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[ I ] Ce corps jamais " mien "
Comment dire le corps ? La corporéité est irréductible au corps qui se montre, au corps
comme phénomène ; la connaissance ne pourra jamais saisir la corporéité, puisque d’une
certaine manière, c’est le corps sensible qui lance la pensée, en fait don au monde. Par
conséquent, Lévinas ne thématise pas, ne décrit pas le corps, n’en fait pas un objet de la
connaissance.
Dès Le Temps et l’autre il se réfère à l’hypostase non pas comme celui (ou vaudrait-il mieux
dire celle ?) qui a mal, mais comme celui qui est douleur, jouissance, sommeil, appétit. Le
corps y est conçu comme ce qui dépasse la maîtrise et la possession par la conscience. Sont
au centre la vulnérabilité, la fragilité, les limites du pouvoir, de l’héroïsme du sujet. La
question suivante, posée lors d’une conférence de 1946, guidera l’ensemble des écrits
ultérieurs : " Y a-t-il dans l’homme une autre maîtrise que cette virilité, que ce pouvoir de
pouvoir, de saisir le possible ? " (6).
Dès les premiers écrits le sujet est charnel et homme (je vais y revenir) et les deux "
expériences " qui ébranlent sa maîtrise sont l’éros et la mort comme " événements de
l’autre ". Dans Totalité et infini, Lévinas approfondit les analyses de la corporéité : " Le
corps est une permanente contestation du privilège qu’on attribue à la conscience de "prêter
le sens" à toute chose. Il vit en tant que cette contestation " (7). Cette contestation vise
aussi bien les soi-disant autonomie et liberté du sujet que l’intentionnalité de la conscience.
Car la conscience n’est pas inconditionnelle, mais trouve sa possibilité dans l’être charnel.
Le corps est ce qu’on tente de maîtriser et ce qui s’avère immaîtrisable, se refusant en
partie à l’appropriation et la possession. On n’aura qu’à penser aux notions transmises par
la psychanalyse : corps inconscient, corps somatique, symptôme. Or, il est certain que
Lévinas n’aime pas beaucoup la psychanalyse. Bien qu’utilisant souvent des notions comme,
par exemple, " trace ", " traumatisme ", " psychose ", Lévinas lui reproche de réduire
l’inconscient à un " jeu de la conscience " et ne la suit pas dans ses projets de normalisation
(8).
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il décrit cependant la " maladie de
l’identité ", mais il ne s’agit pas de libérer la conscience du " grain de folie " qui la rend
vulnérable et ouvre la possibilité de respecter l’autre. Cette maladie de l’identité s’avère
inguérissable. Dans ce livre et dans les écrits ultérieurs, la subjectivité est sans identité, "
hors sujet ", " nomade ", seulement normale dans la mesure où elle est sans norme,
passivité subie dans la proximité par une altérité dans un moi qui n’est plus le moi. Aussi la
complétude du sujet n’a-t-elle jamais existé, celui-ci étant traversé " dès le début " par au
moins une différence : il est " l’autre-dans-le-même ". La conscience est toujours déjà
habitée par une altérité, la sensibilité et l’affectibilité la précédant à jamais. Tout retour au
sujet (soit-il psychanalytique ou philosophique) sera désormais exclu.
" La subjectivité de chair et de sang dans la matière, n’est pas, pour le sujet, un "mode de
la certitude de soi" " (9). On peut en déduire que le corps n’est jamais " mien ", dans la
mesure où il n’est ni mon objet, ni ma propriété, et même pas mon projet. Je ne puis parler
de mon corps et parler tout court que parce que je ne suis pas seul au monde, parce que je
réponds à l’autre, parce que la subjectivité est exposition.
À partir d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence Lévinas ne rompt pas seulement avec
les catégories de l’avoir mais aussi avec celles de l’être (bien que celles-ci subissent déjà
des déplacements et des dislocations dans les écrits précédents et qu’on ne puisse pas
trancher entre un premier et un deuxième Lévinas), afin d’exprimer une passivité radicale
qui est la condition de toute activité parce qu’elle précède l’opposition passivité/activité : "
Les sensations sont produites en moi, mais moi je me saisis de ces sensations et je les
conçois. Nous avons affaire à un sujet passif quand il ne se donne pas ses contenus. Certes.
Mais il les accueille " (10).
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Cet accueil radical précède toute identité ainsi que tout chez soi et n’est pas de l’ordre d’un
choix ou d’un engagement. La philosophie de Lévinas revendique une hospitalité infinie, à
distinguer de l’hospitalité purement juridique (11), dans la mesure où elle précède la
propriété et la décision. Elle ne découle ni d’un vouloir, ni d’un savoir, mais d’une sensibilité
primaire : affect qui précède la pensée dans la mesure où il donne à penser.
[ II ] Naissance permanente
Chez Lévinas cette " chose " évoque un passé immémorial renvoyant certes à la bonté de la
création et à un Dieu, mais il s’agit d’un Dieu invisible et irreprésentable dont " l’absence est
préférable à sa présence " (20). L’immémorial est sans origine, an-archique, étant donné
qu’il se refuse à toute réminiscence. Ce temps précède le moi conscient qui n’est pas à sa
propre origine. Ce passé ce refuse à la synchronisation des signes et à la mémoire. Dans un
entretien, Lévinas explique : " Je suis parti de ce qui ne s’est pas présenté à nous pour être
assumé et qui, cependant, tout autre que moi, me tient. Ce qui est en moi avant ma liberté,
ce qui n’a pas été accepté par moi et qui, cependant, ne m’a pas réduit au rôle d’un simple
effet " (21).
Ce temps irreprésentable n’est pas " passé " parce qu’il est lointain, mais parce qu’il est
incommensurable avec le présent : il est en quelque sorte là sans se faire jour. Il structure
la subjectivité dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence dans la mesure où le " je
pense " est toujours séparé du " moi passif " ou réceptif par un espace temporel : laps de
temps désignant le retard de la conscience sur elle-même. Le sujet ne peut être affecté par
autrui que parce qu’il est arraché à soi-même. Autrement dit, il est dessaisi dans un double
sens : il ne peut pas " saisir " autrui et il ne peut pas non plus se saisir " soi-même ".
Pensée à partir de la passivité, la temporalisation devient incompatible avec
l’intentionnalité : " Une subjectivité du vieillissement que l’identification du Moi avec lui-
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même ne saurait escompter, un sans identité mais unique ", écrit Lévinas (22). Je vieillis
mais je ne me vois pas vieillir, seulement les rides du visage en témoignent. Il n’est donc
pas fortuit que " l’immémorial " comme passé s’articulant sans recours à la mémoire, sans
possibilité de représentation, s’exprime comme " dire " inséparable de la chair. Ce passé
n’est ni originaire, ni linéaire, mais le temps incalculable d’un être charnel affecté par l’autre
et exposé.
La corporéité dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence trouve son temps dans
l’immémorial : parole et corporéité sont indissociables et ne permettent ni présent, ni
présentification. " La subjectivité de chair et de sang [...], expose Lévinas, se réfère à un
passé irrécupérable, pré-ontologique de la maternité et une intrigue qui ne se subordonne
pas aux péripéties de la représentation et du savoir " (23).
Mais pourquoi justement la maternité et quelle maternité ? Celle d’une femme ? Avant de
revenir à cette question il faudra reprendre brièvement les analyses sur le temps précédant
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et aborder le lien intime entre le temps et le "
corps sexué ".
La philosophie de Lévinas a le mérite de privilégier le temps de l’affect, de l’amour, de la
jouissance et de la souffrance par rapport au temps linéaire, du calcul et du salaire. Lévinas
distingue le temps et du temps économique et de celui des horloges. Dans un long parcours
où il constate d’abord le " paradoxe du présent " (Le Temps et l’autre) ainsi que le "
déphasage de l’instant " (Totalité et infini) pour disloquer ensuite la triade
passé/présent/futur, il rompt définitivement avec la présence du moi à soi ainsi qu’avec
l’autosuffisance du sujet, voire avec le sujet même (Autrement qu’être ou au-delà de
l’essence).
Lévinas demande : " La socialité n’est-elle pas, mieux que la source de notre représentation
du temps, le temps lui-même ? " (24). Dès le début le temps comme événement
imprévisible n’est pas pensable à partir d’un sujet isolé et seul, mais m’est ouvert et donné
par l’autre. Si Lévinas cherche le temps dans la socialité, celle-ci est cependant à distinguer
de la somme des individus, de l’idéal de la fusion et du rapport " commun " qui implique la
nostalgie d’une unité perdue : " communauté ". La socialité levinasienne renvoie au "
pluralisme de l’existence " et s’avère donc incompatible avec une communauté de genre,
d’alter ego. Le face-à-face sans réciprocité et sans symétrie s’avère à jamais incompatible
avec la terreur du consensus.
Le don du temps n’est pas l’œuvre d’un autre abstrait, mais (en tout cas dans les premiers
écrits) d’abord celle de la féminité rencontrée dans la collectivité " moi-toi " irréductible à
toute fusion. " À cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi-toi qui
la précède ", écrit Lévinas dans De l’existence à l’existant (25). La relation érotique, le
charnel représente le modèle pour la recherche du temps comme avenir et espoir. Cette
relation échappe à l’idéal de la communauté des " camarades ", encore trop héroïque, trop "
virile " comme le dit Lévinas, car refoulant aussi bien la mortalité que le régime du tendre
qui s’écrit pourtant – parfois – au féminin.
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--Notes
(1) Emmanuel Lévinas, " Jean Wahl sans avoir ni être " in Hors sujet, Montpellier, Fata
Morgana, 1987, p. 117.
(2) Dans un entretien avec Richard Kearney, " De la phénoménologie à l’éthique. Entretien
avec Emmanuel Lévinas " in Esprit, n° 234 (" Lectures d’Emmanuel Lévinas "), juillet 1997,
p. 130, Lévinas précise : " Le fait que la philosophie ne peut complètement totaliser l’altérité
du sens dans une simultanéité ou présence finale n’est pas pour moi une déficience ou une
faute. Pour le dire autrement, la meilleure chose concernant la philosophie, c’est qu’elle
échoue. Mieux vaut que la philosophie ne réussisse pas à totaliser le sens – bien que,
comme ontologie, c’est justement ce qu’elle a essayé de faire –, car cela la garde ouverte à
l’irréductible altérité de la transcendance ".
(3) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Dordrecht, Kluwer
Academic Publishers, 1988, p. 93.
(4) Lévinas prend soin de distinguer éthique et morale. La morale est de l’ordre
sociopolitique, s’épuise dans les règles et normes à suivre et implique le devoir civique,
tandis que l’éthique est selon lui la philosophie primaire à distinguer de la moralité : "
L’éthique, comme mise à nu extrême et sensibilité d’une subjectivité pour une autre,
devient moralité et durcit sa carapace aussitôt qu’on entre dans le monde politique du
"troisième" impersonnel – le monde du gouvernement, des institutions, des tribunaux, des
prisons, des écoles, des comités, etc. [...]. Si l’ordre politico-moral abandonne sa fondation
éthique, il doit accepter toutes les formes de société, y compris le fascisme et le
totalitarisme " (" De la phénoménologie à l’éthique. Entretien avec Emmanuel Lévinas " in
Esprit, n° 234, op. cit., p. 137).
(5) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 100.
(6) Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1993, p. 73.
(7) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff,
1984, p. 102.
(8) Cf. Emmanuel Lévinas, " Entretien " in Répondre d’autrui. Entretien avec Emmanuel
Lévinas (textes réunis par Jean-Christophe Aeschlimann), Boudry-Neuchâtel, Éditions de la
Baconnière, 1989, pp. 13-14.
(9) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 99.
(10) Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 142.
(11) Peut-on jamais trop revendiquer l’hospitalité de nos jours ? À cet égard la pensée de
Lévinas est d’une grande actualité et pour cette question on peut le considérer comme un
précurseur de penseurs qui – malgré les différences qui les séparent – sont aujourd’hui
préoccupés par le souci d’une hospitalité inconditionnelle, infinie ou absolue, à distinguer de
l’hospitalité juridique. Je pense notamment à René Schérer, Zeus hospitalier. Éloge de
l’hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993 ; Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris,
Galilée, 1996 ; Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort, Paris,
Galilée, 1997.
(12) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96.
(13) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., pp. 235-236.
(14) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96, note 10.
(15) Ibid., p. 64.
(16) Ibid., p. 62.
(17) Ibid., p. 60, note 33.
(18) Jean-François Lyotard, Heidegger et "les juifs", Paris, Galilée, 1988, p. 41. Il m’est
impossible d’aborder ici le rapport entre Lévinas et Lyotard. Rapport qui s’avère très
intéressant et qui mériterait une analyse approfondie mettant face-à-face le " dédire du dire
" et le " différend ", ainsi que " Dieu invisible " et le " paganisme ". Notons seulement que
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l’influence de Lévinas sur Lyotard à été considérable, les références multiples dans ses
écrits en témoignent. Cf. par exemple l’entretien direct et tonique entre les deux penseurs
dans Autrement que savoir. Emmanuel Lévinas, Paris, Osiris, 1986.
(19) Le " sujet " représente l’ancien rêve des philosophes à la recherche d’une fable leur
garantissant une autonomie, un pouvoir, une conquête par rapport à ce qui échappera
éternellement à leur maîtrise : l’amour, la vulnérabilité et la finitude. Accompagnée du rêve
de l’identité, cette fable s’avère une illusion dangereuse, car la revendication d’une identité,
d’un lieu et d’une origine propres va toujours de pair avec l’effacement de l’étranger :
l’étrangeté d’autrui et celle qui, traversant le " moi ", le rend étranger à soi même.
(20) Cf. l’entretien avec Richard Kearney, " De la phénoménologie à l’éthique. Entretien
avec Emmanuel Lévinas " in Esprit, n° 234, op. cit, p. 131. Ce n’est pas le seul passage à
indiquer que la notion de Dieu chez Lévinas est davantage compatible avec l’athéisme
qu’avec l’idolâtrie comme foi aveugle, et que dans le judaïsme – tel qu’il l’entend – il n’y a
pas de sens fixe, la lettre est toujours à réinterpréter, en appelle à de nouvelles ouvertures.
Si cette recherche de ce qui ne se représente pas appartient certes au domaine religieux,
elle s’y avère en même temps irréductible, dans la mesure où elle constitue un enjeu
profondément philosophique et où actuellement, plus que jamais, la philosophie s’avère
irréductible au savoir, à la présence et au sens figé.
(21) Emmanuel Lévinas, " Le nom de Dieu. D’après quelques textes talmudiques " in
L’Intrigue de l’infini, Paris, Flammarion, 1994, pp. 228-229.
(22) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 69.
(23) Ibid., p. 99.
(24) Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1973, p. 160.
(25) Ibid., p. 162.
(26) Avec leurs contributions, Catherine Chalier et Jacques Derrida ont été les premiers à
attirer l’attention sur ce fait. Cf. Catherine Chalier, Figures du féminin. Lecture d’Emmanuel
Lévinas, Paris, La Nuit surveillée, 1982, ainsi que Jacques Derrida, " En ce moment-même
dans cet ouvrage me voici " in Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, François
Laruelle/Jean-Michel Place éditeur, 1980, pp. 21-61.
(27) Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, op. cit., pp. 77-78.
(28) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 94.
(29) Belle et tout aussi effrayante expression de Marc-Alain Ouaknin, Concerto pour quatre
consonnes sans voyelles. Au-delà du principe d’identité, Paris, Balland, 1991, p. 256.
(30) La féminité qui est l’équivocité par excellence apparaît comme primaire et secondaire à
la fois : primaire car l’altérité sexuelle est la condition du recommencement infini de l’être.
Secondaire car la féminité est aussi bien faiblesse que domination, hors-langage, risque de
profanation, ouvrant l’éthique mais n’en faisant pas encore partie, risque de contamination,
renversement. Or, la féminité ne peut s’avérer inquiétante et le féminin altérité pure que
dans la perspective d’un homme. Cf. pour toutes ces contradictions, " Phénoménologie de
l’éros " in Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. op. cit., pp. 233-244. Cette question est
approfondie dans ma thèse de doctorat : La Défaillance du sujet ; le féminin. Différence
sexuelle et immémorial dans les écrits d’Emmanuel Lévinas (Thèse de doctorat de
Philosophie, sous la direction du Professeur René Schérer, Université Paris VIII, novembre
1998).