l'Europe va arriver, que la nouvelle monnaie va
arriver ». Ils semblent tous persuadés que dans les prochaines années « le mélange des
cultures, il se fera ». Ils aimeraient bien aussi « que ça soit uni, que la question des salaires et
tout ça, soit à peu près pareil pour tout le monde, pour pas que il y ait justement de la
délocalisation … que tout soit harmonisé, ça serait bien ». Après l'énoncé des principaux
motifs de critique par le cariste intérimaire, le conducteur de lignes ajoute qu'il pense « qu'à la
base, l'Europe est une belle idée …et qu'il en fallait une », ce qui lui vaut l'approbation du
même cariste.
Nul doute que ces ouvriers répondraient que l'Union européenne est une « mauvaise chose »
si on les interrogeait dans la logique des eurobaromètres. Une telle réponse conduirait les
commentateurs à les ranger dans le camp des eurosceptiques et à donner une explication
politique de cette orientation, au motif, par exemple que cette question « fournit une manière
commode de mesurer les préférences agrégées par rapport à toutes les questions politiques
pertinentes [pour la personne interrogée] »131.

131
. Clifford J. Carruba, «The Electoral Connection in European Union Politics »,The Journal of Politics, Vol 63,
n°1, February 2001, p. 141-158.

83
Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

Rémy Caveng*

En 2009, la part des enquêtes par téléphone représentait 28% de la production de l’ensemble
des entreprises de sondage françaises132. Si ce chiffre tend à baisser depuis l’introduction des
sondages en ligne133, les sondeurs sont donc encore loin d’avoir relégué l’outil téléphonique
au rang des antiquités134. Bien au contraire, comme le montre ce qui s’observe sur le petit
créneau des enquêtes d’opinion où, malgré, là-aussi, la montée des panels en ligne, le
téléphone reste le moyen privilégié pour appréhender les comportements, les représentations
ou les intentions de vote des citoyens-électeurs. Tout du moins s’agissant des entreprises qui,
jusqu’il y a peu de temps, jouissaient d’un quasi-monopole sur cette activité génératrice de
profits symboliques importants (TNS-SOFRES, IPSOS, CSA, BVA, LH2) 135. Outre que ces
quelques « majors » du secteur se refusent, pour le moment, à généraliser les enquêtes en
ligne136 dont la fiabilité est à ce point problématique qu’elle risquerait d’accroître un doute
déjà bien installé quant à la qualité des données et des analyses qu’elles produisent, deux
éléments d’explication permettent de rendre compte de la prédominance du mode
d’interrogation par téléphone pour les sondages d’opinion et du quasi abandon des interviews
en face-à-face.

A un niveau extrêmement prosaïque, on peut, en premier lieu, évoquer une logique purement
économique. Bien qu’il nécessite des investissements conséquents en termes d’équipement,
l’outil téléphonique a été un important vecteur d’automatisation et d’industrialisation de la
production des enquêtes. Il permet en effet de les réaliser rapidement et à moindre coût qu’en
face-à-face : les enquêteurs des plateformes d’appel sont moins bien rémunérés que ceux
travaillant sur le terrain ; les temps de contact sont réduits ; les réponses collectées par le
système CATI (computer assisted telephone interview) incrémentent en temps réel les bases
de données ce qui réduit les coûts et le temps de traitement. Au passage, on peut souligner que
la tendance à la compression des coûts présente une acuité particulièrement forte sur le
marché des enquêtes d’opinion. Celles-ci sont en effet beaucoup moins rentables que les
études de marché137 qui constituent la majeure partie de l’activité des entreprises de sondages.
La raison en est assez simple : en dehors de quelques grands groupes audio-visuels, les
acheteurs d’enquêtes d’opinion n’ont pas les moyens des multinationales de l’industrie et des
services qui constituent la principale clientèle des entreprises de sondage. Si on ajoute à cela
*
. Maître de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne, chercheur au CURAPP-ESS (CNRS-
UPJV, UMR 6054)
132
. Guide des études marketing, média et opinion, édition 2011.
133
. Dont la part a littéralement explosé au cours de la dernière décennie : de l’ordre de 1% entre 2001 et 2003,
elles représentent 31% de la production totale en 2009. Guide des études marketing, média et opinion, éditions
2003 et 2011.
134
. Pas plus que les enquêtes en face-à-face (33% en 2009). Guide des études marketing, média et opinion,
édition 2011.
135
. Sur ce point et sur tout ce qui suit, voir Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de
sondage, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2011.
136
. Tout du moins pour les études d’opinion.
137
. Jacques Antoine, Histoire des sondages, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 50 ; Loïc Blondiaux, La Fabrique de
l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 431.

84
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

la pression exercée par quelques outsiders qui cassent les prix, réduisent les délais de livraison
et subvertissent les critères de qualité des enquêtes qui étaient jusqu’alors admis en proposant
des enquêtes en ligne, on comprend facilement l’attachement des sondeurs à un mode de
collecte qui, sans être désormais le moins onéreux, reste tout de même plus économique que
les enquêtes en face-à-face.

En second lieu, on peut évoquer le lien quasi organique entre l’outil téléphonique et les
potentialités de surveillance des enquêteurs dans leur application à respecter l’orthodoxie
méthodologique en matière d’enquêtes quantitatives. On peut résumer celle-ci de la façon
suivante : au niveau de la production proprement dite, la qualité d’une enquête repose sur le
fait que chaque répondant doit être soumis au questionnement dans des conditions strictement
identiques. Outre les critères d’éligibilité, cela implique que les enquêteurs se plient à un
certain nombre de règles de passation particulièrement draconiennes : lecture du texte au mot-
à-mot, citation des listes de modalités dans leur intégralité, absence d’explication ou
d’explicitation des questions, neutralité de l’attitude, etc. De ce point de vue, l’outil
téléphonique couplé à l’outil informatique offre des possibilités de contrôle du travail
quasiment absentes lorsque les passations sont effectuées en face-à-face : les équipes
travaillent sous la surveillance d’un superviseur, des tables d’écoute permettent d’écouter les
interviews sans que les enquêteurs ne le sachent, les temps de passation font l’objet d’une
mesure précise, etc.

L’outil téléphonique représenterait ainsi une sorte de panacée puisqu’il permettrait d’atteindre
une qualité optimale à moindre coût. On souhaite montrer ici que les deux logiques qui
viennent d’être exposées créent au contraire des conditions qui laissent planer un doute
important sur la qualité des enquêtes téléphoniques et donc sur la fiabilité des analyses que
proposent ceux qui les vendent et ceux qui les commandent.

Interaction à distance et défaut d’implication

Le premier point à souligner est que l’outil téléphonique, en lui-même, s’oppose à


l’instauration d’une relation d’enquête permettant de recueillir des réponses que l’on pourra
juger de « qualité ». La principale raison à cela est la quasi-impossibilité d’impliquer les
répondants au cours d’une interaction à distance. En effet, alors même que la réticence à
répondre aux sondages et que la défiance envers les sondeurs se font de plus en plus fortes, un
des meilleurs moyens d’obtenir un minimum d’implication de la part des répondants est de
personnaliser l’interaction, de la rendre la moins neutre possible. Cet aspect des choses qui
semble évident quand on traite de la relation ethnographique n’est généralement pas pris en
compte lorsqu’il s’agit d’enquêtes quantitatives. A quelques exceptions près138, le travail de
terrain ne fait que rarement l’objet d’une analyse spécifique. Il faut dire que la division du
travail et le type de traitements dont font l’objet ces enquêtes ne s’y prêtent guère. Face à une
base de données, à un graphique ou à un tableau, on n’est peu porté à déceler les milliers
138
. Voir notamment Céline Bessières, Frédérique Houseaux, « Suivre des enquêteurs », Genèses, n°29, 1997,
p 100-114 ; Fabienne Pages, Marianne Tribel, Alexis Bonis-Charancle, « Indélicatesse et manque de rigueur
dans les sondages », Bulletin de méthodologie sociologique, n°89, 2006, en ligne
[http://bms.revues.org/index724.html] ; Jean Peneff, « The Observers Observed : French Survey Researchers at
Work », Social Problems, vol. 35-5, 1988, p. 520-535.

85
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

d’interactions qui ont permis d’en arriver là. Or, aussi fugitive soit-elle, comme toute
interaction sociale, la passation d’un questionnaire ne saurait être neutre ou anonyme 139 et,
pour qu’elle se déroule et aboutisse au résultat attendu, cela suppose que les deux parties
s’impliquent. Indépendamment des arguments qui seront développés par la suite, c’est
justement ce que l’outil téléphonique ne permet pas à l’inverse de ce qui s’observe lors
d’interrogations réalisées en face-à-face. Dans cette situation, l’interaction perd de son
caractère anonyme en raison même de la coprésence physique des deux parties dans un même
espace et les enquêteurs peuvent user de leur corps et de leur regard pour impliquer les
répondants dans le questionnement, voire, tout simplement, pour parvenir à obtenir un
entretien et le mener à son terme. L’outil téléphonique introduirait ainsi un biais de sélection :
dans la mesure où les moyens de persuasion sont très limités et qu’il est plus que facile de se
débarrasser d’un enquêteur quand on ne le voit pas et qu’il suffit de raccrocher son téléphone,
on peut penser que les personnes acceptant de répondre à des enquêtes téléphoniques
présentent un profil spécifique qui les distingue plus encore de la population générale que
celles qui répondent aux enquêtes en face-à-face.

En outre, la situation d’invisibilité propre à ces interactions à distance a pour conséquence une
absence totale de contrôle des événements qui se produisent en cours de passation. Dans le
cas de questionnaires réalisés en face-à-face, toute autre activité est suspendue. Inversement,
tout événement perturbateur (appel téléphonique, personne se présentant au domicile,
intervention auprès d’un enfant, surveillance de la cuisson d’aliments, etc.) vient interrompre
le cours de la passation qui reprend une fois que les choses sont rentrées dans l’ordre. Dans le
cas d’enquêtes par téléphone, on observe très souvent le contraire : les événements survenant
pendant la passation sont gérés en même temps que le jeu de question/réponse. De plus, il
n’est pas rare que cette passation n’interrompe pas les activités en cours et que les
questionnaires soient soumis alors que le répondant écoute la radio, regarde la télé, lit un
journal, fait la cuisine, ou se livre à toute autre activité. Et la situation est encore plus
dégradée quand les répondants sont joints sur leur téléphone portable lors de leurs
déplacements, sur leur lieu de travail, etc. Peu portés à s’impliquer du fait de
dépersonnalisation de l’interaction, ils ont alors tendance à faire passer le questionnaire
second plan et à y répondre distraitement. De leur côté, les enquêteurs ne peuvent exercer
aucune forme de contrôle sur ces situations. Alors même que les sondages d’opinion
produisent et recueillent, par leur forme et leur contenu, une « opinion » « provoquée, réactive
et non spontanée »140, l’outil téléphonique renforce cette tendance en générant des réponses
obligées et mécaniques, voire de complaisance, qui ont bien peu à voir avec des avis informés
et réfléchis.

Obsession du contrôle et vision pauvre de la qualité

Dans les entreprises de sondage, le respect à la lettre de l’orthodoxie méthodologique


constitue une véritable obsession au point qu’admettre qu’il est parfois nécessaire de
reformuler, ne serait-ce qu’à la marge, une question pour qu’elle soit comprise, relève de
l’hérésie. Bien que tout le monde (et à tous les niveaux) ait conscience que les questionnaires
139
. Florence Weber, « Relation anonyme et formulaire d’enquête », Genèses, n°29, 1997, p. 118-121.
140
. Loïc Blondiaux, « Ce que les sondages font à l’opinion publique », Politix, n°37, 1997, p. 117-136.

86
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

ne sont pour ainsi dire jamais réaliser dans les règles, l’avouer ferait s’écrouler ce derrière
quoi les sondeurs s’abritent : leurs données sont standardisées parce que leur recueil l’est,
même s’il ne l’est pas du tout141. Si personne n’a réellement les moyens de le vérifier
s’agissant des enquêtes en face-à-face, le téléphone offre au contraire de nombreuses
possibilités permettant d’atteindre ce rêve de maîtrise absolue en vérifiant, en temps réel, que
les règles sont appliquées et, le cas échéant, en les faisant appliquer sur le champ ou en
sanctionnant les contrevenants. On entend ainsi réduire « l’effet enquêteur », celui-ci étant
perçu comme la principale source d’altération des données et non comme une contribution
possible à leur qualité (d’où l’engouement actuel pour les enquêtes en ligne qui, outre des
coûts et des délais de production réduits, suppriment le caractère interindividuel de la relation
d’enquête). Or ce type de contrôle exercé sur les enquêteurs, soit par un superviseur présent
dans la salle d’appel, soit par un contrôleur branché sur table d’écoute 142 est sous-tendu par
une conception étriquée de la qualité des enquêtes quantitatives qui va à l’encontre de la
qualité réelle des réponses recueillies. En effet, dans l’idéal, chaque répondant doit
comprendre le sens des questions qui lui sont posées et leur attribuer le même sens que tous
les autres répondants143. Dans les faits, les choses ne se passent pas ainsi ou alors très
rarement. En raison, non seulement d’inégalités en termes de compétences linguistiques et
politiques, mais également de différences de registres linguistiques renvoyant à des univers
symboliques distincts144, une même question, voire un même mot, ne seront pas compris de
manière identique en fonction du sexe, de l’âge, de la PCS, de l’origine géographique et
nationale, du lieu d’habitation (urbain vs rural par exemple), etc. Dans ces conditions, les
enquêteurs doivent, ou en tout cas devraient, pouvoir jouer le rôle de médiateurs entre le
lexique du questionnaire et celui des répondants ; autrement dit, le traduire et le reformuler
dans le registre qui leur semble le mieux adapté à la situation 145. Or, cela leur est formellement
interdit. Ils sont astreints à lire mécaniquement le même texte et à réagir aux demandes
d’explication par des relances du type « c’est comme vous l’entendez », même si le répondant
n’entend rien. Faute de quoi, ils prennent le risque d’être sanctionnés ce qui, étant donné leur
statut d’emploi sur lequel on reviendra plus loin, peut se traduire par la perte immédiate de
travail . Alors que les compétences des enquêteurs sont requises pour obtenir des informations
pertinentes, elles sont ici niées et réprimées par un encadrement infantilisant.

Par ailleurs, le respect d’autres règles telles que la lecture complète des listes de modalités
même quand le répondant se prononce avant la fin, l’interdiction de coder une réponse si elle
ne correspond pas exactement à celles qui sont proposées, la relance de questions liées à des
échelles d’accord ou de satisfaction à un rythme régulier tend à lasser les répondants qui
finissent par ne délivrer que des réponses mécaniques. Le contrôle du respect, à la lettre, des
règles de l’orthodoxie méthodologique s’oppose ainsi au recueil de réponses réfléchies
correspondant, avec le moins d’équivoque, à l’intention des concepteurs du questionnaire.
141
. Voir Rémy Caveng, Un laboratoire du salariat libéral, op. cit., notamment le chapitre 6 et « La production
des enquêtes quantitatives », Revue d’anthropologie des connaissances, 2012, à paraître.
142
. Il est bien évident que le nombre de contrôleurs ne permet pas d’écouter l’ensemble des interviews. Mais là
n’est pas l’essentiel. Il suffit que chaque enquêteur sache qu’il peut être écouté à chaque moment sans le savoir
pour que le dispositif soit efficace.
143
. Céline Bessière, Frédérique Houseaux, art. cit., p. 102.
144
. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris-La Haye,
Mouton, 1968, p. 103.
145
. Céline Bessière, Frédérique Houseaux, art. cit., p. 103.

87
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

Autre conséquence : les personnes ne maîtrisant pas suffisamment le français pour


comprendre ce qui leur est demandé sans que cela face l’objet d’une simplification ou d’une
clarification se trouvent exclues du champ de l’enquête.

Alors qu’il serait sage d’admettre qu’une des conditions pour obtenir des données
standardisées de qualité serait d’autoriser les enquêteurs à déstandardiser l’interaction et à
adapter le protocole pour le rendre adéquat aux situations, le contrôle exercé sur les
plateformes d’appel par un encadrement dont le seul but est de parvenir à rationaliser un
maximum l’activité langagière des enquêteurs afin qu’ils parlent tous comme un seul
homme146 va exactement à l’encontre d’une conception réaliste et réflexive de la qualité des
enquêtes.

Plus de productivité, moins de qualité

L’organisation du travail dans les centres d’appel, que d’aucuns désignent comme des
« usines modernes » où s’élabore une sorte de taylorisation du travail relationnel et une
rationalisation de l’activité langagière147, ainsi que la course à la productivité ne créent pas les
conditions d’un recueil d’information de qualité. Outre un environnement extrêmement
bruyant qui ne favorise guère la concentration, les enquêteurs sont soumis à des exigences
élevées en termes de cadence. S’ils veulent se maintenir dans le secteur et vivre de cette
activité, le respect de ces dernières est impératif tant il conditionne leurs chances de se voir
confier de nouvelles missions lorsqu’ils sont employés sous le statut de vacataire (cas le plus
courant) ou d’obtenir des heures complémentaires lorsqu’ils sont employés en CDI à temps
partiel (très rare). Et ce, qu’ils soient payés à l’heure ou au questionnaire, ce dernier mode de
rémunération impliquant en lui-même une course individuelle à la productivité puisqu’aucune
rémunération n’est garantie. Pour tenir ces cadences, ils doivent enchaîner les interviews et
réaliser celles-ci dans un temps limité (ce qui est également nécessaire pour éviter de lasser
les répondants et de les perdre en cours de route). Les questions et les propositions de réponse
sont donc lues très rapidement, ce qui ne favorise pas leur compréhension. Quant à la
cohérence des réponses, elle ne peut faire l’objet d’aucune attention particulière, l’essentiel
étant que les répondants se prononcent le plus vite possible. De plus, les superviseurs sont
également évalués sur leur capacité à obtenir la productivité attendue de la part de leurs
équipes. La pression permanente qu’ils exercent sur les enquêteurs est en elle-même
génératrice d’une tension peu propice à un travail de qualité. Ce qui compte avant tout, voire
uniquement, c’est donc de faire du chiffre de manière à réduire les coûts. De ce point de vue,
la tendance à intensifier le travail qui passe soit par l’augmentation des cadences à effectifs
constants soit par leur maintien mais avec des effectifs réduits n’a fait que s’accroître ces
dernières années. Alors qu’un recueil d’information de qualité supposerait qu’on y prenne un
peu de temps, celui-ci est au contraire comprimé au maximum afin de répondre à des objectifs
de rentabilité.

146
. Au point que, parfois, on leur attribue à tous un même nom fictif, David Martin pour les hommes et Isabelle
Martin pour les femmes, par exemple.
147
. Marie Buscato, « Les centres d’appels, usines modernes ? Les rationalisations paradoxales de la relation
téléphonique », Sociologie du travail, vol. 44-1, 2002, pp. 99-117.

88
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

On peut ajouter que certaines cibles s’avèrent plus difficile à trouver que d’autres (les moins
de 25 ans et les célibataires, peu présents à leur domicile aux heures d’appel ; les membres de
classes populaires ou les personnes âgées, plus réticents à répondre par exemple). Pour tenir
les objectifs, les enquêteurs doivent ainsi régulièrement prendre quelques libertés par rapport
aux critères d’éligibilité (inscriptions sur les listes électorales pour des enquêtes portant sur
des intentions de vote par exemple) ainsi que par rapport aux critères définissant les quotas
(âge ou profession par exemple). Ces pratiques, bien évidemment proscrites et qui ne sont pas
spécifiquement liées au mode d’interrogation téléphonique, peuvent faire l’objet d’une
acceptation tacite, voire d’une incitation explicite, de la part de superviseurs qui ont tout
intérêt à remplir leurs objectifs dans le temps imparti. Le souci de rentabilité et l’absence de
moyens mis à disposition des équipes pour réaliser les enquêtes dans des conditions correctes
va totalement à l’encontre de la réalisation d’un travail de qualité et donc de la production
d’informations fiables.

Économie de la précarité et travail sans qualité

Le dernier argument qui ne plaide pas en faveur du crédit à accorder aux enquêtes
téléphoniques est la faible qualité des emplois que les entreprises de sondage proposent à leur
personnel d’enquête. En premier lieu, on peut souligner l’absence de formation réelle. Tout au
plus s’assure-t-on que les enquêteurs lisent et s’expriment de manière fluide. En conséquence
de quoi, on ne leur reconnaît évidemment aucune qualification. Mais c’est bien les conditions
d’emploi qui prévalent dans ce secteur qui laissent planer un doute sérieux quand aux
incitations à fournir un travail de qualité. En effet, le personnel d’enquête est la plupart du
temps embauché sur des contrats courts (rarement plus d’une semaine) et indépendants les uns
des autres. Ils ne sont donc formellement liés à leurs employeurs que de manière ponctuelle et
ils n’ont aucune certitude de réembauche à la fin de chaque contrat. De plus, ils ne disposent
que de maigres et rares perspectives de stabilisation ou d’évolution vers des postes de
superviseur ou de cadres de terrain. Enfin, ils ne bénéficient généralement pas des avantages
extra-salariaux des salariés « à statut » tels qu’une mutuelle, des réductions diverses
(cinéma…), l’accès à des équipements de confort (ligne téléphonique pour passer des appels
personnels, salle de repos digne de ce nom, cafetière….), etc. Cette situation est connue de
tout un chacun et il est communément admis que le travail d’enquêteur n’est pas un vrai
travail. Cette perception, très partagée, a une incidence particulièrement négative sur la
reconnaissance de la légitimité professionnelle et sociale des enquêteurs vis-à-vis de leur
entourage ou des répondants potentiels. L’image que ces derniers leur renvoient ne les incite
guère à s’impliquer outre mesure dans leur activité et les questionnements qu’ils soumettent
passent souvent au second plan148.

Le vécu des conditions d’emploi et des relations concrètes avec les employeurs viennent
renforcer cette tendance à faire passer la qualité de l’information recueillie au rang des
préoccupations accessoires. Il est en effet tout à fait illusoire d’attendre de salariés qu’ils
fournissent un travail de qualité alors qu’ils ne sont pas reconnus comme des membres à part
entière des entreprises, que leur rémunération dépasse rarement le SMIC, qu’ils se savent en
148
. Rémy Caveng, « Renversement des positions et ré-enchantement de l’interaction. La relation d’enquête dans
les sondages et les études de marchés », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 178, juin 2009, p. 88-98.

89
Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

sursis permanent, que les liens avec leurs divers employeurs sont plus que ténus et qu’ils ne
peuvent envisager une amélioration de leur situation à court ou moyen terme. Du coup, la
qualité de ce qu’ils produisent n’a aucune importance pour eux et ils ne se font d’ailleurs pas
d’illusion à ce sujet. D’où également un turn over très important, lié à des conditions de
travail difficiles, mais également à la difficulté de se maintenir dans une activité dont ils ne
retirent finalement qu’un maigre salaire, des rétributions symboliques quasi-inexistantes,
aucune certitude quant à l’avenir et le sentiment permanent de faire du « sale boulot ». Turn
over qui lui-même pose un problème en termes de niveau de formation, ou tout du moins de
compétence et donc de qualité du travail car même si savoir lire et écrire ainsi que manipuler
un ordinateur suffisent généralement pour être embauché, devenir un bon enquêteur suppose
un apprentissage minimum lequel, en raison des politiques de formation, ne peut passer que
par la pratique.

Conclusion

Au regard des conditions dans lesquelles elles sont réalisées, il est bien difficile de croire en la
qualité des enquêtes téléphoniques. Il ne s’agit pas ici de condamner le mode d’interrogation
en lui-même, même si le fait d’interroger les personnes à distance représente un pis-aller par
rapport à la passation en face-à-face. D’ailleurs, on aimerait bien avoir un outil du même type
à disposition de la recherche en sciences sociales, mais dans des conditions qui permettent une
réelle qualité du recueil d’information. Et la qualité a un coût. Un coût économique car il
faudrait revoir les conditions d’emploi, de formation, de travail et de rémunération du
personnel d’enquête. Et un coût à la fois méthodologique et symbolique car il faudrait
repenser la qualité des enquêtes quantitatives en prenant acte que la standardisation des
données passe en grande partie par la déstandardisation de la relation d’enquête,
contrairement à ce qu’affirme l’orthodoxie méthodologique dont la principale fonction est de
« faire science » afin de légitimer la méthode face aux acheteurs de sondages et de se rassurer
quant aux conditions réelles dans lesquelles les enquêtes sont réalisées alors même que les
moyens pour qu’elles le soient correctement font défaut. Mais repenser la qualité supposerait
que quelques conditions soient remplies, notamment que l’on puisse disposer d’un personnel
formé et stable auquel on pourrait laisser des marges de manœuvre dans la conduite des
interviews. Cela supposerait donc d’y mettre le prix.

90
Une hostilité ordinaire aux sondages

Alain Garrigou*

On pourrait croire que, à part quelques sociologues jaloux, les sondages entraînent une
adhésion générale : celle des producteurs qui croient à ce qu’ils font, des commentateurs qui
citent des chiffres comme des données évidentes et significatives et celle du public dont les
médias se prévalent pour justifier leur publication. Comment le public serait-il donc hostile
alors que, depuis les origines, les sondeurs soutiennent que les sondages sont démocratiques et
ne se privent pas toujours de juger que leurs critiques sont antidémocrates ? Or, insondable
paradoxe, il semble bien que les sondages ne soient pas populaires ou encore que les citoyens
leurs soient assez largement hostiles, au moins sceptiques. On en voudra pour premier indice
l’importance croissante des réactions négatives dans les deux situations où les sondeurs
sollicitent le public, comme sondés dans la passation des questionnaires, comme
consommateurs, comme citoyens.

Des sondés rares

Dans la relation au fondement du métier, trouver des sondés, la situation s’est tellement
dégradée en 3 décennies que des inquiétudes se sont exprimées et qu’une réflexion s’est
engagée pour contrecarrer la baisse du rendement 149. Cette baisse n’a pas été enrayée et s’est
même confirmée. Au fur et à mesure que les données se succèdent, la pente est
impressionnante.

1997 2000 2003 2006 2009 2012


Taux de contact réussi (1) 90% 77% 79% 73% 72% 62%
Taux de coopération réussie (2) 43% 40% 34% 31% 21% 14%
Taux de réponse (3) 36% 28% 25% 21% 15% 9%

(1) % de ménages dans lesquels un adulte a été contacté ; (2) % de ménages contactés avec lesquels l’entretien
a été mené à son terme ; (3) % de ménages échantillonnés avec lesquels l’entretien a été mené jusqu’à son terme
(Source : http://www.people-press.org/2012:05/15assessing-the-representaiveness-of-public-opinion-surveys/1
Pew Research Center

Les sondeurs ont mis en cause les changements technologiques (le mobile) les changements
sociaux qui éloignent du domicile (travail, famille), la lassitude engendrée par les
sollicitations du marketing et même la montée de l’individualisme. La difficulté croissante à
trouver des sondés les gênent à deux égards : elle fait augmenter le coût des enquêtes en
mobilisant plus d’enquêteurs pour obtenir la taille habituelle de l’échantillon ; elle contrevient
à l’assurance maintes fois réitérée selon laquelle les sondés seraient heureux de répondre aux
*
. Professeur de science politique, Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
149
. John Brehm, The Phantom Respondents: Opinion Surveys and Political Representation. Ann Arbor:
University of Michigan Press, 1992.

91
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

enquêteurs en se prévalant de leurs témoignages. Selon les enquêteurs opérant dans les centres
téléphoniques. Est-il besoin de dire que peu de sondeurs ont pratiqué ce difficile travail ? On
ne saurait nier que des changements sociaux rendent plus difficile le contact avec les sondés
potentiels, que les sollicitations marchandes aient accru la méfiance, etc… On ne saurait nier
qu’il est des sondés heureux de répondre à un enquêteur comme ces personnes âgées que
l’enquêteur distrait un moment de leur solitude. Cela ne résout pas complètement le mystère.
L’explication sociale explique surtout la difficulté du contact mais pas les refus de répondre.
Or, ceux-ci ont augmenté parallèlement et en constituent une part importante. On comprend
l’imprécision plus grande de la mesure quand il est plus difficile de chiffrer le refus à cause de
la diversité de ses manifestations. En outre, ils sont les plus dérangeants. En particulier ceux
qui invoquent une opposition aux sondages. Quel enquêteur n’a pas entendu cette justification
du refus de répondre par la formule « je suis contre les sondages ». Manière sans doute de
s’excuser auprès d’un enquêteur anonyme auquel on ne veut pas de mal, manière encore de
justifier par une raison élevée. On ne prendra pas au pied de la lettre une déclaration – comme
on le reproche aux sondeurs – en faisant semblant de croire que les gens pensent ce qu’ils
disent – car en l’occurrence, l’hostilité aux sondages peut être une simple justification
légitime pour se débarrasser du gêneur par le haut, avec une noble raison. Par contre, il est des
refus sonores et violents qui ne s’encombrant pas de prise de position intellectuelle
manifestent bien une hostilité aux sondages. Est-il possible de l’évaluer ?

A partir des données du Pew Research Center, dont on rappelle qu’elles sont ici des faits
observés et non des opinions émises, on peut estimer ces refus en comparaison du taux de
contact et du taux de coopération. Le taux de réponse est en effet considéré à partir des
personnes qui vont à la fin de l’interview. Ce taux de réussite, qui intéresse au premier chef
les sondeurs, est plus étroit (9%) et peut inclure des sondés qui à un moment où l’autre
refusent d’aller plus loin pour des raisons diverses, y compris l’hostilité aux sondages, un
moment atténuée ou oubliée, mais il est plus juste d’évaluer celle-ci à partir du taux de
coopération. Sur 62 % de taux de contact, les enquêteurs obtiennent 14 % de coopération, cela
signifie que 77% des personnes effectivement jointes soit 3 personnes sur 4 refusent de
répondre. Ce taux est sous-estimé à la fois à cause de la notoriété du sondeur et de la présence
de refus chez des personnes contactées qui ne prennent pas la peine de répondre pour
raccrocher, ayant compris qu'ils avaient affaire à une sollicitation ne serait-ce que par le délai
nécessaire à l’enquêteur pour s’adresser à lui dans un système automatisé de numérotation des
appels téléphoniques ou parce qu’ils ont écouté et raccroché sans répondre. Mais aussi chez
des personnes qui abandonnent l’interview en cours de route.

Pour parler strictement d’hostilité, il faudrait que des signes soient manifestés. Ils sont
nombreux mais pas systématiques. Le refus prend souvent la forme d’un téléphone
silencieusement raccroché. Avec colère ou indifférence. Il est difficile d’évaluer l’hostilité
parce que la réaction ne laisse pas forcément d’indices et parce que son degré est variable
pour chaque personne. Nul ne contesterait qu’elle monte au fur et à mesure que les refus sont
plus fréquents. Les refus de coopérer seraient ainsi passés de 52% à 77% entre 1997 et 2012.
Autant qu’on puisse en juger par les téléphones raccrochés, par les paroles souvent violentes
accompagnant les refus, il entre toujours plus ou moins d’hostilité dans les refus.

92
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

Des sondés rétifs

Pour connaître l’hostilité aux sondages, il est bien sûr un moyen si évident selon le principe
séminal des sondages qui suppose que, pour savoir ce que les gens pensent, il suffit de le leur
demander en faisant un sondage sur les sondages. Peut-on demander à des sondés pourquoi ils
sont hostiles aux sondages sauf à les mettre dans la contradiction ou à placer le sondeur dans
sa propre contradiction. L’expérience ne manquerait pas d’ironie si elle n’avait été faite sans
ironie semble-t-il. A plusieurs reprises. En avril 2012, l’Ifop menait une enquête sur les
« Perceptions et jugements des Français sur les sondages durant la campagne électorale »
(Enquête Ifop/ Metro) et reprenait quelques chiffres antérieurs.

Rappel Rappel Rappel Rappel Ensemble


décembre janvier Ifop/Syn Ifop/ avril 2012
1994 2002 tec Sélection
février Reader’s
2007 Digest
février
2007
Les sondages prennent trop
d’importance dans les
campagnes électorales…. NP NP NP 77 84
Les sondages sont
indispensables à la
démocratie….. NP NP 57 NP 49
Les sondages se trompent
toujours dans leurs
prévisions de vote…. NP NP 47 NP 48
Les sondages sont un moyen
d’information utile pour
comprendre la vie 57 52 NP NP 44
politique….

Certes, la question n’était pas aussi caricaturale qu’une interrogation directe sur l’attitude à
l’égard des sondages comme « Etes-vous favorable ou défavorable aux sondages ? ».
Comment des professionnels n’aperçoivent-ils pas le comique ? C’est finalement la question
préalable à l’examen des résultats. Ce pourrait être une scène comique : une enquêteur
enquêtant sur les sondages avec cette question : « êtes-vous pour ou contre les sondages » ou
bien « pensez-vous qu’il y a trop ou pas assez de sondages »? Le sondé lui claquerait-t-il la
porte au nez150 ou raccrocherait-il prestement le téléphone qu’il aurait bien répondu mais sa
réponse – très négative – ne serait pas enregistrée. Moyen commode de ne tenir compte que
des « bonnes réponses ». A l’inverse, ceux qui répondent ne nourrissent pas une hostilité si
grande qu’ils refusent de jouer le jeu. Il y a une certaine incohérence à affirmer être hostile
150
. Dans une émission humoristique de la télévision française des années 1980, le Collaro Show, un enquêteur se
présentait aux portes avec des questions suscitant des réactions diverses. L’un de ces gags mettait exactement en
scène cette situation.

93
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

aux sondages dans un sondage. Un tel exercice confine donc à l’absurde. Les techniques
d’enquête ne sont pas également adaptées à leur objet. Rien d’étonnant sauf si l’on pense que
les sondages répondent à toutes les questions. Y compris sur eux-mêmes. Il est difficile de
trouver une meilleure illustration de l’inhibition méthodologique : un instrument ne permet
pas de répondre à une question, qu’à cela ne tienne, on l’utilise quand même. On peut rappeler
l’historiette de l’ivrogne cherchant ses clefs à la lumière d’un réverbère pour sourire mais
aussi pour se demander dans quelles conditions une telle posture est possible sans conscience
du ridicule. Il faut sans doute une confiance naïve dans un instrument qui s’explique par la
suspension de l’esprit critique. Il n’est peut-être pas nécessaire de mettre en cause un
positivisme aussi niais qu’impensé. Le cadre marchand suffit : si un client paie un sondage
pourquoi le sondeur ne vendrait-il pas au prétexte que sa technique est inadaptée à la
question ? Et pourquoi pas à d’autres questions… Instiller le doute sur la valeur de son travail,
même dans des circonstances limitées, serait fort risqué. Autant renoncer à son métier. Et
puis, le souci professionnel des sondeurs y trouve facilement son compte quand il s’agit aussi
des conditions d’exercice du métier.

Qui soutiendrait que les jugements parmi les personnes refusant de répondre se distribuent
comme dans l’échantillon des gens ayant répondu. Bien sûr, les jugements seraient bien plus
défavorables. Le présupposé selon lequel les refus de répondre n’affectent pas les résultats est
ici à l’évidence absurde. Les échantillons retenus dans ces enquêtes sur les sondages ne sont
donc pas représentatifs dans leur contenu s’ils le sont socialement. Leurs résultats sont biaisés
en faveur des sondages. Ils contredisent aussi manifestement les assurances des sondeurs sur
les sondés. En prenant au sérieux ce type d’enquête, les résultats ne sont pas à l’avantage des
sondages, en ne les prenant pas au sérieux, ils sont encore plus défavorables.

Les propositions testées sont plus sophistiquées tout en étant de l’ordre de l’approbation ou de
la désapprobation. Il est difficile de ne pas comprendre l’avis selon lequel les sondages
prennent trop d’importance dans les campagnes électorales comme une manifestation
d’hostilité. D’une manière générale, les jugements enregistrés ne sont pas à l’avantage des
sondages puisque « l’opinion » était également partagée sur l’exactitude des précisions de
vote - un libellé curieux pour les sondeurs puisqu’ils contestent publiquement faire des
prévisions de vote - et sur l’intérêt démocratique : si 51 % pensent que les sondages sont
indispensables à la démocratie, 49 % ne sont pas d’accord. Les résultats sont moins favorables
lorsqu’ils sont rapportés aux enquêtes antérieures. Or, dans la mesure où les enquêtes
précédentes donnaient matière à comparaison, le jugement n’était pas favorable aux sondages.
En février 2007, ils étaient encore 57 % à dire que les sondages sont indispensables à la
démocratie mais plus que 49 % en 2012. En 2007 encore, ils étaient 77 % à juger que les
sondages prenaient trop d’importance dans la campagne électorale mais 84 % cinq ans plus
tard. Seule l’évaluation des performances restait stable. Plutôt décevant pour une profession
qui se vante d’avoir tenu compte de ses erreurs antérieures et d’être parvenu à une grande
fiabilité. Plus décevant peut-être le recul du sentiment d’utilité des sondages pour comprendre
la vie politique : 57 % le pensaient en 1994, plus que 52 % en 2002 et enfin 44 % en 2012.
Un métier qui a pris une place grandissante voire envahissante sur les plateaux de télévision et
de radio, dans les colonnes de presse, au titre d’experts et précisément de « politologue »,
aurait ainsi avancé en même temps que le public lui faisait moins confiance. D’une manière
générale il y a quelque sujet d’inquiétude pour un métier lié à la communication politique : le

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Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

moins qu’on puisse dire à cet égard est que cette communication réussit mal. S’il faut
accorder l’honnêteté de publier des résultats peu favorables, on peut néanmoins assurer que
les gens les plus hostiles ne répondant pas, l’hostilité réelle est plus grande.

Réactions hostiles à la publication

Une réaction fréquente devant les chiffres de sondages est de les réfuter s’ils sont
défavorables et de les approuver s’ils sont favorables. Le critique tomberait-il dans ce piège
parce qu’il verrait ses positions confirmées par les sondés ? Non bien sûr. Il ne faut pas se fier
à leur précision. Ils sous-évaluent probablement l’hostilité. Ils corroborent pourtant d’autres
indications. L’hostilité aux sondages s’exprime si souvent que l’on peut se demander si elle ne
s’est pas élevée à une sorte de nouvelle doxa. Il ne s’agit pas ici de s’en référer aux
conversations ordinaires qui, limitées à des communautés d’affinités électives, n’ont rien d’un
échantillon représentatif mais des forums internets qui, pour n’être pas représentatifs, publient
une multitude de jugements sur les sondages dès que l’un d’eux est publié. Les réactions des
internautes peuvent être comptabilisées. Sur une population sur laquelle on ne dispose
d’aucun élément d’identification sociale comme dans les sondages et surtout les opérations
d’enquêtes scientifiques, on se dispensera de publier des chiffres. Ils sont fréquemment
hostiles aux sondages publiés sans qu’on puisse savoir à quel degré. On sait en effet que les
internautes participatifs aux forums ont des caractéristiques sociales et politiques spéciales,
disponibles et donc souvent retraités ou jeunes, intéressés voire passionnés par la politique. Le
nombre des réactions offre une bonne matière pour aborder la question qui nous préoccupe ici
et devrait préoccuper préalablement toute enquête sur le sujet : quelles sont les formes
d’hostilité aux sondages ?

Il faut d’abord remarquer que l’hostilité n’est pas générale dans la population réactive des
internautes. Tout simplement parce que beaucoup d’entre eux, passionnés de politique, très
partisans, applaudissent les sondages qui leur plaisent et critiquent ceux qui ne leur plaisent
pas. Il ne faut pas en effet oublier que ces réactions en ligne interviennent à propos de
sondages publiés sur des questions particulières et non pas comme des appréciations sur les
sondages en général. Cela n’enlève rien à leur intérêt puisque ces jugements sont émis in vivo
et non in abstracto. Or, des milliers de réactions manifestent bien une hostilité aux sondages.
Et elles mettent en valeur un point demeuré opaque qui est celui des formes d’hostilité
justifiant l’emploi du pluriel. Les hostilités aux sondages sont en effet de plusieurs catégories.
Il existe tout d’abord deux sources d’hostilités, celles ponctuelles du sollicité qui n’apprécie
pas d’être dérangé par un enquêteur. L’hostilité est plus souvent provoquée par l’exposition
aux sondages : c’est celle du lecteur de presse, du citoyen confronté à un sondage qui le
dérange ou à la prolifération des sondages. Cette hostilité a des effets sur la première car il est
bien clair que le nombre des sollicités (par les enquêteurs) est largement inférieur à celui des
exposés (un public qui tend vers la population en sa totalité tant il est difficile d’échapper à la
publication de chiffres de sondages). La personne sollicitée qui refuse de répondre en
annonçant qu’elle est « contre les sondages » a nourri cette raison en étant exposée comme
public. La force de cet argument est sans doute très variable, entre un simple prétexte et une
forte conviction. A l’inverse, des personnes expriment une hostilité du point de vue de la
pratique par l’évocation de leur expérience de sondés à moins que ce ne soit celle

95
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

d’enquêteur, métier exercé ou connu par des proches. La palette des réactions en ligne permet
surtout d’esquisser une typologie du jugement sur les sondages et donc des formes d’hostilité.

Hostilité ciblée (1) Un sondage Résultats contrariants


Hostilité générale (2) Les sondages Sentiment de dépossession
Hostilité étendue (3) Les sondages Sentiment de dépossession
Les sondeurs Critique politique
Les journalistes
Hostilité modulée (4) Les sondeurs Contre les sondages mais
Les journalistes certains bons à prendre ou à
Les politiciens combattre en fonction de leurs
effets présumés

L’hostilité ciblée (1) s’adresse à un sondage particulier qui déplaît à son critique. Celui-ci ne
croit pas aux chiffres publiés et invoque un trucage. A moins que ce ne soit une
caractéristique méthodologique par exemple, la taille réduite de l’échantillon, sa pertinence ou
le libellé de certaines questions. Parfois, l’accusation s’élargit à tous les sondages. Sans qu’on
soit sûr que le même point de vue serait soutenu devant un sondage « favorable ». Une
hostilité générale (2) s’exprime face au nombre des sondages – il y en a trop – ou face à leur
contenu – ces chiffres ne signifient rien ou déforment la réalité. Il arrive que cette hostilité
générale soit étendue (3) aux acteurs concernés, les sondeurs qui les font, les politiciens qui
les commandent et les suivent et surtout les journalistes qui les commentent. Plus ou moins
élaborée, cette critique peut procéder d’une humeur querelleuse ou s’inspirer d’analyses
savantes. Enfin, une attitude modulée (4) concilie l’hostilité à l’égard des sondages en général
avec un jugement positif ou négatif sur tel ou tel sondage dont l’internaute évalue les effets
sur l’adversaire ou son propre camp. Par exemple, tel internaute qui n’aime pas les sondages
en général se réjouit du mal qu’il fait à l’adversaire. Cette attitude ambivalente concilie
critique et croyance dans les effets. Critiquer ceux-ci, c’est croire qu’ils ont des effets et les
approuver ou désapprouver selon une utilité partisane. Les partis politiques depuis les
dirigeants jusqu’aux militants sont particulièrement concernés.

Dans chaque forme d’hostilité, la « qualité » des objections aux sondages évolue entre une
incompréhension simple de la technique jusqu’à une critique élaborée. Ainsi, la
représentativité ne semble pas encore comprise par tout le monde puisque certains internautes
s’étonnent encore qu’il suffise d’interroger un millier de personnes à la place de plusieurs
millions. A l’opposé, des internautes font référence à toute l’économie des sondages, citent
des travaux et s’en inspirent manifestement. Si « l’opinion publique n’existe pas » est une
formule à l’emporte-pièce qui ne rend pas exactement compte de la critique de Pierre
Bourdieu, beaucoup d’internautes s’y réfèrent. A cet égard, elle a fait mouche. Dans la
diversité, il existe un ressort dominant : le sentiment de dépossession. Qu’il y ait trop de
sondages, qu’ils soient faux, qu’ils soient commentés, qu’ils soient payés, qu’ils servent à
manipuler, selon les critiques émises, les sondages apparaissent une confiscation de la
démocratie. Ce n’est pas le moindre paradoxe que cette technique conçue comme une forme
de démocratie directe par George Gallup et d’autres passe aujourd’hui plus pour une
confiscation supplémentaire que comme une expression complémentaire.

96
Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

Devant les données mettant en évidence une baisse régulière et importante de la coopération
aux sondages, les sondeurs sont placés devant une situation délicate. Elle transparaît dans
leurs diagnostics et leurs solutions. Qu’ils mettent en cause le télémarketing, la prolifération
des sondages, les difficultés matérielles à joindre des sondés, l’individualisme, l’indifférence
citoyenne, ils évitent de relever l’hostilité aux sondages. Ils n’ignorent pourtant pas la tonalité
critique des réactions. Significative en effet était la réaction de John Brehm qui en appelait au
sens civique des citoyens. A supposer que ce soit une solution face à l’indifférence, elle ne
répond pas à une montée de l’hostilité. Cette hypothèse du pire n’a en effet guère été
envisagée par les défenseurs des sondages tant elle contrevient à leurs croyances intimes et à
leurs intérêts économiques.

Comment l’hostilité affecte la représentativité

La profession semble adopter une posture de placidité face à la baisse du taux de rendement :
elle trouvera bien un étiage en se disant sans doute qu’il faudra bien que ce recul cesse sauf à
atteindre le niveau zéro, hypothèse tout à fait impossible. Les sondages par téléphone
continuent d’être effectués avec un taux de réponse de 9%, on peut envisager moins. Les
sondeurs ont réagi pragmatiquement en améliorant leur taux de réussite (la proportion
d’interviews achevés sur le nombre d’interviews commencés) et surtout en adoptant la
méthode alternative de l’enquête en ligne. Celle-ci a de multiples avantages de coût et de
rapidité. Confortant du coup le sang froid. Ces deux réactions ont des inconvénients qui
affectent la valeur des sondages.

La baisse du rendement des sondages reste-t-elle sans conséquences pour la représentativité


des échantillons ? Autrement dit, une population composée avec un taux de réponse de 9% en
2012 est-elle aussi représentative que la même population (en chiffres bruts) composée avec
un taux de réponse de 36% en 1997 ? Il est une façon de répondre à la question, c’est de ne
pas y répondre. Telle est la solution impliquée par le diagnostic d’une baisse due à des causes
techniques et sociales. On suppose alors qu’elles touchant également toutes les catégories et
ne posent donc pas de problème nouveau de représentativité. Par contre, si l’on associe une
part des refus à l’hostilité aux sondages, la représentativité est bien menacée. L’hostilité est un
fait d’opinion que les critères de représentativité ne permettent pas de corriger. Si l’on sait que
cette hostilité est associée à des positions politiques particulières, celles-ci sont forcément
sous-représentées dans les échantillons dits représentatifs. On retrouve ici la question bien
connue des redressements des intentions de vote. Celles-ci sont corrigées par la comparaison
avec le souvenir de vote antécédent. Le seul cas où le redressement soit possible d’ailleurs.
Quand on sait combien certaines intentions de vote sont sur-déclarées et surtout sous-
déclarées, on peut se poser des questions sur tous les sondages. Ainsi, les intentions de vote
FN ont été souvent erronées tant il était difficile aux sondeurs de multiplier par deux les
déclarations des sondés. Un tel écart était associé aux réticences à exprimer une opinion
stigmatisée. Il faut ici observer que les refus de répondre peuvent avoir une part dans la sous-
estimation. Si l’hostilité aux sondages est plus grande dans certaines catégories politiques,
comme on en a quelques indices, leur refus de répondre produit une partie de la sous-
estimation. Dans quelle mesure, ces refus affectent-ils la fiabilité des sondages ? Cela dépend

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Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

sans doute des sujets. Mais comme il est impossible de vérifier, les sondages continueront
avec cette ignorance et cette incertitude non reconnues.

Les sondages en ligne dont on sait qu’ils se substituent aux sondages par téléphone tant ils
sont plus rapides, moins coûteux et surtout, trouvent des sondés, seraient aussi fiables assurent
les professionnels. On imagine mal une autre réponse sinon à usage interne. Comme le fit la
revue WNIM en juin 2006 qui, au regard d’une proportion de 54% d’internautes avouant des
réponses non sincères dans les sondages en ligne, concluait qu’il restait un grand progrès à
faire. Celui-ci sembla avoir été réalisé si l’on en juge par les déclarations des sondeurs, leurs
vérifications (Opinionway) et surtout leur silence sur la méthode. Ainsi faut-il interpréter la
lecture d’une presse qui omet régulièrement d’indiquer la méthode de questionnaire, et de la
pratique naissante de sondages hybrides en partie par téléphone et en partie par internet.

Les sondages en ligne satisfont les sondeurs en leur offrant une méthode alternative. Il est
prévisible que l’on retrouve le même processus de baisse tendancielle du taux de réponse. Les
sondages rémunérés sont en effet enfermés dans une tension entre coût et légitimité. Les
sondés sont-ils payés que la légitimité de la rémunération est mise en cause, aussi les sondeurs
assurent-ils que cette rémunération est faible mais, pour recruter des internautes, il ne faut pas
commencer à leur dire que la rémunération est faible. Double discours. On aperçoit là
d’ailleurs un ressort d’une baisse tendancielle du taux de réponse. Pour se défendre contre les
critiques de la rétribution, les sondeurs ont fait savoir qu’elle était très modeste. Mais alors à
quoi bon répondre ? Il y a un marché de dupes à promettre une rémunération selon les
procédés publicitaires du miroir aux alouettes. Et de fait, lorsque le jeu a été explicité
publiquement à l’occasion d’un sondage contesté (Harris Interactive, mars 2011), des sondés
se sont plaints de n’avoir rien gagné. A cet égard, il faut remarquer que les sollicitations pour
intégrer des panels sont de plus en plus nombreuses. Signe qu’elles sont plus improductives ?
A moins que les sondages en ligne attirent tous les opérateurs. En somme, la baisse du
rendement menace aussi les sondages en ligne. La solution d’une plus forte rémunération est
logique mais risquée pour la légitimité de cette rémunération et coûteuse. Sans doute va-t-on
voir se développer des incitations en forme de jeu et de gros lots à gagner. Le modèle de la
loterie a prouvé depuis longtemps son efficacité puisque la rareté des gros gains ne décourage
pas de participer en masse. Quant aux medias qui publient les sondages, ils reçoivent de la
part des sondeurs un démenti assez net à l’intérêt spontané que le public est censé porter aux
sondages. Ils continueront pourtant à se prévaloir d’un tel intérêt parce que c’est le leur et que
comme toute caste sacerdotale, il leur faut se prévaloir de l’intérêt des fidèles pour imposer le
sien.

Les internautes sont sollicités selon les deux principes complémentaires de la conviction -
avoir quelque chose à dire sur les questions posées - et de la rémunération. Celle-ci corrigeant
selon les sondeurs les biais de la conviction. Voila qui est difficile à établir. Il demeure que les
échantillons d’internautes sont spontanés et procèdent par autodéclaration. Ce n’est qu’a
posteriori que les critères de représentativité leur sont appliqués. On admet volontiers aussi
que les sondeurs ont amélioré techniquement leur méthode par des procédés de contrôle de
sincérité à vrai dire assez peu respectueux des gens. Il n’empêche que le retour aux
échantillons spontanés marque un virage. Les sondages sont définis par les échantillons
représentatifs et ceux-ci sont le contraire des échantillons spontanés. Que cette

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Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages

représentativité soit établie ensuite n’est pas l’équivalent de la méthode aléatoire puisque les
sondés ne sont pas choisis au hasard mais par auto-élection. On aura aussi du mal à accepter
que les sondés répondant pour une modeste rétribution soient également répartis dans toutes
les couches de la population. Il faut multiplier les participations pour cumuler les gains. A
terme un quasi métier font observer les critiques. Ce n’est après tout que ce que suggèrent les
opérateurs qui font appel à des internautes pour entrer dans un panel. Autre réponse
prévisible, il faudra augmenter les gains promis. Pour ne pas augmenter les coûts, un système
de loterie avec des « gros lots » sera alors envisagé. Bien entendu, tout cela nous éloigne de
l’économie démocratique du sondage qui reposait sur le désintéressement des sondés qui
pourtant contribuaient à faire gagner leur vie aux enquêteurs, souvent jouant sur la fibre
solidaire, faire gagner plus d’argent aux sondeurs, et gagner beaucoup d’argent à quelques
personnes qui ont ainsi fait fortune sur le compte de sondés gratuits et d’enquêteurs précaires.
C’est aussi introduire dans les débats politiques des informations payées. Des sondeurs et de
très rares universitaires ont répondu qu’il était normal de rétribuer un véritable travail des
sondés. Cela ne répond pas à l’objection démocratique. Dans les processus électoraux, sachant
les effets des sondages sur la sélection des candidats notamment, cela pose de graves
problèmes. Le Sénat français a d’ailleurs proposé d’interdire la rémunération des sondages
politiques (et non des sondages commerciaux).

On peut supposer que la technique de l’enquête en ligne assortie de gratifications répond à la


désaffection mais qu’elle reste vaine pour vaincre l’hostilité. On doit même s’attendre à ce
qu’elle la nourrisse en permettant de multiplier les sondages et en introduisant la rétribution
financière. Il est à cet égard intéressant de savoir que l’ignorance sur cette rétribution a
longtemps été générale jusqu’au vote de la proposition de loi sénatoriale du octobre 2011 et
l’affaire du sondage Harris Interactive de mars 2011. Combien de personnes se sont-elles
alors étonnées devant cette révélation ? En contribuant à ce dévoilement et à d’autres, la
critique scientifique des sondages peut avoir contribué à l’hostilité. C’est sûrement risquer
d’en exagérer l’impact. Sans doute les sondeurs sont-ils enclins à ignorer la critique mais à en
craindre les effets négatifs pour l’économie des sondages et la légitimité de la profession. Du
moins est-ce ce que suggère la vivacité de leurs réactions associant l’indifférence, la censure
et la colère. Tout au plus, la critique légitime-t-elle l’hostilité aux sondages. Peu de chose à
côté de la prolifération, les usages manipulatoires qui suscitent un banal sentiment de
dépossession politique. Immense réussite des sondages qui continuent de proliférer, dont des
activités politiques et marchandes ne sauraient se passer, quelle qu’en soit la valeur. Mais
aussi singulier échec de la méthode, de leurs fondateurs et des professionnels, qui ont cru que
la sollicitation de l’opinion publique selon une méthode qu’ils jugeaient scientifique
apportaient une contribution décisive à la démocratie – et comment auraient-ils pu penser
l’inverse quand ils demandaient leur avis aux citoyens ? – quand on découvre la distance
croissante à la science et à la démocratie.

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