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Dire du corps

Corporéité et affectivité dans les écrits d’Emmanuel Lévinas


Paulette Kayser, Docteur en Philosophie, Université Paris VIII

Page1: Introduction - Ce corps jamais mien.


Page2: Naissance permanente.
Page3: Temps sensible.
Page4: Dire de "l’autre corps".
Notes de lectures.

Rendant hommage à Jean Wahl, Lévinas écrit en 1976 :


" Cette œuvre singulière en alternance, où le dire se ménage un dédire et celui-ci un dédire
nouveau, a largement participé au rejet de la pensée se complaisant dans les systèmes
exclusifs. Elle a été le précurseur de certaines audaces (qui ne sont pas toutes des excès)
de la philosophie d’aujourd’hui " (1).
On peut constater que ces mêmes lignes décrivent précisément l’œuvre de Lévinas dans la
mesure où celle-ci continue à ébranler et inquiéter les demeures et les lieux habituels de la
philosophie, dérangeant l’ordre de tous ceux qui croient avoir trouvé leur port. Sa pensée
est " étrangère à tout mandarinat ", universitaire et extra-universitaire à la fois. Préférant
l’ombre à la lumière aveuglante, Lévinas met au centre les confins de la philosophie, se
préoccupant de ce qu’elle omet de " dire ", de ce qu’elle efface à travers son " dit ".
Il s’agit de dégager de ce " dit " de la représentation – qui implique le sens figé et freine le
mouvement de la signification – un " dire " exprimant un domaine de la pensée qui est en
excès par rapport au savoir et à la thématisation : excès de l’expression. D’ores et déjà
expression excessive, la pensée de Lévinas ne craint ni les terrains glissants, ni les apories,
préférant la faille et l’échec philosophiques à la réussite, au Savoir et à la synthèse (2).
L’enjeu consiste à défaire la relation sujet-objet et le primat de la conscience, de l’ego et de
la présence, afin de pouvoir prêter l’oreille au " dire " d’une sensibilité primaire et
inépuisable, d’une corporéité qui n’est pas de l’ordre de la possession, mais témoignage
d’une sensibilité sans retour à la maîtrise d’un " je pense, donc tu n’es pas ".
Lévinas souligne continuellement l’importance de cette corporéité : " Seul un sujet qui
mange peut être pour-l’autre ou signifier. La signification – l’un-pour-l’autre – n’a de sens
qu’entre êtres de chair et de sang. La sensibilité ne peut être vulnérabilité ou exposition à
l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance " (3). Celle-ci est intimement liée à l’altérité
dans toutes ses formes. Dans son œuvre, tant de passages témoignent de la grande portée
de cette jouissance, grâce à laquelle il semble impossible de réduire la pensée de Lévinas à
une pensée austère, puritaine ou à une morale normative qu’il ne faudrait pas confondre
avec l’éthique, ou plutôt l’" ouverture éthique " se refusant à toute généralisation et devoir,
puisqu’elle s’avère indéductible de l’ontologie (4).
L’œuvre de Lévinas est souci de la corporéité, de l’affection, de la sensibilité, contestant
aussi bien le cogito cartésien que le résultat hégélien. Dans un long itinéraire allant de
l’interruption du sujet-substance à sa destitution radicale, il récuse dès les premiers écrits le
dualisme entre corps et âme ainsi que le primat du cogito pour approfondir, dans les
derniers écrits, le lien entre corporéité et parole donnée. La subjectivité y intervient comme
" exposition de l’exposition " et dans la mesure où elle se fait " signe pour autrui ", elle
exprime déjà la corporéité : " L’identité [...] se fait non pas par confirmation de soi, mais,
signification de l’un pour l’autre, par déposition de soi, déposition qu’est l’incarnation du
sujet ou la possibilité même de donner, de bailler signifiance " (5).

1
[ I ] Ce corps jamais " mien "

Comment dire le corps ? La corporéité est irréductible au corps qui se montre, au corps
comme phénomène ; la connaissance ne pourra jamais saisir la corporéité, puisque d’une
certaine manière, c’est le corps sensible qui lance la pensée, en fait don au monde. Par
conséquent, Lévinas ne thématise pas, ne décrit pas le corps, n’en fait pas un objet de la
connaissance.
Dès Le Temps et l’autre il se réfère à l’hypostase non pas comme celui (ou vaudrait-il mieux
dire celle ?) qui a mal, mais comme celui qui est douleur, jouissance, sommeil, appétit. Le
corps y est conçu comme ce qui dépasse la maîtrise et la possession par la conscience. Sont
au centre la vulnérabilité, la fragilité, les limites du pouvoir, de l’héroïsme du sujet. La
question suivante, posée lors d’une conférence de 1946, guidera l’ensemble des écrits
ultérieurs : " Y a-t-il dans l’homme une autre maîtrise que cette virilité, que ce pouvoir de
pouvoir, de saisir le possible ? " (6).
Dès les premiers écrits le sujet est charnel et homme (je vais y revenir) et les deux "
expériences " qui ébranlent sa maîtrise sont l’éros et la mort comme " événements de
l’autre ". Dans Totalité et infini, Lévinas approfondit les analyses de la corporéité : " Le
corps est une permanente contestation du privilège qu’on attribue à la conscience de "prêter
le sens" à toute chose. Il vit en tant que cette contestation " (7). Cette contestation vise
aussi bien les soi-disant autonomie et liberté du sujet que l’intentionnalité de la conscience.
Car la conscience n’est pas inconditionnelle, mais trouve sa possibilité dans l’être charnel.
Le corps est ce qu’on tente de maîtriser et ce qui s’avère immaîtrisable, se refusant en
partie à l’appropriation et la possession. On n’aura qu’à penser aux notions transmises par
la psychanalyse : corps inconscient, corps somatique, symptôme. Or, il est certain que
Lévinas n’aime pas beaucoup la psychanalyse. Bien qu’utilisant souvent des notions comme,
par exemple, " trace ", " traumatisme ", " psychose ", Lévinas lui reproche de réduire
l’inconscient à un " jeu de la conscience " et ne la suit pas dans ses projets de normalisation
(8).
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il décrit cependant la " maladie de
l’identité ", mais il ne s’agit pas de libérer la conscience du " grain de folie " qui la rend
vulnérable et ouvre la possibilité de respecter l’autre. Cette maladie de l’identité s’avère
inguérissable. Dans ce livre et dans les écrits ultérieurs, la subjectivité est sans identité, "
hors sujet ", " nomade ", seulement normale dans la mesure où elle est sans norme,
passivité subie dans la proximité par une altérité dans un moi qui n’est plus le moi. Aussi la
complétude du sujet n’a-t-elle jamais existé, celui-ci étant traversé " dès le début " par au
moins une différence : il est " l’autre-dans-le-même ". La conscience est toujours déjà
habitée par une altérité, la sensibilité et l’affectibilité la précédant à jamais. Tout retour au
sujet (soit-il psychanalytique ou philosophique) sera désormais exclu.
" La subjectivité de chair et de sang dans la matière, n’est pas, pour le sujet, un "mode de
la certitude de soi" " (9). On peut en déduire que le corps n’est jamais " mien ", dans la
mesure où il n’est ni mon objet, ni ma propriété, et même pas mon projet. Je ne puis parler
de mon corps et parler tout court que parce que je ne suis pas seul au monde, parce que je
réponds à l’autre, parce que la subjectivité est exposition.
À partir d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence Lévinas ne rompt pas seulement avec
les catégories de l’avoir mais aussi avec celles de l’être (bien que celles-ci subissent déjà
des déplacements et des dislocations dans les écrits précédents et qu’on ne puisse pas
trancher entre un premier et un deuxième Lévinas), afin d’exprimer une passivité radicale
qui est la condition de toute activité parce qu’elle précède l’opposition passivité/activité : "
Les sensations sont produites en moi, mais moi je me saisis de ces sensations et je les
conçois. Nous avons affaire à un sujet passif quand il ne se donne pas ses contenus. Certes.
Mais il les accueille " (10).

2
Cet accueil radical précède toute identité ainsi que tout chez soi et n’est pas de l’ordre d’un
choix ou d’un engagement. La philosophie de Lévinas revendique une hospitalité infinie, à
distinguer de l’hospitalité purement juridique (11), dans la mesure où elle précède la
propriété et la décision. Elle ne découle ni d’un vouloir, ni d’un savoir, mais d’une sensibilité
primaire : affect qui précède la pensée dans la mesure où il donne à penser.

[ II ] Naissance permanente

" Le sensible, écrit Lévinas, – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de


l’incarnation dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué
aux autres avant d’être noué à mon corps " (12).
La subjectivité est en naissance permanente. Dans une certaine mesure c’est toujours
l’autre qui me fait naître, fait naître mon corps, qu’il s’agisse de la toute première naissance
(biologique) – que nous devons tous à cette femme qui est notre mère – ou des naissances
ultérieures, dans le sens du " devenir " à travers des caresses, des amours, mais aussi des
coups et des blessures se succédant tout au long d’une vie, ce processus de naissance
permanente ne s’arrêtant qu’avec la mort.
On pensera dans ce contexte à l’éloge que Lévinas fait de la caresse traversant toute
l’œuvre comme un fil conducteur, caresse qui ne vise " ni une personne, ni une chose ",
mais le tendre. Comme " marche à l’invisible " elle est à distinguer de tout projet et idée et
ne renvoie qu’au " pas-encore ". Dans Totalité et infini, Lévinas écrit : " Dans la caresse,
rapport encore, par un côté, sensible, le corps déjà se dénude de sa forme même, pour
s’offrir comme nudité érotique. Dans le charnel de la tendresse, le corps quitte le statut de
l’étant " (13). Dans ce rapport du tendre il n’y a plus d’objet et plus de sujet : le charnel
n’est ni le corps-objet du physiologiste, ni le corps-sujet du pouvoir.
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, la caresse n’est pas limitée au " rapport
érotique " (lequel – on pourrait d’ailleurs se demander pourquoi – ne fait pas partie de
l’éthique, bien qu’il semble l’ouvrir), mais élargie à tout le domaine relationnel : " La caresse
sommeille dans tout contact et le contact dans toute expérience sensible [...] : le thématisé
disparaît dans la caresse où la thématisation se fait proximité " (14).
La caresse " sommeille " dans la vue, dans l’ouïe et dans la parole donnée, car on peut voir,
entendre et même " dire ", comme on touche. Ici, intervient un certain lien entre la
corporéité et le langage. Mais qu’entend Lévinas par langage ? Précisons qu’il ne tranche
pas explicitement entre langue, discours et parole, mais – tel que nous l’avons mentionné –
entre le " dit " et le " dire ", aucun " dire " n’étant le dernier, puisque le " dédire "
l’accompagnant aussitôt ajourne à jamais toute formulation définitive. On peut avancer que
Lévinas ne sépare pas corporéité et langage à condition d’entendre par langage ce " dire
préoriginel " ne s’épuisant pas en aphophansis, et précédant le " dit ", dire à distinguer et
des systèmes linguistiques et de l’ontologie ainsi que, plus généralement, de toute
signification immobilisée.
La subjectivité est message pour l’autre, " vouée sans se vouant ", ne se connaissant et ne "
connaissant " sa corporéité qu’à partir de l’appel de l’autre. Cet autre, il ne faudrait
cependant pas le réduire à autrui, mais l’élargir à l’altérité constitutive de la conscience.
C’est pourtant seulement comme être charnel que la subjectivité peut être sensible à cet
appel : " La subjectivité du sujet, c’est la vulnérabilité, exposition à l’affection, sensibilité,
passivité plus passive que toute passivité, temps irrécupérable, dia-chronie in-assemblable
de la patience, exposition toujours à exposer, exposition à exprimer et, ainsi à Dire, et ainsi
à Donner " (15).
Lévinas reprend et déplace la réduction husserlienne, laquelle vise à découvrir, dans la vie
perceptive, les actes purs de la conscience constituant le sens des choses et exige le mode
de présence à soi du " moi pur ". La réduction levinasienne engage la parole donnée, elle
3
est " réduction du dit au dire " : interruption de l’intentionnalité, dé-position du " moi " :
accusatif en guise de nominatif. Cette subjectivité n’est pas celle du sujet empirique, mais
indique ce qui la précède : elle se réduit à la " signifiance baillée à autrui ", don de la parole.
Ce don n’est pas séparable de la corporéité. " Le Dire approche de l’Autre en perçant le
noème de l’intentionnalité, en retournant "comme une veste" la conscience, laquelle, par
elle-même, serait restée pour soi jusque dans ses visées intentionnelles " (16).
Ce qui importe ici c’est le passage entre sensibilité, " dire " et conscience qui désigne
toujours un mouvement en dehors de l’intentionnalité du " moi ", dépassant son pouvoir,
son vouloir. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre que Lévinas récuse aussi bien la
thèse d’un " langage qui parle ", que celle réduisant celui-ci à un outil maîtrisable servant la
communication : " Le qui du Dire ne se sépare pas de l’intrigue propre du parler – et
cependant il n’est pas le pour soi de l’idéalisme " (17). L’être humain est né dans un " dire "
le précédant, avant d’être né à soi-même.
Jean-François Lyotard semble justement évoquer cette " situation " – certes à sa manière et
donc différemment – lorsqu’il décrit le nouveau-né comme être pré-maturé dans la langue
dont la première touche intervient lorsqu’elle " s’empare de lui avant qu’il ne s’en pare "
(18). Oublieux comme nous sommes, nous avons l’habitude d’en parler " au passé ",
comme si nous faisions simplement usage de la langue et avec elle de " notre " corps, sans
tenir compte des traces que l’événement du " prématuré " laisse à jamais et qui influencent
le présent et le futur, puisqu’elles ne renvoient pas seulement à " l’incomplétude du corps "
mais aussi à " celle de l’esprit ". Autrement dit, l’entité et l’autosuffisance n’ont jamais
existé et ne sont guère souhaitables (19) dans la mesure où elles freinent le mouvement du
sujet qui n’est – si on veut encore le nommer ainsi – que dans la mesure où il est en
naissance permanente.
Quoique la " langue " chez Lyotard soit à distinguer du " dire " chez Lévinas, dans la mesure
où elle n’implique pas, comme chez celui-ci de " Dieu qui vient à l’idée " ou de " merveille
de la création ", mais des " rudiments païens " et du " différend ", il s’agit bien dans les
deux cas des limites du pouvoir et de la maîtrise de l’être humain et d’un abandon radical
du sujet autonome/identique, partant du fait que quelque chose est plus grand que lui, le
dépasse et demande à s’exprimer.

[ III ] Temps sensible

Chez Lévinas cette " chose " évoque un passé immémorial renvoyant certes à la bonté de la
création et à un Dieu, mais il s’agit d’un Dieu invisible et irreprésentable dont " l’absence est
préférable à sa présence " (20). L’immémorial est sans origine, an-archique, étant donné
qu’il se refuse à toute réminiscence. Ce temps précède le moi conscient qui n’est pas à sa
propre origine. Ce passé ce refuse à la synchronisation des signes et à la mémoire. Dans un
entretien, Lévinas explique : " Je suis parti de ce qui ne s’est pas présenté à nous pour être
assumé et qui, cependant, tout autre que moi, me tient. Ce qui est en moi avant ma liberté,
ce qui n’a pas été accepté par moi et qui, cependant, ne m’a pas réduit au rôle d’un simple
effet " (21).
Ce temps irreprésentable n’est pas " passé " parce qu’il est lointain, mais parce qu’il est
incommensurable avec le présent : il est en quelque sorte là sans se faire jour. Il structure
la subjectivité dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence dans la mesure où le " je
pense " est toujours séparé du " moi passif " ou réceptif par un espace temporel : laps de
temps désignant le retard de la conscience sur elle-même. Le sujet ne peut être affecté par
autrui que parce qu’il est arraché à soi-même. Autrement dit, il est dessaisi dans un double
sens : il ne peut pas " saisir " autrui et il ne peut pas non plus se saisir " soi-même ".
Pensée à partir de la passivité, la temporalisation devient incompatible avec
l’intentionnalité : " Une subjectivité du vieillissement que l’identification du Moi avec lui-
4
même ne saurait escompter, un sans identité mais unique ", écrit Lévinas (22). Je vieillis
mais je ne me vois pas vieillir, seulement les rides du visage en témoignent. Il n’est donc
pas fortuit que " l’immémorial " comme passé s’articulant sans recours à la mémoire, sans
possibilité de représentation, s’exprime comme " dire " inséparable de la chair. Ce passé
n’est ni originaire, ni linéaire, mais le temps incalculable d’un être charnel affecté par l’autre
et exposé.
La corporéité dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence trouve son temps dans
l’immémorial : parole et corporéité sont indissociables et ne permettent ni présent, ni
présentification. " La subjectivité de chair et de sang [...], expose Lévinas, se réfère à un
passé irrécupérable, pré-ontologique de la maternité et une intrigue qui ne se subordonne
pas aux péripéties de la représentation et du savoir " (23).
Mais pourquoi justement la maternité et quelle maternité ? Celle d’une femme ? Avant de
revenir à cette question il faudra reprendre brièvement les analyses sur le temps précédant
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et aborder le lien intime entre le temps et le "
corps sexué ".
La philosophie de Lévinas a le mérite de privilégier le temps de l’affect, de l’amour, de la
jouissance et de la souffrance par rapport au temps linéaire, du calcul et du salaire. Lévinas
distingue le temps et du temps économique et de celui des horloges. Dans un long parcours
où il constate d’abord le " paradoxe du présent " (Le Temps et l’autre) ainsi que le "
déphasage de l’instant " (Totalité et infini) pour disloquer ensuite la triade
passé/présent/futur, il rompt définitivement avec la présence du moi à soi ainsi qu’avec
l’autosuffisance du sujet, voire avec le sujet même (Autrement qu’être ou au-delà de
l’essence).
Lévinas demande : " La socialité n’est-elle pas, mieux que la source de notre représentation
du temps, le temps lui-même ? " (24). Dès le début le temps comme événement
imprévisible n’est pas pensable à partir d’un sujet isolé et seul, mais m’est ouvert et donné
par l’autre. Si Lévinas cherche le temps dans la socialité, celle-ci est cependant à distinguer
de la somme des individus, de l’idéal de la fusion et du rapport " commun " qui implique la
nostalgie d’une unité perdue : " communauté ". La socialité levinasienne renvoie au "
pluralisme de l’existence " et s’avère donc incompatible avec une communauté de genre,
d’alter ego. Le face-à-face sans réciprocité et sans symétrie s’avère à jamais incompatible
avec la terreur du consensus.
Le don du temps n’est pas l’œuvre d’un autre abstrait, mais (en tout cas dans les premiers
écrits) d’abord celle de la féminité rencontrée dans la collectivité " moi-toi " irréductible à
toute fusion. " À cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi-toi qui
la précède ", écrit Lévinas dans De l’existence à l’existant (25). La relation érotique, le
charnel représente le modèle pour la recherche du temps comme avenir et espoir. Cette
relation échappe à l’idéal de la communauté des " camarades ", encore trop héroïque, trop "
virile " comme le dit Lévinas, car refoulant aussi bien la mortalité que le régime du tendre
qui s’écrit pourtant – parfois – au féminin.

[ IV ] Dire de " l’autre corps "

Il est impossible de soulever la question du corps sans aborder la différence sexuelle : on a


souvent réduit Lévinas à un penseur de l’éthique, tandis qu’on a généralement beaucoup
moins insisté sur la place prépondérante de la différence sexuelle dans ses écrits (26). La
différence sexuelle est pourtant essentielle dans l’œuvre de Lévinas et représente un
vecteur fondamental du cheminement de sa pensée. Résumons brièvement l’itinéraire.
Dans Le Temps et l’autre, Lévinas définit la différence sexuelle comme " structure formelle
[...], qui découpe la réalité dans un autre sens et conditionne la possibilité même de la
5
réalité comme multiple, contre l’unité de l’être proclamée par Parménide " (27). La
différence sexuelle n’y est pas une différence spécifique quelconque, ni une dualité de deux
termes complémentaires, ni une contradiction, mais une dualité insurmontable. C’est dans
la relation érotique que " le moi (vir) " qui tente de s’identifier à soi subit une altération
décisive, car, selon l’expression de Lévinas, il perd sa " virilité ", c’est-à-dire son pouvoir. En
quête du tout autre, Lévinas donne un nom à la différence irrécupérable qu’il cherche : le
féminin. Celui-ci est pensé comme ce qui ne se représente pas, ce qui échappe au discours
philosophique qui a généralement essayé de le réduire à son autre donc au même. Jusqu’à
Totalité et infini le féminin est l’autre par excellence.
À partir d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence le féminin ne sera plus mentionné dans
ses écrits philosophiques alors qu’il est rediscuté dans les commentaires talmudiques. Mais
l’altérité sexuelle continue à inquiéter ses écrits philosophiques ultérieurs. Dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, la subjectivité se décline au féminin comme vulnérabilité,
sensibilité, hémorragie pour l’autre. Il s’agit d’une subjectivité en rupture d’essence,
maternité se caractérisant par le gémissement des entrailles. Dans ce livre, l’altérité
rencontrée par le Même comme différence pure devient constitutive de la subjectivité.
" J’accède à l’altérité d’Autrui, écrit Lévinas, à partir de la société que j’entretiens avec lui et
non pas en quittant cette relation pour réfléchir sur ses termes. La sexualité fournit
l’exemple de cette relation, accomplie avant d’être réfléchie ; l’autre sexe est une altérité
portée par un être comme essence et non pas comme l’envers de son identité, mais elle ne
saurait frapper un moi insexué. Autrui comme maître – peut nous servir aussi d’exemple
d’une altérité qui n’est pas seulement par rapport à moi, qui appartenant à l’essence de
l’Autre n’est cependant visible qu’à partir d’un moi " (28).
Les implications de ce passage sont cruciales, car dans la mesure où Lévinas assume que le
" moi est sexué " il réfute la thèse du seul " corps sexué " comme objet appropriable et à la
fois " le sexe " scientifique, lequel dans sa froideur calculatrice le détache de toute
sensibilité. Ce " moi sexué " est pourtant " l’homme ". Lévinas reconnaît décrire la
différence sexuelle du point de vue de l’homme, admettant par là qu’il y en a un autre, des
autres. Chose rare en philosophie, laquelle, soit refoule cette question comme s’il n’y avait
qu’un sexe, soit au mieux prétend un sujet " neutre ", derrière lequel se cache à peine
l’homme et dont on peut déduire sans exagérer (si toutefois ce n’est pas l’exagération qui
conduit au mouvement) que l’histoire de la philosophie est une histoire d’homme, réduisant
" femme ", " enfant ", " animal " à " son " autre pour atteindre cette souveraineté qui
pourrait lui faire oublier qu’il est vulnérable, sensible, exposé, sans certitude et variable.
Ces " qualités " sont réduites à des attributs et appartiennent traditionnellement au champ
des soi-disant attributs féminins que le moi héroïque refoule pour les imposer ou les
accorder à son autre qui est aussi " la femme " dont le concept n’est pas moins douteux.
Car dans cette tradition elle est, soit artifice, soit démon, jamais là où on la cherche,
introduisant fiction et scission " elle est le récit de la brisure en l’homme " (29). Ce récit
cache le fait que l’être humain – qu’il soit homme ou femme – " n’est pas tout ", ni entité ,
ni éternel.
Si Lévinas a le mérite de rendre à la subjectivité de l’autrement qu’être les qualités que
l’histoire de la philosophie efface ou omet de dire, il n’est cependant pas libre de cette
tradition à laquelle il est impossible d’échapper par un pur acte volontariste. Ses
descriptions de la femme et de l’érotique s’avèrent ambivalentes (30).
En signant cependant sa réflexion au masculin sans s’identifier à un sujet universel, en
reconnaissant la " défaillance du sujet ", Lévinas ouvre de nouvelles voies : la question de la
différence sexuelle, et avec elle celle du corps irréductible au corps phénoménologique,
peuvent être abordées sur un autre terrain, ne retournant plus à l’identité et la vision de "
l’homme ", la seule que cette tradition (re-)connaisse.

6
--Notes
(1) Emmanuel Lévinas, " Jean Wahl sans avoir ni être " in Hors sujet, Montpellier, Fata
Morgana, 1987, p. 117.
(2) Dans un entretien avec Richard Kearney, " De la phénoménologie à l’éthique. Entretien
avec Emmanuel Lévinas " in Esprit, n° 234 (" Lectures d’Emmanuel Lévinas "), juillet 1997,
p. 130, Lévinas précise : " Le fait que la philosophie ne peut complètement totaliser l’altérité
du sens dans une simultanéité ou présence finale n’est pas pour moi une déficience ou une
faute. Pour le dire autrement, la meilleure chose concernant la philosophie, c’est qu’elle
échoue. Mieux vaut que la philosophie ne réussisse pas à totaliser le sens – bien que,
comme ontologie, c’est justement ce qu’elle a essayé de faire –, car cela la garde ouverte à
l’irréductible altérité de la transcendance ".
(3) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Dordrecht, Kluwer
Academic Publishers, 1988, p. 93.
(4) Lévinas prend soin de distinguer éthique et morale. La morale est de l’ordre
sociopolitique, s’épuise dans les règles et normes à suivre et implique le devoir civique,
tandis que l’éthique est selon lui la philosophie primaire à distinguer de la moralité : "
L’éthique, comme mise à nu extrême et sensibilité d’une subjectivité pour une autre,
devient moralité et durcit sa carapace aussitôt qu’on entre dans le monde politique du
"troisième" impersonnel – le monde du gouvernement, des institutions, des tribunaux, des
prisons, des écoles, des comités, etc. [...]. Si l’ordre politico-moral abandonne sa fondation
éthique, il doit accepter toutes les formes de société, y compris le fascisme et le
totalitarisme " (" De la phénoménologie à l’éthique. Entretien avec Emmanuel Lévinas " in
Esprit, n° 234, op. cit., p. 137).
(5) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 100.
(6) Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1993, p. 73.
(7) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff,
1984, p. 102.
(8) Cf. Emmanuel Lévinas, " Entretien " in Répondre d’autrui. Entretien avec Emmanuel
Lévinas (textes réunis par Jean-Christophe Aeschlimann), Boudry-Neuchâtel, Éditions de la
Baconnière, 1989, pp. 13-14.
(9) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 99.
(10) Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 142.
(11) Peut-on jamais trop revendiquer l’hospitalité de nos jours ? À cet égard la pensée de
Lévinas est d’une grande actualité et pour cette question on peut le considérer comme un
précurseur de penseurs qui – malgré les différences qui les séparent – sont aujourd’hui
préoccupés par le souci d’une hospitalité inconditionnelle, infinie ou absolue, à distinguer de
l’hospitalité juridique. Je pense notamment à René Schérer, Zeus hospitalier. Éloge de
l’hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993 ; Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris,
Galilée, 1996 ; Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort, Paris,
Galilée, 1997.
(12) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96.
(13) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., pp. 235-236.
(14) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96, note 10.
(15) Ibid., p. 64.
(16) Ibid., p. 62.
(17) Ibid., p. 60, note 33.
(18) Jean-François Lyotard, Heidegger et "les juifs", Paris, Galilée, 1988, p. 41. Il m’est
impossible d’aborder ici le rapport entre Lévinas et Lyotard. Rapport qui s’avère très
intéressant et qui mériterait une analyse approfondie mettant face-à-face le " dédire du dire
" et le " différend ", ainsi que " Dieu invisible " et le " paganisme ". Notons seulement que
7
l’influence de Lévinas sur Lyotard à été considérable, les références multiples dans ses
écrits en témoignent. Cf. par exemple l’entretien direct et tonique entre les deux penseurs
dans Autrement que savoir. Emmanuel Lévinas, Paris, Osiris, 1986.
(19) Le " sujet " représente l’ancien rêve des philosophes à la recherche d’une fable leur
garantissant une autonomie, un pouvoir, une conquête par rapport à ce qui échappera
éternellement à leur maîtrise : l’amour, la vulnérabilité et la finitude. Accompagnée du rêve
de l’identité, cette fable s’avère une illusion dangereuse, car la revendication d’une identité,
d’un lieu et d’une origine propres va toujours de pair avec l’effacement de l’étranger :
l’étrangeté d’autrui et celle qui, traversant le " moi ", le rend étranger à soi même.
(20) Cf. l’entretien avec Richard Kearney, " De la phénoménologie à l’éthique. Entretien
avec Emmanuel Lévinas " in Esprit, n° 234, op. cit, p. 131. Ce n’est pas le seul passage à
indiquer que la notion de Dieu chez Lévinas est davantage compatible avec l’athéisme
qu’avec l’idolâtrie comme foi aveugle, et que dans le judaïsme – tel qu’il l’entend – il n’y a
pas de sens fixe, la lettre est toujours à réinterpréter, en appelle à de nouvelles ouvertures.
Si cette recherche de ce qui ne se représente pas appartient certes au domaine religieux,
elle s’y avère en même temps irréductible, dans la mesure où elle constitue un enjeu
profondément philosophique et où actuellement, plus que jamais, la philosophie s’avère
irréductible au savoir, à la présence et au sens figé.
(21) Emmanuel Lévinas, " Le nom de Dieu. D’après quelques textes talmudiques " in
L’Intrigue de l’infini, Paris, Flammarion, 1994, pp. 228-229.
(22) Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 69.
(23) Ibid., p. 99.
(24) Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1973, p. 160.
(25) Ibid., p. 162.
(26) Avec leurs contributions, Catherine Chalier et Jacques Derrida ont été les premiers à
attirer l’attention sur ce fait. Cf. Catherine Chalier, Figures du féminin. Lecture d’Emmanuel
Lévinas, Paris, La Nuit surveillée, 1982, ainsi que Jacques Derrida, " En ce moment-même
dans cet ouvrage me voici " in Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, François
Laruelle/Jean-Michel Place éditeur, 1980, pp. 21-61.
(27) Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, op. cit., pp. 77-78.
(28) Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 94.
(29) Belle et tout aussi effrayante expression de Marc-Alain Ouaknin, Concerto pour quatre
consonnes sans voyelles. Au-delà du principe d’identité, Paris, Balland, 1991, p. 256.
(30) La féminité qui est l’équivocité par excellence apparaît comme primaire et secondaire à
la fois : primaire car l’altérité sexuelle est la condition du recommencement infini de l’être.
Secondaire car la féminité est aussi bien faiblesse que domination, hors-langage, risque de
profanation, ouvrant l’éthique mais n’en faisant pas encore partie, risque de contamination,
renversement. Or, la féminité ne peut s’avérer inquiétante et le féminin altérité pure que
dans la perspective d’un homme. Cf. pour toutes ces contradictions, " Phénoménologie de
l’éros " in Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. op. cit., pp. 233-244. Cette question est
approfondie dans ma thèse de doctorat : La Défaillance du sujet ; le féminin. Différence
sexuelle et immémorial dans les écrits d’Emmanuel Lévinas (Thèse de doctorat de
Philosophie, sous la direction du Professeur René Schérer, Université Paris VIII, novembre
1998).

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