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BENJAMIN CONSTANT .

MUSCADIN
DU MtME AUTEUR

H i8toire littéraire.
LE • JocELYN • DE LAMARTINE, Paris (Boivin), 1936.
FLAUBERT DEVANT LA VIE ET DEVANT DIEu, Paris (Plon), 1939.
LAMARTINE, L'soMME ET L'œuvaE, Paris (Boivin), 1940.
CoNNAISSANCE DE LAMARTINE, Fribourg (L. U. F.), 1942.
• CETTE AFFAIRE INFERNALE • (L'Aftaire Rousseau-Hume), Paris (Plon), 1942.
UN BOMME, DEUX OMBRES (Jean-Jacques, Julie, Sophie), Genève (Milieu du Monde),
1943.
LEs AFFAIRES DE L'ERMITAGE (1756-1757), Genève (Annales J.-J. Rousseau), 1943.
LA BATAILLE DE DIEU (Lamennais, Lamartine, Ozanam, Hugo), Genève (Milieu du
Monde), 1944.
LEs ÉctuvAINS FRANÇAis ET LA PoLOGNE, Genève (Milieu du Monde}, 1945.
LAMARTINE ET LA QUESTION SOCIALE, Paris (Plon), 1946.
L'HuMoua DE VIcToR Buco, Neuchâtel (La Baconnière), 1950.
VtcTOa Buco PAR LUI-MÊME, Paris (Seuil), 1951.
Buco ET LA SEXUALITÉ, Paris (Gallimard), 1954.
CLAUDEL ET soN ART D'ÉcaŒE, Paris (Gallimard), 1955.
M. DB VtGNY BOMMB D'oaDaB ET POÈTE, Paris (Gallimard), 1955.
A VRAI DIRE, Paris (Gallimard), 1956.

Publication de textes.
Lamartine : ,
LEs VtstoNs, Paris (Belles-Lettres), 1936.
LETTRES DES ANNÉES soMBRBS (1853-1867), Fribourg (L. U. F.), 1942.
LETTRES INÉDITES (1825-1851), Porrentruy (Les Portes de France}, 1944.
ANTONIELLA, Porrentruy (Les Portes de France), 1945. ·
Victor Hugo :
PIERREs, Genève (Milieu du Monde), 1951.
SOUVENIRS PERSONNELS (1848-1851), Paris (Gallimard), 1952.
STaOPBES INÉDITES, Neuchâtel (Ides et Calendes), 1952.
Cats DANS L'OMBRE ET CHANSONS LOINTAINES, Paris (Albin Michel), 1953.
CARNETS INTIMES (1870-1871), Paris (Gallimard), 1953.
JouRNAL (1830-1848), Paris (Gallimard), 1954.

Hi8toire.
HtsTOIRE DES CATHOLIQUES FRANÇAIS AU xtxe SIÈCLE, Genève (Milieu du Monde),
1947.
LAMARTINE EN 1848, Paris (Presses Univel'8itaires), 1948.
LA TaAGÉDJE DE QUARANTE-HUIT, Genève (Milieu du Monde), 1948.
LE Coup DU 2 DÉCEMBRE, Paris (Gallimard), 1951.
CETTE CURIEUSE GUERRE DE 70, Paris (Gallimard), 1956.

Euai8 et r~citB.
UNE BISTOIRE DE L'AUTRE MONDE, NeuchAtel (Ides et Calendes), 1942.
RESTE AVEC Nous, Neuchâtel (La Baconnière), 1944.
RAPPELLE-TOI, PETIT, Porrentruy (Portes de France), 1945.
PAa NOT~E FAUTE, Paris (Laftont), 1946.
CETTE NUIT-LA, NeuchAtel (Le Griffon), 1949.
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Benjamin Constant v ers 1790
(portrait a yant appartenu à Mme de Charrière).
HENRI GUILLEMIN

BENJAMIN
CONSTANT
MUSCADIN

GALLIM ARD
5, rue Sébastien-Bottin, Paria VU•
Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage vingt-cinq exemplaires
sur vélin pur fil savoir : vingt exemplaires numérotés de 1 à 20 et
cinq hors commerce, marqués de A à E

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays, y compris la Russie.
© 1968 Librairie Gallimard.
AVANT-PROPOS

J'entends d'avance, et diatinctement, ceci : - Et qu'est-ce


que cela prouveP Que, sans plus, l'infortuné Benjami n («jeune
être éblouiasant >>) a eu la malchance de tomber entre les lourdes
pattes d'un sectaire. Il n'aimait pas les curés et c'était un conser-
vateur; alors, comment voulez-vous qu'ils'en tirdt, avec ce forcené,
autrement que méconnaissableP Le contraire, ce livre, d'une sage
et loyale étude. Un règlement de comptes. A refaire, par quelqu'un
d'honnête, et qui sera sans passion.
Victor Hugo non plus, cependant, n'était pas chaud pour les
ecclésiastiques, et je ne croia pas avoir mal parlé de lui. Jose ph
de Maistre ne goûtait guère la République et je ne l'ai point
accablé pour autant. Veuillot, dont la politique me fait horreur,
est quelqu'un, dans son identité humaine, qui force le respect; et
ce Voltaire « christmoque », antisémite, ennemi des « gueux », ce
Voltaire que, paratt-il, je devrais haïr, mes sentiments pour lui
n'ont rien d'une exécration.
Il ne s'agit pas de partÎ8 pris « idéologiques ». Il s'agit de ces
réflexes ·que l'on a, viscéralement, devant les êtres selon ce que
leur abord, leur regard, leurs paroles et leurs gestes nous révèlent
d'eux-mêmes. Qu'ils pensent comme moi, ou pas, ce n'est pas ce
qui compte. Ce qui compte, c'est ce qu'ils sont. Il y a ceux, quoi
qu'ils aient pu faire, qu'on sent «purs», d'une certaine façon
capitale, qu'on sent nobles, même si la morale les répute infdmes
(mais oui, mais bien sûr, de cette race-là les Rimbaud, les Ver-
laine - avec Stendhal, avec Flaubert, avec Zola). Et il y a les
autres. Je n'ai pas l'art encore, je l'avoue, de considérer en sou-
riant l'imposture. Et quand Vigny, l'homme de « l'honneur»,
rédige ses petits papiers policiers (ou, pour se pousser en cour,
et sur les ragots de son valet de chambre, dénonce un soldat à ses
chefs), quand Benjami n Constant, l'homme de la « liberté », envoie
au bagne, en tapinois, un prêtre qui le gêne, ou fait entrer les
coups d'État dans ses calculs d'avancement, je n'arrive pas, c'est
vrai, à branler doucement de la tête. Eh quoi/ après tout, c'est
8 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

la Pie; «tout est jungle, et tout a sa loi». Ni Chateaubriand,


ni Lamartine, ni Victor Hugo, toU& trois, eux aussi, « politiciens»,
ne noU8 réserpent, dans leur Pie secrète, des gentillesses de cette
espèce.
«La critique affectueuse, disait Péguy, est plus intelligente
que la critique raide. >> Rien de ·plus jU&te. N'empêche que Péguy
lui-même, quand c'est l'Histoire qui l'occupe, et l'affaire Dreyfus
notamment, dit très bien tout ce qu'il faut dire. Ce que j'ai Poulu,
dans ce liPreP Montrer, pièces en mains, de mon mieux, comme
j'ai pu- et, forcément, tel que je suis- ce qu'ont été les compor-
tements du jeune Benjamin dans cette politique où il apait résolu
de faire carrière, et à laquelle il doit, bien plU8 qu'à son Adolphe,
la notoriété qui fut la sienne, au siècle dernier. Apporter des faits
et des textes. Je crois n' aPoir « sollicité » ni les uns ni les autres.
Ils parlent d'eux-mêmes.
H. G.
INTRODUCTION

En 1889, E. Asse faisait observer que les biographes de Ben·


jamin Constant, jusqu'alors, s'étaient comme donné le mot
pour négliger toute une partie, curieuse pourtant, de son des-
tin : ses années parisiennes de 1795 à 1799, autrement dit son
rôle sous le Directoire, autrement dit son entrée dans la vie
politique française.« Il semble, écrivait Asse, qu'il y ait eu [à
ce sujet] une sorte de complicité du silence. »1 Rien de plus exact,
en effet. Et si lui~même, Eugène Asse, s'est efforcé, dans la
Revue de la Révolution, de combler sommairement cette lacune,
si, dans la modeste Revue de l'Histoire de Versailles, dix-huit
ans après (1906), un nommé Tambour a consacré une studieuse
monographie à Benjamin Constant à Luzarches, jamais encore
aucun ouvrage n'a eu pour objet l'étude attentive, et aussi
complète que possible, de ces cinq années 1795-1799 qui sont
celles où, difficilement, dans le ciel de la gloire civique, Benja-
min Constant prend son vol. Faute d'informations sur cette
période de son existence, les écrivains qui nous donnèrent suc-
cessivement, depuis le début de ce siècle, des Vies de Benja-
min Constant, qu'il s'agisse de P. Léon, deL. Dumont-Wilden,
de Fabre-Luce, d'Arnold de Kerchove ou d'Harold Nicolson,
tous demeurent cursifs sur les travaux et les jours de ce Ben-
jamin, entre le fer prairial an III et le 18 brumaire an VIII.
Et c'est grand dommage, car il y a là des choses à savoir,
pleines d'enseignements. Ouvrons encore le précieux recueil
que, sous le titre : Benjamin Constant, Œuvres. Écrits autobio-
graphiques. Littérature. Discours, etc., Alfred Roulin a publié
- 1681 pages - dans la Bibliothèque de la Pléiade; dès le
tableau chronologique du début, nous sommes avertis. Des
dates, des faits en abondance pour les années 1814- 1816, par
exemple; pour la seule année 1815, pas moins de trente-trois
indications; vingt-deux pour 1814, dix-sept pour 1816. Mais
pour l'espace qui s'étend du printemps 1795 à l'hiver 1799,

f. Revue de la Révolution, f.889, t. XVI, p. 6.


10 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

combien de références? Deux pour 1795, deux pour 1796, cinq


pour 1797, une pour 1798, et une pour 1799; total : onze pour
cinq ans, contre soixante-douze pour les trois seules années
1814-1816. Serait-ce que les événements fourmillent, entre 1814
et 1816, sous les pas de Benjamin Constant, alors qu,ils manque-
raient entre 1795 et 1799, et que sa vie alors fut plate et sans
· histoire? Oh non! Encombrée d,agitations, au contraire, bour-
rée de faits significatifs : en octobre 1795, son petit tour en
prison; sa pétition manquée en 1796 pour devenir citoyen fran-
çais; ses dénonciations d,émigrés et sa grande lettre au Direc-
toire en décembre; sa participation au coup d,État de fructidor
en septembre 1797, et, le même mois, ce billet confidentiel
qu,il envoie au ministre de la Police et qui aura pour effet rar-
restation de r abbé Ou daille, curé de Luzarches, puis sa mort,
au bagne, rannée d,après; ses efforts de mars-avril 1798 pour
entrer, toujours non-français, au Corps législatif; sa rancune
contre Mme de Staël qui ra compromis politiquement et ne
veut toujours pas répouser, bien qu,illui ait fait un enfant,et
la tentative de rupture qu'il essaie, au mois de mai; sa manœu-
vre, au printemps de 1799 pour enlever le poste de commissaire
du Directoire à Genève, ete. Aucune mention de tout cela dans
la «chronologie» Roulin; et dans répais volume de la Pléiade,
qu,on imaginerait exhaustif, rabsenee de ces textes, capitaux
pour la connaissance de Benjamin Constant homme politique:
ses brochures de 1796, 1797, 1798, 1799; l'absence, m_ême, parmi
ses (( écrits autobiographiques », des Souvenirs historiques qu,il
donna à La Revue de Paris en 1830 et qui concernent, justement,
cette période du Directoire, toujours sacrifiée, toujours main-
tenue, comme exprès, dans une obscurité décente. Tout se passe,
on le voit, comme si la conspiration du silence, constatée il y
a trois quarts de sièele par Eugène Asse, durait toujours. C,est
pourquoi j'ai cru nécessaire, ce silence, de le rompre.

.. * ..
Qui était-il, et que pensait-il, en politique,Benjamin Constant,
au moment où il va partir, lui Vaudois, chez les Français, au
mois de mai 1795?
En février 1788 - il a eu vingt ans le 25 octobre 1787 - son
père renvoie en Allemagne, pour la seconde fois; la première
fois qu'il y était allé, e'était en février 1782, pour compléter
ses études à l'Université d,Erlangen;mainte nant,e'est à Bruns-
INTRODUCTION 11
wick qu'il se rend, auprès du souverain, lequel a hien voulu
promettre au colonel Juste, Suisse au service de la Hollande,
un emploi à la cour pour son fils. 1 Voici Benjamin << gentilhomme
ordinaire » de ce duc de Brunswick, bientôt illustre dans l'Eu-
rope entière grâce au Manifeste qu'il lancera, le 25 juillet 1792,
au nom des coalisés, menaçant les Parisiens de raser leur ville
s'ils continuent à se conduire aussi mal qu'ils le font à l'égard
de leur roi. Le chambellan Benjamin ne se signale alors par
aucune incartade aux yeux des courtisans ses confrères; il est
le serviteur dévoué de son prince et nous le voyons, dans sa
Correspondance, deux ans plus tard encore, le 22 janvier 1794,
se féliciter, loyaliste, de ce que, si la «campagne» n'a pas été,
pour la coalition, aussi satisfaisante qu'on l'eQt souhaité, du
moins a-t-elle permis au duc son mattre de se « couvrir de
gloire» en« sauvant>>, à lui seul,« l'armée autrichienne et l'Al-
lemagne ». 2 D'où lui vient donc cette assurance avec laquelle,
de Paris, l'année suivante (10 décembre 1795), il écrira à sa
tante Nassau qu'il a adoré {sic), dès son apparition, la Répu-
blique des Français? Sans doute, sous l'influence notamment
de Mme de Charrière - dame de lettres désenchantée, vieillis-
sante et tournant à l'aigre avec laquelle il s'était lié, en Suisse,
soignant au coin de son feu cette« vérole» rapportée d'Angle·
terre et dont il parle avec abandon - sans doute a-t-il en effet
du penchant pour les «idées nouvelles»; mais c'est une incli-
nation dont il faut définir et la nature et les limites. A quarante·
quatre ans, dans son Cahier rouge (1811), Benjamin se remé-
morera l'agrément que lui avait procuré, jadis, cette femme
qu'animait «un tel mépris pour les préjugés» et qui faisait
preuve d'une «supériorité si vigoureuse et si dédaigneuse sur
le commun des hommes »; « bizarre et dédaigneux que j'étais
aussi, ajoute-t-il, je goQtai, en sa compagnie, une jouissance
jusqu'alors inconnue a». «Les opinions de Mme de Charrière
reposaient sur le mépris de toutes les convenances et de tous
les usages; nous nous moquions à qui mieux mieux de tous

1. Cf. Cahier rouge:« Mon père[...] avait obtenu du duc de Bruns-


wick, qui était alors à la tête de l'armée prussienne en Hollande, une
place [pour moi] à sa cour.» (BENJAMIN CoNSTANT, Œuvres, Pléiade,
p. 165.)
2. BENJAMIN et RosALIE DE CoNsTANT, Correspondance (1955),
p. 11. .
3. Cahier rouge (édit. cit.), pp. 135-136.
12 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

ceux que nous voyions; nous nous enivrions de notre mépris


pour l'espèce humaine 1 • » Le christianisme est un thème de
choix pour les dérisions de ces esprits forts; les deux « dédai-
gneux.» de Colombier-sous-Neuchâtel, le petit jeune homme
avarié et l'ancienne belle un peu rance, s'en donnent, si l'on
peut dire, à cœur joie, sur les· niaiseries religieuses du « com-
mun». Et quand Benjamin, qui s'est marié en mai 1789,
envisage, dès 1792, les commodités du divorce, ses sarcasmes
s'accroissent encore contre la détestable foi <<gothique» dont
l'influence induit toujours les gens du monde, si libérés qu'ils
se prétendent, à poursuivre d'un vague ostracisme, dans leur
classe, les divorcés. La Révolution française n'a pas déplu à
Benjamin dans la mesure où, très petit noble 2, ilia voit agréa-
blement humilier les orgueilleux de sa caste, dans la mesure
surtout où la secte catholique fait les frais majeurs du change-
ment. Mais, sur le fond de sa pensée, rien n'est éclairant comme
ce paragraphe d'une lettre qu'il adresse à Mme de Charrière,
le 10 décembre 1790: <<Le genre humain. est né sot, et il est mené
par des fripons. C'est la règle. Mais, entre fripons et fripons, je
donne ma Yoix aux Mirabeau et aux Barnaye plutôt qu'aux Sar-
tine et aux Breteuil». Pourquoi? Parce que ces << fripons »-là, du
moins, vont dans le hon sens, travaillant à dissoudre » toutes les
rêyeries religieuses »et à débarrasser la terre des christicoles, << ces
misérables ayortons de la stupidité barbare des Juifs entée sur
la férocité des Vandales ».
A Brunswick, le chambellan s'amuse à faire un peu le << jaco-
bin » pour rire, soutenant, en conversation, des thèses ayancées.
Jeux d'esprit, qui lui valent cette réputation d'homme à para-
doxes bienséante dans certains salons. Rien de grave. Rien qui
puisse appeler, chez l'auteur du grand Manifeste, le moindre
froncement de sourcils. Constant est trop avisé pour compro-
mettre en rien ses avantages. Il a d'ailleurs, auprès du prince,
un puissant protecteur, un ministre sans la garantie duquel il
ravalerait hien vite la plupart de ses traits d'esprit; c'est M. de
F éronce, un Suisse comme lui, et dégagé de même de toutes
les sottises bibliques 3 • On daube sans retenue, à Brunswick,
f. Cahier rouge (éd. cit. ), p. 141.
2. Mais noble tout de même; il y tient beaucoup; cf. sa lettre du
i6 juillet f 79f : << Nous autres, nobles... >>
3. Féronce, dit Benjamin à sa cousine, le 5 juin 1794, s'est fait
à Brunswick, le « protecteur de tout ce qui aime la liberté et les
lumières». ·
INTRODUCTION 13
sur les réfugiés français qui encombrent à présent l'Allemagne
et Benjamin se taille des succès mondains en ironisant sur ces
émigrés, catholiques pour la plupart, et si bêtes que, dit-il,
« pour ne pas être ultra-révolutionnair e, il faut que je ne sois
plus au milieu des contre-révolutionnaires ». Mais avec la Répu·
blique sérieuse, celle du Comité de Salut public et du « maxi·
mum », Constant cesse de plaisanter. Dès le 17 mai 1792, le
ton, dans ses lettres à Mme de Charrière, a changé. «Je suis
encore très démocrate, mais ... » Sa petite Suisse arriérée, qui
lui paraissait jusqu'alors si burlesque avec fous ses préjugés
calvinistes («moi qui ai toujours, disait-il, mis une sorte de
vanité à détester mon pays ..• >>), il lui trouve à présent du bon.
Il voudrait voir« la Convention bientôt détruite» (28.VI.93);
il tonne contre « cette infâme Convention, cette infâme Com·
mune, ces exécrables jacobins>> (12.X.93). Ce qui se passe chez
les Français est hideux; « nous n'avions pas encore vu d'exemple
de la dernière classe du peuple en possession de l'autorité», et s'il
se confirme que « la masse de la nation », en France, est avec
les gouvernants de Paris, << il ne faut pas balancer à se mettre
du côté des Puissances et à faire des vœux pour l'extirpation
de cette détestable race>> (Id.) Benjamin aime à railler ses compa-
triotes d'Helvétie, qu'il tient pour incroyablement attachés à
leurs sous; si nous avions moins peur des Français, écrit-il,
<<pour être payés de nos rentes, nous serions tout à fait jaco-
bins ». Constant excelle à discerner dans l'œil du voisin la paille
qui, dans le sien, est poutre; car ses rentes françaises le préoc-
cupent au moins autant qu'elles tourmentent Vaudois et Gene-
vois; on le voit par sa lettre, alarmée, du 29 mars 1794, à sa
tante Nassau sur le rapport Cambon. La République de Robes-
pierre, ah,« que la peste l'étouffe!» (31.1.94). Sur les bords de la
Seine, si les choses continuent comme elles vont à présent, <<il
faudra bien en venir à souhaiter que le repos sous la dictature
succède à ces convulsions d'anthropophages », - intéressante
remarque sous cette plume qui, plus tard, bénira le 18 brumaire.
Cependant, la révolution écrasée, « la superstition » renattra
(16.X.93) et sera perdue ainsi la victoire qui semblait, depuis
la Constitution Civile du Clergé, remportée sur la prêtraille.
Tant pis! Entre les <<avortons» judéo-chrétiens et les gueux,
Benjamin Constant n'hésite pas. Les premiers assombrissent
la vie et cherchent à vous en gâter les plaisirs; les seconds en
veulent à votre argent, ce qui est infiniment plus grave; et le
neveu explique à la tante que les coalisés sont fous qui songent
14 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

à décréter la levée en masse en Allemagne. Jolie méthode! Des


armes entre les mains de la canaille? Autrement dit, parce que
les lions sont lâchés, ouvrir, en plus, << la cage aux tigres».
A-t-on idée d'une pareille démence 1 !
<<Je crains pour la Suisse», confie-t-il à Mme de Charrière
au commencement de l'année 1794; et déjà, le 28 octobre 1793:
<<Je fais sincèrement des vœux pour que messieurs les sans-
culottes soient tellement frottés qu'ils n'aient pas le temps de
penser à vous », à vous, les Neuchâtelois. Comme on ne sait
trop, cependant, ce qui peut se produire, Benjamin prend ses
précautions. Supposons que les troupes françaises dévalent
tout à coup du Jura, les objets lui appartenant, qu'il a laissés
à Colombier, lui, chambellan du Brunswickois, courraient des
risques extrêmes. Je préfère, dit-il, <<ne rien laisser sous mon
nom à Neuchâtel»;«je prie instamment M. de Charrière de joindre
ma bibliothèque à la sienne» (28.X.93). Il se confirme que Robes-
pierre n'est pas un conquérant, qu'il n'aime pas les <<mission-
naires armés», qu'il n'a contre la Suisse aucun dessein d'agres-
sion. C'est Collot d'Herbois qui est dangereux, sur ce point;
pas Robespierre. << Prions pour Robespierre 2 1 » Et, rassuré, le
5 juin 1794, Benjamin se sent, de nouveau, pris d'une certaine
sympathie pour << ces coquins de républicains, autrement dit
carmagnola, autrement dit satellites de Robespierre, ou régi-
cides, ou, si vous aimez mieux, vandales et goths, ou encore
anarchistes et athées car ils ne croient qu'en Dieu» et qui,
<<toujours ivres» n'en battent pas moins, régulièrement, <<les
sobres coalisés ». Le bout de l'oreille se montre où l'on devait
l'attendre, en fin de tirade; l'amitié de Benjamin Constant
revient aux« carmagnola» du moment qu'ils ne menacent plus
ses propriétés personnelles et qu'ils poursuivent, vigoureuse-
ment, la chasse aux prêtres-; tout est parfait, de cette façon-là;
mais comme on écrit à cousine Rosalie, bonne protestante, on

1. «Cette levée m'a toujours paru une excellente idée, écrit-il,


sarcastique, le 29 mars 1794 à Mme de Nassau. J'ai cru voir un
homme, dans une ménagerie, qui, sur le point d'être attaqué par
un lion, ouvrirait la cage du tigre. »
2. Phrase supprimée par D. Melegari dans sa singulière édition
des Lettrea de Benjamin Constant à sa famille, p. 227. (Cf. Table
Ronde, numéro de juillet-ao1lt 1957 : Douze lettres autographes de
Benjamin Comtant, p. 9.)
INTRODUCTION 15
fera pour elle de ces soldats de la « Raison » de purs adorateurs
déistes. En ce mois de juin 1794, Benjamin qui, l'année sui-
vante, partira pour Paris, n'en a pas encore le moindre projet.
Cette pensée ne l' effieure même pas. Qu'irait-il faire chez les .
Français, Helvète obscur, et courtisan, au surplus, jusqu'ici, et
depuis sept ans, du prince allemand qui s'est fait, en 1792,
le porte-parole incendiaire des Puissances? Il croit sa situation
quelque peu compromise, à Brunswick, en raison des vilaines
manœuvres que sa femme conduit contre lui; << je ne suis point
éloigné, dit-il à Rosalie, de l'idée de me fixer en Suisse»; il
précise même que, dans son plan, il y passerait, dorénavant,
«au moins la moitié de l'année, et quelquefois l'année entière 1 >>.
En juillet, modification. Ses << affaires », à Brunswick, ont pris
meilleure« tournure»;« je resterai attaché au duc»; plus ques-
tion de rentrer au pays; au contraire, Benjamin s'organise
de manière à pouvoir s'absenter de Suisse et rester en Alle-
magne « au moins » pendant « deux ans » 2; il reviendra, dans
quelques jours, régler ses intérêts à Lausanne et compte bien
n'y plus remettre les pieds avant 1797 au plus tôt.
Mais des événements considérables surviennent; à Paris,
d'une part; dans la vie privée de Benjamin, de l'autre. A Paris,
c'est Thermidor (27 juillet 1794); l'assassinat de Robespierre,
le pouvoir saisi par une nouvelle équipe, mieux que Robes-
pierre ennemie des « rêveries religieuses », et qui donne les
signes de dispositions enfin raisonnables sur le point capital
de la Propriété; 14 octobre 1794 à Mme de Charrière : << La poli-
tique française s'adoucit d'une manière étonnante; je suis devenu
tout à fait talliéniste. » Tellement « talliéniste » qu'il a envie
d'aller voir de près, sur place,
Ce peuple de héros et ce Sénat de sages.
Il ricane, à son ordinaire; mais ce n'est pas une facétie. Réel-
lement, pour de bon, il médite maintenant d'aller à Paris. C'est
qu'il n'est plus, en octobre 1794, le petit Vaudois sans relations
qu'il était encore en juillet, en août. Sa vie s'est transfigurée.
Une chance lui est venue, prodigieuse. A l'improviste, dans sa
carrière, un pas de géant. La baronne Staël von Holstein,
l'ambassadrice, la resplendissante, l'héritière unique des mil-
lions Necker vient de le prendre pour amant.

1.. Corrupondance [...], p. i5.


2. Id., p. 17.
16 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

... * ...

« La prospérité de sa banque, écrit très pertinemment


M. Fabre-Luce, avait permis à Necker de nourrir des philo-
sophes, lesquels, en échange, lui avaient fait une popularité 1 • >>
Germaine a donné hardiment, d'abord, dtt,ns les idées de
réforme, à Paris; son grand homme était l'abbé Sieyès. L'Amé-
ricain· Morris note en 1791 que la baronne de Staël professe
pour « l'abbé » une admiration sans bornes; elle déclare que
les doctrines de ce penseur « ouvriront une nouvelle ère en
politique comme celles de Newton en physique 2 ». Il convient
toutefois de corriger un peu ces discours publics au moyen des
lettres intimes qu'elle adresse, dans le même temps, au Suédois
Nils von Rosenstein : « Quelque folie que fasse la France, lui
dit-elle, la monarchie subsistera; elle est dans la nature des choses
8
et rien ne peut empêcher qu'on y revienne» (16 septembre 1791 );
et parce que certaines gazettes révèlent un peu trop de détails
sur ses amours multiples, Germaine ajoute, dans la même lettre :
« La licence de la presse est un des plus horribles inconvénients
du nouveau régime.» Mme de Staël, si« parisienne», s'est sou-
venue, à l'automne 1792, qu'elle était étrangère. Après un
séjour dans le Surrey auprès de son amant Narbonne, elle est
revenue vivre en Suisse et y tient une manière d'agence pour
candidats riches à l'émigration. Très mal vue par beaucoup de
gens qui l'accusent d'avoir poussé la royauté à sa perte, elle se
rachète comme elle peut auprès de la bonne compagnie, publiant
une vibrante Apologie pour Marie-Antoine tte, faisant passer
en pays de Vaud quantité d'aristocrates qu'elle recevait, hier,
dans son hôtel de Paris 4 • Le baron de Staël, de son côté, délivre
de faux passeports suédois aux plus chers amis de sa femme,

i. A. FABRE-LucE, Benjamin Constant, p. 72.


2. Cf. SAINTE-BEuvE, Lundis, V, i96.
3. Cf. Revue Bleue, 3 juin 1905.
4. Le procédé consistait à trouver des Suisses disposés à vendre
leur passeport; munis de ce papier, les gentilshommes français qui
voulaient passer la frontière y parvenaient en changeant d'état-
civil et de nationalité. Mme de Staël, généreusement, se multipliait
pour trouver, autour d'elle, des vendeurs, mais on la voit, dans une
lettre à Mme d'Hénin (citée par P. KoaLER, Mme de Staël et la
Suisae, p. i41) déplorer que ce « commerce d'humanité » ait, de
mois en mois, « fort renchéri ».
INTRODUCTION 17

et l'agent secret Venet, chargé de surveiller la baronne, signale


en date du 22 décembre 1793 ·qu'elle «s'entoure de Français
venus la rejoindre de Londres et qu'elle présente comme des
négociants suédois 1 ». (Ainsi Mathieu de Montmorency s'ap-
pelle, par ses soins, Sternheim.)
Elle flambe, à présent, contre la Révolution tombée aux
mains des classes infimes. De Rolle, le 28 novembre 1792, un
second fils lui étant né le 19, elle écrit à Gibbon, en grand
style : « Me Yoilà mère des Gracches et il ne manque pas de
tyrans à assassiner » 1 . La coalition, à ses yeux, est la (< croisade
des hommes contre les tigres »8 • Elle parle de« ces atroces Fran-
çais • »;elle dit à son mari : « mon horreur pour la France s'accroît
chaque jour» 5 • Elle console Mme de Charrière qui craint Frédéric-
Guillaume et gémit sur les franchises de Neuchâtel menacées
par la Prusse; dites-vous, lui écrit-elle, que « cela yaut encore
mieux qu'une République!>> Elle défend son mari contre certaines
suspicions, bien injustes, que des malveillants répandent contre
lui à la cour de Suède: «Je suis bien sûre qu'il n'est pas plus
démocrate que moi!» (à Nils von Rosenstein, 20 mars 1794), et si
M. de Staël, héroïquement, s'est rendu à Paris- pour veiller
à leurs intérêts et à ceux du père et beau-père - « je réponds
bien, précise-t-elle, avec le rire de l'indignation, je réponds bien
que ce n'est pas par goût pour la France 6 ». M. Necker est très
inquiet; les « terroristes » ont suspendu (28 mai 1793) le paie-
ment de ses intérêts pour la grosse somme, deux millions,

1. Papiers de Barthélémy, III, 293.


2. Le pamphlet du Genevois MALLET nu PAN, Considérations sur
la nature et la durée de la RéYolution française (Bruxelles, i 793),
Mme de Staël le trouve admirable; c'est l'ouvrage, dit-elle,« le plus
lumineux et le plus profond qui ait paru sur les affaires de France ».
(Cf. P. KosLER, op. cit., p. 154.)
. 3. Cf. n'HAussoNVILLE, Mme de Staël et M. Necker, d'après leur
correspondance inédite, pp. 38-39, et ReYue des Deux Mondes, 15 mars
1939 où la phrase est datée : 1er juillet 1794.
4. Le Comité de Sôreté générale a décrété son arrestation, le
29 octobre 1793, si elle reparait sur le territoire de la République.
5. Ibid.
6. Cf. ReYue Bleue, loc. cit. Le 2 mai 1794, elle signalait à son
mari que son père le banquier n'approuvait guère le traité qu'Eric-
Magnus avait signé, au nom de la Suède, avec la République fran-
çaise; « Mori père n'y voit qu'un secours donné à la France, qu'il
déteste aYec ratson. »(Cf. Rwue des Deux Mondes, 15 mars 1939.)
18 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

prêtée par lui, jadis, a~ Trésor (une bonne opération, nourris-


sante, qu'il avait faite là, jusqu'alors) et ils ont mis sous
séquestre ses hôtels de Paris et sa maison de campagne. Il vit
dans les transes; il ne se sent même plus en sécurité dans son
château de Coppet; "l'agent Vernet rapporte, le 14 mars, que le
banquier, ayant réclamé des autorités locales une «garde de
cinquante hommes », chargée de protéger sa résidence, et
s'étant vu refuser cette milice supplétive, a fait savoir qu'il
quittait, dans ces conditions, « sa baronnie trop voisine de la
France et où sa personne n'était plus en sllreté »; il a loué le
château de Beaulieu 1• Et ne voilà-t-il pas, pour comble, que la
contagion passe les frontières, qu'un monstrueux gouverne·
ment plébéien s'instaure à Genève! Panique dans les banques
et dans les salons; «tous le$ honnêtes fuirent cette misérable
petite prison ~e ville 2 ». A Lausanne aussi, la tourbe s'agite,
et cela à l'heure où l'horizon s'éclaire! Des gens traitables, à ce
qu'il semble, ont remplacé en France, au gouvernement, les
délégués de la canaille. C'est le· moment que choisit La Quin-
zaine, feuille vaudoise bi-mensuelle, pour « exalter les jaco-
bins » et vomir « mille atrocités contre Tallien ». Germaine n'est
libérale que d'un seul côté de la frontière; car si la «liberté»,
en France, s'accorde avec ses intérêts, en Suisse elle les contra-
_rie. Aussi faut-il voir sa vigueur. Leurs Excellences bernoises
ont par trop de mollesse! Qu'elles agissent! Sont-elles aveugles?
Comment peuvent-elles tolérer, à Lausanne, La QuinzaineP « Je
l'ai fait dénoncer à Berne))' annonce, énergique, Mme de Staël à
Meister 3 •
Ces propos-là, de Germaine, sont du 26 septembre 1794.
Depuis la semaine. précédente, Benjamin Constant est entré
dans sa vie, et c'est à l'occasion de La Quinzaine, entre autres
choses, qu'il a fait en sorte d'appeler sur lui-même, chétif,

1. Cf. Revue historique vaudoise, 1938, 1, 20.


2. Mme de Staël à Nils von Rosenstein (26. IX. 94); loc. cit. Telle
curieuse lettre de Germaine de Staël à son mari, en février 1790,
éclaire assez joliment l'opinion qu'elle a toujours eue des Genevois-
des Genevois « du bas », s'entend : « Leur amour de l'égalité n'est
que le désir d'abaisser tout le monde, leur liberté est de l'insolence
et leurs bonnes mœurs de l'ennui.)) (Cf. P. KoBLER, op. cit., p. 119.)
Et ceci, du 3 août 1794 : « Ces infâmes Genevois assassinent à
la française. » (Id., p. 168.)
3. Leures inédites de Mme de Staël 4 Henri Meister, Paris, 1903,
p. 122.
INTRODUCTION 19
l'attention de cette grande dame. «Grande>>? L'illustrissime,
après tout, n'est qu'une boulotte assez gentille, et qui se donne
vingt-cinq ans. Au vrai, elle en a eu vingt-huit, en avril, et
Benjamin en aura, le mois prochain, vingt-sept. Lors d'un
dîner où il a été convié en même temps qu'elle, il a pris la
défense de La Quinzaine et soutenu « la liberté illimitée de la
presse >>·; théorie désormais sans péril, car les « tigres >> à Paris
commencent à trouver des dompteurs, et la tardive singerie
vaudoise n'a plus lieu d'inquiéter personne. Benjamin reprend
les façons qui lui ont valu, à Brunswick, sa réputation d'homme
d'esprit, et son audace à la contredire n'a pas déplu à Mme de
Staël. «Elle ne m'en a point su mauvais gré, ce que je trouve
joli>>, raconte, assez flatté, Benjamin à la Charrière. Mais la
précieuse de Colombier considère avec amertume ce go-at
qu'elle voit grandir chez Benjamin pour la très jeune Mme de
Staël. La fille Necker n'a pas cessé d'horripiler la dame-écri-
vain de Neuchâtel dont la renommée est restée locale. Ces
Necker, ces Staël sont gens de trop haut vol pour la conjonc-
tion Benjamin-Belle, « nobles >>, sans doute, tous les deux, mais
si minces pourtant qu'au regard des Narbonne, des Laval,
et des Montmorency dont s'entoure l'ambassadrice, ils font
figure de Pourceaugnac. Benjamin, en 1793, savait qu'il allait
ravir sa vieille amie autant qu'il se faisàit ·plaisir à lui-même
lorsqu'il affectait l'écœurement devant l'Apologie de Germaine;
quelle<< platitude>>! que ces «antithèses et phrases cadencées»
font mal, et répugnent, quand on pense aux « tourments » de
la reine! Tirer de ce martyre des effets littéraires, pareille indé-
cence vous révolte;« c'est à cracher dessus!» (Benjamin Constant
à Mme de Charrière, 28 juin 1793.)
En septembre 1794, la sybille au fond de son trou devient
tout à fait grinçante. Elle dit que Mme de Staël est trop drôle,
avec ces «badauderies >> qu'on lui voit et cette passion qu'elle
affiche pour les « amis titrés, comme si elle edt été prise hier
par M. de Staël dans l'entresol d'une marchande de modes».
C'est du Molière encore : Belle de Pourceaugnac accusant Ger·
maine-la-pécore de ressembler, comme une sœur, au Bourgeois
gentilhomme. Mais Benjamin ne dit plus rien. Benjamin n'en
croit pas ses yeux. Le coup qu'il a risqué a l'air, ma foi, de
réussir. Et c'est autre chose, aujourd'hui, qu'avec sa première
fille de banquier, le petite Pourrat d'il y a huit ans. La fortune
Necker? Pourquoi pas? Germaine est une femme à caprices,
et si, jusqu'à l'année dernière, elle ne prenait d'amants que dans
20 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

la première société française, il y a eu, ce printemps-ci, Ribbing,


qui constitue un encouragement. Elle a enlevé Narbonne en
1788, non seulement à sa femme {née Montholon), ce qui eftt
été faible gloire, mais à sa mattresse, Mme de Montmorency-
Laval, trop mftre, avec son grand fils, pour lutter contre elle;
elle s'est engouée, ensuite, 1790 - le fils après l'amant- de
Mathieu lui-même, déjà marié, le bêta (avec une Luynes). Et
la rumeur lui prête quelques bontés, de-ci, de-là, pour Tal-
leyrand l'évêque. Ses tendresses, dit-on, s'additionnent sans
jamais s'exclure. Germaine cumule plus qu'elle ne remplace.
Elle a Mathieu sans lâcher Narbonne, et Gibbon, en juin 1793,
recevra d'elle cette confidence que son âme et celle de Nar-
bonne sont à ce point, « depuis cinq années », « confondues »
que leur « mutuelle dépendance ne laisse [ à ces deux êtres, elle
et lui] aucun moyen d'exister l'un sans l'autre». Cette expan-
sion de sensibilité est du 10 juin 1793; en voici une seconde,
du 21 décembre, qui concerne « l'évêque d'Autun », que « j'aime
si tendrement », dit Germaine. Elle conjure Meister d'inter·
venir auprès des autorités zurichoises pour que Talleyrand soit
admis dans le canton; «on ne m'a pas donné la permission
pour l'évêque et je ne me fixerai nulle part sans lui». Elle
devra se passer, hélas, du prélat, expulsé d'Angleterre, et qui
a choisi l'Amérique; mais, à l'automne 1794, elle a groupé chez
elle, à Mézery, tout son troupeau dftment sauvé des terroristes :
Narbonne est là 1, avec sa vieille comtesse de Montmorency-
Laval, toujours dolente et espérante, et Mathieu est là aussi
(«tout à Dieu», il est vrai, maintenant), et Lally-Tollendal,
et Jaucourt. Et Ribbing y est venu également, et Mme de
Montmorency-Laval en a été hien heureuse, et tout s'est passé
au mieux, Narbonne et Ribbing, en bons camarades, allant
pêcher ensemble sur le lac. Les esprits chagrins, comme M. de
Montesquiou, débitent des horreurs sur ce doux asile; dans ses
lettres à Mme de Montolieu, le général émigré parle de Ger·
maine «en des termes et avec des détails qu'on rougirait de
reproduire 2 ». Il faut bien que Germaine se divertisse de son
chagrin, car sa mère est morte au mois de mai. C'est la Provi·
dence, sûrement, qui lui a envoyé Ribbing.
Le très humbl~ Benjamin Constant - un indigène, un

i. Germaine est allée avec lui à Berne, le 13 septembre; la chose


a été signalée à Barthélémy. (Papiers de Barthélémy, IV, 308.)
2. P. KoaLER, op. cit., p. 170.
INTRODUCTION 21
autochtone - comme il semble dépaysé parmi tant de sei-
gneurs! Mais le fait est, positivement, qu'il a tourné la tête
à Germaine. « Il y a peu de femmes, écrira-t-il, qui soient
insensibles à ma manière d'être absorbé et dominé par elles 1. »
Pour avoir celles qu'il veut séduire, Benjamin dispose d'une
technique à laquelle lui-même rend hommage. Il n'est certaine-
ment pas beau, avec ses cheveux jaunes, sa longue taille où
l'abdomen ballonne, et ses yeux troubles, gâtés par la syphilis;
mais il écoute si bien; il renvoie si plaisamment la balle; il
cache si mal les transports que Germaine, dès le premier ins-
tant, a suscités dans tout son être! Ce jeune homme sans nom,
mais doué, a trouvé une alliée, à Mézery. Ribbing n'est plus
là, et Mme de Montmorency-Laval passe ses jours, depuis le
départ du Suédois, à supplier le ciel qu'un postulant surgisse
qui dispense Germaine, pour meubler son désœuvrement, d'in-
troduire en sa couche Narbonne, une fois de plus, à demeure.
C'est fait. Le prodige est accompli. Benjamin Constant est
devenu l'amant avoué, officiel, d'une espèce de souveraine, Ger-
maine de Staël, l'éblouissante, Germaine Necker et son pactole.
Elle l'adore. Hier encore, Benjamin Constant n'était rien, et
par elle, à présent, le voici «fait pour aller à tout>>. (Adolphe,
ch. VII.)
Les amis de Germaine s'étonnent un peu. Elle s'abaisse, avec
cet inconnu du terroir. Ribbing, au moins, était suédois, ce
qui a du prestige, et (( régicide » par surcroît. Mais ce godelu-
reau de province, domestique dans une cour allemande! Ger-
maine laisse dire. Négligeable, son Benjamin? C'est ce qu'on
verra. Beaucoup d'étoffe, au contraire, chez ce garçon; elle a
compris cela tout de suite. Il ira loin; elle y veillera. Mme de
Staël, depuis Thermidor, s'est mise à suivre d'un œil aigu
l'évolution des choses en France. Elle a du coup d'œil. Elle
sait très bien ce que sont les nouveaux gouvernants, et elle
l'a précisé, de manière parfaite, dans une lettre à son mari :
Thermidor, écrit Germaine, ( ( a mis des scélérats-pour-leur-intérêt
à la place d'un scélérat-par-pur-amour-du-crime 2 • >> Ces gens-là
sont intéressants; des positifs, des adroits et qui, si l'on y met

1.. BENJAMIN CoNsTANT, Journaux intimes (7 septembre 1814),


p. 408.
2. Cf. n'HAUSSONVILLE, Mme de Staël et M. Necker d'aprè8 leur
correspondance inédite, p. 44, et Revue des Deux Mondes, 15 mars 1939,
qui donne la date de la lettre : 3 août 1794. ·
22 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

le prix et les façons, peuvent devenir d'excellents complices 1•


La Convention elle-même, épurée comme il faut, se transfigure
agréablement. Le 3 novembre 1794, par faveur spéciale, le
Comité des Finances a autorisé Mme de Staël à toucher ses
rentes viagères sans avoir besoin de fournir un certificat de
résidence. Voilà qui est hien, et qui donne à penser, et qui
efface beaucoup de« crimes». Tout parait annoncer que cette
France nouvelle offrira sous peu des possibilités alléchantes.
Ne rien brusquer, hien entendu. Impossible sans scandale de
se rallier trop vite à ces républicains revus et corrigés; Ger-
maine se ferait honnir de son groupe même. Après ses phrases
vengeresses sur les monstres qui ont assassiné « la reine », des
ménagements sont nécessaires, et des travaux préparatoires;
mais dès la fin de 1794, Mme de Staël est résolue à regagner
Paris. Le 26 septembre, elle n'a pas caché à Nils von Rosen-
stein qu'elle y souhaitait vivement la présence de son mari
l'ambassadeur, car cela « serait bien utile à la fortune de mon
père» 2• Éric-Magnus, en janvier, reprend son poste diploma-
tique. Germaine ne l'accompagne pas encore; rouvrir son salon
serait prématuré; mais l'époux ne perd pas son temps. Toute
occupée de la Pologne à dépecer une fois de plus, la Prusse se
désintéresse de la coalition et c'est la Suède, c'est Éric-Magnus,
qui sert d'intermédiaire avec la France pour les négociations
de paix. Excellent, cela, pour la rentrée de Germaine. Lorsque
l'heure sera venue pour elle de partir, elle emmènera Constant,
et elle en fera, à Paris, un ministre. C'est elle, en décembre 1791,
qui a imposé Narbonne à la guerre. Constant n'est pas français;
mais Clavière n'était pas français davantage. Et M. Necker?
Le banquier a eu hien soin de rester toujours suisse, et cela ne
l'a pas empêché de gérer les Finances d'un pays qui n'était pas
le sien. Le 10 mars 1794 -la France étant alors« abominable»
- dans l'avant-propos, daté de « Nyon, en Suisse », de son
petit roman Zulma, Germaine n'avait pas manqué de souligner
sa qualité de Suissesse : « En recherchant comment une femme
étrangère en France[ ... ] peut se trouver mêlée dans les querelles
politiques des Français [etc.] 3 • » On mettra là-dessus une sour-
dine, voilà tout. On rejouera, comme jadis, à la Française de

1. « On croit généralement que les hommes actuels sont très aisés


à influencer. » (Ibid.)
2. Cf. RePue Bleue, 10 juin 1905.
3. Cf. P. KoaLBB, op. cit., p. 173.
INTRODUCTI ON 23
France. Germaine s'excusait, alors, sur des raisons senti-
mentales d'avoir été, elle, une femme, associée à ces affaires
d'hommes : si je me suis trouvée, disait-elle, bien malgré moi,
<< mêlée » à ces tragédies, c'est à cause de « mon attachement aux
pœu:.v, aux espérances, aux malheurs des objets que je chéris »;
si le monde la revoit toute plongée dans les intrigues pari-
siennes, sa justification est là, d'avance. Ce n'est pas elle qui
est en cause; son cœur seulement; son cœur tout dévoué aux
« vœux » et aux « espérances » d'un autre bien-aimé.
En février 1795, Mme de Staël publie ses Réflexions sur la
paix; elle a fait imprimer cette brochure à la Neuveville, entre
Neuchâtel et Bienne, où M. de Pange a établi son officine.
Germaine s'adresse à M. Pitt, d'une part, et aux Français intel-
ligents, de l'autre, et elle les adjure de ne pas s'épuiser «dans
une lutte rétrograde contre l'irrésistible progrès des lumières et
de la raison». Autrement dit: mais si! mais si! et je l'ai toujours
affirmé, il y a de très bonnes choses dans la Révolution fran-
çaise, quand ce ne serait que la lutte contre les « préjugés » et
la« superstition». Mme de Staël conjugue son action avec celle
de son mari. La Suède a intérêt, commercialement, à renouer
avec la France, et elle-même, Germaine, a le plus vif désir
d'être accueillie à Paris de nouveau et d'y agir dans les grandes
affaires. Ses Réflexions sont le premier de ces plaidoyers qu'ils
répéteront, inlassablement, elle et Benjamin, dans les mois à
venir, pour convaincre les possédants que l'on peut fort bien
s'entendre avec l'équipe thermidorienne, du moment que ces
nantis n'en veulent plus à la propriété; et qu'il faut les ménager,
et qu'ils sont, avec leur option déterminée pour « les lumières »,
et leur effroi de la canaille, les ouvriers les plus qualifiés pour
le retour à l'ordre. Benjamin a-t-il collaboré aux RéflexionsP
Il serait peu croyable qu'il ne l'ait pas fait. Germaine est dans
tout le feu de sa passion pour lui; elle porte à son esprit la plus
vive estime. Elle aura savouré le délice du travail en commun,
un travail comme celui-là surtout, qui le concerne encore plus
qu'elle, car c'est de lui d'abord qu'il s'agit, et des voies qu'il
faut ouvrir à son avancement. Montesquiou ne met pas en
doute cette collaboration : l'opuscule est des deux amants;
« je suis persuadé, écrit-il le 3 mars 1795 à Mme de Montolieu,
que c'est Mme de Staël apec M. Constant ou M. Constant amplifié
par Mme de Staëll. ))

f. Cf. P. Ko&LBR 1 op. cit., 175.


24 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

Le 5 avril, triomphe du clan : la France et la Prusse, grâce


aux bons offices de la Suède, signent la paix de Bâle, et, le
23, M. de Staël sera reçu en grande pompe par la Conventionl.
La veille même, 22 avril, Benjamin et Germaine se sont fait
délivrer des passeports pour la France par le bailli de Lau-
sanne 1• Frisching, trésorier de Berne, commentait ainsi la
chose: ((Mme de Staël retourne à Paris où elle tripotera comme
elle n'a cessé de tripoter ici [...] C'est une femme bien dange-
reuse 8 • >> Et Montesquiou, dès le 28 novembre, avait observé,
désobligeant : « L'expérience lui a-t-elle appris que ce qui peut
arriver de mieux aux choses qu'elle désire, c'est qu'elle ne s'en
mêle pas?>>
Le 20 mai 1795, enfin, toute frémissante, Germaine se met
en route vers Paris, (( avec Benjamin dans ses bagages 4 », un
1.. Eric-Magnus n'avait aucun désir de voir sa femme le rejoindre
à Paris, il y craignait beaucoup ses agitations. Germaine s'en est
aperçue, et, le fer mars 1.795, elle écrivait à son mari:<< Tu me ferais
excessivement de peine si tu sacrifiais à une çonvenance diplomatique
ce qui est véritablement mon bonheur»; un peu de douceur câline
lui semblait nécessaire à l'égard de ce mari trompé mais précieux;
certes, avouait-elle, je suis << extr2mement curieuse de la nouvelle
France», mais «je n'aurais ni le courage ni le désir d'y aller si je
ne t'avais pas pour gardien et pour ami ». Et elle terminait : << Dans
six semaines, je te reverrai... Moi et le printemps nous arriverons
ensemble.>> L'ambassadeur essaye de gagner du temps en affirmant
qu'il lui faut prendre l'avis du Comité de Salut public, et Germaine,
à cette nouvelle, explose, le 3 mai. Puis, le 10 : <<Quant à ce que tu
appelles des désagréments, la femme d'un ambassadeur n'en peut éprou-
ver aucun si, comme il ne m'est pas permis d'en douter, il sent qu'il
lui importe de fa. ire respecter sa femme. » Conclusion : « Je serai à
Paris le 24. »
2. Barthélémy, qui est galant homme, et qui sert toujours, de
son mieux, les intérêts de Germaine, signale bien, le 23 avril, au
Comité de Salut public, que « Mme de Staël s'est fait donner, à Lau-
sanne, un passeport pour Paris, envoyé aujourd'hui à ma légalisation »,
mais il se tait sur le passeport, parallèle, de M. Constant.
3. Papiers de Barthélémy, IV, 620.
4. L. DuMONT-WILDEN, La Vie de Benjamin Constant, p. 75. Ger-
maine n'a pas attendu d'être à Paris pour rendre service à Benja-
min et à sa parente; le 27 avril 1.795, elle écrivait à son mari :
<<M. Juste de Constant, père de celui que tu as vu chez moi, homme
d'esprit fort persécuté . par messieurs de Berne [.•.] espère beaucoup
plus de la justice hollandaise depuis le règne des Français, [••• ]
Il est à Paris; il désire te Poir. Je te prie de le bien traiter. »
INTRODUCTION 25
Benjamin toujours et plus que jamais convaincu que « le genre
humain est né sot » et que les « fripons » le conduisent. A fripon,
fripon et demi.« Je ne conçois pas, disait-il à sa tante Nassau le
7 juin 1794, qu'on estime assez les hommes pour vouloir les
gouverner. » Il a un ton par correspondante, et son accent·
Nassau n'est pas son accent-Charrière; noble avec la première,
il cultive, avec la seconde, le cynisme. Si le « petit drôle »,
comme l'appelle Joseph de Maistre, se rend dans la capitale
des Français, c'est avec le ferme dessein - épaulé, propulsé
par sa brillante mattresse- d'y manœuvrer en réaliste pour
y devenir quelqu'un, très vite, quelqu'un d'officiel. «A corps
perdu», écrit Mme Dorette Berthoud, Germaine et Benjamin
vont« se jeter dans la mêlée, combattant sans trêve la violence
et l'arbitraire, prêchant la concorde, la tolérance, la modéra-
tion et le respect de la légalité ... 1 ».
Spectacle auquel nous allons assister.

1. DoRBTTB BBRTBOUD, Constance et grandeur de Benjamin Cons·


tant, Lausanne, Payot, 1944, p. 13.
CHAPITRE PREMIER

1795
ou
BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES
ET PREND LE VENT

Thermidor, selon la saine tradition, c'est l'écrasement du


mal, la revanche du bien, la réclamation foudroyante des
«droits de la personne». La vérité est un peu différente; elle
appelle des nuances et des précisions. Le 9 Thermidor (27 juillet
1794) est avant tout et essentiellement le coup d'arrêt donné
à une révolution, comme dira plus tard Benjamin Constant,
qui dépassait son but. Le Comité de Salut public procédait
à la nationalisation graduelle de l'économie. Il avait établi le
<< maximum » - le prix maximum général des denrées de pre- .
mi ère nécessité - et congédié les « fournisseurs »; le commerce
extérieur, comme les transports, relevait maintenant de l'État.
Si la Révolution, poursuivant sa logique, en vient à s'accom-
plir désormais pour le bien de la collectivité au lieu de réserver
ses avantages à une classe, plus exactement aux habiles de cette
classe, aux manieurs d'argents augmentés de quelques trans-
fuges à forte mâchoire venus de la noblesse comme Barras ou
du clergé comme Sieyès ou comme Talleyrand, halte-là! Il y
a aussi ce service militaire personnel, qui est une monstruosité.
Les thermidoriens sont les nouveaux nantis. Ils ont décidé
le coup de frein et la pause. Ce qui est leur va. Ce qui s'annonce
ne leur irait plus. Il s'agit pour eux d'obtenir que la Révolution
soit finie et qu'on la stabilise telle quelle. Ce qu'ils baptisent
indignation contre le «terrorisme>> est, au vrai, l'effroi qu'ils
éprouvent de perdre ce qu'ils ont gagné, en même temps qu'une
vive colère contre ceux qui ont infléchi le système, attaqué l'in·
dividualisme social, et compromis l'accaparement du patri-
28 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
moine 1• La« liberté» qu'ils réclament, c'est la liberté des affaires,
la possibilité de s'enrichir «librement». Sous les travestissements
convenables, l'objet des thermidoriens est de se procurer au
plus tôt le bienfait d'un régime qui garantira au clan des par-
venus la,joùissance paisible de leurs profits; un régime fort qui
les défendra à la fois contre une revanche des dépossédés,
autrement dit les nobles et les gens d'église (ces derniers sur-
tout, les plus redoutables) et contre la revendication des dému-
nis, autrement dit la « classe infime », la classe laborieuse, le
peuple qui entretient et nourrit ses maîtres, autrement dit encore
les neuf dixièmes de la nation. Retour à l'ordre. La politique
suivie depuis quelques mois exposait à des· déconvenues les
bénéficiaires du changement. Ces bénéficiaires interviennent
pour qu'une économie dirigée n'aille point leur ôter ce qu'ils
ont saisi, et il leur paraît temps de ramener vigoureusement la
plèbe à son état de subordination. Ajoutons - élément secon-
daire, qui n'est pas négligeable - que les thermidoriens se
recrutent, ou trouvent des alliés, chez ces épicuriens que le
jacobinisme, avec ses aspects austères, excédait. L' « ttre
Suprême » de Robespierre est un personnage fastidieux et le
Catéchisme de Volney, qui attache tant de prix à la famille,
agace les Barras comme les Tallien. La « vertu » les ennuie et
la mort du « tyran » est pour eux le moyen, enfin, de se « déca-
rêmer».
Après avoir, dès le 18 septembre 1794, supprimé le budget
des cultes, et, le 24 décembre, aboli le « maximum », on s'est
donc mis à préparer, sous couleur d'amendements partiels t,
la destruction radicale de la Constitution de 1793. C'est à la sou-
veraineté du peuple qu'on en veut et les «lois organiques»,
à l'élaboration desquelles et chargée de procéder la Commission
des Onze (avec Daunou, Louvet, Thibaudeau, Lanjuinais, Boissy
1. « Les révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager
dans les grands hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train
de devenir barons et comtes, les jacobins ne parlaient plus que
des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de
réprimer les excès de la populace.» (CHATEAUBRIAND, Mémoires
d'outre-tombe, XIII, v.)
2. ~contons ·à-dessus Sieyès - Sieyès « la taupe », disait Robes-
pierre - déclarer avec force à la tribune de la Convention, le
24 mars 1795, que les principes et la structure de la Constitution
de 1793 sont intouchables. Cette Constitution « ne peut être atta-
quée »; « elle est pour nous la loi suprême )).
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 29
d'Anglas, etc.), n'ont d'autre but que d'abolir le contrôle des
masses sur la gestion du pays. Il faut entendre La Revellière
exposer avec sérieux que « la misère et la grossièreté avilissent
les classes inférieures » et les rendent impropres à la vie civique;
les anciennes « classes supérieures », c'est justice, ont disparu;
le pouvoir doit donc appartenir à cette« classe intermédiaire» qui
constitue « la vraie source de la prospérité des nations » en
même temps qu'elle en est le« véritable ornement 1 ».Et Boissy
d'Anglas d'affirmer (23 juin 1795) : «Un pays gouverné par
les propriétaires est dans l'ordre social 2• » Et Dupont de Nemours
-que louera Benjamin et que Mme de Staël appelle« l'intré-
pide et généreux Dupont », « le plus chevaleresque champion
de la liberté» (Considérations, III. XXIV et XXV)- explique,
dans ses Observations sur le projet de Constitution, que les pro-
priétaires, « sans le consentement desquels personne ne pourrait
ni se loger ni manger dans le pays, en sont les citoyens par
excellence; ils sont souverains par la grâce de Dieu, de la nature
et de leur travail ». La Constitution rectifiée retirera donc aux
pauvres le droit de vote et réduira la nation « active » aux seuls
·citoyens pleinement tels parce qu'ils sont riches. Le « Ventre >>
règne; le «ventre pourri», disent les mauvais esprits; cette
majorité nouvelle qui, depuis l'assassinat de Robespierre, s'est
dégagée, à la Convention : les profiteurs, les installés, bien
résolus à rester où ils sont.
Benjamin Constant est très satisfait. Son premier biographe
et laudateur politique, le baron Loève-Veimars, dans la Revue
des Deux Mondes de février 1833, dira le bonheur que gotltait,
en 1795, le futur député censitaire à voir s'instaurer à Paris
un régime répudiant enfin « la participation grossière et féroce
de la populace 8 » au maniement des grands intérêts. Effective-
ment, Benjamin, le 29 mai 1795, écrivait à sa tante Nassau :
<< La propriété et les talents, ces deux raisons raisonnables d'iné-
galité parmi les hommes, vont reprendre leurs droits 4 », et
Mme de Staël estimait comme lui que la Constitution qui s' édi-

1.. LA REVELLJi:RE·LÉPEAux, Mémoiru, Il, 249.


2. Si les non-propriétaires ont part au gouvernement, disait encore
tout franc Boissy d' Anglas, ils « établiront ou laisseront établir des
taxes funestes ».
3. LoÈVE· VEIMARs, Leurea sur lea hommes d'État de la France
(Lettre deuxième) dans la Revue des Deua; Mondes; février 1833.
4. Lettre du 29 mai 1. 795.
30 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
fiait en France semblait devoir être, cette fois, « supportable 1 ».
Boissy d' Anglas, un homme qui monte, plaît beaucoup à Cons·
tant, car il est aussi résolument bourgeois qu'ennemi juré des
papistes. Ce voltairien conservateur est le type même de ce
qui ravit Benjamin, lequel se promet des félicités innombrables
dans cette France nouvelle délivrée de la superstition, puis du
jacobinisme et où la liberté des affaires s'accompagne d'une
parfaite licence des mœurs. Libéralisme économique, irréligion
militante, connivence ouvert~ à présent des salons à la mode
contre les « préjugés gothiques », quel séduisant climat! Tout
le monde, assurément, n'est pas dans la même euphorie. Les
gazettes rapportent que la petite plèbe parisienne prétend
n'avoir plus de quoi se nourrir. La suppression du« maximum»
a produit une crise monétaire qui va chaque jour s'accentuant.
Le prix des denrées monte en flèche, à mesure et plus vite que
se déprécie l'assignat 2• Mallet du Pan, informateur bien rensei-
gné de la cour de Vienne, constate que cette hausse vertigi-
neuse du collt de la vie ne permet pas aux artisans d'élever
« le prix de leurs journées dans une proportion si forte et si
rapide)); de telle sorte qu'en dépit de salaires tenus partout
pour « excessifs )). les ouvriers connaissent maintenant la
« misère s )). Le 17 mars, une délégation des faubourgs Saint·
Marceau et Saint-Jacques est venue appeler au secours les
législateurs; seconde délégation, quatre jours après (21 mars),
du faubourg Saint-Antoine, celle-là; puis, le 1er avril, des péti-
tionnaires lamentables, au nom de ces foules qui ne mangent
plus, ont envahi la Convention. Respectueux, ils se sont bornés
à supplier les représentants d'agir tout de suite pour porter
remède à une situation qui ne peut pas se prolonger. Ils n'ont
point été violents, mais leur nombre a fait peur. Les survivants
de la Montagne ont soutenu leur cause, et le Ventre, aussitôt,
a décrété la déportation de Billaud-Varenne, de Collot d'Uer-
bois, de Vadier, décrété l'arrestation de Bourdon et Duhem,
entre autres, et, dans la nuit du fer au 2 avril, proclamé l'état
de siège.

t. Cf. P. GAUTIER, Mathieu de Montmorency et Mme de Staël,


t908, p. 54.
2. « Les denrées montent journellement, écrit-il, dans une pro-
portion beaucoup plus forte que la baisse des assignats.» (MALLET
DU PAN, Correspondance inédite avec la cour de Vienne, 1, 253.)
3. Ibid.
(1795] BEN.JAiriiN FAIT DES AFFAIRES 31
Un rapport de police du 12 mai signale qu'une désespérée
«n'ayant point de pain à donner à son enfant, l'a attaché à
son côté et s'est jetée dans la Seine»; autre rapport du 17 mai:
dans les quartiers pauvres, «quantité d'individus tombent de
faiblesse, faute de nourriture ». Le 20 mai - 1er prairial - la
salle de la Convention s'emplit (citons Loève-Veimars) d'une
«populace ivre qui feignait d'être affamée». Les manifestant s
brandissent des pancartes portant une inscription dont le début
n'intéresse personne, mais dont la fin est horrifiante: «Du pain
et la Constitution de 1793 1• » Les moutons du 1er avril, à force
d'attendre sans pâture, et parce qu'ils ont compris qu'on se
moque d'eux, ont perdu leurs bonnes manières d'il y a huit
semaines. Bagarres. Le député F éraud est tué et ces furieux
lui tranchent la tête. Boissy d' Anglas, qui préside, est splendide.
Il tient bon; il se cramponne; il va faire donner l'armée, et
Marie-Joseph Chénier, qui est de la haute équipe, a tonné, le
1er mai, contre ce qui se trame dans les bas-fonds : une manœuvre
des royalistes. Les partisans de l'Ancien Régime calomnient la
Convention auprès du petit peuple ignorant et crédule. Alerte!
C'est à la République, c'est aux conquêtes de la Révolution
qu'on en veut! Les faubourgs,« les deux formidables faubourgs
Antoine et Marceau » - ce style appartient à La Revellière 1 -
ne sont que les instruments aveugles des ennemis de la nation.
Cette canaille soulevée par les réactionnaires, ceux qui accour-
ront les premiers, chose étrange, pour la reconduire au chenil
seront les gardes nationaux des beaux quartiers, les hommes
des sections royalistes. «La Convention, écrira fort bien Mallet
du Pan, dans ses nouvelles à la main, a été sauvée par les hon-
nêtes gens a.» Puis l'armée, pour la première fois depuis 1789,
entrera en scène contre le peuple. Pichegru se met en vedette;
des «émeutiers » traqués ont cherché refuge à Notre-Dame;

1. La classe ouvrière n'avait pas besoin de la propagande jaco-


bine pour cette constatation facile qu'elle vivait hier, lorsque la
Montagne était au pouvoir, et qu'elle meurt de faim aujourd'hui,
quand les ennemis des Montagnards sont les maîtres. Mallet du
Pan, d'ailleurs, qui s'efforce de bien comprendre ce qui se passe,
souligne que «l'insurrection» du 20 mai «n'a point dû sa force à
ce parti exclusivement [les jacobins]» mais qu'« une foule de famé-
liques des deux sexes s'est jointe à eux». (MALLET DU PAN, op. cit.,
1, 219.)
2. LA REVELLJÈRE, op. cit., 1, 219.
3. MALLET DU PAN, op. cit., 1, 217.
32 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
le général fait enfoncer les portes de la cathédrale et de belles
scènes punitives s'y déroulent. Et tandis que la Convention
profite de la circonstance pour s'épurer un peu davantage (une
nouvelle charretée de Montagnards dont on se débarrasse; ils
sont dix-sept, parmi lesquels Romme, Goujon, Forestier, Prieur
de La Marne), la «jeunesse dorée>>- les petits muscadins à
cadenettes et à collets noirs; des insoumis pour la plupart .
(mais le Ventre s'en voudrait d'importuner ces délicats par des
exigences malséantes) - s'organise en commandos qui, der-
rière les soldats, pénètrent, le 23 mai, dans le faubourg Antoine.
Laissons de nouveau la parole au baron Loève~ Veimars. Pour
éclairer comme il faut rentrée de Benjamin Constant dans la
politique française, il précise d'abord la conjoncture, avec des
mots justes et d'heureux détails : « Armés de sabres et de piques,
des jeunes gens de bonne mine parcouraient les rues, poussant
devant eux les ouvriers>> 1 • Une opération sérieuse, celle-là même
que la bourgeoisie devra reprendre, beaucoup plus difficile-
ment, et par deux fois, au co,urs du x1xe siècle, en juin 1848
d'abord, contre la Commune ensuite: ôter à la plèbe ces armes
qu'on a eu la folie de lui distribuer. Le ratissage des faubourgs,
après le 20 mai 1795, s'effectue avec diligence. « Dans plusieurs
sections >>, enregistre Mallet du Pan, le « désarmement » englobe
<< les trois quarts des habitants 2. · » Victoire, grande victoire, de
la classe possédante. Le 13 juin, Du Pan, croit pouvoir adresser
à ses correspondants ce bulletin de triomphe complétant celui
du 3 : « La populace et le sans-culottisme sont radicalement
détrônés 3 >>; <<quinze mille jacobins incarcérés, à Paris seule-
ment[ ... [ la populace entière désarmée[ ...] La Révolution scélé·
rate est finie[ ... ] Les honnêtes gens ont recouvré la liberté d'agir'·>>

•*•
«Je suis arrivé à Paris le 5 Prairial an III (24 mai 1795) >>,
dira Benjamin Constant dans ce «mémoire» dicté par lui en
octobre 1828 et que publiera Coulmann sous Napoléon III 1;
1. LoÈvE-VEIMARs, op. cit.; loc. cit.
2. MALLET DU PAN, ibid.
3. Id., 1, 219.
4. Id., 1, 223-224.
5. J.-J. CouLMANN, Réminiscences, Paris 1869, t. III, p. 44. Le
manuscrit dont s'est servi Coulmann est conservé à la Bibliothèque
Nationale (N. acq. fr. 24.914).
(1795] BENJAMI N FAIT DES AFFAIRES 33
«en entrant dans la ville, je rencontr ai des charrette s chargées
de dix-neuf gendarm es qu'on menait à la mort », criminels qui
n'avaien t pas su, le 20, épargner au Ventre-p lein la visite des
ventres-c reux. Trois semaines plus tard, le 14 juin, il écrit,
allègre:« Nous sommes tranquilles. On guillotine aujourd' hui les
auteurs du Jer prairial et la Constitution va paraître 1 ». Benjami n
discerne claireme nt ce à quoi il assiste; un mot qu'il aura, avec
son demi-sou rire habituel , en 1811, le 6 juillet, à Francfor t,
devant les prisons regorgea ntes, est ici à sa place : «C'est la
guerre de ceux qui ont contre ceux qui n'ont pas et, la Révolu-
tion leur ayant donné l'expérie nce de la peur, ils mettent une
grande fermeté dans leurs mesures 2.» Le 25, puis le 29 mai 1795,
Benjami n fait le point d'une situation dont il a lieu de sc
louer : «très prompte et très complète victoire sur les débris
des anarchis tes»; «les hommes de sang sont écrasés» ; «on
désarme les sections; la garde nationale ne sera plus composée
désormais que de gens sûrs, et qui auront quelque chose à perdre
dans un bou.leversement )). Tout est donc favorable , et plus encore
qu'il n'osait l'espérer . La crise est venue fort à propos pour le
succès de ses desseins. Bonne idée qu'ont eue les meurt-de -
faim de remuer un peu avant son arrivée en France, afin
de permettr e une répressio n qui donne confiance aux capi-
taux. C'était risqué, ce qu'il allait faire; les spéculati ons qu'il
envisage supposen t et réclamen t un état social rassuran t. La
bonne leçon qui, ces jours-ci, vient d'être infligée aux gueux,
et dont eux-mêm es ( quos vult perdere... ) ont fourni le prétexte ,
est un gage sérieux de paix intérieur e. Et quel réconfor t,
l'attitud e de l'armée! La France paratt hien devenir telle que
Constan t souhaita it la voir : un giboyeux terrain de chasse,
calme, abrité, ceinturé de gardiens , rempliss ant toutes les condi-
tions requises pour des opération s d'un rapport durable. Il n'y

1. Cf., dans son récit de 1828 : « On avait créé plusieurs commis-


sions militaires [...]. On y amenait assez indistinctement tous
ceux qu'on appelait terroristes [...]. On ne parlait que de grandes
mesures, d'exécutions, de déportations» (CouLMANN, op. cit., III,
p. 45), tout cela, du reste, lui semblant bien conduit. « Le triomphe
de la Convention a été aussi complet que son courage a été
sublime », écrivait Constant à sa tante, le 25 mai 1795.
2. Lettre à Hochet, dans La Revue, 1904, t. III, p. 17, et. du
même jour, presque littéralement dans les mêmes termes, à Rosalie.
(Correspondance, i955, p. 249.) ·
2
34 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

a pas huit jours que Benjami~ est à Paris qu'il hr1lle déjà,
tant les circonstances sont propices, de « commencer >> enfin « ses
affaires>> (à Mme de Nassau, 29 mai). Première partie du pro-
gramme qu'il va s'efforcer de réaliser : s'enrichir. Le reste n'en
viendra que plus aisément.
L'attrait principal de la France, pour cet étranger assez
cossu qui vient de Suiss~ comme il en vient d'un peu partout,
c'est le festin des « biens nationaux >>, ripaille énorme. En vain
les Montagnard s avaient tenté de favoriser l'accès des paysans
· pauvres à la propriété, encouragean t la formation de groupes
ruraux capables d'acquérir, en bloc, des domaines. Une
majorité, déjà, s'était formée à la Convention pour interdire
(24 avril 1793) ces associations. Dès lors, les châteaux,
les grandes terres se trouvaient réservés comme autant
de proies aux hommes de finance, aux nouveaux riches,
aux capitalistes du dehors et à tous les spéculateurs . La
tribu Necker, le père, le frère, la fille, le gendre, n'avait pas,
on l'imagihe, laissé fuir l'opportunit é; comme l'écrit avec rete-
nue le comte d'Haussonvi lle, la famille Necker effectuait
« d'heureux placements en France 1 ». Tout semblait se conju-
rer pour la félicité de Benjamin. A peine était-il à Paris, impa-
tient d'entamer ses opérations, ·qu'une loi providentielle et
presque incroyable (31 mai 1795) était votée par le Ventre :
quiconqqe a les moyens de payer comptant .peut se rendre
acquéreur sans enchères du« hien national» qui l'intéresse, s'il
verse une somme équivalente à soixante-qu inze fois le revenu
de ce domaine tel qu'il était en 1790; soixante-qu inze fois ce
revenu, en assignats, ce n'est même pas quatre fois ledit revenu
en numéraire. Une affaire inouïe. La loi n'aura vigueur, il est
vrai, que le temps juste, pour tel groupe, de réaliser tels béné-
fices. Mais le 20 juillet, une autre disposition surviendra,
contraignan te, et non point, cette fois, éphémère : les
fermiers devront désormais s'acquitter de leurs redevances,
pour moitié « en nature ». Trop commode, pour les « labou-
reurs», le papier-monnaie! Bon pour les hommes de poids et
lorsqu'il s'agit des impôts, par exemple. Les propriétaire s
entendent toucher leurs fermages en produits du sol, en grain
de préférence; le grain est une valeur-or.
Benjamin est transporté. Il fait part, en hâte, à sa tante

t. Comte n'HA.UIIONYI LLB, Mme dtJ Staël et M. Necker, dans la


RePue de1 Dew; ·Monde~, ter mars 1913.
[1795] BENJAMIN l'AIT DES AFFAIRES 35
Nassau de cette bonne nouvelle, ajoutant:« la Pente des biens
est prodigieuse » 1• Il songe à l'héritage de cette tante, souhaite
le voir joufllu le plus possible et s'applique avec ardeur à
convaincre la vieille dame de trafiquer elle aussi. « Si j'osais
espérer de pous persuader, je Pous conseillerais de Penir en France
apec 15 000 frs de fonds [une misère, une simple miette de sa
fortune] et pous achèteriez un superbe domaine [...] Cette poases·
sion rapporterait 4 800 fra de rente; lorsque les assignats seront
annulés, ces 4 800 fra seront effectifs)). L'oncle Samuel aussi, Ben·
jamin s'en voudrait de ne pas le voir, à son tour, profiter de
ces « occasions qui a' offrent aujourd'hui de toutes parts; dana l'état
de POS affaires, rien ne pous conPient autant qu'un établissement
en France >>, et il lui expose la technique: « les biens nationaux se
pendent au taux de 3/4%, c'est-à-dire que pour 100 liPres-asai·
gnats pous aPez un rePenu de 15 sols en nature ou argent; 100 liPres•
assignats, au change du jour, Palent 2,5 à 3 liPres en numéraire;
donc, pour trois liPres au plus, pous aurez 15 sols de rente, ce
qui porte l'intérêt à 25 %. »Juteux, non?« Si pous mettez à ma
disposition 800 louis-or ou 900 000 liPres-assignats, je me fais
fort de pous acheter un bien rapportant 200 à 250 louis; comme,
actuellement, tous les baux se font en nature, le rePenu des biens
hausse apec la hausse des denrées»; en d'autres termes, les pro·
priéta ires sont à l'abri de tout inconvénient; la cherté des
vivres n'est fâcheuse que pour ceux qui n'ont pas de revenus.
Sans importance; ces gens-là ne votent même plus. L'obligeant
neveu raconte au hon oncle, pour son édification, la farce qu'il
a personnellement réussie : « Mon bien était affermé pour neuf
ans; six étant écoulés, j'ai payé à mon fermier 8 000 liPrea en
assignats [c'était une jolie plaisanterie à lui faire] et j'ai
résilié le bail [adieu, croquant!] » Ce bail, je vais « le renouPeler
en nature de manière à ce que le fermier que je prendrai me
paye, en blé, la Paleur de 8 000 liPrea de 1789; j'éPalue ce que
le blé coûtait en 1789 et je demande à mon fermier une quantiU
représentant 8 000 liPres [or].)) C'est tout simple. Attention
pourtant! Une précaution à prendre: «Si pous achetez directe·
ment de la Nation, pous ne payez qu'un douzième, mais comme la
chute des assignats est prochaine et que la Nation pourrait bien
forcer à payer en numéraire, il Paut mieux ou payer tout de suite
ou acheter de la seconde main, parce qu'alors Pous faites un arran·
gement de particulier à particulier pour ~Paluer l'assignat au

1. Lettre à Mm• de Nassau-Chandieu, 7 aodt 1795.


36 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
taux du jour». Benjamin se fait insistant. Le moment est magni-
fique : « J'ai encore en mains 800 000 livres que je ne compte pas
employer en totalité à de nouveaux achats. Je vous offre, si vous
vous déterminez à suivre mon exemple, d'en consacrer une partie à
un premier paiement pour vous[ ... ] Il faut se presser; à mesure
que la République se consolide, les biens haussent de prix [...].
D'ici à six semaines ou deux mois, le pouvoir exécutif nommé,
la législature formée, la confiance rétablie et la banqueroute
des assignats faite, les biens-fonds augmenteront subitement 1• »
Ses opérations à lui, fort coquettes, Benjamin tient à honneur
de les faire apprécier par sa tante. Le 7 aotlt, il lui annonce :
« Je viens de faire un marché tel qu'il est difficile d'en imaginer un!
J'ai acheté un fonds de terre pour 30 000 frs, et il m'assure 8 000 frs
de rente. Vous avouerez qu'il est difficile de mieux placer son
argent». Et, deux mois plus tard, il lui enverra de ses nouveaux
succès financiers cette récapitulation triomphante : «J'ai acheté,
pour 9 800 frs de Suisse, un bien avec un château rapportant
1 200 frs de Suisse; pour 10 440 frs un bien rapportant 2 500 frs;
pour 13 800 frs un bien rapportant 3 000 frs. » On dit, paraît-il,
à Lausanne, qu'il a mal vendu sa maison de la rue de Bourg,
dont il a tiré 48 000 livres? Que les envieux pérorent! Il s'en
moque bien.« Avec~ 000 livres, en France, j'ai plus de 10 000
livres de rente» 2 • Quand les Vaudois restés au pays obtiendront
un tel résultat dans leurs petites spéculations locales, il leur
sera loisible alors de s'apitoyer sur les siennes. Au mois d'oc-
tobre 1795, ayant investi en « biens nationaux », coup sur
coup, des sommes qui font un total de 64 000 livres, Benjamin
Constant s'est assuré un revenu de 15 000 francs-or 3 • Et il
possède encore, hien entendu, des ressources en Suisse; il y
garde, entre autres, sa propriété de la Chablière, estimée 60 000
livres. Par le bienfait des circonstances françaises, la prospérité
de Benjamin Constant aura connu, en 1795, un épanouissement
remarquable. Les rapports de police et les notes transmises à

1. Inédit.
2. Le 10 octobre, sa mattresse confirmera la chose (avec une
légère atténuation, il est vrai, usant du futur optatif et non du
présent); elle écrira à l'oncle Samuel : «Benjamin vient de faire
une très bonne acquisition de biens nationaux en France et il aura
vraisemblablement 10 000 livres de rente pour le prix de sa maison
en Suisse. » ·
3. Disons six millions de francs-1958.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 37
Mallet du Pan s'accordent pour décrire la détresse sans nom
qui règne dans les quartiers pauvres de Paris : « On ne saurait
être plus à plaindre que le peuple sur les moyens de subsister 1 »;
les comestibles atteignent des «prix monstrueux 2 »; les infor-
mateurs du Genevois lui disent (18 juillet) qu'ils sont« journel-
lement» témoins de décès dans la rue; les gens des faubourgs
«périssent d'inanition»; beaucoup ne peuvent s'alimenter que
«d'immondice s, de tronçons de légumes gâtés, du sang qui
découle des boucheries 8 ». Mais Benjamin est en état de grâce.
Il ne voit à Paris« nulle disette», il trouve cette ville un paradis;
il affirme: «On n'a jamais Pécusi bon marché»; pensez!« mon loge-
ment, consistant en quatre belles pièces, me coûte un écu neuf par
mois en argent; et le reste est à l' apenant »•; les personnes de bonne
compagnie, ce qui forme le monde (le reste n'est pas du monde,
n'est pas au monde; ombres vagues), les honnêtes gens, pour
tout dire ceux qui ont du bien, peuvent bénir les dieux. Si vous
venez à Paris, écrit Benjamin à sa tante, « pous Pivrez pour
presque rien, parce que le louis paut ici de 800 à 1 000 frs et que
les denrées ne sont pas en proportion, de sorte qu'une petite part
de Pos revenus en Suisse seraient un Pérou ici 6 ».
Dans sa lettre du 21 juin, Du Pan signale l'aspect inédit qu'a
revêtu la capitale des Français. Thermidor développe ses effets
en haut comme en bas. En bas, nous savons ce qui se passe;
en haut, une fièvre de bonheur : « un agiotage effréné, des for-
tunes immenses élevées en un clin d'œil », « la joie la plus
bruyante >>, une perpétuelle « orgie », des fêtes privées sans
pareilles; l'événement parisien de la mi-juin a été la fête Carletti
(Carletti est le ministre de Toscane); une soirée d'un luxe
incroyable; et quel débridement! Finies les ridicules pruderies
d'hier! «La femme Tallien reçut les adorations d'une reine;
Mme de Staël y prodigua son impudence et son immoralité 8 ».
Mais Mallet du Pan est un arriéré et un ennemi de la République.
Sainte-Beuve nous a révélé une lettre bien intéressante, dont
il ne précise pas l'auteur («un émigré rentré», se borne-t-il à

1. MALLET DU PAN, op. cit., 1, 264.


2. Id., 1, 278.
3. Id., 1, 254.
4~ Benjamin Constant à Mme de Nassau-Chandieu, 7 août i 795.
5. Id.
6. MALLET Du PAN, op. cit., 1, 234.
38 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
dire}, une lettre écrite de Paris le 29 juin 1795 à Mme de Char-
rière, et qui, soulignant la douceur de vivre, à cette date, sur
les bords de la Seine, ajoute sur Benjamin un mot qu'on retien-
dra : « On fait bien des choses [en ce moment, à Paris] açec un
louis de Lausanne quand il çaut 800 frs et que les denrées ne sont
point en raison de la çaleur de l'or [.:.] Benjamirt est, de tous les
muscadins du pays, le plus élégant sans doute 1 ». Elégant? Que ses
vêtements fussent parfaits et ses manières exquises, sûrement.
Mais Barras, qui a beaucoup d'allure et qui s'entoure d' Apol-
lons, ne gardera point le souvenir d'avoir été ébloui, lorsque
Germaine Ie lui présenta, par ce rouquin 2 à bésicles qu'elle
lui amenait et qui se tortillait, zézayant, «avec toutes .sortes
de mouvements de son grand corps gêné 3 ». Le correspondant
innommé de Mme de Charrière assure, le 11 juillet, que le
physique de Benjamin, déjà <<si grêle», se <<délabre» encore
par la vie qu'il mène; sa taille, qui s'était redressée pour la
conquête de Paris, retrouve <<sa courbure»; il vit confiné; il
ne quitte pas l'ambassade de Suède; «il passe dix-huit heures
par jour» dans les salons de l'ambassadrice 4 • Quant à l'ambas-
sadeur, qui a toujours été pour son épouse la complaisance
même -la fortune Necker est un lot si précieux- il se montre
charmant pour Benjamin. Ce dernier est-il inquiet des mesures
que l'on prend en France à l'égard des étrangers? Le baron de
Staël, à l'instant, intervient lui-même, écrivant, le 21 juillet 1795
1. SAINTE-BEuvE, Portraits littéraires (Édit. de la Pléiade, t. II,
p. 757}.
2. Les cheveux de Benjamin étaient d'un roux si véhément que
sa cousine Rosalie, moqueuse, disait : ils « font cuire les yeux! »
(Rosalie à Charles, 23 août 1796.}
3. Mme de Staël aurait déclaré : «Voici un jeune homme prodi-
gieusement spirituel et qui nous appartient; il se dévoue à la bonne
cause; il est tout à fait des nôtres. >> Et Barras aurait considéré avec
surprise ce personnage aux cheveux « ardents », qui prononçait « les
s comme des z >> et dont les yeux, presque invisibles derrière des
«bésicles», semblaient« deux petites prunelles d'albinos». (Mémoires
de Barras, t. II, ch. VI, pp. 102-103.} Dans ce récit, une inexactitude
flagrante : la présentation de Benjamin Constant à Barras par
Mme de Staël est située lors de la publication de la brochure de
Benjamin, De la Force [etc.]; or, à cette date, Germaine n'était
pas à Paris, mais en Suisse, d'où elle ne sortira point pendant toute
l'année 1796, ou presque (Mme de Staël quittera la France fin
décembre 1795 et n'y reviendra que fin décembre 1796).
4. SAINTE-BEuvE, op. cit., II, 758.
(1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 39
au citoyen Commissaire des Relations Extérieures :«M. Cons·
tant, bourgeois de Lausanne, en Sui88e, m'a demandé mon entre·
mise pour. qu'il lui soit permis de rester en France sans être molesté
par la suite du décret contre les étrangers, et comme je le connais
assez pour poufJoir répondre de son républicanisme et de sa
conduite, je vous prie, Citoyen, de bien fJouloir lui fairB
expédier une carte de sûreté pour lui et son domestique 1 ». Signé:
« E. M. Staël fJOn Holstein».

•*•
« Introduit chez Mme de Staël par quelqu'un de ses amis
de Suisse », Benjamin Constant s'y était fait bien vite « remar-
quer par son esprit et sa beauté»;« son visage frais et gracieux»
parlait en sa faveur; « ses longs cheveux blonds et son extérieur
d'étudiant allemand» attiraient spontanément la sympathie;
on devinait sans peine, chez lui, « l'âme la plus poétique et la
plus élevée>>, pleine d' <<amour>> pour « la justice>>; (<quelle
joie, pour une âme vive et impétueuse que de se trouver au
milieu de ces jeunes généraux qui avaient fait de si grandes
choses, de ces femmes qui ne voulaient plus d'autre distinction
que [etc.] 2 ».C'est le baron Loève-Veimars, en 1833, s'abandon-
nant à son lyrisme. Dans l'enquête où nous avançons parmi des
réalités plutôt rudes, il est reposant, une seconde, d'écouter
ces sornettes. Benjamin Constant, lorsqu'il se raconte, est
moins imprudent. J'avais, dira-t-il dans ce mémoire de 1828
où il évoque ses débuts en France, j'avais« beaucoup d'enf'ie de
me mêler des affaires » 3 • Dans Cécile, qui est un texte extrême-
·' ment surveillé, il est allé plus loin : « L'ambition s'empara de
moi et je ne f'is plus dans le monde que deux choses désirables :
être citoyen d'une république, être à la tête d'un parti.>> 4 Beaucoup
d'autres choses lui semblaient désirables, par priorité; et si la
suscription de ses premières lettres parisiennes à sa tante Nas-
sau travestit en « citoyenne >> cette aristocrate, s'il date ses
épîtres de la nouvelle ère inaugurée par « la République une,
indivisible et impérissable 1 », soyons convaincus qu'il s'amuse,
1.. Son domestique s'appelle Elie-Charles Hildebrand.
2. Lo:èvE-VEIMARS , op. cit., loc. cit.
3. Cf. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 45.
4. Cécile, p. 65.
5. Preumre lettre « à la ~itoyenne Nassau »: «Paris, ce 6 prairial,
an 111 de la République une, indiYisible et impérissable »; seconde
40 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795)
de la sorte, à épouvanter pour rire la bonne et chère personne,
heureux aussi de lui paraître un esprit fort en même temps
qu'avisé, un garçon hardi et qui sait où il va, mêlant quelque
gaminerie à un discernement exemplaire de ses intérêts tem-
porels. L'aveu est là, tout de même : «l'ambition s'empara de
moi. » C'est l'étape seconde de ses desseins, après la rafle finan-
cière. A-t-il vraiment tout de suite rêvé de prendre «la tête
d'un parti»? Je tiendrais pour plus vraisemblable, de sa part,
une grande dépen$e d'obséquiosité, d'abord, à l'égard du maître-
penseur, ancienne idole - spirituelle - de Germaine, l'abbé
Sieyès. Œlsner a bien voulu le recommander au « prêtre » de
la manière la plus chaude. Mais Sieyès s'est montré poli, sans
plus, et il est demeuré distant 1• Observons hien les mots sur
quoi s'achève le premier billet parisien de Benjamin à sa tante:
« On yeut l'ordre, la paix et la République, et on l'aura ».L'ordre.
L'ordre et la paix. La République, à ses yeux, constitue le
moyen de se procurer cet ordre et cette paix qui sont les condi-
tions de sa réussite. Mettre un terme à la Révolution française,
l'immobiliser sous la forme utile que lui a donnée le 9 thermidor
et dans la confortable disposition des choses que promettent,
sous le règne du «Ventre», l'ascendant de Barras, la ruse de
Sieyès, et le bon sens propriétaire des Boissy et des Dupont,
c'est la grande pensée de Benjamin, celle qui dirigera toute sa
conduite politique du Neuf Thermidor au Dix-huit Brumaire.
«Je parie plus que jamais contre tout renversement du système
actuel», écrit-il le 7 juillet 1795. Benjamin est le type même
du néo-conservateur. · · .
Au milieu de l'année 1795, où est le péril? Les royalistes ne
comptent plus 2 et la mort de Louis XVII, que l'on vient d'ap-
prendre, ajoute encore à leur impuissance. La basse plèbe, en
revanche, reste redoutable. C'est la masse; elle est désarmée,
mais fourmillante, et la Constitution nouvelle qui doit lui retirer
toute voix au chapitre n'est point encore promulguée. Mallet
lettre : « ParÛJ, ce décadi 10 prairial de l' œn 111 de la République une
et indiYÜJible. )) Benjamin arrêtera là sa facétie.
1. Constant précisera dans ses SouYenira de 1830 qu'il avait
« fait connaissance avec Sieyès six mois avant que la Convention
eftt terminé son orageuse carrière », il veut dire dès son arrivée
à Paris; mais, ajoute-t-il, un peu pincé : «Je ne l'avais visité que de
temps à autre.» (ReYue de ParÛJ, t. XVI, 1830, p. 108.)
2. « On rit des royalistes », dit Benjamin Constant à sa tante,
le 25 mai.
[1795] BENJAM IN FAIT DES AFFAIRE S
41
du Pan, qui a poussé des cris de joie devant la répression, recon-
naît que le danger subsiste :«Charretier&, forgeron&, cordonniers,
toute cette canaille e&t encore fanatique>>, note-t-il, le front soucieux,
en juin 1• « La crainte de l' ochlocratie, écrira Loève-Veimars,
était la frayeur domina nte du temps 1 », et dans ses Lettre&,
trop peu connues, à La RePue de Paria en 1830, Benjamin Cons-
tant indiquera lui-même sans mystère que la Convention de
1795 « craignait plus les débris des jacobins que le parti contre-
révolutionnaire 3.». Ce «jeune Riouffe » qu'il «voit beauco up»
(selon l'ex-émigré qui renseigne Mme de Charrière), incarcéré
sous la Terreur, et qui promène mainten ant dans les salons
la gloire que lui valent ses Mémoire& d'un détenu, pour &er-
Pir à l' hiatoire de la tyrannie de Robeapierre, Riouffe - dit à
la dame de Colombier son correspondant parisien, le 11 juillet
-décla rait intelligemment ces jours-ci à un ancien membre
de la Constit uante : « Il y a eu trois révolutions en France :
une contre les privilèges; vous l'avez faite; une contre
le trône; nous l'avons faite [nous, les «girond ins»]; une contre
l'ordre aocial; elle fut l' ouprage dea jacobin& et noua le& apon&
terra&&é& »; nous autres girondins, les « républicains » véritables,
« noua aoutenona l'ordre aocial et noua le rétabliaaon& » 4• Ils s'y
appliqu ent d'un si grand zèle qu'ils se tiennen t pour indispen-
sables à cette tâche de reconstruction et de vigilance. Irrem-
plaçables, même, au point qu'ils souhaiteraient de se perpétu er
dans leur mandat législatif. Tous? En bloc? Ce n'est guère
possible. Que dira le corps électoral? Pareille abnégation risque
de lui sembler excessive. L'idée qui est dans l'air est celle d'une
réélection forcée des deux tiers de la Convention : dans les
deux assemblées qu'on prépare devraie nt obligatoirement trou-
ver place les deux tiers des conventionnels. « La Conpention,
dira Loève-Veimars, ne poulait point laiaaer détruire &on ouPrage
par un puéril déaintéreaaement 6• »Selon Du Pan 6 , les inventeurs
de cette méthode un peu cynique d'auto-p réserva tion étaient
Chénier, Sieyès et Louvet. ·

1. MALLET Du PAN, op. cit., l, 221.


2. LoèvE-V EIMARs,op. cit., loc. cit.
3. BENJAM IN CoNsTAN T, SouPenira hi&toriquea, Troiaième lettre,
RePue de Pari&, 1830, t. XVI, p. 226.
4. SAINTE- BEuvE, op. cit., loc. cit.
5. LoèvE-V EIMARS, op. cit., loc. cit.
6. MALLET Du PAN, op. cit., 1, 259.
42 ,.
BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

Si la classe avant-hie r dirigeante accordait aux thermidor iens


une tolérance hautaine, elle entendait bien reprendre d,ici
peu sa mainmise normale sur toutes choses. « La Convention
s'est un peu réconciliée avec les honnêtes gens » observait Du
Pan 1 , au lendemain de Prairial, et lors de leur expédition dans
le ghetto prolétarie n, on avait entendu les « collets noirs »
crier:« ViYe la ConYention! A bas les Jacobins/» Mais le coup des
«deux tiers)) suscite des fureurs. Ah! non! Tout de même pas!
Ça suffit! Les terroristes repentis ont fini le bout de rôle qu'on
leur a concédé. Assez vus. Que ces magots rentrent sous terre.
En 1830, Constant aura sur ce sujet une bonne analyse; les
thermidor iens avaient été précieux aux ci-devant aristocrate s;
ils fermaient les yeux sur le retour en France de beaucoup
d'émigrés et restituaie nt pas mal de châteaux séquestrés; mais,
dit-il, « après avoir mendié les services avec humilité et les
avoir acceptés avec l'enthousi asme de la peur )>, les personnes
bien nées, recouvran t leur morgue en même temps que leur
assurance, considéraient« comme l'accomplissement d'un devoir>,
ces prévenances qu'elles obtenaien t des roturiers, et trouvaien t
<< leurs bienfaiteu rs trop heureux d' ayoir pu se rendre utiles à
des gens de si bonne maison )). Les conventionnels du Ventre
auront fait l'intérim. Parce qu'ils devenaien t raisonnables, on
a bien voulu, pour l'heure, oublier leurs antécéden ts; mais ils
passent la mesure; ils comploten t de transform er en un simu·
lacre ces élections préciséme nt qui doivent permettre de les
balayer. Impossible. On leur jette à présent au visage ce qu'il
ont fait hier, quand ils acclamaie nt Robespierre, et sur quoi
l'on feignait d'avoir passé condamna tion. Dans l'été 1795
-rappell era Benjamin, trente-cin q ans plus tard-« la bonne
compagnie)) changea de visage à l'égard de Mme Tallien; on
l'avait tendreme nt baptisée <<Notre-Dame de Bon Secours» à
l'automne de 94; on se mit à l'appeler, en 95, << Notre-Dame
de Septembre)). Elle fait partie de ces goujats auxquels il a
hien fallu octroyer des sourires, dispenser même quelques
caresses, en des temps difficiles 2• Ces temps sont révolus, ou
sur le point .de l'être. La valetaille en révolte s'est entrégorgée
et la partie de cette tourbe qui avait eu raison de l'autre (la

1. MALLET nu PAN, op. cit., 1, 218.


2. <<Les conventionnels, notera Constant (CoULMAftN , t. Ill, p. 47)
étaient obligés, chacun en particulier, de favoriser les protégés du
salon dans lequel ils étaient reçus le soir. »
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 43
pire), il était bon qu'on l'employâ t. Elle a fait comme il conve-
nait son office de marchepie d et rétabli, grosso modo, l'ordre
social. On lui signifie maintenan t son congé.
Sans être aucuneme nt du nombre des « ultras », honnie, bien
au contraire, par les intransige ants, Mme de Staël n'en partage
pas moins ces vues de la société élégante 1 • Sol) vœu le plus
cher serait en faveur d'un gouvernem ent dirigé par cette frac-
tion des gens de bien qui répond à son goût, les «'libéraux »,
amis des lumières, amis du divorce et de l'union libre, ennemis
déterminé s de la Superstiti on romaine, mais cela va de soi, tous
gens de qualité 2• Germaine sent battre son cœur à la pensée
d'un Exécutif où se réuniraien t le vicomte de Barras, le comte
de Narbonne , et l'« évêque» Talleyrand -Périgord, sans oublier,
pour quelque poste considérab le, Henri-Ben jamin, fils du haron
Juste de Constant de Rehecque . Dans ces curieux Mémoires
dictés par lui à la fin de la Restaurat ion, Benjamin Constant
ironise sur les comportem ents de Mme de Staël en 1795. Qu'elle
était pareille, au fond, cette « républicai ne », à ceux des roya-
listes qui la décriaient le plus durement! « Quoiqu'elle tirât bon
parti des confJentionnels pour la rentrée de tous ses amis, elle n'en
exprimait pas moins la plus f'if'e indignatio n quand on parlait
de les réélire» a. Ses sentiment s à lui n'étaient guère différents.
Constant débute. Il ne connaît personne à Paris, Suard excepté.
Toutes ses chances, c'est le salon de sa maîtresse qui peut les
lui fournir et l'affectati on d'un mépris narquois à l'égard des

1. Le décret des (( deux tiers », dit-elle dans ses Considérations


(III, xx), ((produisit une sensation terrible dans l'opinion et rompit
tout à fait le traité tacitement signé entre la Convention et les
honnêtes gens ».
2. Delphine, à ce sujet, est un livre instructif. On y voit l'héroïne
-sur l'identité de laquelle aucune hésitation n'est permise- pleine
d'(( enthousiasme>> pour la liberté et d'horreur pour le catholicisme.
Elle tonne contre les vœux monastiques et plaide pour le divorce.
(L'histoire se passe entre 1791 et 1793.) Aristocrate, elle se voit déchi-
rer par beaucoup de gens dans son milieu, mais ses amis sont tous
des nobles, et celui d'entre eux dont les idées sont les plus proches
des siennes - il est fort lié av:ec les députés amis du progrès -
s'appelle M. de Lebensei, autrement dit Benjamin
3. CouLMANN , op. cit., t. III, p. 54. Dans ses Considérations sur la
Réf'olution française (III, xx), Mme de Staël, à propos dea «deux
tiers », recourra à une grande image. C'était, dira-t-elle, mettre
«trop de serpents dans le berceau d'Hercule».
44 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

conventionnels est à ses yeux le plus sftr passeport pour s'in-


troduire dans le monde. Le Journal des hommes libres du 1er
novembre 1797 signalera que, pendant l'été 1795, on voyait
Benjamin Constant fort assidu 1 aux séances de la Convention;
il prenait place «avec Carletti et Mme de Staël dans l'une des
tribunes latérales» et disait à voix haute «qu'il fallait chasser
tous ces polissons-là». L'informateur de bon lignage, qui tient
~1me de Charrière au courant de l'actualité, lui mande, le 11
messidor, à propos de Benjamin:« Vous avez vu son ouvrage
dans les Nouvelles Politiques?» Le 11 messidor an III, c'est
- « vieux style » - le 29 juin 1795; et l' « ouvrage »en question
désigne trois « lettres >> que Constant yient de publier, sous
l'anonymat, dans le journal de Suard, les Nouvelles politiques,
les 24, 25 et 26 juin 1795. Un «ouvrage» du ton requis. Une
offensive menée sans faiblesse contre la Convention mourante
et qui cherche à survivre par ce scandaleux artifice des « deux
tiers», projet, disait Benjamin, «qui fait l'étonnement et l'in-
quiétude de tous les bons citoyens ». Résumant en une ligne
le sens de ses trois articles, Constant dictera ceci, pour ses
Mémoires (1828): «J'attaquai la Convention [... ]Je lui reprochai
ses crimes et surtout sa ldcheté » 2. Son thème était simple : les
conventionnels avaient beau, depuis Thermidor, s'évertuer à se
faire admettre par les gens de bien, rien n'effacerait jamais
sur eux la souillure de cette bassesse qu'ils ont eue devant
Robespierre lorsqu'ils ont prêté la main à sa. tyrannie. Ils se
sont disqualifiés, et la Convention qui, par bonheur, va bientôt
s'évanouir, ne saurait prolonger son pouvoir sous aucun dégui-
sement. Les honnêtes gens ne le toléreront pas. La Convention
ne laissera d'elle que l'horrible mémoire du sang qu'elle a
répandu et des pillages qu'elle a tolérés.
A peine les trois articles de Benjamin Constant ont-ils paru
dans les Nouvelles Politiques où ils ne passent point inaperçus 3 -
Mme de Staël leur fait toute la publicité souhaitable - que
Louvet y répond, dans La Sentinelle, feuille « girondine » qu'on
vient de créer. Le dernier article de Benjamin était du 26 juin;
le premier article-réponse de .Louvet sera 4u 28, et il y en aura

1. Cf. l'indication de Constant lui-même dans le document publié


par Coulmann (t. III, p. 47) : « J'assistai tous les jours aux séances
de la Convention. »
2. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 54.
3. «Mes lettres firent un bruit du diable.» (Ibid.)
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 45
trois (28, 29 et 30 juin) pour équilibrer les trois « lettres » des
NouYelles (24, 25 et 26). Louvet est un personnage. Député
proscrit au 31 mai, il a reparu à la Gonvention le 8 mars 1795.
Depuis quelques jours - sa nominatio n est du 19 juin --..! il est
président de l'Assemblée; le 3 juillet, il entre au Comité de
Salut public. Benjamin racontera, en 1828, l'accueil, chaleu-
reux à l'excès, fait par les royalistes à ses articles; il en« sauta
en l'air 1 >>. Comment, lui, le républicai n sincère et désintéressé,
on le prenait pour un serviteur masqué des princes, pour un
homme qui travaillait dans l'ombre à la restaurati on du trône!
Il était l'objet d'avances insultante s. L'indigna tion l'étouffait .
Je veux bien qu'il ait eu l'impression, très vite, d'être mal
parti, mais on peut douter que ses raisons de se mordre les
doigts soient celles, tout à fait, qu'il affiche. Car, enfin, depuis
un mois qu'il est à Paris, fin juin, il a eu le temps de prendre
le vent. C'est une faculté qu'il possède, vive et prompte, et il
n'ignore point les arrière-pensées des « constitutio nnels » aux-
quels il va plaire, ceux-là mêmes que Mallet du Pan désigne
comme les meilleurs amis de l'ordre: ces« écrivains courageux>>
qui, dit-il, «sans s'arrêter aux mots, attaquent successivement
tous les principes parricid~s des jacobins 2 >> et qui s'app~llent
Suard, Lacretelle, les Bertm, Dupont de Nemours, etc. Ecou-
tons encore Loève-Veimars; on ne s'ennuie jamais avec lui.
Benjamin Constant, nous dit-il, qui débarquai t à Paris plein
de ferveur et d'innocence, «servit d'abord de jouet à ceux à
qui il demandai t si ingénume nt de le guider vers la vérité;
on le lança contre le parti de la révolution », mais « son succès

1. «Mme la princesse de Poix» l'avait prié de hien vouloir« venir


chez elle pour qu'elle m'y témoignât, dit-il, son admiration »; puis
«un comité d'écrivains m'envoya quelqu'un pour me féliciter et
m'inviter à coopérer avec eux au rétablissement de la royauté. Cette
invitation me fit sauter en l'air». (Ibid.)
2. MALLET nu PAN, op. cit., 1, 281. Mallet a d'ailleurs précisé, en
date du 12 juillet, l'objectif immédiat de ces écrivains : « Ils tra-
vaillent journellement à avilir la Convention et à prémunir les
esprits contre aucune permanence d'aucune partie de cette Assem-
blée.» (1, 250.) Constant, de son côté, nous affirme que, lorsqu'il
manifestait quelque intérêt aux « opinions modérées et doucereuses
des écrivains qui prêchaient le retour à la morale et à la justice, et
à la tête desquels était M. Lacretelle jeune», il s'entendait insinuer,
dès «la deuxième phrase, que la France ne pouvait se passer d'un
roi». (CouLMANN, op. cit., t. III, p. 47.)
46 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
même l'éclaira»; «forcé d'essuyer des embrassements qui le
faisaient frémir, il n'eut pas de relâche qu'il n'etlt lui-même .
répudié ces maudites Lettres qui lui valaient tant d'amis dont
il avait hâte de se débarrasser 1 ». Ces « embrassements »
royalistes faisaient moins peur à Benjamin que ne se p1irent à
l'effrayer les suites possibles des véhémences dirigées par lui
contre des gens encore en place. La Convention agonise, dit-on?
Si pourtant elle ne mourait point? Si les« deux tiers» gagnaient
la partie? Un« mauvais pas 2 »,sa première démarche publique.
Un acte irréfléchi, une grave imprudence. Une erreur commise
par précipitation. Encore heureux qu'il n'ait pas signé cette
« très grande sottise a ». Jeune Suisse obscur fraîchement débar-
qué chez les Français, il n'a pas attiré sur lui jusqu'ici l'atten-
tion de la police politique. Son nom ne dépasse point les limites
du salon Staël, dont les habitués murmurent entre eux que ce
gentilhomme du pays de Vaud serait l'actuel amant en titre,
ramené d'Helvétie par Germaine. «Hasard singulier))' dira
Benjamin en 1828 : les « patriotes » de 95 « ne surent jamais
que j'étais l'auteur de ces LeUres 4 ». Il révise donc son atti-
tude.
François de Pange, à qui Germaine l'a présenté - elle a
pour ce garçon un penchant qu'elle ne cache point - le ser-
monne, l'endoctrine, lui explique la situation telle qu'il faut
la voir. Que veulent les thermidoriens? La stabilité des for-
tunes acquises. Ils recherchent, dans cette intention, l'appui
de la classe possédante. Cette classe, qu'eux-mêmes ont un peu
secouée, un peu dépouillée, ne songe qu'à les écarter des postes
gouvernementaux où ils sont résolus à se maintenir. Leur poli-
tique est par conséquent de contraindre les riches à s'arranger
d'eux. Ils ne leur feront aucun mal, au contraire. Ils exigent
seulement qu'on leur laisse l'autorité publique et tous ses avan-
tages. Entreprise, en somme, de persuasion impérative : Sachez
qu'en aucun cas nous ne lâcherons ce que nous avons happé;
mais faites-nous confiance; cette condition première étant posée
que nous demeurerons les maîtres, vous n'aurez qu'à vous louer
du régime que nous instaurerons. Pange croit, pour sa part,
que le marché est bon. Il rédigera même là-dessus une espèce

1. LoÈvB- VEnu.as, op. cit., loc. cit.


2. lbûl.
3. Cour.MAMN, op. cit., t. III, p. 54.
4. Id., t. III, p. 55.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 47
d'aide-mémoire 1 ; la société a reçu un ébranlement terrible; let
«anarchistes» ont été un moment déchatnés; ces chiens ont
cru tenir leur proie; ils ne rêvent que d'y mordre à nouveau et
la grande affaire aujourd'hui est de verrouiller sur eux la cage.
Nous autres, aristocrates sensés, avons su, déjà, nous dégager
des prêtres; leur cause n'est plus la nôtre; situation neuve, hau-
tement profitable à nos intérêts. Mais nous restons suspects
tout de même, compromis, mal vus. Les thermidoriens, en
revanche, grâce à leur passé de terroristes, sont beaucoup mieux
placés pour se faire écouter de la plèbe. Ils parlent sa langue;
plusieurs d'entre eux ont ses manières. C'est une chance insigne
pour nous, les propriétaires, que l'existence protectrice, entre
la canaille et nos domaines, de cette équipe << républicaine >>,
toute dévouée maintenant à l'ordre et qui en impose aux
misérables. << On dit que les barrières, écrit Pange, ne peuvent
être mieux gardées que par les contrebandiers convertis 2 »; les
conventionnels nous sauvent, voilà la vérité; ce serait folie
de leur chercher noise. Ils souhaitent se perpétuer aux
«deux tiers»? Mais aux trois tiers, s'ils le désirent! «Je ne
sais quelles dispositions nous seraient plus précieuses que ce
repentir et ce besoin de réparer dont ils paraissent être péné-
trés 3 • » François de Pange, avec un zèle apostolique, se fait
le champion des Girondins et de cette malheureuse Convention
«haïe du peuple que la disette et la cherté des vivres réduisaient
au désespoir, abandonnée depuis quelque temps par la classe
aisée qui l'avait défendue en Prairial 4 ».
Elle est très bien, cette Assemblée; elle s'obstine à bien faire.
Le 8 août, elle décrète l'arrestation de dix Montagnards de
plus et, le 23 août, elle va ordonner la dissolution de toutes
les sociétés populaires, - fermeté agissante dont on devrait
Jui tenir compte d'autant plus que les faubourgs, si désarmés
qu'ils soient, peuvent à tout instant causer des ennuis. En ce
milieu de l'été 1795, la détresse ouvrière est toujours la même.
Plutôt pire. Non que les denrées manquent, mais le numéraire
est absent; les louis, bien stir, n'ont jamais abondé dans ces
régions basses; on y voyait tout de même circuler quelques

1. Cf. Comtesse JEAN DE PANGE, Mme de Staël et François de


Pange, Paris, 1925, p. 139.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Id., p. i57.
48 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
écus; les écus sont tous, à présent, dans les beaux quartiers et
«cette classe de la société- comme écrit Mme de Staël- qui
est livrée aux travaux matériels 1 » ne dispose que d'assignats,
chaque matin plus dépréciés. Signe heureux : ce n'est plus la
révolte que la famine engendre, c'est le découragement, l'aban-
don, un désespoir morne. Les temps ont changé, décidément.
La plèbe commence à comprendre qu'il lui faut revenir à sa
résignation, vertu faite pour elle. Quand o·n n'a plus ni ·sabres
ni piques, on rentre dans le droit chemin et la rhétorique fait
place à la mendicité. Une plaie, d'ailleurs, ces mendiants.« Une
foule de malheureux en haillons et défaillant de faim frappent
tous les regards dans les milieux publics»,- information du
mois d'aodt que Mallet du Pan répercute le 30 2• Mesurant
depuis le 20 mai l'agrément d'un appui militaire, la Convention,
à toutes fins utiles, pratique le recours aux généraux. On cons-
tate, en aodt, que des « détachements de troupes choisies dans
l'armée de Mayence sont arrivés à Paris 3 » et il est curieux de
lire, sous la plume de Du Pan, cette remarque pertinente, anté-
rieure de plus de quatre ans au Dix-huit Brumaire (elle est du
6 septembre 1795), sur l'inconvénient qu'il peut y avoir à
«mêler l'armée aux décisions politiques», bon moyen pour
qu'un jour «les soldats deviennent les mattres 4 ». Les batail-
lons dont s'entoure le Ventre sont là, du reste, pour intimider
les Royalistes aussi bien que les Jacobins. Les «sections»,
épurées en juin, tournent mal, et quelques-unes d'entre elles
vont beaucoup plus loin que de raison, étalant un royalisme
éhonté, et protestant contre la présence à Paris de « prétoriens »
qui mettraient, paratt-il, « la liberté » en péril. Le 28 aodt;
l'excellent Chénier devra monter à la tribune pour rappeler à
l'ordre les réactionnaires : qu'ils prennent garde, ces sectateurs
occultes du despotisme et de la superstition! Le Pouvoir a
l'œil sur eux; il veille, il défendra la République avec une égale
énergie contre les terroristes et contre les hommes du passé.
Tout cela fait réfléchir Benjamin. Il avait cru réellement les
royalistes hors du jeu et n'apercevait d'ennemis qu'à gauche;
pas du tout, un danger subsiste, à droite; un danger sérieux;
«il est bien certain, écrit-il maintenant à Mme de Nassau, que si

1. Mme DE STAEL, De l'Influence des passions, t. II, p. 105.


2. MALLET DU PAN, op. cit., 1, 296.
3. Id., 1, 294.
4. Id., 1, 300.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 49
la contre-réPolution se faisait, toutes mes acquisitions seraient
annulées et moi-même forcé de m'enfuir pour ne pas être pris
comme acquéreur de biens nationaux 1 ». Une catastrophe, autant
dire; sa carrière chez les Français brisée net, et ses étourdissantes
réalisations financières s'achevant en une débâcle.
Dès le 7 juillet, Benjamin a déjà modifié radicalement sa
tactique. Quiconque le suit du regard s'habitue chez lui à ces
façons soudaines. La volte-face inopinée, avec le sourire d'un
qui s'applaudit d'être souple à ce point, est un des tours où
il excelle. Lorsqu'il lâchera brusquement Bernadotte en 1814,
puis les Bourbons en 1815, parce qu'il se persuade tout à coup
que l'intérêt de son avancement n'est plus, ce matin, ce qu'il
était hier, Benjamin renouvellera simplement, à vingt ans de
distance, l'exercice aérien dont il avait donné, en 1795, un pre-
mier spécimen. Dans son vocabulaire intime, cela s'appelle :
« sauter sur une autre branche 2 ». Et s'il déclare, ce 7 juil-
let 1795, qu'il « parie plus que jamais contre tout renver~ement
de système », c'est qu'il est résolu non seulement à ne plus ris-
quer aucun geste qui puisse en compromettre la durée, mais
à tout mettre en œuvre, pour en assurer la permanence. Il·est
rallié, n'en doutons pas, dès cette date, à la réélection obliga-
toire des « deux tiers ». En toute lucidité. En pleine connais-
sance de cause. En sachant très bien quelle sorte d'individus
il va continuer à maintenir au pouvoir; mais lesdits individus
protègent ses «acquisitions» et il ne leur demande pas autre
chose. La Convention de 95, dira-t-il tout franc en 1828, était
faite « de sang et de boue », mais c'était pour moi « une digue
contre les partisans de l'ancien régime » 3, le rempart dont
avaient besoin les acquéreurs de bien nationaux. Et donc -
c'est toujours lui qui parle-« je me promis de réparer, autant
que je le pouPais, l'erreur que j' aPais commise (avec mes «lettres »

1. Lettre à Mme de Nassau, 4 septembre 1795.


2. BENJAMIN CoNSTANT, Journaux intimes, Gallimard, 1.952,
p. 399. L'image évoque, au choix, l'oiseau ou le singe. Je ne serais
pas éloigné de penser que l'interprétation juste, celle de Constant
lui-même, c'est la seconde. Car il y a en lui, de temps à autre, cette
«bassesse lucide» qu'a si parfaitement définie Mauriac (L'Express,
21.-9-1.956), ce goût du cynisme secret. Je dis hien: de temps à autre.
Car ce qui domine chez Benjamin, c'est tout de même l'apologie,
le besoin de s'estimer, au fond, meilleur qu'on ne le pourrait croire.
3. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 54.
50 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

à Sua rd) et d• soutenir de toute~ me~ fore~& la réél1ction des


conventionnels 1 >>.
Pour ne point se brouiller toutefois dangereusement avec
le parti qu'il s'apprête à trahir, Benjamin trouve un biais.
Le clan des «modérés» s'agite en mille manières pour obtenir
du gouvernement des autorisations de retour, expresses ou
tacites, en faveur d'émigrés. Autant de recrues qui viendront
grossir les effectifs des honnêtes gens. Et l'on a mis au point
un adroit distinguo : il y a les « émigrés » proprement dits,
et il y a les « fugitifs ». Les « émigrés » sont les ultras, ceux qui
ont quitté la France dès le début de la Révolution, en haine
des idées nouvelles; indéfendables; on s'en voudrait de rien
solliciter pour ces sectaires. Le cas des « fugitifs » est tout diffé·
rent. Les « fugitifs » sont de bons citoyens qu'ont terrifiés les
:massacres de Septembre et qui ne sont sortis du pays que pour
échapper à des assassins; c'est pour eux uniquement qu'on
plaide et qu'on intercède. François de Pange s'y était employé,
dans les Nouvelles de Suard, le 8 mars 1795, réclamant de la
Convention et de son esprit de justice une large et fraternelle
tolérance envers ceux, disait-il, « qui n'ont pas fui volontaire-
ment mais nécessairement un territoire qui n'était plus une
patrie, un ordre de choses qui n'était plus la liberté ». Ce thème
commode pour faire rentrer dans leurs biens quantité de nobles
et pour rameuter en France des gens qui voteront « à droite »,
c'est celui dont Rœderer va s'inspirer pour sa brochure du
mois d'aoftt : Des fugitifs français et des émigrés. Soutenant
cette entreprise 2, Benjamin se couvre du côté Lacretelle-Suard,
mais dans les propos qu'il va signer cette fois de ses initiales;
il a soin de glisser quelques mots emphatiques à la gloire des
thermidoriens. On pensera, chez les anticonventionnels, que
c'est là pure clause de style, flatterie calculée afin de mieux
séduire les actuels occupants du pouvoir; ces derniers, en
revanche, Constant y compte bien, n'y verront pas malice et
salueront en lui un collaborateur. C'est dans Le Républicain
françai~ du 24 juillet 1795 que paratt ce deuxième texte du

1. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 54.


2. Le 4 septembre, dans une lettre à sa· tante, il répète ponctuelle-
ment la leçon de Pange et de Roederer : que les « fugitifs », autre·
ment dit les honnêtes gens, qui ont été « forcés de quitter la France
pour échapper à la mort », ne sauraient être « confondus avec les
émigrés».
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 51
Suisse Benjamin Constant sur la politique française, -le pre-
mier qu'il avoue publiquement. « Les hommes qui défendent la
liberté, s'écrie-t-il, sont sacrés pour moi, et je me félicite de vivre
dans un moment où j'ai l'espoir de profiter de leurs vertus [sic]
et de leurs efforts, ou de combaure et périr avec eux >> 1• « Périr »
pour le bonheur des Gaulois et pour la République française
n'est peut-être pas le souci majeur de cet étranger. Mais Ben-
jamin tient pour rentable l'usage du ton solennel.
Il a entamé doucement le siège du président Louvet. C'est
merveille de le voir, en 1828, évoquant ce vieil épisode, se
réjouir encore, après tant d'années, de sa ruse. Louvet a
répondu sans douceur à l'anonyme des Nouvelles. Mme de Staël
a invité Louvet à l'ambassade, et Benjamin l'a pris à part.
«Sans lui dire mon secret>>- pas si sot! -je lui parlai<< beaucoup,
narre-t-il, des dangers que courait la République >> 2• Louvet est à
cent lieues de penser que cet interlocuteur volubile, fervent, et
dont les vues sont si conformes aux intérêts des << Girondins »,
n'est autre que le vil rétrograde auquel, dans La Sentinelle, il
a proprement dit son fait. L'idée lui en vient d'autant moins
que Benjamin, on peut le croire, ~e se fait pas faute d'exprimer
à Louvet toute l'admiration qu'il porte à cette réponse irréfu-

1. Dans ce récit de Cécile, qu'il abandonna mais qu'il destinait


au grand public à une époque où il lui importait beaucoup de s'attirer
des sympathies, nous verrons Benjamin jouer les cœurs purs et
feindre l'attendrissement sur ses jeunes enthousiasmes. En ce temps-
là, dit-il (il écrit en 1809 et évoque ses premières années parisiennes),
« j'aurais donné la moitié de ma fortune et dix ans de ma vie pour
faire éclater mon dévouement à une cause dont j'étais peut-être le
seul partisan de bonne foi>>. (Cécile, p. 66.) Sa fortune? Loin de
songer à l'amputer au profit de la République, il eomptait, au vrai,
sur la République pour la doubler ou la tripler; quant à sa vie, il se
souciait si peu de l'exposer pour le nouveau régime des Français
qu'il ne cachait point à sa tante, on l'a vu, sa crainte d'avoir à
s'« enfuir» en toute hâte devant une contre-révolution. En 1828,
d'un ton plus léger où perce l'humour, Constant se donnera encore,
tout de même, pour un républicain naïf et plein d'idéalisme, en
1795. (« Je ne savais pas alors qu'il n'y avait au fond de républicains
en France que moi et ceux qui craignaient que la royauté ne les ftt
pendre. » CouLMANN, op. cit., t. III, p. 55.) En 1830, retour à la
mystification concertée; dans sa Troisième lettre à La Revue de Paris
(t. XVI, p. 226), Benjamin se compte parmi lea très rares penseurs
qui aimaient alors la République pour elle-même.
2. Id., t. III, p. 55.
52 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
table. Louvet est ravi. Il a trouvé là quelqu'un qui brtîle d'être
utile. Il lui demande, aussitôt, un service où s'atteste la confiance
qu'a su lui inspirer ce« B. C. », signataire de la profession de foi
parue dans Le Républicain français; il « me proposa, dit Benja-
min, de lui faire un discours prouvant que, sans les convention-
nels, la République serait impossible 1 )). Et Benjamin d'accepter
l'offre avec bonheur, avec gratitude- pour éclater de rire,
ensuite 2, lorsqu'il contera la chose à Germaine. Cocasserie char-
mante. C'est lui, l'ex-pourfendeur des « deux tiers », qui va
maintenant, et du même style, défendre les« deux tiers» et les
justifier. Cette sophistique l'amuse beaucoup; elle est tout à
fait dans son personnage. Qu'il aimerait s'en vanter devant
Mme de Charrière! Comme elle le retrouverait bien là, sceptique,
agile, roué. Mais il est en froid, c'est dommage, avec la châte-
laine de Colombier, et Germaine, si pratique et réaliste qu'elle
soit dans le temporel, souhaite assez ne pas le savoir; Germaine
se persuade qu'elle croit aux idées; Germaine souffrirait si Ben-
jamin se glorifiait trop fort devant elle de ses duplicités. Elle
s'imaginera tout de bon ne l'embellir qu'à peine, dans Delphine,
lorsqu'elle fera son portrait sous le nom de Lebensei, le sagace,
le généreux Lebensei, comme elle-même, à ses propres yeux,
se confond presque avec Mme d' Albémar, cette reine de douceur
et de pureté. Benjamin enrage de ne pouvoir s'honorer comme
ille voudrait, auprès des connaisseurs, d'une performance à ce
point coquette. Sa voltige de Suard à Louvet le gonfle de fierté.
Il faudra qu'il nous la confie avant de mourir. Mais dans l'ins-
tant, en 95 - et pendant les années suivantes - tout lui
commandait, là-dessus, le silence le plus rigoureux. Les gens
en place doivent absolument ignorer que c'est lui l'auteur des
trois « lettres » à Suard, et le groupe Suard doit ignorer absolu-
ment qu'il a rédigé pour Louvet son discours du 20 aotît. Le
seul acte public revendiqué alors par Benjamin est son article
du Républicain français, soigneusement équilibré pour lui valoir
des sympathies dans les deux camps.

1. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 55.


2. «Nous nous mtmes à l'ouvrage et nous passâmes deux jours
et deux nuits à me réfuter. » (Ibid.)
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 53

.. * ..
Germaine l'agace un peu. Bien sûr, il lui doit tout. C'est elle
qui le« lance »avec son salon. Sieyès, sur lequel il avait compté •,
n'est pas homme à épauler qui que ce soit, et la recommanda-
tion d'Œlsner ne pesait pas lourd (Œlsner, d'ailleurs, rapide-
ment- ayant appris peut-être le« secret» de Benjamin sur sa
collaboration occulte aux N ouPelles ~ avait retiré, contredit,
démenti sa lettre à Sieyès en faveur de Constant 2 ). Germaine
de Staël, seule, donne à Benjamin Constant de l'importance;
elle parle de lui à tout le monde; elle le met en avant; il est
« M. l'Amant », et succéder officiellement dans cet emploi à
Narbonne n'est pas chose négligeable. Benjamin en tire considé-
ration. Aux tout premiers temps de sa vie parisienne, il était si
content de Germaine et des facilités dont- il lui était redevable
pour sa marche à l'opulence et à la gloire, qu'il parlait d'elle
avec une espèce de transport : « une personne dont, tous les
jours, le cœur, l'esprit, les qualités étonnantes et sublimes
m'entraînent et m'attachent davantage s.» Mais Germaine n'est
pas quelqu'un de tout repos. Elle a beaucoup d'ennemis parmi
les royalistes et le pouvoir même n'a pour elle que des senti-
ments mitigés. C'est une note de police que les NouPelles de
Suard, pourtant bienveillantes, ont reproduite, le 31 mai, sur
l'arrivée à Paris de la baronne; et il était dit dans ce papier que
la fille de M. Necker, femme de l'ambassadeur de Suède à
Paris, revenait de Suisse après une longue absence - trois ans,
ou presque- non sans avoir eu préalablement «des concilia-
bules avec Narbonne, Mathieu Montmorency, Jaucourt, etc.».
De quoi la compromettre sérieusement auprès du Comité de

1.. Il est visible, à la lecture des SouPenirs historiques donnés par


Benjamin Constant, en 1.830, à La RePue de Paris, que Sieyès l'avait
beaucoup déçu; il lui a déjà jeté un coup de griffe en 1828, disant
que Sieyès vivait dans « la préoccupation continuelle de son impor-
tance et de ses dangers». (CouLMANN, op. cit., t. III, p. 52.)
2. Œlsner <<écrivit à ses amis une circulaire contenant l'aveu de
sa faute », autrement dit de rimprudence qu'il avait commise en
leur recommandant Benjamin << et les exhortant à la réparer en ne
me parlant qu'avec retenue et en me surveillant avec soin». (BEN·
JAMIN CoNsTANT, SouPenirs historiques, dans RePue de Paris, 1830,
t. XI, pp. 124-125.)
3. Lettre à Mme de Nassau, 29 mai 1795.
54 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
Salut public. Germaine aussitôt avait adressé à Suard une
lettre de mise au point que les Nouvelles, aimablement, avaient
insérée le 3 juin 1• Elle expliquait, gentille, touchante, qu'elle
déplorait ce bruit qu'on élevait autour d'elle. Tout était si
simple, dans son cœur et dans ses desseins! Elle a «vingt-
six ans)) (non, vingt-neuf), et que vient-elle faire en France?
Mais reprendre sa place « auprès de son mari », comme elle le
doit; rien d'autre. Elle est femme, et la politique n'est pas de
son ressort. Dans la mesure pourtant où toute âme honnête
ne saurait être indifférente au destin de la France, la très jeune
Mme de Staël ose avouer qu'elle «souhaite sincèrement l'éta-
blissement de la République française » et, comme avec can-
deur, ajoute à sa phrase un conseil : « [ ••• ] sur les hases sacrées
de la justice et de l'humanité »; elle s'enhardit même jusqu'à
une brève analyse de la situation telle qu'elle la voit, et qui lui
semble réconfortante; il n'y a « en France que deux partis »,
dit-elle : d'un côté «les fauteurs d'une anarchie sanguinaire»,
de l'autre, les amis d'une République juste et libre à laquelle
tous les Français éclairés et patriotes ne demandent qu'à se
rallier. Propos engageants, destinés à séduire les thermidoriens;
car Mme de Staël laisse entendre que les royalistes intraitables
sont aussi des « anarchistes », qui remettraient tout dans le
chaos. Germaine souhaite que le pouvoir, loin de la tenir pour
une ennemie ou pour une intrigante brouillonne, la regarde
comme une alliée et presque comme une rabatteuse qui prêchera,
dans son milieu de « ci-devant », la cause de la République
sage. Le régime, elle l'approuve tout à fait. C'est seulement le
personnel gouvernemental qu'elle voudrait renouveler, en le
décrassant. Disposition que les installés, dès qu'ils en sont
avertis, trouvent, on le pense bien, déplaisante. L'« ambassa-
drice», par surcroît, s'entoure d'une nuée de suspects. C'est
afin de les gagner, dit-elle, de les convertir à la République.
Peut-être. Les conventionnels, cependant, éprouvent peu d'at-
trait pour un programme, théoriquement irréprochable, mais
qui s'ouvre par leur éviction.
Benjamin Constant, par deux fois, dans Cécile d'abord, puis
dans le récit publié par Coulmann, confessera que Germaine,
en 1795, lui était souvent encombrante et qu'elle «contrariait»,

1. Parallèlement, Germaine te faiaait soutenir par Rœderer qui,


dans le Journal de Paris des 5 et 7 juin 1795, consacrait à ses
Réflexions sur la paix deux articles élogieux.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 55
sans le vouloir, les intérêts de son «ambition 1 ». Avec une
ironie assez aigre, en 1828, il raconte:« Mme de Staël[••.] était
alors tout entière à la République à la fois et à la réaction. A
la République d'abord, paree que cette opinion cadrait avec
ses idées et puis paree qu'elle craignait d'être expulsée comme
royaliste, ce qui donnait à son républicanisme un degré de plus
de ferveur. Mais elle allait en même temps dans le sens réac·
tionnaire parce que [...] la Terreur avait fait périr ou avait
banni tous ses amis 2• »Son salon était une Babel: on y voyait
des robespierristes ménagés par M. de Staël, lequel jouait
volontiers au « sans-culotte », « des membres du gouvernement»,
comblés d'égards par la maitresse de maison qui avait toujours
à leur glisser des placets en faveur de tel ou tel « fugitif 3 »,
tous les diplomates accrédités à Paris, tout ce qui tenait une
plume, et une abondance sans cesse croissante d'aristocrates.
Constant s'était montré moins narquois dans Cécile, mais plus
accusateur. Cécile est un projet, velléitaire, d'apologie, médité
par Constant pour glorifier sa seconde femme, et se défendre
adroitement contre la campagne que Mme de Staël, il s'en per·
suade, doit mener partout contre lui. Il lui importe de rétablir
les faits. Il se doit de révéler qu'il est loin d'avoir eu, toujours,
à se louer de Mme de Staël; qu'au contraire, innocemment sans
doute, elle lui a porté le plus grand préjudice. «Ce n'est pas
que Mme de Malbée [c'est le nom que porte Germaine dans
Cécile] ne partageât mes opinions et ne s'associât à mes espé·
rances, mais son imprudence, son besoin de faire effet 4, sa

t. Cf. Cécile, p. 65.


2. CouLMANN, op. cit., t. III, pp. 45-46.
3. Savoureux, au livre III, chapitre XX des Considérations sur
la Révolution française, le ton sur lequel Mme de Staël parle de cette
roture qu'il fallait bien recevoir, cajoler, circonvenir dans son salon
- un des plus beaux « salons dorés >> de la capitale, comme on
disait alors << vulgairement ». Les députés, hommes du commun qui
<< entraient pour la première fois dans la société du grand monde »,
étaient amusants à voir au milieu des << personnes bien élevées » et
de leurs « élégantes manières »; ils subissaient, avec un mélange d' avi-
dité et de haine, «l'ascendant de la bonne compagnie».
4. Constant reprend ici, littéralement et à dessein, une expression
dont s'était servie Mme de Staël elle-même dans son ouvrage de
1796, De l'influence des passions, t. I, p. 138 : « Le buoin de faire
effet, disait-elle, cette passion native de la France, et dont les étran·
gers [...] n'ont qu'une idée très imparfaite ... »
56 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
célébrité, ses liaisons nombreuses et contradictoires armaient
contre elle toutes les défiances»; les partisans de l'ancien régime
l'exécraient; les « constitutionnel s » estimaient qu'elle allait trop
loin vers la gauche; quant aux «chefs de la République»,
« hommes violents et grossiers », ils « ne tenaient pour leurs
alliés que ceux qui se faisaient leurs complices »;«Mme de Mal-
bée leur était suspecte et leurs soupçons rejaillissaient sur moi.
J'en souffrais beaucoup. » 1 Germaine a pourtant renoncé, elle
aussi, à combattre la réélection des « deux-tiers »; émue comme
elle l'est par le charme de François de Pange, se jetant à sa
tête et n'ayant souci que de se l'attacher~ elle s'est rangée
à ses vues sur le maintien des conventionnels au pouvoir 1 •
Vain sacrifice. Le 17 aolit, un fracas éclate autour de son nom.
Legendre - homme « presque du peuple 3 » - est monté à la
tribune de la Convention, dénonçant Mme de Staël dans .les
termes les plus discourtois, à la vigilance des républicains;
passant toutes les bornes, Jtegendre a reproché en face aux
premiers personnages de l'Etat « la faiblesse qu'ils ont » de
s'abaisser, eux, les gardiens de la République, jusqu'à parattre.
de leur personne, chez « cette correspondante des émigrés »,
Mme de Staël, a-t-il déclaré, est l'égérie des ci-devant; c'est

1. Cécile, pp. 65-66. Il est piquant de noter qu'en 1802, dans


Delphine, Mme de Staël, de son côté, avait glissé une allusion au
tort que lui portait Benjamin, dans la haute classe qui était la
sienne, par ses propos républicains. « Votre liaison [toute spirituelle]
avec M. de Lebensei [c'est-à-dire Benjamin Constant] vous fait plus
d'ennemis que votre amour pour Léonce», écrit Mme d'Artenas à
Delphine (III, xxxviii); «les préjugés de la société sont tels contre
les opinions politiques de M. de Lebensei qu'il nuirait à Mme d' Albé-
mar [Delphine] en se montrant son admirateur». (IV, XIII.)
2. L'année suivante, dans le coin d'une page, au tome 1 de son
livre sur l'Influence des passions, elle résumera, en trois lignes dis-
crètes, ce débat de conscience qu'elle a dû régler (elle ne descend pas
aux détails, elle feint même de rester dans l'abstrait, et sur le plan
des principes, mais tous les contemporains comprendront) : « Il
faut, comme après la session de l'Assemblée Constituante, éloigner
les fondateurs pour faire adopter les institutions. Et cependant les
institutions périssent si elles 1J.B sont pas défendues par leura auteurs. »
(t. I, p. 140.) .
3. Cf. Mme DE STAEL, Considérations aur la Révolution fran-
çaise, III, xx.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 57
«la grande protectrice des émigrés» et Legendre attend de la
Convention qu'elle mette fin à ce scandale.
L'incident est des plus fâcheux et l'affaire n'en reste pas
là, car le Comité de Salut public, mis en cause, n'entend. pas
donner prise aux incriminations et prépare aussitôt contre
Mme de Staël une mesut:e de rigueur. On parle de son expulsion.
Mettre dehors une ambassadrice n'est pas un procédé courant,
ni qui aille sans cQmplications. Mais nul n'ignore, dans les
bureaux, que l'ambassadeur, ridiculisé par sa femme, éprouve-
rait à la voir partir moins de peine que de soulagement. On
s'arrange donc avec lui. On ne chassera pas l'ambassadrice. On
souhaiterait seulement que son mari la persuadât d'aller respirer
un moment le bon air des campagnes. « Au bout de quelques
semaines de séjour à Paris », dira Benjamin en 1828, M. de Staël
fut<< invitéàrenvoye rsafemme en Suisse 1 ».Il exagère. Et d'ail-
leurs, malgré Legendre et son bas langage, Germaine est toujours
dans la capitale à la fin d' aoftt. Le Courrier républicain du 3 sep-
tembre signale : << On ne parle que des dîners de Mme de Staël »,
et, le 4, à la Convention, Marie-Jose ph Chénier (elle lui avait
<< monté la tête », dit Benjamin 2) réclame, pour lui plaire, le
retour de M. de Talleyrand. Germaine s'était occupée de cette
affaire dès qu'elle avait remis le pied à Paris; une commission,
enfin, étudiait la «pétition» du citoyen déprêtrisé; dftment
circonvenus, ces représentants votaient oui, et Chénier, leur
rapporteur, déployait toute son éloquence : «Je réclame Tal-
leyrand-Périgord au nom de ses vertus [sic] et de son patrio-
tisme!>> Un émigré, lui? Quelle erreur, et quelle injure à son
caractère! Il se trouvait chargé d'une mission à l'extérieur
lorsque le terrorisme s'abattit sur la France. Où' alla-t-il alors?
«Républicain par âme et par principe, ce fut au sein d'une
République [les États-Unis d'Amérique] qu'il porta ses pas. »
Legendre s'interpose, demandant qu'on ajourne; mais Boissy
d'Anglas s'élance, admirable : <<On n'ajourne pas la justice! »
Et Talleyrand est autorisé à rentrer. Une victoire de plus pour
Germaine, et pour Benjamin qui fonde ·sur la protection de
«l'évêque» de grands espoirs d'avancement 3• La baronne, tout

t. CouLMANN, op. cit., t. III, p. 50.


2. Ibid.
3. Le 1.6 septembre, tout joyeux, Benjamin signale à son oncle
Samuel ce précieux vote, signe des temps : << On rappelle les hommes
58 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
de même, va quitter Paris; sur les « invitatio~s pressantes du
Comité de Salut public 1 » elle se retire à Ormesson, chez
Mathieu de Montmorency, lequel est là sous le nom d'emprunt
inscrit sur son passeport suédois. Constant s'éloigne avec elle.
Il s'est montré, paraît-il, honnête homme, galant et coura-
geux : << J'imaginai [il hoche la tête en nous contant cette
sottise de jouvenceau] j'imaginai d'envoyer à un journal une
lettre où je donnai ma parole d'honneur que Mme de Staël
était républicaine 2 », et j'en devins << passablement suspect 3 ».
C'est bien le moment! Benjamin a pu décrocher, grâce à

qui se sont montrés les vrais amis de la liberté. » En 1828, il sera


sarcastique:« M. de Talleyrand revint un an après, se brouilla avec
Chénier au bout d'une autre année et laissa exiler Mme de Staël au
bout de six mois.» (CouLMANN, op. cit., t. III, p. 50.) A la vérité,
nous le verrons, Talleyrand, deux fois au moins, tenta de rendre
service à Constant, mais il fit l'erreur, en 1798, de lui prêter une
grosse somme.
1. C'est l'expression qu'emploie Necker dans une lettre à Meister.
Le vieux monsieur est fort irrité de la chose, estime que l'ambassa·
deur son gendre n'aurait jamais dû tolérer pareil affront et que c'est
«faiblesse>>, de la part du mari comme de la femme, d'avoir fait à
ces très petits personnages que sont les membres du Comité de
Salut public la « concession » de leur obéir.
2. Benjamin Constant est un peu vague dans ses indications. On
ne saurait lui en faire grief; il parle, en 1828, d'un fait qui remonte
à 1795. Je n'ai pas su retrouver l'article qu'il évoque ici. Sans
vouloir faire à Benjamin l'injure de supposer qu'il nous en conte,
je me demande pourtant quelle valeur - quelle convenance aussi
- pouvait avoir ce certificat de civisme décerné par un Suisse
inconnu à une ambassadrice suédoise. Les Nouvelles Politiques du
26" août ont défendu Mme de Staël (l'article, non signé, était-il de
B. C.?) et fait honte à Legendre de son agression : «Comment n'a·
t-il pas senti à quel point il choquait toutes les convenances sociales
et politiques en attaquant [...] une personne célèbre [...1 qui, par
une réunion extraordinaire d'esprit, de connaissances et ae talents,
honore la France qui l'a vue naître, [une femme qui ..•l ne doit avoir
d'ennemis que ceux de tout mérite, une personne enfln qui, par le
caractère public de l'étranger auquel elle est mariée, et par le
dévouement constant à la République dont l'un et l'autre ont donné.
tant de preuves, devrait trouver, surtout au sein de la Convention,
non seulement les égards que commande le droit des nations, mais
ceux encore que sollicitent son sexe et son rare mérite! >>
a.
CouLK4NN, op. cit., t. III, p. 51.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 59
l'ambassade ur, un arrêté en date du 8 aoftt du Comité de
Sftreté générale l'autorisant à poursuivre son séjour en France.
Et la Constitution nouvelle vient d'être adoptée (22 août). Elle
est parfaite. On a ôté du préambule la phrase de 1793 : « Les
hommes naissent et demeurent libres et .égaux en droits. » Thi-
baudeau a su faire écarter également ce prétendu «droit au
travail>> qu'avaient inventé les Jacobins. («On viendra encore
nous demander du pain!>> s'était-il écrié aux applaudisse ments
du Ventre.) Dans cette France de 24 millions d'âmes, il ne
restera plus que 30 000 électeurs, 600 pour Paris. Voilà qui
est sérieux et qui rend habitable le sol de la Gaule. Germaine
se félicite, elle aussi; tout cela lui paraît fort sagement conçu 1 ,
et c'est trop bête, cette hostilité des gouvernants à l'égard
d'une amie comme elle, et qui vient même d'achever un petit
ouvrage dont la République n'aura qu'à se louer. C'est une
suite à ses Réflexions sur la paix, publiées au printemps. Cela
s'intitule Réflexions sur la paix intérieure; admonestati on dédiée
par Mme de Staël à tous les hommes que la passion n'aveugle
point et qui devraient savoir se conduire comme l'exigent à
la fois le bon sens et leurs intérêts. Plus de troubles, en France;
personne, hormis les pillards, n'a rien à y gagner. Fraternité,
réconciliation, union nationale. Républicains « amis de l'ordre »
et royalistes constitutionnels, compreaez donc, dit cette femme
de tête, que rien de concret ne vous sépare 2; des mots, pas
davantage; et la terminologie ne compte guère au prix des
réalités. Mme de Staël voit venir une République des notables
où tout ce qui possède trouvera place; elle ouvre les bras aux
roturiers eux-mêmes, pourvu qu'ils aient du bien; entendu,
mais oui, la «société» les accueillera et ils se partageront les

1. Dans ses Considérations (III, xx), elle conteste un peu, sur le


plan théorique, le système de l'élection «à deux degrés» : les petits
riches («assemblées primaires») désignant les grands riches(« assem-
blées électorales») qui éliront les députés; mais elle reconnaît qu'e~
1795 cette pratique était « nécessaire pour releYer les choix ».
2. Cf. notamment le chapitre 1 de la deuxième partie : « Que les
principes des républicains amis de l'ordre sont absolument les
mêmes que les principes des royalistes amis de la liberté. » Et
Mallet du Pan, désignant expressément François de Pange comme
le type même du« constitutionnel» rallié, écrivait en juillet : «Les
royalistes constitutionnels redoutent autant le retour des émigrés
[des émigrés ultras] que le triomphe des républicains [des républi·
cains extrémistes] » (1, 256).
60 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

grands postes avec les gens de qualité 1 ; soyons positifs; les


privilèges ne sont plus de saison, ni les dédains aristocratiques.
Une société nouvelle se forme, qui sera celle de tous les nantis,
anciens ou récents, libre, débarrassée des stupides entraves de
la superstition, et solidement défendue, par son unité même
chaque jour plus compacte, contre l'unique danger des temps
modernes: les avidités de la masse. Benjamin, le 16 septembre 2 ,
signale à son oncle Samuel la parution prochaine des secondes
Réflexions de Germaine, un travail remarquable« plein d'idées
justes et sllres >> et qui doit réunir chez les honnêtes gens
l'unanimité des suffrages.

•* •
Mme de Staël ne publiera pas ses Réflexions sur la paix inté·
rieure. Repoussée, soupçonnée, à droite comme à gauche, elle
jugera préférable, un temps, de ne plus appeler sur elle l'atten·
tion. En septembre, la situation, d'ailleurs, se détériore au
point que Benjamin se pose d'angoissantes questions. La
France est-elle aussi sllre qu'il l'a cru? Que va-t-il advenir de
ses propriétés? Et s'il avait fait une folie?« Je sens toute la force
de YOS raisons, confie-t-il à sa tante le 4 septembre, pour ne
pas placer toute ma fortune ici>>, et «je suis bien décidé à ne pas le
faire.>> Onze jours plus tard, le 16, il avouera à l'oncle Samuel
qu'il a traversé des heures pénibles, qu'il a connu même une
«panique», au cours de laquelle il «commençait à se repentir»
beaucoup de ses opérations immobilières en France. Au milieu
de l'été, on aurait cru que tout prenait la figure la plus enga-
geante : la catastrophe royaliste de Quiberon (on l'avait
connue à Paris le 27 juillet), la paix signée avec l'Espagne-
l'Espagne après la Prusse, - l'opinion, semblait-il « fortement
prononcée contre les extrêmes >> et les « honnêtes gens ferme·
ment décidés» à ne pas tolérer le rétablissement d'un« système
sous lequel ils ont souffert tant d'horreurs 8 », autant de puis-
1. L'« aversion >> que trop de gens éprouvent encore à l'égard
des «gentilshommes», dit Mme de Staël dans ses Considérations
(III, xx), est un «sentiment subalterne>> que tout homme intelli-
gent doit combattre s'il l'aperçoit en lui.
2. Il est à Ormesson : « Je vous écris de chez Sternheim [Montmo-
rency], dit-il à l'oncle. J'y suis venu passer un mois avec madame
l'ambassadrice. »
3. Benjamin Constant à sa tante Nassau, 7 a01ît 1795.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 61
santes raisons, pour lui, d'optimisme. Mais tout s'est assombri
en peu de semaines. Ce n'est pas le bas peuple, malgré sa misère,
qui cause des soucis à Benjamin; ce sont les royalistes. Facile,
pour le jeune Constant, de célébrer le régime, car il y gagne,
toujours « noble>> en Suisse, un confortable accroissement de ses
revenus en France, mais les monarchistes français les plus
modérés n'ont pas les mêmes raisons que lui d'accepter la
République avec allégresse, car ils y perdent. Et la tolérance des
thermidoriens à leur endroit ne fait qu'encourager hon nombre
d'entre eux à relever la tête, à nourrir l'espoir d'une revanche sur
ces conventionnels qui les ont, hier, terrifiés, et qui, si bénins
qu'ils se fassent à présent, pour la plupart, et accommodants et
déférents presque, n'en sont pas moins des intrus et des spolia-
teurs. Benjamin s'épouvante, en septembre, de ce qui se passe
dans les « assemblées primaires >>réunies pour se prononcer sur la
Constitution; partout des « motions incendiaires », non par la
faute des terroristes, mais à l'incitation d'absurdes agités. Ben-
jamin est maintenant «conventionnel>> comme pas un. C'est
inique, dit-il, inique et suicidaire, de s'en prendre à cette assem-
blée expurgée, convertie, bienfaisante, et qui «autant qu'il était
en elle, a réparé les maux causés par une tyrannie dont elle a été
elle-même la Pictime. » Et «malgré tant de maux adoucis et de biens
commencés, les hommes qui se disaient modérés, les hommes qui
ne demandaient [à les entendre] pour aimer la République qu'une
Péritable liberté [et la voilà! elle leur est donnée, puisqu'ils seront
les seuls désormais, eux les propriétaires, à désigner les gou-
vernants] profitent aujourd'hui de cette liberté pour préparer des
insurrections/ 1 » Ces «sections» de Paris qu'il se réjouissait, en
juin, de voir constituées désormais par des citoyens rentés,
elles lui donnent aujourd'hui le frisson : « Elles ont pris les
mesures les plus violentes. » Peut-on rêver stupidité pire?
Benjamin Constant n'a qu'un vœu, où se résume toute sa
politique: qu'on ne touche plus à l'ordre établi, qu'on n'ébranle
plus l'édifice. Il a mis là-dedans de grosses sommes et il tremble
que des brouillons ne viennent saboter ses investissements. Si
la « guerre civile » se rallume, quelle qu'en soit l'issue, tout ce
qu'il a si hien bâti, en actes et en espérances, s'écroule. La
guerre civile serait le péril suprême. Pour tout le reste, il est
paré et ses stiretés sont prises; papiers eh règle chez de bons
notaires, titres incontestables, et des haux draconiens, dûment

1. Benjamin Constant à Mme de Nassau, 4 septembre 1795.


62 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
signés et enregistrés; il est à l'abri et de la loi et de ses fermiers;
il a le droit pour lui et ses manants sont dans l'étau; mais,
évidemment, si la France bascule!...« Il n'y a que la guerre ciYile
qui puisse gdter mes acquisitions 1 ». Or, les royalistes, en ce
mois de septembre, prennent le bon chemin pour provoquer
une subversion. Ils excitent la canaille; ils jouent les déma-
gogues; ils veulent utiliser les gens du peuple contre la Conven-
tion; ils les écraseront ensuite s'ils parviennent, avec leur
concours, à renverser le régime; pour l'instant, ils les flattent
afin de les avoir avec eux. Ils répandent dans les faubourgs
leurs émissaires qui déchirent la Constitution, disant qu'elle
est « un attentat contre la souveraineté du peuple, car elle
exclut -les sans-culottes de la représentation nationale 2 ». Les
muscadins montrent aux ouvriers du pain blanc et ricanent :
« N'en a pas qui Yeut! C'est du pain de député!» La section du
quartier de la Bourse est, comme il se doit, une des plus véhé-
mentes. Mallet du Pan lui-même trouve que cette méthode est
inconsidérée. C'est, de la part des royalistes, vouloir aller trop
vite et par des voies redoutables. Les thermidoriens sont encore
puissants; ils ont avec eux la troupe, on l'a constaté en prairial.
Si l'on va contre eux jusqu'à l'émeute, ils se feront mauvais.
Est-ce raisonnable, pour les « honnêtes gens », de s'aliéner les
conventionnels« après avoir été relevés par eux»? La gratitude,
certes, n'a pas cours en politique. La politique se déduit d'un
rapport de forces où la morale et les sentiments n'ont·que faire.
Mais il ne s'agit pas de sentiment, il s'agit de prudence, ·et
d'une appréciation exacte des moyens dont on dispose. Les
députés sont dangereux; certains d'entre eux, et non des
moindres, à la Legendre, il ne faudrait pas les pousser beaucoup
pour les rapprocher des « hommes de sang >> et l'on murmure
déjà que Sieyès est tout prêt, si le régime lui paraît menacé, s'il
sent venir un essai de vengeance du côté des nobles, tout prêt
à rouvrir sur eux la cage aux fauves.« Ces mêmes convention-
nels qui avaient cherché à plaire quand ils se croyaient récon-
ciliés avec les honnêtes gens, pouvaient se porter à tous les
excès en voyant que leurs efforts étaient sans fruits a. »
Ces mots-là sont de Mme de Staël. Elle sait que, dans le

1. Benjamin Constant à Mme de Nassau, 21 octobre 1795.


2. Cf. MA.LLET DU P A.N, op. cit., I, 248.
3. Mme DE STAEL, Considérations sur la RéYolution française,
III, xx.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 63
« parti girondin », l'on n, est pas complètement guéri des « sys-
tèmes démocratiques 1 »; elle conjure ses amis « modérés » de
mesurer la faute qu'ils sont en train de commettre. Elle s, éver-
tue à les retenir. Elle dit à Lacretelle:« Vous parlez d,en finir
avec la révolution et vous prenez la meilleure manière pour la
recommencer 2• >> Ils remettent en mouvement la plèbe. Ce que
l'on doit aux thermidoriens, et qui est sans prix, c'est précisé-
ment d'avoir maîtrisé la «populace 3 ». C,est un prodige qu'ils
ont opéré en ramenant les masses à leur servitude. Comment
ne voit-on pas, à droite, ce qui crève les yeux? Qu'il faut, qu,il
faut à tout prix, f\lire cause commune avec ces auxiliaires
irremplaçables : les républicains antiterroristes. Mme de Staël
a sur la plèbe, dans ses Considérations, une remarque dont on
cherche en vain l'équivalent dans les écrits politiques de Ben-
jamin Constant. Germaine- sans doute parce qu'elle est
femme et qu,elle manque de cette froide sécheresse indispen-
sable au politicien- reconnaît que la condition des ouvriers,
en 1795, est horrible : « Le peuple, on doit le dire, écrira-t-elle,
supportait des maux inouïs avec une persévérance étonnante.
La disette d'une part, et la dépréciation du papier-monnaie de
l'autre, réduisaient la dernière classe de la société à l'état le
plus misérable 4 • » Si la pitié est hors de mise en matière de
gouvernement, la prévoyance y est utile, et la supputation des
risques. Et Mme de Staël estime qu'il y a légèreté, de la part des
impatients, à compter pour rien dans leurs calculs la puissance
explosive de la misère. Elle voit fort bien aussi l'avidité qui se
mêle aux emportements des « modérés » contre les gens de la
Convention. Ce qui les anime à présent (depuis le décret des
«deux-tiers»), c,est, pour une bonne part, «l'envie d'occuper
toutes les places 6 ». Les « royalistes purs », les partisans déli-
bérés de l'ancien régime, ne sont qu,une poignée à Paris; mais
les «constitutionn els» fournissent les agitateurs; ils ont moins
le désir de renverser la République que de « s, approprier les
places de la République 6 ». Il leur suffirait pourtant de patien-
1. Mme DE STAEL,ConsidérationssurlaRéPolutionfrançaise, Ill, xx.
2. Cf. LACRETELLE, Dix années d' épreuPes, p. 248.
3. <<Populace» est un terme qu'emploie beaucoup Mme de Staël.
(Considérations sur la RéPolution française, III, XIx.)
4. Mme DE STAEL, Considérations sur la RéPolution française,
III, xx.
5. Ibid.
6. Ibid.
64 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

ter; ces « deux-tiers » qui les rendent fous, ils ne sont là que
pour un temps; dans dix-huit mois la moitié d'entre eux sera
soumise à l'élection, et l'autre moitié un an plus tard; les scru-
tins, par conséquent, offriront aux honnêtes gens le moyen _
légal et sûr de chasser les thermidoriens et de se substituer à
eux. Quel besoin de se hâter au point de risquer tout?
Benjamin, quant à lui, ne voit de recours, contre ces gri-
bouilles, que dans l'usage de la force.« Il est impossible de préYoir,
dit-il à sa tante le 4 septembre, jusqu'où le délire contreréYolu-
tionnaire de quelques intrigants pourrait nous conduire [...]. Les
gouyernements ne sont jamais respectés qu'en se faisant craindre
[•..]. Si la Conyention faiblit, un nouYeau bouleyersement est
inéYitable. Heureusement, elle ne faiblira pas; l'armée est toujours
dans les meilleures dispositions 1 ». Les «sections honnêtes »
procèdent elles-mêmes, arbitrairement, à des arrestations de
citoyens qui leur déplaisent. Si le gouvernement n'intervient
pas, il avoue son impuissance; mais la question est de savoir
si la troupe tirera sur la foule dans le cas où les section-
naires auraient avec eux, dans un soulèvement, des hommes
de toute origine. Mme de Staël rappellera, trois ans plus tard,
ce qu'elle entendait répéter autour d'elle en cette fin de sep-
tembre, en ce début d'octobre 1795 : ce sera «comme au 10 aoftt,
disait-on; les troupes fraterniseront avec les citoyens 2 ».
Les « girondins>>, alors, font le même calcul que leurs adver-
saires. Ils ont, comme eux, l'effroi et le mépris de la hasse
plèbe et la même volonté de tenir cette racaille dans la domes-
tication; mais puisque les« royalistes»- ou les impatients de
bonne compagnie qui veulent se saisir du pouvoir- cherchent
pour leur coup de force des alliés et des dupes du côté de la
classe vile, pourquoi ne pas les imiter? Le peuple, c'est ce dont

1.. Et comme Benjamin, à l'usage de sa parenté, donne mainte-


nant dans le genre sublime, il poursuit, admirable : « Le génie de la
Liberté, qui a présidé à tant de grandes journées, Yeillera-t-il. sur la
République!' Ou ne restera-t-il à l'homme libre qu'à se faire tuer aYeo
les derniers républicains!'>> Ces paroles altières sont du 7 septembre,
jour où il achève sa lettre commencée Je 4. Il n'a pas dû se relire,
car il était question, dans la première page, on l'a vu, de tout autre
chose que de cette immolation. Mais, le 7, il est un peu ragaillardt
Les soldats, dont le nombre s'accroit à Paris, le rassurent.
2. Mme DE STAEL, Des circonstances actuelles qui peuyent terminer
la RéYolution, édition Ed. Herriot, p. 26.
[i795] BEN.fAMIN PAIT DEl AI'PAIRES 65
on se sert. On a compris maintenan t le jeu, chez les bourgeois
de gauche aussi bien que chez ceux d'en face, et les premiers
ont sur les seconds cet avantage de disposer d'antécéd ents
plus aptes à tromper la tourbe. L'équipe Louvet-Cambacérès·
Chénier fait des avances au groupe Tallien-Merlin-Barras. Sieyès,
qui craint la masse au moins autant qu'il hait les nobles, Sieyès,
l'homme du « cens », Sieyès qui s'est montré le plus ardent
à détruire la Constituti on de 1793, se persuade qu'il faut
aujourd'hui, brièvement certes, mais carrément, s'appuyer sur
les affamés. On les comprimera demain, ferme, et plus que
jamais, dès qu'ils auront fait leur office. On a besoin d'eux
ces jours-ci, et du rempart de leurs poitrines. Les notes de
F. de Pange 1 , révélées en 1925, sont explicites sur ce point:
« Les Comités ont repris l'idée de Sieyès et ont distribué des
armes à tous les terroristes 2• » Mallet du Pan affirme que Fré·
ron, qu'on a fait resurgir, s'est assuré la connivence de« quatre
à cinq cents bandits » du faubourg Saint-Antoine qui défen-
dront la Convention 3• La section des Quinze-Vingts, où sévit
Santerre, est vendue, elle aussi, aux thermidoriens.
L'affaire du 5 octobre (13 vendémiaire) est connue. Barras
s'était fait donner le commandement des troupes; les sections
du Centre se mirent en marche contre les Tuileries; Barras
fit tirer à mitraille. Débandade immédiate. Un militaire jus·
qu'alors ignoré, un Corse nommé Buonapar te, jeunet bilieux,
maigre comme un loup, et furieusement « sans-culotte » -
Barras l'apprécie; un homme de main à sa convena nce- s'est
distingué dans la canonnade, rue Saint-Roch. La victoire des
nantis est complète. La plèbe, au vrai, n'a pas bougé, assail-
lants et assaillis n'ayant obtenu, les uns et les autres, que le
concours seulement de quelques mercenaires. « La populace,
pour la première fois depuis six ans », note Mallet du Pan,
est demeurée passive, simple « spectatrice du combat t ». On
n'a pas été méchant, en haut lieu. Boissy d'Anglas a persuadé
les conventionnels de laisser s'enfuir les vaincus et de main·

1. Du château d'Ormesson où elle est toujours, Germaine, le


26, a supplié Pange de quitter Paris; il est à Passy, où lui-même
va cacher Suard. (Cf. Essaia de Mémoires sur M .. Suard, 1820,
p. 258.)
2. Comtesse JEAN DE PANGE, op. cit., p. 153.
3. MALLET DU PAN, op. cit., 1, 340.
4. Ibid.
3
66 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795)

tenir ouvertes, à cette fin, les barrières de Paris. Qu'ils se


sauvent, ces déconfits. Ils ont perdu. La leçon leur est suffi-
sante. Le pays, d'ailleurs, a· sanctionné la Constitution; on a
publié, la semaine précédente, les résultats1 du référendum;
chiffres officiels : 1 057 390 oui, 49 978 non • Les représailles
sont inutiles; elles seraient même regrettables, car le vrai péril,
aux yeux des thermidoriens, demeure toujours du côté des
travailleurs, et le rapproche ment qu'on a simulé à leur égard,
la première urgence à présent est d'en amortir les effets.
Si l'ambassa deur de Suède, Eric-Magnus, baron Staël von
Holstein, a jugé bienséant d'apparatt re, le 13 vendémiaire,
dans sa loge à la Convention avec un grand sabre au côté,
comme s'il était prêt à défendre, l'arme à la main, ses amis
de la République, Benjamin, lui, n'a qu'un désir : que l'exé-
cutif se montre, tout de suite et vigoureusement, fidèle à son
devoir primordial, lequel concerne la propriété. Ses alarmes,
en septembre, venaient surtout des conséquences affreuses
qu'il voyait déjà sortant d'une émeute et du contre-coup
social qu'elle ne manquera it pas d'engendrer. Mais le surlen·
demain de la bataille, un incident personnel lui arrive, bien
fait pour porter à l'incandescence les vœux qu'il forme en
faveur de la répression. La journée du 13 vendémiaire -
c'était couru, c'était fatal! - a déchatné les « anarchistes ».
Cette lie remonte. Elle envahit, le 6, le Palais-Égalité. Pour
n peu, elle y prétendra it faire la loi et tenir le haut du pavé
qu'occupe nt depuis des· mois les petits jeunes gens bien
nourris. Le 7 octobre, un tumulte éclate sous les arcades, à
cause d'un général Chinet qui s'est mêlé de faire arrêter un
changeur. Les collets-noirs l'ont conspué, criant:« Mouchard de
la Conpention! » La canaille l'a soutenu de ses hurlements et
a sauté sur les muscadins. Pange et Benjamin sont là. Leur
élégance les désigne aux colères. On les prend, sur leur mine,
pour deux de ces beaux messieurs qui chassaient à courre
l'ouvrier en prairial. Le Palais-Égalité, toujours bondé d'hommes

1. C'est au suffrage universel, hardiment, que l'on demandait


d'approuver son abolition. Les thermidoriens comptaient sur les
notables, dans les campagnes, pour faire bien voter les paysans. Poli-
tique avisée et d'un bon rendement. On observa toutefois que la
Constitution de 1793 avait recueilli 700 000 oui de plus que celle
qui lui succédait pour l'anéantir. Peu importe. Les apparences étaient
sauves : le « peuple » lui-même, consulté, renonçait à la démocratie.
[1795) BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 67
de police, en regorge depuis la veille. C'est la rafle. Pange et
Constant sont dans le filet, et sur-le-champ incarcérés à la
prison des Quatre-Nation s 1• On devine sans peine le train
qu'ils mènent chez le directeur de la geôle, la hauteur avec
laquelle ils font étalage de leurs relations, réclamant, exigeant
l'envoi, toutes affaires cessantes, de messagers auprès des pre-
miers personnages de l'État. On a retrouvé l'obligeant billet
que Marie-Joseph Chénier, alerté dans l'instant même, avait
transmis, en toute hâte, au Comité de Salut public : « Je déclare,
moi, représentant du peuple, que je connais les citoyens François
Pange et Benjamin Constant pour des hommes pleins de probité,
de lumières et de civisme. Je déclare en outre que, dans les der-
nières circonstances, leur opinion, fortement et publiquement pro-
noncée, était contre les factieux meneurs des sections de Paris
et pour la représentation nationale». Dès le soir, Constant et Pange
sont relâchés. Pourquoi, le lendemain, est-ce à Mme Louvet.
et non à son mari 2 , que Benjamin adresse une longue lettre?
Une lettre pleine d'intérêt et qui nous le montre anxieux du
retard que mettrait le gouvernement à se retourner avec vio-
lence contre les «terroristes». Constant a eu peur, et rien n'est
beau comme de l'entendre, avec un aplomb superbe, mettre
au compte de son amour pour la République les spéculations
qu'il a faites et dont il tremble qu'elles ne se soldent par un
déficit. « Moi qui suis venu en France pour jouir de la liberté,
moi qui ai placé dans l'acquisition de biens nationaux les deux
tiers de ma fortune [etc.]. » Il a fait ses preuves, je pense! Il
a le droit de donner des conseils. Et il en donne. Il dit que

1. Cette expérience, anodine, de la prison, Benja~in ne l'oubliera


jamais. Une note de son journal intime, du 7 octobre 1804, évoque
encore cet incident qui a fait époque dans sa vie. Lisons bien : « Il y a
aujourd'hui neuf ans que je fus mis par erreur en prison pendant
douze heures avec M. de Pange"[... ] Je m'étais fq.it arrêter par un assez
beau mouvement de générosité et en refusant ma libération si on ne
voulait pas laisser aller avec moi M. de Pange. Dans les journaux où
l'on rendit compte de cet événement dans ce qu'il avait de relatif à lui,
on vanta fort son courage, qui s'était borné à se faire prendre et à en
être très fâché après, et l'on ne me nomma pas.)) (Journaux intimes,
p. 147.) Pange, alors, était un peu quelque chose à Paris; Constant,
rien. Constant n'est qu'un pur reflet, à cette date; la lune masculine
d'un soleil féminin.
2. Peut-être Louvet était-il absent le 7 et Mme Louvet aurait-elle
agi à sa place pour faire libérer Benjamin Constant?
BEN.tAHIN CONSTANT MUSCADIN [i795]
l'heure est- venue, pour les républicains, d•intimider la popu•
lace; il met en garde le ménage Louvet contre le danger sans
nom que constituent « les passions avides de se déchatner dans
le désordre qui règne toujours après la victoire »; il réclame
du pouvoir une politique sans faiblesse;« que ceux qui ont, et
qui sont dignes d'ayoir, la puissance en main se luttent de compri-
mer les monstres qui se croient déjà libres de faire éclater leur
rage; aujourd'hui que l'ennemi commun de la République est
sans force (les royalistes], il faut comprimer l'ennemi commun
de l'humanité (les « anarchistes »]; au nom de la République,
au nom de l'intérêt public, au nom de la Yie de Louyet qui serait
la première Pictime du terrorisme [...] qu'on saisisse cette occa-
sion [quelle? Mais ce qui vient de se passer au Palais-Royal!]
d'imprimer une crainte salutaire à ces hommes aYides de sang 1 >>.
Germaine avait applaudi, fin septembre, à deux dispositions
heureuses prises par les comités: le même jour, en effet, 29 sep-
tembre, un pacte d'amitié avait été signé entre la France et
la Suède, et une loi de police promulguée qui permettait l' em-
prisonnement immédiat de tout ecclésiastique convaincu -
c'est-à-dire accusé - d'avoir mal parlé des acquéreurs de
biens nationaux. Le 7 octobre, de chez Sternheim-Montmo-
rency où elle· est toujours, elle remerciait Pange d'avoir, de
lui-même,. juste à temps, arrêté chez le libraire la mise en vente
des Réflexions sur la paix intérieure (« J'approuve, lui disait-
elle, autant qu'il est possible, la suspension de mon ouvrage »),
et lorsqu'elle apprend, le lendemain, la mésaventure des deux
muscadins entre lesquels son cœur se partage, elle ruisselle
de gratitude pour leurs protecteurs girondins : << J' aimè Chénier
à la folie 2, et LouPet beaucoup »s. Mais les élections sont mau-
vaises; franchement mauvaises. Les six cents messieurs à
grosses rentes qui forment, à Paris, « la nation », se sont réunis
le 12 octobre et le massacre du 5 a fait sur eux mauvais effet;
ils disent (et Mallet répète) que la· Convention en est réduite
à« perpétuer son pouvoir à coups de canon dans une révolution

1. Cf. Bibliothèque uniPerselle, Genève, août 1912, t. LXVII,


pp. 225-247.
2. Et voici le même M. J. Chénier, sous la plume de Germaine,
dans ses Considérations (III, xxv) : «Un homme à la fois violent
et susceptible de frayeur [...], inabordable au raisonnement [...],
dominé par son amour-propre. »
3. Comtesse JEAN DE PANGE, op. cit., p. 148.
[i795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 89
fondée sur la volonté populaire » et que les thermidoriens ae
démasque nt : « corporation de brigands qui usurpe l'autorité
du peuple pour régner sur lui malgré lui 1• » Aussi leurs choix
se sont-ils portés sur les « constitutionnels », de préférence,
autremen t dit sur des royalistes qui font semblant de tolérer,
pour le moment, la République. Tallien, soutenu - c'est
Pange qui l'affirme - par les « cris féroces » des tribunes a,
réclame, le 15, l'annulati on du scrutin, et le Comité de Salut
public recommence à se mal conduire à l'égard de Mme de
Staël. L'ambassa deur esquive de justesse le décret d'expulsion
qu'on a failli, le 15, prendre cette fois pour de bon contre la
baronne, et Germaine découvre que sa santé exige impérieu-
sement les« eaux» de Forges. Le 22, elle se met en route pour
la Seine-Inférieure. Benjamin est propriétaire dans ce dépar-
tement aussi; ses intérêts l'appellen t dans la région.

• *•
Il n'est pas gai, Benjamin. Le 16 octobre, il affectait encore,
devant sa tante, un ton guilleret : « J'ai failli être égorgé dans
la rue, mais je m'en suis bien tiré »et il lui annonçait une bonne
nouvelle : << J'ai obtenu des acquéreurs de ma maison [sa maison
de la rue de Bourg, à Lausanne, un peu vite vendue] deux
cents louis de plus;>> un joli complément, en effet; quelque chose
comme un million et demi d'à présent. Mais il voit bien que
Germaine, qui parle trop et qui a vraiment trop d'amis à
droite, est en train de lui gâcher son avenir. Elle a résolu de
regagner la Suisse, après sa saison balnéaire, et il n'est pas
question qu'il ne l'accompagne point. Benjamin fait partie de
sa suite. Le 21 octobre, il informe Mme de Nassau de la <<tournée»
qu'il va entreprendre, dès le lendemain, dans ses « possessions »;
celui lui demandera << environ quinze jours », puis << je reviens ·
ici [à Paris] mettre quelques affaires en ordre et je prends la
poste pour la Suisse où je compte être dans le courant de
novembre ». La situation est très inquiétan te chez les Français;
elle est << bien plus critique que celle où nous nous trouPions il y
a un mois». C'est la faute aux royalistes etaux curés, qui n'appré-
cient pas le changement survenu dans leurs << possessions »
justement.<< La frénésie des sections [•.• ]a pensé jeter la ConPen-

1. MALLET DU PAN, op. cit., 1, 341.


2. Comtesse JEAN DE PANGE, op. cit., p. 160.
70 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

tion dans les excès du jacobinisme et peu s'en est fallu que le régime
de la Terreur ne fût rétabli. Pendant quelques jours, une anarchie
militaire a régné de la manière la plus horrible [allusion à l'inci-
dent Chinet] ». Il avait pourtant si bien conduit ses « petites
affaires »! Tous ces revenus juteux qu'il s'était assurés! « Le
Yaisseau peut couler bas et engloutir la moitié de ma fortune. >>
Il y a encore des «jours terribles >> à franchir jusqu'au « 5 bru-
maire » 1 • Ce n'est pas loin! Une semaine seulement; le 5 bru-
maire (27 octobre), le nouveau régime s'instaurera; on nommera
l'exécutif, les cinq qui doivent former le Directoire. Si tout
se passe bien, c'est le port; mais peut-être, hélas! «échouerons-
nous >> avant. Et selon le personnage vertueux et grave dont
Benjamin endosse le rôle, depuis quelque temps, pour la famille,
il achève sa lettre dans la componction : « Prions pour que la
liberté s'établisse [...] et pour que la France se remette enfin de
ses longues secousses qui ont fait tant de malheureux et tant de
coupables! »
Benjamin s'effraye plus que de raison. Paris est morne.
Paris ne songe point à se soulever. Les « salons dorés » sont
plus brillants que jamais. Le citoyen général Buonaparte garde
le commandement de la 17e division militaire, celle où est
comprise la capitale; il fait rapport quotidiennement aux
autorités civiles, et déjà s'est créée « une société très intime
entre lui, Barras, Tallien, Mme Tallien, Mme de Beauharnais,
Mme Hamelin>> où l'on est très occupé de« tripotages d'affaires»
et de « plaisirs 2 ». Le louis vaut 2 000 frs en assignats, et la
distribution du pain est le premier souci des misérables. « La
porte des boulangeries est un champ de bataille 3 », écrivent
à Du Pan ses observateurs parisiens; mais la plèbe se sent
écrasée par des gens tellement forts, tellement lourds (l'armée
et ses canons est avec eux), tellement bien assis maintenant
sur son dos qu'il n'y a plus d'espoir que ça change. Les modérés
de Thermidor ont admis quelques « avancés » pour la réparti·
tion des places dans le nouveau système et, ces appétits-là
satisfaits, pour« comprimer les jacobins 4 »on n'aura pas d'amis
1. Germaine partage cette angoisse. Elle écrit, alors, à son mari :
« Si la Constitution s'établit, le 5 Brumaire », tout est sauvé; mais
« si elle ne s'établit pas, il faut fuir ce pays comme l'antre des bêtes
féroces». (Cf. Revue des Deux Mondes, 1er avril1939.)
2. LA REVELLIÈRE, Mémoires, Il, 24.
3. MALLET nu PAN, op. cit., 1, 370.
4. Id., 1, 343.
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 71
plus sftrs. Du Pan, le 24· octobre, donne les noms des meneurs
du jeu, les << grands », les vrais maitres : Sieyès, Louvet, Ché·
nier, Merlin, Tallien, sans oublier .Barras. Benjamin ne devrait
pas, petit trembleur, se ronger comme ille fait. Il a misé sur
les bons chevaux. Ces six personnages qui dirigent tout, trois
d'entre eux lui témoignent de la bienveillance et si le premier
se méfie de Mme de Staël (que n'aiment guère, c'est un fait,
Merlin et Tallien}, Barras, un peu ironique, un tantinet dédai·
gneux, ne veut point de mal à <<l'ambassadrice » et la défend
en souriant. Les électeurs ont été, somme toute, obéissants;
on leur imposait 483 conventionn els à réélire; ils en ont nommé
379, choisissant parmi les éléments du Ventre ce qui leur sem·
hlait le plus à droite. Que les éliminés soient sans crainte. La
Convention répare elle-même le tort qu'on a, hien en vain,
tenté de leur faire. Les 379 acceptés se réunissent, paisiblemen t,
en « assemblée électorale de France » et procèdent eux-mêmes
à << l'élection » des 104 laissés pour ·compte. Le tour est joué,
et les « deux-tiers» sont au complet. C'est beaucoup plus simple,
et moins voyant, que la « purge » à laquelle avait songé Sieyès;
Sieyès 1 inclinait, pour sa part, à une liquidation immédiate de
tous les <<royalistes » qu'il subodorait parmi les réélus ou dans
le « tiers >> vierge que les électeurs envoyaient au Corps légis-
latif. Il a tort. C'eftt été se dénuder trop. Faisons l'essai d'abord
d'un gouverneme nt régulier. Ces députés qui arrivent de pro•
vince, peut-être avec de fâcheux desseins contre la République,
il y a gros à parier qu'ils s'assagiront à Paris. Le Pouvoir,
quel qu'il soit, dispose toujours de moyens nombreux pour
calmer les scrupules et transformer sans bruit un opposant
en un complice.
Le dernier jour de son existence, la Convention vote deux
décrets hien venus, prometteurs , et qui montrent la voie
de sagesse où doit se tenir le régime. A l'instigation de Sieyès,
sont exclus désormais de toutes fonctions publiques les parent8

1. «Personne, écrira Benjamin au sujet de Sieyès, personne n'a


plus profondément détesté la noblesse. « Lorsque je rencontre un
«homme, me disait-il, je lui demande : Es-tu mon égal? S'il.me
« rép~md non : Tu es un loup, lui dis-je et c'est comme un loup que
<<je te traiterai. » (Souvenirs historiques, dans Revue de Paris, 1830,
t. XI, p. 123.) Germaine assure qu'elle a vivement déploré le décret
de Brumaire, cette sinistre « proscription en masse >> (Considéra-
tions, III, xx.).
72 BEN.f.lliUN CONST.lNT MUSC.lDIN [1795]
d,émigrés; bannissement à rintérleur, en somme, des aristo•
crates 1 ; on les annule comme inciviques. Une bonne chose
pour les acheteurs de biens nationaux. Et, sur l'autre front,
un décret qui supprime le traitement des instituteurs. De ce
côté-là, c'est Boissy d' Anglas qu'on a écouté; il a su définir
en termes topiques le péril que représente, pour la stabilité
sociale. l'existence d'une minorité,« parasite et ambitieuse», de
pauvres instruits. En apprenant à lire aux enfants du peuple,
les instituteurs ne font pas autre chose que préparer des ennuis
aux propriétaires. Les analphabète s sont bien plus commodes,
et Boissy, qui sait son Voltaire, tient comme lui pour indis-
pensable à la sécurité des riches que les « gueux >> restent
«ignorants» . Benjamin respire. De Forges-les-Eaux, le 29 oc-
tobre, il écrit à sa bonne tante :«Le grand jour est passé[ ...]
Le Corps législatif est installé [... ] Enfin voilà une barrière éta-
blie contre les entreprises des nouveaux factieux [... ].Dans trois
jours, le pouvoir exécutif sera nommé » et, tout enivré de
bonheur, il annonce, comme une chose certaine :Sieyès « diri-
gera tout.» (Détail complémentaire et non désagréable : « Le
louis valait hier cent fois sa valeur ».)
Eh non, Sieyès ne souhaite point, pour l'instant, de parti-
ciper au pouvoir. Il affecte de dire que la Constitution a des
lacunes, que «ce n'est pas encore la bonne». Au vrai, il go'Ûte
peu cet Exécutif en cinq personnes. Trois suffisent, dans sa
pensée; trois _pour l'apparence; une en fait; lui. Nommé, il
démissionne aussitôt, et Mallet commente : « Ce refus est dans
1
son génie; il ne veut ni l'évidence ni la responsabilité • » Le
Directoire Exécutif se compose donc de La Revellière, Reubell,
Letourneur, Barras et, pour remplacer Sieyès, Carnot. Inquié-
tante, mais les élus n'en ont pas conscience, très inquiétante,
cette réserve de l'abbé Sieyès. Cela signifie que la taupe pous-
sera ses sapes, minant le sol sous leu~s pas jusqu'à ce qu'il
s'effondre, à l'heure choisie. Barras est, politiquement, le plus
en vue, et s'est fait réserver les questions capitales de l'Inté-
rieur et de la Police. Il est, au gouvernement, le délégué des
affairistes. Il a réuni moins de voix que les autres (La Revel-
Hère 317, Reubell246 , Sieyès 239, Letourneur 214, Barras 206),
mais c'est l'homme qui déplace le plus d'air. On le sait capable
de tout, y compris du terrorisme, pourvu qu'il puisse continuer
à s'enrichir. Il a· pris sa mattresse, Mme Tallien, au fameux

i. MALLET nu PAN, op. cit., 1, 36i.


[1795] BENJAM IN FAIT DES AFFAIRE S
73
« fournisseur » Ouvrard, mais les rondes mensualités qu'Ou-
vrard faisait à Thérésa, Barras exige qu'elles se poursuivent,
sans quoi finies les fournitures. Les faveurs coûteuses de cette
ravissante, Barras s'en assure ainsi gratuite ment l'exclusivité.
La Revellière nous dira en toute franchise que l'entourage de
son collègue était« crapule ux»: «faiseurs d'affaires, agioteurs,
mattresses et mignons 1 ». Barras s'est adjoint, sous le nom de
ministre, un commis, Benezech, « capitaliste de l'ancien régime>>,
dit Du Pan 2, et dont la femme possède, à Saint-Domingue, de
vastes terres. Merlin passe, comme Barras, pour figurer la
révolution-qui-ne-badine-pas, toujour s prête à des froncements
de sourcil; la rumeur des salons lui attribue « deux à trois
millions en anciens biens d'Église 3 ». On peut compter sur lui
pour veiller à ce que la propriété soit intouchable. La proclama-
tion du Directoire pour son avènement (5 novembre) est d'un
ton qui enchante Benjamin. Notre premier objet, disent les
Cinq, est de « remeUre l'ordre social à la place du chaos ». Voilà
qui est parler. Dès le 15 novembre, le Bureau central de Police
communique à l'Exécu tif un rapport qu'on lui a demandé
concern ant la surveillance des « montag nards » et les mesures
nécessaires pour que les miséreux se tiennen t tranquilles. Les
personnes aisées voudrai ent ne plus vivre dans les alarmes. En
novembre 1795, dira Mme de Staël (Considérations, III, xx),
« les subsistances étaient encore si rares que l'on contena it à
peine le mécontentement du peuple » et le numéraire demeur ait
craintif:<< La moitié en est passée à l'étran ger- notait Mallet
le 8 novem bre- et l'autre moitié est, plus sûreme nt que jamais,
soustra ite à la circula tion'·» Que le Directoire fasse son métier.
Il est là pour ça. Et que les honnêtes gens, les << fournisseurs >>
et les banquiers se sentent enfin la poitrine aussi libre que les
mains.
Germaine caresse des espérances. ·Elle confie à François de
Pange qu'elle compte sur la<< tendre amitié» qui unit à Carnot
son- mari l'ambassadeur 5 pour obtenir aisément la faculté de
1. LA REVELLIÈRE, M émoiru, 1, 338.
2. MALLET DU PAN, 1, 361. Benezech ne déplatt pas. absolument
aux gens de bien. C'est un « homme d'ordre », dit Mallet (ibid.) et
il a « toujours su placer ses fonds dans des entreprises avantageuses ».
3. MALLET DU PAN, ibid.
4. Id.
5. Cf. comtesse J. DE PANGE, op. cit., p. 173. «Parmi les Direc·
teurs, écrira Mme de Staël dana ses Comidératiom (III, xxv), je ne
74 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

regagner Paris dès qu'elle le voudra. Elle va quitter Forges•


les-Eaux le 13 1 ; avec Benjamin, bien entendu; à Gisors, pour-
tant, ils se sépareron t; Benjamin doit, pour ses affaires, se
rendre à Rouen puis à Dreux. Ils se retrouvero nt à Paris. Ger-
maine veut aller ensuite rejoindre son père en Suisse; elle l'a
laissé seul depuis plus de six mois; ce n'est pas bien; elle passera
l'hiver à Coppet, et Benjamin restera près d'elle. Le 1er décembre,
le passeport qu'elle· a demandé pour la Suisse lui est délivré 2.
Ses premiers contacts avec l'Exécutif n'ont pas été aussi faciles
qu'elle l'aurait cru. Carnot, certes, est tout à fait aimable, et
Barras charmant 3 ; mais Reubell est un ours; il n'accepte point
ses invitation s; quant à La Revellière, visiblement, il se tient
sur la réserve. Constant a beau l'entourer de prévenances et
lui dire, chaque fois qu'il peut le rencontrer , mille choses
aimables de la part de Germaine, La Revellière demeure distant.
L'ambassa de de Suède, dira-t-il, était << le centre d'une coterie >>
qui << désirait beaucoup >> s'introdui re dans le gouvernem ent.
Mme de Staël souhaite avoir de l'influence sur les nominatio ns;
elle n'oublie pas non plus les << deux millions >> prêtés par
son père au Trésor et qu'elle entend se faire rembourse r •;
mais le Directoire n'a aucune envie de lui laisser jouer le
moindre rôle. Elle est suspecte. Un rapport de police, du
23 novembre, donne son salon pour un nid royaliste. Le
décret d'expulsion pris contre elle en octobre ne lui a point
été signifié, mais il est là, tout prêt, et la police, qui la croit

connaissais que Barras; les autres me savaient mauvais gré de mon


attachement pour les proscrits. >>
1. l\{me de Staël et Benjamin Constant avaient eu pour compa-
gnons, à Forges, Adrien de Lezay, Mme de Valence et Pauline de
Beaumont.
2. « République Française. Au nom de la nation, laissez passer
librement Mme la Comtesse [sic] Staël de Holstein [...] domiciliée à
Paris, âgée de 27 ans [lire 29], taille de cinq pieds, cheveux noirs,
allant en Suisse[ ... ]: Paris, 10 frimaire an IV>> [ter décembre 1795].
3. Cf. ce billet inédit, qui me paratt de l'automne 1795, de Ger-
maine à Barras:« Pour le citoyen Directeur Barras. Je réclame tout à
fait la préférence sur M. d'Abouville pour vous donner à dîner décadi.
Son pavillon sur l'étang de Montmorency n'est pas habitable. A
Ormesson, où ie suis, vous serez beaucoup mieux. M. d'A bouville vien-
dra dîner chez moi et ie vous recevrai, moi qui s-ûrement en serai plus
heureuse que personne. Be Staël de Holstein. Ce 23 au soir. »
4. Cf. LA REVELLIÈR E, Mémoires, 1, 216. ·
[1795] BENJAMIN FAIT DES AFFAIRES 75
chassée, signale au Pouvoir, le 8 décembre, que la dame s'affiche
et reçoit impudemm ent. Le 2 décembre, on a fait savoir à
Carletti, le ministre de Toscane, trop courtois envers les monar-
chistes, qu'il était indésirable en France. Décidément non,
Barras excepté, les nouveaux messieurs ne sont pas de bonne
compagnie. Pange plaide avec énergie en faveur du régime; et
Germaine, stoïquement, déclare qu'elle pense comme lui. Pas
question de conspirer; les principes sont excellents et, comme
trans.ition tout au moins, le Directoire doit être accepté et sou-
tenu; dans ses Circonstances actuelles, qui datent de trois ans
plus tard, elle-même énonce cet axiome: << Vous ne pouyez Yous
fier de la défense de YOS intérêts qu'à des intérêts semblables aux
yôtres 1 ».Que veut-elle et que veut Benjamin? La protection des
«intérêts» qu'ils ont en France, la sécurité des fortunes. Or,
les hommes qui sont au pouvoir ont exactemen t le même souci.
Dolic le régime est ce qu'il doit être. Syllogisme irréfutable.
« Rien ne presse plus que de s'attacher les propriétaires», écrit
Germaine avec une parfaite clarté, le 27 décembre, à François
de Pange 2• C'est-à-dire que l'effort à poursuivre aujourd'h ui
est en direction des possédants, pour les convaincre une bonne
fois de la sottise affreuse dont ils se rendraien t coupables en
boudant la République thermidorienne. Le Directoire est leur
salut. Tout mettre en œuvre pour que l'on renonce, chez les
honnêtes gens, à une hostilité qu'expliqu ent et que justifient
trop bien le désir qu'on aurait de rester en soi et l'inconvénient
d'avoir à subir le coudoiement de ces roturiers aujourd'h ui par-
lant en maîtres; hostilité qui n'en est pas moins aberrante
puisque ces individus sans manières s'occupen t à sauver l'essen-
tiel : l'ordre social fondé sur la suprématie de l'argent.
Ce n'est pas, cependant, que les <<républicains>~ soient sans
reproches. So11s prétexte que la Trésorerie de l'Etat connaît
quelque étranglement, ils ont des façons de faire choquantes,
et où se trahissent chez eux des relents de jacobinisme. Le
6 décembre, l'Exécutif a proposé aux Chambres une· mesure
d'urgence que Benjamin trouve consterna nte: un emprunt forcé
de six cents millions 8• L'emprun t sera levé sur les gros contri·

1. Cf. E. HERRIOT, Un ouPrage inédit de Mme de Staël, 1904, p. 9.


2. Comtesse JEAN DE PANGE, op. cit., p. 191.
3. Mallet du Pan a pris feu, lui aussi, contre l'emprunt aux
riches; «demande inouïe», écrit-ille 20 décembre (op. cit., 1, 388),
véritable «opération de Tartares-Kalmouks». (Ibid.) Déjà, le i3,
76 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]

buables; le quart, à peu près, de ceux qui payent le «cens».


Benjamin appartient à ce quart, et autant il estime normal que
les riches authentique s seuls soient électeurs, autant il juge
déplacé que, si les Finances vont mal, on vienne importuner
ces citoyens du premier rang avec des réclamation s dont il
semblait précisément que leur privilège électoral avait pour
objet de les tenir abrités. Si les pauvres, disait Boissy d' Anglas,
ont part à l'élaboration des lois, ils mettront des taxes sur les
riches. On a donc exclu les gueux du scrutin; et voici mainte-
nant que les Directeurs, élus par les mandataires de~ possé-
dants, se retournent contre la petite caste à laquelle ils doivent
leur élévation pour lui extorquer de l'argent. C'est une tricherie,
une rupture du pacte, un véritable abus de confiance. Les riches
sont au pouvoir pour faire payer les pauvres. C'est la règle de
base de toute société rationnellem ent organisée. Où allons-nous
si le Pouvoir demande aux riches des contribution s exception-
nelles! La France nouvelle désappointe Benjamin. Peu de choses
plus drôles sous sa plume que les deux lettres adressées par lui
à son oncle et à sa tante les 8 et 10 décembre 1795. Il est peiné.
Il ne saurait dire à quel point le navrent, sur le plan des prin-
cipes, les comporteme nts du Directoire. «L'emprunt de 600 mil-
lion& sur la classe aisée 1 Pient de passer. Je ne sais combien il
me coûtera. J'ignore aussi si c'est un bon moyen de rétablir l'ordre
que de présenter toujours l'effet de l'industrie 2, c'est-à-dire l'ai-

il a signalé une imposition de 1 200 000 livres que la municipalité


d'Uzès aurait été autorisée à lever sur les châtelains de la commune,
en faveur des indigents, signe trop évident des « brigandages qui
menacent encore une fois les propriétaires» (1, 383). A ses yeux, la
seule ressource pour les honnêtes gens est la prompte expatriation
du numéraire qu'ils avaient encore conservé; « déjà plusieurs capi-
talistes lyonnais viennent de prendre ce parti; il sera imité par tous
les gens prudents» (Id., 1, 387.). Mallet du Pan se rassure à l'idée
que l'État français sera bientôt dans «l'impossibilité physique» de
« découvrir les richesses »; elles sauront se rendre inaccessibles; « la
prévoyance », d'ailleurs, en a déjà « soustrait » la plus large part
«à la rapacité de l'ancienne Convention» (28 décembre 1795, op. cit.,
1, 391).
1. «Une classe, ajoute Benjamin, qui depuis quatre ans n'a eu
que des assignats.» Tout commentaire affaiblirait cette trouvaille.
2. Industrie, au sens défini par Littré : les opérations écono-
miques en général. Dérivé : « industrieux ». Locution où ce terme
revat, pour Constant, son sena plein:« chevalier d'industrie».
(1795] BENJAMI N FAIT DES AFFAIRES
77
sance, comme une raison d'imposi tion» (8 décembr e);« ces sortes
de mesures réPolutionnaires n'ont qu'un effet bien décidé : celui
de démoraliser la classe paupre en lui représentant l'aisance, qui
est un effet de l'industrie, comme une raison de taxations et de
pexations arbitraires, et la pauPreté comme un priPilège. On crée
dans le pays une caste priPilégiée [sic] ... » (10 décembre). Il va
s'en aller, pour un bon moment. «Mme l'ambassadrice a ren-
voyé son départ jusqu'au 20 (... ].Je ne puis renoncer au bonheur
de l'accompagner 1 »; il n'a pas de mots, dit-il encore à l'oncle
Samuel, pour « peindre son impatience de quiuer Paris. La fer-
mentation sourde qui y règne, le découragement des uns, les cou-
pables et audacieuses espérances des autres, tout cela rend ce
séjour insupportable. Le gouPernement existe plutôt qu'il ne
marche [...] . Le désordre des finances s' accrott à chaque instant»;
et, parce que Benjamin aura mainten ant des sommes à payer
dans cette France qu'il voyait faite pour lui être nourricière, il
découvre tout à coup l'existence de la misère; jamais jusqu'ici
il n'en a fait mention dans sa correspondance, si ce n'est (le
14 juin 1795) pour la nier puremen t et simplement. A présent
-la situation, en fait, s'est améliorée quelque peu, grâce aux
dépenses consenties pour fournir aux indigents du pain à
quatre sous-pa pier- à présent Benjamin signale à sa parenté,
comme une raison supplémentaire qu'il a de regagner la Suisse,
la dureté de la vie en France; soyons attentifs à ses expressions;
ce n'est pas la classe pauvre - cette« caste», en somme« pri-
vilégiée ))- qu'il plaint; c'est« tout le monde))' et à l'en croire
(voilà le résultat de l'abominable «emprun t forcé))), comme
« les louis et les marchandises courent les uns après les autres ))'
on ne s'en tire plus, et « tout le monde [sic] est dans la plus pro-
fonde détresse.)) Ah! l'oncle Samuel peut se réjouir; son neveu
est bien revenu de ses naïvetés! Une victime, oui, une victime
des généreux entraînements de son cœur et de son esprit! Enfin,
gémit cet infortuné, « l'enclume ne doit pas raisonner sous le
marteau , mais attendre de quel côté et de quelle manière on la
frappe )). Il garde malgré tout, dans le fond de son âme, quelque
chose de ses grands espoirs. La vérité qu'il ne sent plus dans ce

1. Il n'en écrira pas moins dans Cécile (où il veille à souligner


vivement toutes les incommodités qu'il dut à Mme de Staël) : «Je
revins avec elle en Suisse quoique ce Poyage interromptt le traPail
que j'aPaia commencé à faire pour jouer un r8le en France.» (Cécile,
p. 66.)
78 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1795]
triste destin, reste la vérité;« j'attends beaucoup de l'influence
du parti contraire à mon opinion pour me réconcilier avec la
mienne»; car il a bien besoin qu'elle se ranime en lui, tant est
devenue cruelle sa désillusion. La foi lui reviendra, quand il
subira de nouveau le contact, en Suisse, des émigrés ultras.
C'est le 8 décembre qu'il s'abandonne à ce désenchanteme nt.
Le 10, pour la tante Nassau, il se redresse. Courageuseme nt
optimiste, et fidèle à ses plus profondes convictions, il lui dit
qu'il « ne doute point », malgré la dureté du présent, des pro-
messes de l'avenir; elle s'« affermira », elle trouvera sa voie, et
son style, « cette République que j'ai adorée dès sa naissance »•••
Le 21 décembre 1795, Mme de Staël et son servant 1 montent
dans la berline qui va les conduire à Coppet. En cours de route,
Germaine fera part à son cher Pange de quelques-unes de ses
observations sur la paysannerie. Lui-même, le 28 novembre,
s'irritait contre ces croquants qui « ont élevé leurs denrées à
des prix exorbitants 2 ». Elle vient à son tour de les regarder
vivre, en traversant la France. Quels êtres! « Ils achètent des
biens d'émigrés, mais ils refusent obstinément les écus républi-
cains en disant qu'ils sont faits avec des ciboires!>> La supersti-
tion est encore terriblement malfaisante. Il faudra veiller à
cela 3 •

1. Lorsque Benjamin, en décembre 1795, fit ses adieux à Julie


Talma avec laquelle il s'était lié pendant l'été, il reçut d'elle un
billet qu'il évita soigneusement, je suppose, de faire lire à Ger-
maine : << Vos propriétés sont charmantes, dites-vous. Pourquoi les
quitterP Il est ·vrai que vous ramenez avec vous la plus charmante de
toutes parmi ces propriétés nationales à vendre. Vous devez vous féli-
citer d'avoir soumissionné celle-là. >>
2. Comtesse JEAN DE PANGE, op. cit., p. 182. Et Mallet du Pan
signale le 27 décembre (op. cit., 1, 399) : «Les paysans ne vendent
rien que contre espèces et les prix de toutes choses, en numéraire,
ont doublé depuis 1790. >>
3. Les Mémoires de Barras rapportent un mot remarquable de
Mme de Staël sur la superstition : un catholique convenant devant
elle qu'il y avait eu, sous l'ancien régime, des abus dans le clergé,
Germaine avait répondu : « Il n'y a pas seulement des abus dans le
clergé catholique; c'est ce clergé tout entier qui est lui-même un
abus.» (Mémoires de Barras, II, xxx, p. 452.)
CHAPITRE DEUXIÈME

1796
ou
BENJAMIN S'AFFIRME, VAINEMENT,
CITOYEN FRANÇAIS

L'« envoyé extraordinaire de la République française près


celle de Genève » signale à Paris, le 4 janvier 1796, que Mme de
Staël, ayant traversé Lausanne, est maintenant à Coppet;
« elle est arrivée avec un M. Constant, qui l'avait suivie à
Paris 1 ». Aucune observation à faire, jusqu'ici, sur les actes
et paroles de la dame, sinon ceci, qui est de hon augure : à Lau•
sanne, invitée chez le bailli, et « placée (à table] par le mattre
de la maison à côté de l'envoyé Wickham (le résident hritan·
nique en Suisse, ami et bailleur de fonds des émigrés ultras],
l'un et l'autre ont affecté de ne pas se dire un seul mot 1 ».
Germaine et son amant ont, en pays de Vaud, des allures
beaucoup plus tranchées qu'à Paris. Ils sont les audacieux,
les enthousiastes de la liberté, qui font peur aux esprits dor-
mants. Ils appartiennent à l'avenir. Les voici qui reviennent
sains et saufs, et parfaitement heureux, de cette terrible France.
Ce séjour qu'ils ont effectué au pays du diable, ils en parlent
comme d'une saison dans le futur. Ils vont disant que c'est
passionnant, que la République est une grande chose, qu'il
y a sans doute des dangers encore, là-bas, et des imperfections;
mais qu'il faut savoir, comme eux, dépasser d'un œil vision·
naire les infirmités du présent, comprendre le sens de l'Histoire,
et saisir, sous les faits, l'incarnation graduelle des principes.
Germaine et Benjamin retrouvent du tonus chez leurs compa-
triotes qu'ils jouissent d'éblouir et de scandaliser. Pas un mot
1. Archives Nationales, F 7, 7094.
2. Ibid.
80 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1.796]
.
- cela va de soi - sur les pénibles incidents survenus entre
« l'ambassadrice >> et les comités. Des sourires naltraient, bles·
sants. Adorante et rabrouée, Germaine aurait fâcheuse mine
si l'on présentait de la sorte ses rapports avec la République.
Et quelle jubilation, alors, chez les irréconciliables, les émigrés
d'avant la Terreur, ces « royalistes purs » qui vivent sur les
bords du Léman, attendant le retour des princes, et qui la
détestent, elle et son père, et qui passent leur temps à la
couvrir de calomnies 1 ! Que d'éclats de rire énormes, côté
« Coblentz », si l'on pouvait partout claironner que cette
femme sans vertu, dépravée comme on ne l'est point, et qui
donne, bien entendu, dans tout le satanisme révolutionnaire,
a trouvé le moyen d'écœurer les infâmes eux-mêmes. Donc,
silence tombal de sa part, et de la part de Benjamin, sur les
tiraillements de ces derniers mois; et l'affectation d'une euphorie
sans mélange. S'est-elle confiée à monsieur-père? C'est pos-
sible; ce n'est pas sûr; toujours est-il que, s'il est informé, il
joue le jeu très fidèlement. Dès le 2 janvier, avec un indulgent
sourire, il a glissé à Meister (qui est un bavard et qui connatt
tout le monde) que sa fille et son excellent ami M. Constant,
retour de France, « sont tous deux merveilleusement lestés
en idées et en espérances républicaines 2 »;et Germaine avertira
bientôt ce correspondant non médiocre qu'elle lui en voudrait
beaucoup s'il se permettait des propos sans tendresse sur le
régime qui fait le bonheur des Français : « J'ai beaucoup de
délicatesse sur tout ce qui concerne la République;
Un songe, un rien, tout nous fait peur
Quand il s'agit de ce qu'on aime a.>>

Benjamin a résolu de mettre à profit son hivernage chez sa


mattresse pour composer une brochure qu'on lancera en France
au printemps et sur laquelle il compte pour le pousser beau·
coup. Un appel aux possédants. Une exhortation à ouvrir

1. Cf. l'avant-propos de son livre de 1796, De l'influence des pas-


sions «Calomniée sans cesse [etc.] >> Et six ans plus tard, dans
Delphine, Germaine ne manquera pas de se peindre, sous les traits
de Mme d' Albémar, comme une victime des faussetés atroces conçues
dans les salons réactionnaires.
2. Cf. Lettres inédites de Mme de Staël à Henri Meister, Paris,
1903, p. 134.
3. Id., p. 138.
(1.796) BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 81.
les yeux, une bonne fois, sur les impératifs de la raisol;l. Corn·
ment peuvent-ils ne pas voir que cette République conserva·
trice instaurée par les « Girondins » est leur plus stir rempart
contre les avidités plébéiennes, et que la monarchie qu'ils
regrettent serait hien trop faible aujourd'hui pour former la
«digue» nécessaire à la sécurité de leur aisance? Il prêche pour
son saint? Il est orfèvre? Il invite les gens à l'acceptation d'un
« nouvel ordre » qui leur a enlevé quelques plumes, tandis qu'il
en a, pour sa part, retiré de jolis bénéfices? Mais qui, parmi
ses lecteurs, connaîtra ces détails privés? Et quand 'hien même
cela se saurait, la valeur de ses arguments ne s'en trouvera
point amoindrie. Son thème est hon parce qu'il est véridique.
Ce qu'il va dire aux hommes qui possèdent, c'est la vérité et
la sagesse mêmes; un peu de réflexion les en convaincra. Il
se fera leur jeune Mentor. Des ressentiments les arrêtent? ou
des dégoûts? ou des nostalgies? Ces choses-là ne sont pas
sérieuses. La politique est un discernement d'avantages, suivi
d'un art de la manœuvre. Benjamin veut offrir aux gens de
sa classe un constat et une méthode. Et si la société élégante
refuse de l'écouter, s'enferme dans ses hargnes, continue folle-
ment à préférer ces royalistes qui ont déjà failli, en vendé-
miaire, faire basculer l'ordre social et ramener le chaos, du
moins aura-t-il appelé sur lui, par ce plaidoyer en faveur du
régime, l'attention bienfaisante du Directoire.
Le château de Coppet, en ce début de l'année 1. 796, est une
usine qui tourne à plein rendement. Necker y met la dernière
main à ce gros ouvrage de morale et de politique dont il veut
faire présent à l'humanité avant de quitter le monde; Germaine
a entrepris un nouveau livre (le troisième depuis dix-huit mois)
et Benjamin travaille énergiquement à sa brochure. « J'écris
sur la passion et Benjamin sur la République>>, confie l'amhas·
sadrice à son cher François de Pange, le 19 mars 1796. Elle
mène, au vrai, double besogne, dissertant d'une part sur
l'influence des passions, mais participant d'autre part à l'éla-
boration du pamphlet que prépare son protégé. Elle donne son
avis à mesure, ne ménage pas les conseils, suscite des dévelop·
pements, fournit même, peut-être, des paragraphes. Elle n'hési·
tera pas, en juin, à déclarer tout net devant Desportes, le
« résident » français à Genève : l'opuscule de M. Constant,
« j'en suis en partie l'auteur » 1•

1. Lettre de Desportes à Delacroix du 11 juin 1796, dans P. GAv•


82 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
Lisons d'un peu près cette étude, très méditée, de Benjamin.
Elle est fort instructive et le titre même qu'il lui a choisi, en
dépit de sa forme pâteuse, est vigoureusement explicite :
De la Foree du GouYernement actuel de la France et de la N éces·
sité de s'y rallier. Une introduction, d'abord, brève mais de
haut goftt; si la syntaxe est contestable, l'audace, en tout cas,
ne l'est point; « n'étant attaché à aucun parti par aucun intérêt
[•.. ],nul motif personnel n'a pu diriger mes jugements»; et, tout
de suite, le thème central, l'idée qui commande sa pensée et
ses actes depuis qu'il s'occupe de la France, comme elle guide,
comme elle obsède les Sieyès, les Barras et tous les thermi-
doriens : << Je désire ardemment Yoir se terminer la RéYolution,
parce qu'elle ne saurait désormais être que funeste à la liberté. »
Puis Benjamin pénètre dans son sujet, et sa harangue s'ouvre
sur un éloge des conventionnels. (C'est vraiment une aubaine,
l'anonymat de ses trois articles fulgurants du mois de juin,
dans les NouYelles de Suard; s'il devait maintenant les avouer,
quel embarras pour ses mouvements!) Oui, de grands citoyens,
ces hommes de la Convention, aujourd'hui ençore, par bonheur,
présents aux deux tiers dans les Chambres et qui, généreux
serviteurs du pays,<< conserYent la puissance presque malgré ew:
[sic] et comme une sauyegarde )) de la société. La date crùciale,
à partir de laquelle tout s'est désembrumé, la date du<< partage»
où l'on a pu voir se disjoindre les bons et les méchants, l'évé·
nement illuminateur, c'est le 1er prairial, jour où la Convention
a su faire trembler la canaille. «Depuis le 1er prairial, la majorité
de la ConYention [... ], éclairée par de longues calamités, aYait
é9idemment des intentions pures.)) Le devoir des honnêtes gens,
dès lors, était tout tracé; cette Assemblée, hier encore sangui·
na ire, << ne fallait-il pas l'encourager dans sa conversion ines·
pérée? )) Elle qui avait subi, soutenu même, naguère, les scé·
lérats venus des bas-fonds, la voilà qui réglait leur compte
aux « anarchistes )). Si le terme n'avait perdu son sens, ne serait·
on point tenté d'appeler proyidentiel un tel retournement? La
Convention, du reste, en octobre 1795, a donné une preuve
décisive de son option pour le bien. Des intrigants se jetèrent

TIER, Mme de Staël et la police du Directoire, ReYue Bleue du 5 mars


1797. Sur le même sujet, et sous le même titre, cf. également l'article
de R. Guyot dans la Bibliothèque uniYerselle, 1904, t. XXXV, et
l'étude de Ed. CaAPUISAT, Mme de Staël et la police, parue à Genèse
en i909. ·
(1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMEN T FRANÇAIS 83
sur elle (et Benjamin, discret et noble, tait ce nom souillé :
vendémiaire); leur folie engendrait le risque de ramener la
Révolution aux pires excès du terrorisme. Non. La Convention
garda son sang-froid; « et, certes, ce n'est pas un petit mérite à
cette Assemblée d' aYoir marché Yers la liberté quand on la repous-
sait yers la route de la tyrannie [... ] et d' aYoir su rester constitu-
tionnelle et modérée, lorsqu'on la forçait de redeYenir réYolution-
naire et toute puissante >>. Ainsi la démonstra tion est faite. « Le
gouyernement est fort par lui-même» ; il a écrasé la classe abjecte;
il a dissipé en un instant ces impruden ts adversaires venus
d'ailleurs, et il s'est maîtrisé lui-même, écartant les tentations
de la vengeance 1 contre ces adversaires-là, non point, il est
vrai, des monstres comme les autres, mais des égarés, des
aveugles qu'il faut guérir de 'leur erreur et rallier à l'ordre
nouveau.
C'est précisément la tâche que Benjamin Constant s'as-
signe. Démarcheur du Directoire. Ordonnateur, chez les possé-
dants, des public-relations gouvernementales. Ministre bénévole
- en attendant mieux - de la propagande thermidorienne.
Et son gros argument, celui qui devrait suffire à dissoudre
les réticences de tout h.omme sensé, c'est que << la Républiqu e
a pour elle » cet incomparable << aYantage d'être ce qui est le plus
établi. >> Parlons net : la République ne serait pas commode à
renverser;<< la moitié, pour le moins, des intérêts de la France
est attachée, dès à présent, à la RéplJ;blique »;la bourgeoisie adhère
au régime; les citoyens du Tiers Etat tiennent à la République
à la fois par un << orgueil qui est la réhabilitation de leur classe »
et parce qu'ils << ont à défendre leur fortune et leur Yie >>. Les faits
sont là, dit Benjamin;« le peuple- peuple, dans son dictionnaire,
est un mot qui s'oppose à populace - s'est prononcé» ; il s'est
prononcé<< le 14 juillet pour la liberté, le 11 août pour la Répu-
blique, le 9 thermidor et le 4 prairial contre l'anarchie ». En consé-
quence, il est déconseillé aux royalistes impéniten ts de songer
encore à des entreprises de vive force contre un pouvoir qui
a de quoi se faire obéir et qui, au surplus- attention !- tient

1. << J'ai Yu, écrit Benjamin d'un style où passe le souffie épique,
j'ai YU ces hommes [les admirables conventionnels de vendémiaire],
gémissant sur les suites d'une Yictoire qu'on leur aYait rendue néces-
saire, se ressaisir, par le plus dangereux effort, du poste mitoyen qu'ils
aYaient été forcu d'abandonner». Gloire à ces calmes héros qui ont si
vite et sans bruit<< écrasé une Terreur renaissante/»
84 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
en réserve, comme « une artillerie formidable », .comme une «res·
source » ultime et<< terrible »dont il n'hésiterait point à se servir
si l'opposition l'ennuyait trop, des bandes prêtes à tout, des
équipes haletantes auxquelles, le cas échéant, les maîtres de
l'heure enlèveraient le licol et la muselière. Ces << êtres d'une
espèce inconnue>>, qui« réunissent le courage et la cruauté, l'amour
de la liberté et la soif du despotisme », la plus élémentaire sagesse
est d'éviter d'avoir affaire à eux. Ils« ont mis au retour de la
royauté un obstacle qu'elle ne surmontera jamais ». Ce sont les
vaincus de prairial, et ils n'aiment pas le Directoire; mais qu'on
ne s'y trompe point : « ils seraient à lui dès qu'on l'attaquerait,
parce qu'ils sentent bien que les agresseurs sont plus encore leurs
ennemis que ceux de la Constitution ». Telle est la précieuse équi-
voque, fort bien saisie par Benjamin, dont jouent les thermi-
doriens pour se faire admettre d'une plèbe haïe par eux au
moins autant que par les gens de qualité. Ils lui laissent croire
que, soucieux de l'ordre parce que l'ordre est nécessaire quel
que soit le gouvernement, et prudents parce qu'il faut l'être
(la précipitation pouvant tout perdre), ils n'en sont pas moins,
dans leurs cœurs, des amis sincères, les plus sûrs amis de la
population souffrante, tandis que les royalistes sont ses adver-
saires implacables. Mais la prédication de Benjamin ne s'adresse
pas à cette tourbe. Elle concerne les royalistes. Et il a besoin
de les. convaincre qu'entre eux-mêmes et les « Girondins »
possesseurs de l'État la masse, la masse immonde, ne balan-
cera jamais et protégera contre eux la République, même non-
jacobine, même anti-jacobine, s'ils s'avisent de lui donner
l'assaut. Fasse le sort qu'ils n'aient pas cette démence! Benja-
min baisse la voix, dirait-on, murmurant une confidence qui
n'est pas pour les hommes de sang; un avertissement presque
fraternel qu'il glisse aux monarchistes (mais comprenez donc,
insensés, que vos intérêts sont les nôtres!) : Prenez garde! Si
votre cécité furieuse obligeait les républicains à recourir aux
terroristes pour vous barrer la route, << qui peut se flatter que le
gouvernement serait toujours assez fort pour contenir ses aUiés
vainqueurs l'» Beau travail que vous feriez là! Pour détruire une
Constitution qui vous déplaît alors qu'elle garantit notre
commun repos, vous auriez déchaîné la tempête qui nous met-
trait tous dans l'abîme.
Un couplet ensuite, peu propre à séduire ceux que l'auteur
paraît vouloir convaincre, mais destiné sans doute à montrer
fortement aux détenteurs de l'autorité et dispensateurs de
[1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 85
prébendes combien ils se tromperaien t en soupçonnan t encore,
comme ils le font peut-être, l'ami de Mme de Staël d'un pen•
chant secret pour la royauté. La royauté, s'écrie Benjamin,
c'est l'avilissement. Alors que, dans la République , les fronts
sont purs, les regards clairs, les pensées hautes, sous la monar-
chie « le honteux ennui marque de son sceau tout ce qui n'est pas,
ou dégradé par la serPitude, ou distrait par d'ignobles jouissances »;
rien de pire pour une nation que « l'éducation monarchique; les
caractères sont énerPés, comme les corps, par l'habitude de l'inac-
tion ou par l'excès des plaisirs»; et si quelque affreux malheur
ramenait la France en arrière, la nuit tomberait sur les esprits
car« nous Perrions renaître le christianisme du moyen dge ». Certes,
la législation présente réclame des !}ménagements; des séquelles
subsistent de l'époque odieuse où les jacobins piétinaient l'un
des droits primordiaux de l'individu; dans une société bien
organisée,« le gouPernement n'influe sur le commerce que par la
liberté qu'il lui laisse>> et la prospérité ne saurait s'accrottre que
par« l'exercice indiPiduel et illimité de l'industrie >> 1; Benjamin
reconnatt donc volontiers que des réformes sont nécessaires,
car le pouvoir << exerce encore >>, en quelques domaines, « sur la
Bourse >> en particulier, une «sorte d'autorité inquiète >> à laquelle
il devra renoncer s'il veut être fidèle à l'esprit des temps.
« Je frémis, je l'apoue, écrit courageusement Benjamin, lorsque
je Pois, même pour des objets de peu d'importance, citer des lois
promulguées entre le 31 mai et le 8 thermidor >>;hâtez-vous, dit-il
aux gouvernants, hâtez-vous de« frapper de néant >> toute cette
législation funeste. Et vous, endeuillés respectables qui pleurez,
dans vos familles, des victimes de l'échafaud, maintenant « qu'ont
été punis>> les auteurs de ces attentats, vous avez eu réparation;
« l'isolement, l' absorbation 2 , l'attente de la mort, Poilà ce qui reste
aux infortunés>>, et voilà surtout ce que M. Constant leur recom·
mande : qu'ils se tiennent dans leur coin, tout à leur douleur,
et sans importuner personne; qu'ils mettent à profit leur immo-
bilité et leur silence pour mieux comprendre à quel point la
situation politique leur prescrit l'effacement. « Sur la classe
qu'il faut contenir>>, la noblesse a perdu son influence; «une puis-

1. Cf. supra, p. 76, note 12.


2. Cf. de même, sous la plume de Mme de Staël:« Ce qu'on a le
plus de peine à supporter dans l'infortune, c'est l'absorbation, la
fixation sur une seule idée. >> (De l' 1nfluence des pa8aions, t. II,
p. 18.)
86 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (1796]
sance durable est nécessaire» à ceux qui ont pour mission de veiller
à la paix sociale, laquelle repose sur la docilité des pauvres.
La noblesse n'est plus en état d'assurer à la société cette garantie
fondamentale. Conclusion : nobles, tenez-vous tranquilles et
laissez vos successeurs nous sauver, vous sauver. Et, allons,
convenez-en -ne vous en laissez pas conter par des frénétiques!
n'écoutez pas leurs « inculpations exagérées»- ce n'est pas si mal,
le régime qui s'est installé depuis novembre; les «fonctions admi-
nistratives >>, dans l'ensemble, sont confiées à des gens« honnêtes>>.
Ça marche; et si l'on n'est pas complètement aveugle, on doit
estimer, non? qu'après ce qui a failli se produire, c'est un pro-
dige que la société soit encore sur ses bases. Alors, du calme,
du calme! Surtout ne pas secouer l'édifice, encore si frêle, mais
qui a ce mérite suprême d'exister, avec son toit, ses comparti-
ments, son sous-sol et sa police.
«Mon but a été de prouPer, déclare Benjamin Constant, que,
toutes choses égales, la République en France, par cela seul
qu'elle est établie, dePait être préférée)>. Et ceci encore : « Je n'écris
contre aucune forme de gouvernement, mais j'écris contre toute
espèce de révolution nouPelle. Je n'inPite aucun état monarchique
à se républicaniser, mais j'adjure les Français de ne pas réPolu-
tionner contre la République>>. Honneur au juste milieu! Que l'on
se réconcilie, dans une tolérance réciproque, entre ex-nobles
et néo-bourgeois; que l'on forme, c'est le salut, la grande famille
des possédants luttant sur deux fronts, à droite et à gauche :à
droite, contre les privilégiés d'hier, et avant tout les gens d'Église,
à gauche contre les va-nu-pieds; les premiers, sous la plume
de Benjamin, s'appellent les« partisans dégradés du despotisme»,
et les seconds «les sectateurs féroces du crime». Un peu d'emphase
n'est pas de trop pour compenser l'aspect rebutant que d'au-
cuns, peut-être, trouveront à ces conseils. Hardi pour la rhéto-
rique! Et voici le « génie tutélaire de la France» qui,« depuis le
9 Thermidor», n'a cessé de la s,ecourir parmi des << dangers» sans
nombre; voici la République, tout à l'heure, semblait-il, réservée
à l'usage des Gaulois, et recommandable surtout en qualité
d'« ordre établi», la voici parée de nouveau d'une valeur univer-
selle : à la République « s'attache tout ce qu'il y a de noble et de
grand dans les destinées humaines»; voici les héros des nouveaux
temps : «la Périté sera leur religion 1, l'histoire leur légende, les

1. Et, ailleurs, (p. 22), ceci, que l'on s'en voudrait de négliger~
u Ceux qui ont lié leur sort à la République ont à défendre, au lieu
[1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 87
grands hommes de l'antiquité leurs saints, la liberté leur autre
Yiel » Voici l'émouvant appel aux .écrivains dignes de ce nom,
et que Benjamin convie à prêcher comme lui l'union des cœurs
et le rassemblement des nantis : << Parcourez, l' oliYier à la main,
les plaines rayagées [etc., etc.]>> Et voici la péroraison, l'apothéose,
les cymbales : << Il s'agit de prononcer entre l'abrutissement de
l'homme et sa réhabilitation, entre la superstition et les lumières,
entre le X Je et le X 1xe siècle/ 1 »Benjamin n'est pas mécontent.
Sa brochure doit réussir. Les maîtres de l'heure ne pourront
manquer d'y reconnaître une défense et illustration de leur
cause. Rien de meilleur pour une alliance que d'avoir les mêmes
haines. Constant et les thermidoriens haïssent et craignent les
mêmes gens : les prêtres et les pauvres.

•* •
L'amant de Mme de Staël se trouve bien dans le château de
sa maîtresse où il a élu domicile. La table y est bonne; la domes-
ticité nombreuse. Germaine <<n'a point de sens 2 », c'est dom-
mage, et elle aura trente ans le 22 avril. Un âge, à cette époque,
trente ans, pour une femme a. Mais elle est divertissante, pleine
d'esprit, richissime. Pendant que l'on imprime sa brochure à
Lausanne, Benjamin patiente agréablement à Coppet 4• Les
affaires de France, qu'il surveille de loin, lui semblent n'aller
pas mal, et les siennes propres sont satisfaisantes : « La majorité
du Directoire est aussi opposée aux Jacobins qu'on peut l'être;
les deux tiers de mes biens sont affermés et me rapporteront en
grain, dès cette année, 85 000 fr s. en argent. » Un souci pourtant :
les« manœuvres » de Wickham «contre la République française»;

de préjugés, ce qu'ils regardent comme des principes, au lieu d'in-


térêts personnels, ce qui est pour eux une religion. »
1. Toute ces citations sont tirées de l'édition originale, imprimée
en 1796 chez J. Mourer à Lausanne.
2. BENJAMIN CoNsTANT, Journaux intimes (édit. 1952), 23 mars
1803, p. 45. .
3. «J'approche de trente ans, époque où la considération com-
mence à devenir nécessaire» (Delphine, IV, xxv); et, dans le même
ouvrage : Les enfants sont « le seul bien qui donne aux femmes un
avenir après trente ans» (Ibid.).
4. Et Germaine se montre enivrée:« Benjamin, dont l'inépuilable
bonté pour moi répand un Yrai charme sur ma Yie [..•] »,écrit-elle l
Pange, le 19 mars 1796. (Comtesse J. DE PANGE, op. cit., p. 2t7.)
88 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
Benjamin n'aime pas cela du tout. Ce monsieur « compromet la
Suisse; j'espère que la sagesse de notre gouvernement [le gouver·
ne ment bernois] en imposera [sic] à ce ministre d' Anglete"e >>;
l'appui qu'il prête aux émigrés à Paris, le Directoire en connatt
les détails et la Suisse s'expose à payer cher la liberté d'action
qu'elle laisse à cet intrigant. On se tourmente, chez M. Necker',
de ce qui pourrait arriver si la Suisse, sur ce point, poussait
à bout le Directoire et si les Français survenaient , l'arme à la
main, pour mettre bon ordre aux manigances de Wickham et des
royalistes. Une intervention française s'accompagn erait, iné-
vitablement , de retouches importantes à certains usages helvé-
tiques. Les « droits féodaux » rapportent beaucoup à la famille
Necker, et si Germaine est anti-féodale en France, elle ne se
~ent point, en Suisse, la même vocation. Benjamin Constant,
on l'a vu, a eu grand soin dans sa brochure de hien marquer
qu'il n'invitait personne, hors de France, à se «républican iser»;
bénéficiant, comme il le fait, des ressources Necker, il s'en
voudrait de les amoindrir. Trop bête, oui, ce serait trop bête,
écrit-il à sa tante, si nous autres Suisses « qui avons miracu-
leusement échappé », jusqu'ici, à la guerre et au désordre dans
cette Europe en flammes, nous nous trouvions en proie à l'in-
vasion étrangère et à ses suites par la faute des complaisances
absurdes accordées aux réfugiés français 1.
A Paris, on veille à l'essentiel comme il faut, et les anarchistes
sont invités à s'en rendre compte par la création significative,
en date du 2 janvier, d'un nouveau départemen t ministériel,
dont Robespierre lui-même s'était passé, mais que le Direc·
toire invente : le ministère de la Police générale. « La misère
continue à être immense », note Mallet du Pan, le 20 mars;
«le numéraire est de la plus extrême rareté[...] Tous les comes-
tibles renchérissen t 2 ». Un rapport d'argousins signalait en
janvier des « murmures », dans « la classe indigente », à cause
des « dispenses » qu'obtienne nt les riches pour dérober leurs
fils à la conscription (le procédé courant, dit le rapport, est
l'entremise, auprès des bureaux militaires, que «les femmes>>
sollicitent de tels députés, en faveur de tels conscrits), tandis

1. Cf. deux lettres de Benjamin Constant à sa tante Nassau,


toutes deux écrites de Coppet; une seule est datée, du 18 mars.
(Recueil Melegari, pp. 290-292.)
2. MALLET DU PAN, op. cit., II, as.
[i 796] BE N.T AMIN ·s' APPII\:MB V AINE MENT FRANÇAIS 89
que dans ]es faubourgs le recrutement est impitoyable (autant
d'émeutiers éventuels en moins). Mais il s'agit de« murmures» ,
seulement; autant dire rien. Le Pouvoir, d'ailleurs, a jugé
prudent de nourrir un peu la populace. 560 000 personnes ont
droit au pain-à-quatre-sous. Un chiffre, 5~0 000! Ces crève·
la-faim sont légion. On se ruine à faire manger, vaguement,
cette multitude, mais c'est une dépense de sécurité. On a
beau avoir l'armée avec soi, si ce demi-million d'affamés
se soulevait, la situation risquerait d'être délicate. Pour
l'instant, écrit Mallet du Pan, le 7 février, « le peuple » ne
bouge pas;« c'est le sommeil du lion >> '1 , et il est recommandé
aux responsables de l'ordre de garder la main constammen t
sur la poignée du sabre ou sur la crosse du pistolet. Le Direc-
toire a des indicateurs en permanence dans les groupes où l'on
soutenait, avant-hier, les Montagnards et la Commune, et le
Club du Panthéon doit fermer ses portes le 28 février. C'est
à l'armée, c'est au commandan t en chef de la 17e division
militaire que l'on a confié cette opération. Mallet du Pan, le
20 février, n'a pas encore le nom de ce militaire-policier; il
sait seulement que c'est << un corse, scélérat profès et absolument
livré aux thermidoriens >> 2• Le 17 mars 1796, pour la première fois,
Mallet pourra transmettre ce nom propre à la cour de Vienne :
le « terroriste >> en question s'appelle << Buonaparte »; créature
et<< bras droit>> de Barras 3 • Pourvu qu'il croisse et s'enrichisse,
le Buonaparte fera la politique qu'on voudra. Jacobin, naguère,
il << comprime » à présent ses amis de la veille avec toute l'ardeur
d'un officier soucieux de son avancement. Le 16 avril 1796,
une loi est édictée, excellente : << sera puni de mort >> désormais
quiconque provoquera au << partage des propriétés particu·
lières ». Il paratt, dit Mallet le 18, que les anciens << cordeliers ))'
pire encore que les jacobins, recommencent à faire parler d'eux;
ces gens-là se mêlent des choses dont il importe capitalemen t
que le peuple ne se mêle point, la structure économique du
pays, lé mécanisme de production et d'exploitation; si les tra·
vailleurs se mettent à examiner le système au lieu de le subir
tout uniment, pas de péril plus redoutable. Or, les<< cordeliers»
s'emploient à cette besogne scélérate, expliquant le jeu, divul·

f. MALLET DU pAN, op. cit., f, 425.


2. Id., II, 13.
3. Id., Il, 32.
90 BENJAMIN CONSTANT MUSC~DIN [1796]
guant le secret. « Le ·petit peuple, note Mallet (18 avril 1796),
est séduit par cette doctrine qui fait· des progrès· alarmants; »
« la misère publique ajoute une force indicible » aux propos de
ces criminels; rien d'étrange à cela, car « la multitude inférieure
[•.•] ne respire que sang et pillage 1 ». Le Directoire, heureuse·
ment, est énergique. Il adresse un message (15 avril) au Corps
législatif sur les entreprises « anarchistes )) et l'urgence de dis·
soudre toutes les sociétés populaires qui chercheraient à se
reconstituer.
Le 16 mars 1796, Constant s'est fait délivrer par le bailli de
Lausanne un passeport pour la France, et, le 29, Barthélemy,
qui représente en Suisse la République française, accorde son
visa. Néanmoins, Benjamin s'attarde encore à Coppet. Le
5 avril, Germaine annonce à Meister que le brillant jeune homme
partira pour Paris « le 15 )). Elle-même se mettra en route un
mois plus tard, environ « vers le 15 de mai ». Germaine se doit
à son père autant qu'à Benjamin (le mari ne compte pas; il
n'est utile que par son titre de baron et ses fonctions d'ambas·
sadeur); elle tiendra compagnie au vieux monsieur jusqu'à la
belle saison; son livre des Passions n'est point achevé, du reste,
et elle ne saurait y travailler dans l'agitation de la capitale.
Benjamin, en revanche, a besoin d'assurer le lancement de sa
brochure. Vivre sans lui plusieurs semaines est pour « Minette 2 ))
une cruelle épreuve, mais elle offre aux dieux ce sacrifice pour
la carrière de son amant. Il arrive à Paris vers le 22 avril 3 et,
du 30 avril au 4 mai, des extraits de son dithyrambe paraissent
dans La Sentinelle 4• Louvet, d'enthousiasme , a donné le nihil
obstat. C'est bien, c'e~t tout à fait bien, ce travail d'un homme

1. MALLET nu PAN, op. cit.; II, 56 et 57.


2. Minette, on le sait, était le « petit nom » de Germaine, dans
l'intimité. Le groupe de Mme de Beaumont (Chateaubriand, Chê·
nedollé, Joubert) la baptisera, plus tard, «Léviathan». Minetts
LéYiathan; un pseudonyme qui fait· rêver.
3. Benjamin Constant a quitté Coppet le 18 avril, emportant un
billet, daté du jour même, que Germaine lui confiait pour Eric-
Magnus. (Cf. ReYue des Deux Mondes du 1er avril1939.)
· 4. En lui annonçant l'envoi prochain de « cent exemplaires » de
sa brochure, imprimée en Suisse, Benjamin Constant faisait modeste·
ment apprécier à Louvet son audace de républicain. « Ceux qui
connaissent ce pays, lui disait-il, trouYeront peut-~tre dans une publi·
cation pareille plus d'un genre de courage ».(Cf. Bibliothèque uniYer·
seUe, 1912, t. LXVII, pp. 225-247.)
[1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 91
du dehors à la gloire du régime instauré par la Constitution de
l'an III : la dictature des propriétaires sous le nom maintenu
de République. Il a attrapé le ton avec une aisance qui fait
honneur à sa ductilité. Si parfaite, si appropriée, sa brochure,
que Le Moniteur du 1er au 9 mai, en publie le texte intégral,
précédé d'une notice chaleureuse où les « intentions et but de
l'auteur» sont déclarés« louables, sincères, dictés par la raison
et la philanthropie ». Benjamin devrait se réjouir, mais s'il
plaît à l'équipe aujourd'hui dirigeante, il irrite en même temps
beaucoup de monde. Tallien est furieux de n'avoir point été
choisi pour faire partie de l'Exécutif et il a son clan de rancu-
neux, guettant l'occasion d'évincer les gagnants. Carnot n'aime
pas Mme de Staël et, par ricochet, Benjamin en pâtit. Et du
côté des « modérés », l'homélie racoleuse de Constant reçoit
un accueil détestable. On le voit venir! On se souvient des
gages qu'il a donnés, l'année dernière, quand il écrivait d'une
plume vengeresse, dans les Nouvelles. C'est un transfuge, et
qui joue des coudes, dans les rangs des « républiçains >>. Cet
Helvète, au surplus, qui s'est glissé en France pour s'y enrichir
dans les biens nationaux, on se demande ce qui l'autorise à
distribuer aux autochtones, d'une voix péremptoire, les conseils
et les remontrances. On déteste aussi sa façon d'« indiquer au
Directoire qu'il peut se servir des jacobins pour combattre les
royalistes 1 ». Montesquiou estime son ouvrage fort « imperti-
nent» et raconte, joyeux et griffu, à Mme de Montolieu, le 15 mai,
que Benjamin s'est vu, le 13, « houspiller » comme il le mérite
par des convives honnêtes gens lors d'un « dîner chez M. de
Staël ». Et ce jargon, et ce pathos! « Du style de précieuse ridi·
cule 2! >>

1. Cf. Lettres de Ch. de Constant (la lettre du 14 mai 1796), dans


la Nouvelle Revue Rétrospective (numéros de juillet-décembre 1904,
p. 56).
2. Montesquiou à Mme de Montolieu, 15 mai 1796. Germaine
s'est dépensée, s'est multipliée, pour assurer au factum de son amant
le plus beau succès possible. Le 19 avril, elle signalait à son mari :
« L'ouvrage de Benjamin est le grand événement de ceux qui lisent »;
dans un billet sans date, conservé à la Bibliothèque de Genève,
Mme de Staël disait à Rosalie que ce livre «tiendrait la première
place parmi tous les écrits que la Révolution a fait naître ''· Cepen-
dant, son ami genevois, Pictet-Diodati, qu'elle avait vainement
tenté d'intéresser au lancement de la brochure, lui déclarait, le
22 avril : l'ouvrage ne pourrait guère servir qu' « à persuader à
92 BBN.JA.MIN CONSTANT Mt1BCA.DIN [1.796]
· · A sa tante Nassau, Benjamin fait des confidences mitigées,
mais, telles quelles, intéressantes. Somme toute, dit-il, la
situation n'est pas mauvaise, et, sur la question qui prime
tout, celle de la paix publique, il n'a que de bonnes nouvelles
à envoyer en Suisse. Paris, que les émigrés de Lausanne décrivent
toujours comme un volcan, comme un enfer, Paris est« la vill.'J
la plus tranquille qui soit sur la surface de la terre; chaque jour
affermit le gouvernement parce que chaque jour il devient plus
juste >> - plus juste pour les gens de bien, plus énergique· à
l'égard des « hommes de sang ». Benjamin convient qu'il n'a,
personnellement, pas à se plaindre et qu'il dispose maintenant
chez les Français de relations nombreuses; « l'ouvrage. que j'ai
publié a produit quelque sensation ». Mais il manque d'entrain.
Son cœur, d'abord, est veuf, et sa tante doit bien savoir qu'il
est un sentimental; privée de Mme de Staël, son existence est
décolorée : « je n'ai plus ici ce qui m'intéressait par-dessus tout,
et la maison où je passais ma vie»; et puis, ces relations, ces
« connaissances » qu'il a maintenant, en foule, à Paris, ne
l'amusent guère;« outre que l'intérêt n'est pas mon défaut», dit-il
paisiblement, ces amitiés politiques « sont tellement difficiles à
ménager entre elles, il y a tant de tracasseries », il est si compliqué
« de ne pas déplaire aux uns pour plaire aux autres », qu'en vérité
Benjamin est« harassé» de tout cela;« je suis profondément fatigué
de Paris[ ... ]; je partirai, dans peu, pour ma campagne,, et« j'irai
oublier [là-bas] les hommes et les factions »1 • D'autant plus que
ses acquisitions, ravissantes l'an passé, lui donnent à présent
des soucis; ses charges sont beaucoup plus lourdes qu'il ne les
avait imaginées, e~ les paysans sont une engeance redoutable;
« il faut que j'arrange mes propriétés ici pour ne pas me trouver
ruiné. » En quelques semaines, comme on voit, la France a
perdu, de nouveau, pour lui, beaucoup d'attraits. Homme de
principes, Benjamin pense toujours de même dans l'abstrait :
« Une République naissante est une superbe chose, à la considérer

des anges qu'il leur conviendrait de se laisser gouverner par des


démons plutôt que par Satan lui-même.» (Cf. P. Kohler, Mme de
Staël et la Suisse, p. 410.) ·
t. Si l'on se fiait au texte de cette lettre tel qu'il est publié dans
le Recueil Melegari {p. 292), on entendrait Benjamin déclarer qu'il
fuit« les honneurs et les fonctions». L'autographe permet de recti·
fier cette fausse lecture. Hélas, justement, Benjamin se voit
alors exposé moins que jamais aux « fonctions ,, et aux « honneurs ».
[i 796) BBNJ.A.KIN a• .A.PPIRKB V.A.tNBMB!(T PR.A.NÇ.A.IS 93
par su eflets »;mais dans le concret, cette « superbe chose »,
Benjamin Constant ne conseille à personne de « l'observer avec
un microscope». Il n'a nulle intention, pour le moment, de faire
une longue station là où il est. Sans l'ambassadrice de Suède
et son hospitalité permanente, Paris est dépourvu de charme;
«c'est une de mes douces espérances que de passer cet été en Suisse».
Coppet est autremen t plaisant.

.. * ..
Ces propos désabusés, Benjamin les tient le 8 mai 1796, et
la tante pourra s'étonner : mais pourquoi Mme de Staël ne
regagne-t-elle pas son ambassade? Nul n'ignore - et Germaine
ne s'en cache guère - qu'elle ne peut pas souffrir la Suisse;
elle n'y revient que pour son père, mais c'est à Paris seule-
ment qu'elle se sent vivre, dans son salon de la capitale, parmi
les grandes affaires de la politique et du monde 1• Or, il lui arrive
une chose affreuse, si grave, si cuisante qu'il importe à tout
prix de la tenir secrète, une aventure qui n'est point étrangère
à l'extrême « fatigue » de Benjamin, mais dont il ne souffie
mot à sa tante car il faut tout faire pour qu'en Suisse on n'en
sache rien. Le 22 avril 1796 - le jour où Germaine a eu ses
trente ans 2; joli cadeau d'anniversaire! -un arrêté a été pris
à son sujet par le Directoire : l'entrée du territoire français
lui est désormais interdite. Texte : « Le Directoire Exécutif,
informé que la baronne de Staël, prévenue d'être en correspon-
dance avec des émigrés conspirateurs et les plus grands ennemis
de la République, et d'avoir participé à toutes les trames qui ont

1. Dès le 6 février, Mme de Staël avait mandé à son mari : <<Dis-


moi donc s'il ne serait pas possible [...] que je vinsse à la fin d'avril
à Paris »; elle s'offre à ramener auprès de ses parents le petit gar-
çon de Louvet, q:ui a dû faire un séjour en Suisse; << il me semble
que c'est popula.,re », ajoute Germaine avec le sourire un peu nar-
quois de la grande dame qui s'encanaille.
2. C'est un secret, aussi, ces trente ans de Germaine; <<quand on
a vingt-sept ans », disait-elle à Pange, le 12 février 1796; le 8 juillet,
elle avoue, en confidence, à Meister : J'aurai <<vingt-huit ans dans
quinze jours». (Op. cit., p. 140.) Elle écrira à Alexandre de Lameth,
24 novembre 1796 : «Je crois à la toute-puissance de l'amour,
maintenant que j'ai vingt-huit ans, comme le premier jour où je vous
ai vu. » (Cf. Revue historique vaudoise, mars 1906.)
94 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
compromls la tranquillité de l'État, est sur le point de rentrer
en France pour continuer d'y fomenter de nouveaux troubles,
décrète que la baronne sera arrêtée si elle franchit la frontière et
conduite par devant le ministre de la Police générale qui l'inter-
rogera et transmettra son rapport au Directoire 1 >>.C'est Carnot
qui a fait le coup, par l'entremise de sa créature, le citoyen
Cochon, qu'il a placé, le 3 avril, au ministère de la Police
générale. L'arrêté du 22 avril porte trois signatures, celles de
Carnot, de Reubell et de Barras. Eh oui, l'ami Barras! Et
Germaine qui s'imagine pouvoir compter sur lui en toute occa-
sion! Elle ne saura pas, d'ailleurs, que Barras s'est prononcé
contre elle. Elle louera encore, à la fin de sa vie, dans ses Consi-
dérations, le dévouement cordial et affirmé dont Barras, sous le
Directoire, aura fait preuve à son égard. Comme si Barras avait
jamais été homme à modifier au profit d'autrui quoi que ce
fût dans son jeu s'il n'y trouvait lui-même, d'abord, son avan-
tage. Barras, en ce printemps de 1796, voit son intérêt à jouer
le républicain sourcilleux. Mme de Staël passe pour « royaliste »,
nuance Orléans si l'on veut, royaliste tout de même. Cela
suffit pour que Barras n'ait aucune envie de laisser dire qu'il
a des liaisons avec cette suspecte. Quant à Carnot, petit chacal
bouffi, il n'a pas encore, à cette date entamé le mouvement qui
le portera, l'année suivante, du côté des « conspirateurs ».
Le Directoire a eu soin, du reste, de se prémunir contre le
risque d'un incident diplomatique.« Le présent arrêté ne sera pas
imprimé», dit, en post-scriptum, le texte du 22 avril. La chose
doit demeurer discrète. Les journaux ne commenteront pas,
en un fracas désobligeant pour l'envoyé du roi de Suède, la
mesure prise contre son épouse. On ne leur donnera point cette
information, et ce n'est certes pas l'amant de la dame qui ébrui-
tera l'affaire. La décision prise est sérieuse. Mme de Staëlinquiète
réellement le Directoire 2• Au point que, le lendemain même,
23 avril, la Police générale décide d'attacher à ses pas un ange
gardien nommé Rousselet, lequel a pour mission spéciale de
surveiller Coppet. Rousselet quitte Paris le 29 avril, et, pas-
sant par Genève, s'installe, le 7 mai, tout à côté de chez Necker,

1. Archives nationales, F7 6608.


2. Montesquiou, qui n'aime pas Germaine, trouve que << le gou·
vernement a raison »; << son esprit remuant, son indiscrétion, sa
fureur d'être en scène, sa galanterie même sont de trop dans nos
circonstances orageuses » (à Mme de Montolieu, 1er mai 1796).
[f796] BENJAMIN s' AFFIBME VAINEMENT FBANÇAIS 95
à Versoix, où il revêt, pour tout le monde, l'allure inoffensive
d'un agent des Ponts-et-Chaussées.
Germaine, le 2 mai, ignorait tout encore de son malheur t.
Ce jour-là, le résident de France à Genève signalait aux Affaires
étrangères que Mme de Staël faisait ses préparatifs de départ.
Ce n'est point, dit-il, qu'elle ait hâte de retrouver son mari,
mais il lui tarde de rejoindre, à Paris, « un Genevois de sa société,
nommé Constant». Le drame se produit deux semaines plus tard.
Le 17 mai, Germaine a tout à coup sous les yeux une liste impri·
mée, dont chaque poste de douane possède un exemplaire, et qui
énumère les individus des deux sexes dont l'arrestation immé·
diate est prescrite s'ils pénètrent sur le sol français. Et Ger·
maine- commotion! c'est à n'y pas croire!- voit son propre
nom sur ce document. Elle s'est précipitée à Genève; elle est
allée trouver Desportes; elle le fait juge; elle brandit le répu·
gnant papier; elle espère que cet agent du Directoire se rend
compte de tout ce qu'a de stupéfiant, d'inouï, d'inconce·
vable, la présence de son nom, à elle, Mme de Staël, la fille
de Necker, l'ambassadrice de Suède en France, sur cette ordure!
Elle déclare qu'elle « se disposait à partir pour Paris » et que
son mari l'ambassadeur,« qui en a prévenu depuis longtemps
le Directoire, l'y attend 2 ». L'infortuné baron de Staël est
loin d'être au bout de ses peines. Les archives de Coppet
contiennent toute une série de lettres, de l'ambassadrice à
l'ambassadeur, écrites par Germaine au plus noir de cette
tragédie, et qui sont hien curieuses. Du 17 mai, ceci : « Voilà,
mon cher ami, la plus singulière pièce qui, je crois, ait jamais

1. Il en est de même, 1~ 7 mai, lorsqu'elle écrit à Pange : << J'at·


tends des lettres de Benjamin pour me décider sur mon voyage. »
(Cf. Comtesse J. DE PANGE, op. cit., p. 236.)
2. Desportes transmet tout cela au ministre des Relations exté·
rieures dans une dépêche du même jour, 17 mai; le 19, il adresse
à Paris une dépêche complémentaire, déplorant que l'ordre d' arres·
tation de Mme de Staël ait été imprimé et ajoutant que son agent
Rousselet eût très bien accompli la chose, sans bruit, << aPec· toute
l'adresse et tous les ménagements nécessaires». Nouvelle dépêche de
Desportes le 24 mai : Mme de Staël est terrifiée; elle ne bouge pas;
«elle tremble d'approcher de nos frontières; l'ordre d'arrestation a fait
grand bruit à GenèPe et dans la Suisse)); Desportes confirmera, un peu
sadique, le 1er juin : << Cet éPénement a causé [dans toute la région)
une grande rumeur[ ... ]. Les nombreux ennemis de Mme de Staël en
ont tiré parti pour l'abreuPer d'amertume et la couPrir de ridicule. »
B.N.fAI41N CONSTANt MtriCADI:N [i796]
•~isU. Vous y Perrez, à la suite de Poleurs, le nom de Potrs
femme [...]. Il faut que mon prompt poyage à Paris détruise
t eflet que produit dans ce pays [le pays de Vaud] une telle nou-
Yelle [que Mme de Staël est bannie de France]. Je pense que non
seulement POU8 m'y autoriserez, mais yous l'exigerez pour Yotre
honneur. Quand ma présence deYrait compromettre yos intérêts, la
moitié de ma fortune est à Yos ordres [...] . Si YOU8 hésitiez, je YOU8
demanderais, à l'instant même, de ne plus YOU8 faire le tort de
porter un nom que YOU8 ne youdriez pas protéger. Le couteau
sous la gorge. Le chantage délibéré et catégorique : si vous
ne me faites pas rentrer à Paris, je divorce, et adieu les millions
Necker! Parce qu'elle entend pouffer autour d'elle, parce
que le « triomphe » de ses « ennemis » l'écorche, Germaine
est dans un état de nerfs dont on mesure ici l'intensité. La
nouvelle s'est répandue comme le feu sur une trainée de poudre.
Gorges chaudes dans tous les salons ultras. Mais oui; mais oui,
c'est exact; authenticité garantie! On a vu la liste! Une drô-
lerie tellement énorme qu'on serait tenté d'y voir un conte.
Ce n'est pas un conte. Si Mme de Staël remet le pied chez
les Français, ils ne se contenteront pas de la refouler; ils l'arrê-
teront; les ordres sont là; elle sera conduite à Paris entre
deux gendarmes. Quelle revanche! Germaine ne se connatt
plus de rage et d'humiliation 1• Le 19 mai, Germaine reçoit

1. Le Directoire étant sévère pour Mme de Staël, Desportes, agent


zélé, s'applique à la peindre comme dangereuse; il signale, le fer juin
à son mmistre, que la «société habituelle)) de Mme de Staël se
compose de l'abbé de Bouillé, lequel «n'ignore rien de ce qui se
passe à l'armée de Condé ))' du petit chevalier de Mun, et de Mrs Tre-
vor, femme de l'envoyé britannique à Turin; «caméléon indéfinis-
sable », Mme de Staël, écrit Desportes, est « royaliste avec les émi-
grés et démocrate avec les patriotes )); « dans cet instant, sa manie
principale est de paraître grande républicaine )); elle déclare « qu'il
est impossible de contester à notre gouvernement une force et des
moyens capables de déjouer tous les projets de ceux qui voudraient
tenter de le renverser»; Mme de Staël «va même jusqu'à énoncer
des idées que les anarchistes seuls pourraient adopter)) (?]; <<mais,
conclut un peu vite le résident, les monarchistes lui pardonnent de
trop bonne grâce pour qu'on ne soit pas fondé à croire qu'ils ont,
par devers eux, des raisons suffisantes pour l'excuser)). Et Des-
portes ajoute à sa dépêche une fine plaisanterie C(Ue vient de faire
son agent secret à Coppet, ce Monachon, quot1diennement reçu
par Mme de Staël, laquelle est à mille lieues de soupçonner le rôle
(1796) BENJAMIN S'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 97
de son mari un mot, daté du 10, et par lequel il lui annonce
son intention de venir la rejoindre (la situation délicate où il
est, du côté de Stockholm, lui conseillerait de prendre un congé au
plus vite). Aussitôt, elle bondit sur sa plume : « Je te demande en
grdce, ai tu n'es pas encore parti, de ne pas venir, et de m"auendre.
Je tiens à cela [cela? être à Paris, se montrer dans Paris] comme
à l'honneur, comme à la vie[ ... ] Je ne puis t'exprimer à quel point
je croirais te devoir, et chercherais à te le prouver, ai tu me rendais
un ai grand service.» Eric-Magnus accuse hien réception du
billet flamboyant que sa femme a lancé vers lui le 17, mais, le
5 juin, Germaine ne sait toujours rien des démarches qu'il
aurait dû tout de suite effectuer pour «faire révoquer le plus
incroyable affront que la femme d'un ambassadeur ait jamais reçu»;
« on le sait ici (à Lausanne, cet « affront >>] et il est difficile d'être
plus malheureuse et plus tourmentée que moi »; « il importe à ton
honneur et au mien que j'aille au plus tôt en France[ ... ]..Puisque
tu n'es pas parti, je te demande de retarder, duaaé-je ne rester
qu'un mois[ ...]. Cela suffirait pour détruire ces bruita absurdes[.•. ].
Tu sais combien j'ai l'dme susceptible d'impressions violentes. Je
ne meta à rien plus de prix qu'à repousser le genre de triomphe
que dea ennemis aristocrates se plaisent à tirer de ma situation
présente >>. Et si l'imploration ne suffit pas, Germaine y joint
à nouveau la menace:« Mon père sait que tu as cent mille livres
de dettes; on lui a mandé, d'un autre côté, que tu avais fait une
partie de ces dettes pour une maîtresse [la vieille Clairon].»
Le 6 juin, Mme de Staël apprend enfin qu'Eric-Magnus a vu
le ministre de la Police (le 25 mai}, lequel lui a «promis de
réprimander le commissaire exécutif du département de l'Ain>>,
mais ce qu'elle exige, c'est « la copie authentique de la révocation
de l'ordre »; « tant que je n'ai pas cela [pour le répandre de
toutes parts], l'éclat subsiste dana ce pays-ci»;« j'aimerais mieux
mourir que de reculer d'une ligne, et je suis prête à venir à Paris
ai tout n'est pas rétracté 1 ».

qu'il joue auprès d'elle; la Dame de Coppet, a dit Monachon,


accueille pêle-mêle sous son toit les royalistes et les républicains,
avec cette nuance toutefois que « les ·premiers y dînent, mais les
seconds y couchent ».
1. Cf. Revue des Deux Mondes, fer avril1939 et d'HAussoNVILLE,
Mme de Staël et M. Necker dans la même Revue des Deux Mondes,
15 février 1913. Le 15 juin, Mme de Staël indiquera encore, pathé-
tiquement, à son mari, un argument qu'il doit employer pour obte·

'
BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

Le 11 juin, le résident Desportes adresse à Paris une nouvelle


dépêche concernant la baronne. Elle a reparu, dit-il, « le matin
même » dans son cabinet et lui a fait savoir son « intention
de se rendre auprès de M. de Staël»; elle a précisé qu'elle venait
de recevoir une lettre de lui; qu'il aurait eu « une conférence
avec le citoyen Cochon », que le ministre aurait « assuré que,
non seulement il n'avait point l'idée de l'existence » d'aucun
ordre d'arrestation dirigé contre elle,« mais qu'il allait comman-
der encore les mesures les plus rigoureuses pour en découvrir
et en punir l'auteur>>. Mme de Staël a déclaré en propres termes:
« il m'importe de confondre par ma présence à Paris les bruits
calomniateurs et les insipides plaisanteries que les émigrés et les
aristocrates de la Suisse se permettent contre moi à cause de mes
principes. Mon honneur m'ordonne de retourner en France et
j'y veux rentrer sur-le-champ>>.« Ne pensez pas, monsieur, a-t-elle
ajouté, que le Directoire ne m'y voie point avec plaisir; >> et
elle s'est référée à « l'ouvrage de Benjamin Constant » qui
vient de paraître, « ouvrage - a-t-elle dit - composé en entier
dans ma maison et sous mes yeux»; « M. Constant est très lié
avec tous les membres du Directoire et il n'en est pas un seul qui
ne lui ait parlé de moi d'une façon très honorable »; « elle est
partie, écrit Desportes, en me renouvelant ses protestations
d'attachement inviolable à la ·République et surtout au Direc-
toire ». Cochon, en fait, avait reculé 1. Nous l'apprenons par

nir du Directoire qu'on la laisse rentrer en France : c'est qu'elle


est française tout à fait : «Je suis née en France; j'y suis domiciliée
bien aPant 1789 [...]. Je demande à être jugée comme française [etc.]. »
Rien n'est savoureux comme de rapprocher ces propos de ceux
qu'elle tenait, au même Eric-Magnus, deux ans plus tôt, le 3 août
1794, lorsque le souci de ses rentes l'induisait, alors, à des protes-
tations rigoureusement inverses : « Il faut déclarer que, suivant les
lois de Suède, je suis citoyenne d'Ostrogothie, du pôle si tu veux,
pourPu que toute qualité de française, ou de genevoise, soit effacée par
le nom de suédoise.» Cf. RePue des Deux Mondes, 15 mars 1939.)
1. Dans sa dépêche du 11 juin, Desportes suggère au ministre
des Relations extérieures une idée qu'il pourrait transmettre, s'il le
juge à propos, à son collègue de la Police. Desportes vient de décou-
vrir, dans une lettre « saisie à Carouge », le nom d'une suspecte,
une << Mme Destales, marchande de verres, à Genève >>. _Pourquoi
ne ferait-on pas croire à l'ambassadeur que tout l'incident repose
mr une absurde confusion commise par le commissaire Morand,
de l'Ain, qui a pris Mm• de Staël pour la femme Destales?
(1796) BENJAMIN S'APPIRMB VAINEMENT PRA.NÇAIS 99
cette dépêche même de Desportes : « J'ai remarqué dans une
lettre du citoyen Cochon au citoyen Rousselet que ce ministre
ne tenait plus à l'arrestation de Mme de Staël, arrestation
« devenue inutile, puisque certainement, si elle revenait en
France, elle n'y rentrerait point avec les papiers que nous
supposions qu'elle devait porter.» .
La position d'Eric-Magnus se détériore de plus en plus.
Le 15 juin, Germaine reçoit la nouvelle qu'il est invité,
temporairement au moins, à quitter son ambassade. En
conséquence, il va venir chercher refuge à Coppet. La
lettre du baron a été interceptée, et Desportes, qui l'a lue
avant Germaine, transmet à Delacroix (le ministre des Rela·
tions extérieures) son avis sur tout cela : il est persuadé
que le baron de Staël sera rappelé en Suède et voudra
« sans doute y confiner sa femme dans une de ses terres »,
perspective devant laquelle Mme de Staël s'insurgera certai·
nement: «L'idée de la solitude conjugale est insupportable à
cette femme dépravée» et, selon Desportes, elle va «briser les
faibles liens qui l'attachent encore au père de ses enfants •·
Le 16, Germaine adresse à Mathieu de Montmorency une
lettre fiévreuse, que Rousselet intercepte également : elle
supplie son « cher Mathieu>>, toute affaire cessante, de voir Ben·
jamin; «il vous dira un événement de famille qui me concerne,
et qui est du premier intérêt pour moi; il ne s'agit pas moins
·que d'être condamnée à une séparation de vous indéfinie [...]
Ah! vous sentirez cela, n'est-ce fas? et vous mettrez tout de
vous-même à me secourir. Adieu Adieu!>) Ce billet déchirant,
Bonnier, chef du bureau diplomatique, le transmet au Direc·
toire, avec une note teintée d'humour : Bonnier soumet à
l'attention de l'Exécutif copie de la lettre intéressante que
vient d'écrire à l'un de ses nombreux intimes cette dame
« amie de toute l'humanité, moins son mari ».

.. *..
Benjamin, de tout le mois de mai, et quoi qu'il en ait dit,
le 8, à sa tante, n'a pas quitté Paris. Ce qui s'y passe l'intéresse
beaucoup, et, tout compte fait, en dépit de son cruel veuvage,
il ne s'ennuie point. Le 10 mai, un gros événement a mis en
a
émoi la capitale. Carnot, aidé de Barras, rédigé un dramatique
message du Directoire aux Conseils : une conspiration s'ourdit
100 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
contre l'ordre social, visant à détruire ses hases même. Le Direc-
toire ne plaisante pas sur ces choses-là, et il vient de faire arrêter
ces ravageurs, à peu près inconnus, du reste- ils s'appellent
Babeuf, Buonarotti, etc. - des « misérables », comme écrit
Mallet du Pan, « éclos des immondices de la Révolution 1 ».
Babeuf avait un journal, Le Tribun du Peuple, où il tenait un
langage atroce, dénonçant le piège de cette union des classes
préconisée toujours par la bourgeoisie quand elle règne. Babeuf
osait écrire, par exemple, ceci, littéralement : « La discorde
vaut mieux qu'une horrible concorde où l'on étrangle la faim.>>
Et, selon la tactique, un peu déjà vieillissante, qu'ont ima-
ginée les thermidoriens, tout mouvement d'extrême-gauche est
immédiatement réputé par eux « royaliste », ce qui leur permet
d'écraser le peuple en clamant qu'ils le protègent contre des
séducteurs hypocrites. Charles de Constant, fils de Samuel et
cousin de Benjamin (il fait des affaires à Paris et trafique
de son Inieux), raconte, le 12, à sa famille comment l'on a
découvert un affreux« complot des terroristes à la tête duquel
était un nommé Babeuf »; « cet insensé sanguinaire, ajoute
Charles, est arrêté avec beaucoup de ses complices; les troupes
sont sous les armes 2 »; du 14 mai : « On a doublé la garde par-
tout et, à chaque instant, on est arrêté par des patrouilles »;
du 24 : «A tout moment on cerne le Palais-Royal et les Tui-
leries pour en faire sortir un à un les promeneurs et les recon-
naître »; « il est vrai, reconnaît ce jeune homme convenable,
que le Palais-Égalité est le rendez-vous de l'écume de la terre »;
et le 9 juin:« On est toujours ici dans la crainte[ ...]. On entend
mugir la Montagne et on voit s'élever la fumée du cratère
[...]. Vingt mille hommes ont bivouaqué dans les rues toute
la nuit ». Le Directoire trouve son compte à entretenir l'effroi
d'une subversion et à faire étalage de son souci conservateur.
Dès le 14 mai, Constant-cousin enregistrait : « Il semble que
la découverte de cette conspiration a donné de la force au gou-
vernement dans l'opinion; il est peut-être plus fermement
établi qu'il ne l'a encore été ».
Un décret, signé le 10 mai, a chassé de Paris tous les étran·
gers. Ils doivent s'en éloigner d'au moins dix lieues. Des

1. MALLET DU PAN, op. cit., II, 82.


2. Pour toutes les citations de Charles de Constant, cf. l'article
de la Nouvelle Revue Rétrospective.
(1796) BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMEN T FRANÇAIS 101
«exceptio ns» néanmoins sont prévues, et Benjamin n'a aucune
crainte. Le cousin Charles se persuade que, pour lui aussi,
tout ira hien; « le crédit de Benjamin , qu'il doit à son ouvrage,
dit-il le 14 mai, est assez grand pour que je puisse espérer »
obtenir, par son entremise, « la permission de rester à Paris ».
Benjamin préfère ne pas se charger lui-même de la démarche
et puisque Charles connatt un peu Mme Tallien, il lui a conseillé
de faire présenter sa requête par cette irrésistible 1• Barras
a-t-il quelque chose à lui refuser? Eh oui! Cela, par exemple
(mais Thérèse, peut-être bien, s'est bornée à lui remettre négli·
gemment, ou à lui faire remettre le placet). Le 22 mai, Charles
est déconfit : «On m'a refusé la permission de rester à Paris. »
Benjamin se débrouille autrement , et c'est le mari de sa mat-
tresse, une fois de plus, qui est mis à contributi on. Pourquoi
l'ambassa deur ne feindrait-il pas que Charles a, chez lui, un
poste de confiance, et qu'il fait partie de son personnel? Pas
d'homme plus complaisant que le baron de Staël et, dès le
24, Charles, rasséréné, peut écrire à Lausanne : «Me voilà, pour
la forme, secrétaire en pied de S. E. le baron de Staël [... ];
j'en ai le diplôme dans ma poche; c'est à Benjamin que je
dois cette faveur. » Charles de Constant peut donc ainsi pour-
suivre à Paris son séjour agréable; il voit beaucoup de monde;
· il a une pointe de jalousie contre son compatrio te Billy van
Berchem qui, « fort lié avec Mme Bonaparte », draine l'or
dans ses coffres en « fournissant » l'armée d'Italie 2 ; on n'a
rien à reprendre, parmi les gens qu'il fréquente, aux compor·
tements du Directoire; c'est très bien; l'Exécutif « expulse
sans bruit et successivement des places » (le renseignement
est de Mallet 3) tous les fonctionnaires réputés « jacobins », et
si les rapports de police relatent que le luxe des toilettes et des
équipages « dans les promenades publiques » soulève des « mur-
mures » (26 juin), si les préposés à l'écoute, qui parcouren t
constamm ent les rues, les marchés et tous les endroits publics,
signalent qu'ils entendent surtout « des entretiens sur la
misère)) (29 juin), si Charles, qui a bon cœur, s'affiige, le 17 juin:
« le nombre de ceux qui souffre est bien grand; une femme,

1. Mme Tallien parle très mal de Mme de Staël («elle la croit


intrigante et dangereuse », note Charles, le 5 juin), mais c'est sans
importance. ·
2. Lettre du 14 mai 1796, dans Nouvelle Revue Rétrospective.
3. MALLET nu PAN, op. cit., II, 94.
1.02 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
au bout de ma rue,_ vient de se couper la gorge; un père de
cinq enfants s'est jeté hier par la fenêtre, dans la rue voisine »,
le gouvernement, quant à lui, est irréprochable. Le 29 mai,
pour la Fête des Victoires, à l'occasion de laquelle Marie-Joseph
Chénier avait produit un nouvel hymne (« Mme Bonaparte, et
quelques autres femmes du moment - écrit Charles le lende·
main - étaient sur un balcon décoré de velours cramoisi à
franges d'or»), de gros détachements ont occupé les faubourgs,
car on redoutait une manifestation contre le prix des vivres.
Mallet a beau haïr la République, il salue tout de même le
Directoire dont « le but principal est de contenir le sans-culot·
tisme » et qui s'y entend; « c'est le premier besoin comme le
premier devoir 1 ». A travers tout cela, les cousins Constant
subsistent, gaillards:<< Les affaires cheminent», note l'un (c'est
Charles 2) et l'autre, Benjamin, déclare : «Tout est tranquille;
la fermentation est sourde, et le gouvernement vigilant 3 ».
« Partout on parle argent ». Charles veut dire, « partout »
dans le milieu où ils évoluent, lui et Benjamin; « l'agiotage
occupe tout le monde » et « il se fait de grandes fortunes »;
« les jeunes gens qui ont remplacé les marquis » et qui sont
tous dans la finance ou: les fournitures, << ne parlent que de
filles, de chevaux et de millions 4 >>. Ce calviniste mal émancipé
éprouve quelque vertige; <<vous ne pouvez vous faire une idée
du relâchement des mœurs; la Révolution a associé les vices
de la cour à ceux de la Courtille >>; c'est scandaleux, c'est impie;
mais séduisant. On dîne à ravir<< chez Méot >>;Charles de Cons·
tant y avait rendez-vous, ces jours-ci, avec Benjamin et des
amis; quand Benjamin y arriva,<< il avait à la main» une hro·
chure d'Adrien de Lezay qui venait de paraître : De la faiblesse
d'un gouvernement qui commence et de la nécessité où il est de se
rallier à la majorité nationale, riposte, de point en point, à son
opuscule De la force [•..]; un charmant garçon, Lezay; un
«modéré»; Benjamin ne lui en veut pas; Lezay ne saurait lui
porter préjudice; hien au contraire; excellente pour lui, côté
Directoire, cette attaque venant de la ·droite; et Benjamin se
donne l'élégance de se dire« furieux » de tout le<< talent », de tout

1. MALLET nu PAN, op. cit., Il, 122.


2. Lettre du 9 juin 1796, dans N ouveUe Revue Rétrospective, p. 91.
3. Benjamin Constant à son oncle Samuel, 11 juin 1796.
4. Lettres des 9, 17 et 25 juin 1796, dans N. R. R., pp. 91, 146,
i59.
[!796) sENJAHIN s;AFFIRME vAINEMENT FRANÇAis :ioà
«l'esprit» qu'il lui faut reconnattre à son contradicteu r 1. «J'ai
déjeuné hier chez Benjamin, écrit Charles, le 5 juin, avec ce
qu'on appelle les faiseurs du Directoire et ce qu'on appelle-aussi
ses mignons: Bergoing, Riouffe, Jullian, Méjean, Allard, etc.»;
Billy van Berchem était là, également; on ne s'ennuyait pas;
«les propos libertins faisaient la base de la conversation ».
Ce que Benjamin écrivait, le 8 mai, à sa tante Nassau, il
le lui répète, avec des ornements complémentaires, le 11 juin.
«Paris me fatigue profondément, malgré l'accueil distingué qu'on
m'y a fait>>. Il se connatt. Sa nature est fière avant tout, et, sur
le point d'honneur, chatouilleuse. Désintéressé comme il l'est,
il supporterai t mal de laisser les apparences, à cet égard, parler
contre lui. « Je ne suis pas destiné à vivre ayec la puissance (il
veut dire : les mattres, les gouvernants) >>; à les fréquenter « on
a l'air de demander quelque chose >> et cela ne saurait lui convenir.
Benjamin Constant n'est pas un solliciteur, et il lui déplairait
fort qu'on le prtt pour un homme de cette espèce,« quoique je
ne prétende, dit-il, ni ne puisse prétendre à rien ». Que sa tante
ne s'y trompe pas; qu'elle n'aille point évoquer, tout bas et
en souriant, Dieu sait quels raisins trop verts. Son neveu a
soin de lui dire que, s'il se tient à l'écart des « grands », c'est
bien sa pure volonté et non la leur, qui fixe les distances. Parmi
ces « gouvernants » dont sa noblesse d'âme le tient éloigné,
«il y en a plusieurs que j'aime, et, sans le pouyoir, qui est un
obstacle, je les aimerais plus encore ». Plusieurs? Si Barras est
de leur nombre, Benjamin, devant Mme de Nassau-Chandieu,
préfère ne pas le nommer, et se borne, après ce pluriel, à un
singulier : « La Revellière est l'homme le plus pur, le plus moral,
le plus ami de la liberté et le plus spirituel que j'aie vu dans
aucun pays du monde. » Hommage qu'il faut recueillir; le pâle
La Revellière ne nous a point accoutumé à entendre bénir son
nom avec cette chaleur; « un des moins mauvais entre les
pires », ainsi le classe Mallet du Pan, qui, d'ailleurs, ensuite,
se corrige, précisant son opinion : « Le moins mauvais et le
plus nul t ». Tel quel, et moyennant l'hyperbole, il fournit
un échantillon présentable des vertus directoriales à l'intention
d'une vieille dame protestante. Benjamin, en effet, assiégeait

1. Lettre du 4 juin i796, id., p. 87. .


2. MALL:tT nu PA.N, op. cit., 1, 402 et II, 141 (6 janvier et 25 aot\t
1796).
1.04 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1.796]
La Revellière, mais avec un moindre succès que ne voudrait
le faire croire la vigueur de ce dithyrambe. « Benjamin Cons-
tant venait souvent me voir>>, écrira l'ancien Directeur, mais
il le retrouve dans ses souvenirs sous les traits surtout d'un
commissionnaire, mandaté par Mme de Staël: il m'apportait
de sa part « des billets tout à fait gracieux 1 ••• >>.
Le 25 juin, Benjamin est toujours à Paris. « Je ne suis point
encore allé à ma campagne », dit-il à la tante en un alexandrin
spontané. Ses affaires d'argent ne vont pas comme ille voudrait
et les nouvelles spéculations qu'il envisageait ont manqué 1 ;
« le numéraire est rare et les rachats de biens nationaux si ridi-
culement .avantageux que personne n'achète de la seconde
main >>; mais ses intentions restent les mêmes : le moins pos-
sible de Paris; « mon projet est de vivre beaucoup à la cam-
pagne»; un« beaucoup>> modeste, car Benjamin compte être
en Suisse dès « le milieu d' aotit ». Il se pourrait bien même qu'il
y restât, ensuite, tout l'hiver; on verra. Que la tante ne s'y
trompe point cependant; il ne songe pas à quitter la France
pour toujours et il ne regrette en aucune façon de s'y être assez
bien implanté; à Paris, «il y a le gouvernement, qui est bon
pour moi, de bons républicains, qui m'aiment, des intérêts
de tous les genres » et « la douceur », enfin, de « n'être pas
complètement inactif dans la grande cause de la République » 3•
Pas un mot, cela va sans dire, sur les malheurs de Germaine.
Sujet tabou 4• Et rien, dans cette lettre-ci, concernant ces détes-
tables émigrés français dont les « manœuvres » en Suisse l'in-
disposent si fort. Il en avait reparlé, le 11: u N'éloignerons-nous
jamais cette race, surtout celle des Lameth, qui chaque jour met

1. LA REVELLIÈRE, Mémoires, II, 149-150.


2. Charles de Constant signale, le 16 juin, à sa sœur Rosalie que
Benjamin n'a pas l'air heureux, ces temps-ci; il est «ennuyé» .et
montre je ne sais quoi d'« usé». Détail pittoresque :Benjamin s'est
fait «couper les cheveux à la Brutus», ce qUI lui donne l'aspect
moins d'« un romain du temps de la République» que d'« un soleil
au mois de décembre ».
3. « •.. dans la grande caÛJse de la République », dit le texte de
l'édition Melegari. (Bévue qu'on croirait dictée par un démon subtil.)
4. Mais Benjamin a beau faire, toute sa famille sait parfaite-
ment ce qui arrive à Germaine, et Rosalie, avec son sourire pincé,
a écrit à Charles, le 17 mai : « On dit que le crédit de Benjamin
n'es_t pas encore assez grand [à Paris] pour [y] faire rentrer son
amw.»
(1796) BENJAMI N s'AFFIRM E VAINEME NT FRANÇAI S 105
notre paupre petit pays en danger P» Le libéral Constant n'aime
pas la liberté qu'on laisse à ces gens-là. On grommelle souvent,
en pays de Vaud, contre la « domination » bernoise; on est
toujours prêt à trouver que les Bernois sont des oppresseurs.
Benjamin juge au contraire Leurs Excellences bien géné-
reuses avec les émigrés;« je suis indigné quand je pemeà la dan-
gereuse et opinidtre tolérance qu'on accorde à ces intrigant~ ».
Benjamin veut leur expulsion. Il ne se borne pas à gémir; il
agit avec un zèle occulte et vif, d'une part protégeant son pays
où il ne souhaite point voir les Français, d'autre part fournis-
sant ainsi au Directoire une preuve nouvelle de son loyalisme.
Que la ;République lui est chère! Il veille sur elle; il dévoile le
travail, en Suisse, des adversaires du Directoire; il apporte
des indications, donne des noms propres et des détails. Le
1er juillet 1796, Benjamin Constant écrit deux lettres confi-
dentielles, l'une à Louvet, l'autre à Daunou; nous n'avons pas
la lettre à Daunou, mais nous possédons la lettre à Louvet.
Benjamin insiste auprès de Louvet pour que ce dernier,
« échauffe » son « respectable ami » Daunou, et le pousse « à la
tribune» où il réclamera du gouvernement une pression vigou·
reuse sur les autorités bernoises afin qu'elles jettent dehors les
« conspirateurs royalistes >>, « ces pygmée~ qui rongent la ba~e
de l'édifice républicain >>. Attention, dit Benjamin, il y a des
fuites! Des trattres se cachent parmi nous!« Théodore Lameth
est imtruit mot à mot de ce que j'ai dit sur lui »; et « sapez·
pous que celui de ses amis qui s'est fait élire [au scrutin
d'octobre] e~t en correspondance suiPie apec Guignard de Saint·
PriestP »
Benjamin a beau dissimuler ses voies et tenter de se faire, à
la Sieyès, méticuleusement souterrain, son agitation ne passe
point inaperçue. Bertin le « modéré » s'étonne d'une activité
dénonciatrice à ce point fervente chez un étranger qui semble
se donner pour tâche d'exciter des Français contre d'autres
Français, et qui ne craint pas de s'en prendre, croyant qu'ils
n'en sauront rien, à des hommes dont il recherchait, naguère,
l'amitié protectrice. Bertin lui joue le mauvais tour de défoncer
d'un coup ses sapes et de l'en extraire à l'improviste; la Feuille
du jour met en pleine lumière son travail ténébreux : « C'est lui,
écrit Bertin, le 15 juin, qui se charge de faire arriPer à tempi
ces petites lettre~ de Suisse au moyen desquell88 on prouPe jusqu'à
l' éPidence que Cambacérès e~t l'agent du comte d' Antraygue~,
que Lanjuina is e~t en correspondance aPec tous le~ cardinaux
106 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
de Rom• tt qu• Boissy d' Angla. a promi1 aua: émigrés de Z.ur
rendre et leurs chdteaux et leurs cordons»; la prétendue corres•
pond ance secrète qu'entretiendra it Carnot avec Théodore
Lameth, «c'est encore M. Constant qui l'a réPélée; dimanche
dernier, il en a fait confidence à LouPet et à Chénier en présence
de Daunou chez le baron de Staêl, et Daunou s'est moqué du
donneur d'aPis» 1• Et Bertin concluait que le Directeur Carnot
«ferait bien et sagement de mettre à la porte ce petit Suisse inciPil »
qui s'occupe un peu trop de ce qui ne le regarde pas, qui mène
chez nous une besogne fétide, qui se pousse, par de curieux
moyens, dans « la coterie des amours-propres humiliés et des
ambitions déçues dont le chef, comme on sait, est l'abbé Sieyès
et le secrétaire M. Louvet », et que l'on devrait, au plus tôt,
reconduire à la frontière« avec cet écriteau sur le dos: Bassesse
inutile ». Désagréable, pour Benjamin, cette clarté soudaine
jetée sur ses opérations. Et d'autant plus que la Feuille du
jour n'est pas seule à le désigner comme un visiteur abusif.
Le même Courrier républicain qui, l'an dernier, avait accueilli
sa prose, tire ·maintenant sur lui à boulets rouges.

•* •
Germaine vit des heures cruelles, et la conduite, à son égard,
des autorités parisiennes lui semble non seulement inhumaine,
mais d'une iniquité déchirante. Moi, dit-elle à Pange (15 juin
1796), moi persécutée par un gouvernement républicain! C'est
inimaginable. « Je suis la personne la plus amie de la République,
par enthousiasme.» Elle approuve tout ce qui se fait à Paris;
la politique thermidorienne est exactement sa politique à elle;
Germaine est « gouvernementale » sans l'ombre d'une restric·
tion; elle dira, en 1798, dans ses Circonstances actuelles, que
l'année 1796 -la sombre année de son exil- fut celle, cepen·
dant, où la République se montra parfaite en tout point et
conforme à ses vœux. Elle bénit le régime de si bien discerner
où est le vrai péril et de se montrer intraitable envers les « anar·
chistes >>et tout ce qui grouille d'horrible et de menaçant dans
la populace; « entre la nation et ces tigres, il faUait la barrière

t_. Mais «Louvet l'a cru, poursuit Bertin, et Chénier a feint d'y
crotre •·
[1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 107
d'airain du Directoire>) 1• Vive le Directoire! Et c'eat lui qui
proscrit son amie la meilleure. Quelle dérision!
Le livre qu'elle avait entrepris lorsque Benjamin était là,
Germaine l'a terminé au mois de juin 2• Elle ne se doutait guère,
quand elle en traçait les premières lignes, qu'elle devrait compter
sur cet ouvrage même pour lui rouvrir, peut-être, les portes
de la France, alors qu'elle y voyait un moyen seulement de
briller, à Paris, davantage. C'était à dessein qu'elle avait choisi
de disserter sur Les Passions. Elle voulait se faire rassurante,
ne point parler politique, affirmer que la politique n'est pas
un métier de femme; elle avait déjà glissé dans son texte une
phrase qu'elle tenait pour habile, disant qu'une occasion pour•
tant existe où l'on doit pardonner aux femmes « la part qu'elles
ont dans les affaires» lorsque cette« part[... ] natt de leur atta·
chement >> pour un être dont les affaires de l'État sont le pre·
mier souci; dans de semblables circonstances, la femme qui
s'intéresse à la politique « ne s'écarte point de la route que
la nature lui a tracée 3 >>; la femme est faite pour l'amour et
pour le dévouement, et c'est l'amour, c'est le dévouement qui
la poussent à partager les travaux du bien-aimé. Les initiés
comprendront; ils découvriront là, en transparence brève, le
visage du beau Narbonne et les traits, moins nets, de Benja-
min. Elle l'a nommé, d'ailleurs, Benjamin, tout cru, dans son
introduction. Cinquante-quatre pages d'introduction (sur les
cent soixante-dix-huit pages du tome 1), que Germaine paratt
bien avoir écrites en dernière heure, et la crise nouée, et son
destin ayant changé de face, dans l'intention trop claire de
muer, si elle peut, cette harangue en passeport. Elle voulait
éviter les sujets périlleux; elle avait résolu d'être toute fémi·
nine, de ne traiter que des « sentiments », de produire une
image d'elle-même paisible, sage, douce; j'ai « cédé à l'espoir

1. Mme DE STAEL, Des circonstances actuelles [.•.],édition Herriot,


p. 51. Germaine n'a pas été contente des «modérés» lesquels ont,
dans l'ensemble, fort mal accueilli la brochure de Benjamin; leurs
façons, dit-elle à Pange (7 juin 1796) «m'éloigneraient d'eux si, en
reculant, on ne rencontrait les Jacobins ».
2. L'avant-propos est daté : «Lausanne, le Jer juillet 1796. »
3. De l'Influence des passions sur le bonheur du indiYidus et dea
nations, par Mme la baronne ST... EL DE HoLSTEIN, Paris, an V, t. 1,
p. 127. Germaine reprend ici le thème indiqué, deux ans plus tôt,
dans la préface de sa Zulma.
108 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
qu'en publiant ce fruit de mes méditations, je donnerais quelque
idée vraie des habitudes de ma vie et de la nature de mon carac-
tère..• ». Mais ce qu'on lui a fait à Paris compromet son des-
sein. Elle ne peut plus se retenir. Il faut qu'elle se justifie,
sans l'avouer puisqu'elle s'évertue - bien en vain - à dissi-
muler l'avanie dont elle est victime. Elle feipt de céder à un
entratnement général : « Qui peut vivre, qui peut écrire dans
ce temps et ne pas sentir et penser sur la révolution française 1 ? »
La << seconde partie » de son ouvrage, la partie << politique »,
qui ne verra jamais le jour, mais que Germaine prétend avoir
eu dans l'esprit dès l'origine de son travail, elle va donc en
tracer tout de suite les grandes lignes; et, affectant d'imaginer,
dans l'abstrait, ce que pourrait être un régime qui réaliserait
enfin l'union si difficile << de l'ordre et de la liberté », elle entonne
un hymne à la louange du Directoire.
Ce dont la .société a besoin aujourd'hui, dit-elle, c'est d'un
gouvernement qui d'abord sache contenir les << passions fac-
tieuses >>,et qui repousse<< l'absurdité d'une Constitution démago-
gique » 2 (« j'entends par Constitution démagogique celle qui
met le peuple en fermentation »; exemple : << La Constitution
de 1793 »);un gouvernement de bon sens, d'équité et d'égalité
(«c'est la raison qui s'est soulevée», en France,<< c'est la nature
qui a repris son niveau », lorsqu'on a vu se produire << le mou-
vement qui a porté 24 millions d'hommes à ne pas vouloir des
privilèges de 200 000 » 3 »), un gouvernement bien équilibré
comprenant << deux chambres et un directoire exécutif quoique
temporaire 4 », un gouvernement enfin qui puisse « offrir à un
grand homme un but digne de lui 6 ». Et voici, tout naturelle-
ment appelé, dirait-on, par cette évocation du << grand homme »
qui, dans la République, trouve le climat de ses vertus, voici
le nom que Germaine brdlait de prononcer : << L'un des plus
spirituels écrits de notre temps, celui de Benjamin Constant,
a parfaitement traité la question qui concerne la position
actuelle de la France 6• » Mme de Staël s'adresse, comme l'a

1. Mme DE STAEL, De l'Influence des passions, t. 1, p. 41.


2. Id., t. 1, pp. 25, 27 et 17 (en note).
3. Id., t. 1, p. 137.
4. Id., t. 1, p. 33.
5. Id., t. 1, p. 25.
6. Id., t. 1, p. 38.
(1796] BENJAMI N s'AFFIRM E VAINEME NT FRANÇAI S 109
fait ce· profond penseur, aux hommes du passé et aux hommes
de l'avenir. Aux premiers, elle va démontr er que les crimes
de la Terreur, « cette époque monstrueuse», ne prouven t rien contre
la Républiq ue; « les véritables partisans de la liberté républi-
caine sont ceux qui détesten t le plus les forfaits qui se sont
commis en son nom 1 ». Aux amis du progrès,· aux défenseurs
des lumières, elle prêche la « pitié », qui seule mettra « un terme
à la guerre intérieur e» 2• Elle condamne, à droite, l'« esprit de
parti », la fureur aveugle et irréconcilia~le qui cherche le pire
et préfère« tomber en entraînan t ses ennemis plutôt que de triom-
pher aYec quelqu'u n d'entre eux». Triste chose que cette absten-
tion de trop d'aristoc rates aux élections de 1795! Ces fanatiqu es
« aimaient mieux exposer la France au joug des scélérats que
de reconnat tre quelques-uns des principes de la Révoluti on
en votant dans les assemblées primaires >> 3 • Et sans doute les
parents, les amis de tant d'honnêt es gens égorgés par les
« tigres » ont-ils dans le cœur des ressentim ents trop légitimes;
cependa nt, c'est au prix d'une « renoncia tion à la vengeance »
que reviendr a la paix sociale. « Héroïque oubli » 4, certes, que
Germaine demande là; mais il serait si beau, et « tellemen t
nécessaire », que << ]a haine cessât de renouveler les révolutions 5! »
Car << il faut que cette réYolution finisse» 8 et qu'elle finisse<< par le
raisonne ment»; <<il n'y a de vaincus que les hommes persuadés »
et tout l'effort de Mme de Staël est de convaincre les<< modérés»,
royalistes d'hier, d'accept er franchem ent la Républiq ue sous
la forme excellente qu'elle a revêtue depuis Thermid or; toutes
les classes sont mainten ant délivrées de la superstit ion 7 et
les propriéta ires sont rassurés. Puis, se tournant vers les vain-
queurs dont elle ne désire rien tant que d'affermir l'heureu x

1. Mme DE STAEL, De l'Influence du ptu8ion.,, t. 1, p. 8.,


2. Id., t. 1, p. 194.
3. Id., t. Il, p. 31.
4. Id., t. II, pp. 22-24.
5. Id., t. 1, p. 28.
6. Ibid.
7. Mme de Staël écarte «la religion» de son étude; la religion n'a
pas de place dans « le système sur lequel cet ouvrage est fondé,
système qui considère la liberté absolue de l'être moral comme son
premier bien» (II, 118). Germaine n'admet, dans le secret des
cœurs, que<< !e théisme du hommes éclairés et des âmes simples» (II,
100).
fiO BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
triomphe, elle lea presse d'ouvrir les bras à cee ralliés déjà
nombreux (comme elle·même, comme François de Pange), et
qui le deviendront plus encore après l'avoir entendue.« Vous
Français, vous guerriers invincibles, vous leurs chefs, c'est à
vous qu'il appartient de proclamer la générosité [... ]. Vos
ennemis sont Yaincus. Voulez-Yous encore étonner P Pardonnez 1 ! »
Chaleureuse mais prudente, Germaine, à la façon de Ben-
jamin, ne manque pas d'indiquer les limites de son apostolat :
« Tout invite la France à rester République; tout commande à
l'Europe de ne pas BuiYre son exemple. » Surtout pas la Suisse,
où M. Necker - « l'homme de ce temps qui a recueilli le plus
de gloire et qui en retrouvera le plus dans la justice impartiale
des siècles 8 » - verrait avec ~onsternation, sous un régime à
la française, se tarir les gros revenus que lui valent ses droits
féodaux. Mme de Staël n'est point de ces créatures sans cons·
cience qui poussent à la subversion. La subversion! Elle qui ne
songe qu'à l'apaisement! Ce qui est stable, où que ce soit, loin
d'elle la pensée d'y porter atteinte! Si Mme de Staël prend la
parole sur les choses de France, c'est que justement une chance
est apparue là-bas, après des désordres sans nom, de recons-
truire l'édifice, par un simple changement de décor, sur ses
hases traditionnelles. L'œuvre qu'elle poursuit est bienfaisante,
réparatrice, restauratrice; elle se dévoue à sa classe, la classe
«honnête», celle qui possède. Et dire qu'on la calomnie, en
Suisse, comme incendiaire, en France comme alliée, sournoise-
ment, aux ennemis de l'ordre nouveau! Sa condition même, ses
assises sociales, ne devraient-elles pas suffire à l'empêcher d'être
suspecte? En France aussi elle a des terres, et des propriétés
récentes dont l'origine atteste la sincérité qu'elle met à soute•
nir le régime. Germaine suggère à Pange cet argument de plus
qu'il pourrait souiller au «barde» Chénier s pour plaider sa
cause auprès des puissants. On prétend exercer sur elle une
contrainte, lui défendre de rentrer en France? mais« a-t-on des
droits sur une personne propriétaireP Mon mari a acheté des biens
nationaux ». Et, le 8 juillet, elle va confier à Meister : «On
m'écrit de France qu'on travaille à faire porter une loi qui

1. Mme DE STAEL, Da l'Influence dea passions, Il, 1.93.


2. Id., 1, 86.
3. • Ditea au barde que ie~ compte aur aon intérêt... » (Comteaae
JsAN DB PANaB, op. cit., p. 246.) Pange, à cette date, n'a plus qu'un
mois, juste, à vivre. Il expirera le 1.5 juillet 1. 796. ·
[1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 111
excepte lu étrangers propriitaire1 du pouvoir qu'a le Directoire
de les renvoyer. On croit qu'un bon moyen pour cela est de
faire signer par plusieurs personnes en Suisse cette pétition »;
que le bon Meister lui rende ce service; elle-même, bien sûr, ne
peut« paraître là-dedans pour la raison qu'on s'apercevrait trop
vite de [son) intérêt 1 ». Si Desportes est bien renseigné, Ger-
maine envisage une manœuvre beaucoup plus hardie; « l'on
assure », a déclaré Desportes dans sa dépêche officielle du
15 juin, que «deux amis» de Mme de Staël,<< Mathieu de Mont•
morency et Benjamin Constant, s'occupent de faire valoir ses
prétendus droits de citoyenne française ». Et de fait, à bien lire
De l'influence dea pa&aiona, s'y révèle une petite phrase où Ger-
maine, comme par mégarde, s'exprime en Française née,
Française de France, disant noua, nous autres Français, tant
cette appartenance, pour elle, va de soi; c'est à propos de cette
rage innocente qu'ont les Français de vouloir attirer les regards,
briller, éblouir, cette <<passion», disait Germaine, «dont les
étrangers, comparativement à noua, n'ont qu'une idée très impar·
faite 2 >>. Elle n'insiste pas. Elle pose ce jalon, vive, adroite, sans
s'arrêter ni même ralentir son allure. Ce n'est rien, mais le mot
qu'elle a tenu à prononcer subsiste derrière elle, portant témoi-
gnage, à toutes fins utiles. Elle ne sait pas encore ce qu'elle en
fera, mais il était bon qu'il fût dit. Beaucoup de raisons militent
pour la convaincre de ne s'engager point à la légère du côté de
la France. Son père, même lorsqu'il gouvernait, ou presque, la
nation voisine, avait toujours considéré comme avantageux
pour lui, à tous égards, de rester Suisse. La tentation qui vient
à Germaine, parce qu'elle a des ennuis, d'y couper court par
un moyen inattendu, est séduisante, mais redoutable. Une
démarche,- si rusée qu'elle soit et payante dans l'immédiat,
- qu'on ne saurait accomplir sans l'avoir longuement soupe-
sée.
Or, c'est précisément le calcul auquel Benjamin, depuis un
certain temps, se livre de son côté, et pour son propre compte.
Voilà des semaines qu'il se demande s'il n'aurait pas intérêt à
changer de nationalité, à n'être plus, sur son passeport, un
<< bourgeois de Lausanne », mais un citoyen français. Son père,
gonflé de fureur contre les autorités bernoises et qui s'estimait

1. Mme DE STAEL, Lettres inédites à H. Melster, Paris, 1903, p. 139.


2. Mme DE STAEL,De l'Influence des passions, t. 1, p. 138.
112 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

lésé par elles d'une manière affreuse, s'était empressé, dès qu'il
avait vu le joint, de fausser compagnie à cette Suisse dont
il n'avait plus rien à attendre. Prenant toutes mesures pour
abriter sa fortune et la mettant au nom de Benjamin, il jouait
l'insolvable, mais il estimait prudent, par surcrott, de placer le
rempart d'une frontière entre lui-même et Leurs Excellences.
La loi du 15 décembre 1790, dans son article 22, prononçait :
«Toutes personnes qui, nées en pays étranger, descendent, à quelque
degré que ce soit, d'un Français ou d'une Française expatriés
pour cause de religion, sont déclarées naturels français et jouissent
des droits attachés à cette qualité si elles reviennent en France, y
fixent leur domicile et prêtent serment civique>>. Juste-Louis de
Constant, au vrai, n'a aucun titre, pas le moindre, à se réclamer
de cette loi. D'une part, l'aïeul auquel il se réfère, Augustin,
qui a dû quitter, au xvue siècle, sa terre d'origine, Aire-.en-
Artois, n'était point un expatrié « pour cause de religion ». La
révocation de l'édit de Nantes est de 1685, et c'est en 1605
que l'aïeul Augustin a dû s'enfuir. Comme le rappellera très
bien le député Dudon, le 26 mars 1824, lors de la discussion
à la Chambre sur la nationalité de Benjamin Constant,
les protestants, en 1605, n'étaient nullement persécutés; « loin
d'être poursuivis, ils étaient au contraire soutenus par le sou-
verain 1 » et si le « noble homme », Augustin de Rebecque,
en 1605, doit s'en aller de son Artois; ce n'est point parce qu'il
est protestant, mais parce qu'il a trempé dans un complot
politique. D'autre part et bien mieux, Augustin de Rebecque
n'était pas français. L'Artois, depuis 1525, appartient à
l'Espagne. En 1659 seulement, cette province cessera d'être
espagnole; encore, au traité des Pyrénées, la châtellenie d'Aire
sera-t-elle exceptée; elle ne se trouvera réunie au royaume de
France que par la paix de Nimègue, en 1678. Il était donc dou-
blement impossible à Juste-Louis de Constant, père de Benja-
min, de revendiquer en 1791 la citoyenneté française au béné-
fice de la loi du 15 décembre 1790, et parce que l'aïeul fugitif
dont il se réclamait n'était point un « religionnaire » banni pour
sa foi, et parce que, si cet Augustin s'expatria en 1605, sa
patrie n'était pas la France. La Commission nommée en 1824
pour examiner les titres de M. de Constant (Benjamin) à la
nationalité française conclura à l'unanimité que son père, Juste-
Louis de Constant, « n'a été admis que par une erreur manifeste à

1. Moniteur universel du 27 mars 1824.


[1796] BENJAMI N s'AFFIRM E VAINEME NT FRANÇAI S 113
faire la déclaration autorisée par la loi du 15 décembre 1'190 I ».
La chose s'était néanmoins passée très bien, en 1791. Louis-
Juste de Constan t de Rebecque, toutes particules masquées,
s'était présenté avec assurance devant la municipalité de ·Dôle
le 9 novembr e 1791. Registre de la Commun e:« Juste-Louis
Constant-Rebecque, d'Aire-en-Artois, entré au Conseil, a dit qu'il
se présentait pour réclamer en sa faveur le bénéfice de l'article Jer
du titre II de la Constitution française» (autreme nt dit: la loi du
15 décembre 1790, insérée dans la Constitution) et le tour avait
été joué. Le fils, alors, chambellan à la cour de Brunswick, n'a
aucune envie d'imiter le père dans ses fantaisies moins franco·
philes que bernophobes. II est suisse et s'en trouve fort bièn.
En 1792, 1793, 1794, il a dû maintes fois se dire que le vieux
Juste, si fâché qu'il fût contre Leurs Excellences bernoises,
avait eu vraimen t une idée cocasse de troquer la Suisse contre
la France, et d'aller vivre chez des monstres pour tourner le
dos .à des ingrats. Scylla après Charybde.
Benjamin, en 1795, n'a pas modifié son point de vue; il est
toujours « suisse de nation » sur les actes qu'il a signés chez les
notaires pour ses acquisitions en France; mais c'est la loi
française qui n'est plus la même. La Constitu tion de l'an III
ne contient plus, sur les descenda nts de « religionnaires », la
disposition prévue en 1790. Et pour la raison hien naturelle
que tout loisir, pendant cinq ans, leur a été donné de se« faire
reconnaî tre», s'ils le souhaita ient, «naturel s français» . Ceux
qui n'ont pas bougé quand la patrie de leurs ancêtres s'offrait
à les accueillir, c'est qu'ils n'en éprouvai ent point le goût, et
préféraie nt leur nationali té actuelle. Ils avaient eu peur de
rentrer au bercail pendant les saturnale s jacobines? Soit. Mais
de Thermid or à Vendémiaire, quinze mois s'étaient écoulés. Plus
de Terreur. Et ces «étrange rs», qui pouvaien t ne plus l'être,
avaient choisi de le rester. La récupéra tion a pris fin. Les
«religion naires» eux-mêmes ont pratiqué leur sélection~ en
toute paix, en toute liberté. Il y a ceux que la France attire
ou qui, du moins, à la façon de Juste-Lo uis, estiment avoir de
bonnes raisons d'opter pour elle; et il y a les autres, que la
« citoyenn eté » française n'intéres se pas. N'en parlons plus.
Aussi, en 1796, lorsque Benjami n se met à supputer les avan·
tages que lui vaudrait un changem ent de nationali té, la légis·
lation est-elle pour lui très gênante. Non seulement a disparu

1. Moniteur universel du 17 mai 1824.


1.1.4 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (1. 796]
de la Constitution l'article qui lui serait maintenant si pré-
cieux, mais deux stipulations sont là, qui ne simplifient pas les
choses. D'une part, l'article X impose une «résidence de sept
années consécutif'es »en France à tout étranger qui postulerait
sa naturalisation 1 ; d'autre part, et dans l'hypothèse la meil-
leure, si les autorités de Paris admettent que le fils d'un« reli-
gionnaire» redevenu français se trouve, ipso facto, français lui-
même, reste l'article XV de la Constitution:<< Tout citoyen qui
a résidé sept années consécutif'es hors du territoire de la Répu-
blique française sans mission ou autorisation donnée au nom de
la nation, est réputé étranger ». La << résidence » de Benjamin
Constant sur le sol français a duré, en tout et pour tout, depuis
sa naissance, une partie de l'année 1787 et une partie de
l'année 1795. Le compte est loin d'y être pour une naturalisa-
tion. En revanche, le compte y est bien, ample et surabon-
dant, pour sa radiation, dans le cas où la << rentrée » de son
père suffirait à l'incorporer, en principe, au troupeau gaulois.
En d'autres termes, légalement, ses chances sont nulles. Mais
Benjamin se persuade qu'avec de l'aplomb, des mensonges,
des appuis officiels, et cette obstination roide et crispée qui est
dans sa nature lorsqu'il veut quelque chose pour de bon, il
arrivera bien tout de même à ses fins. Et il fJeut maintenant le
titre de citoyen français. Pour faire carrière en France, il faut
désormais prouver qu'on n'est pas «du dehors», mais bien et
complètement << du dedans ». Les commodités enviables dont
M. Necker, par exemple, a su tirer parti, n'existent plus. Pas
d'emplois, pas de fonctions administratives ou gouvernemen-
tales pour qui n'est pas Français reconnu. Ce détail, qui lui est
amer, Benjamin l'a signalé, allusivement, dans une lettre à sa
tante, celle où il affirmait qu'il ne convenait pas à sa dignité
de parattre un solliciteur, <<quoique je ne prétende, disait-il,
ni ne puisse prétendre à rien ».
Les Français l'obligent à payer des impôts; ils le taxent
même pour un emprunt forcé, sous prétexte qu'il a maintenant
chez eux des terres. C'est bien le moins qu'en compensation il

1. Cet article X était ainsi rédigé : << L'étranger dePient citoyen


français lorsque, après aPoir atteint l'âge de f'ingt et un ans accomplis
et aPoir déclaré l'intention de se fixer en France, il y a résidé pendant
sept années comécutiPu, pourpu qu'il y paye une contribution directe
et qu'en outre il y possède une propriété foncière ou un établissement
d'agriculture ou de commerce, ou qu'il aû épousé une FrançaiBe. ))
(1796) BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS ff5
puisse voter, se faire élire, ou mieux, se faire nommer directe·
ment par le Pouvoir à quelque poste lucratif. Cousine Rosalie,
qui le connaît hien, va noter, en août : Benjamin « n'aura de
repos que lorsqu'il sera membre du gouvernement de la France>> 1.
En attendant, et pour échapper à l'inconvénient dont Germaine
mesure la dureté, en attendant, quitter au plus vite, et par
tous les moyens, cette position d'« étranger » où l'on se trouve
à la merci de l'arbitraire et des décrets d'expulsion. Ce n'est
pas une vie. C'est l'interdiction radicale de tout travail sérieux.
Le Moniteur a été hien aimable de reproduire comme il l'a fait
l'exhortation de ralliement adressée par Benjamin à la classe
possédante; mais pourquoi diable s'est-il avisé d'insister avec
lourdeur sur sa qualité d'helvète? Benjamin avait tourné ses
phrases de telle sorte que rien n'indiquât dans son texte s'il
était français ou pas, et ses lecteurs parisiens pouvaient le
prendre pour un compatriote sans qu'il eût, pour autant, risqué
aucune. imprudence de langage. «J'ai cru, s'écriait Benjamin
en un élan très surveillé, j'ai cru du devoir rigoureux de tout
ami de l'humanité d'exhorter une nation qui se gouverne par
ses représentants à rester fidèle au gouvernement représenta-
tif [etc.]. »Et Le Moniteur, à la façon de l'ours, écrasait toute
cette élégance sous son déplorable pavé, conviant les Français
à saluer la « sagacité profonde>> qu'apportait« un étranger» -le
mot était là en toutes lettres - à << discuter les intérêts de
notre pays ». On avait vu le résultat. Quelle aubaine, cette indi-
cation, pour les mal-pensants!<< Que fait ici M. Benjamin Cons·
tant? » demandait l'odieuse Feuille du Jour. << Il est étranger.
Pourquoi ne se soumet-il pas à la loi qui oblige tous les étrangers
à sortir de Paris!'» Benjamin a consulté son père, lequel lui a
répondu tout de suite, et, faute sans doute d'avoir lu de près
la Constitution de l'an III, imagine le vœu de son fils très aisé-
ment réalisable.« Il me paratt, écrit Juste-Louis, que vous avez
bien des facilités à vous faire reconnattre citoyen français. Le
décret dont il est question dans l'extrait des registres de Dôle que
je vous ai envoyé hier huit jours est formel. Je n'ai eu qu'à en
réclamer le bénéfice [... ]. Vous pourrez, lorsque vous serez à Lau·
sanne, vous faire faire un extrait de nos titres qui sont entre les
mains de mon frère [Samuel]. Je crois qu'il sera prudent d'ôter
le mot << noble ». Votre extrait baptistaire sera nécessaire aussi.

f. Rosalie à Charles, 30 août f 796.


116 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

Il est dans les registres de l'église Saint-François. AYec ces pièces,


flous serez reconnu citoyen français » 1•
Que tout cela, pour l'instant, demeure caché. Benjamin n'en
souffle mot à sa tante lorsqu'il lui écrit le 11 juin et lui parle
encore avec attendrissement de « notre pauvre petit pays >>, sans
lui laisser soupçonner qu'il s'efforce, en ce moment même,
d'être autre chose qu'un « Suisse de nation>>. Mais il a besoin
de l'oncle Samuel, et, ce 11 juin, il lui confie:« Mon père, sentant
comme moi l'importance de me faire reconnaître français [... ],
me conseille de faire faire un extrait des papiers de famille qui
sont entre yos mains; c'est une chose très essentielle>>, ajoute-t-il,
et il compte sur l'« amitié» de l'oncle, « pour l'obtenir le plus tôt
possible». En secret, n'est-ce pas? Ombre et silence!« Il m'importe
que ce projet ne soit connu de personne, sans exception. Il me
ferait tort à Berne ». Benjamin a-t-il déjà, à cette date, essuyé
un premier échec? C'est possible. Je n'ai pu retrouver la trace
de la démarche qu'il avait tentée, audacieusement, auprès ·de
l'Exécutif, comptant sur Barras ou sur La Revellière pour que
le Directoire, sans bruit, fît en sa faveur une entorse à la loi.
Qu'il ait essayé de ce moyen court, la chose est incontestable. Le
député Dudon rappellera le fait, à la Chambre, le 26 mars 1824 1,
et Constant lui-même, dans une espèce de curriculum 8 qui
paraît être de 1816 et que conserve la Bibliothèque Nationale,
reconnaît que les Directeurs écartèrent sa requête. Benjamin
soutenait que la loi du 15 décembre 1790 n'avait point été
abolie de manière explicite et que, si la Constitution de l'an ·III
ne s'y référait plus, on n'en pouvait toutefois conclure qu'elle
l'avait annulée. Le Directoire estimait que trancher ce pro-
blème n'était pas dé sa compétence. Il avait donc renvoyé Ben-
jamin devant le Corps législatif, seul habilité à l'exégèse de la
Constitution. Benjamin s'est mis au travail. Il a rédigé sa
«pétition». Lecture en sera donnée, par un secrétaire, au
Conseil des Cinq-Cents, le 26 juillet 1796.

i. Ce fragment de lettre, découpé aux ciseaux par Benjamin, a


été joint par lui à un message qu'il envoie, le 11 juin, à son oncle
Samuel. C'est donc dès le mois de mai qu'il s'était ouvert de son
dessein à son père.
2. «En 1796, M. Benjamin Constant s'adressa lui-même au Direc-
toire pour obtenir d'être reconnu citoyen français. On rejeta sa
demande.>> (Moniteur du 27 mars 1824.)
3. Bibliothèque Nationale, N. acq. fr. 24 914.
(1796) BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 117
Regardons Benjamin au travail 1• Son exorde (« Citoyens
législateurs ... ») est un éloge de la Constituant e qui,« pénétrée
de l'injustice que l'intolérance religieuse aYait fait éprouyer aux
religionnaires fugitifs, s'est empressée de la réparer)); elle a« déclaré
naturels français et jouissant des droits attachés à cette qualité,
les descendants, à quelque degré que ce fût, d'un Français ou
d'une Française expatriés pour cause de religion, s'ils reyenaient
en France y fixer leur domicile et prêter le serment ciyique ». Va-t-il,
ce préambule une fois posé, attaquer de front la difficulté,
convenir que la Constitution nouvelle, par son mutisme sur
ce point, le met un peu dans l'embarras, inviter respectueuse-
ment les législateurs à étudier de près la question? Trop de
clarté serait funeste. Évitant d'aller droit, il dessine des
méandres, évoque en passant, et à peine, l'article X (sur les
sept années de résidence), article qui ne compte pas ici, car
« il ne peut éYidemment [sic] s'appliquer aux descendants des
religionnaires fugitifs ))' et feint que l'incertitude porte seule-
ment sur l'étendue des droits reconnus, depuis 1790, aux fils
des persécutés. Leurs droits civils? Tout le monde est d'accord.
Leurs droits. politiques? Quelques esprits mal éclairés les leur
contestent. Benjamin se refuse à croire que cette interpréta-
tion barbare puisse trouver des partisans au sein du Corps
législatif, surtout maintenant, dans l'urgence où l'on est de
protéger la société;« ne serait-il pas. bien impolitique, dans un
moment où il faut asseoir l'édifice de l'ordre social sur les bases
de la propriété, d'augmenter le nombre des propriétaires non
citoyens?)) Autant de voix qui seraient perdues contre les anar-
chistes. Quant à lui, Benjamin Constant-Re becque son cas
personnel est tout simple : « Je Yiens donc, citoyens législateurs,
réclamer le bénéfice d'une loi si juste qu'elle a traYersé les réyo-
lutions de six années sans qu'aucun parti l'attaqudt. Mon père
en a déjà profité. Le 9 noYembre 1791, il s'est présenté à la muni-
cipalité de Dôle, département du Jura[ .•• ]; il a été admis à prêter
le serment ciYique, et reconnu citoyen français [.•.]. Cette seule
preuye suffit pour établir la légitimité de ma demande puisque,
mon père ayant justifié de son origine, la mienne est constatée
par cela même)) 2• Cependant, les « citoyens législateurs )) pouvant

1. Le texte de sa pétition figure au Moniteur du lundi fer août


1796 (14 thermidor an IV).
2. Benjamin prend hien garde de ne pas préciser d'où venait
l'aïeul fugitif et de ne pas nommer l'Artois. Les membres du Corps
118 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN • [1796]

être tentéa de conclure: « eh bien, c'est parfait!», Benjamin est


obligê d'a vouer qu'il y a eu, tout de même, un petit accroc :
le Directoire Exécutif a paru pen&er [sic] que l'article X V de
la Constitution s'opposait à ma demande» (l'article XV est celui
qui « répute étranger >> tout citoyen qui, sans autorisation ou
mission, a résidé sept ans de suite hors de France). Barrée,
radicalemen t barrée, la route qu'il veut prendre, par l'article
en question. Mais qui le convaincra de tromperie s'il trompe
avec autorité? Il n'a pas, depuis sa naissance, dix-huit mois,
en tout, de résidence parmi les Français. Et après? Quelqu'un
le sait-il dans les Cinq-Cents ou aux Anciens? Son obscurité
préalable est là pour le couvrir. D'où la fermeté de son impos-
ture :«Cet article (XV), je puis le prouyer, m'est personnellement
inapplicable. Jamais, depuis ma naissance, je n'ai été sept années
consécutiYes absent du territoire français». Son cas particulier,
au reste, tant il est conforme à la loi, l'inquiète si peu que s'il
a cru devoir mentionner l'article XV, c'est dans le seul rlessein
de plaider, par esprit de justice, une autre cause que la sienne
propre. L'article XV, dit-il, est inapplicable à tous les fils de
«religionnaires>> pour la bonne raison que si beaucoup d'entre
eux sont demeurés absents, ils ne l'ont été qu'en dépit d'eux-
mêmes. Quand l'absence est « l'ouYrage d'une force injuste», elle
ne saurait << tourner contre ses victimes ».
Benjamin Constant a fini sa démonstrati on. Ilia croit d'une

législatif ne sont pas des paysans jurassiens, et ce qui a réussi à


Dôle pourrait avoir moins de succès à Paris. Après tout, il ne serait
nullement invraisemblable qu'un député élevât la remarque par
laqt1elle tout s'écroulerait : à savoir que l'Artois, en f605, n'était pas
en France. D signale, en revanche, que son aieul était déjà, comme
lui, un républicain:« Augustin Constant-Rebecque ayant formé, avec
lu chefs du protestantisme, le projet hardi de fonder une République
en France ... » et Benjamin cite« les Mémoires de SuLLY, édition de
Liège, t. VI, p. 95 >>; il espère que le mot «République» éblouira
les législateurs et que, fascinés, ils ne songeront point à l'objection
dangereuse : mais alors ce n'est point comme « religionnaire >> que
votre Augustin s'expatria? En 1.824, Oudon aura la curiosité de se
reporter à la page, indiquée en 1. 796 par Constant lui-même, des
Mémoires de SuLLY et il lira, à la tribune de la Chambre, les propos
exacts de Sully, qui sont les suivants :«Je ne conçois pas pourquoi
le Roi met tant d'importance à la découverte de cette machination.
Qus psut contre le Roi la plume d'un Con1tant de RebecqueP » (Moni-
teur du 29 mars 1.824.)
1
(1796) BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 119
adresse extrême. Mais en se surpassant, il a pasaé son but.
Comment se fait· il qu'avec un dossier si limpide, l'honorable
Constant·Rebecque ne soit toujours pas« citoyen»? L'Exécutif,
a bien dû avoir ses raisons lorsqu'il a « paru penser » que la
requête de ce postulant, si dévoué à la politique officielle,
n'était pas recevable. Quelque chose cloche, qu'on ne nous dit
pas. Car enfin, si M. Constant a pour lui, comme il le prétend,
toutes les lois et tous leurs articles, pourquoi se donne-t·il tant
de mal?« Je réclame avec confiance un titre que je regarde comme
le plus beau qu'on puisse porter». Vraiment? Et cette fin, telle-
ment éloquente qu'on en demeure, malgré soi, perplexe: «Le
moment est venu où tous les bons citoyens doivent se presser
autour d'un gouvernement qui marche entre toutes les factions
avec autant de force que de sagesse. Lorsqu'on a un moyen de se
ranger sous les bannières sacrées de l'ordre et de la liberté, et de
contribuer en quelque chose au triomphe d'une République à
laquelle sont auachées les destinées de l'espèce humaine, il serait
criminel de rester dans une lâche incertitude ou dans une coupable
inaction.»

.. * ..
Le 11 juin, Benjamin annonçait à l'oncle Samuel:« Je quitte
Paris dans deux ou trois jours pour passer quelques semaines
à la campagne » - dans son château de Vaux. Deux mois plus
tard, de retour en Suisse, il célébrera, pour sa tante, les charmes
qu'il a goûtés dans cette retraite agreste : « On ne peut être
plus content que je le suis de mon acquisition. Mon habitation
est charmante et ma propriété d'un très hon rapport. » Il aurait
bien voulu laisser ignorer ses ennuis parisiens aux bonnes gens
de Lausanne. Mais le cousin Charles a bavardé; il a même
expédié en Suisse un article abominable du Courrier républi-
cain, et Germaine, éperdue, n'a pas manqué, par ses agitations,
de donner l'éveil à toute la ville. Cette Germaine, quelle tendre
plaie, mais quelle plaie virulente! Les yeux braqués sur cette
« ~itoyenneté française » qu'il veut obtenir· coûte que coQ te
et qui lui est, légalement, interdite, Benjamin fait tout au
monde pour préserver son entreprise du tort que lui porterait,
c'est certain, le nom de Mme de Staël - cette indésirable -
si l'on s'obstinait, dans le public et dans les assemblées, à
conjoindre sans cesse ce nom fâcheux avec le sien. Bénédiction
pour lui, l'éloignement de «l'ambassadrice ». Mais, bien entendu,
120 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
ses ennemis s'empressent de le compromettre tout exprès, en
l'appelant avec grossièreté, comme fait le Courrier républicain
par exemple (23 juillet), « le complaisant d'une baronne intri·
gante » et Benjamin a fini par provoquer Bertin en duel.
On était allé sur le terrain, au Bois de Boulogne, puis Rioufle
s'était interposé, à la dernière seconde. Le 19 juillet, le Courrier
républicain avait donné de l'incident la version cruelle que voici :
«M. Benjamin Constant, cet aventurier penu tout exprès de Suisse
pour apprendre au gouvernement le secret de se servir des terro·
ristes pour assassiner les honnêtes gens, a été scandalisé de quelques
plaisanteries que le rédacteur de la Feuille du Jour s'est per-
mises sur son compte. M. Benjamin a surtout trouvé mauvais
que ce rédacteur se soit égayé aux dépens de sa morgue pédantesque.
Il a provoqué celui-ci en duel. Jour pris, les combattants se sont
rèndus au Bois de Boulogne, le rédacteur de la Feuille du Jour
avec un seul de ses amis, et M. Be_njamin avec une demi-douzaine
d'orateurs, entre autres l'aide de camp de Fréron, Jullian. Les
armes avaient à peine été chargées que M. Constant [...] s'est
mis à trembler de tous ses membres. Les jambes lui flageolaient
au point que ses amis ont proposé un raccommodement et cette
affaire s'est terminée sans effusion de sang. Honneur et gloire
au Constant Benjamin de Mme de Staël! » Récit fantaisiste.
Constant n'en était point à son premier duel et n'a jamais été,
physiquement, un poltron. Pour des raisons qui m'échappent,
Bertin lui a fait des excuses 1• Mais Benjamin va stirement

f. Le 2f juillet, «B. Deveaux » (telle est la signature de Bertin)


a publié une mise au point dans sa FeuiUe du Jour:« Insulté par moi,
M. Benjamin Constant m'a demandé la satisfaction que l'on doit à
un homme d'honneur et qu'un homme d'honneur ne peut refuser. Il
n'a eu d'autre témoin que le citoyen Jullian- qui ne fut jamais aide
de camp de Fréron et qui n'a été qu'une fois son frère d'armes dana
la mémorable journée du 4 prairial [l'assaut donné par les muscadins
au faubourg Saint-Antoine]. Riouffe, mon ami et celui de M. Cons-
tant, informé de la nouveUe, a eu le désir de ae transporter au lieu du
combat pour offrir sa médiation [...]».Et Bertin de conclure qu'il se
félicitait, en somme, de « cette affaire plut8t heureuse que malheureuse
puisque, disait-il, je lui dois la connaissance et, j'ose dire, l'amitié de
M. Constant. Je déclare que quiconque dira que M. Constant, avant
comme après, a eu quelque tort envers l'honneur est ou trompé ou le
plus vil dea calomniateurs. »C'est à Bertin(« ex-agent de change»,
dit l'acte notarié) que B. Constant vendra sa propriété d'Hérivaux
en février 1802.
(1.796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 1.21.
vouloir se battre, maintenant, avec le rédacteur du Courrier
républicain et Germaine a crié ses angoisses à Rosalie : « Malgré
la sotte impertinence de ce journal, il me semble impossible
que Benjamin s'abaisse à se battre avec tous les journalistes
[...]. Néanmoins, connaissant sa violence, je suis au supplice
[...]. Il y a quarante-huit heures à présent que je tremble et
pleure et meurs d'inquiétude[...]. J'ai bien senti que de lui seul
dépendait à jamais le sort de ma vie 1• » Rosalie garde plus
de sang-froid; elle n'en déplore pas moins vivement tout le
bruit qui se fait autour de la famille; et, pour elle, c'est la faute
à Germaine. Rosalie n'a pas encore revu son cousin, le 31 juillet;
elle jugera sous peu, l'ayant mieux observé, qu'il n'avait besoin
de personne pour enflammer son arrivisme, mais, fin juillet,
c'est à Germaine qu'elle en veut; pauvre cher Benjamin,
«mon Dieu, sur quel affreux théâtre son amie l'a lancé»! Le journal
parisien que Charles lui a fait tenir, par bonheur « nul ne le
reçoit ici »; Germaine, qui est « au désespoir », et qui ne réflé-
chit plus à ce qu'elle fait, s'est montrée folle en envoyant,
« hier, un exprès de Coppet qui courait Lausanne » pour y
trouver absolument un exemplaire de cette feuille. Rien de
mieux pour donner l'alerte à toutes les malveillances. Infailli-
blement, dit Rosalie, l'affaire « se saura » partout et il est
pénible de << Poir son nom dans les bouches, et de cette façon-là ».
C'est le 4 août 1796 que Benjamin Constant a reparu chez sa
mattresse 2• Le surlendemain, il rassure sa tante en s' appli-
quant à minimiser l'incident. Tout cela est infime. Il faut qu'on
puisse dire dans Lausanne que M. Constant est détendu, calme,
heureux, souriant et qu'il hausse les épaules devant ces pous-
sières où la naïveté provinciale ·voit des montagnes. Ce n'est
rien du tout, écrit Benjamin;« l'on a fait sur moi des contes ridi-
cules et l'on a mis à de bien petites choses une bien grande impor-
tance». Et comme sa tante souhaite des détails, il lui répète,

1. Si bouleversée q_ue soit Germaine, elle ment à Rosalie, avec


soin, sur la raison qw l'empêche de se rendre en France. Elle vole-
rait bien à Paris pour sauver Benjamin et le conjurer de n'expo-
ser point sottement sa vie, dit-elle à Rosalie, le 2 août, mais, « l'état
où j'ai été depuis quelques jours m'a donné, momentanément du
moins, une véritable répugnance à vivre en France ... ». (Cf. MENos,
Lettres de B. C. à aa famiUe, p. 17.)
2. Mme de Staël écrit à Pictet-Diodati, le 5 août : <<Benjamin
est arrivé hier »; et, dans Cécile, la date du 4 ao1Ît 1796 termine, en
effet, la << Troisième époque ».
122 BEfiiJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
le 9 août, avec une pointe de lassiiude, une once, délicatement
dosée, d'agacement: les gens d'ici sont fastidieux; cette« affaire»
qui les occupe si fort, je l'« a9ais parfaitement oubliée depuis trois
semaines »; je vous l'ai déjà dit, chère tante : «On a fait une grande
histoire d'une petite chose [... ]. J'ai forcé un journaliste à la
retraite et je lui ai répondu honnêtement en tombant un peu sur
ceux qui peulent encore amener des boule9ersements en France ».
Capital également, pour lui, de couper court à toutes les rumeurs
qui pourraient circuler sur une éviction dont il serait l'objet,
. lui Benjamin, au même titre que son « amie »; aussi ne manque·
t-il pas, les 6 et 9 août, de bien indiquer à sa tante, afin que le
bruit s'en répande, qu'il n'est au pays qu'en visite, pour
quelques jours à peine, et qu'il va reprendre, sous peu, le chemin
de Paris;6 août: «Je retournerai bientôt en France où j'ai assez
bien arrangé quelques-unes de mes affaires [Qu'on se le dise :
Benjamin Constant est très satisfait] et où j'en aurai plusieurs
autres à arranger »; 9 aodt : « J'ignore le moment précis de mon
retour en France, mais il ne pourra être éloigné. »
Le 6, il hésitait encore à mettre Mme de Nassau dans le secret
de sa manœuvre du côté de la citoyenneté française 1• Mais
Le Moniteur du 1er aodt a imprimé sa pétition. Sans doute ne
lit-on pas communément Le Moniteur chez les Vaudois; on le
lit à Berne, dans les bureaux du gouvernement; son entreprise,
par conséquent, ne tardera point à être connue. Inutile de
prendre les devants. Le 9 août, Benjamin se borne, pour sa
tante, à des propos préparatoires; lorsqu'elle saura la chose,
il veut qu'elle s'imagine cette démarche suggérée au fils par le
père, et Benjamin s'abrite derrière le vieillard : « Mon père,
dit-il, s'affligeant de ce que mes opinions [et que serait-ce d'autre?)
m'ont jeté dans la réPolution », désire vivement, puisque le mal
est fait, en retirer du moins quelque agrément de vanité; il
souhaiterait beaucoup, « pour l'éclat, que j'y fusse publiquement
employé». Et sans s'expliquer mieux, Benjamin poursuit:« J'ai
eu dernièrement un grand succès à Paris [sa brochure ] 2• Je

1. Charles de Constant, pour sa part, n'aime pas cela du tout;


ses affaires le conduisent assez souvent en Angleterre et il confie, le
31 juillet, à sa sœur : (<A Yec ses pétitions pour p1'ouYer qu'il est français
Benjamin me fera condamne,. comme tel en Angleterre!>> .
2. La FeuiUe du Jou,. du 15 juin affirmait vilainement le contraire,
parlant du chétif accueil qu'aurait reçu, à Paris, l'opuscule de Ben-
jamin et de ((l'humiliant incognito» que ce dernier «continue d'y garde,.,,.
(1796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 123
suis très bien avec la majorité du Directoire et des Conseils, et
une pétition assez importante que j'ai présentée a été très bien
accueillie ». Cette belle euphorie dont Benjamin fait parade est
à l'usage, surtout, de ses compatriotes. La« majorité du Direc·
toire >> lui témoigne, hien plutôt, une froideur alarmante; quant
aux « Conseils », le sort de sa pétition dépend d'eux et rien ne
garantit qu'une majorité favorable s'y dégagera. Aussi a·t·il
laissé à Paris, entre les mains de quelque Louvet, un article
qui doit paraitre le plus tôt possible afin d'inciter à lui donner
gain de cause cette << commission spéciale de cinq membres »
chargée par les Cinq-Cents d'étudier sa requête.
Le Moniteur du 26 aotit publiera ce document; il s'intitule:
<< De la restitution des droits politiques aux descendants des reli·
gionnaires fugitifs»; la signature est là tout entière:« Benjamin
Constant>>; et l'article, qui occupe une colonne et demie du jour·
nal, y figure sous la rubrique:« Mélanges>> 1• C'est M. Constant
qui << soumet aux Conseils et au public, quelques considérations »
d'ordre général relatives à la pétition qu'il a présentée en faveur
des<< religionnaires». Ces victimes de<< l'intolérance la plus féroce»,
Benjamin a trouvé pour les secourir des arguments nouveaux;
deux arguments, en particulier, et qui sont de poids. Celui-ci
d'abord : « Parmi les colonies de religionnaires >> qui se sont
constituées hors de France,<< il en est de très opulentes»;<< toutes »,
d'ailleurs, toutes sans exception, « sont dans l'aisance »; la Répu·
hlique traverse des difficultés financières; laisser rentrer ces
honnêtes gens constituerait donc une mesure intelligente, car
ils «rapporteront en France les capitaux qui manquent >>. Seconde
observation; Benjamin prend de l'altitude; il appelle l'atten·
tion des pouvoirs publics sur le fait que les principales « colo-
nies » de protestants français d'origine se trouvent en Alle·
magne; or,« les lumières, dit-il, depuis Yingt ans, ont connu, en
Allemagne, d'étonnants progrès; il n'y a chez aucun peuple plus
Bertin assurait que Benjamin Constant ne se consolait pas de n'avoir
point vu le Directoire« faire acheter de ses deniera, au peuple français,
quelques milliers d'exemplaires de son factum».
f. Gazette nationale ou Moniteur universel, no 339, numéro du
9 fructidor an IV. (Feuilletant la collection de cette feuille, j'y
découvre, dans le no 331 du fer fructidor, une .lettre qui n'a rien à
voir avec notre sujet, mais que je ne puis me défendre de signaler
pour son pittoresque : elle est du commissaire du Pouvoir exécutif
à Marseille et déplore la mise en liberté de deux tristes individus,
membres de la Compagnie du Soleil, les nommés Gide et Pédelapé.)
124 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

d'idées saines, profondes et mûres que chez les AUemands »;les


«religionnaires» rentrant en France d'au-delà du Rhin amène·
ront avec eux, «en masse, toutes ces connaissances dont ils se sont
nourris et les mettront immédiatement en circulation l>. Leur « dis-
position religieuse» elle-même rendra service aux amis de l'af-
fran~hissement. Pourquoi? Mais parce que «le fanatisme, on ne
le sait que trop, menace encore la France » et si quelques-uns de
ces huguenots gardent à leurs croyances traditionnelles un
attachement « peu philosophique »,on aurait tort de négliger le
« grand avantage » que présente, pour· la libération des esprits,
l'hostilité qui existe entre les protestants et les catholiques.
«On paralyse la superstition en la divisant». Ainsi, tant pour le
bien du Trésor que pour celui des lumières, le retour des protes-
tants expatriés est éminemment désirable. Et puis, s'écrie Ben-
jamin en un admirable transport, quand bien même la resti-
tution des droits politiques à ces gens pleins de mérites n'aurait
point d'utilité- mais ce n'est pas le cas; riches et antipapistes,
ils nous aideront contre les gueux et la prêtraille 1 - comment
des cœurs bien faits hésiteraient-ils à les rappeler malgré tout?
Ces infortunés, loin de leur terre ancestrale,« n'ont jamais cessé
de tourner vers la France des regards avides d'une patrie»; et
c'est sur cette grande image que Benjamin, pathétique, achève
son allocution : « Patrie! Patrie! Entends la voix de tes enfants
nouveaux! Ils ont pour eux tout ce qui rend les hommes plus
augustes, tout ce qui les rend sacrés : le malheur et la vertu! »
Ce portrait de lui-même sous l'aspect « auguste» du reli-
gionnaire martyr, Benjamin en attend beaucoup. C'est poi-
gnant. Qui résisterait à ces bras tendus, à ce commencement
de sanglot? Pour meubler ses loisirs d'été, le pétitionnaire fait
l'amour avec Germaine. Ce n'est pas qu'elle lui soit enivrante,
mais elle l'adore. Ainsi sera conçue, dans la première semaine
de septembre 1796, à Coppet, cette petite Albertine qui verra
le jour à Paris le 8 juin 1797, et dônt la chevelure portera si
1. Afin de calmer les appréhensions que pourraient faire naître de
tels propos chez quelques députés, Benjamin s'empresse de jurer
que ces récupérés ne se montreront point remuants : « Ne craignez
pas qu'ils excitent la persécution et les haines; ne sont-ils pas, depuis
un siècle, maudits et persécutés? » Ils ignorent le ressentiment;
exempts de tout « esprit de faction >>, de tout « sentiment de ven-
geance », « calmu et purs, prêta à défendre la Liberté [...] ils sont dès
à présent ce que l'intérêt de la République commande à tous les Français
de devenir. >>
[1796] BENJAMI N s'AFFIRM E VAINEME NT FRANÇAI S 125
éloquem ment la couleur benjamin e. Aucun inconvén ient à cette
fécondat ion : le haron Eric-Mag nus Staël von Holstein est là
pour l'endosse r 1• Qu'il serve à cela tout au moins, ce zéro. Il
n'a rien su faire à Paris pour sa femme, en dépit des adjuratio ns
et des menaces qu'elle lui prodigua it; l'imbécil e a trouvé le
moyen, par surcrott, de déplaire en Suède, et, pour tout ache-
ver, il a englouti dans ses divertiss ements des sommes exces-
sives. Germain e ne cache à personne ce qu'elle pense de lui.
Ouvertem ent elle le ridiculise et le piétine, sachant trop qu'il
rampera toujours devant elle. Le 5 août, elle déclarait à
Pictet-D iodati: « M. de Staël n'a pas mis le moindre intérêt
à ce qui me regarde et m'offre seulemen t de me ruiner pour
payer ses dettes»; et le fer octobre, c'est à Rœderer qu'elle
fournira ces précisions chiffrées : mon mari « a trouvé hon
de faire 200 000 frs de dettes avec 80 000 livres de rente 2 ».
Elle l'a envoyé aux eaux d'Aix, à peine avait-il débarqué à
Coppet 3 ; mais il faudra hien qu'elle l'héberge quand sa saison
sera faite et Rosalie va prendre en pitié ce Magnus-
parvulus , tout << craintif ' >>, dans le salon Necker où sa

1. Le 24 août, l'ambassadeur avait demandé au Directoire son


passeport pour la Suisse. Dès le 5 août, Germaine disait à Pictet-
Diodati : << M. de Staël arriYe dans peu de jours. » Le 4 septembre,
cependant, Eric-Magnus n'était pas encore à Coppet; <<on me dit
mon mari en route, écrivait Germaine ce jour-là à Adrien de Mun;
j'imagine que le Yoyage durera aussi longtemps que le départ» (ReYue
des Deux Mondes, ter décembre 1923). Du 12 septembre, au même:
« Mon mari est arriYé... »
2. Rappelons que 80 000 livres de rente, en 1796, c'est l' équiva·
lent à peu près de 32 millions 1958.
3. Le 12 septembre, Germaine écrivait à Mun : << Mon mari part
après-demain pour les eaux d'Aix; du moins, il ne m'a pas ennuyée
longtemps.» Mais les lettres de Germaine à son mari, conservées aux
archives de Coppet, attestent que Germaine fait la tendre et la
caressante à l'égard d'Eric-Magnus. Tandis qu'il suit sa cure, elle
lui écrit, le 21 septembre : << C'est un Yéritable acte de charité que tu
feras quand tu reYiendras ici, car je m'y ennuie et Yais m'y ennuyer
encore plus; Benjamin part le Jer octobre. » Rosalie, toujours aux
aguets, observe en novembre, avec surprise et déplaisir, que les
rapports de Germaine et de son mari sont excellents : il « est. redeYenu
amoureux d'elle ». Il fallait bien justifier les << œuvres » de Benja-
min.
4. Rosalie à Charles, 3 novembre 1796. Rosalie la prude est extrê-
mement cboquée des façons très libres qu'affecte la baronne. Le
126 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
femme se déploie. Divorcera-t- elle? Montesquio u se persuad8
que Germaine ne sautera jamais ce pas; le divorce, dans
son milieu, est encore très mal vu, et tout l'amour qu'elle
porte à son Benjamin n'ira jamais, Montesquio u le gage, jusqu'à
l'induire à un geste qui ruinerait sa «considération>>. Et puis,

23 août, elle a raconté à Charles qu'allant en visite à Coppet, elle


y a trouvé la «trop célèbre» vautrée entre trois messieurs, Terray,
Mun et Benjamin; elle avait un coude << dans la poitrine du premier »;
le second, elle le prenait « par la tête », tandis que Benjamin « lui
caressait la nuque et l'appelait : ma bonne petite chatte». Rosalie
a jugé du plus mauvais goût « les plaisanteries sur M. l'ambassa-
deur» auxquelles se livrait tout ce monde-là; et il lui a déplu aussi
d'entendre Germaine et ses compagnons dauber sur « notre pays
qu'ils regardent comme le théâtre de la nullité et de l'ennui >>.
Rosalie, au printemps, avait été prise d'une fièvre d'espérance :
Benjamin allait peut-être réussir à épouser Germaine! Elle divor-
cerait; elle deviendrait sa femme. Prodigieux branchement de la
tribu Constant sur les millions Necker! Un peu haletante, Rosalie,
le 28 juin, mandait à son frère Charles que Mme de Staël venait de
lui faire certaines confidences voilées, certes, mais bien belles : « Elle
me fit pressentir des choses extraordinaires [...] EUe aime passion-
nément Benjamin. Dieu sait où cela les conduira tous deux. >> Mais,
le 30 août, Rosalie commence à s'irriter. Benjamin ne s'occupe
guère de la famille; « nous ne le voyons absolument qu'aux côtés de
sa belle; il n'est rien du tout pour nous, ce qui est assez triste»; et il
faut dire que tel billet de la châtelaine à la vieille fille (2 août 1796),
s'achevait sur des mots sinistres : << Je vous embrasse comme
une sœur; j'aimerais autant comme une cousine, mais le ciel ne l'a
pas permis.» Le ciel! Le ciel! Quelle hypocrite! Le 13 septembre,
Rosalie tient Germaine pour une éhontée, et qui compromet les
Constant; elle affiche impudemment sa liaison avec Benjamin, << en
parle sans se gêner et ne se doute pas du scandale ». En novembre,
c'est l'aigreur, l'hostilité ouverte : Mme de Staël <<parle de son ado-
ration pour Benjamin » à qui elle prétend avoir << voué sa vie >>; mais
elle ne parle <<pas de divorce»; « il faudrait avoir un peu plus de
vertu [que n'en a cette mauvaise femme] pour faire un éclat et prendre
de nouveaux devoirs » (3 novembre).
Adrien de Mun lui aussi, comme Benjamin, et avec moins d'arrière-
pensées, souhaiterait épouser Germaine. Elle est, au fond, bien
résolue à ne pas changer de nom. Elle dit à Mun, le 12 septembre :
Mon mari << est perdu de dettes et très mal pour moi », et donc « si
je ne vous épouse pas, ce n,' est pas que je l'aime »; « mais je ne suis
pM un assez bon mariage pour vous» ... (Revue des Deux Mondes,
1er décsmbrs 1923).
(1796) BENJAMI N s'AFFIRM E VAINEME NT FRANÇAI S 127
tout de même, M. de Staël est M. de Staël; un fantoche tant
qu'on voudra, mais un homme« de qualité» . Tomber de l'am-
bassadeur au chambellan, du baron suédois au bourgeois de
Lausanne, du grand seigneur à l'aventur ier, non, le général en
jurerait, Germaine ne s'y risquera point. << On commence à dire
à Paris aussi, écrit M. de Montesquiou à Mme de Montolieu;
que nous n'y verrons plus Madame de Staël mais Madame CQn&·
tant. Si je le voyais, je ne le croirais pas 1• »

•* •
<<Je voudrais bien me trouver citoyen français à mon arri-
vée », confiait Benjamin à Louvet, le 6 septembre. Il s'était
rendu, en août, à Berne pour y prendre ses sûretés, et féliciter
discrètement Leurs Excellences d'avoir enfin chassé les émigrés
français. J'ai été «parfait ement reçu, dit-il, parce qu'on m'y
sait attaché » au gouvernement de Paris, puissance redoutable.
Cher Louvet! Il appuie de son mieux Benjamin dans son esca-
lade, et sa Sentinelle, le 2 septembre, a eu pour lui des mots
charmants. Et voici que réappara tt M. de Tayllerand 2 ; après
ce que Germaine a fait en sa faveur, Benjamin est en droit
d'espérer qu'il aura là un ami sftr. <<Je me prépare à retourne r
près de vous », écrivait-il, le 6, à Louvet; le 22, Germaine
indique à Meister que Benjamin «·part dans dix jours pour
Paris >>; le 4 octobre, il est toujours à Coppet s. Il partira le 7.
Ses correspondants parisiens lui disent que le <<rapport>> sur
sa pétition doit être «incessa mment» présenté aux Cinq-Cents.
Il faut donc qu'il soit à Paris au plus tôt. Les affaires françaises
ne sont pas brillantes; «il paratt que les Jacobins s'agitent ».

1. Montesquiou à Mme de Montolieu, 23 octobre 1796.


2. Le 12 septembre, Charles fait part à Rosalie de cette nouvelle
intéressante :<<L'évêque d'Autun>>, le« cher évêque>> de Germaine,
vient de rentrer d'Amérique. Le 19 aollt 1796, de Hambourg, il a
écrit à Mme de Staël, avec son fin sourire : « La vente des biens
nationaux fait des milliers de républicains. » Il ajoute, déjà ren-
seigné sans doute, et signifiant discrètement à sa correspondante
qu'ill' est : << Qu'est-ce qu'un M. Benjamin Constant dont je Piens de lire
un ouPrage fort remarquableP Est-ce qu'il est lié aPec NarbonneP ... »
3. Benjamin Constant à Mme de Nassau-Chandieu, 4 octobre 1796.
Il lui signale qu'il s'arrêtera à Dôle «quelques instants>>, pourvoir son
père. Le 8 octobre, Mme de Staël écrit à son mari (toujours à Aix) :
«Benjam in est parti hier.» (Repue du Deux Mondes, ter avril1939).
128 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

Et ces « défaites en Allemagne »! Elles sont «terrible s» et


«les victoires d'Italie ne les compensent pas ». Tout cela est
1

préoccupant.
Benjamin a un côté lièvre, toujours prêt à s'alarmer. Ceux
qu'il appelle «les Jacobins » font son effroi. Ils ont essayé, le
9 septembre, au camp de Grenelle, d'avoir les soldats avec
eux. Les commissions militaires multiplient les condamnations
à mo~t (trente-deux, du 13 septembre au 27 octobre) et Benja-
min devrait se tranquilliser. L'armée tient Paris. La dictature
des nantis s'exerce mainten ant par l'entremise des généraux.
Mallet du Pan constata it, en août, que le régime directorial
usait d'une « précaution » à laquelle n'avait jamais cru devoir
recourir la monarchie elle-même : « La présence de 30 0002 sol-
dats campés à la porte de Paris ou logés dans ses murs » et
Rœderer, dès le 25 juillet, avait dit publique ment ses craintes :
« Prenez garde aux généraux 3 1» Rœderer notait que le Directoire
à court d'argent -les riches l'appréci ent parce qu'il les pro-
tège, mais ils se dérobent soigneusement à l'impôt - en vient
à trouver commodes les expéditions guerrières, façon razzia,
telles que les conçoit Bonaparte, et qui nourrissent le Trésor.
Péril. Car les généraux, un jour ou l'autre, seront certainem ent
tentés de saisir eux-mêmes le pouvoir. La méthode, en outre,
est coûteuse, l'intermédiaire ayant les dents longues. De même
que les fermiers généraux, jadis, ne remettai ent au roi qu'une
partie des millions qu'ils arrachai ent au peuple, de même les
chefs de guerre aujourd' hui prélèvent à leur usage la plus vaste
part des rapines que leur vaut le sang des soldats. « Dilapida-
tion » prodigieuse ' qui métamorphose en famille cossue le
clan Bonaparte, hier famélique. «Nombr e d'officiers de tout
grade, signale Du Pan bien renseigné, font passer leur butin
clandestinement en Suisse 5• » L'Italie est l'Eldorad o où ces
petit Corse 6, s'abatte nt
généraux du type neuf, lancé par le

1. Benjamin Constant à sa tante Nassau, 4 octobre 1796.


2. MALLET DU PAN, op. cit., II, 127.
3. Journal de Paris, 25 juillet 1796.
4. MALLET DU PAN, op. cit., II, 129.
5. Ibid.
6. La Revellière aura là-dessus, dans ses Mémoiru (Il, 25) une
observation trop peu connue et d'une lucidité parfaite : « C'est dans
la première campagne de Bonaparte en Italie », écrira-t-il, qu'il faut
chercher l'origine de « cette cupidité qui a fini par faire de nos géné-
[i79G) BENJAMIN S; AFFillME VAINEMENt FRANÇAtS 1.29
pour leurs rafles. Militaires, fournisseurs, banquiers, affairistes 1,
voilà, écrit ce commentateur éveillé, « les vers et les insectes »
qui dévorent, à présent, « le cadavre de la France »; ils « ont
remplacé >>, dans cette besogne, les consommateurs de l'avant·
veille, «la noblesse, le clergé et la magistrature 2• »
Cette excellente prise de vue figure dans les informations de
Mallet sous la date du 8 octobre 1796. C'est le moment,
où Benjamin regagne son appartement parisien. Le 18,
Charles-le-cousin raconte à sa sœur le déjeftner splendide qui,
«l'autre jour», chez le restaurateur Méot, rassemblait Mmes de
La Châtre, de Valence, de Beaumont (« une vraie Française »,
Pauline; «tout ou rien »), et cette «jolie à croquer Hermine »
que chérit Mme de Genlis, et Francis de Jaucourt, et« le beau
régicide suédois Ribbing » et, naturellement, Benjamin lui-
même. («Le Saint n'est pas venu», note en riant le cousin
Charles; «le Saint», c'est Mathieu, Mathieu de Montmorency;
«c'était vendredi»; le Saint «faisait maigre, et cette joyeuse
compagnie aime à faire gras 3 ».) Paris « devient extrêmement
brillant», écrit encore, quinze jours plus tard (2 novembre), ce
jeune homme ébloui; la société possédante mène« la vie la plus
dissipée qu'on puisse imaginer 4 » et Benjamin, dans tout cela,
s'amuse, lance des mots d'esprit, se pousse avec application.
Il a rapporté de Coppet, dans sa voiture, pour complaire à
Germaine, tout un ballot d'exemplaires de-L'influence des pas·
sions '· Germaine fait des rêves. Elle voit déjà les Directeurs
acculés à la laisser revenir par le mouvement d' opiniQn que va
susciter son livre : comment oseraient-ils fermer les portes de

raux d'insolents satrapes [...] et des esclaves»;« Bonaparte y donna


l'exemple et le précepte des plus honteuses dilapidations. ,, De son
côté, Mme de Staël dira, très bien, dans ses Considérations (III,
xxn1) : «Bientôt les généraux de l'armée d'Italie commencèrent à
s'enrichir. L'armée du Rhin était celle de la République, l'armée
d'Italie celle de Bonaparte. »
1.. Dans une lettre du 24 mai 1796 à sa sœur, Charles de Constant
soulignait que la «bonne compagnie», à Paris, c'était maintenant
« les banquiers et les négociants ».
2. MALLET, op. cit., II, 164.
3. Lettres de Charles de Constant, dans la N ouPelle RePue rétros·
pectiPe, numéro de juillet-décembre 1.894, pp. 183-1.84.
4. Ibid.
5. Le 1.8 octobre, Rosalie annonce à Charles : « Voici Les Passions
qui paraissent. »
5
1.âo BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
la France à une femme douée d'un tel talent?. Une femme de
génie, voilà le vrai, et qui honore le pays dans lequel elle veut
bien respirer. Germaine a supplié Rœderer, le fer octobre, de
tout faire pour que fût rapportée la mesure insensée que l'on
a prise contre elle au printemps. Mais attention, n'est-ce pas?
Du doigté! Pas d'allusion directe au décret qui n'a jamais été
rendu public et que l'on peut donc toujours nier. La tactique
arrêtée à Coppet, et que l'on a suivie très fermement, est celle
du démenti catégorique: Mme de Staël expulsée? Mme de Staël
frappée d'une interdiction de séjour en France? Quelle fable!
Rumeurs absurdes, nées des calomnies royalistes. Alors, Rœde·
rer, pas de maladresse!« Il m'importe qu'aucun journal, s'il est
possible, ne parle de l'accusation du Directoire contre moi»; ce
qu'il faut seulement, si Rœderer le veut bien, « c'est louer le
livre pour empêcher qu'on persécute l'auteur», et dire tant de bien
de l'ouvrage qu'il deviendra bientôt impraticable au gouverne-
ment de maintenir son ostracisme. Germaine suggère à Rœde-
rer d'insister sur tout ce qu'elle a de français, sa langue, son
éducation, ses goûts, ses manières, ses propriétés 1 • Elle meurt,
elle sent qu'elle meurt, dans cetie Suisse où on la confine. Elle
assure Rœderer qu'elle ne plaisante pas, que son dernier jour
approche, qu'elle court à la tombe si de nobles âmes ne se
jettent pas à son secours pour l'arracher à ce Coppet funèbre,
lever pour elle les barrières de la France, lui rouvrir l'accès de
Paris. Elle a étourdi Mathieu des mêmes implorations déchi-
rantes, et Montesquiou, ce mauvais cœur, s'égaye des essoufle-
ments du saint homme qui galope« de journalistes en journa·
listes, tous les jours, les conjurant de dire que le livre de Mme de
Staël est le plus bel ouvrage qui ait paru en ce siècle 2 ».
Benjamin s'affaire lui aussi, mais avec plus de circonspection.
Germaine doit ne point douter de la ferveur qui l'anime pour
elle, mais le sort de sa position le tracasse beaucoup plus que ne

1. «Ce que je désirerais donc, c'est que [...] vous parliez de moi
comme française de naissance, de résidence, de propriété, d'habi-
tude, de patriotisme. » (Cf. RmoERER, Œuvres, t. III, p. 650.)
· 2. Montesquiou à Mme de Montolieu, 30 octobre 1796. Germaine
s'impatientait un peu; le 7 novembre, elle écrivait à Mun : «Mes
amis ont eu le grand tort, ce me semble, de négliger de faire faire des
extraits de mon ouvrage dans les journaux amis. Il y a un silence
sur cela, pas très flatteur d'abord, et surtout très nuisible. Voyez un
peu, je vous prie, comment cela pourrait être changé. »
(1.796] BENJAMIN s'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 13!
font les détresses de son amie. S'il plaide (le 19 octobre) la
cause de sa mattresse, c'est dans une lettre confidentielle à
Louvet 1 ; et je ne saurais affirmer que lui est due, dans Le Moni·
teur du 26, l'insertion d'un << extrait » tiré du chef-d' œuvre
(Rœderer ne s'exécutera qu'assez tardivement, le 22 novembre
dans son Journal de Paris, puis, les 2, 10, 20 décembre et
9 janvier, dans le Journal d'Économie Publique). Peu de jours
sans doute après son retour à Paris, il a connu le lien supplé·
mentaire, qui va désormais l'unir à Germaine. L'effet qu'a
pu produire sur lui cette nouvelle considérable, nous l'igno-
rons; mais les dispositions ardentes que lui témoigne la femme
illustre où prolifère sa semence, quand hien même elles
n'aboutiraient point à un mariage, telles quelles, leur convertihi·
lité financière l'intéresse. «Tous les hien-fonds sont pour rien»,
ces temps-ci, note-t-il dans une lettre 1• Quelles opérations à
réaliser de nouveau, si seulement il avait quelque argent
liquide! li en a, mais il lui en faudrait trois fois plus. Germaine
pourrait hien l'aider, en ce moment surtout où, plus que
jamais, elle lui appartient. Mais hien sftr! Tout ce qu'il voudra 8!
C'est un jeu pour elle d'obtenir que son père << avance » à
Benjamin la somme dont il a besoin pour un marché qu'il a en
vue; Benjamin engage seize mille livres, et Necker fournit les
trente-quatre mille francs ' qui manquaient. Le 1er novembre

1. « Vous voulez donner à la République tous les appuis? Empa·


rons-nous donc du talent, de la force, de l'éclat de mon amie », écrit
Benjamin à Louvet ce 19 octobre 1796. (Cf. Bibliothèque uniPer-
seUe, 1912, loc. cit.) Louvet ne se laissera point convaincre et sa
Sentinelle gardera le silence sur L'Influence des passions.
2. Benjamin Constant à Mme de Nassau-Chandieu; la lettre n'est
pas datée; mais Benjamin disant : « Je suis ici depuis dix jours »,
sa missive est donc des environs du 20 octobre.
3. Benjamin connatt l'extrême facilité avec laquelle, effective·
ment, Germaine donne de l'argent à ceux qu'elle aime. Elle est, sur
ce point, bien commode. Elle écrira, dans Delphine (1, 1) qu'un
<< service » d'argent n'est point « embarrassant à recevoir » et qu'il
n'y a rien là dont la «délicatesse doive s'alarmer»; «il n'entralne
point avec lui une reconnaissance qui doive vous imposer de la
gêne ». C'est bien ainsi, tout à fait, que Benjamin entend la chose.
4. Le chiffre nous est indiqué dans la lettre que Germaine adres-
sera (bien en vain) le 28 mai 1815 à Constant pour lui réclamer en
faveur d'Albertine une part de ce qu'il lui doit : « Vous me devez
80 000 francs, dont 34 à mon père pour H ériPaux. »
[1.796]
1796, par·devant notaire, Benjamin Constant« cultiYateur [sic],
natif de Lausanne en Suisse, résidant à Paris, rue de la Loi
no 293 >>se rend acquéreur, pour cinquante mille livres (disons
vingt millions 1958) d'un bien national sis au hameau d'Héri-
vaux, commune de Luzarches en Seine-et-Oise, anciennement
domaine d'abbaye, composé d'une église, de la maison conven-
tuelle, et de communs entourés de deux cent vingt-quatre
arpents de terre avec de la vigne et des arbres. L'église est de
trop, bien entendu; Benjamin la fera abattre et raser.
Le « rapport » sur sa pétition, les Cinq-Cents ne se sont point
hâtés de l'entendre. Benjamin s'imaginait, en septembre, qu'il
serait « français » en octobre. Octobre et novembre ont passé
sans que la commission, nommée le 26 juillet pour examiner
son cas, ait présenté ses conclusions. Le 11 décembre enfin,
l'ordre du jour appelle le rapporteur à la tribune. Ce rappor-
teur est Pastoret; un ami, et qui est volubile. Le Moniteur des
13 et 14 décembre aura besoin de sept colonnes pour rêproduire
sa harangue. Elle est longue parce qu'elle est faible. Pastoret
s'est certainement rendu compte bien vite du caractère indéfen-
dable de la pétition Constant, les lois étant ce qu'elles sont.
Benjamin s'y est pris trop tard. C'est avant la promulgation
de la Constitution de l'an III qu'il eût dû réclamer la citoyenneté
française. Il est coincé maintenant entre l'article X et l'article
XV, et s'il veut à toutes forces voter chez les Français et faire
carrière dans leur personnel politique, il faut qu'il patiente
durant sept années. Devant ce dossier désastreux, Pastoret,.
tout dévoué à Mme de Staël et qui s'échine à lui faire plaisir,
n'a d'autre recours que l'amplification. Noyer l'affaire sous
un flot de paroles. La démonstration étant impossible, empê-
cher du moins ses collègues d'y voir clair et les aveugler de
phrases afin de les conduire, médusés, à voter oui quand le
non s'impose. Pastoret, donc, de s'étendre sur les horreurs de
l'édit de Nantes, de lire, des larmes dans la voix, l'appel de
Benjamin en faveur des « religionnaires » exilés, d'ajouter là
tous les trésors de sa rhétorique personnelle : « Quoi, pendant
sept années encore, ils [ces fils de martyrs, et martyrs eux-
mêmes] seraient propriétaires sans droits, étrangers aux délibé-
rations publiques, aux magistratures nationales, à la formation
des lois!>) Révoltante perspective!« Ah si yous saYiez comme, au
fond de leur retraite, ils n'ont pas cessé de former des yœux pour
leur ancienne patrie! Que dis-je, ancienne! Pour leur seule et
continuelle patrie! Vos craintes, yos espérances, yos succès, yos
(1.796) BENJAMIN s'APFIBME VAINEMEN T PBANÇAIS 1.33
revers, comme ils les partageaient, avec une inquiétude ou une
joie fraternelle! [ •.•]. Comme vous, depuis sept années, ils saluent
par des chants d'amour le jour auguste où naquit notre Liberté!»
Aussi beau que du Benjamin . C'est à croire que l'impétran t
s'est substitué au rapporteu r et lui a rédigé son pensum. Et
quand on se souvient que Constant, en 1792, était chez le
duc de Brunswick, quand on a lu, en outre, ses lettres intimes
de 1790 à 1794, on goûte à plein la saveur de ces grands propos.
Tant de lyrisme, tant d'émotion , hélas, manquère nt leur effet.
L'Assemblée, correcte, ordonna hien « l'impression », mais
n'en prononça pas moins l'ajournem ent.
Et Germaine? Ses affaires vont mal, très mal. Aucune lumière
à l'horizon; elle est toujours séquestrée dans cette Suisse qu'elle
ne supporte plus; elle piétine sur place, tantôt dans l'abatte-
ment, tantôt dans l'exaspéra tion. Revenir en France quand
même et à tous risques? Elle y songe hien, mais que se passera..
t-il à la frontière? Qui sait si ces mufles n'auraient point l'im-
pudence de l'appréhen der? S'exposer à ce qu'on la refoule?
Elle ne peut aller au-devant d'une éventualit é pareille.
Mme de Staël, le 24 novembre, adresse un gémissement à
Lameth (Alexandre) qui a dft chercher refuge à Hambourg
- Benjamin n'y est pas pour rien - et elle le supplie de lui
répondre vite, à Coppet; sa lettre l'atteindra toujours, « soit que
je me lance dans l'abîme, soit que je reste sur cette plage déserte 1 ».
Germaine n'est une écervelée qu'en apparence. Elle ne se
« lancera », temporelle ment, dans aucun « ahtme », jamais.
Ce qui ajoute à son désarroi, c'est la situation de son mari.
Le cour de Stockholm est sévère pour lui; et, le 1er novembre,
Germaine avait en vain gratifié Rosenstein d'un message
caressant : « Je ne vous recommande point le sort de M. de
Staël; je sais que vous n'avez pas cessé de vous y intéresser ;
vous sentirez seulement combien sa situation est pénible dans
ce moment et vous ferez tous vos efforts pour l'abréger 2• »
Eric-Magnus, début novembre, a reçu s~s lettres de rappel.
Il n'est, même plus en titre, ambassad eur à Paris 3; on l'a mis

f. Cf. Revue historique vaudoise, numéro de mars 1906.


2. Cf. Revue Bleue, 10 juin 1905.
3. Vers la mi-novembre, Eric-Magnus s'était cru sauvé. Le
20 novembre, le résident Desportes, toujours exactemen t et immé-
diatement renseigné, par son espion Monachon, sur ce qui se pas-
sait à Coppet, signalait à Paris que le baron de Staël venait de
134 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]

à pied, avec, il est vrai, une pension honorable de 20 000 francs


par an (8 millions). 20 000 livres? Pour qui prend-on le gendre
de Necker, le mari de Germaine? 20 000 livres! Une misère!
Que c' en est insultant. En matière de finances, Germaine a
toujours été à bonne école; fille de banquier, elle connaît la
technique. Le 1er décembre 1796, elle reprend la conversation
avec Nils. Elle lui laisse entendre d'abord que c'est une erreur
grave, une véritable faute politique, cette mesure qui frappe
son mari. La Suède a tout intérêt à entretenir avec la France
des rapports confiants, et Mme de Staël craint beaucoup, dit·
elle, l'irritation qu'aura causée au Directoire l'« éclat », très
regrettable, dont son mari est la victime. Le Directoire « dési-
rait extrêmement le maintien de M. de Staël dans son ambas·
sade » et le rappel de cet ambassadeur ne manquera pas de
surprendre et d'indisposer le gouvernement de la République.
Puis elle passe, comme d'une chose sérieuse à ses incidences
minimes, à l'objet principal de sa lettre: la question d'argent. Ces
dettes qu'elle reprochait à son mari devant Pictet, devant Mun,
devant Rœderer, les voici, pour Nils, transfigurées. Déjà, il ne
s'agit plus de 200 000 livres mais de 150 000 à peine (« près de
150 000 livres »), mais surtout, là-dessus, 100 000 livres ont
été dépensées par M. de Staël« pour le compte du gouvernemen t
[suédois] >>. Par conséquent, il « est de la plus stricte justice de
les lui payer >>. Germaine réclame donc à la Suède 100 000 francs
pour son mari. Enfin l'aveu, confidentiel, pénible, et auquel
le cœur du cher Nils ne saurait demeurer insensible, la grande
finesse qui doit tout emporter : le vieux M. Necker, que l'on
croit opulent, il ne l'est plus! « Toute la fortune de mon père [a
été] confisquée en France>>; il ne lui reste, de «revenu, que la terre
de Coppet>> (Germaine évite letermescab reuxdedroi ts féodaux);
si bien que Germaine elle-même - le croirait-on? c'est la
lugubre vérité - est !!laintenant presque dans la gêne : « Je
n'ai, pour mes enfant& et moi [ces pauvres enfants!] que le strict
nécessaire». Que Nils von Rosenstein médite sur cette révélation.
« Vous ne pouvez pas souffrir qu'une si éclatante iniquité se
commette sous l'influence d'un homme tel que vous, et sous

recevoir « un courrier de Suède », lui annonçant qu'il était « conservé


dans sa place d'ambassadeur auprès de la République française>>;
« Mme de Staël, ajoutait Desportes, a fait éclater une ioie extrême à
l'arrivée de ce courrier. Elle se flatte hautement d'accompagner son
époux en France.» Hélas!
[1796] BENJAMIN S'AFFIRME VAINEMENT FRANÇAIS 135
le règne de votre élève.» lisait maintenant dans quelles angoisses
elle se débat, elle qui ne cherche plus que l'isolement, mais se
voit «forcée», tout de même, et précisément «par [ses] affaires»,
de «se rendre bientôt en France» 1•••
Si seulement elle le pouvait! Si seulement ces gens du Direc-
toire se décidaient à l'y autoriser! Un an, dans quinze jours,
toute une interminable année, depuis qu'elle a quitté Paris sur
le pressant conseil des« républicains»! Tant de démarches, d'elle-
même et de tous ses amis, demeurées vaines! Le 20 novembre
encore, Desportes a signalé, de Genève, que Mme de Staël
annonçait son intention de regagner sous peu la capitale :
« Elle publie que ses sentiments sont aujourd'hui bien connus
de notre gouvernement » (grâce à son livre des Passions) et
on l'entend vanter partout << la marche imposante et noble du
Directoire 2 ».Benjamin va revenir; il va revenir la chercher.
Il est parvenu - c'était bien le moins, après le cadeau des
trente-quatr e mille francs- à négocier avec Barras 3 un accord
tacite. L'arrêté du 22 avril n'est pas rapporté. Rien à faire en
ce sens, et Mme de Staël ne peut pas reparaître à Paris. Mais
bon, oui, convenu; qu'elle s'installe dans le domaine de Seine-
et-Oise que Benjamin vient d'acquérir; on fermera les yeux;
Barras s'y engage. Qu'elle ne fasse aucun bruit. Qu'elle vive
avec son amant dans l'ancienne << maison conventuelle ». Les
choses, avec le temps, finiront bien par s'arranger, si Ger-
maine ne commet aucune imprudence.
Dès le lendemain de la séance où Pastoret a lu son rapport,
Benjamin Constant est remonté dans sa berline. Le 16 décembre,
il est à Coppet'· Le 21, il repart, emmenant Germaine. Le jour
de Noël1796, tous deux s'installent à Hérivaux.

1.. Revue Bleue, loc. cit.


2. Cf. E. CRAPUISAT, Mme de Staël et la police, Genève, 1.909,
3~ i.e
0
p. 1.2 septembre 1.796, d'après les précisions que lui avait
données son mari, à son arrivée, Germaine confiait à Mun que si
Reubell, dans son affaire, s'était montré «fort mal» pour elle, Bar-
ras, en revanche, avait été « bien, très bien ».
4. ll n'a rien dit de son voyage à sa tante Nassau. Mais il doit
une réponse à son oncle Samuel. Ce dernier rêve de se faire nommer
« résident genevois » à Paris; il prête à Benjamin, sur ses dires, une
influence que ce dernier est très loin d'avoir. Benjamin lui répond
(de Coppet, le 1.6 décembre) que sa requête est difficile à satisfaire
136 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1796]
et que c'est évidemment aux Genevois <:le désigner leur« envoyé 1
à Paris. Germaine a ajouté un post-scriptum à la missive de Ben·
jamin; elle veut espérer que « la mort de la grande Catherine relè·
vera peut-être la place de M. de Staël», autrement dit, remettra
son mari en selle.
CHAPITRE TROISIÈME

1797
ou
BENJAMIN
ET LE COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR

Recommander à Mme de Staël l'immobilité, la discrétion,


le silence, c'est conjurer de se tenir tranquille quelqu'un qui
a la· danse de Saint-Guy. Moins de cinq jours après son arrivée
à Hérivaux, Germaine adresse un mémoire au « citoyen ministre
de la Justice». Rœderer n'a pas présenté les choses, en sa faveur,
aussi adroitement qu'elle lui avait prescrit de le faire. Mme de
Staël expose donc comme il faut au« citoyen ministre» Merlin
les raisons qui, en équité, interdisent qu'on la persécute. Ces
raisons sont au nombre de trois : d'une part, ne sauraient être
réputées « étrangères », et par conséquent soumises à des décrets
d'expulsion, les personnes - comme elle - « nées et résidant
en France, qui ne connaissent point d'autre patrie, qui parlent
la même langue, qui ont besoin du même air, qui sont faites aux
mêmes habitudes, qui éproupent, en un mot, tout ce qui constitue
le patriotisme»; d'autre part,« je crois que mes opinions sont
assez connues pour que je n'aie rien à craindre des vrais amis
de la Liberté »; enfin et subsidiairement, « mon état de grossesse
me met à l'abri, par toutes les lois de l'humanité, d'aucun acte
de rigueur». En conclusion, Mme de Staël, qui n'entend point
vivre dans une position clandestine sur un sol qu'elle tient pour
le sien, compte que se dissipera, qu'est dissipé, l'absurde malen-
tendu dont elle a été victime.
Monsieur-père, qui n'a jamais été un ami du risque et qui
a gardé de la France un souvenir où domine la peur, n'a pas
vu sans alarmes sa fille repartir pour ce dangereux séj~ur.
Et cette habitation qu'a choisie M. Constant, n'est-ce pas
138 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

une imprudence? Tout passe, à la ville; mais à la campagne


chez ces arriérés! M. Necker redoute que, « dans l'endroit»,
à Luzarches, l'on n'aime guère, peut-être « cette succession de
deux protestants à des ecclésiastiques » 1, ce faux ménage, au
surplus, dans une ex-maison conventuelle. Le banquier se
tourmente pour rien. Ce n'est pas là ce qui tracasse Benjamin
Constant. Il a des soucis plus graves, qui lui viennent de la
situation générale et d'une évolution déplorable qu'il constate,
en France, dans l'esprit public. Il s'en ouvre, le 2 janvier, à sa
tante Nassau. Ce pays, lui dit-il, «est toujours dans l'état dou-
teux qui devient son état habituel; l'opinion se détériore tous
les jours quoique, tous les jours, les intérêts deviennent plus
étroitement unis à la République et que le peuple soit infini-
ment plus heureux, plus riche [sic] et plus mécontent qu'il
n'a jamais été». Je suppose qu'en écrivant « peuple», Benja-
min veut dire : la classe paysanne; car il poursuit : le peuple
«achète les biens des émigrés, et désire leur rentrée; il voudrait
jouir des fruits de la révolution et il regrette tous les usages
contre-révolutionnaires », au premier rang desquels sont· les
mômeries de la Superstition. Ce que Constant n'ajoute pas,
mais qu'il sait très certainement, c'est le mouvement dessiné,
depuis quelques semaines, par Carnot. Une reptation douce, et
qui donne à penser beaucoup lorsque l'on est averti du talent
qu'a toujours eu le personnage pour rejoindre, à l'heure oppor-
tune, le parti qui va dominer 2• Or, Carnot« se rapproche des
modérés>>; dès le 20 décembre 1796, Mallet a signalé la chose a,
et il précisera, le 4 février 1797 : Carnot « n'est plus entouré
que d'adversaires du régime'». Un signe redoutable, cette pré-
caution du terroriste d'avant-hier; très redoutable pour les
acquéreurs de biens nationaux. Aussi Benjamin rassure-t-il

1. Cf. P. KouLER, Mme de Staël et la Suisse, p. 231.


2. «Fourbe et délié», tel le voit, avec de bons yeux, Mallet du
Pan, le 20 février 1796. (Du PAN, op. cit., II, 12.) Son évolution
portant Carnot du côté des « gens de bien », Mallet modifie, en
décembre, sa terminologie dont la sévérité s'apaise; Carnot n'est
plus alors qu'un «esprit souple», mais, c'est vrai, il faut le dire,
«sans principes et sans affections». (Id., II, 1.99.) La Revellière,
dans ses M émoirea, a sur Carnot d'excellentes pages où l'on a devant
soi, au naturel, ce petit homme, gras, blafard, avec son « coup d'œil
SP.c et rusé». (LA REVELLIÈRE, op. cit., 1, 341.)
3. MALLET nu PAN, op. cit., II, 199.
4. Id., II, 224.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 139
sa tante qui s'effraye de ses démarches pour devenir citoyen
français. Cela lui paratt bien inconsidéré. Tout semble encore
tellement instable et menaçant chez ces coupeurs de têtes!
Mais Benjamin n'est pas fou. Il explique son plan à Mme de
Nassau; qu'elle « cesse entièrement » d'avoir, sur ce point, des
«inquiétudes» à son sujet;« je ne ferai rien qui bouleverse ma
vie »; le dessein qu'il poursuit est« seulement>> de ne plus appar-
tenir, en France, à« la classe des étrangers, classe privée de la
protection des lois et exposée à des arbitraires dont il est diffi-
cile de se faire une idée »; «parvenu à ce but, je ne renoncerai
pas légèrement à mes autres avantages » 1; il aura grand soin de
rester Suisse, lorsqu'il sera Français par surcrott; deux passe~
ports valent mieux qu'un et permettent un cache-cache
agréable. Benjamin laisse même entendre qu'il n'est plus très
déterminé à pousser l'affaire en ce qui le concerne : « Ce n'est
que le principe général [touchant les «religionnaires »] que les
Conseils décréteront >> et il sera « toujours à même », dit-il,
d'apprécier s'il lui convient ou non de s'en prévaloir. II n'est,
sa bonne tante le sait bien, qu'un ami des champs et de la
retraite, un philosophe, et la politique ne l'intéresse que dans
la mesure où elle constitue, pour un honnête homme, une obli-
gation morale. « Je vis assez retiré des affaires [.•. ]; je compte
m'en éloigner toujours davantage. »
Huit jours plus tard, sa pétition revenait devant les Cinq-
Cents. Le 9 janvier 1797, le Conseil devait enfin se prononcer.
La discussion fut brève; deux orateurs seulement : Pastoret
et Berlier. Pastoret rappelle ses conclusions favorables; et
Berlier riposte par l'argument qui coupe court à tout : dès
1789, les descendants des religionnaires pouvaient rentrer libre-
ment en France; la Constitution de1790 rendit tous leurs droits
de citoyens français à ceux d'entre eux qui désiraient en jouir;
les autres, en s'abstenant, ont fait la preuve de leur indiffé-
rence à cet égard; les législateurs de 1795 ont donc pensé avec
raison qu'il n'y avait plus lieu de maintenir dans la Constitu·
1. Benjamin se propose, en somme, de renouveler, pour cette
« citoyenneté » ce qu'on l'a vu faire, assez drôlement, quand il vivait
à la cour de Brunswick, pour son appartenance, en tant que noble,
au cadre des officiers bernois. Il demande à sa parenté des démarches
pour qu'on l'autorise à revêtir, hors de Suisse, l'uniforme, qui es~
séduisant et porte considération. Mais pas question, bien entendu,
que cette faveur implique pour lui, en Suisse, la moindre obligation
militaire.
140 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

tion de l'an III la disposition exceptionnelle de décembre 1790.


En conséquence, il est« impossible d'admettre les descendants
des religionnaires fugitifs à l'exercice subit des droits politiques
en France sans qu'ils passent par la principale épreuve ordonnée>>
dans la Constitution en vigueur, à savoir une domiciliation
préalable, et une résidence continue, de sept ans. « Je demande
l'ajournement» , conclut Berlier. Et l'ajournement est prononcé.
Échec complet. Benjamin Constant reste à la porte. Il en est
ulcéré, mais toujours résolu à ne pas lâcher le morceau. La loi!
la loi! Grand mot à l'usage des niais. La loi n'est inflexible
et sacrée que lorsque ses dispositions s'ajustent à nos intérêts.
Benjamin Constant Peut entrer dans le personnel politique du
régime, et il y entrera.
On voit beaucoup de monde, à Hérivaux. Les voitures se
succèdent sur la petite route qui conduit à l'ancienne abbaye.
Dès le 1er janvier, Mont~squiou a su que Germaine était là;
elle s'est glissée en France, écrivait-il à Mme de_ Montolieu,
« comme un zéphyr, sans se faire annoncer ». Zéphyr, ou aqui-
lon? Toujours est-il qu'un grand appel d'air se produit du côté
de Luzarches et l'on voit, par exemple, le 29 janvier, Mme de
Staël insister auprès de Rœderer pour qu'il fasse à son tour le
voyage : « Talleyrand vous amènera», lui dit-elle, Talleyrand
qui doit venir (ou revenir) à Hérivaux, ces jours-ci. L'« évêque>>
s'agite énormément, depuis l'automne; il « remue ciel et terre
pour être employé par le Directoire >> notait, l'avant-veille
27 janvier, Henry Swinburne qui venait de le rencontrer chez
le banquier Perregaux. Les conciliabules d'Hérivaux font un
tel bourdonnement qu'une feuille parisienne, le Journal de
France, les signale, fin janvier, et croit y déceler un complot
de « la faction orléaniste ». L'administrate ur du canton, un
nommé Corborand, brave homme, mais peu fin, pour tirer au
clair ce qui se passe dans « la ci-devant maison conventuelle »,
a la simplicité de «mander >> à son bureau « l'acquéreur >>
de ce bien national; le 1er février, Corborand transmet à ses
supérieurs le compte rendu de l'entretien qu'il a eu, à ce sujet,
avec M. Constant, Suisse de nation. M. Constant « a démenti
formellement » les imputations calomnieuses du Journal de
France, et le citoyen Corborand, soucieux de ne point s'attirer
d'ennuis, ne mentionne même pas dans sa dépêche le nom de
Mme de Staël. Il se borne à donner l'assurance que, s'il a pris
acte des déclarations faites devant lui par le propriétaire
d'Hérivaux, une « surveillance >> est établie désormais sur les
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCT IDOR . 141
hôtes de l'ancien couvent et les visites qu'ils reçoivent. Mais
Benjamin Constant a pris la chose très mal et Corborand
la
lui paiera.

•*•
Le 10 février 1797, Benjamin appren d à sa tante que tout
va pour lui au mieux : « Je continue à jouir d'une délicieuse
solitu de dans une campagne que mon amie et moi arrangeons
divinement »; la chapelle qui l'incommodait a été renversée;
elle n'offusque plus ses regards; des équipes de terrassiers
sont à l'œuvr e dans son parc; il fait embel lir,eno utre,sa demeu
re
sans lésiner sur la dépense (Germaine est si bonne!) et son
«bonh eur» s'accroît du sentim ent de sa bienfaisance; c'est une
douceur pour lui, dit-il à Mme de Nassau, de « faire un peu
de
bien 1 en donna nt du travai l à cinqua nte ouvriers par jour
».
Un vrai sage, bucolique. « J'oubl ie Paris et la Révolution
et
les conspirations toujours renaissantes 2• »Cepe ndant, sa tante
le connaît, il ne saurai t vivre en égoïste et il s' « occupe d'un
ouvrage » élevé, une brochure pour faire suite à celle qu'il
a
donnée l'anné e dernière, et qu'il compte voir s'impr imer « dans
trois semaines à peu près ».
La tante Nassau n'a pas besoin d'en savoir davantage. Ce
que médite Benjamin, si cela réussit, alors il sera temps pour
lui de s'en réjouir modestement comme d'une espèce de sur-
prise qu'on lui a faite, en hommage à son caractère et à ses
mérites; et si cela échoue, il attach erait beaucoup de prix à
ce
qu'on ignorâ t tout, en pays de Vaud, de sa tentat ive. Des élec-
tions vont avoir lieu au mois de mars; les premières depuis
1796. La moitié des conventionnels maint enus par le fameu
x
décret des «deux -tiers» doit se présenter, constitutionnelle-
ment, devan t le corps électoral qui décidera de leur sort,
réélisant les uns, congédiant les autres . Les « assemblées pri-
maires » commenceront leurs opérations le 22 mars. Benja min
Const ant n'est éligible à aucun titre : il n'a pas trente ans et
il
n'est pas français. Néanmoins, payan t d'auda ce, il est décidé
à tenter sa chance. On verra bien. Le 28 février 1797, persua

f. Un écho de Voltaire.
2. Allusion à l'affaire de l'abbé Brotier et de« l'agence royalis
de Paris. Les documents saisis avaien t été publiés le 31 janvie te»
Le Moniteur du 3 février donnait tous les détails du complo r.
Directoire, qui se félicitait de l'incident, l'exploitait à fond. t. Le
142 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
qu'il en imposera facilement aux bons rustiques de Luzarches,
il se présente aux <<autorités municipales» du village et le
registre de la commune s'augmente du texte que voici:« L'an V
de la République française une et indiYisible, le 10 Yentôse, est
comparu le citoyen Henri Benjamin Constant, propriétaire,
demeurant ci-deYant à Lausanne, en Suisse, ayant profité de la
loi du 9 décembre 1790 en faYeur des religionnaires fugitifs,
lequel a dit que son intention est d'établir son domicile au hameau
d' H ériyaux, de cette commune, de partager les aYantages et de
supporter les charges. »Où et quand le natif de Lausanne a-t-il
été admis à« profiter» d'une loi maintenant abolie? Le« pro-
priétaire» a négligé de le préciser,. et les membres du conseil
municipal de Luzarches n'ont pas eu l'inconvenance de lui
récla~er, sur ce point, un complément d'information. Le
« citoyen » Constant s'est déclaré tel. La parole de ce riche
bourgeois est une garantie suffisante. Le 27 février 1797, Ben-
jamin pense avoir, en un claquement des doigts, enlevé son
affaire; ce qu'il veut, c'est faire inscrire son nom sur le registre
civique de la commune afin d'être ainsi, automatiquement, de
par sa fortune, inclus au nombre des privilégiés qui, dans leur
« assemblée primaire » du mois prochain, choisiront les « élec-
teurs » chargés de se rendre à Versailles pour y nommer les
députés. Mécompte. La veille de l'assemblée primaire, le
21 mars, Benjamin s'aperçoit que son nom n'est pas sur la
liste. Qui lui a joué ce tour? L'administr ateur Corborand, sans
nul doute, lequel a d11 se renseigner. Benjamin Constant se
redresse de toute sa taille. Qu'est-ce que c'est que cette plai-
santerie? Il parle haut. Il intimide. Et un paragraphe de plus
entre au registre de la commune, le jour même (22 mars) où a
lieu cette « Assemblée » dont on prétendait - c'est un peu
fort!- l'exclure : «Le citoyen Constant, propriétaire à H ériYaux,
descendant de religionnaires fugitifs, qui, dans la séance d'hier,
ayait inYoqué en sa faYeur l'article XX 11 de la loi du 15 décembre
1790 [sic], ayant obseryé que le procès-Yerbal de la séance d'hier
ne faisait pas mention de la décision de l'Assemblée en sa faYeur,
a demandé que cette omission fût réparée. >> Elle l'est. Le « citoyen
Constant » s'offre donc aux suffrages de ses compatriotes; il
brigue l'honneur d'être délégué par eux à Versailles.
Cet honneur lui est refusé. Benjamin a pourtant « travaillé »
le canton avec soin, usant pour sa propagande des meilleurs
moyens de persuasion; il ne rassemble, tristement, que 49 voix,
et les votants étaient 181. Fermée, cette année-ci, la route du
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 143
Corps législatif. Mais on pourrait, dès à présent, préparer le
terrain pour l'année prochaine, en prenant pied, fermement,
dans la circonscript ion. Le 30- huit jours après l'assemblée
primaire- un «agent municipal>> doit être élu à Luzarches.
C'est peu de chose; ce n'est pas rien. Un <<agent municipal»
détient tout de même une parcelle de pouvoir, laquelle, diligem-
ment employée, est de nature à accrottre, de manière appré-
ciable, le chiffre de ses voix aux élections de 1798. Procès-verb al
de l'assemblée communale : « Luzarches, 10 germinal an V
[30 mars 1797]; nomination d'un agent municipal. 42 "oix au
citoyen Benjamin Constant. En conséquence, le citoyen Benjamin
Constant ayant réuni la majorité absolue des suffrages, a été pro·
clamé agent municipal.» Un pas de gagné, satisfaisant. Mais il
reste un obstacle, que Benjamin désire ôter de sa route. L'admi·
nistrateur du canton a de trop bons yeux et possède une connais·
sance dangereuse des dispositions légales. Si cet individu per·
siste à être là, «le citoyen Constant» peut s'attendre, pour la
compétition de l'an prochain, à des embarras sérieux, peut-être
même à des empêcheme nts. Le Corborand est condamné; Ben-
jamin a des amis sûrs dans les services de l'Intérieur. Le 10 mai
1797, Corborand sera révoqué 1•


• •
La nouvelle brochure qu'il va lancer pour faire parler de lui,
Benjamin Constant l'a terminée le jour même où il accédait, à
Hérivaux, à son premier emploi. C'est un.« agent municipal»
du Directoire qui date d'« Hérivaux, ce 10 germinal an V»

f. Les Archives nationales (F3 7 253, B7 8 516) contiennent à ce


sujet une lettre du député Brunet, ancien commissaire du gouverne-
ment en Seine-et-Oise. Le 21 mai 1797, Brunet écrit au ministre
de l'Intérieur pour lui signaler que la révocation de Corborand,
prononcée par ses bureaux, est une injustice, obtenue, en fait, grâce
aux intrigues d'« un citoyen Constant, acquéreur de l'abbaye d'Héri-
vaux » et qui a voulu punir l'administrateur local de sa vigilance à
faire respecter la loi : « Le citoyen Constant a l'ambition d'être
nommé électeur » à Luzarches, quoiqu'il n'y ait point la << domicilia-
tion» nécessaire; Corborand <<présidait l'assemblée primaire et
l'admission du citoyen Constant a éprouvé de la difficulté, attendu
qu'il n'a pas le domicile légal». Au surplus, ce candidat irrecevable
paratt avoir recouru à « des moyens· peu honnêtes pour se procurer
des suffrages».
1.44 BENJAliiN CONSTANT MUSCADIN [1797]

(30 mars 1797) l'avant-propos de cet opuscule. Intéressant, ce


préambule. Lisons bien :
«L'on a dit qu'un étranger ne def'aitémettre aucune opinion sur
la Réf'olution française [•..] Je ne suis point un étranger.
Originaire de France et descendant d'une famille expatriée pour
cause de religion, je suis rentré dans ma patrie aussitôt que je
l'ai pu. J'y ai reporté ma fortune. Une loi positifJe m'y inf'itait,
en me rendant tous mes droits cif'ils et politiques. Cette loi a été
corroborée en dernier lieu par la confirmation expresse des natu-
ralisations décrétées par les assemblées précédentes.
En conséquence, j'ai exercé dans les assemblées primaires de
ma commune tous mes droits de citoyen, et il est impossible, soit
par sa naissance, soit par ses principes, soit par ses propriétés,
soit par ses intérêts de tous genres, soit enfin par ses droits positifs
et légaux, d'être plus français que je le suis ».
Il faudrait souligner chaque mot, ou presque, de ce document
extraordinaire. De tous les mérites que l'on serait tenté de
contester à Benjamin Constant homme politique, un seul n'est
pas en question : il est champion dans l'assurance mise à
soutenir ce qu'il sait être littéralement le contraire de la
vérité.
Son factum n° 2 s'intitule: « Des Réactions politiques. » De
quoi s'agit-il? Dès le début, l'assertion majeure; et, là, Benja-
min Constant ne ment plus; il indique sa préoccupation fonda-
mentale : « La Réf'olution de France, qui a été faite contre les
prifJilèges >>a eu le malheur de« dépasser son terme en attaquant la
Propriété». Une réaction, trop facile à prévoir, a eu lieu. Cette
réaction est à présent devenue telle qu'il faudra, « non point,
je l'espère, une révolution nouvelle, mais de grandes précau-
tions et un soin extrême pour s'opposer à la renaissance des
privilèges ». Le danger vient de l'obscurantisme; la plus belle
gloire de la Révolution est d'avoir« fait triompher les lumières»;
cette conquête est en péril; la Superstition relève la tête;
n'allons point servir maladroitemen t ses intérêts en lui accor·
dant « les honneurs de l'intolérance »; rien de tel que les prêtres
pour tirer parti de la persécution. La sagesse, sur ce point, dit
Constant, est dans une indifférence teintée de mépris. Le catho-
licisme?« Feignez d'ignorer son existence même; opposez à son
· importance votre oubli », et, de la sorte, peu à peu, « il descen-
dra pour jamais» dans le néant. Sur un point, toutefois, Ben·
jamin Constant conseille aux esprits libres de faire attention :
certains «écrivains»- c'est Laharpe, en particulier, qu'il vise
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 145
- se disent républicains et chrétiens en même temps. Ces
gens-là sont les plus redoutables; une tolérance écœurée ne
suffit pas à leur égard. Qu'ils se taisent!« Si, sectateurs obstinés
de préjugés chéris, ils consacrent en silence à des divinités mysté-
rieuses l'encens qu'ils paraissent brûler en l'honneur de la divi-
nité nationale·, ils ravalent la dignité de leur ministère, ils dépopu-
larisent la raison par l'usage qu'ils font du raisonnement, ils
perdent tout droit à être écoutés». Après avoir, du ton le plus grave,
signalé que l'état du pays n'est pas hon(« de quelque côté que
l'on jette les yeux, l'on voit sortir, comme de terre, des préjugés
qu'on croyait détruits»), Benjamin revient à ces libellistes-
pluriel où l'on doit lire, toujours, un singulier- qui, «proclamés
jadis illustres sous la condition qu'ils seraient impies » et « vio-
lant aujourd'hui cette clause expresse du traité >>, « emploient »
maintenant « en faveur des mys!ères catholiques » une plume
qu'ils disent amie de la liberté. Etrange« liberté» que la leur!
Ils « nous laisseraient peut-être une République », mais agré-
mentée de «l'attirail gothique>> et de« l'indissolubilité du mariage »1
Benjamin Constant, fidèle à lui-même, poursuit son combat
sur deux fronts : d'un côté, les christicoles, ces ennemis de la
nature humaine, ces contempteurs de nos plus doux instincts;
de l'autre, la vile multitude. Il évoque avec un frisson généra-
teur d'épithètes ces« dix-huit mois de la plus exécrable tyrannie»,
la « tyrannie de la populace >> qu'ont connue les honnêtes gens,
naguère, et qui a laissé des « restes affreux ». Il résume l'histoire
des « Girondins » : ils « ne virent pas les monstres qui formaient
leur terrible arrière-garde; ils fondèrent la République et" la
féroce Montagne la renversa sur ses fondateurs ». Passant à
l'apostrophe oratoire, il foudroie ces habiles, qui font son hor-
reur, ces intrigants avides de notoriété, ou d'argent, ou de
places, auxquels il ressemble si peu, lui dont l'âme n'est que
dévouement : Arrière,« égoïstes ambitieux [... ]qui avez mêlé vos
vues particulières aux grands intérêts de la nation et dont les
calculs personnels ont détourné la révolution des sentiers de la
morale »1 Et une fois de plus, comme dans ses articles et dans
son premier appel aux Français, il convie les propriétaires,
quelles que soient leurs erreurs passées, à s'unir autour de ce
Directoire qui protège leurs personnes et leurs biens. « Il faut,
dit-il avec limpidité, que tous les hommes dont l'influence peut
ramener [dans le peuple] l'habitude de la subordination se
rallient au gouvernement. » Royalistes encore empêtrés dans vos
préventions, comprenez, mais comprenez donc, que nous, les
146 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
possédants, nous ne saurions jamais assez nous unir, face à
« cette classe ardente et mobile à laquelle, en lui réPélant le secret
de ses droits, l'on n'a pas caché le secret, plus dangereux, de sa
force». On ne lui reprochera pas d'être ambigu. Benjamin pra-
tique le cynisme quand le cynisme lui paraît l'unique moyen
de se faire entendre. Les royalistes avec nous! Vos nostalgies
· monarchiques, est-ce que cela compte, quand la Propriété elle-
même est en jeu? On vous l'a déjà dit : jamais, tels que vous
êtes, vous n'obtiendrez cette obéissance de la plèbe qui est
aujourd'hui l'affaire capitale; la plèbe ne vous écoute plus;
seuls les « républicains » sont en mesure de la domestiquer : << ils
parlent seuls sa langue; ils peuPent seuls la contenir». Les Réac-
tions politiques s'achèvent sur cet avertissement renouvelé et
rejoignent l'homélie première, De la Force [ ...]. La conclusion
ne varie pas : sous la bannière du Directoire, front commun de
ceux qui ont tout contre ceux qui n'ont rien 1•

•*•
Benjamin a lancé sa brochure juste avant les élections pro-
prement dites, celles d'où sortira le nouveau « tiers ». S'il faut
en croire ce qu'il annonce à sa tante, d'un accent très satisfait,
vers la mi-avril 2, son ouvrage se lit beaucoup : ma brochure,
1. Dans les «notes» jointes à sa brochure, Benjamin, d'abord,
estime prudent de marquer ses distances à l'égard du vieux Necker
qui vient de publier un livre où il retarde et qui peut compromettre
l'amant de sa fille. Aussi, Constant a-t-ille soin de se dire « profon-
dément affiigé >> de cet ouvrage, peu républicain en effet. Mais,
galant homme, il n'en couvre pas moins de fleurs le banquier auquel
il doit son Hérivaux. Ce livre qu'il désapprouve, Benjamin tient à
dire combien l'ont «frappé» tout de même «les beautés» dont il
est plein; «en le combattant, qui pourrait se refuser à la douceur de lui
rendre justiceP [... ] éclat du talent [...], finesse des Pues [...] expression
éloquente d'une âme toujours pure [etc.])), Puis vient une autre note,
véhémente, contre une brochure que Constant « invite les acquéreurs
de biens nationaux >> à lire et à méditer; ce factum propose, en somme,
de « dépouiller de leurs propriétés » tous ceux qui ont acheté des
biens d'Église ou d'émigrés, indiquant« un prétendu mode de rem-
boursement absolument illusoire>>; «l'on n'accusera pas du moins
nos ennemis communs de déguiser leurs projets »!
2. Dans le Recueil Melegari, cette lettre n'est pas datée. Mais
l'allusion à l'attentat dirigé contre Sieyès, qui est du 12 avril, situe
la missive aux environs du 15.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 147
dit-il,« a eu assez de succès; il s'en est vendu mille exemplaires
en trois jours et je vais publier une seconde édition; elle a
resserré mes liaisons avec les hommes qui sont à la tête de la
République, et si la contre-révolution ne s'opère pas [...], ma
situation ici sera précisément telle que je la désire : celle d'un
homme indépendant dans ses principes, ami de la liberté par
goût, et estimé pour quelques talents 1 ». Oui, mais, si « la
contre-révolution » s'opère? Et l'on dirait bien que l'on s'y
achemine. Les élections ont été déplorables; pire que cela,
même, calamiteuses. En vain le Directoire a cru se protéger
un peu en imposant aux « électeurs » un serment de « haine à
la royauté et à l'anarchie» (autrement dit la promesse de s'en
tenir aux candidats du centre, ex·« ventristes >>, ex·thermido·
riens); sur deux cent seize députés sortants et qui espéraient
ardemment se faire réélire, combien ont survécu? Onze. Un
formidable balayage. Et, pour les remplacer, pas mal de roya·
listes à peine déguisés comme Bonnières, Fleurieu, Quatremère
de Quincy, etc. Déjà Benjamin avait frémi lorsqu'il avait vu
Laharpe, sa bête noire, choisi par une assemblée primaire à
Paris; et Germaine est bouleversée; elle ne comprend pas que
Rœderer se félicite de voir les « Girondins » méconnus à ce
point par le corps électoral; elle lui écrit, le 15, avec un amer
sourire : « Je ne suis pas, je crois, la favorite des républicains
ni du Directoire [... ]. Les républicains ne sont pas aimables,
j'en conviens, mais qu'importe ce qu'ils sont! » Ce qui compte,
c'est qu'ils maintiennent l'ordre établi et garantissent la tran·
1. Cette « estime » dont Benjamin se targue, ce n'est pas chez
Joubert qu'on la découvre. Le bon Joubert, qui n'est guère un
homme haineux, ne peut pas souffrir Constant. Cet arriviste caute·
leux l'exaspère, lui fait, dit-il,« mal au cœur)); par surcrott, Joubert,
qui a du goût, est horrifié par le style de Benjamin; ayant terminé
la lecture des Réactions politiques, Joubert, le 24 juin 1797, confie
à Mme de Pange : Constant <<écrit très mal [...]; il exprime avec
recherche et avec importance (...] des pensées extrêmement com·
munes et je ne connais pas de plus grand signe de médiocrité ».
{Cf. R. TESSONNEAU, Joubert éducateur, 1944, p. 209.) Les Nouvelle•
politiques, où Benjamin avait débuté anonymement, en 1795, sont
sévères, le 29 avril 1797, pour son nouveau produit et l'on notera
que, dans cet article, sa petite scélératesse de 1795 est, pour la pre•
mière fois, publiquement révélée : Constant, dans cette feuille même,
attaquant, sous l'anonymat, la réélection forcée des «deux tiers»,
puis, « éclairé sans doute par la logique de Louvet », se mettant
« à prêcher la doctrine qu'il avait si violemment attaqué~ ».
148 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
quillité des propriétaires. Vous continuez donc à ne rien voir
de ce qui, pourtant, crève les yeux!« En les perdant, vous vous
perdez! »Voilà le vrai. Et à Meister, le 22, dans un élan d'indi-
gnation et d'épouvante: Quelles élections! Quel renversement!
Quel pays que celui« où l'on choisit pour députés M. de Vau-
villiers parce qu'il est compromis dans une conspiration roya-
liste et M. Bourlet parce qu'il a été valet de chambre de M. le
comte d'Artois! » Quelle époque « où la profession de foi du catho-
licisme le plus superstitieux sert à tout »1 Et si Benjamin, dans sa
brochure, annonçait le péril d'une dictature militaire qui pour-
rait surgir, assurant certes «l'anéantissement des préjugés>>,
mais mortelle, sans doute, à «la liberté», Mme de Staël fait
moins de façons et dit carrément à Meister : « sans les armées,
il n'y aurait plus d'espoir pour la République ».Germaine en
perd la tête, et sa France si chère est hien près de lui parattre
inhabitable : « La République m'exile, la contre-révolution me
pend; il me faut un juste milieu, qui n'est jamais en France
qu'un passage si rapide qu'il se sent à peine entre un excès et
un autre 1 • »Benjamin, lui aussi, commence à regarder du côté
des soldats- je veux dire du côté des généraux. Ils ont la
force. Ils sont la force. La République en son style 1795 leur
est extrêmement agréable tant elle leur procure de profits 2 ; ils
vont devenir l'espoir des nouveaux nantis. Et tandis que Ger-
maine se lamente, il confie, pour sa part, à Mme de Nassau-
Chandieu : « Les choix pour le renouvellement du Corps légis-
latif sont presque tous royalistes; l'esprit public se précipite
dans cette direction avec une impétuosité qui dépasse tous les
intérêts; les républicains sont insultés partout. L'homme qui,
le premier, a donné l'impulsion vers la liberté, Sieyès, a été
attaqué chez lui par un assassin. Enfin, sans nos invincibles
armées, je ne sais ce qui s'opposerait au rétablissement de la
royauté. La perspective que tout cela offre n'est gaie ni pour ceux

1. Lettrea inédites de Mme de Staël à Henri Meister, Paris, 1903,


p. 147.
2. Le détestable Marbois, aux Anciens, dans une intervention qui
signe, en politique, son arrêt de mort, a osé dévoiler l'une des sources,
non négligeables, des profits que réalisent beaucoup d'officiers supé-
rieurs et d'officiers généraux : la falsification usuelle du chiffre des
effectifs en vue de l'établissement des sommes destinées aux rations;
en 1796, l'~tat a payé des rations militaires pour deux cent cin-
quante mille homme.s de plus que l'on n'en a sur pied.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 149
qui ont énoncé leurs opinions en faveur de la République, ni pour
les acquéreurs de biens nationaux. » · -
Le système de Benjamin, dans ses lettres à sa tante (laquelle
connatt à Lausanne toute la bonne société et peut répandre
des choses utiles), est de se valoriser toujours, au prix même,
s'ille faut, de quelques retouches au réel. C'est ainsi que dans
cette lettre où transparai ssent ses alarmes, un détail favorable
se glisse, vers la fin. Silence, bien entendu, sur sa tentative
manquée d'être« électeur »- pour le moins- mais sa nomi-
nation d'« agent municipal » se transfigure en présidence :
« Les habitants [de Luzarches] m'ont élu pour présider leur
administration; >> et le commentaire de cette petite nouvelle
est beau : « Cela me donne l'occasion, dans un petit cercle,
de faire respecter des lois que j'aime et de protéger les républi-
cains. » A la vérité, quand il se glorifie doucement de la sorte,
il ne sait pas que cet avantage illicite sur lequel il a réussi à
mettre la main est en passe de lui échapper. Ces« lois qu'il aime»
et que son bonheur est de « faire respecter »,il les a bafouées pour
se faire élire. Le commissaire du Directoire près l'administ ration
centrale de Seine-et-Oise, examinan t les récentes désignations,
s'est aperçu qu'à Luzarches une irrégularité a été commise :
le « citoyen Constant » s'est fait « domicilier» le 27 février, et
s'est fait élire le 30 mars. Si encore il ne lui avait manqué
qu'un mois ou deux sur les douze mois stipulés, sans doute
aurait-on pu, à la rigueur, fermer les yeux; mais une insuffi·
sance de onze mois! Le nouveau venu s'installe en novembre,
ne dit rien d'abord, de novembre à février, puis soudain, fin
février, déclare son intention de «résider» dans la commune
et, trente jours après, s'arrange pour y devenir un personnage
officiel. Le commissaire demande, en date du 26 avril 1797,
l'annulati on du choix prononcé à Luzarches, le 30 mars 1797,
par les « citoyens actifs » du canton en faveur du nommé Cons·
tant. Trois jours plus tard, le 29 avril, Rœ~erer, dans son
Journal d'économie publique, loin de s'être laissé convaincre
par les objurgations que Mme de Staël lui avait adressées, le 15
(et, bien sûr, elle lui demandai t aussi de vanter la brochure
Des Réactions), Rœderer, carrément, attaque Benjamin. Il est
même discourtois à l'excès, comme s'il voulait prendre la
relève de Bertin. L'avant-p ropos de Benjamin l'amuse : «Il
nous avertit dans sa préface qu'il est français, qu'il a été à son
assemblée primaire et qu'ainsi il est en droit de donner des
conseils. On dit même, mais sa modestie nous le cache, qu'il a
150 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

eu deux Poix pour être électeur ». Quel mensonge! Ce n'est pas


deux voix, c'est quarante- neuf qu'a obtenues Benjamin Cons·
tant! Mais Constant ne peut pas protester, exiger une rectifi-
cation; il se couvrirait de ridicule. Le fait est qu'il a tenté de
se glisser à l'assemblée électorale de Versailles et qu'il n'y est
pas parvenu; et Benjamin eût désiré qu'un voile tombât sur
cette infortune. Du moins, du moins Rœderer ne dit pas : ce
Suisse qui se fait passer pour Français ... ; Rœderer, lui aussi,
semble convaincu que Constant a su régler son affaire de natio-
nalité. Précieux, cela. L'impudence paye. Et si Rœderer est
mauvais, du côté des feuilles officielles viennent pour Benjamin
des consolations. La Gazette nationale du 15 mai couvre de
fleurs son opuscule.
Germaine, la prégnante Germaine dont le tour de taille est
devenu solennel, va regagner Paris 1 ; sans permission, mais
ille faut bien; elle ne cherche à provoquer personne; elle estime
seulement qu'elle ne peut pas accoucher ailleurs qu'au domicile
de son mari. La naissance de l'enfant est attendue pour le
début de juin. Mme de Staël va d'abord en villégiature, un peu,
chez « le Saint », saint Mathieu de Montmorency, dans son
château d'Ormesson (Mathieu est venu, en février, pour quelques
jours à Luzarches 2); la petite feuille royaliste Le Thé signale,
le 15 mai, que la dame est à Ormesson. Le 30, elle s'installer a
dans son propre hôtel, à Paris. La veille, 29 mai 1797 (« 10 prai·

1. Elle s'« anéantissait » à la campagne, disait-elle, gémissante,


le 22 avril à Meister. «Les élections faites, je vais revenir à Paris.»
Germaine a, d'ailleurs, donné à Benjamin un nouveau témoignage
de son bon cœur en vendant à Juste, le père, dans des conditions
qui nous demeurent assez opaques, une petite propriété dont il
désirait se rendre acquéreur, à Angervilliers, près Limours. Le
ter avril1797, Juste de Constant signe, à cette occasion, une étrange
«reconnaissance de dette» : c'est à sa femme, Marianne, qu'il
reconnait devoir douze mille francs pour l'achat de la maison d'An-
gervilliers. Benjamin, discret, signale seulement à sa tante : «Mon
père a acheté une petite maison à vingt lieues d'ici; il paraît' très
content de son emplette. » (Sur l'opération effectuée alors entre le
p~re de Benjamin et « la citoyenne baronne de Staël », cf. G. RuDLER,
Mme de Staël, lettres inédites à Juste Constant de Rebecque, Lausanne,
1937.) .
2. C'est de Luzarches, le 21 février, que Mathieu avait adressé
une lettre à Mme Necker de Saussure. (Cf. P. GAUTIER, Mathieu dB
Montmorency et Mme de Staël, p. 98.)
(1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 151
rial an V »), Benjamin a terminé et daté un appendice qu'il
va joindre à la nouvelle édition de ses Réactions politiques. Il
intitule ces pages Des effets de la Terreur. C'est une réponse
aux apologistes de la violence; l'auteur ne croit nullement, et
ille dit, que la France soit exposée à revoir ces jours horribles
où régnait la canaille; le Directoire est là, par bonheur, vigilant
et fort, qui fait rentrer sous terre les « monstres » (Babeuf
a été exécuté l'avant-veille; bravo!); mais Benjamin entend
montrer combien sont dangereux certains arguments en faveur
des méthodes de Robespierre, car ils pourraient servir à justi-
fier« une terreur royale, la seule aujourd' hùi qui nous menace »; et
il insiste également sur la maladresse qu'il y eut à multiplier
chez les ecclésiastiques ces victimes· aussitôt baptisées « mar-
tyrs », de telle sorte que la guerre, saine mais mal conduite,
à la superstition, n'a finalement abouti qu'à faire du prêtre
un objet «respectable aux yeux d'un grand nombre, presque
intéressant aux yeux de tous». Joli résultat!

... * ...

Le 20 mai, les nouveaux députés sont entrés en fonctions et


le Corps législatif incline dans un sens non pas « royaliste >>,
comme s'empresse de le clamer la clientèle du pouvoir, mais
peu « thermidorien ». On le constate tout de suite lorsqu'est
nommé le Directeur appelé à remplacer celui des cinq- c'est
Letourneux - qu'a désigné le sort, selon la Constitution, pour
le renouvellement annuel de l'Exécutif, par cinquième. Le
Directoire pousse en avant Cochon. Les députés choisissent
Barthélemy, niais gourmé, mais ambassadeur et homme du
monde (c'était « le candidat des honnêtes gens », dit Mallet 1).
Voici plus grave : la majorité des Cinq-Cents semble résolue
à « rechercher les dilapidations » et à surveiller ces « compa-
gnies de fournisseurs>> qui disposent, dit Mallet, dans les milieux
gouvernementaux, d'« associés permanents 2 ». Mallet tient
pour dorénavant compromis le système où Barras est passé
mattre, qui consiste à voir dans « le corps des députés une
bande d'actionnaires auxquels on se charge de payer des divi·
dendes moyennant qu'ils vous abandonnent la France et

i. MALLET DU PAN, op. cit., II, 277.


2. Id., II, 283 (3 juin 1797).
1.52 BENJAMIN CONSTANT MUSCADI~ (1.797]
l'Europe 1 ». Le régime va se défendre et Benjamin, qui songe
aux élections de l'année prochaine, s'agite et travaille en réa·
liste. Un club d'opposition s'est formé, rue de Clichy. Constant
suscite, en face 2, un club « directorial », un clan de politiciens
gros acquéreurs de biens nationaux, décidés à tout pour main-
tenir l'accaparement de Thermidor. La « réunion » s'appelle
d'abord Club de Salm, mais, dès le 25 juin, l'Éclair annonce que
le « Club de Salm >> s'est mué en « Cercle constitutionnel ».
C'est, écrira Benjamin le 11 juillet à son oncle Samuel, << un
cercle qui a commencé par un dîner chez moi et qui est composé
actuellement de plus de six cents personnes, parmi lesquelles se
trouve tout ce qu'il y a d'estimable et de distingué dans le parti
républicain ». Constant ajoute même une précision superflue :
<<Le gouvernement encourage fort cette réunion». On avait pu s'en
rendre compte, dans le public, par l'article que, le 22 juin, la
nouvelle feuille thermidorienne L'Ami des lois, créée par l'ex·
moine Poultier, avait consacré à cet excellent groupe. Très
sévère dans ses choix, déclarait Poultier, le nouveau club
«n'admet dans son sein que des hommes irréprochables [au premier
rang desquels Talleyrand] et très éclairés; » son but n'est pas,
comme chez les babouvistes, à gauche, ou chez les clichyens,
à droite, de « détruire », de « renverser »; bien au contraire, le
Cercle constitutionnel n'a qu'un dessein: « conserPer »,fortifier.
L'Ami des lois disait juste, employant le mot même le plus
topique. Le Club dont Benjamin Constant a été la cheville
ouvrière, c'est le bastion conservateur, c'est le syndicat des
nantis, augmenté de tous ceux qui aspirent à devenir tels
plus confortablement encore, grâce à l'appui des gouvernants.
Sont là Sieyès, bien entendu, le penseur, et Marie-Joseph
Chénier,« le barde», et Talleyrand, et Garat, et Bergœing, et
Riouffe, bourgeois << éclairés » et qui aiment la grande vie 3 • En
1.. MALLET nu PAN, op. cit., II, 287 (1.0 juin f797). .
2. Selon les Mémoires de Barras, c'est Talleyrand qui a eu l'idée
de ce club et qui a tout mené pour le construire. Barras, toutefois,
cite bien Benjamin tout de suite après Talleyrand dans la liste qu'il
donne des instigateurs de l'entreprise:« Talleyrand, Benjamin Cons·
tant, Garat, Cabanis, Daunou» (Mémoires de Barras, II, ch. XXVIII,
pp. 412 et 459). Benjamin, cependant, dans sa grande lettre du
20 décembre 1. 797 aux Directeurs, dira : « Chazal et moi fondâmes
le Cercle constitutionnel et ce fut chez moi que cette réunion néces·
saire prit naissance. »
3. Et Louvet? Comment n'est-il pas dans la« réunion»? Louvet,
[1.797] COttP »~ ~ORCS DB FRUCTIDOR 153
réponse à Camille Jordan qui, le 17, aux Cinq-Cents a eu le
front de réclamer <<le droit commun » pour la prêtraille, Riouffe,
le 27 juin, prononce au Cercle un discours où la pensée gou·
vernementale est traduite à merveille : vigilance à droite et
à gauche, haine égale aux curés et aux prolétaires.
Depuis le 8 juin 1797, Benjamin Constant a une fille. Cette
Albertine est née, correctement, chez son pseudo-père, et s'ap·
pellera Staël.« Mme de Staël est accouchée très heureusement
d'une fille, il y a quelques jours >>, mande Benjamin à son oncle,
entre autres choses, le 13 juin. Rosalie, qui enrage de voir
s'éloigner, semble-t-il, pour jamais, ses rêves d'un divorce de
l'« ambassadrice >> et d'un brillant mariage dans la famille,
confie, le 21, à son frère, en pinçant les lèvres: «Tu sais que
Mme de Staël vient de mettre au jour une petite fille. Il faut espérer
que ce sera une prude bien redressée car, ne pouvant surpasser
sa mère dans la carrière qu'elle suit, elle prendra une route oppo-
sée>> 1. Benjamin paratt assez content de l'existence, en ce prin-
temps de 97; la nouvelle édition de sa brochure, grossie de
l'Examen des effets de la Terreur, connatt, note-t-il, une« espèce
de succès qui en a fait vendre deux mille exemplaires en quinze
jours 2 ». La Décade, qui appartient au gouvernement, comme
l'Ami des lois, vient, le 8 juin, d'exalter dans les meilleurs
termes ce petit livre si conformiste. Ah! certes, un homme comme
lui a des préoccupations, et il avoue à son oncle qu'il n'est pas
toujours facile de se« concilier la confiance d'hommes qui sont
défiants à force d'avoir souffert»; du moins, son âme est en paix,
et quelle que soit la rigueur de sa tâche, il est heureux, car il
tr~vaille en conscience, et soumis, selon sa coutume, aux impé-
ratifs du devoir, pour « une cause qu'fil] regarde comme la
seule digne d'être défendue et à laquellè [il se] félicite tous les
jours de [s]'être voué 3 ».La« cause» lui joue un tour, le ter juil-
let. Donnant suite à l'observation, incontestable, du commis-
saire départemental, le Directoire se voit contraint d'annuler
le choix fait à Luzarches, le 30 mars, d'un« agent» municipal

hélas, était du tiers à réélire et n'a pas été réélu. Louvet n'est plus
rien. Ses amis du Pouvoir lui ont procuré la compensation qui
s'imposait : il a été nommé consul à Palerme.
f. Bibliothèque de Genève, manuscrits Constant, 18.
2. Benjamin Constant à son oncle Samuel (recueil Menos),
13 juin 1797.
3. Ibid.
1.54 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
inéligible. C'est ennuyeux; ce n'est pas tragique. Le Cercle
constitutionnel est autrement précieux à Benjamin, pour son
entreprise d'escalade, que sa petite magistrature dérisoire chez
les « laboureurs »; et il constate avec intérêt que si le Directoire
lui retire, sans joie, son titre rural, c'est uniquement en raison
du « domicile >> insuffisant. Pas question de lui chercher noise
sur l'essentiel: sa nationalité toujours étrangère. Si le commis-
saire de Versailles se figure, dans sa candeur, que « le citoyen
Constant » est français, le Directoire en revanche sait fort bien,
là-dessus, à quoi s'en tenir. Mais il se tait. L'indication est encou·
rageante; une promesse tacite, en somme, de fermer les yeux.
Si personne ne pousse des cris en brandissant des textes, Ben·
jamin a bien l'impression- que le Directoire le laissera faire,
tout helvète qu'il soit, dans sa marche aux grandeurs. Avec
quel soin, aussi, le « froid jeune homme 1 » guette-t-il les occa·
sions de se rendre agréable aux gouvernants! Le 11 juillet, il
s'adresse à son oncle pour « une affaire assez importante » et
que voici : « Le citoyen Barras, membre du Directoire, a,
dans ce moment, à Lausanne, un de ses frères, lequel n'a aucune
connaissance dans cette ville, et je désirerais beaucoup qu'il
y fût bien reçu;» son nom,« illustre dans l'ancien régime et recom·
manda ble dans le nouyeau », doit lui ouvrir «l'entrée des meilleures
maisons; j'inYoque yotre assistance à cet effet »;Benjamin ne
cache point au vieux Samuel qu'il met à la chose, personnelle-
ment, beaucoup de prix; mais il n'oublie pas que l'oncle a des
ambitions. Le Directeur Barras est un homme très puissant;
« comme je lui ai des obligations de tous les genres et que je suis
particulièrement lié aYec lui, je ne veux rien négliger pour rendre
service à quelqu'un qui l'intéresse»; et vous-même,« mon cher
oncle », pensez-y : ce que vous ferez pour Barras-le-frère, ne
sera pas perdu; cela« pourra Yous être utile dans toutes les affaires
que Yous aurez à Paris ». On pense bien que Samuel de Constant
ne se le fait pas dire deux fois. La lettre de Benjamin est du 11;
elle a dû parvenir le 15 ou le 16 à Lausanne; dès le 20, Rosalie
annonce à son frère Charles : «Benjamin recommande à mon
père un frère de Barras, disant qu'il pourrait nous être fort
utile, et à toi aussi. Mon père l'a YU et fera pour lui ce qu'il
pourra 2• »

1. L'expression est de Roger Nimier. (NouYeUe ReYue Française,


1er février 1954.)
2. Bibliothèque de Genève, mss. Constant, 18.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 155

. ..
*

Sérieuse, la situation politique. Les «modérés »vont de l'avant


et tiennent à la tribune des propos redoutables. Après le rapport
présenté le 14 juin par Desmolières sur la dilapidation des
finances, Dumolard a signalé, le 23, l'étrange attitude en Italie
du général Buonaparte 1 , qui s'arroge des pouvoirs diplomatiques
et engage le pays dans des aventures dont on voit bien, certes,
ce qu'elles lui rapportent, mais moins bien le droit qu'il a
d'y jeter la France. Une enquête sur ses manœuvres, son jeu
secret et l'enrichissement colossal de sa tribu, c'est exactement
ce que Bonaparte a les plus fortes raisons de vouloir éviter.
Tout ce que l'opposition fera contre lui nouera plus étroitement
ses attaches avec le pouvoir, et c'est la poignée de son sabre
que les thermidoriens sentent s'affermir entre leurs mains. De
même que l'année dernière, lorsque la plèbe exsangue remuait,
les installés répétaient sans cesse : c'est le royalisme qui cherche
à soulever le peuple contre la « liberté », de même à présent
leur thème est trouvé, et Mallet du Pan le résume avec conci·
sion: « Toutes les fois, dit-il, que les modérés, au Corps légis-
latif ou dans leurs journaux, parlent de régler la République »
et de mettre un peu d'ordre, en particulier, dans la conduite
des fournisseurs ou dans celle des généraux,« on les accuse d'en
vouloir à la République elle-même 2 ».Mais le danger, pour les
nantis, est devenu grave depuis l'arrivée du nouveau tiers dans
les Chambres. Les impatients sont en majorité maintenant;
ils le savent et ils exigent qu'on les écoute. Certes, les gouver·
nants n'oublient point la méthode élémentaire du grignotage :
sourires, promesses faites, dans l'intimité, à certains adver-
saires intelligents. Il y a toujours, dans une assemblée, un

1. Sacrifiant la rive gauche du Rhin qui ne l'intéresse pas (c'est


la Lombardie qui l'intéresse, pour lui-même et pour sa famille),
Bonaparte a décidé, de son chef, d'arrêter la marche de l'armée du
Rhin. Et il a signé, le i8 avril, les « préliminaires » de Leoben.
Autrichiens et Russes n'en reviennent pas. Aubaine inouïe pour
eux. Le 22 avril, Razoumovski déclare à Voronzof : << Vous aurez de
la peine à concePoir la conduite du général français[ ...]. La ProPidence
a Peillé sur nous.» (Dropmore Papera, III, 319.) Bonaparte sait aussi
à quel point il sert sa popularité en France en affectant d'être
l'homme de la paix.
2. MALLET DU PAN, op. cit., II, 298.
156 BBN.JAliUN CONSTANT MUSCADIN [1797]
« parti de caméléons 1 » (« Thibaudeau, écrit Mallet le 17 juin,
est à sa tête »), mais le nombre est bien grand de ceux qu'il
faudrait acheter; on s'y ruinerait; la part du feu serait si vaste
qu'elle mangerait tout. L'opposition restera donc majoritaire
et Carnot se fait son instrument afin qu'elle le récompense le
jour où elle triomphera. De plus en plus, du côté de Barras,
on pense qu'il en faudra venir, pour s'accrocher, à un coup de
force; mais l'affaire sera délicate. Dans sa lettre du 11 juillet
à l'oncle Samuel, Benjamin laisse entendre que l'avenir est
sombre après ces élections d'avril qui ont été« abominables »;
certes, son « Cercle constitutionnel » déploie l'activité la plus
diligente, et, « dès à présent », cette r_éunion de l'élite « sert
à relever l'esprit public », mais « l'état des départements est
pire que celui de Paris »; la Superstition regagne du terrain
chaque jour; les prêtres gardent l'audience des rustres et pas
de menace plus grande pour les acquéreurs de biens nationaux
qu'une réaction cléricale; «on ne peut se flatter, dit Benjamin,
l'œil sombre, que la République survive aux élections pro-
chaines » s'il ne se produit, pour la sauver, «quelque miracle
qu'on doit espérer mais qu'il est difficile de prévoir». Ce« miracle»,
dont il se garderait de préciser par écrit la nature, c'est l'opé-
ration de police un peu rude, qui rassurera les bons et fera trembler
les méchants. La solution radicale. Mais si les Jacobins en pro-
fitaient 2 ? Mais si les généraux se montraient trop gourmands?
Que tout cela est donc malaisé!
Subitement, à la mi-juillet, le Directoire procède à un rema-
niement ministériel. Cinq portefeuilles changent de titulaire.
Truguet et Delacroix, qui dirigeaient l'un la Marine, l'autre
les Affaires étrangères, sont congédiés; ils passaient pour
«jacobins»; des Jacobins, cela va sans dire, assagis et rangés,
mais de l'équipe triumvirale. Dans cet Exécutif pratiquement
déjà coupé en deux, d'un côté Barras, Reubell et La Revellière;
de l'autre Barthélemy et Carnot qui représentent l'opposition.
Concession apparente au Corps législatif de la part des « répu-
1. MALLET nu PAN, op. cit., II, 289.La majorité, dit Du Pan, dans
une analyse en date du 19 juillet,« renferme nombre de gens flottants
qui désirent passer en repos les. années de leur session[...]. On ne se
forme aucune idée de l'influence qu'exercent les plaisirs et la corruption
de la capitale sur un député provincial qui, tout à coup, se trouve
devenu un homme de conséquence». (Du PAN, op. cit., Il, 301.)
2. « On craint d'employer les terroristes ))' signalait déjà, très
exactement, Mallet du Pan, le 27 avril.
[i797] .COUP DB FOI\CB DB FRUCTID OR i57
blicains >>, cette double éviction. Sans doute Carnot détesta it
Delacroix 1, mais Delacroix n'est qu'un comparse et Trugue t
ne compte pas. L'homme que les « modérés » ne tolèren t plus,
c'est Merlin, qui est à la Justice. Il y reste, dans le mouvement
qui s'accomplit, et trois ministres auxquels il n'aurai t pas fallu
toucher, mais dont précisément le Directoire ne veut plus,
suivent le sort des deux Jacobi ns- comme si le renvoi de ces
deux-ci n'avait, au vrai, pour but que de faire passer moins
mal, auprès des députés, l'immolation de ces trois-là. Quels
trois? Cochon, d'abord , qui est l'homme de Carnot, à la Police,
et que Mallet du Pan, le monarchiste, louait comme « bien
intentionné 2 ». Benezech ensuite, qui avait l'Intérie ur, et que
le même Mallet donnait pour« dévoué aux Conseils 3 »; Petiet
enfin, jusqu'ici ministre de la Guerre, personnage effacé, mais
qui n'est pas s'Ûr et qui s'informe de trop de choses. Limogés.
Et voici les nouveaux messieurs : à la Marine, un innocent du
type loup de mer, amiral, unijambiste et anglophobe, Pléville-
Le Pelley; zéro; il n'est pas dans le coup; il ne comprend rien
à rien en dehors de ses bateaux ; c'est le ministre décoratif et
technicien; à l'Intérie ur, François de Neuchâteau; il fait des
vers, comme Chénier; il a honoré Barrère de quelques dithy-
rambes; un militan t littérair e de la République telle qu'on doit
l'entend re; à la Police, Lenoir-Laroche qui est à Sieyès ce que
Cochon était à Carnot; mais, sur l'ordre de Sieyès peut-être, il
va se dérober et Merlin a obtenu le poste pour Sottin, un
garçon capable et rapide; à la guerre - attenti on!- Barras
a fait nommer Hoche, et ce nom fait un bruit de bottes. D'après
la Constitution, l'armée doit se tenir à une distance définie de
la Représentation nationale; par erreur, probablement, Hoche
a déjà laissé quelques détachements de son armée franchir la
frontière idéale qui protège les législateurs et, le soir où Hoche
a été nommé ministre de la Guerre, la rumeur s'est répandu e

1. Delacroix, cependant, a déplu à Barras. D voit dans la poli-


tique personnelle de Bonapa rte en Italie le germe de guerres inter-
minables où nous serons finalement, et immanquablement, écrasés.
Or, le «triumv irat» a besoin de Bonaparte contre les «modér és».
Delacroix n'est plus l'homme qu'il faut.
2. MALLET Du PAN, op. cit., Il, 305. Cochon, par affinité sans doute,
s'était adjoint Veyrat, qui dirigeait une police spéciale chargée de sur-
veiller, pour le compte de Carnot, la mauvaise fraction du Directoire.
3. Ibid.
158 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

dans Paris que «cinq régiments de cavalerie 1 » s'avançaie nt


sur la capitale. Mais Hoche, imitant Lenoir, à peine désigné se
récuse; il regagne la coulisse et c'est le gros Schérer qu'on lui
substitue, ferme « républicain », lui aussi. Enfin, ambigu, sibyl-
lin, ayant dans les deux camps des liaisons opportunes, surgit
aux Affaires étrangères celui que l'on a fait attendre un peu
plus que de raison: M. de Talleyrand-Périgord. La Revellière,
dans ses Mémoires, sentira le besoin de justifier ce choix qui
peut sembler, la suite aidant, mal d'accord avec le souci de
vertu dont il s'est toujours fait gloire. La Revellière n'expri-
mera aucun regret. M. de Talleyrand était ce qu'il était; mais,
en 1797, évêque défroqué qui crachait sur l'Eglise, attentif,
au surplus, comme personne à tenir dans les chatnes la basse
classe convoiteuse, Talleyrand lui allait : avec ses antécédents
et ses dispositions bien affirmées, «il me paraissait, dira La
Revellière, présenter aux amis de l'ordre constitutionnel les plus
fortes garanties 2 ».
C'est Barras qui a imposé Talleyrand. La Revellière, sans
dire non, n'était pas très chaud. Reubell n'a aucune confiance
en cet homme taré. Il a d-û céder devant l'insistance de Barras,
qui flaire, avec Talleyrand aux Affaires étrangères, d'admi-
rables possibilités de tripotages. Part à deux; mais les arrange-
ments diplomatiques ne se chiffrant point en centimes, les
sommes à encaisser n'auront rien de chétif. Quelqu'un a beau-
coup aidé Talleyrand à convaincre Barras; c'est Radix de
Sainte-Foix, un émigré rentré, agioteur et policier secret; le
Cercle constitutionnel a_ pesé, également, sur Reubell et La
Revellière. Et Germaine? Elle reçoit, de nouveau, tout Paris
dans son hôtel. Barras la protège. On la sait très ardente contre
« la réaction », très effrayée par les espérances royalistes. Elle
n'est plus indésirable, au moins pour le moment, et combien
«l'évêque d'Autun» lui est cher! Comme elle compte sur lui
pour l'avancem ent de Benjamin! Elle s'est multipliée, auprès
de tous les important s, pour faire arriver enfin son tendre
complice d'autrefois 3• Quant à Benjamin lui-même, on peut

1. MALLET DU PAN, op. cit., Il, 305. Trente mille hommes,


prélevés sur l'armée de Sambre-et-Meuse, vont bientôt former,
autour de la capitale, un demi-cercle persuasif.
2. LA REVELLIÈRE, op. cit., II, 115.
3. Je le servis efficacement, dira Germaine au chapitre XXV
de ses Considérations; je le « recommandai avec force ». » On lira
(1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 159
tenir pour assuré qu'il n'a point menti, le 23 avril182 7, lorsque,
adressan t aimablem ent à Rabbe des observat ions rectifica tives
sur son article Benjami n Constant du Dictionn aire des Contem-
porains, il lui a signalé une retouche à faire concerna nt << la
nominati on de M. de Talleyra nd >> aux Affaires étrangèr es en
1797; Rab be avait cru pouvoir écrire : << il est plus que dou-
teux >> que M. Constan t ait << eu part >> à cette désignat ion; et
Constan t le reprend : « Les détails seraient trop longs, mais le
contraire de votre assertion approche rait plus de la vérité 1. »
Les Mémoire s de Barras ont de jolies pages sur l'acharn ement
inouï qu'a déployé Germain e pour ouvrir à <<l'évêque» les
portes du pouvoir 2• <<Mme de Staël, écrit Barras, avait vu dans
l'avènem ent de Talleyra nd aux affaires un double et excellen t
marché : son ancien ami, ministre; son ami actuel, sous-

avec curiosité cette phrase qu'Eric-Magnus, le mari, écrit, plein


d'espoir, à Nils von Rosenstein, le 19 juillet 1797 : << Le ci-devant
évêque d'Autun, Périgeaux-Talleran [sic] vient d'être nommé
ministre des Relations extérieures. Vous connaissez mon intime liai-
son avec lui ... >> (Cf. Revue Bleue, 3 juin 1905.)
1. Pour cette longue et précieuse lettre de B. Constant à Alph.
Rabbe, cf. H. GuiLLEMIN, B. Constant et son biographe, dans Tri·
bune de Lausanne, 6 novembre 1955.
2. Barras décrit Talleyrand tel qu'il l'a vu alors, dans son bureau
- visage blême, immobile, le port raide, l'œil inerte sous sa perruque
poudrée à blanc- aux côtés d'une Germaine véhémente (elle par·
lait de lui en l'appelan t : <<Cet être pétri de sentiments délicats >>,
cet homme qui a<< le cœur sur la main>>), d'une ·Germaine le lende-
main et le surlendemain, et sans cesse qui revient à la charge, évo-
quant l'horrible détresse où Talleyrand se débat («Il n'a même plus
dix louis! [.•.]. Il dit qu'il va se jeter à la Seine (etc.] >>). Barras
révèle également le billet, si curieux, que<< l'évêque>> lui a fait tenir,
et montre Benjamin volant en fiacre vers Talleyrand pour lui
annoncer la merveilleuse nouvelle : c'est dans le sac, le décret est
signé! et Talleyrand perdant alors son masque de sphinx, transport é,
ivre, se précipitant, en voiture, au Luxembourg, entre Constant et
Castellane, leur pétrissant les genoux, répétant, comme un fou,
vingt fois la même phrase:<< Nous allons faire une fortune immense,
une fortune immense! ... » (Mémoires de Barras, Il, ch. XXX,
pp. 450-451.) A peine nommé, Talleyrand fait augmenter ses émo·
Juments. Les ministres avaient un traitemen t de 67 000 livres
{les députés 8 000; les Directeurs 134 000). Talleyrand réclame, et
obtient, que ses appointements soient fixés à 100 000 livres (soit
environ 40 millions 1958).
1.60 »E~JAMIN CONStANT HÛSCADIN ti797l
ministre .» Et Benjami n collait à Talleyra nd en ces jours de
fièvre; il ne le quittait plus;« il ne voyait que lui; il m'en avait
parlé déjà, la tête montée, lors de la nominat ion des plénipo-
tentiaire s de Lille »; la tentative avait échoué; mais cette fois,
cette fois, bonheur, Talleyra nd arriYait! Talleyrand passait le
seuil! Deux ans qu'il piétinait , lui, Benjamin, sans avoir réussi
à se glisser nulle part dans cette carrière des grands emplois
qui faisait l'objet de sa convoitise. Avec Talleyra nd ministre,
il est sauvé, c'est sftr, c'est fait! Et voici que Talleyrand a hien
l'air, réellement, de tenir parole, de le hisser derrière lui, par
la main, sur l'échelle. Le 30 juillet, Mallet du Pan note dans
son rapport: Talleyrand, ministre ,« a renvoyé Giraudet , secré-
taire aux Affaires étrangères, homme sage et modéré, pour
investir de cette place de confiance un étranger , un petit Suisse
nommé Constan t 1 [ ••• ], connu par quelques brochures révolu- 2
tionnaires » et « le plus pervers des hommes de trente ans ».
(A la fin de la dépêche, et en post-scriptum, cette indicatio n de
dernière heure : «La nomination de Constan t au secrétari at
des Affaires étrangères n'est pas encore définitivement arrêtée,
mais il paratt sûremen t destiné ou à cette place, ou à celle de
secrétaire du Directoire 3• »)
Ces rumeurs dont Mallet se fait l'écho, elles courent si fort
en effet que Rosalie de Constan t les a recueillies jusque dans
son pays de Vaud. Elle en frissonne de contente ment. Tout ce
qui peut arriver d'heureu x à Benjami n chez les Français est
une bonne chose pour la famille. Le 3 août, Rosalie, fébrile,
annonce à son frère : « Voilà Benjami n sur le trottoir plus que
jamais. [Nous dirions: sur le trottoir roulant]. Il paraît sûr qu'il

1. Ici, dans le texte de Mallet tel qu'on l'a publié en 1884, une
coupure; il n'est pas téméraire de supposer que le membre de
phrase censuré par les éditeurs concernait Mme de Staël et ses
rapports avec le « nommé Constant ». Puissante famille, les Broglie,
et très chatouilleuse sur les prétendus rapports qu'aurait eus Mme de
Sta.ël, mère d'Albertine de Broglie, avec Benjamin Constant. Les
convenances de bonne compagnie exigent, là-dessus, le silence.
Comme l'écrira si bien le comte d'Haussonville dans son livre de
1925 sur Mme de Staël et M. Necker d'après leur correspondance
inédite (p. 6), « les écrivains de bon goftt » savent d'eux-mêmes
observer « la mesure » avec laquelle on doit parler « d'une femme
qui a appartenu à un certain milieu social ».
2. MALLET nu PAN, op. cit., II, 307.
3. Id., II, 309.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 161
sera secrétaire du bureau des A flaires étrangères dont M. de
Taleiran (sic] est ministre>> 1 • Du coup, Rosalie retrouve, pour
Germaine, des sentiment s plus favorables; «Benjami n et
Mme de Staël sont indignement déchirés dans les journaux» ,
écrit-elle. Sans Germaine, «l'évêque d'Autun» eût-il jamais
songé à faire la fortune du cousin? Il eut ignoré, bien évidem·
ment, son existence même. Germaine redevient donc intéres-
sante. Les raisons que peut avoir M. de Talleyran d de lui mar-
quer de la bienveillance en la personne de son nouvel amant,
ces raisons ne regardent personne et Rosalie ne veut plus les
connaître. Mme de Staël sert les Constant, tout est dit; et les
feuilles royalistes sont indignes qui maltraiten t cette femme de
hien.
Hélas, ni le secrétaria t des Affaires étrangères, ni celui du
Directoire ne seront pour le cher cousin. Mallet avait prononcé,
sans en mesurer la force, le mot qui, sur d'autres lèvres que
les siennes, devait tout perdre : «un étranger» . Benjamin
s'était persuadé qu'il avait su tourner l'obstacle. Parce que,
dans l'affaire de Luzarches, la question brûlante avait été
omise, parce que le commissaire n'y avait rien vu et que le
Directoire n'avait rien dit, un furieux espoir l'envahiss ait, véhé·
ment comme une certitude : il avait convaincu les naïfs que
son problème était réglé; clamant son mensonge, il était parvenu
à en faire une vérité admise; Benjamin Constant était français;
«impossible d'être plus français>> que lui, par des droits «po·
sitifs et légaux ». Mais des malfaisants sont ~ntervenus et Bar-
ras a reculé. Il a reculé parce que le fait est là : le Corps légis-
latif, seul compéten t, n'a pas accepté la requête du Vaudois,
contraire à la Constituti on, et le natif de Lausanne reste ce
qu'il a choisi de rester du temps où il pouvait changer de
peau. Nommer cet« étranger>> à un poste officiel, c'était impra-
ticable; c'était aller au devant d'une pénible avanie. Les Cinq-
Cents, à coup sûr, dénonceront cet outrage à la loi; et il faudra
se déjuger. Le triumvira t directorial a déjà assez d'ennuis avec
les députés sans aller encore se fourrer, sous leurs yeux, dans
un mauvais cas, et fournir à ses adversaires des verges pour
le battre. Si peut-être le « petit Suisse» n'avait pas fait tant
parler de lui! Mais ses brochures thermidoriennes ont exaspéré
des tas de gens. Tant que le Corps législatif restera composé
comme il l'est, rien à faire pour placer ce quémande ur. Benja-

1. Bibliothèque de Genève, mss., loc. cit.


6
1.62 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
min, grinçant des dents, tâche, vaille que vaille, de sauver la
face. A Paris, ce n'est pas facile. Pour la famille et dans son
pays, on doit pouvoir limiter les dégâts. Le 9 août, Benjamin
donne le ton, indiquant à son oncle le discours à tenir; l'oncle
s'imaginait toujours, à cette date, qu'un « changement » béni
s'était opéré dans la position de son neveu. Benjamin est bien
obligé de lui ravir ses illusions, mais il le fait de telle manière
que si même le bonhomme n'est pas dupe, du moins saura-t-il ·
comment il convient de présenter les choses. Ce « changement »,
lui dit Benjamin, que vous croyez accompli pour moi, non, il
«n'a point eu lieu-»; «les nouveaux ministres sont mes amis
parce que leurs principes sont les miens, mais je n'ai accepté
aucune place; je ne veux partager de leurs destinées que le danger,
s'il y en a. »Et, de crainte que ces brèves et grandes paroles ne
demeurent insuffisantes pour son correspondant un peu simple,
Benjamin développe et insiste, ajoutant quelques mots qui
donneront, à Lausanne, une idée, à la fois de son rôle important
dans les affaires de France et de son caractère authentique.
«Un concours de circonstances assez singulier a fait penser [il
ne s'engage pas; il laisse ouverte l'hypothèse] que j'avais contri-
bué à la nomination de ce nouveau ministère pris en entier,
moins un individu, dans la société que j'avais fondée, et surtout
que j'avais travaillé au renvoi des anciens ministres 1 • Cette
seule conjecture m'interdisait d'accepter aucune fonction. Je ne
veux point que l'on croie que je me suis servi du peu d'influence
que je puis avoir dans un but personnel. Je n'accepte de mon
prétendu crédit que les ennemis qu'il m'attire, en très grand
nombre 2• »Qui dit mieux? Une espèce d'immolé; l'image même
du dévouement pur. Rosalie répercute, active, le 23 août :

1. Deux choses sont certaines, sur ce point : Constant et Mme de


Staël haïssaient Cochon, qui avait préparé le décret du 22 avril1796
contre Germaine; et Constant n'aimait point Bénézech qui avait
transmis au Directoire le rapport du commissaire de Versailles sur
son inéligibilité à Lu.zarches.
2. Samuel, bien entendu, avait voulu profiter sans retard de la
brillante situation qu'il imaginait happée déjà par son neveu. Et il
lui avait touché un mot de ses ambitions. Benjamin le calme, en une
phrase où apparaissent en filigrane les raisons véritables qui le
laissent lui-même Gros-Jean comme devant : «Je désirerais bien
être à même de vous rendre quelque service ici, mais, dans la carrière
des emplois, cela est totalement impossible pour les étrangers, et très
difficile aux Français, vu le grand nombre des aspirants. »
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 163
«Benjamin a refusé des places qu'il pouvait avoir 1• » Mais elle
ne comprend plus. Puisque Benjamin, paratt-il, ne veut pas
que son activité rapporte, on se demande ce qui l'attire dans
la mêlée gauloise; <<il ferait hien de quitter cette arène où
il reçoit tant de coups »; et toute la hargne de Rosalie lui
est revenue contre la dame de Coppet qui n'a même pas su
convaincre son amant de profiter des circonstances:« Mme de
Staël va arriver ici, ce qui ne réjouit personne ».

•* •
Quitter 1'« arène»? Mais Benjamin n'y songe pas! S'il dévore
sa rage, du moins les perspectives devant lui sont-elles claires.
L'ennemi, c'est la représentation nationale. Le barrage, devant
lui, est là, chez les « citoyens législateurs ». Avait-on, pourtant,
pris des précautions! L'avait-on assez réduit, le corps électoral!
Quelle fauchaison! On devait se croire, désormais, entre soi.
Mais tant d'appels, depuis deux ans, au hon sens des proprié-
taires, n'ont servi à rien. La classe possédante reste coupée en
deux. Toujours ces besoins de vengeance, ces rancunes, ces
mépris! Et l'affreux travail des curés de campagne! Les anciens
riches ne veulent pas céder une bonne fois la place? Alors il
n'y a plus qu'à taper dans le tas. Benjamin a pris conscience
de ceci : que les gens à abattre, s'il veut parvenir - et il le
veut, et il en sera, du pouvoir - ce sont les députés mal-pen-
sants, ces jaloux, dont les élections d'avril ont fait «la majo-
rité ». Et le mordant qu'ils ont! Pas d'erreur, ils foncent. Le
25 juillet, ils ont voté la suppression de tous les clubs, c'est-à-
dire la dissolution, très particulièrement, du Cercle constitu-
tionnel; et, le 26, ils se sont prononcés pour le réarmement des
« sections », parce que les trois quart et demi des sections
parisiennes sont composées de leurs amis. Ce même 26 juillet,
s'il faut l'en croire, n'hésitant point à prendre, en parole,
les risques suprêmes, Benjamin aurait «juré» solennellement,
et devant témoins, de « mourir pour le gouvernement ou de
l'aider à· terrasser les conspirateurs t ».
Le moment est épineux. Tout paratt indiquer que l'on va

1. Bibliothèque de Genève, mss., loc. cit.


2. Benjamin Constant au Directoire exécutif, 30 frimaire an VI
(20 décembre 1797).
164 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

vers une épreuve de force. La majorité a grande envie, puis-


qu'elle constitue la « souveraineté nationale », de plier l'Exé-
cutif à ses ordres, autrement dit (car il suffit de cela) d'adjoindre
à Carnot et à Barthélemy un troisième homm_e à elle; elle régnera
ainsi sur les cinq. Mais il faut, pour ce faire, chasser Barras,
ou La Revellière ou Reubell, ce qui n'est pas possible, pour
l'heure, constitutionnellement. Pichegru ne demanderait pas
mieux, tout le monde le sait, que de se charger, manu militari,
de cette rectification. En face, le triumvirat, pour continuer sa
politique, estime qu'il n'a plus de recours qu'en un coup d'Etat
supprimant par des moyens appropriés (renvoi, déportation,
ou guillotine) le nombre voulu de députés pour que les Chambres
redeviennent maniables. L'affaire est beaucoup plus grosse
pour les trois que pour les sept cent cinquante. D'un côté, la
majorité parlementaire qui cherche à changer un homme parmi
les Directeurs; de l'autre, trois Directeurs qui méditent la
liquidation de cent quatre-vingts députés à peu près. Irrégu-
larité dans les deux cas; mais le Corps législatif a pour lui d'être
l'expression de ce que souhaite la France (une toute petite
France, il est vrai; celle des opulents), tandis que le trium-
virat n'est que la délégation, déjà réduite, de ces nantis de Ther-
midor dont le pays légal ne veut plus. L'attentat à la liberté
serait véniel de la part des représentants. Il aurait une
tout autre allure de la part des triumvirs. C'est ce viol ·consi-
dérable que Benjamin Constant envisage avec un intérêt
mêlé de perplexités. L'allié normal contre ces protestataires
bourgeois qu'il est de bonne guerre d'appeler tous roya-
listes, c'est la plèbe, évidemment. Mais déchaîner la plèbe est
une aventure effrayante. Le 20 juillet, la police a dû, l'arme
au poing, disperser une bande d'ouvriers qui réclamaient une
augmentation des salaires, et les rapports signalent que les
coalitions de prolétaires se multiplient. Barras incline à
« employer le faubourg Saint-Antoine 1 »; mais La Revellière
s'y oppose tant qu'il peut. Ne pas remuer les masses! Benja-
min est là-dessus très ferme. Toujours sa vieille idée, fon-
cière, et qu'il expliquait si bien, en 1794, à Mme de Nassau,
avec cette image éloquente, on s'en souvient, de la cage aux
lions et de la cage aux tigres. Benjamin n'a confiance - et
encore!- que dans l'armée pour jeter dehors ces députés qui
l'importunent, qui refusent de le « faire Français ))'qui lui bar·

1. LA REVELLIÈRE, Mémoires, II, 109.


[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR
165
ricadent sous le nez « la carrière des emplois ». L'arm
se contrôle. Le soldat fait son métier, bouscule ou ée, cela
captu re ou
pourfend les gens qu'on lui désigne, et rentr e dans
Encore faut-il que le général soit un homme sérieusa caserne.
sache se tenir à sa place d'exé cutan t discipliné. x et qu'il
Or, celui qui vient de surgir et qui prépare, avec
nettoyage du Corps législatif, n'est point tout à fait Barras, le
C'est Augereau, expédié par Bonaparte. Bona parte rassu rant.
avec toute s sortes d'arrière-pensées. Le Corse avait l'a choisi
d'abo rd, lorsqu'il avait su qu'au x Cinq-Cents on parlapris peur
enquête sur ses agissements italiens. « Il se voya it it d'une
déjà, racon-
tera La Revellière, sous le coup d'un décret d'acc
usation 1• »
Il avait misé alors sur Barras et le trium virat , et
provoqué
ces« adresses» de son armée, protestations de loyali
sme, gages
donnés par lui à l'Exé cutif contre la majorité. << Guer
cable, s'écriait-il, aux ennemis de la République et re impla-
de la Cons-
titution de l'An 111! » Sa menace était limpide :
comme un
aigle, l'armée d'Ital ie volerait au-dessus des Alpes
, pour venir
défendre << la liberté >> (thermidorienne) si, par malh
eur pour
eux, des rétrogrades l'atta quaie nt. En fait, Bona
rien au monde, n'ent enda it s'éloigner du théât re de parte , pour
ses rapines
et de cet escabeau qu'il avait saisi pour entam er son
ascension 2•
Il avait envoyé La Valette à Paris comme observateu
r, oubli ant
de lui reme ttre l'arge nt qu'at tenda it Barras (on
ne fait pas
un coup de force sans certains versements préalables
Valette garda it le conta ct avec Carnot. Beaucoup ) et La
qu'on ne l'a dit, La Revellière a très bien vu le moins sot
jeu. Dès la
fin de juillet, écrit-il, Bona parte << ne s'.avança plus
»; il << atten -
dit l'événement pour se prononcer 3 ». Barras lui avait
un homme st1r pour la 17e division militaire, celle demandé
de Paris ,
et le Corse a jugé qu'Augereau convenait bien. Un
soudard; l'esprit n'est pas son fort; pour une opéra butor , un
tion mal-
propre, il est parfait. Avec lui, Barras doit réussir. Et
si
vient à échouer, Bona parte pourra toujours désavouer le coup
le cama-
rade.

1. LA REVE LLIÈR E, Mémoires, II, 1.00.


2. Appelé, au printemps, << en consultation » par le
(cf. Le Rédacteur du 2 mai), il s'était déjà dérobé, Directoire
pouvait quitter l'Italie où les intérêts de la Répuaffirmant qu'il ne
indispensable sa vigilance de tous les instants. blique rendaient
3. LA REVE LLIÈR E, Mémoires, II, 1.02.
1.66 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (t797]

Reubell et La Revellière ont mal apprécié cet auxiliaire


retentissant; « la réputation de démagogue 1 » qu'Augereau
s'était faite constituait une provocation inutile. Le nom seul
de l'individu, si la presse d'opposition savait s'en servir, pou-
vait «jeter l'épouvante dans le public 2 », déconsidérer encore
plus le triumvirat, et inciter les audacieux à une action pré-
ventive. C'est le 8 ao1l.t qu'Augereau, sous la pression de Bar-
ras, est nommé au commandement des troupes de Paris. Le
ter ao1l.t, Benjamin était toujours dans la capitale; le 9, il
n'y est plus. C'est de Luzarches qu'il envoie, ce jour-là, une
seconde lettre à l'oncle Samuel (il lui a déjà écrit la semaine
précédente), et Rosalie va mander à son frère:« Benjamin ·est
retiré à la campagne, craignant la guerre civile 3• >> Il est main-
tenant très soucieux et ses propos du ter ao1l.t n'apportent
qu'un écho méconnaissable aux déclarations héroïques dont
il aurait donné l'exemple, cinq jours plus tôt, le 26 juillet.
Ce ter ao1l.t t797, les informations qu'il envoie à Lausanne
ressemblent moins à un cri de guerre qu'à un gémissement :
(( Depuis l'arrivée du nouveau tiers, le gouvernement n'a plus
le sol [..•] ; les acquéreurs de biens nationaux sont partout assas-
sinés ou spoliés; les campagnes se fanatisent chaque jour d'une
manière effrayante [...];les prêtres, le souvenir des maux révo-
lutionnaires, et la mode, ont rendu les neuf dixièmes de la
France contre-révolutionnaire [... ]. Si, d'ici deux mois, il
n'arrive je ne sais quel événement qui remette la République à
flot, il n'y a aucune espérance à avoir, et cet événement même
peut être une calamité par ses conséquences>>. Le 9, Benjamin
révise un peu son accent, car il a un personnage à tenir devant
les siens et il craint de l'avoir endommagé par l'aveu de ses
angoisses; (( l'attaque contre-révolutionnaire que l'on attend
de la part des Cinq-Cents contre le Directoire, dit-il à pré-
sent, appellera à sa défense tous les amis de l'ordre et de la
liberté ». Il avoue pourtant que la situation n'est pas drôle :
(( Le peu d'idées que j'avais s'évapore dans l'agitation et je ne
connais rien de plus ennuyeux que cet avant-go1l.t de guerre
civile. »
Il revient à Paris, car Germaine y travaille. Elle préférerait
à l'opération Augereau le recours à des voies plus douces et

1. LA Rsvsr.r.1tas, Mémoiru, II, 106.


2. Ibid. . .
3. Bibliothèque de Genève, mss., loc. cit.
[1797] COUP DE FORCE DÉ FRUCTIDOR 161
plus ombreuses. Elle fonde des espoirs sur Thibaudeau, qui
est écouté, et qui lui paraît le type même de l'homme acces-
sible. Thibaudeau est un régicide, certes, mais il a été aussi
l'un des ornements principaux du Ventre conventionnel en
1794-1795 (il finira sénateur, sous Napoléon III). Thiha udeau
devrai t se laisser gagner, entraî nant avec lui un fort groupe
Toute la question est de savoir s'il croit que le triumv irat.
conserve des chances de l'emporter. Le croit-il? On peut essaye
r
de l'en convaincre, et c'est à quoi Germaine s'applique. Le
Directoire a lancé, le 10, un Message qui sonne comme un aver-
tissement; un beau document, d'ailleurs, bien équilibré, où
figurent les deux idées maîtresses de la République voltairienne
et bourgeoise : la dénonciation de « l'insolence >> que repren nent
les «prêtres réfractaires>>, et l'affirmation du grand souci: cc sauve
r
les personnes et les propriétés des dangers d'un nouveau houle-
versement. » C'est Thihaudeau qui répondra, au nom des
· Cinq-Cents, à l'Exécutif. On conçoit le prix qui s'attac he à
la
position qu'il prendra. Par deux fois, les 13 et 15 août, Cons-
tant rencontre Thihaudeau à table et s'efforce de le circonvenir.
Le 13, ils sont tous trois, seuls, chez Germaine. Le 15, il y
a
Talleyrand, et Riouffe, et De Bry 1• Leur tactiq ue est d'insp irer
aux gens du Ventre une épouvante bonne conseillère; ils
remon trent à Thiha udeau que cc si le Directoire est obligé d'en
venir à une attaque, elle tournera au profit des terroristes>> 2 et
que
les « amis de l'ordre >>, par conséquent, cc modérés >> ou « therm
i-
doriens », ont tout intérê t à s'enten dre.
Cette énergique prédication semble d'abor d porter ses fruits,
et Thibaudeau, le 21, présente un rappo rt conciliateur. Carno
t
tremble, hésite, n'ose pas déchaîner Pichegru. Mais les député
s,
le 24, voten t une loi intolérable abrogeant les mesures spéciales
contre le clergé (les prêtres seront désormais des citoyens comm
e
les autres , soumis à la législation commune); puis, le 3 septembre,
aux Cinq-Cents, une commission est nommée pour cette fameu
se
enquête sur la gestion des finances que les intrigues de Barras
ont pu jusqu'ici différer. Cette fois, plus moyen d'atten dre.
Le sort en est jeté. Barras décide d'agir le soir même. Il« s'était

1. Il existe une lettre de Constant à cc Jean Dehry », du 2 sep-


tembre 1797; il l'invite, de la part de Mme de Staël, à dîner
elle. (Lettre signalée par v. GLACR ANT, B. Conatant sous rœilchez
du
guet, p. 200, d'après un catalogue d'autographes.)
2. TRIBA UDEAu , Mémoires, II, 241.
168 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

chargé », dira tout franc La Revellière, « de nous procurer l'ar-


gent que nécessitait la circonstance 1 >>. Cinquante-quatre ans
plus tard, le 2 décembre 1851, le gang Arnaud-Morny-Bona-
parte n'aura qu'à répéter les gestes dont la bande à Barras,
en fructidor, lui aura prouvé l'efficacité. Dans la soirée du 3 sep-
tembre 1797, on distribue de l'or aux officiers; on achète
(12 livres par tête) la troupe qui veille sur les législateurs;
dès minuit, 20 000 hommes occupent les ponts et les quais;
les Tuileries sont encerclées; un demi-setier d'eau-de-vie par
soldat, quelques minutes avant l'assaut. A trois heures du
matin, en avant! Augereau fait arrêter lui-même Barthélemy.
A la faveur des ténèbres, Carnot parvient à s'enfuir. Des affiches
avertissent la foule que sera fusillé, sur place et sans jugement,
quiconque l'appellerait (( à la restauration de la royauté ou au
rétablissement de la Constitution de 1793 »; car on surveillait la
canaille tout en décimant les « royalistes », et, dès le lendemain,
5 septembre, Augereau placarde un avis à l'intention des plé-
béiens : « Déjà la perfidie essaie de vous agiter pour vous
pousser à des excès qui tourneraien t vos propres victoires à
l'avantage de nos ennemis. » 177 députés sont exclus des
Chambres et 53 d'entre eux doivent subir la déportation, guil-
lotine sèche. Mallet du Pan constatera sans erreur que les
triumvirs « n'ont pas plus épargné les modérés et les ambi-
dextres [façon Thibaudeau, frappé lui aussi] que les roya-
listes 2 ». Ce sont les gêneurs qu'on expulse, ceux qui posent des
questions, ceux qui veulent savoir, indiscrets, ce qu'on ne doit,
précisément, pas connaître, ceux qui protestent contre la
confiscation des emplois, ceux qui trouvent excessifs les « Giron-
dins» de 94 qui ont mis la main sur toutes choses et n'entendent
point lâcher leur proie. (Signe frappant : les victimes sont plus
nombreuses parmi l'ancien « tiers » conventionnel, encore sub-
sistant, que parmi les élus d'avril). La presse est bâillonnée,
autant qu'elle le sera plus tard, sous l'Empire; 42 journaux
sont supprimés d'un seul coup et 52 commissions militaires
instituées, qui prononceront plus de 150 condamnations à
mort. L'Exécutif, sur-le-champ, le Parlement-croupion étant
désormais à ses ordres, s'est fait octroyer (5 septembre) le

1. LA REvELLIÈRE, Mémoires, II, 126. (L'affairiste François


Ségui, administrate ur des subsistances militaires, avait notamment
(( avancé )) cent mille livres pour r opération.)
2. MALLET nu PAN, op. cit., II, 343.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTI DOR 169
pouvoir de déporter, à sa convenance, par simple « arrêt indi-
viduel », tout prêtre qu'il estimera dangereux pour « la tran-
quillité publique >>. A sa merci, les « ministres de la Supersti-
tion »; le droit commun n'est pas pour eux, et ils vont s'en
apercevoir; la loi du 19 Fructid or permet tra d'en envoyer
~.448, au total, sur les ponton s ou à Cayenne.

•*•
Le coup de force a réussi et Benjamin ne se tient plus de
joie. Dans ses Souvenirs historiques de 1830, il condamnera le
18 fructidor, cette journée funeste à laquelle, hélas, coopèrent
«des amis peu éclairés de la République>>;« ils avaien t cru, écrira-
t-il, qu'on pouvai t sauver une Constitution par un coup d'État ,
c'est-à-dire par la violation de la Constitution même; erreur
commune, accréditée par des gouvernements à courtes vues et
à intentions perverses, et répétée par des écrivains serviles ou
stupides 1• » Trente-trois ans, alors, ont passé, et Benjamin,
selon sa manière, joue sur l'ignorance de son auditoire. Il sera
même toucha nt dans sa philanthropie; il évoquera douloureu-
sement l'une des suites les plus cruelles de ce 4 septembre
1797. Ecoutons-le bien et notons ses paroles : son cœur s'est
serré, en l'an V, lorsqu'il a vu tant de « malheureux prêtres »,
livrés à l'arbitr aire, qu'on « entassa it dans les cachots » ou
qu'on « transp ortait » - vers quel destin! - « à travers la
France »,sans vêtements, ou presque, les fers aux pieds, dans
le froid et la neige, sous l'accusation « d'obscures intrigues
plutôt soupçonnées que prouvées 2 ». Le baron Loève- Veimars,
en 1833, dans ce panégyrique qu'accueillit la Revue des Deux
Mondes, et qui faisait revivre, pour l'édification des esprits
libéraux, l'homme au « front pâle », à la « longue figure puri-
taine 3 », saute à pieds joints, et sans un mot, par-dessus Fruc-
tidor comme par-dessus Brumaire. Rien. Le dithyra mbe néglige
ces épisodes de la traject oire benjamine 4 • Lacune qu'il nous
faut combler.
1. BENJAMIN CoNSTANT, Souvenirs historiques, dans Revue de
Paris, 1830, t. XI, p. 117.
2. Id., p. 118.
3. LoÈVE-V EIMARS Lettres sur les hommes d'État de la France,
lettre deuxième, dans Revue des Deux Mondes, février 1833.
4. LoMÉNIE, dans sa Galerie des Contemporains illustres, n'ose
pas imiter tout à fait Loève-Veimars; il se borne, rougissant, à
1.70 BENJAMIN CONSTANT MUSCÂDIN [1. 797]

Dès le 27 septembre 1797, Mallet du Pan est en mesure de


préciser que, jusqu'à la veille du 4, Reubell et La Revellière
« balançaient »; l'illégalité brutale que leur conseillait Barras
les troublait; était-il vraiment nécessaire d'un venir à une
extrémité pareille? «Barras, guidé par Benjamin Constant et
par Mme de Staël, entraîna ses collègues 1 • » Mallet s'avance
beaucoup, car Barras n'avait pas besoin qu'on le « guidât >>.
Cinq pages plus loin, cependant, il repr~nd cette affirmation
qu'on lui confirme de plusieurs côtés : « C'est Barras, conduit
par Benjamin Constant, par l'abbé Sieyès et par Mme de Staël,
qui a déterminé ses deux collègues 2• >>Mallet croit même pouvoir
soutenir que l'opération primitivement envisagée était plus
radicale encore; Reubell et La Revellière ont transigé; d'ac-
cord pour l'épuration, soit; mais, dans l'entourage de Barras,
on préconisait « l'ajournement » du Corps législatif (autrement
dit son annulation) et « une dictature militaire »; Mallet ajoute
que« ce plan »-là était« entièrement l'ouvrage de Constant »s. Ces
indications de Mallet sont connues de longue date. En voici
d'autres, inédites, qui les corroborent. Elles proviennent d.es
archives de l'État de Berne. On suivait, en Suisse, avec l'atten-
tion la plus vive, ce qui se passait à Paris; et, le 2 septembre
1797, les renseignements ci-dessous étaient transmis à Bâle :
« On nous mande de Paris .qu'il ne faut pas perdre de vue le
cas où le triumvirat aurait le dessus »; il importe à cet égard
d'approcher« un nommé Constant, ami de Barras et de Talley-
rand et qui fait la cour à Mme de Staël »; la meilleure voie pour
y parvenir serait d'utiliser « l'entremise de M. de Narbonne,
qui est fort lié avec Mme de Staël'»; à la fin du mois (27 sep-
tembre), ceci:« Je sais de source certaine que le club de Mme de
Staël a eu le plus de part à la révolution du 4 courant et au triomphe

noter très vite qu'il (( voit avec regret » Benjamin Constant, au


lendemain du Dix-huit Fructidor, (( prononcer, au Club de Salm, quel·
ques mots qui peupent ressembler à une apologie de cette journée». (Cf.
Lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, 1882, notice prélimi-
naire, p. xxru.) On appréciera dans un instant l'étendue de cet
euphémisme.
1. MALLET nu PAN, op. cit., II, 339.
2. Id., II, 344.
3. Id., II, 344-345.
4. Archives de l'ttat de Berne. République rauracienne, 60
(ff. 780-785).
[1797] COUP DE FORCE DB FRUCTIDOR 171
du triumPirat 1; »et ceci de nouveau, le 21 octobre : « C' ut chez elle
[Mme de Staël] que la RéPolution du 4 septembre a été méditée »a.
Thibaudeau est explicite également : Constant, déclare-t-il,
après avoir hésité d'abord - comme Reubell, comme La Revel-
lière - mais se sentant rassuré du côté de la plèbe par la
puissance de feu des troupes et par la docilité d'Augereau, a
pesé de tout son poids pour la solution de force. Il << disait hau·
tement » dans le salon de Mme de Staël« qu'il fallait en finir » 3 •
Germaine, comme Benjamin, affectera plus tard (Considéra-
tions, ch. XXIV) de blâmer Fructidor. Mais il y a, dans les
Mémoires de Barras (t. III, p. 126), cette allusion contrariante:
«Mme de Staël, à la suite du Dix-huit Fructidor, toute fière et forte de
la coopération qu'elle avait eue à cette journée [etc.].» Et si,
concernant Benjamin, l'on désire des aveux écrits, la pièce à
conviction est là, autographe : sa grande lettre du 20 décembre
1797 aux << Citoyens-Directeurs », dans laquelle il se réfère au
témoignage que peuvent lui apporter « et le président actuel
du Directoire [Barras] aPec qui j'ai partagé les dangers de Fructi-
dor » et, tous ceux qui, ayant «contribué le plus à cette mémorable
journée, m'ont PU concourir à leurs projets de toutes mes forces
et les aider de tout mon zèle ' ».
Germaine était restée, je le crois, un peu en retrait dans
l'affaire 6• Elle ne désapprouvait pas; elle voyait Benjamin si
1. Archives de l':État de Berne. République rauracienne, 60, ff.
833-836.
2. Id., 11. 863-866.
3. TBIBAUDEAU, op. cit., II, 243.
4. Cf. Mémoires de Barraa, t. III, p. 128.
5. Dans ses Considérations sur la RéPolution française, Mme de
Staël écrit (cf. ch. XXV) : « La nomination de Talleyrand est la
seule part que j'aie eue dans la crise quia précédé le Dix-huit Fructidor»;
elle prétend qu'elle a eu grand-peur pour sa propre sûreté, le 3 sep-
tembre au soir:« Un de mes amis me fit trouver un asile dans une
petite chambre dont la vue donnait sur le pont Louis XVI. J'y
passai la nuit à regarder les préparatifs de la terrible scène qui devait
avoir lieu dans peu d'heures. On ne voyait dans les rues que des
soldats» (ch. XXIV). La Bibliothèque de Genève conserve, dans
ses manuscrits, une lettre, bien intéressante, adressée par Germaine,
en date du 20 septembre 1797, à l'oncle de Benjamin, Samuel;
Mme de Staël commence par déclarer ~ue c'est« le nouveau tiers»
qui a « amené les malheurs »; elle souligne que « la révolution du
Dix-huit Fructidor n'a point co(ité de sang» mais reconnait qu'il
<< en résulte une suite de malheurs particuliers dont l'étendue et la
172 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
fiévreux, si flambant, si stlr du succès derrière les canons d'Au-
gereau, qu'elle s'était résignée à cette terreur policière dont son
amant attendait pour lui-même de très grands avantages. On
attribuera à Talleyrand un joli mot sur Germaine alors; elle
souhaitait, aurait-il dit, « jeter ses amis à l'eau pour avoir
le bonheur de les en retirer». De fait, Mme de Staël s'est tour·
mentée pour les victimes. Elle a non seulement cherché à cou·
vrir plusieurs députés poursuivis, mais, avant l'événement même
et sachant son approche, elle a prévenu, en secret, tels et tels
d'avoir à prendre leurs stlretés. Mme Suard racontera que, peu
de temps avant le drame, Mme de Staël avait insisté auprès
d'elle et de son mari pour qu'ils se rendissent en Suisse 1 et
Thibaudeau affirme que, le 2 septembre, Germaine avait
conjuré Boissy de« brtller ses papiers)) (il est vrai, ajoute Thi-
baudeau, que devaient s'y trouver« quelques lettres d'elle 2 ))) ;
c'est grâce à Germaine encore que Dupont de Nemours, défendu
par Chénier, échappera à la déportation. Quant à Benjamin,
ses propres affaires suffisent à l'occuper. Le Cercle constitution-
nel a rouvert ses portes, et, le 16 septembre, le citoyen Benjamin
Constant, au nom de tous ses collègues, y prononce un discours
«pour la plantation de l'arbre de la liberté». L'écrasement de
la représentation nationale, Benjamin le salue d'abord comme
une victoire éclatante remportée sur « les préjugés, l'orgueil, la
cupidité, la vengeance, la superstition )) et « toutes ces passions
ignobles ou furieuse.s )) qui, menaçant la République, s'étaient
« ralliées autour de l'idée d'un roi »; « nous célébrons la fête de
la liberté sauvée. )) Puis Benjamin applaudit à l'intransigeance
reparue. II flétrit l'attitude de ceux qui, prétextant l'intérêt
d'une <<paix solide)) à conclure avec l'ancienne classe privilé·
giée, souriaient aux aristocrates et pensaient qu'« il fallait les
placer bien commodément dans la République»; <<égarés» par

durée sont incalculables ». Elle se propose de regagner bientôt la


Suisse, mais sans Benjamin; «il se trouve très bien en France» et
<1 c'est à lui seul», d'ailleurs, que «je dois )) dit-elle, d'y «pouvoir
exister )); « mes principes ne suffiraient pas à me faire pardonner
mes sentiments ».
1. [Mme SuARD], Essais de Mémoires sur M. Suard, 1820, p. 221.
(« Quinzejours environ avant le Dix-huit Fructidor [... ] nous ftlmes
vivement sollicités par quelques amis, etsurtout par Mme deStaël, de
remplir la promesse que nous avions faite depuis longtemps l
M. Necker.»
2. TaiBAUDEAU, op. cit., II, 264.
(1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDO R 173
un «désinté ressemen t» excessif, «les républicains ont oublié
que leur cause personnelle ne faisait qu'un avec la cause sacrée».
Il déplore ces« preuves intempestives d'une abnégation déplacée>>.
«Ne nous perdons plus en conciliations trompeuses! Ne nous
consumons plus en sacrifices gratuits! [ ... ]. Repoussons une illu-
sion exaltée mais coupable, püisqu'el le comprom et le salut de
l'État. >>Pas de comprom is: il y a les bons et il y a les méchant s;
les« thermidoriens>> et les autres.« Deux nations se partagent le sol
de la France, la nation des hommes libres et la tourbe des esclaves>>.
Ni faiblesses, ni concessions. « Si vous accordez à ces derniers
la moindre part dans l'adminis tration >>, c' en est fait de la liberté!
A nous, les purs, toutes les places! Et gloire aux «trois Direc·
te urs »qui, dans une «nuit mémorable» 1, ont «sauvé la patrie!»
Que l'on n'aille pas nous agacer avec de faux rapproch ements his-
toriques ;le Dix-huit Fructido r,« ce n'est point Cromwell cassant
un Parleme nt rebelle à ses volontés, c'est le génie de la Répu·
blique repoussant du pouvoir des mandataires égarés ou infidèles ».
Gloire aussi aux militaires! Là, cependan t, une réticence, un
«mais» très étudié. Constan t se méfie. Toute l'affaire étant de
mainteni r «l'admin istration de la Républ ique»- c'est-à-d ire
les emploi s- à la disposition exclusive d'un parti, il serait
absurde que le concours prêté à la bonne cause par les militaires
entraînâ t des conséquences où s'évanou iraient les profits de
l'opérati on, et sa raison d'être elle-même. Cedant arma togae.
A chacun sa place et ~es récompenses. Les « soldats» passent
après les « penseurs ». Ecouton s bien : « Oui, soldats intrépide s,
vous êtes les sauveurs de la liberté, mais les philosophes en
furent les créateurs»; «vous comprim ez les effets de la fureur
religieuse, mais, sans eux [les philosophes], peut-être seriez-vous
vous-même égarés par cette fureur»;« si Buonapa rte a fait trem-
bler Rome 2, c'est que Volta; re a précédé Buonapa rte ». Certes, les

1. Pour justifier, allusivement, les démarches de Germaine (on


en parle; elle a été bien imprudente... ), Constant glisse une phrase
dans son texte sur « quelques malheurs individuels >> qui, dans cette
journée trop ((nécessaire>>, peuvent, sir on veut, ((légitimer des regrets».
Cas particuliers sur lesquels on comprendra que se penche la ten·
dresse humaine, mais qui n'ôtent rien à la grandeur salvatrice du
Dix-huit.
2. Le 3 février 1797, communiquant à Bonaparte les instructions
du triumvirat (la dépêche portait en effet trois signatures seulement),
Barras assignait au général son objectif suprême : « Détruire, s'il est
possible, le centre d'unité de l'Église.>> Le 17 février 1797, de Tolen•
174 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

légions d'Augereau ont courageusem ent travaillé, et que des


lauriers les couronnent; mais n'oublions pas, pour autant, au-
dessus du bras qui exécute, l'esprit qui dirige. Dans la hiérar-
chie des mérites, combien ceux des hommes de pensée l' em-
portent sur ceux des hommes de main!« C'est à vous, membres
du Cercle constitution nel, à proclamer ces vérités )) qui com-
mandent l'action des soldats.« Réunion composée de guerriers
valeureux et de littérateurs éclairés, resserrez l'alliance de la
force et de la raison! )) Et cet aphorisme, à la fin, résume toute
l'intention du discours : « Il faut honorer la pensée, là surtout où
le prestige des rangs est détruit)). Traduction : la seule aristocratie
légitime, c'est la nôtre. Nous sommes, et devons être, nous les
penseurs-pr opriétaires, les premiers dans la cité.
Un important discours 1 • Lenoir-Laro che, dans Le Moniteur,
le citera encore au mois de février 1798, rappelant cette harangue
où Benjamin Constant, dira-t-il, a «exprimé avec tant d'éner-
gie les principes que les vrais républicains ne doivent jamais
perdre de vue s'ils veulent conserver l'organisation sociale qu'ils
se sont donnée 2 ».

tino, Bonaparte écrivait à Joubert :«Je suis à traiter avec cette prê-
traiUe )). (Sous la plume d'ALBERT SoREL- dans son Bonaparte et
Hoche, p. 37 -les choses changent de caractère : déjà, dit cet
homme de bien, déjà, à Tolentino, Bonaparte «dessine le Concor-
dat)). L'Histoire-comme-il-faut est pleine de ces joyeusetés.)
1. Le Journal de Paris du 23 septembre 1797 dira noblement que
le citoy~n Constant, dans son discours du 16 au Cercle constitutionnel,
s'est exprimé « avec cette force de pensée et de raisonnement qui
naît de la vérité profondément sentie». Joubert, qu'on ne s'atten-
drait pas à trouver si vif, lui la bonté, l'indulgence même (il est vrai
que Benjamin Constant a le privilège de le mettre hors de lui), Jou·
bert n'est pas d'accord : «Tout ce qu'il dit me blesse l'esprit [...];
son ambition le fait penser; sans elle, il ne penserait pas. » (Cf. TEs-
SONNEAU, op. cit., p. 209, en note.)
2. Cf. Moniteur du 24 février 1798. Un «vrai républicain», mais
qui n'a rien compris, et qui a dû mettre en joie Benjamin, c'est ce
Bentabolle, fructidorien pourtant vigoureux, qui, à peine les Cinq-
Cents « purifiés », a pris la parole pour réclamer une enquête sur
« les comptes des fournisseurs ». Bergoeing, se retenant malaisément
de pouffer, était intervenu aussitôt pour faire ajourner l'étude de
cette suggestion délirante.
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTID'OU 175

•* •
Le 16 septembre 1797, il y a douze jours déjà que la« Répu-
blique )) est« sauvée 1 )) et Benjamin attend toujours son salaire.
D'où les deux actes qu'il pose. L'un de ces actes, c'est l'allocu-
tion que nous venons d'entendre; l'autre, moins bruyant, date
de l'avant-veille, mais témoigne encore mieux de son ardeur
à servir. C'est une lettre confidentielle qu'il adresse au ministre
de la Police, Sottin; une lettre qui, pendant plus de cent cin-
quante ans, est restée inconnue. La voici, d'après l'autographe
qui dormait aux Archives nationales 2 :
Au citoyen Sottin, ministre de la Police.
(en main propre)
Le curé de Luzarches s'appelle Oudaille. Depuis deux mois,
il agite la commune. J'ai remis des pièces 3 , et notamment
une déclaration de lui, imprimée, contenant sa rétractation
et des principes très séditieux, au Directeur Reubell. François
de N euchâteau, alors ministre, m'a dit que ces pièces lui
avaient été renvoyées.
Cet Oudaille est à Paris, demandant à la police de pouvoir
séjourner à Luzarches. Je ne désire pas qu'on le persécute,
mais qu'on l'éloigne.
Ne perdez pas, je vous prie, mon cher Sottin, la liste

1. Les deux nouveaux Directeurs qui remplacent Barthélemy et


Carnot sont Merlin et Fr. de Neuchâteau. Merlin est fâcheux, parce
qu'il n'aime pas Mme de Staël; F. de Neuchâteau, en revanche, est
très bien.
2. Archives nationales, F7 7 234 A, 8 2 6 560.
3. L'un de ces documents porte onze signatures (dont celle de
Le Flamand, que nous retrouverons; deux autres sont suivies de
la mention: «acquéreur de biens nationaux))). La pièce est du 20 fruc-
tidor (6 septembre) : <<C'est en vain que la République a triomphé,
au 18 fructidor, si ses plus cruels ennemis, les prêtres, continuent à
empoisonner l'opinion publique. Il en est un dans notre sein que
nous vous dénonçons [etc.]. Nous vous le disons dans la sincérité de
notre cœur : si cet homme [Oudaille] n'est pas enlevé à nos bons
habitants de la campagne qu'il a royalisés et fanatisés au point que
l'opinion publique est des plus mauYaises, il dirigera, comme ill' a fait
en germinal dernier, les prochaines élections et la journée du Dix-huit
Fructidor sera perdue [etc.].» (Archives nationales; ibid.)
176 BENJA)IIN CONSTANT MUSCADIN [1797]

d'administrateurs que je vous ai remise hier. Non seulement,


si elle passe, elle assurera mon repos, mais fera le bonheur
de tous les patriotes du canton. Ils viennent de m'envoyer
une excellente adresse, que j'ai remise au Directoire.
Réorganisez cette administration le plus tôt possible. C'est
de ces petites choses que se compose le grand tout.
Salut et amitié.
BEN.JAMIN CoNSTANT.

Ce 28 [28 fructidor= 14 septembre 1797].


On ne saurait plus prétendre maintenant que Benjamin
Constant n'était qu'un rhéteur, qu'il se bornait à donner de
la voix, qu'il n'offrait qu'un dévouement oral à ce qu'il nom-
mait si bien «la grande cause de la République 1 ». On l'avait
déjà vu militer, en 1796, comme dénonciateur de ces émigrés
français en Suisse dont les menées risquaient de troubler sa
patrie. On le voit à présent, acquéreur d'une ex-abbaye, signa-
ler à la police un prêtre qui lui paraît inquiétant à la fois pour
la solidité de son acquisition et pour le succès de ses projets
électoraux. Et de même qu'en 1796, il lui semblait raisonnable
d'espérer que les thermidoriens lui sauraient gré d'un tel zèle
contre «les ennemis de la République » (d'une pierre deux
coups : il protège son pays natal et il travaille à son avance-
ment), de même, après Fructidor, désignant un ecclésiastique
à la rafle, Benjamin, d'une part se débarrasse d'un homme qui
le gêne, et ne doute point, d'autre part, qu'on lui tiendra
compte, en haut lieu, de cette collaboration active et spontanée
qu'il apporte à la police. La suite à donner, comme on dit en
langage administratif, aux indications de Benjamin, le ministre
l'a précisée en trois mots inscrits de sa main, à la plume, dans
l'angle supérieur gauche du billet : ce curé Oudaille, «le faire
arrêter ». Quant à la seconde partie du message, Sottin n'en dit
rien; elle n'est pas de son ressort. Dans la pensée de Benjamin
pourtant, les paragraphes 3 et 4 de sa lettre avaient le lien le plus
étroit avec les deux précédents. Benjamin n'est pas un sadique.
Précautionneux devant les lecteurs éventuels de son papier
signé ( scripta manent) et soucieux - c'est un trait, chez lui,
fondamental - de donner le change à sa conscience, il n'a pas
dit qu'il suggérait l'arrestation du papiste; il a dit expressément
le contraire; il ne «désire pas >>qu'on « persécute>> ce «séditieux»; il

f. Benjamin Constant à Mme de Nassau-Chandieu, 25 juin 1796.


[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 177
souhaite seulement qu'on «l'éloigne». (On l'éloignera, en effet,
avec ampleur; déporté à la Guyane, Oudaille y mourra, l'année
suivante 1.) Constant ne veut la mort de personne 2. Il veut
seulement qu'on ne l'oublie point dans «la carrière des em-
plois »
Or, en dépit de toutes ces preuves de sa passion républicaine,
au mois d'octobre 1797, Benjamin n'est toujours pas plus avancé.
On l'oublie dans son coin. Et l'oncle Samuel, de nouveau, qui
l'obsède, qui veut profj,ter lui aussi! Le 12 octobre, Benjamin
lui répond, évasif : « Eloigné des affaires, et presque sans cesse
à la campagne, je ne puis que très peu de choses [... J. Je compte
passer la plus grande partie de l'hiver à la cam pagne [... ]. Je
ne mettrai le pied à Paris que si j'y suis forcé. J'ai besoin de
repos[ ... ]. Cette révolution nuit à toutes mes facultés[ ... ]». Quelle
misère! En être là, après tout le mal qu'il s'est donné! L'obs-
tacle, c'est sa condition d'« étranger>>. Mais comment les hommes
au pouvoir, qui ont bien su, virilement, violenter la Constitu-
tion lorsqu'il s'agissait de leur sort, sont-ils pusillanimes à ce
point devant elle, lorsqu'il s'agit du sien! Talleyrand est le seul
à vouloir l'aider pour de bon. Il a fait ce qu'il a pu, déjà, en
juillet, à propos du secrétariat des Affaires étrangères. Une
autre idée lui est venue. Puisqu'il n'y a pas moyen, à cause
de ces lois ridicules, de caser Benjamin en France, s'il l'envoyait
en Italie 3 ? Intéressante, l'Italie, sous Bonaparte. Deux Suisses,

1. François Oudaille, avait été déjà traduit devant le tribunal


révolutionnaire de Paris en décembre 1793 (cf. H. WALLON, Histoire
du tribunal révolutionnaire, Il, 256) et enfermé à Bicêtre. Il avait pu
regagner sa paroisse au printemps de 1795. Le 28 novembre 1797,
il sera condamné à la déportation, avec cinq autres prêtres du dis-
trict.
2. Constant interviendra même en faveur de l'abbé Desèvres,
<< ex-curé de Chan plâtreux >>, vieux et malade; le 31 décembre 1797,
le commissaire du Directoire Exécutif près l'administration muni-
cipale de Luzarches mandera au ministre de la Police : << Une lettre
du citoyen Benjamin Constant me fait suspendre le transport du
prêtre condamné Desèvres [etc.].>> (Archives nationales, F7 7 234A.)
3. Une seconde de détente; citons ici - je m'en voudrais de lais-
ser cette perle ensevelie -- la phrase par laquelle M. Henri Gougelot,
dans sa thèse de 1942 sur L'Idée de Liberté dans la pensée de Benjamin
Constant (p. 1t6), rapporte l'intervention de << l'évêque >> : << Le
patriotisme de Constant enflamme les cœurs et Talleyrand écrit au
général Bonaparte... »
178 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
Emmanuel de Haller et Billy van Berchem qui « travaillent >>
dans les fournitures, cette mine d'or, ont extrait de la péninsule
des pépites monumentales. Benjamin n'est pas «dans les fourni-
tures »;il n'est que dans les Lettres et la Pensée (et un peu, sur
les bords, dans la police). Mais le verbiage bien conduit peut
avoir son utilité. Et justement Bonaparte cherche pour l'Italie
des plumitifs dociles; il aurait besoin d'une équipe de scribes.
Talleyrand passe le renseignement à Benjamin. Qu'en pense-t-il?
Eh! pourquoi pas? L'Italie, sous l'occupation, ne doit pas être
désagréable, et Bonaparte est quelqu'un qui monte; s'attacher
à sa fortune, c'est se donner une chance de monter avec lui. Va
pour la tentative transalpine. Le 22 octobre 1797, le ministre
rédige donc, à l'intention du général, une lettre particulière,
entièrement consacrée à ce candidat qu'il lui propose et qui
devrait à touségardsluiconve nir: «Vous paraissez désirer, citoyen
général, que l'on yous enYoie quelques hommes distingués, soit
publicistes, soit philosophes, qui, amis sincères de la Liberté,
puissent, par le résultat de leurs méditations, et par leurs concep-
tions républicaines, Yous seconder dans les moyens de hâter et
de combiner fortement l'organisation des républiques italiennes ».
J'ai votre affaire, dit Talleyrand, et vous ne pouvez pas trouver
mieux : le nommé Constant, Benjamin Constant; c'est « un
homme à peu près de votre âge, passionné pour la liberté »;
son «caractère est ferme et modéré; un « républicain inébranlable
et libéral». Bonaparte a la clef de ce vocabulaire. C'est un thermi-
dorien qu'on lui présente, un thermidorien de Fructidor, ennemi
déterminé des prêtres autant que des Montagnards. Et Talley-
rand de s'expliquer. Ce citoyen Constant, dont 1'« esprit » et
le« talent» sont« de première ligne», Bonaparte pourrait s'étonner
que le pouvoir ne se soit point déjà réservé l'usage de ses dons;
une méfiance pourrait entrer en lui; le cheval qu'on lui recom-
mande, doit bien avoir quelque vice. Mais non, mais non!
aucune malformation; rien de défectueux; tout le mystère tient
en ceci que le citoyen Constant a eu des ennuis avec sa natio-
nalité; des ennuis stupides;« on a cherché à l'écarter en disant
que c'était un étranger; le fait est faux; c'est un Français rendu
à la France par le décret philosophique qui réintègre les descen-
dants des protestants fugitifs»; ce« prétexte», en tout cas, « deYient
sans application» pour vous,« puisqu'il est question d'une organi-
sation étrangère». Et Talleyrand se fait convaincant :«Je Yerrais
aYec un extrême plaisir qu'il fût désigné par Yous ».
Le ministre a été serviable. Benjamin aura tort de parler
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 179

de lui, plus tard, comme d'un aRreux ingrat 1. Mais enfin,


serviable ou non, il échoue, pour la seconde fois. Pas plus qu'il
n'est parvenu à placer Constan! dans ses bureaux, il n'arrive
à l'introduire chez Bonaparte. Echec sur échec. C'est à déses-
pérer! Et, même chez les fructidoriens, Benjamin a des ennemis.
Des convoitises innombrables ont été ranimées par le coup de
Septembre. Ces appétits s'entre-haïssen t. Tout est bon pour
évincer le compétiteur. Ainsi Méhée de Latouche, dans son
Démocrate du 25 septembre (Méhée est un homme de Tallien)
s'est emporté contre l'arriviste, parlant de lui- grands dieux!
-comme d'un émule de Robespierre. Méhée évoque les périls
que peut courir la République; il suppose« un sage à tout faire»;
il dit:« appelons-le Benjamin»;« mon Benjamin n'aurait besoin
que d'une dose d'esprit très primaire et aurait grand soin de
fourrer partout les mots sacramentaux : Peuple, Liberté,
Patrie [... ]. Aidé de sa réputation, Benjamin établirait un club;
il se glisserait chez les hommes en place. La parole serait tou-
jours à Benjamin comme elle était à Robespierre; nommerait-on
une commission? Benjamin en serait toujours le premier; y
aurait-il une cérémonie ciYiqueP Benjamin serait chargé du dis·
cours. Le nom de Benjamin serait dans la bouche de tous les intri·
gants et de tous les imbéciles, ce qui fait bien des bouches [..•]. Il
ferait beaucoup de mal avant de succomber, mais les succès
de l'orgueil et de la sottise ont un terme [etc.]. » Criailleries
basses, 2, mais déplaisantes. Par surcrott, le climat d'arbitraire
qui s'est institué le 4 septembre engendre des terreurs qui
naissent parfois à l'improviste. Le 13 octobre 1804, Benjamin
se rappellera avec un serrement d'entrailles l'émotion qu'il a
eue, un même 13 octobre, sept ans plus tôt, le 13 octobre 1797.
Il était dans son Hérivaux, seul et tranquille, ce soir-là, et s'était
couché de bonne heure. Tout à coup, « visite domiciliaire »,
descente de police chez lui. «Je n'ayais aucune raison de m'y
attendre; j'étais bien aYec le Directoire. Je croyais le ministre de
la Police mon ami et j'aYais donné plus d'une preuye de mon
attachement à la République»; « cette visite domiciliaire qui

1. Cf. Benjamin Constant à Prosper de Barante (ReYue des Deux


Mondes, 15 juillet 1906), en avril 1806 : « ••• Si vous m'oubliez, je
regarderai la place d'auditeur comme aussi funeste à la mémoire
que l'a été celle de ministre à certain évêque de beaucoup d'esprit.»
2. Le Démocrate, lancé le 10 septembre 1747, n'eut que dix-huit
numéros; il disparut le 28 septembre.
180 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
avait pour cause la recherche d'un individu impliqué dans une
affaire qui ne me regardait pas, n'eut aucun inconvénient,
mais elle m'empêcha de dormir 1 >>. Il avait connu, cette nuit-
là, un rude choc.

•* •
Consolation. Le Directoire, tout de même, fait quelque chose
pour lui. Le 5 novembre 1797, par arrêté gouvernemen-
tal 2, Benjamin Constant est nommé président de l'adminis-
tration municipale de Luzarches. Le Directoire lui accorde
réparation. Il avait cassé, en juillet, comme illégale, son élec-
tion du 30 mars au poste ~'« agent municipal »; il l'installe,
d'autorité, président de cet aréopage. Présent chétif? En
apparence seulement; car c'est un geste important qu'a consenti
le Directoire en sa faveur. D'abord- ce qui est précieux -le
Directoire passe outre, pour lui plaire, aux dispositions consti-
tutionnelles. L'année de résidence, nécessaire de par la loi pour
l'exercice d'une fonction publique, Benjamin ne l'a toujours
point : il ne « réside » officiellement à Luzarches que depuis
huit mois. Le Directoire dédaigne cette difficulté. Ensuite et
surtout, l'affaire capitale pour Constant, celle de sa condition,
toujours maintenue, d'« étranger », le Directoire lui laisse
entendre, par cette prévenance qu'illui accorde, qu'elle n'existe
plus à ses yeux, qu'elle est résolue, qu'on fera comme si le
Corps législatif l'avait reconnu, lui, Vaudois, citoyen français.
Encouragement sans prix pour les élections de l'an prochain.
Benjamin a déjà nettoyé sa route en livrant à la police le cor-
beau qui l'avait empêché d'être« électeur», et il a maintenant
dans la commune un démarcheur influent en la personne du
notaire, Le Flamand, auquel il doit pour une bonne part l'arrêté

1. BENJAMIN CoNSTANT, Journaux intimes, p. 148.


2. E. Tambour, dans son étude sur Benjamin Constant à Luzarches,
donne la date du 15 vendémiaire an VI pour cette nomination, soit :
6 octobre 1797. Inexact. Dans son opuscule du 1er avril 1798, Ben-
jamin Constant à ses collègues de l'Assemblée électorale du département
de Seine-et-Oise, rintéressé lui-même fournira cet «extrait des
registres du Directoire Exécutif>>: «du quinzième jour du mois de
brumaire V 1 >> (5 novembre 1797), le Directoire Exécutif, ayant pro-
noncé la dissolution du conseil de Luzarches, « nomme, pour remplir
les fonctions de ladite administration [...] : le citoyen Benjamin
Constant, président [etc.] ». .
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 181
du 5 novembre. Ce Le Flamand, qui appartient à l'administra-
tion départementale, a signalé à l'Intérieur - dirigé mainte-
nant par Letourneux- l'intérêt que pourrait avoir, pour la
secte régnante, la désignation du « citoyen Benjamin Cons-
tant >> comme président du conseil de commune à Luzarches, et
il a souligné l'excellente attitude de cet ami du pouvoir dans
un canton<< fanatisé par les prêtres >> où ledit Constant se distingue
«par ses lumières et son républicanisme». Le Flamand, appliquant
la méthode Benjamin, substitue calmement à la vérité son
contraire. (L'Intérieur, après F,ructidor, ne saurait garder sou-
venir d'incidents désormais abolis). Benjamin n'aura donc
jamais été révoqué de ses fonctions municipales; il a<< donné sa
démission pour affaires ». Les « affaires » qui l'empêchaient alors
de se consacrer au bien public ne l'accaparent plus. Il est dis-
ponible. La République censitaire ne saurait avoir, à Luzarches,
un meilleur président de commune 1• Le Flamand a été entendu
et Benjamin se sent revigoré par la nomination prometteuse
dont il est l'objet. Il s'empresse d'en faire part, dès le 8 novembre
à l'oncle Samuel, dans ce vertueux idiome qu'il pratique à
l'intention de sa parenté : « Le Directoire m'a nommé Président
de l'administration de mon canton, place qui ne rapporte rien,
qui coûte quelque chose et qui donne assez de peine, mais que je
crois du devoir de tout bon citoyen d'accepter dans un moment
de désorganisation et de danger ».
Le 13 novembre, le nouveau « président », lors de la céré-
monie civique dont s'entoure son<< installation», prononce un
discours qui manque au recueil de ses Écrits politiques. Sa
haute inspiration, pourtant, fait de ce texte une relique. « Le
temps de l'indécision est passé», s'écrie le nouveau magistrat;
«l'immortelle journée du Dix-huit Fructidor» a sauvé la liberté;
acquéreurs de biens nationaux, que vos inquiétudes cessent!
Partout, aujourd'hui, vous serez protégés; votre propriété,« sacrée
comme la Propriété l'est toujours, est sacrée davantage encore,
comme tenant son existence de la République »; habitez en paix
ces presbytères « que l'on prétendait vous disputer»; « quant à
vous, ministres d'une religion que la Constitution tolère »,
prenez garde!« nous ferons exécuter strictement la loi du 19 fruc-
tidor; rien ne pourra nous en faire déYier ». Citoyens,« soutenons
le gouvernement »; oui, (( les contributions sont pesantes, mais
c'est en donnant au gouvernement le moyen de faire la guerre

1. Cf. ReYue de l'histoire de Versailles, 1906, t. II, p. 167.


182 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
que vous faciliterez la paix >>. Et, pour conclure, la devise du
jour:« Haine à la royauté et à l'anarchie 1 ! »
Benjamin ne ménage pas, on le voit, les témoignages de son
civisme. Pourquoi faut-il que des envieux, « anarchistes »
masqués et crypto-babouvistes, s'acharnent contre lui? Le
Journal des Hommes libres, dans son numéro du ter novembre,
s'est montré, à son égard, proprement scandaleux. Cette feuille
dangereuse a imaginé de lui poser toute une série de questions
gênantes (Questions à Benjamin Constant, républicain suisse):
«Est-il vrai qu'arrivant en France [...], vous avez défendu la
réaction par des articles perfides que vous insériez dans les
Nouvelles politiques de Suard? »-qu'au lendemain de Vendé-
miaire, « vous dites, dans votre langage doucereux, que le
13 vendémiaire vous avait appris à juger la Révolution? » -
que « votre ouvrage insidieux et patelin » du printemps 1796
servait adroitement la cause des « constitutionnels »? -
qu'« après vous être présenté sous l'hypocrite déguisement d'un
religionnaire fugitif, vous prétendrez en ce moment effacer votre
extranéité» et que, «trop impatient pour attendre l'expiration
du terme fixé par la Constitution, vous affectez l'aménité de
Grandison envers les laboureurs qui avoisinent votre château
pour qu'ils nous nomment incessamment leur représentant »?
- que votre politique peut assez bien se résumer comme suit :
« augmenter les pouvoirs de l'Exécutif contre les Conseils »,
« ne reconnattre pour citoyens que les gens de bien », « proscrire
les Jacobins et gracier les thermidoriens en raison des services
qu'ils ont rendus aux gens comme il faut 2»P Reubell, par ailleurs,
ne l'aime pas; un de ses informateurs, Barbet 3 , lui remet, le
5 novembre, une note signalant que Benjamin Constant (qu'il
appelle plaisamment Constant-Staël) l'a « fait dénoncer », lui,
Barbet, au ministre de la Police, par sa « faction » du Cercle
constitutionnel'· II y a pis: l'Ami des Lois, quotidien gouver-

1. Cf. Revue de l'histoire de Versaille8, 1906, t. II, p. 170.


2. Cf. Revue de la Révolution française (E. AssE), 1889, t. XVI,
p. 110.
3. Barbet, qui s'était fait connaître par sa collaboration à la
Bouche de Fer, était le précepteur du plus jeune fils de Reubell.
4. Bibliothèque Nationale, N. acq. fr. no 23 641, fo 19; Benjamin,
selon Barbet, lui reprocherait d'avoir fait campagne pour 1'« ajourne-
ment » du Corps législatif. Si la chose est exacte, ou bien Mallet était
mal renseigné lorsqu'il donnait Benjamin Constant pour un partisan,
[1.797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 183
nemental, est désobligeant au plus haut point pour Mme de
Staël; le 15 novembre, s'en prenant à La Sentinelle, L'Ami
des Lois déclare que ce journal, jadis estimable, est devenu
depuis la mort de Louvet, et grâce à« Talleyrand-Périgord »,
un instrument entre les mains d'une clique, « la clique de la
baronne ». Mauvais, cela.
Germaine racontera dans ses Considérations que « chaque
jour», après Fructidor,« accroissait l'effroi des honnêtes gens >>,
qu'on redoutait de voir les Jacobins profiter de la circonstance,
et qu'elle même fût ouvertement, par« un général>>(?), accusée
de « pitié pour les conspirateurs »; cela « me fit quitter Paris,
dit-elle, pour me retirer à la campagne »; «j'allai dans la maison
d'un de mes amis 1 ». De fait, elle s'est rendue à Ormesson 2, chez
« le saint » et Benjamin, le 12 octobre, indiquait à son oncle
que Mme de Staël passerait sans doute « cinq mois en Suisse ».
Ce Scheppelin, dont nous avons déjà cité quelques dépêches,
et qui renseigne le prince-évêque de Bâle sur les événements
parisiens, croit savoir, le 23 octobre, que la baronne « arrivera
en Suisse sous peu 3 ». J'ignore quel « général » avait mal parlé
de Germaine (c'est Augereau, je pense), mais une chose est
établie : dans des lettres saisies sur un bateau anglais, et trans-
mises à Paris le 29 septembre, figurait la preuve des avis donnés
pa! Mme de Staël à des gens de sa classe, juste avant le coup
d'Etat, pour leur conseiller de fuir ou de se terrer au plus vite;
par bonheur, l'un de ces textes mettait Barras en cause, éga-
lement, parlant d'« assurances>> fournies par Barras à la femme
d'un émigré lors de la journée du 4. L'affaire a été étouffée;
néanmoins, de manière officieuse, on a fait savoir à Germaine
qu'un nouvel arrêté d'expulsion se trouvait prêt la concernant,
et qu'il lui était prescrit, en conséquence, de se tenir le plus
possible muette et sage. D'où, probablement, l'intention qu'elle

le 4 septembre, de la suspension des assemblées, ou bien, ce qui


paraît plus probable, Benjamin Constant avait opéré sur ce point
une volte-face. Le 5 novembre, Barbet explique ainsi l'attitude de
Constant : « Il sent qu'une grande assemblée sans cesse délibérante
est une proie offerte à son ambition. »
1.. Mme DE STAEL, Considérations [...], ch. XXV.
2. Germaine date en effet d'Ormesson une lettre qu'elle adresse
à Adrien de Mun le 19 septembre 1797.
3. Archives de l'État de Berne. République rauracienne, n° 60,
fO 867.
184 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
manifestait, en octobre, d'aller retrouver ses terres suisses 1 •
Elle ne s'en va point, cependant. Le bruit court avec insistance
que le Directoire, poussé par Bonaparte, a de noirs desseins
contre le pays de Vaud, et Germaine, à tous risques, essaie d'uti-
liser Talleyrand pour sauver ce qui l'intéresse avant tout si
les Français envahissent sa contrée. Elle est, sur ce point,
d'une parfaite franchise dans l'intimité et M. d'Haussonville,
par mégarde, a laissé imprimer, en 1913, une let~re de son
illustre aïeule où se lisent ces mots un peu crus : « Tout ce qui leur
plaira, excepté la suppression des droits féodaux>> 2 ! Une déléga-
tion bernoise s'est rendue à Paris pour tenter de conjurer la
menace et Louis de Haller, l'un de ces importants 3 , a signalé
à Berne : << Constant est bon >>, ce qui signifie qu'il pense bien,
en l'occurrence. Mais le Directoire, insultant, n'a pas accordé
d'audience à ces mandataires et L'Ami des Lois, le 29 novembre,
a poussé d'horribles cris de joie : << Les députés de Berne ont
reçu leurs passeports, avec ordre de quitter, dans les vingt·
quatre heures, le territoire de la République[ ... ]. Ils n'ont même
pas été présentés au Directoire; seulement au ministre [Talley-
rand]; » ils ont eu, il est vrai, << l'honneur de rendre leurs devoirs
à l'aimable et spirituelle unique héritière du baron de Coppet,
propriétaire seigneurial considérable dans le pays de Vaud, et
à ce titre, intéressé à la conservation des droits féodau,x qui
font le bonheur de l'espèce humaine >>.
Le danger, c'est Bonaparte. C'est à lui qu'on prête les sug-
gestions faites au Directoire sur l'opportunité d'une occupation
militaire, en Suisse. Bonaparte! On parle tant, depuis des mois,
de ce jouvenceau rayonnant que Germaine brûle de le connaître.
Elle fait collection d'astres. Elle se persuade que, s'il la voit,
leurs sublimes s'amalgameront. Déjà, elle lui a écrit pour lui
exprimer l'enthousiasme que ses victoires lui inspirent •. Necker,
lui aussi, verrait d'un bon œil une conjonction de sa fille et
1. Le 8 novembre, Benjamin Constant disait encore à l'oncle
Samuel : « Mme de Staël est sur le point de partir pour Lausanne, où
elle passera l'hiver.» Dès le 20 septembre, Germaine annonçait au
même Samuel : << Ava nt trois semaines, j'irai en Suisse. »
2. D'HAussoNVILLE, Mme de Staël et M. Necker, dans ReYue des
Deux Mondes, fer mars 1913.
3. Louis de Haller est le neveu de cet Emmanuel qui, dans le
sillage de Bonaparte, réalise en Italie de si beaux bénéfices.
4. Cf. Mémorial (cf. VIII) et Du CAsSE Mémoires du roi Joseph,
x. 269. '
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 185
du jeune « héros >> qui pourrait bien devenir, dans la politique
des Français, quelqu'un de considérable. Le 5 novembre, le
vieux monsieur transmet à Germaine un mot que vient de lui
dire son ami Natural, le banquier : «Je voudrais bien que Mme la
baronne eût un jour du crédit auprès du grand général; ce serait
un bon moyen pour mon affaire [... ]».Allant à Rastadt, Bona-
parte a traversé la Suisse et Necker avait espéré sa visite à
Coppet. Tout était prévu pour une réception grandiose; mais
la voiture du général a filé sur la route, st~res baissés, au grand
galop. Déconvenue bien humiliante. Et cela s'est su, à Paris,
et L'Amides Lois n'a pas manqué de s'en gausser:« M. Necker
et les députés bernois qui s'étaient flattés de l'arrêter [Bona-
parte] sur la terre de Coppet par les charmes de leur éloquence
en furent pour leurs peines>> (6 décembre). Mais voici que Bona-
parte est attendu dans la capitale, et Germaine en est frémis-
sante. A la fin de sa vie, dans ses Considérations, elle aura soin
de taire l'impatience qui l'agitait, en 1797, d'approcher Bona-
parte et de le séduire. « Rien ne pouvait triompher de mon
invincible éloignement... 1 » La vérité est qu'elle cherchait,
par tous les moyens, à faire sa conquête. Elle compte sur Tal-
leyrand pour cette rencontre tant désirée et Talleyrand l'invite
à se trouver là lorsqu'il recevra Bonaparte, le 6 décembre,
à onze heures, dans les salons du ministère. Elle se précipite.
Bonheur! Le « héros » lui décerne une amabilité; il lui dit
qu'il regrette d'avoir passé en Suisse sans rencontrer M. Necker 2 •
Germaine pourra lui parler beaucoup mieux, quelques jours
après 3 , et elle amène la conversation, tout de suite, sur l'affaire
essentielle : la Suisse, le pays de Vaud, les intentions du général.
L'« indépendance>> de la Suisse, une amie de la liberté comme
Mme de Staël, n'a rien qui lui tienne à cœur davantage.« Cette
cause me paraissait si sacrée que je ne croyais point encore
tout à fait impossible d'engager Bonaparte à la défendre 4• »
Hélas! Ce<< tête-à-tête>> de« près d'une heure» qu'elle prétend
avoir eu avec le guerrier l'a laissée triste et dévorée d'appréhen-
1. Mme DE STAEL, Considérations [... ] ch. XXVI.
2. Mme de Staël ne saurait avouer le dédain que Bonaparte a
manifesté pour la réception prévue en son honneur à Coppet. Elle
prétend qu'il lui déclara« avoir cherché» mais vainement M. Nec·
ker à Coppet. (Ibid.)
3. « Vers la fin de 1797 je le vis plusieurs fois à Paris. >> ( 1bid.)
Elle assure qu'elle dtna un jour notamment «entre Sieyès et lui».
4. Ibid.
186 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1797]
sions. Elle l'avait déjà beaucoup observé pendant le repas; ce
« sourire vague qu'il plaçait sur ses lèvres, à tout hasard >> ne
lui disait rien qui vaille; vu de près, le personnage est rebutant:
« Quelque chose [en lui] de dédaigneux quand il se contraint
et de vulgaire quand il se met à l'aise. » Germaine a trop hien
discerné qu'il a, contre la Suisse, des projets sinistres. « Il me
dit que les habitants du pays de Vaud étaient soumis aux aris-
tocrates de Berne et que les hommes ne pouvaient plus exister
désormais sans droits politiques; il faut aux hommes des droits
politiques; oui, répétait-il comme une chose apprise, des droits
politiques, et, changeant de conversation, il me parla de son
goût pour la retraite, pour la campagne, pour les beaux-arts
et se donna la peine de se montrer à moi sous des rapports ana-
logues au genre d'imaginatio n qu'il me supposait 1• » Subtil
entretien où l'une parlait « indépendance » et « cause sacrée »
en pensant « droits féodaux », et où l'autre répondait « droits
politiques » en songeant stratégie et razzias.
L'Ami des Lois reproduisait fidèlement les thèmes officiels :
« Il faut protéger les Vaudois, expliquait cette feuille soumise,
contre les calomnies répandues par les Bernois »; la République
française ne vise point à « incorporer le pays de Vaud »; la
France veut« l'intégrité du territoire helYétique et l'indépendance
du peuple libre et honnête qui l'habite » 2, mais elle entend aussi
«défendre le berceau de la République vaudoise ou lémanique
contre la malveillance des oligarques et de leurs agents 3 ».
Au début de décembre, a été remise au Directoire une pétition
des libéraux vaudois réfugiés en France qui réclament aide
et protection pour leur petite patrie contre Berne. Le Directoire
a transmis ce papier, pour examen, à Talleyrand, et Talleyrand
ne se hâte point de faire connaitre son opinion. Il attend. On
est riche, à Berne, très riche, et l'avis que donnera le ministre
peut dépendre des propositions murmurées que lui feraient
Leurs Excellences. Mais déjà ce brouillon qu'est le tribun
Ochs s'est arrangé avec Bonaparte, lequel, dès le 6 décembre,

1. Mme DE STAEL, Considérations [...] ch. XXVI.


2. Toutefois Bonaparte a déjà le 10 octobre saisi d'un coup
de mâchoire un morceau de la Suisse la Valtelint, pour J'annexer
à sa Cisalpine; et, le 15 décembre, les troupes du Directoire péné·
trant dans le val de Moutiers ont poussé jusqu'à La Neuveville,
sur les bords du lac de Bienne.
3. L'Ami des Lois, 9 frimaire an VI (29 novembre 1797)~
[1797] COUP DE FORCE DE FAUCTIDOR 187
lui a déclaré que la révolution devait se faire en Suisse, sans
retard, et Ochs, le 12 décembre, a donné son accord. Germaine,
bien entendu, a tout fait pour le joindre et tenter de l'amener
au moins à prévoir, pour les « droits féodaux», des aménage-
ments. Pierre Ochs a multiplié les esquives pour échapper à la
« baronne »; elle est parvenue à le happer tout de même, chez
Letourneux. « Elle part pour le pays de Vaud >>, signale Ochs à
Burckhardt le soir même du jour, 16 décembre, où ill' a rencon-
trée;« elle m'a parlé du rachat des dîmes» 1• Talleyrand- c'est
indigne! -l'a lâchée. Il dit qu'il n'est pas le mattre, qu'il est
navré, que le Directoire est intraitable... A qui L'Ami des
Lois fait-il allusion - serait-ce au ministre lui-même 2 ? -
le 18 décembre, dans cet entrefilet méchant et victorieux :
«L'éternelle baronne [.••] n'a plus voix au chapitre. Un influent
qui la courtisait a dit formellement en parlant d'elle et de ses
intrigues : « Je n'aime pas les femmes qui sont hommes. >)
Cependant, il n'a pas toujours pensé cela. Nous espérons qu'elle
ne recevra pas à Paris ses étrennes du Jer. janvier. »
Elle va partir, en effet. Le 22 décembre, elle demande son
passeport. Mais Benjamin essaye encore de plaider pour elle.
Le 20 décembre, il a composé, à l'intention des Directeurs a,
une supplique de cinq pages où il se compromet, où il jure que
Mme de Staël et lui, l'insoupçonnable, pensent de même, tout
à fait de même, qu'ils sont des fructidoriens authentiques,
que les préventions du pouvoir contre Mme de Staël sortent

1. P. Oc as, Correspondance, II, 151.


2. Si l'on en croit les Mémoires de Barras, aucun doute là-dessqs.
Barras affirme que Talleyrand, pour « faire sa cour à Reubell >>,
«avait toujours quelque chose de désobligeant à raconter contre
Mme de Staël lorsqu'il venait au Directoire». (Mémoires de Barras,
t. III, p. 126.) Quelle profondeur d'ingratitude! Et c'était là le
même « évêque » qui, de New York, le 14 novembre 1795, écrivait à
Germaine : « Voilà donc, grâce à vous, mon affaire terminée. Vous
avez fait en totalité ce que je désirais [... ]. Au printemps, je parti-
rai [... ] et le reste de ma vie, quelque lieu que vous habitiez, se passera
près de vous [... ]. M. de Staël me donnera-t-il une petite chambreP
C'est chez vous que je voudrais descendre en arrivant. >> (Cf. B. DE LA
CoMBE, Talleyrand émigré, dans Revue des Deux Mondes, ter août
1908.)
3. Germaine et Benjamin comptent sur Barras qui, depuis
quelques semaines, est président du Directoire; il a succédé à La
Revellière, pour trois mois, à la. fin de novembre.
1.88 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1.797]
d'un quiproquo, d'une méprise, d'une complète erreur sur la
personne. C'est là que Benjamin se glorifie, et d'un ton ~ans
réplique, pour la part éminente qu'il a eue dans le coup d'Etat
de septembre; il prend à témoin« ceux des membres du Direc-
toire qu' (il a] l'honneur de connattre et qui ont eu le loisir de
juger [ses] écrits et [ses] principes »; il évoque les calomnies,
les insinuations, les trames obscures dont lui-même est victime
précisément parce qu'il est bon républicain, qu'il a fondé le
Cercle constitutionnel et que, dès 1796, « seul entre tous les
écrivains », il attaqua la réaction;.« redevenu français par la
récupération de [ses] droits, ayant transporté toute [sa] fortune
en France »,il peut parler; il en a le droit; il a payé de sa per-
sonne en faveur de la République. Il ne demande rien pour lui,
car son âme est pleine de « cette indifférence pour la destinée
qui est le résultat de quelque philosophie dans l'esprit », mais
il se révolte à voir maintenan t un « être faible », une malheureuse
femme, livré à la malignité d'imposteurs qui trompent le
Directoire. Ah! qu'on se souvienne de la Terreur! C'est ce temps
atroce que cherchent à faire revivre ceux qui attaquent
Mme de Staël. Et Benjamin de rappeler à chacun des membres
de l'Exécutif les dangers qu'eux-mêmes ont courus, quand
régnait Robespierre, du fait des dénonciations mensongères
que répandaie nt les « anarchistes » sur tous les amis de l'ordre
et de la liberté.« Je prends donc, citoyens Directeurs, la défense
de Mme de Staël; convaincu, depuis que je la connais, de la
pureté de ses intentions; je l'ai toujours défendue [...]. J'im-
plore de nouveau la justice du Directoire et c'est sur ma tête
que j'appelle la vengeance des lois si Mme de Staël est jugée
coupable. Depuis un an, je ne l'ai pas quittée, pas un jour; à
peine quelques-unes de mes heures se sont écoulées loin d'elle;
je n'ai pu ignorer ni ses liaisons, ni ses actions, ni ses discours,
ni ses plus intimes pensées. Si elle a conspiré, si elle a mérité
une peine quelconque, je dois la partager avec elle. Ma vie et
mes propriétés sont entre vos mains. Que mes propriétés et
ma vie répondent d'elle! >> Il n'a pas fini; il a encore un argu·
ment en réserve. Citoyens Directeurs, s'écrie-t-il, Mme de Staël est
en haine, encore davantage , aux hommes de la superstition
et du passé. Le Directoire ne voudra point « satisfaire la haine
de ses propres ennemis >> en leur livrant une victime républi-
caine; proscrite par vous Mme de Staël ne trouverait d'asile
nulle part;« l'aristocra tie aggraverait vos arrêts comme vous
auriez accompli les arrêts de l'aristocratie >>. Que demande
[1797] COUP DE FORCE DE FRUCTIDOR 189
Mme de Staël? Un jugement. Elle ne désire qu'une chose : que
toute la lumière soit faite sur sa conduite politique. Un hymne
à Fructidor, pour finir:« Grâce au Dix-huit Fructidor, le moment
n'est pas loin où se dissiperont les vaines défiances, où les
Directeurs dans leur palais, les écrivains dans leur retraite,
les législateurs à la tribune, les soldats dans les camps marche-
ront au même but d'un courage unanime [etc., etc.] 1. »
Noble tentative, mais infructueuse 2• Pour la seconde fois
expulsée, sans esclandre mais fermement, Germaine, lugubre,
quitte la place. Le 4 janvier 1798, Mallet en avise la cour d'Au-
triche : « La baronne de Staël [... ] a reçu l'ordre de sortir de
France dans trois jours )); il croit cette mesure en rapport avec
tout le remue-ménage auquel elle s'est livrée pour les affaires
franco-suisses 3 ; elle aurait << remis au ministre des Relations
extérieures >> un mémoire que l'on a jugé abusif 4 • Les mufles
de L'Ami des Lois ricanent de la manière la plus grossière;
9 janvier : << Lugete yeneres cupidinesque! La baronne des

1. Mémoires de Barras, t. III, pp. 128-131. On notera la hiérar·


chie, discrètement indiquée par Benjamin, telle qu'il la rêve dans
un régime selon ses vœux : 1° l'Exécutif; 2o les «écrivains»; 3o les
députés; 40 les généraux.
2. « Ce qui ajoutait encore à l'irritàtion de Reubell contre Mme de
Staël, dit Barras, c'est que nous lui dussions l'entrée de Talleyrand
dans nos affaires, car Reubell répétait sans cesse que Talleyrand
était[...] le prototype de la trahison et de la corruption. >>(Mémoires
de Barras, t. Il I, p. 134.)
3. MALLET DU PAN, op. cit., II, 385. Selon BARRAS (Mémoires,
t. III, p. 127), la mesure avait été prise par Merlin, et «dans le cas
de non-obéissance, Mme de Staël devait être inscrite sur la liste des
émigrés». Avertie, Germaine se serait précipitée chez Barras; elle
<< se jeta à mes genoux, me serrant de toutes ses forces >> et elle revint
«le lendemain avec Benjamin Constant)). Barras aurait été impuis-
sant à fléchir ses collègues. Je doute, au vrai, qu'il ait intercédé
pour elle.
4. Mme de Staël, cependant, mettait son père en garde contre les
bontés dangereuses qu'il pourrait avoir envers les nouveaux émigrés
de Fructidor qui, en << grand nombre, dit Mme Suard, prenaient la
Suisse pour asile»; «Mme de Staël ne cessait d'écrire à son père
d'écarter de Coppet les déportés». (Essais de Mémoires sur M. Suard,
1820, p. 234.) Suard rencontrait aussi à Coppet un« ancien fermier
général », Garville, « qui, dès le commencement de la Révolution,
avait transporté sa grande fortune sur les bords du lac de Morat ».
(Id., p. 225.)
190 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
baronnes, l'honneur de son sexe, la déesse des oligarques, la
protectrice des émigrés, la favorite du dieu de la constance »,
elle n'est plus là! Elle est partie! Voilà Paris découronné ...
Benjamin n'a rien obtenu des Directeurs que des froncements
de sourcil, sans doute, impatientés, alarmants pour son avenir.
Avant cinq mois aura lieu, dans sa vie secrète, la première
explosion fulminante de ses intérêts contre « une personne >>
qui l'irrite au delà de toute expression et qui gâche à plaisir
sa carrière.
CHAPITRE QUATRIÈME

1798
ou
BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE,
VEUT ~TRE D~PUT~ FRANÇAIS

Le 2 janvier 1798, on apprend à Lausanne que la République


française a décidé de « prendre sous sa protection » les sujets
vaudois du gouvernement de Berne. Et si l'on exulte du côté
de Laharpe, et si les gens de peu se réjouissent et préparent
l'insurrection contre les (( oligarques » bernois, c'est un grand
affolement, en revanche, chez les personnes de bonne compa-
gnie. << La société est morte [... ]; les banquiers se sauvent à
toutes jambes avec leur argent », écrit, le 16, Rosalie de Cons-
tant à son frère Charles. Le 24, la révolution éclate; le 26, les
troupes françaises occupent la ville. .
Germaine de Staël, dévorée d'effroi, est arrivée à Coppet à
la mi-janvier 1• Son mari a été réintégré 2• Mais, pour l'ins-
tant, sa femme n'a rien à lui demander. Elle a besoin d'être à
Coppet. L'imminente invasion des Français la plonge dans les
transes 3 • Que vont devenir ses << droits féodaux »? Il faut
1. D'après Le Publiciste du 10 janvier 1798, Mme de Staël aurait
quitté Paris le 8.
2. Le 5 février 1798, }\-[me de Staël soulignera, dans une lettre à
son mari, la part, déterminante, qu'elle aurait eue, paraît-il, dans
sa réintégration. S'il a été « renommé », écrit-elle, qu'il n'oublie point
que c'est à elle qu'ille doit, et à ses démarches en Suède. (Cf. Revue
des Deux Mondes, fer avril 1939.)
3. Un article du Rédacteur- qui est une feuille presque officielle
-terrifie Mme de Staël, qui en parle avec horreur, le 22 janvier, à
Meister. L'article était du 15 et signalait «la coquinerie des ban·
quiers suisses qui favorisent la sortie du numéraire et tuent le papier·
monnaie».
192 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (1798]
qu'elle soit au château, avec son père, pour faire front, intimider
les survenants, user de toutes les armes qu'elle peut avoir, sa
qualité de femme d'abord, et son prestige, et son sourire, n'im-
porte quoi, pour protéger Coppet et ses revenus. A ces journées
tragiques Germaine consacrera, quinze ans plus tard, un para-
graphe de ses Considérations. « La Suisse était menacée d'une
invasion prochaine; je quittai Paris au mois de janvier 1798
pour aller rejoindre mon père à Coppet.» Les choses tournèrent
moins mal qu'elle ne l'avait craint. Suchet (le futur maréchal)
se présenta très courtoisement à la grille du château; « il était
chargé par le Directoire, dit Germaine, d'offrir à mon père une
sauvegarde »; il« se conduisit à merveille pour nous; son état-
major, qu'il amena le lendemain, suivit son exemple». Allons,
tout n'est pas perdu, et ces Français semblent accommo-
dants. Mais Dieu sait ce qui va suivre ...
Benjamin n'a pas de droits féodaux en péril et son unique
pensée, en ce début de l'année 1798, c'est d'enfoncer, cette fois,
coûte que coûte, la porte du Corps législatif. Les « assemblées
primaires» auront lieu en mars; l'élection des députés, en avril.
Benjamin a eu ses trente ans en octobre; l'âge légal, le domicile
légal, tout cela est, ou sera, en règle pour l'heure du scrutin.
Reste l'exaspérante histoire de sa nationalité, absolument pas
en règle, celle-là, et à elle seule capable de tout rendre impos-
sible. Mais Benjamin n'entend pas se laisser arrêter par
cet obstacle ridicule.
La tendance, au gouvernement, est maintenant très nette :
l'ennemi de droite (les « aristocrates ») ayant été jugulé par le
coup de force de Fructidor, c'est l'ennemi de gauche (la tourbe,
la canaille, les pauvres) qui requiert toute la vigilance des ins-
tallés. Mallet du Pan n'a aucune peine à discerner cet état
d'esprit; il crève les yeux. Les fructidoriens, écrit-ille 19 jan-
vier, tremblent en ce moment à la pensée des risques que leur
font courir des adversaires « bien plus dangereux que ceux dont
ils se sont défaits » en septembre 1• Le Cercle du xe arrondisse-
ment, dont l'inspiration est affreuse, vient de dénoncer les
banquiers, les fournisseurs, et leurs complices entretenus 2 ,
comme « les sangsues de la fortune publique ». Propagande

1. MALLET DU PAN, op. cit., II, 391.


2. Le 21 janvier 1798, le ministre de Prusse à Paris signalait à
son gouvernement : « Tout s'achète, ici, auprès des ministres. »
(1798] BENJAMIN , TOUJOURS SUISSE 193
intolérable, et d'où peut sortir une catastrophe. «Barras et les
siens, note Mallet, relèveraient volontiers [pour se protéger]
le parti opprimé [par eux] en septembre dernier 1 » et Merlin,
devenu président trimestriel de l'Exécutif , est si bien l'ennemi,
à présent, de ses anciens amis jacobins qu'ils l'ont surnommé
« Merlin-Satan ». Trois messages ou proclamations du Direc·
toire, les 10 et 27 février, puis le 29 mars, désignent à la surveil·
lance des honnêtes gens ceux qui, baptisés d'abord des « exa·
gérés », deviennent, en peu de jours, des « bandits ». Et de
crainte que les royalistes, pratiquan t la politique du pire, ne
choisissent précisément de voter pour ces monstres aux élec·
tions d'avril, le pouvoir obtient de son Parlement-tronçon
une mesure prise le 31 janvier et gentiment inouïe : le Corps
législatif tel quel, autremen t dit la majorité acquise en Fructi·
dor par l'expulsion des opposants, s'arroge le droit de procéder
à la vérification des mandats lorsque les nouveaux élus arri-
veront. Ainsi les battus éventuels pourront invalider à leur
guise ceux que le corps électoral prétendra it leur substituer .
Benjamin est très attentif à tout cela. Il se laisse aller, le
19 février, à confier à sa tante qu'il ne chôme pas et que sa vie
est « assez agitée >> - du moins « de temps en temps >>, quand
ses devoirs de citoyen l'arrachen t à cette existence méditativ e
et rurale qui ferait ses délices;- mais« lorsqu'on a énoncé une
opinion, dit-il, on s'est fait mille ennemis; il faut avoir des
amis pour s'en garantir; il faut agir pour n'être p~s le plus
faible; il faut être le plus fort ». Et il ajoute : « nos élections
approchent », s'annonça nt d'ailleurs, Dieu soit loué! « diffé·
rentes de celles de l'année dernière». Les intrigants de la réac·
tion, les vils séides du trône et de l'autel, sont rentrés sous terre.
« Puissent-elles >>, ces élections d'avril, « terminer une révolu-
tion qui commence à durer plus qu'il ne le faudrait pour la
liberté 2 )). Benjamin, quand il écrit ces mots, doit être en train
de composer le nouveau grand discours qu'il prépare, et qu'il
prononcera le 9 ventôse an VI (27 février 1798), au Cercle
constitutionnel. Encore un de ces documents beaucoup trop
ignorés et qu'il convient de prendre en considération. La

1. MALLET nu PAN, op. cit., Il, 393.


2. On notera que Benjamin prend bien soin, dans cette lettre
envoyée à Lausanne, de ne souffier mot des événements survenus
dans le pays de Vaud. Il est vrai que la police, aux frontières, était
très indiscrète.
i
194 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
harangue s'ouvre sur l'éloge, une fois de plus, de cette réunion
« éclairée » où les penseurs et les « écrivains philosophes » sont
«accourus», dès l'année précédente, pour lutter tous ensemble
lorsqu'ils ont vu «avec douleur» des «préjugés oubliés » repa·
rattre, « par un étrange prodige, pour obscurcir la fin d'un
siècle de lumière ». Ces honteux fantômes ont été balayés.
Brille de nouveau sur la France le soleil de la raison. Que tous
les cœurs bien faits, que tous les esprits libres, ne se lassent
point de saluer ce jour impérissable et sauveur du Dix-huit
Fructidor! Citoyens, s'écrie l'orateur,« le Dix-huit Fructidor a
été votre récompense; nulle intrigue, nulle calomnie ne peut
vous la ravir. >> Et si jamais les hommes du passé s'avisaient
de redresser la tête, qu'ils en soient dûment avertis : Fructidor
n'est pas seulement le nom d'un mois républicain; Fructidor
est un programme et un système; si le« danger» se renouvelle
du côté de la superstition, citoyens, dit Benjamin, je le sais
d'avance et m'en félicite, « votre conduite sera la même ».
Cet avertissement lancé, Constant en vient tout de suite à
l'essentiel. Il y a une autre menace aujourd'hui, et c'est la
menace « anarchiste », celle qui vise la propriété et « les bases
mêmes de l'ordre social ». La propriété - c'est-à-dire le droit,
pour les honnêtes gens de jouir en paix et définitivement des
biens qu'ils ont fait leurs - c'est le saint des saints : aucune
atteinte, même théorique, ne peut être, à son endroit, tolérée;
aucune discussion ne saurait être admise sur sa légitimité ou
sur ses limites; « la toucher, c'est l'envahir; l'ébranler, c'est la
détruire)). Or, on voit surgir des bas-fonds d'horribles doctri·
naires qui prennent la suite de ces terroristes« devenus à juste
titre l'exécration de l'espèce humaine »; « froids dans leur
délire » (leurs thèses,« à leurs propres yeux », n'étant qu'« impos·
ture et mensonge ») et « subalternes dam leur corruption» [sic],
ces « jongleurs de sédition », ces « spéculateurs de massacre >)
ne sont au vrai que des pillards, de purs forbans, des hors-la·
loi; « c'est pour dérober qu'ils détruisent, pour dépouiller qu'ils
assassinent ». Avec une chaleur non feinte, Benjamin exalte
ces « Girondins » qui, après avoir su se faire « les vainqueurs
de la monarchie », se constituèrent ensuite, noblement, « les
défenseurs et les martyrs de l'ordre social ». Vous êtes, dit-il à
ceux qui l'écoutent, les républicains véritables, car « la Révo·
lution a été faite pour la liberté et l'égalité de tous, en laissant
inviolable la propriété de chacun » (qui n'a rien continuant de
ne rien avoir, et ceux qui ont tout, d'avoir tout). Honneur
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 195
au Directoire qui« a proclamé son inébranlable attachement au
système conservateur >>, et guerre à ces infâmes qui, par bonheur
« impuissants », n'en sèment pas moins « l'alarme dans une
nation qui a besoin surtout de repos >>.
Cette « récompense » qu'a procurée effectivement le Dix·
huit Fructidor à plus d'un membre du Cercle, mais que Ben·
jamin Constant n'a guère vu, pour sa part, passer devant lui
qu'en promesse, il entend se la faire octroyer, consistante,
aux élections d'avril, et c'est sur le thème de la défense sociale
qu'il a décidé de conduire sa campagne. Son discours du
27 février est un manifeste électoral. C'est également un acte
précis, inséré dans la politique immédiate : les Cinq-Cents
avaient adopté, en frimaire, unerésolution tendant à allouer une
indemnité de douze cents livres à ceuxdes babouvistesqu'ava it
acquittés la Haute-Cour de Vendôme. Les Anciens, le 2 mars,
devaient discuter de la chose. Benjamin, au nom de son club,
prend position : pas de faiblesse à l'égard des anarchistes!
Quelques-uns des amis de Babeuf ont été relaxés? C'est déjà
trop. Il serait scandaleux de les indemniser par surcroit. Dans
trois jours, aux Anciens, le vote qui va intervenir distinguera
les bons des méchants; la propriété reconnattra les siens. Le
12 ventôse (2 mars 1798), la majorité des Anciens se prononce
comme il faut et Benjamin se persuade que son intervention
a fait reculer l'adversaire. Le Moniteur reçoit l'ordre de repro·
duire, d'un bout à l'autre, ce beau morceau de propagande;
on le lira, in extenso, dans les numéros des 4 et 5 mars. S'il
faut en croire L'Ami des Lois du 14 mars, on trouve, au gou·
verne ment, si topique l'homélie du 9 ventôse qu'elle est
imprimée, aux frais de l'État, « à huit mille exemplaires ».

•*•
Cependant, en divers lieux, ce départ que prend Benjamin
dans la direction des Cinq-Cents suscite quelque irritation. La
presse dite « royaliste >> n'existe plus. Mais les feuilles subsis·
tantes n'appartiennent pas toutes à ce« ventre» thermidorien
dont Benjamin partage si bien les appétits. Il y a la gauche
jacobine et plébéienne, avec son Journal des Hommes libres;
et il y a même cet Ami des Lois, fondé par l'ancien moine
Poultier, qui n'a pas compris Fructidor de la manière, tout à
fait, dont les nantis l'interprètent. Que le Journal des Hommes
libres (15 mars) désigne Benjamin, cet « orateur de salons »,
196 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
comme un « professeur d'oligarchie », criailleries sans consé-
quence 1 ; cette clientèle ne vote pas. Plus ennuyeuses sont les
ripostes de L'Ami des Lois, qui a toute l'amitié de Reubell.
L'Ami des Lois (10 mars) juge « cauteleux >> le discours du
27 février; il y voit (12 mars}, un« logogryphe de vingt-trois
pages >>; non, dit-il (14 mars), que soit obscur le but où tend ce
Benjamin; il « demande une place de député »; mais c'est sa
vraie pensée qui demeure ambiguë; et comme siG. Sibuet, qui
tient la plume, le 14, dans le journal de Poultier, lisait l'avenir
à trente ans de ~istance, il se demande si la rigueur civique du
citoyen Constant ne s'accommoderait point, tout bas, et pré-
férentiellement, d'une « royauté élective », c'est-à-dire de l'or-
léanisme. Le 15 mars, L'Ami des Lois passe les bornes de l'inci- ·
vilité, et publie contre Benjamin des vers signés Cournaud et
dont la chute est infâme :
On dit : Pas d'argent, pas de Suisse.
Il écrit? Donc il est payé.

Bassesses de polémiques. Désobligeant mais négligeable. Ce


qui l'est moins, hélas, c'est que L'Ami des Lois est renseigné.
Cette gazette diabolique claironne ce que Benjamin souhai-
tait surtout qu'on ne sût point : la vérité sur sa condition,
incontestable, d'inéligible. Et L'Ami des Lois est là-dessus
d'une parfaite limpidité. « Un seul mot, déclarait Sibuet le
10 mars, un seul mot suffit pour prouver que Benjamin
Constant n'arrivera pas à son but; et ce mot est qu'on ne
peut pas devenir membre du Corps législatif de France sans
être devenu citoyen français. Or, Benjamin Constant est un
étranger >>,·et Sibuet de rappeler que Benjamin a bien, certes,
« présenté une pétition >> pour réclamer à ce sujet des « droits >>
auxquels il n'avait aucun titre, mais que l'Assemblée, sachant

1. Le Journal des Hommes libres avait un paragraphe perfide sur


les déclarations de Benjamin au Cercle constitutionnel; Constant
s'y était écrié que, s'effaçant toujours lorsque la liberté n'avait rien
à craindre, il reparaissait, dans les premiers rangs, à l'heure du
péril; mais, insinue cette feuille malsaine, tandis que Benjamin
Constant prononçait à Paris ces paroles, << on se battait >>, précisé-
ment, dans· sa patrie, le pays de Vaud; << on s'étonne que cet attrait
même du danger n'ait pas, dès longtemps, rappelé en Suisse un si
déterminé soldat de la liberté»; quant au peuple français, il a <<fondé
la République sans le secours de ce bon Suisse».
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 1.97
de quoi il retournait, a << passé à l'ordre du jour». Le 12, nou·
velle allusion à l'obstacle qui arrête tout; on interpelle Benja·
min dans les colonnes de L'Ami; << ce bel ouvrage >>, lui dit-on,
que vous venez de publier « vous appellerait sans contredit
à la législature, si... >> - voilà bien l'accident! - << si vous
n'étiez le fils du baron suisse Constant et si nos barbares lois
n'excluaient pas pour sept ans les nobles et les étrangers ».
Décidément informés plus que de raison, Poultier et son Sibuet
mentionnen t la qualité récente de ce M. Constant, hier encore
« chambellan du duc de Brunswick 1 », et ils lui conseillent un
peu de calme dans l'empressement dont il témoigne en faveur
de la République : « Prenez patience! » Attendez votre tour!
Après tout, «vous n'avez plus que six ans à parcourir>> pour
être admis enfin à la citoyenneté française.
Ces gens-là sont à tuer. Heureusement qu'à:· ces indécences
l'empyrée semble rester sourd. Les dieux - Barras et Talley·
rand- disent à Benjamin qu'il n'a qu'à les tenir pour nulles.
Les dieux haussent les épaules et sourient. Le 3 mars, usant
de sa souveraineté, le pouvoir a « épuré >> la municipalité de
Luzarches : trois << Jacobins >> en ont été chassés; des lecteurs
de vilains journaux; des individus, hier, dont Benjamin s'est
servi quand il lui fallait se débarrasser du prêtre Oudaille;
dangereux maintenant; des « terroristes ,. Benjamin aurait
bien voulu, pour sa candidature, une caution majeure; mais
Barras a tant d'occupations! les devoirs de sa charge sont si
lourds 2 ! C'est Lamb recht qui se dévouera. Un seigneur de format
réduit, Lambrecht. Un simple commis. Il est ministre de la
Justice. Le titre peut faire impression. Benjam~n, le 14 mars,
obtient de Lambrecht le papier ci-dessous :

Paris, 24 vent6se an VI.


La famille du citoyen Constant a été obligée d'abandonner
la France pour cause de religion, et cette expatriation l'a expo•
sée à subir toutes les dispositions des lois mises en .vigueur par
l'intolérance et par le fanatisme. Ces lois emportaient la confis·
cation des biens et la perte de la noblesse pour les fugitifs.
1. <<Vous ne serez donc pas député. Quel malheur que vous n'ayez
pas plus tôt pris le parti de vous faire français! Qu'il a dû vous
paraitre pénible d'être chambellan du duc de Brunswick alors que
ce prince commandait la horde qui combattit les premiers .élans de
la liberté (etc.].» (L'Ami des Lois, 12 mars 1798.)
2. Barras, comme Talleyrand, tient à ménager Reubell.
198 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]

En conséC{'lence, la famille du citoyen Benjamin Constant a


perdu ses btens et elle a d\1 cessP.r d'être considérée comme
faisant partie de l'ordre de la noblesse en France.
Elle est rentrée en France après l'abolition de cet ordre. Elle
a réclamé les droits de cité conformément aux lois nouvellement
portées et est redevenue française sans redevenir noble, puisque
cette distinction ne subsistait plus. Il serait donc de toute injus-
tice d'opposer aux personnes de cette famille qui réclament
l'exercice des droits de citoyen un titre dont les caprices de la
tyrannie les avaient privés. Ils ont perdu, dans le temps, les
avantages attachés à l'état de noblesse; ils doivent donc main-
tenant être affranchis des inconvénients que peuvent entraîner
les vestiges de la noblesse.
Ceue Bolution résout toutu leB difficultés de la même nature
auxquellu pourrait donner lieu l'exécution deB lois qui autorisent
leB religionnairu à réclamer leur droit de cité dans leur ancienne
patcrfe.est • • f • . . .
avec une vrate satls actton que Je sa1s1s occaston
l' .
d'appliquer ces principes à l'auteur de plusieurs écrits brûlants
de patnotisme et marqués au coin du talent.
Le ministre de la Justice :
LAMBRECBT.

A vrai di:re - et l'on aura pu s'en rendre compte - pas


fameuse, cette rhapsodie. Elle se horne à dissimuler l'échec
de la pétition, qui tranche tout. Lamhrecht n'a pas osé s'aven-
turer dans le mensonge. Du pensum impraticable qu'on lui
confiait, il s'est tiré par des volutes. Sur l'essentiel, une phrase
embrumée qui, pour le gros public, ressemble à une attestation
de citoyenneté. Mais enfin, c'est un personnage de l'État, un
officiel, un citoyen-ministre, qui recommande, sous sa signature,
le candidat Benjamin Constant. Un représentant de l'État
D'irait pas épauler un inéligible! Donc sont calomnieux les
propos de L'Ami des lois; C. Q. F. D. Un peu déçu, Benjamin
n'est pas trop mécontent tout de même et la note Lamhrecht
doit pouvoir être d'un hon rendement 1•
1. Le 16 septembre 1818, sous la Restauration, lorsque Benjamin
sera parvenu enfin à se faire élire député, il fera remettre par le
préfet de la Seine à M. Lainé, ministre de l'Intérieur, à preuve de sa
qualité de Français, contestée encore par la malveillance, cette lettre
même de Lamb recht. C'est le Beul document qu'il possède pour
attester sa nationalité, et il la présente comme· « une décision du
ministre de la Justice», confirmant, en ventôse an VI, sa «qualité
de citoyen français ».
[f798) BENJAM IN, TOUJOU RS SUISSE f99
Les 15 et 17 mars, il se fait délivre r par ses collègues et subor·
donnés du conseil de Luzarc hes deux pièces qui, s'il est délégué,
comme il saura bien s'arran ger pour l'être, à l'assemblée élee·
torale de Versailles, fermer ont la bouche aux clabau deurs :
des malint entionn és préten dent que Benjam in Consta nt n'est
pas françai s? Il l'est si bien, au contrai re, qu'en voici la
preuve :
Nous, administrateurs municipaux du canton de Luzarches,
département de Seine-et-Oise, certifions que le citoyen Benja·
min Constant, propriétaire du domaine d'Hérivaux, commune
de Luzarches, est mscrit sur le tableau de ladite commune où
il est domicilié, de même que sur le registre ciPique et celui de la
garde nationale.
Nous, administrateurs municipaux du canton de Luzarches
[...] certifions que le citoyen Benjamin Constant [... ] a exercé,
depuis le 23 brumaire dernier, et exerce encore les fonctioTUJ de
pré8ident de f administration municipale du canton.

Est-ce qu'un« étrang er» serait inscrit « sur le registr e civique >)
d'une commu ne française? Est-ce qu'un « étrang er » serait
«présid ent de l'admin istratio n municipale>) d'un canton ? L'Ami
des Lois s'amus e avec ces fables d'« extran éité » qu'il essaie
de répand re contre un grand citoyen , recomm andé par le gou-
vernem ent.
Le 20, le « préside nt >) Consta nt a donné lecture à ses admini s-
trés du message adressé par le Directo ire au Corps législatif
pour célébre r la naissan ce de la Répub lique romain e, magni-
fique victoir e rempor tée sur le fanatis me. Benjam in n'a pas dQ
lire ce message sans un petit frémiss ement jaloux. L'Italie , où il
avait failli se rendre, si Talley rand était parven u à convai ncre
là-dessus Bonap arte, quel paradis ! Son compa triote Haller y
draine des flots d'or 1 ••• N'y pensons plus. Regret s stériles .

1. Lorsque les troupes françaises étaient entrées à Rome, elles y


avaient été précédées par les carrosses d'Haller et de ses deux
comparses, Périllier, « entrepreneur général des équipages » et
Duveyrier, « administrateur général des hôpitaux >>. Bientôt le repré·
sentant de la République à Rome, Cacault, devra signaler qu'Haller
s'y conduit « comme un Tartare», et Daunou, le commissaire, a fait
savoir, le 28 février, à La Revellière: << Le brigandage des administra-
teurs et de plusieurs généraux est à son comble : réquisitioTUJ non écrites,
enlèPement d'effets précieux sans reçus, Pol8 publics de toute nature. ,
(Archives nationales, A. F. III, 508.) Haller aura des ennuis à la
200 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]

Son affaire à lui, le sort l'a voulu, est chez les Français et c'est
sur Versailles qu'il fonce. La porte s'ouvre; le 22 mars 1798,
l'assemblée primaire de Luzarches fait Constant « électeur »
par 134 voix sur 227. Mais L'Ami des Lois, le même jour,
publie un article odieux. C'est une Lettre d'un républicain de
la Gironde. Benjamin a posé sa candidature à Bordeaux en
même temps. qu'à Versailles. On y a, dit L'Ami des Lois (25 ger•
minai},« accolé son nom, sur la même liste, à ceux des Direc-
teurs Barras, Reubell et autres, en affirmant que le Directoire
verrait avec plaisir sa nomination ». Le « Girondin » anonyme
qu'exaspèrent les visées de Benjamin note que cet « étranger »,
inconnu avant et pendant la Révolution, n'est en France« que
depuis très peu de temps ,,, et s'y est glissé dans le sillage de
«la baronne de Staël, cette intrigante déhontée que le gouverne-
ment a été obligé d'expulser deux fois ,,, en raison de ses « tri-
potages ,,; il décrit Benjamin comme un petit « frelon ,,, un
« frelon politique venu dévorer le miel que les républicains ont
recueilli au prix de leur sang,,; son discours du 27 février n'est
qu'un « tissu de perfidies ,,, enrobées d'ailleurs dans un tel
<< pathos,, qu'un<< plaisant,, a lâché cette boutade : <<A lire ce
français helvétique, on voit bien que Mme de Staël est.absente... ,,
Non content de reproduire d'aussi pénibles vulgarités, L'Ami
des Lois les fait suivre de sa détestable antienne : le Suisse
Constant s'imagine qu'il sera, ces jours-ci, député français,
quoique, d'après la Constitution, il ne puisse pas être plus élec-
teur qu'élu. ,,
Crachons sur ces laideurs et, l'âme rivée à l'idéal, avançons
d'un pas ferme dans le chemin du sacrifice. Le 27 mars 1798,
Benjamin adresse au << Citoyen Directeur ,, Barras une épttre
du ton le plus noble. Lambrecht, comme parrain, c'est vrai-
ment trop court. Si Barras, enfin, voulait bouger?
Citoyen Directeur,
Permettez-môi de vous écrire pour vous rappeler que vous
m'avez souvent témoigné le désir de me voir au nombre des

suite d'une mutinerie d'officiers furieux de voir Masséna réserver à


son clan le produit des pillages. Haller et Périllier sont gardés à
vue; mais Haller achète ses gardiens et envoie Duveyrier à Paris,
avec cinq caisses de cadeaux pour les Directeurs, et un don particu-
lier, gigantesque, pour Bonaparte. Ce dernier réglera les choses sans
bruit et de la manière la plus aimable. Haller pourra regagner la
Cisalpine avec son butin, et reprendre, là-bas, ses activités.
[1798] BENJAI\IIN, TOUJOURS SUISSE 201
amis de la République portés dans le Corps législatif aux élee·
tions qui s'approchent.
Nommé électeur de mon canton, il me sera possible de parYe-
nir à être élu si YOU8 me continuez cette bienYeillance.
Je sais peu solliciter et le dévouement sans bornes que j'ai·
cherché à vous prouver ne me parait pas encore légitimer ma
demande. Mais si vous croyez que ma conduite, depuis que je
me suis attaché au sort de la République, et la manière dont
j'ai combattu la réaction lorsque vous seul osiez résister à
Carnot dans le Directoire me rendent digne de cette place, j'ai
la confiance que vous voudrez bien m'appuyer de votre influence.
Je vous dois déjà plus que je ne puis dire. Je vous devrai
plus encore, car je vous devrai une occasion de vous prouver
plus efficacement que, soit à la tribune, soit lorsqu'il faudra
se battre à vos côtés, je serai toujours ce que j'ai tâché d'être
lorsque vous avez, le Dix-Huit Fructidor, sauvé la République
française et la 1 iherté du monde.
Salut, respect, attachement inviolable.
BENJAMIN CoNsTANT.

Hérivaux, 7 germinal an VI 1.

Les jours passeront, et Barras restera muet.


Le 28 mars, Benjamin a transmis à Laporte, pour Le Moni-
teur, la belle lettre élogieuse dont le citoyen Garat a bien voulu
lui faire cadeau, et lui-même, laissant parler tout haut son
cœur, se définit avec simplicité : « SerYir la République, dans
quelque sphère que l'on se trouYe, s'y déYouer sans bornes, sans
arrière-pensée, sans intérêt personnel, Yoilà ma deY ise. Jouir de
l'estime des républicains en dédaignant les calomnies, et sentir
qu'il est impossible qu'on ne rende pas justice à des principes
sûrs, à une conduite toujours la même, à un patriotisme inYa-
riable, Yoilà ma récompense>>. Le Directoire se maintient dans
la bonne direction. Il a fait savoir, le 29, au corps électoral
que si des (( brigands >> se trouvaient nommés députés, ces
élections-là seraient à refaire, et, le 2 avril, il a supprimé le
Journal des Hommes libres. Quant aux déportations d'ecclé-
siastiques, elles vont bon train : le 21 mars, la frégate La Cha-
rente a embarqué cent cinquante prêtres pour Cayenne; les 5 et
9 avril La Vaillante en comptera vingt-cinq autres dans ses
cales, et La Bayonnaise cent huit.

i. Mémoiru de Barras, t. III, p. 200.


202 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]

•* •
Le 12 germinal an VI (1er avril1798), Benjamin termine un
grand texte qu'il va faire imprimer à la hâte et qui s'intitule :
« Benjamin Constant à ses collègues de l'assemblée électorale du
département de Seine-et-Oise. Encore un de ces documents qu'il
essaiera, plus tard, d'enfouir sous des épaisseurs d'oubli. Raison
de plus pour nous d'y prêter attention. L'exorde est de haute
politique:<< Citoyens, la République a deux espèces d'ennemis;
les uns, conspirent contre la propriété et veulent égorger les
propriétaires; les autres, regrettent la monarchie et veulent
proscrire les républicains »; ces ennemis << se réunissent contre
les défenseurs de l'ordre social et de la liberté constitutionnelle ».
Benjamin s'adresse à d'honnêtes gens qui connaissent aussi
bien que lui la situation et leur devoir. Il s'en voudrait de
s'étendre sur ces considérations êlémentaires. Là n'est pas son
propos, et, au bout de cinq lignes, il entre dans le vif du sujet.
Pourquoi, en effet, ce discours à ses<< collègues»? Qu'a-t-il donc
à leur dire? Benjamin Constant doit se défendre. Des bruits
diffamateurs circulent sur sa personne. N'est-on pas allé jus-
qu'à cette impudence d'affirmer que <<la loi » lui <<interdirait >>
rexercice des droits civiques, jusqu'à le réputer (( étranger »?
C'est inouï. Il va<< prouver» le contraire, et bien aisément.<< J~
ne produirai que des pièces justificatives, je ne citerai que des
lois. » Arguments irrésistibles qui parlent d'eux- mêmes, et
n'ont pas besoin de gloses. Il glosera tout de même un peu,
c'est-à-dire abondamment. Écoutons :
<<Je ne suis point étranger. Né en Suisse, il est vrai, mais
d'une famille française expatriée pour cause de religion, j'ai
été réintégré dans mes droits de citoyen en vertu d'une loi positive
et qui n'a pas cessé d'être appliquée aux descendants de reli-
gionnaires fugitifs. Mon père jouit sans difficulté de tous ses
droits de citoyen. Je suis propriétaire dans la République avant
la Constitution. Je suis inscrit, suivant la loi, sur le tableau de
ma commune [.. .J. L'année dernière, on n'a pas imaginé de
mettre en doute s1 j'étais éligible aux fonctions d'électeur 1 [ ••• ].
Toutes les autorités ont reconnu mes droits t, toutes les lois les
i. Oh si! Et l'administrateur Corborand a même payé-de sa place
cette « mise en doute ».
2. A preuve : l'arrêté du fer juillet 1797 cassant, comme illégale,
sa nomination d'agent. municipal.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 203
ont garantis. Accuaera·t·on lu autorité& tÙ la Républiqut tl cwoir
méconnu la ConatitutionP
[...] Non, citoyen, je ne suis pas un étranger. Je ne suis
même pas simplement naturalisé. Je suis Français d'origine.
Je n'ai jamais perdu mon domicile en France 1. Je suis un
Français banni de sa patrie par l'intolérance et le despotisme
et rentré dana su foyers après la conquête de la liberté.
Je ne suis pas non plus un ci·deYant noble. J'ignore ce qu'était
ma famille à l'époque de son exil. Ce que je sais, c'est que si,
alors, elle était noble, elle a cessé de l'être en quittant la
France [...]. Rentrés en France, nous avions depuis cent ans
cessé de l'être en supposant que nous l'eussions jamais été».

Alors, que signifient ces rumeurs calomnieuses?« D'où vient


donc, citoyens, que l'on veut me priver de la protection des
lois qui assurent mon état ds citoyen français et me faire encourir,
dans toute leur rigueur, celles qui ne me sont point applicables? »
Tout bonnement parce que je suis un républicain authentique
et que les ennemis de la liberté redoutent mon dévouement
à une cause qu'ils maudissent.
« J'ai lié mon sort à celui de la République lorsque la Ré pu·
blique était en guerre avec toute l'Europe 1• J'a1 acheté des
biens nationaux lorsque les acquéreurs de biens nationaux
étaient impunément égorgés a [...].. Je pourrais les produire
encore, ces journaux où l'on m'appelait terroriste féroce [...]
et l'on me désigne aujourd'hui comme royaliste[..• ], comme fils
d'un oligarque bernois, tandis que ce que je dois à l'oligarchie
bernoise c'est l'exil, la proscription de mon père et la perte de
la moitié de mes biens 4.
[...] Lorsque la royauté triomphait, j'ai proclamé mon hor-
reur pour elle 5. Dans des écrits, faibles sans doute par le talent,
t. Né à Lausanne en 1767, Benjamin Constant n'a jamais eu de
« domicile » en France avant l'année 1797.
2. Non. Benjamin Constant et Mme de Staël avaient attendu la
paix de Bâle pour se rendre à Paris, en 1795. . ·
3. Nous avons déjà vu Benjamin mettre au compte de son esprit
civique ses spéculations immobilières.
4. Il n'est pas inutile de relever que si, pour la première fois, Ben·
jamin attaque le gouvernement bernois qu'il ménageait avec soin
en 1796 et dont les émissaires à Paris l'avaient trouvé « très bien »
en 1. 797 encore, c'est que les troupes françaises sont entrées à Berne
le 5 mars.
5. Où donc? A la cour de Brunswick, où il avait vécu de février
1788 à juillet 1794?
204 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
mais estimables peut-ltre par quelque courage, je me suis élevé,
presque seul entre tous les- écrivains, contre les grossier,
sophismes des partisans du sacerdoce et de la féodalité, mais
lorsque l'anarchie nous a menacés, j'ai déclaré sans déguisements
mon exécration de l'anarchie. J'ai toujours voulu la liberté
mais non le pillage [...]. Je me suis mis en avant lorsqu'il y
avait du danger; je me suis retiré après la victoire.
Je serais heureux, sans doute, de la confiance de mes conci-
toyens, s'ils me l'accordent; [mais ...] à qui chérit la liberté pour
elle-même, le pouvoir, la célébrité, les places ne sont point
nécessaires. Son bonheur est dans l'affermissement de l'ordre
social, dans la diffusion des lumières, dans le spectacle des lois
obéies, des propriétés inviolables, .de la raison respectée et de
· l'égalité triomphante )) t.

Benjamin se relit, s'approuve, mafs, au dernier moment (et


sur les épreuves, je pense) effectue deux adjonctions, en note.
Pas mauvais de rappeler son importante allocution au Cercle
constitutionnel, le 9 ventôse dernier, « premier coup porté
aux spéculateurs d'anarchie qui voudraient recommencer pour
leur compte les convulsions révolutionnaires », et prudent, aussi,
dans l'affaire essentielle, de ne point se taire, comme il l'avait
fait d'abord sur l'histoire de sa« pétition» manquée. Benjamin
marche là sur des charbons ardents, et il ne s'en tire pas trop
bien. Qu'on en juge:« On a prétendu [sic] que j'avais présenté
au Corps législatif une pétition pour obtenir les droits de citoyen,
et que le Corps législatif avait passé à l'ordre du jour. C'est
une erreur [sic]. La pétition que j'ai présentée ne portait point
sur la loi elle-même. Je n'avais pas besoin de pétition pour pro-
fiter d'une loi 2• Elle portait sur une difficulté de forme [ P]

1. Observons, dans le programme de Benjamin Constant, l'ordre


d'importance des articles : 1o la protection des fortunes; 2o la guerre
à la superstition.
Y aurait-il eu deux éditions de cette plaquette? J'en ai cité le
texte tel qu'on le lit dans l'exemplaire conservé à la Bibliothèque
Nationale (L.b.41 544). Il prend fin sur ces mots : « L'égalité triom·
phante. » Mais dans la Revue de l'histoire de Versailles (1906, t. IV)
E. Tambour ~joute encore ceci : « Pensons à consolider par nos choix
la Constitution « et à terminer une Révolution qui ne peut se prolonger
qu'en nous dévorant )).
2. Benjamin Constant avait réclamé en sa faveur le bénéfice
d'une loi dont il n'avait pas fait usage lorsqu'elle était en vigueur.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 205
qui arrêta un moment le Directoire 1 et qu'il a jugée sans force
puisqu'il m'a reconnu français». Eh non! Le Directoire ne l'a
jamais« reconnu français >>; il a fait comme si, pour lui complaire,
n'osant point l'installer dans une des « places » trop en vue
qu'il sollicitait par l'entremise de Talleyrand, se limitant, sans
bruit, à lui abandonner un poste infime d'administrate ur rural.
Mais ce poste, c'est son passeport (son faux passepor~ officieux)
et Benjamin le brandit désespérément, seule << preuf"e >> en effet
qu'il possède d'une citoyenneté qu'il n'a point.
Les « pièces justificatives », dont sa brochure a pour objet
d'étaler à tous les regards la valeur contraignante ne sont,
hélas, que poudre aux yeux. Benjamin veut croire que leur
profusion fera l'affaire, qu'on n'ira point les scruter une à une,
que nul ne s'apercevra de leur désastreuse indigence. Voici
bien, en première ligne, l'article XXII de la Constitution de
1791- mais qui ne figure pas dan$ la Constitution de l'an III,
Constitution de la République lorsque Benjamin s'est décidé,
après cinq ans, à jouer le « citoyen français ». Voici un décret
du 16 nivôse an II concernant les « représentants du peuple »
-mais qui, d'aucune manière, ne peut s'appliquer à son cas.
Voici le procès-verbal de l'assemblée communale de Luzarches,
constatant que « le citoyen Benjamin Constant >> a été élu
agent municipal en date du 30 mars 1797, mais fait défaut
le document complémentaire : l'arrêté du Directoire, en date
du 1er juillet suivant, qui casse comme illégale cette désigna-
tion. Voici, du même registre, la « preuve » que Benjamin est
parvenu à se faire inscrire (par supercherie) sur la liste« civique»
et à voter (pour lui-même), en mars 1797, lorsqu'on a procédé
au choix des électeurs; voici la « preuve » également qu'au
lendemain de Fructidor, piétinant la loi, le Directoire a fait de
lui le « président » de son canton; voici la « note »-du ministre
Lambrecht qui le constitue, à peu près, candidat officiel, -
mais, nulle part, le petit papier décisif, l'avis favorable du Corps
législatif sur sa supplique, et le décret qui, nominativement,
lui accorderait, ou lui rendrait, la citoyenneté française. Man-
quantes, ces « pièces »-là, pour cause d'inexistence. En guise
de compensation, une épître, sans date,. de Constant père (la
lettre doit être tout récente, et postérieure à la prise de Berne

1. Pénible aveu. Mais Benjamin se risque à prendre les devants,


afin d'amortir, vaille que vaille, l'écrasante objection qui lui sera
faite à coup sdr.
206 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
par les troupes du Directoire); Juste Constant-Rebecque, ruiné,
dit-il, par « l'aristocratie bernoise >>, mais ayant « acquis »,
pourtant, « quelques bien-fonds en France avec les débris de
sa fortune>>, demande aux« Citoyens Directeurs d'appuyer ses
réclamations >> contre les tyrans suisses.
Le 4 avril - l'assemblée électorale doit se réunir le 9 -
.Benjamin lance un nouvel écrit.· Il est parvenu à faire poseP. sa·
candidatuti\ dans un autre département encore, l'Eure; et
cette lettre ouverte « au citoyen G. » est son petit manifeste
auprès des électeurs d'Évreux: « J'ai appris, Citoyen, avec
autant de reconnaissance que de surprise [sic], que quelques
patriotes du canton de Gisors jetaient les yeux sur moi pour
me porter au Corps législatif dans l'élection prochaine >>; ce
geste inattendu le laisse« étonné en même temps que flatté >>.
« La vie tranquille et retirée que je mène [sic] >>s'accorde mal
avec le tracas des grandes affaires; mais Benjamin n'hésite
jamais devant les impératifs du devoir. Il ne se dérobe donc
pas à l'appel de ces gens de bien, et,« sans doute, si pour méri-
ter leurs suffrages il ne fallait qu'un dévouement sans bornes
et un zèle sincère pour la République et les républicains >>,
sans doute, oui, ille concède, « je pourrais me flatte.r d'en être
digne >>. Assurément aussi, « mes relations intimes aYec le gou-
Yernement [vous m'entendez, électeurs?] pourraient être de
quelque utilité au département que je représenterais >>. Toutefois,
ce serait bien mal le connaître que de l'imaginer capable de
calculs et de convoitises. « Il répugne à mon caractère de me
jeter dans la foule des intrigants qui se mettent en évidence.
Tous ceux de Paris refluent à Versailles. Malgré les offres
d'appui et les instances que je reçois du Directoire, je ne ferai
aucune démarche pour être nommé.>> Traduction: je n'ai pas
le temps d'aller dans l'Eure; Versailles, où est ma chance prin-
cipale, m'absorbe tout entier; électeurs d'Évreux, si vous ne
me voyez point parmi vous, qui cependant êtes si gentils pour
moi, ne m'en veuillez point et sachez que c'est une règle que
je me suis faite, selon ma conception de l'honneur : dans une
élection où son nom figure, Benjamin Constant ne se mêle de
rien. Ah! certes,« si le département de l'Eure me portait, je me
dévouerais tout entier à des concitoyens qui m'auraient donné
une telle marque de confiance >>, mais il faut travailler sans
·moi. « Un ami de la liberté ne saurait être un ambitieux. »
[f798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 207

•*•
Journal intime de Benjamin Constant, 10 avril 1805 : « Il y a
aujourd'hui sept ans que j'allai coucher à Versailles où j'étais
électeur de mon canton et où je fis toutes les sottises qu'il est
possible de faire 1• »
Quelles sottises, donc? Quelles fausses manœuvres? Tout
cela va se dérouler sous nos yeux.
Et d'abord Benjamin a fait un pas de clerc, du côté d'Évreux.
Il a, paraît-il, essayé d'acheter le soutien d'un journal hostile,
le Bulletin de l'Eure; il aurait offert 50 louis pour une attitude;
à son égard, plus aimable; 1 000 francs (environ 400 000 d'au-
jourd'hui). La somme a-t-elle semblé insuffisante? Ou le Bulle-
tin de l'Eure était-il intraitable? Quoi qu'il en soit, ledit Bulle-
tin a refusé l'offre. Et cela s'est su. Et L'Ami des Lois est trop
content de le répéter 2• Il est très méchant, L'Ami des Lois,
pour le «petit Suisse >>vibrion. Le 12 avril, il l'a, de nouveau,
couvert d'injures, à propos de son apologie du 1er : « Ton bas
et rampant », « candidature effrontée », « les impostures dont
il appuie ses prétentions ,>, etc.; et L'Ami reproduit une pré-
tendue Lettre d'un ancien marécAal de France à un ex-conseiller
du Parlement de Bordeaux, où l'on voit Benjamin promenant
partout sa << physionomie jésuitique », son << style équivoque >>
et ses << grands mots insignifiants »; il est arrivé en France
<< tapi dans le giron d'une aimable baronne », et c'est elle qui
l'a << présenté aux faiseurs de Paris »; il travaille pour les gens
de sa classe, les riches, les ci-devant nobles; << ses goûts, ses
liaisons, ses habitudes sont propres à rassurer ceux qui seraient
tentés de prendre au sérieux ses homélies républicaines »; il
est d'ailleurs partout méprisé et si<< lesaristocratesl'ont adopté»,
c'est << sans l'aimer ni l'estimer ».
Dans ses Souvenirs historiques de 1830, persuadé qu'à trente-
deux ans de distance - l'espace, en somme, de ce qu'on appe-
lait alors << une génération >> - aucun de ses lecteurs ne saura
qu'il avait été candidat, et candidat officiel, le plus pos-
sible, aux élections de l'an VI, Benjamin aura, sur ces élec-
tions, un paragraphe extraordinaire, une espèce d'envolée ven-
geresse:<< Tout ce que le sophisme a d'insidieux, tout ce que la

i. BENJAMIN CoNsTANT, Journau:e intlmes, éd. 1.952, p. 231.


2. Cf. L'Aml du Lola du 16 avril.
208 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
déraison a d'absurde, tout ce que l'outrage a de grossier, tout
ce que la servilité a d'abject », tout cela, dit-il, se réunit alors
« comme des bandes d'oiseaux vora<~es autour d'un champ de
bataille qui promet quelque chose à dévorer ». Quel spectacle!
Quel temps! Et que ce Directoire était hideux avec son« dédain
pour la liberté », son « acharnement contre les personnes »,
sa << nécessité prétendue de préserver les électeurs de leurs
propres excès », ce <<monopole de sagesse et de lumière » qu'il
prétendait s'arroger 1·! L'une des ruses les plus insolentes pra-
tiquées par le gouvernement pour se maintenir à tout prix
était celle des scissioM; on venait de la voir se développer avec
ampleur pour les << assemblées primaires » : lorsque l'assemblée,
de toute évidence, allait désigner des électeurs qui voteraient
mal, les « directorialistes >>faisaient sécession; ils quittaient la
réunion et constituaient, avec leurs hommes, une assemblée
dissidente qui déclarait être la bonne et dont les choix, en effet,
se trouvaient ensuite ratifiés comme s'ils étaient ceux de la
nation.
Le 20 germinal an VI (9 avril 1798), l'assemblée électorale
de Seine-et-Oise se réunit au palais de Versailles, salon d'Her-
cule. Du 9 au 12, elle procède à l'élection de son bureau; le~
13, les scissions << primaires » sont examinées; dans la propor-
tion de neuf sur dix, les assemblées scissionnaires sont recon-
nues comme seules ayant eu le droit de désigner des électeurs,
<< attendu que les scissions ont eu lieu parce que les républicains
aPaient PU reparaître sur la scène les mêmes hommes qui aPaient
fait les nominatioMde l'an V »2• Tout doit donc désormais mar-
cher au mieux puisque l'on se trouve, pratiquement, entre soi.
Mais au sein même du Directoire des coteries s'entredévorent;
et Benjamin ne le sait que trop, lui que Reubell fait déchirer
dans son Ami des Lois, tandis que le ministre Lambrecht le
protège. Benjamin, au bout de cinq jours, et la nomination
des députés étant sur le point d'avoir lieu, constate que les
« reubelliens »sont en majorité à Versailles et que le siège qu'il

l. BENJAMIN CoNSTANT, SouYenirs historiques (Deuxième Lettre),


dans ReYue de Paris, 1830, t. XVI, p. 105. C'est là, également, que
l'on voit Benjamin- ce qui est de haut goût- censurer La Revel-
lière pour son intolérance et déclarer que la mémoire de ce Directeur
reste chargée, devant l'Histoire, de tout« l'odieux d'une persécution
acharnée contre les prêtres». (Id., p. 106.)
2. Procès-verbal; ArchiYes nationales, F 1, c. III, Seine-et-Oise 4.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 209
convoite aux Cinq-Cents est en passe de lui échapper. Seule
issue : une scission nouvelle dans cette réunion issue déjà elle·
même de groupes minoritaires. Le 15 avril 1798, le citoyen
Vanier, de Pontoise, annonce qu'une assemblée d'opposition
va se constituer, et il quitte le salon d'Hercule, « suivi, dit le
procès-verbal, de quinze à vingt membres 1 ». A peine sont-ils
sortis qu'un des électeurs restés en séance dénonce « l'artisan
véritable de cette scission: le citoyen Benjamin Constant)) 2• Fort
des messages et proclamations que le Directoire a multipliés
depuis trois mois, Benjamin se tient convaincu que Barras
veut à présent l'extermination des « terroristes », et qu'il pré·
pare des Conseils anti-jacobins avant tout. Ce sont des amis
de Reubell qui vont être élus à Versailles, si l'on n'y prend
garde. Que leurs adversaires, par conséquent, s'unissent, même
les plus« modérés )) (pas d'ennemi à droite, pour le moment);
qu'ils fassent sécession; qu'ils disent : l'assemblée, c'est nous,
et Barras saura bien s'arranger pour leur faire donner raison.
Encore faut-il qu'ils ne soient pas ridiculement peu nombreux.
Sur les 403 électeurs rassemblés le 10 avril, Benjamin parvient
à en détacher 70, et 10 autres viendront les rejoindre, arrivant
d'assemblées primaires invalidées. C'est maigre. On peut ris-
quer le coup tout de même. Mais soudain, l'un des dissidents,
Dupéron (ex-« grand vicaire », marié maintenant et « acqué-
reur de biens nationaux 3 »}, afin d'établir sans le moindre
doute son altruisme, propose et fait adopter une disposition
grandiose : les scissionnaires s'interdisent de se donner mutuel-
lement des suffrages; les députés qu'ils vont choisir, ils les
prendront hors de leur sein •. L'imbécile! Culbute navrante.
Une catastrophe si totale qu'elle en devient comique. Benja-
min s'est cru très subtil, et il s'est rué dans une impasse. Il
a inventé la scission pour happer plus sftrement cette place
de « législateur >> qu'il tremblait de ne pouvoir saisir, et le pre-
mier geste des comparses rameutés par ses soins pour lui faire
la courte échelle est de l'immoler avec eux sur l'autel de la
vertu. Il en ricane sinistrement dans son coin. C'est trop drôle 6 !

f. Il y a là aussi ce Castellane, ci-devant comte, très lié avec


Talleyrand.
2. Ibid.
3. Cf. L'Ami du Lois du 2 floréal.
4. Ibid.
5. «Maladroit coquin que je suis!» Ces mots qu'il jettera, sardo·
21.0 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
Et bien sûr qu'il a voté la motion du suicide, plus ardent que
quiconque 1 ! Ne pas offrir aux autres la joie de pouffer sur son
compte. Sauver la face. Maintenir, plus que jamais, son per·
sonnage. Mais quelle histoire!
L'assemblée scissionnaire, d'ailleurs, sur les députés à élire,
en désigne deux que l'assemblée-mère élit en même temps :
Treilhard et Garat, et les dissidents ne se font remarquer qu'en
portant leur choix (par 60 voix) sur « le citoyen Talleyrand,
ministre des Relations extérieures », tandis que les électeurs
du salon d'Hercule préfèrent le barde Chénier (qui, lui, récolte
203 suffrages). La scission de Versailles ne sera pas « recon-
nue» 2. Benjamin s'en moque, à présent, comme on l'imagine.
Tout ce qu'il aura obtenu, au bout de ses risibles efforts, c'est
un titre de plus à la gratitude de« l'évêque», lequel, s'il a du
cœur, devrait n'oublier point cette serviabilité. L'Ami des
Lois trépigne de jubilation, recommence à l'appeler « baron
suisse », raille sa « physionomie doucere~se », et l'apostrophe
dans les termes les plus incivils (« mon très grave Constant
[•..], vous êtes oligarque, fils de baron, baron vous-même,
amant en titre d'une baronne [etc.] »). Il félicite le citoyen
Dupéron de son « entier désintéressement » et montre comment
Benjamin en a été victime, lui qui, « se voyant éliminé >> par
l'assemblée-mère, n'avait fait scission, avec « sa clique>> « que
pour se faire nommer au Corps législatif >> et qui a « mendié >>
ensuite, vainement « une place d'administr ateur 3 >>! Cela va
si loin que le « baron suisse » provoque en duel Sibuet. Deuxième
affaire qu'il a sur le terrain avec un journaliste. On se souvient
de l'incident Bertin, en 1796; et, chose curieuse, tout comme
en 1796, Constant se réconcilie, l'arme à la main, avec son adver·
saire. Nulle effusion de sang. «On s'est rendu au Bois de Bou·
logne, raconte La Gazette nationale du 27 avril; le sort a décidé

nique et crispé, dans ses notes secrètes, en une autre occasion (Jour·
naux intimes, 31 janvier 1813, p. 382) il a dû se les dire, ce jour-là
déjà, à Versailles.
i. Procès-verbal des séances de l'assemblée scissionnaire; 29 ger-
minal (18 avril) :le citoyen Benjamin Constant« repousse les alléga-
tions» portées contre lui par un membre de l'assemblée du Salon
d'Hercule et propose la déclaration suiYante (adoptée à l'unani-
mité) :la présente assemblée (scissionnaire) «se déclare seule Palide>>.
2. Le 3 mai, le Corps législatif validera les choix faits par l'assem·
blée-mère.
3. Cf. L'A ml du Lot. des 29 germinal et 2 floréal.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 211
que Benjamin Constant tirerait le premier; il n'a point atteint
Sibuet, et Sibuet a tiré en l'air. >> L'Ami des Lois, la veille (le
« duel >> a eu lieu le 24), a déclaré, sous la signature même de
Sibuet, que le citoyen Constant a ·fourni «des renseignements
satisfaisants sur les faits qui lui étaient reprochés >>, et Sibuet
maintenant lui donne publiquement « son estime>>. Même jeu
qu'avec Bertin, en somme; du travail, là du moins, bien conduit.
Benjamin neutralise à son égard L'Ami des Lois comme il
avait neutralisé la Feuille du Jour 1 •
N'empêche, l'échec a été rude et cuisant. Encore et encore
attendre! Réédifier des combinaisons, et pour les voir sans
doute à nouveau s'effondrer! Il n'y a donc pas moyen de réus-
sir quoi que ce soit d'un peu sérieux chez ces Français! En ce
printemps de 1798 qu'il s'était figuré devoir être éclatant pour
lui, Benjamin, très sombre, se nourrit d'amertume. Et il faut
faire bonne contenance, sur place aussi bien que dans ses lettres
à la famille. A voir l'air parfaitement serein, et paisible, et
détaché. Il préside avec bonté dans sa commune, le 29 avril,
la fête des époux; il veille au respect du culte décadaire (un
décret du 3 avril prescrit de<< faire cesser», là-dessus,<< les résis-
tances des ennemis de la liberté »), rappelle, le 4 mai, aux
papistes que le dimanche n'existe plus, et que sont également
abolies << les fêtes de l'ancien calendrier »; il interdit, le 9, « à
tout musicien de donner à danser », ces jours-là, « sur la place
publique», et au cabaretier d'ouvrir sa« salle de divertissement».
Le 28 avril, il a communiqué à sa tante sa version des événe-
ments : ses convictions, dit-il, l'ont conduit à « soutenir », « avec
quelques amis de l'ordre », une « lutte » difficile, « à Versailles
contre une assemblée électorale menée par des anarchistes [sic]»;
« cette lutte, qui m'a empêché d'être député [...] 2, m'a donné

1.. Le Républicain du 26 avril est lourdement ironique; il parle


d'« un philosophe suisse qui a médité sur l'Influence des passions
d'une baronne» et qui a c< voulu prouver par un coup de pistolet
qu'il n'était pas Suisse». Mais la fin de l'article est curieuse, et a dû
plaire beaucoup à Benjamin:« La bataille a fini par un décret de la
ConPention qui a prouPé à l'incrédule Si buet que Benjamin Constant
était naturalisé Français>>. Si seulement cette légende pouvait s'accré-
diter!
2. Je n'ai pu retrouver l'original de cette lettre. Mme Melegari
imprime : « ce que je regrette un peu >>; mais les erreurs de lecture de
Mme Melegari sont innombrables (cf. Table Ronde, numéro de juillet•
aoàt 1.957, Douu lettres autographe~ de Benjamin Constant) et je
212 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
l'occasion de prouver que si, dans tous les temps [sic], j'ai
voulu imperturbablement la République, dans toutes les cir-
constances je veux aussi le maintien des propriétés et l'éloigne-
ment des hommes qui ont marqué par leurs excès. A présent
que j'ai rempli mon deYoir et qu'on ne m'en a pas imposé d'autre,
je ne veux plus m'occuper que de me3 affaires et de mes plai-
sirs ». Ses « plaisirs », au vrai, sont minces, et réduits en fumée
les avantages de toute sorte que devait lui procurer son éléva-
tion politique. Ses «affaires d'argent>> sont en fâcheux état. Il
n'y fait, pour la tante Nassau, qu'une allusion effieurante, mais
il s'est mis, par des spéculations désastreuses, jointes à de
grosses dépenses occultes pour sa campagne électorale, dans
une position financière à peu près sans issue. Cacher cela, qui
est humiliant. Benjamin se borne donc à prendre devant la
vieille dame le ton du seigneur agacé par la mauvaise foi de
ses manants:« Afin qu'une campagne que j'ai payée trop cher
me rapporte quelque chose [comme il se félicitait pourtant,
naguère, de ses brillants marchés!], je veux engager les gens qui
me doivent à me payer, ce qui n'est plus du tout d'usage dans ce
pays; » « cela fait, ajoute-t-il, je demanderai un passeport et
j'irai retrouver en Suisse autre chose que des révolutions».

•* •
Germaine est bouleversée. Benjamin ne fait pas de mystères
avec elle sur ces choses d'argent qui, d'une part, sont la spécia-
lité des Necker et qui, d'autre part, constituent maintenant
à ·peu près toute la raison d'être que Mme de Staël conserve à
ses yeux. Depuis les événements de Lausanne, Necker se répand
en lamentations. On le dépouille, on lui retire le pain de la
bouche, il est au bord du dénûment. Suard, qui l'entend gémir
du matin au soir, et qui, bonnement, s'y laisse prendre, disait
à Meister, dès le 24 janvier, combien lui faisait de peine ce
pauvre homme à qui la révolution vaudoise vient d'« ôter le
peu [sic] que l'autre [la française] lui avait laissé>> 1• Les cris de
détresse que pousse à son tour Benjamin, ses appels .au secours,
Germaine, déchirée, n'y répond que par l'aveu de son impuis-
sance. De Coppet, le 30 avril, cachant son geste à Benjamin

n'assurerais pas que cet «un peu>> soit authentique; «peu ))' tout
court, est probable, d'après la lettre du 15 mai.
1. Lettres inédites de Mme de Staël à Meiater, 1903, p. 150.
(1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 213
{qui l'apprendra avec fureur), elle s'adresse au vieux Juste.
tl habite en Seine-et-Oise, lui aussi, à Angervilliers; mais les
rapports du fils avec le père sont froids, très froids; toujours
ces affaires, entre eux, d'intérêt, le « général » se mordant les
doigts d'avoir jadis, pour jouer l'insolvable après ses procès
perdus, fait passer toute sa fortune au nom de Benjamin, et
Benjamin, de son côté, haïssant ce frère et cette sœur, ces
<<bâtards» mangeurs d'héritage, que son père, en se remariant,
a trouvé moyen de procréer. Germaine n'ignore rien de tout
cela. Elle a beau s'être montrée toute bonne pour le<< citoyen»
Juste, et arrangeante comme on ne l'est pas lorsqu'il a souhaité
s'établir à proximité de Benjamin, Juste se méfie d'elle; il lui
en veut, comme Rosalie, de n'avoir point divorcé et il la soup·
çonne, au surplus, de prendre le parti de Benjamin contre lui
dans leur querelle permanente. Le 3 avril, Rosalie, toujours
ponctuelle à renseigner son frère, lui a signalé que Benjamin
a bien des ennuis : << Son père est fort mal avec lui et son amie 1• »
Mais Germaine passe outre à cette hargne. Éperdue, incapable
cette fois d'arracher un sou, pour son amant, à« papa Nècre >>
en plein numéro de pathétique, Germaine commet cette folie
-cette trahison!- d'alerter Juste l'ancêtre, mieux même, de
l'inciter à reprendre la gestion de ses biens : « Permettez,
Monsieur, à mon tendre intérêt pour Benjamin de vous entre·
tenir de sa situation. Il est environné d'hommes d'affaires qui
vont achever de le ruiner. Il va peut-être céder Vaux, qui lui
rapporte, pour payer Hérivaux, qui ne lui rapporte rien (... ].
Mettez-vous à la tête de ses affaires [... ]. Emparez-vous de la
direction de ses biens [... ]. Je sais positivement qu'il est au
moment de se ruiner [... ]. C'est une seconde fois lui donner sa
fortune 2 que de vous charger de celle qu'il est prêt à perdre.
Pardonnez à mon amitié cette lettre peut-être indiscrète. N'en
parlez pas à Benjamin [... ] 3 • >> Un mois plus tard, le 19 juin,
Rosalie écrira encore à Charles : Benjamin « est entièrement
ruiné; il a tout sacrifié à des espérances mensongères et je ne sais
comment il s'en tirera. Son amie en est très en peine et doit
bien se repentir de l'avoir placé sur un volcan 4 >>.
1. Cf. Leures de Rosalie à Charles de Constant, 1798, p. 78.
2. Germaine avait d'abord écrit « votre fortune >>; mais elle a
raturé ce mot imprudent.
3. Cf. G. RuDLER, Lettres inédites de Mme de Staël à Juste-Cons·
tant de Rebecque, Lausanne, 1937.
4. Lettrea de Roaalie à Charles de Constant, p. 56.
214 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
Elle ne sait plus où donner de la tête, la dame de Coppet,
entre son père, qui se voit déjà dans l'inanition, la bande
noire des républicains helvètes (ils l'ont proclamé à Aarau,
le 12 avril, leur « une et indivisible ») et Benjamin, là-bas
qui tourne à l'aigre. Il est en France et elle en Suisse et il y a
pour les séparer cette herse de la proscription. Une torture!
Germaine a paré le coup, néanmoins, à peu près, du côté des
fous furieux de 1'« Helvétique».- Rosalie, qui sait toujours tout,
a écrit, le 27 mars: Mme de Staël« a appris que M. Ochs l'aurait
désignée comme intrigante dans un discours à l'Assemblée
provisoire; vite, elle a été chez lui se justifier 1 ». Mais Benja-
min, son cher Benjamin, que pourrait-elle trouver pour lui
venir en aide? Elle avait été moins confiante que lui dans sa
tentative électorale. Elle n'avait pas caché à Rosalie, fin mars,
qu'elle avait grand-peur qu'il ne fût« point élu 2 ».Et pourtant,
comme il en serait digne! « Elle vante toujours son talent, son
génie; elle dit qu'on l'appelle, à Paris, le Burke de la démo-
cratie 3 • »C'est bien aimable de sa part, mais des compliments
ne sont pas des subsides. La tendresse de Germaine intéresse
beaucoup moins Benjamin que ses revenus. Elle l'assomme
avec son« amour»! A quoi lui aura-t-elle servi, positivement?
Oui, d'accord, entendu, en 1795 Germaine lui a été utile~ Bon
tremplin, son salon. Mais le tremplin s'est mué en ornjère.
Depuis 1796, Germaine n'a plus cessé - oh, certes, sans le
vouloir - de lui porter tort; un tort énorme. Elle se voulait
pour lui catapulte et n'était à son flanc qu'un poids mort,
qu'une pierre à son cou. Reubell et Merlin la détestent. Reubell
ne peut pas souffrir cette famille Necker dans laquelle (Barras
notera la chose) « il voulait toujours comprendre Benjamin
Constant'». C'était un peu raide! La « famille >>! Comme s'il
en était, Benjamin, de« la famille»! C'est bien ce qu'il ne par-
donne pas à Germaine. Elle devait l'épouser. Si cette femme avait
eu le moindre sentiment de dignité, d'honneur, elle ne pouvait
pas hésiter, surtout depuis l'automne 1796 et ce« gage» vivant
d'affection qu'il avait déposé dans son sein. Mais rien! Elle
a un mari qu'elle méprise, qu'elle ridiculise publiquement, qui
n'était, alors, même plus ambassac;leur; mais elle est « la

f. LeUru de Rosalie à Charles de Constant, p. 73.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. M émoire1 tù Ba1Ta., t. Ill, p. 182.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 215
baronne de Staël >>, et c'est un titre qu'on ne lâche pas. Sa
grande lettre du 20 décembre 1797, téméraire, et dont il
vient de payer maintenant, à Versailles, le prix démesuré,
Benjamin ne l'avait écrite que pour donner à Germaine cette
preuve inouïe d'abnégation. Tout, pour elle! N'importe quoi,
pourvu qu'elle soit heureuse! Elle ne balancerait plus à l'épou-
ser, après cela! Et si sa carrière politique avait à souffrir, comme
il était possible, du dévouement si généreux qu'il témoignait
à sa maîtresse, Germaine sentirait bien - elle n'est pas un
monstre!- ce qu'elle lui devrait en échange. Le geste irait de
soi. La conclusion s'imposerait. Ah! si Reubell avait raison!
S'il appartenait, pour de bon, Benjamin, à « la famille Necker »,
il n'aurait plus à se débattre comme ille fait pour assurer son
avancement. Benjamin sait à quoi s'en tenir sur la « ruine »
du banquier. Il se contenterait, et avec quelle ivresse, de ces
pitoyables vestiges à quoi le pauvre homme s'annonce réduit.
Les miettes de la fortune Necker, pour n'importe qui c'est
l'Eldorado. Mais Eric-Magnus, qu'on croyait liquidé, pas du
tout, il ne s'est nullement évanoui dans l'insubstance; il per-
siste, et encombrant et redoutable autant qu'avant-hier : il
a retrouvé son ambassade, et Benjamin imagine sans peine
tout ce que Germaine a mis en œuvre, côté Stockholm, d'as-
tuce et de démarches et de câlineries pour opérer ce redresse-
ment. Elle a gagné. « La revoilà ambassadrice », comme disait
si bien Rosalie. C'est tellement important pour elle! Elle y
attache un tel prix! Et lui, Benjamin, dans l'aventure, il est la
bonne dupe. Ce qu'il desséchait d'obtenir depuis près de quatre
années maintenant, le divorce de Germaine et son entrée de
conquérant tendre, son entree officielle, tête haute, dans la
fortune Necker, fini, ce rêve-là, en décombres, pire qu'en
décombres, révélant sa permanente et dérisoire inanité.
Toute cette construction de son esprit n'a jamais été que du
vent. Germaine l'adore, et le trouve parfait dans son boudoir
ou dans son lit; mais sans plus. Elle retient un rire, il le
sent, à l'idée bouffonne qu'elle, Mlle Necker, Mme de Staël,
pourrait s'appeler Mme Constant. Un domestique, un complai-
sant, un amuseur, un« petit chat» familier, un amant, même,
si l'on veut, affiché (parce qu'il est caustique et qu'il a du talent)
à côté d'un mari très bête, mais ambassadeur, voilà son emploi
réel. Il s'est ((sacrifié» pour elle (ce mot-là, vingt fois, reviendra
sous sa plume, dans son Journal intime, signifiant qu'il a pris
tel risque pour plaire à Germaine, et dans l'espoir que le pla-
216 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (1798]
cement serait heureux, qu'elle finirait bien par sauter le pas,
l'épouser enfin, lui déverser entre les bras ses millions) et en
pure perte. C'est à cause de Germaine qu'il a raté la députation.
Et pour réparer ces dégâts affreux, tout ce qu'elle trouve, cette
étonnante, c'est d'aller écrire à M. Juste la lettre la plus insensée
et la plus nocive qui se puisse concevoir!
Benjamin, après son échec, s'était accroché à l'espoir que ses
« amis » du gouvernement ne le laisseraient pas démuni, à faire
le jocrisse civique dans son trou campagnard. On murmurait
que le Directoire, très alarmé de voir élus des « terroristes >>
comme Gohier, comme Santerre, comme Prieur de la Marne,
allait « fructidoriser » de nouveau, cette fois dans l'autre sens,
et Benjamin voulait se convaincre qu'un second coup de force
serait certainement, pour lui, une bonne chose. L'eau trouble
est son élément. Si les Directeurs - et ce serait sage - pro-
cèdent à une fauchaison de « Jacobins », l'éclat avec lequel,
depuis son discours de février, Benjamin s'est signalé dans la
dénonciation du péril anarchiste ne pourra manquer de lui
valoir, de la part des pouvoirs publics, une bienveillance parti-
culière. Excellent message de l'Exécutif, le 2 mai: il ne« transi-
gera pas plus, proclame-t-il, aYec Babeuf qu'aYec les partisans
d'un fantôme de roi»; et, l'avant-veille, à la tribune, Hardy, le
Girondin, a tenu des propos alléchants : « Nous avons donné
[en fructidor] des preuves indubitables de notre haine pour la
royauté; le moment est Yenu de prouYer celle que nous portons
aux anarchistes»; Hardy a même été tout à fait précis : « Des
hommes infâmes, exécrables, se disposent à s'introduire dans
le Corps législatif; » halte-là! Commentant ensuite le message
gouvernemental, d'une inspiration si virile, et qui disait leur
fait à« ces hommes couyerts de sang et de rapines » (ce n'étaient pas
les généraux; c'étaient les babouvistes), à ces agitateurs bour-
beux qui « prêchent le bonheur commun pour s'enrichir sur
la ruine de tous » (les banquiers ne sont pas en cause), Marie-
Joseph Chénier demandait carrément l'exclusion de soixante
députés nouveaux venus. Bien. Très bien. Et pourquoi le Direc-
toire, ou le Corps législatif épuré, ne désignerait-il pas leurs
remplaçants, choisis parmi les gens de mérite? Benjamin
attendait, souffle court et mains· prêtes. Le 22 floréal (11 mai),
ça y est. La grande récidive. Chénier, se croyant déjà terrible,
avait marqué soixante victimes. Les Directeurs voient plus
grand. Cent six députés sont jetés à la porte, et la « souverai-
neté nationale » n'a qu'à se taire. L'Exécutif se doit de
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 217
préserver les possédants, et le préambule de la loi-massacre
foudroie la faction « destructive de l'ordre social » que la
République, ce jour-là, extermine. Beau travail; mais qui, pour
Benjamin, n'a d'intérêt que s'il comporte à son égard une
suite naturelle et prompte.
Pas de suite. Le Directoire estime plus simple, comme il l'a
fait depuis septembre, de gouverner avec des Chambres ampu-
tées et, de la sorte, infailliblement dociles. Barras a été déce-
vant au dernier degré. Il n'a pas levé le petit doigt pour rendre
service à Benjamin. C'était bien la peine de se mettre à plat
ventre sans cesse pour lui lécher les pieds, d'avoir encouru
en son honneur, avant et après Fructidor, tant de haine chez
les « modérés » et dans tous les salons les plus élégants de la
capitale, d'avoir été, pour lui plaire, jusqu'à mobiliser l'oncle
Samuel! Pas un remerciement tangible, pas la plus modeste
aumône! A cause de Reubell, sllrement. Ne pas mécontenter
Reubell! Benjamin fait partie de ce fretin qu'on immole sans
inconvénient. Tous des ingrats, ces gens en place. Sieyès,
l'important Sieyès, dont Benjamin a vainement cherché à se
faire un protecteur, tire son épingle du jeu et se case à Berlin.
Le 8 mai, sa nomination d'ambassadeur est chose faite 1• Et
Talleyrand! Talleyrand a autre chose à faire qu'à s'occuper
d'une place pour Benjamin Constant 1• Tout son souci est de
désarmer Reubell et de le séduire pour qu'il ne le gêne point
dans ses opérations. Il a songé, l'évêque, à entrer dans l'Exé-
cutif, mais Barras lui a déconseillé cette tentative trop grosse.
Alors, une ambassade? Constantinople, par exemple? Le sort,
en mai, désigne François de Neuchâteau comme Directeur éli-
miné (encore une malchance pour Benjamin, Neuchâteau lui
étant plutôt favorable); on offre à Neuchâteau les Affaires
étrangères pour lui maintenir un beau traitement, et l'évêque
irait chez les Turcs; mais Neuchâteau préfère revenir à l'Inté-
rieur. Treilhard lui succède à l'Exécutif, et Talleyrand garde
1. Cf. Afémoires de Barras, t. III, p. 213 : Sieyès fait savoir au
Directoire qu'il souhaiterait l'ambassade de Berlin; <<nous ne diffé-
rons pas un instant à la lui donner»; il l'accepte,<< mais sous la condi-
tion que lui sera alloué un traitement supérieur de 60 000 livres à
celui qui était fixé. Adopté >>.
2. Barras assure que Benjamin se vit« repousser>> par Talleyrand
dont les « procédés >> auraient été « hideux »; mais Barras nourrit
contre «l'évêque» une grande jalousie. (Cf. Mémoires de Barras,
t. III, p. 199.)
218 &ENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
son portefeuille des Relations extérieures. Il n'a pas à s'en
plaindre; le poste est fructueux pour un homme comme lui 1.
Le 15 mai 1798, Benjamin, ulcéré, éclate. C'est Germaine
qui lui gâche la vie. A quoi est-elle bonne, on se le demande!
Et ce n'est pas la première fois que Benjamin se pose la question.
Maintenant c'est fini. Volte-face. Jugée à son prix, la femme
Staël. C'est elle qui a profité de lui 2, alors qu'il avait bien cru,
qu'il aurait juré, en 1795, tenir le gros lot avec cette illustre
dans ses bras, cette richissime, à la place de sa première femme,
Mina l'allemande, Mina la nulle. Il lui a soutiré un peu d'ar-
gent, soit; mais il s'est endetté, parallèlement, convaincu qu'il
était tranquille, désormais, sur ces choses, la fabrication d' Alber-
tine assurant à jamais, pensait-il, entre Germaine et lui,
l'unité financière. Et tout cela pour aboutir à ce cul-de-sac
infernal : Germaine, trop contente, qui reprend son époux
chamarré, le banquier qui s'abrite derrière la révolution hel-
vétique pour crier misère, et lui, Benjamin, lui, candidat
battu, gisant sur le sable. Oh! il l'avait bien vue venir, vague-
ment, la calamité d'aujourd'hui. Que la naissance de l'enfant
n'ait pas avancé d'une ligne ses affaires, n'ait pas le moins
du monde engagé Germaine à l'épouser, f;'avait été, déjà,
un signe éloquent. « Vingt fois depuis une année >>, (et c'est
dans trois semaines qu'Albertine aura un an), vingt fois, Ben-
jamin l'avoue maintenant à sa tante, il a été sur le point de lui
écrire la lettre qu'il lui adresse, ce 15 mai 1798. Il est résolu, lui
dit-il, à rompre « un lien » auquel, de longue date, il ne tient plus
que« par devoir »,ou « par faiblesse>>, un lien dont il est « terrible-

1. Une lettre de Ruffo, ministre de Naples à Paris (lettre en


date du 27 avril) révèle que Talleyrand a promis, contre une « enve-
loppe » de 200 000 livres, de faire réduire notablement l'indemnité
de guerre réclamée aux Napolitains. En mai, par l'entremise de
Radix de Sainte-Foy, Talleyrand touchera un million des Bernois
pour un service du même ordre. (Cf. Arch. für Schw. Gesch., XV,
pp. 339-345.) Pour la seule année 1798, les concussions de Talley•
rand lui ont rapporté une somme supérieure à quatre cents millions
d'aujourd'hui (1958).
2. Et en mille manières, car il s'est constitué son factotum; il a
fait, sans compter, toutes sortes de démarches pour elle; le 25 février
1798 encore, il écrivait pour elle au citoyen Jouanne, « receveur de
l'enregistrement»; un service parmi cent autres! (La lettre à Jouanne
est signalée, d'après un catalogue d'autographes, par V. GLACBANT
dans son livre : Benjamin sous l'œil du guet, p. 200.)
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 21.9
ment fat.igué >>, un lien qui,<< me précipitant dans un moncù qu• je
n'aime plus et m'arrachant à la campagne que j'aime, me rend
profondémen t malheureux » et, pour comble, menace ma fortune
<<du plus grand désordre». (L'accusation est formelle: c'est Ger-
maine qui le ruine.)« Je suis isolé sans être indépendant , subjugué
sans être uni ». Sa situation est cruelle, et c'est son bon cœur
qui lui a joué ce tour (le thème d'Adolphe, déjà trouvé) : <<C'est
en vain que j'ai tenté de rompre » un assujettissement indigne;
« il est impossible à mon caractère de résister aux plaintes d'un
autre»; ainsi,« satellite d'un météore brûlant», ou, pour mieux dire,
esclave et captif, il suit «depuis deux ans, tout essoufflé, le char
d'une femme célèbre», et il «use» son existence dans une position,
dit-il, «contraire à mes goûts, à mes occupations favorites (la paix
rurale, ses chères études], à la tranquillité de ma vie, faisant
par complaisanc e ce qui a l'air du délire, et demandant tous le&
jours dans mes prières la solitude pour moi et un amant pour
ma maîtresse».
La « solitude »? Pas tout à fait. La lettre à Mme de Nassau
n'aurait pas de sens si Benjamin s'y contentait de lui confier
l'envie qu'il a d'envoyer au diable Germaine et son Albertine
superflue. Il est incapable de faire pleurer Germaine? Plus
exactement incapable de lui résister en face et d'affronter sans
précautions ni rempart les périls sérieux de son ressentiment;
elle connaît tant de gens! elle pourrait lui causer un tel préju-
dice! exiger aussi, sur l'heure, des remboursements dont la
seule pensée le terrifie. Le salut est dans une entreprise ombreuse,
dans un mariage à l'improviste 1 • Germaine ignorera tout; il
cachera son jeu, et, un beau matin, il placera Germaine devant
le fait accompli. Vous n'avez pas voulu m'épouser? C'est dom-
mage. Eh bien, voici la nouvelle Mme Benjamin Constant. Le
« monde >> ne pourra rien dire. Benjamin aura l'opinion pour
lui; c'est de Germaine que l'on rira. Et s'il y a des reversements
à faire, la dot de l'épousée sera là. En conséquence, c'est une
fiancée que Benjamin, à voix très basse, demande à la tante
Nassau : « Je vous demande une femme». Pourquoi à la tante Nas-
sau? Eh, parbleu, parce que son héritage sera considérable 2,

1. << Si je ne me marie pas, je ne passerai jamais, aux yeux du


public, pour n'être plus l'amant de Germaine et je resterai toujours
solidaire de ses imprudences.» (Journal intime, p. 29.) « Il me faut
une femme; il me la faut politiquement.» (Id., p. 45.)
2. « Une fortune quadruple de celle que je possède... >>, notera Benja-
220 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [t798]
parce que Benjamin (la tante ayant perdu son fils unique) ne
met pas en doute que cet héritage est pour lui, paree que la
tante désire beaucoup le voir marié, et bien marié. Donc, pour
la manœuvre qu'il envisage, s'en remettre à cette bonne per-
sonne, c'est la voie la plus indiquée. Que Mme de Nassau lui
choisisse elle-même une épouse. Benjamin n'est pas exigeant;
il lui suffit que l'épousable réponde à quelques caractéristiques
essentielles : d'abord, bien entendu,<< un peu de fortune>>; puis
<<genevoise» de préférence (nous verrons pourquoi); <<seize ans
au plus» (afin qu'elle soit, au lit, d'un usage durable); quant
à la << figure », c'est secondaire; << passable », et tout ira bien;
mais la candidate, condition capitale, doit être douce, docile,
prompte à l'obéissance 1, quelqu'un qui ait « assez de raison
pour vivre à huit lieues de Paris, en y allant très rarement. »Et
si la famille de la demoiselle s'« épouvantait» à l'idée d'un mari
qui s'est «lancé dans la carrière révolutionnaire », Benjamin
autorise sa tante à rassurer ces honnêtes gens tout à fait : « Je
suis bien revenu de cette carrière [il en est revenu parce qu'il n'a
pas pu y entrer] et, le hasard m'ayant offert la possibilité de
m'en retirer sans me brouiller avec mes compagnons d'armes[?],
je ne suis pas tenté de laisser échapper cette heureuse chance». Sa
« célébrité » parisienne, sa « triste célébrité »,il ne souhaite que de
s'en « défaire » et il voudrait «faire oublier ce nom dont les jour-

min Constant dans son Journal intime, le 5 novembre 1804. Une


lettre de Benjamin Constant à Rosalie (29 mars 1807) nous indique
également une raison, importante, de la baine qu'il porte à sa belle·
mère, à son demi-frère et à sa demi-sœur Louise; ce jour-là, annon·
çant avec horreur à Rosalie que << cette fille [Louise] est introduite
sous le nom de l\flle de Rebecque [qui était le sien, en effetJ chez le
préfet [de Besançon] et dans beaucoup d'autres maisons», il ajoute
que l'héritage de Mme de Nassau risque de lui échapper à cause de
ces damnés « bâtards »; sa tante, qui est de qualité, lui a clairement
laissé entendre, dit-il, qu'elle se refuserait à « faire quelque chose
pour lui» si jamais ce qu'elle songeait à lui laisser pouvait être
exposé à « revenir [après lui] aux enfants de Marianne » (la femme
de son père, ancienne servante). (Cf. Correspondance de Benjamin
et de Rosalie de Constant, pp. 54-55.)
1. Amélie Fabri, qu'il songera à épouser en janvier 1803, possède
la qualité majeure : «Elle serait facile à diriger» (Journal intime,
p. 32); il se sentirait à l'aise avec elle <<la considérant comme un
être inférieur» et la traitant« comme telle avec l'approbation géné·
raie». (Id., p. 32.) Amélie est inintelligente? Très bien;« la parfaite
bêtise est une excellente garantie.» etc. (Id., p. 43.)
[1798] BENJAMIN , TOUJOURS SUISSE 221
naux sont parvenus à [l']ennuyer encore plus que le public ». Il
a déjà, le 28 avril, précisé à sa tante que sa récente équipée
électorale ne répondait, chez lui, qu'à une obligation de cons-
cience. Il déclare aujourd'h ui qu'en fait il s'est trouvé « poussé
vers les élections» par ses« alentours»,~ comme si toute la contrée
qu'il honore de sa présence l'avait conjuré de la représenter;
qu'il n'a pas voulu se dérober, mais que l'éventual ité redou-
table d'une vie d'homme public, à Paris, est « passée, grdce au
ciel», et qu'« à présent», ayant accompli son devoir, et plus que son
devoir, ayant «fait pour la liberté plus qu'[ il] n'étai[t] appelé à
faire», il a bien le droit de songer enfin à son bonheur. Mainte-
nant, dit-il, «je songe à moi». Et ce qu'illui faut, c'est se marier,
confortablement, sagement, au plus tôt, plantant là Germaine
et toutes ses pompes trompeuses. Que la chère tante se mette
en quête. Discrètement, mais vite. Dans quelques semaines,
au cours de l'été, il viendra voir, en Suisse, ce qui s'offre. Du
moins veut-il espérer que ce voyage lui sera permis (et là,
son petit rire grinçant); «il me faut un passeport pour aller vous
voir [... ]; les autorités de mon département étant plus ou moins
terroristes, l'opposition que j'ai marquée aux projets de cette
faction me vaudra toutes les tracasseries du monde [... ]; vous
voyez que je jouis en plein de la peine que je me suis donnée
pour être français »1 Il se débrouillera. L'importa nt est que la
tante lui découvre, sans retard, une petite fille rentée. On
balaye Germaine; on efface l'épisode absurde qu'elle a cons-
titué, et l'on repart, - i l n'est que temps - sur une autre
route.

•* •
Mme de Staël n'est toujours pas autorisée à rentrer en France.
En cette année 1798, sa situation est pareille à ce qu'elle était
deux ans plus tôt. Germaine avait attendu, alors, que Benja-
min, au début d'août, la rejoigntt à Coppet; mais cette fois
Benjamin est dans un tel état qu'elle ne peut plus rester en
Suisse. C'est leur « amour >>, elle le voit bien, qui est menacé.
Eric-Magnus, sous la contrainte et tout tremblant , a-t-il fait
les démarches qu'elle a dû, comme naguère, le mettre en demeure
d'effectuer 1 ? Barras, de nouveau, a-t-il promis qu'on fermerait

f. D'après une lettre de Mme de Staël à Nils von Rosenstein


publiée dans la ReYue Bleue du 17 juin 1905, il semble que Germaine
222 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]

les yeux si « l'ambassadrice >> ne se montrait point dans Paris


et voulait bien seulement s'en tenir un peu éloignée? Toujours
est-il que, dans la seconde quinzaine de juin, Germaine est
arrivée, pleine d'angoisses, dans son château de Saint-Ouen,
qu'elle a vu Benjamin tout de suite, qu'elle a su employer
avec lui les arguments appropriés, et que, le 28 juin, d.'Héri-
vaux, une lettre part pour Lausanne, une lettre que la tante
Nassau lira en se frottant les yeux. Tout est changé, en effet,
radicalemen t changé. Annulée, la lettre précédente, du 15 mai;
contre-ordre absolu; plus de« genevoise>> à chercher à l'inten-
tion du neveu; Mme de Nassau en sera pour ses frais; c'était
fictif ce que lui écrivait Benjamin, le mois dernier; geste appa-
rent, commandé par les circonstances; rien qui mtt en cause
réellement - l'idée n'en est pas concevable! - l'ardente,
l'invincible tendresse, méritée plus que jamais par la femme
adorable à qui depuis si longtemps son cœur appartient: « Mon
souverain légitime est de retour, et tout projet d'insurrectio n
est abandonné [... ] . J'ai reçu de nouYelles et grandes marques
de déYouement de la personne à laquelle j'ai cru, un moment,
plw avantageu:c pour elle et pour moi de parattre moins attaché>>.
Benjamin prie sa tante de bien vouloir « oublier la partie de
[sa] lettre » qui avait «rapport >>à cette irréprochable,« et surtout
de ne la montrer à personne >>. Le voyage en Suisse qu'il annon·
çait? Non, à la réflexion, non, il n'aura pas lieu; « je ne crois
pas que j'aie, cet été, le plaisir de vous voir >>; les « affaires de
Suisse >> s'embrouille nt déplorablement et plutôt que d'aller
s'assombrir à regarder ces tristes choses, Benrjamin préfère
demeurer en repo s, là où il est, plein de bonheu, avec « [son]
amie », me partageant, dit-il, « entre sa campagne et la mienne )).
1
Nous n'avons aucun mal à comprendre ce qui s'est passé •

ait eu beaucoup à se plaindre de son mari en 1798; elle déclarait en


effet à Nils, le 1er mai 1802 : « Il y a près de quatre ans, malgré les
services que j'avais rendus à M. de Staël, il jugea à propos de se
séparer de moi[... ]. Me croyant alors l'objet de la défaveur du Direc-
toire, il n'avait pas envie de la partager [... ]. J'allai le voir [etc.].»
Il parait donc douteux qu'Eric-Magnus ait contribué au retour de
sa femme en France, au mois de juin 1798.
1. Je ne saurais trop recommander,. à ce propos, la lecture des
pages 294-297 du livre de CHARLES nu Bos, Grandeur et Mù:ère de
Benjamin Constant. Du Bos avait éprouvé une gêne cruelle à lire
ces deux lettres de Benjamin Constant à sa tante Nassau, tant elles
lui paraissaient s'accorder mal avec la « dé1icatesse » de Benjamin.
[1798] BENJAM IN, TOUJOU RS SUISSE 223
Rien de moins énigmatique. L'aman t irrité a reçu enfin ces
présents qui, cette fois, tardaien t à venir. La dame ne veut
pas l'épouser, et c'est irritant , bien sûr; mais où trouver ait-il
une maîtresse aussi « dévouée », assise sur un tel sac d'or?
Par un mouvement qui ne lui est point particulier, Benjamin
Constant est toujours prêt à sentir son « cœur » fondre de ten-
dresse pour qui sert ses intérêts. Germaine lui redevie nt utile;
à l'instan t elle lui redevient chère. Là est la clef de leur inter-
minable histoire, qui peut paraître si confuse, mais qu'il
suffit de bien suivre, dans son contexte, pour en voir chaque
fois s'éclairer les méandres lorsqu'on ouvre, chez Benjamin,
la porte qu'il faut; toujours. la même. Lorsqu'il se croira, en
1815- marié et conseiller d'Éta t- beaucoup mieux armé
pour tenir tête à Mme de Staël qu'en ces jours fragiles où nous
sommes, préalables à son établissement, lorsqu'il se redressera,
la foudre à la main, parce que« cette femme >>ose lui demander,
pour la dot de leur fille, la moitié de ce qu'il a reconnu, jadis,
par écrit, lui devoir, il lui jettera, en pleine figure, l'insulte
de la vérité. Le 28 mai 1815, sous la plume de Germaine, cet
écho médusé : « Vous m'écrivez que vous avez voulu rompre avec
moi et que je vous ai retenu par des services d'argent. Je le crois,
mais ü était étrange de le dire.» Beaucoup d'autre s« étrange tés»
du même ordre dans les mœurs de Benjamin Constant. L'inci-
dent de mai-juin 1798 fait partie d'une série dorée. Combien
Germaine avait-elle dû verser, à cette occasion-là. Je l'ignore.
On se rappelle qu'en 1796 - et il est improbable que ce fût là
un premier cadeau -Benja min avait obtenu d'elle 34 000 livres
« prêtées » par Necker. En 1810, il signera ce fameux papier
où l'on voit qu'il a touché, pour le moins, 80 000 francs au
total, de. Germaine (quelque 30 millions d'aujou rd'hui, 1958).
Le versement de 1798 n'a pas dû être négligeable.
En ce milieu de l'année 1798, Germaine aura été tout
engloutie dans les questions d'argen t. Il y a, d'un côté, Benja-
min laissant prévoir la rupture si son « amie » ne comprend pas
ce que la gratitud e et l'amour exigent qu'elle fasse pour lui

Un vrai mystère, là, pour Du Bos. On lui avait changé son héros.
Mais, par bonheur les choses s'éclairent, quand on fait attention
aux dates, « d'une façon tout à fait satisfaisante ». Entre les deux
lettres, un immense événement : la naissance d'Albertine! Le cœur
de Benjamin s'est retrouvé... (Du Bos, comme ·Mme Melegari, pla-
çait les deux lettres en 1797.)
224 BENJAM IN CONSTA NT MUSCAD IN [1798]

sur-le-champ; et il y a, de l'autre, ce père vénéré qui déchire


ses vêtements, qui la supplie de tout mettre en œuvre pour lui
fournir une compensation aux incidences pécuniaires, sur ses
rentes, de la révolution helvétique : puisque son mari est en
selle de nouveau, qu'elle agisse! pour Dieu! qu'elle se montre
une enfant « sensible >>, qu'elle porte secours à son vieux papa
malheureux! Mon père, dit-elle dans ses Considérations, au
moment de mon retour en France, « me remit », à l'intent ion
des Directeurs, « un mémoire, Péritable chef-d' œuflre de dignité
et de logique » 1• Ce « chef-d' œuvre » figure à la Bibliothèque
Nationale 2• Daté de Coppet, 17 juin 1798, il s'ouvre sur une
lettre à Reubell, lequel se trouvai t être le président du Direc-
toire pour le trimestre en cours. Necker appelle l'attent ion du
« citoyen Président.» sur les cruelles « circonstances » qui l'in-
duisent à cette démarche, et dont Reubell voudra bien étudier
le détail dans les pages qu'illui communique. Que le citoyen Pré-
sident choisisse « avec bonté » le momen t de soumet tre à ses
collègues la requête d'un malheureux vieillard. « Je m'aban -
donne à sa volonté »; puissé-je obtenir « quelque droit à son
intérêt »; « j'hésite à parler de ma reconnaissance, tant elle
est d'un faible prix dans notre situatio n réciproque». Et voici
la lugubre histoire : je suis un Genevois, dit Necker; « je suis
né à Genève, fils d'un membre du Consei Ides Deux-Cents, et
ma mère était fille d'un premier magistr at de la République>>;
« appelé à l'admin istratio n générale des Finances », à Paris,
je n'ai point, pour autant, «renonc é à ma patrie» ; «dans mon
premier et dans mon second ministère, je n'ai jamais cessé
de prendre les titres qui m'associaient à la magistr ature de
Genève et ces titres ont été constamment inscrits dans les
registres de la République. J'ai participé, depuis que j'ai quitté
la France, et à la proscription exercée à Genè.ve en 1794 contre
les membres du Petit Conseil, et à la réhabilitation, que le
repentir d'une si injuste violence a prompt ement amené ».
« J'ai donc été genevois par ma naissance, genevois par mes
places et mon rang dans les Conseils de la République, genevois
comme représe ntant de cett~ République dans une terre étran-
gère, genevois encore par les sacrifices éminents que j'ai faits
à mes priT}-cipes d'éducation [sic]. » Admirons ensuite ce rac-
courci : « Le délabrement et la ruine de ma santé m'obligèrent

1. Mme DE STAEL, Considérations [... ,] III, XXVIII.


2. Bibliothèque Nationale, N. acq. fr. no 33 654, fOl 239-251.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 225
de quitter les aRaires, au mois de septembre 1790, et je pris
le parti de retourner dans ma patrie, conformément à mes
droits, et selon l'usage des Suisses et des Genevois établis en
France. »
Tout allait donc hien et « je touchai trois ans de suite mes
revenus ». Soudain, « à mon grand étonnement », en 1793,
« j'éprouvai des oppositions » et l'on « m'instruisit que la
conduite du Payeur avait pour motif un décret rendu sur les
émigrés le 28 mars 1793. Le rédacteur de ce décret y avait
inséré un article qui s'appliquait vaguement [?] à tous les
étrangers domiciliés en France >>; alerté par mes soins, le Comité
des Finances « fit rapport de mon aRaire à la Convention »,
l'invitant « à la continuité du paiement de mes intérêts ». Ledit
rapport fut présenté le 8 juillet 1793, mais l'Assemblée,
« entraînée par un très petit nombre », « ajourna la question »
et, depuis, des« autorités secondes », non contentes de<< m'em·
pêcher de jouir du loyer de.. mes maisons et de mes rentes per·
pétuelles et viagères sur l'Etat, ainsi que de mes créances sur
des particuliers», m'inscrivirent, «à mon insu, sur la liste des
émigrés »! L'année dernière, « sur une simple intervention de
ma fille et de mon gendre, le département de la Seine m'a
rayé de cette liste>>. <<Cette radiation n'a pas valeur de droit,
n'étant que provisoire.>> Necker demande donc, premièrement,
la radiation officielle et définitive de son nom sur la liste où
il ne saurait figurer que par erreur ou par abus.
Mais Necker ne s'en tient pas là. «Ce qui m'importe le plus,
ce sont les deux millions que j'ai déposés au Trésor en 1777 »
(déposés contre intérêts s'entend; 100 000 livres par an; de 1777
à 1793, Necker avait donc déjà reçu de la France 1 500 000
livres, soit 600 000 000 de francs 1958). Necker réclame ses
deux millions et l'arriéré des intérêts. Il fait connaître au Direc·
toire la décision qu'il a prise de retirer ce prêt consenti jadis par
sa bonhomie au Trésor français. Compréhensif et délicat,
M. Necker s'est toujours abstenu jusqu'ici de réclamer son capi·
tal à cause des grandes « dépenses de guerre >> auxquelles la
France avait à faire face; mais, hien à contrecœur, il est aujour·
d'hui dans l'obligation de rapatrier son argent. La «révolution
politique de la Suisse vient de [le] ruiner dans ses droits féo·
daux» (car il est «seigneur de terres en pays de Vaud»), et il
a « peine à s'acquitter de ce qui [lui] reste d'une dette envers
[sa] fille et [son] gendre». C'est dire, conclut-il, à quel point
« je suis intéressé à mes trois maisons et à mes deux millions ».
8
226 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798)
Ce qui, en outre, motive sa pressante supplique aux citoyens
Directeurs, c'est le fait nouveau qui s'est produit : les Français
sont entrés à Genève le 15 avril et, le 26, le rattachement de
Genève à la France a été prononcé. Cette « réunion, dont je
me réjouis comme on le peut penser», écrit Neéker, me place,
« si je reste inscrit sur la liste des émigrés », dans une situation
bien dure : « je ne puis plus, dans ce cas, aller à Genève pour
y voir mes parents, mes amis, oserais-je dire mon médecin,
sans courir le risque mortel d'y être aussitôt arrêté; je ne puis
même plus communiquer avec la Suisse par les grands chemins
puisque le village de Céligny, séparant Coppet du Canton
Léman 1, est devenu français comme enclave genevoise; je me
trouve ainsi, pour ainsi dire, prisonnier dans mon parc, ou peu
s'en faut, et je ne suis pas au terme des hasards qui semblent
me poursuivre, car, s'il convenait aux vues politiques du Direc-
toire de réunir le petit coin de terre compris entre les deux postes
devenus français, de Versoix et de Céligny, je devrais alors
choisir entre le risque d'être fusillé ou de m'en aller errel' en
fugitif».
Péroraison. « Convient-il de traiter ainsi, en vérité, un homme
qui, à deux reprises différentes de sa vie, a servi l'État dans
une de ses administrations les plus pénibles? [... ] J'ai tout
sacrifié pour cela [sic], mes fonds, mes crédits, ma caution
personnelle, une sollicitude continuelle [le style de Necker
manque un peu de rigueur, mais il faut bien le reproduire tel
quel], une vigilance de jour et de nuit, origine d'une maladie
dangereuse dont les suites subsistent encore, enfin, je rougis de
le rapporter, mais je le dois cependant, l'héritage de ma fille
et de trois enfants en bas dge >>(parmi lesquels la<< benjamine>>).
<<J'ai pleine confiance dans l'esprit de justice qui anime le
Directoire>>; «cette justice que réclame, dans sa faiblesse et
son isolement, un ancien serviteur de la France sied, en effet, il
me semble, à la majestueuse puissance des chefs de la Grande
Nation; je l'ai pensé lorsque, de ma maison, seul avec mes
enfants, j'ai vu passer avec une parfaite sécurité les bandes
triomphantes [sic] des armées françaises, et je vous devrais déjà-
de la reconnaissance, citoyens Directeurs, si, comme j'ai lieu
de le conjecturer, je pouvais rapporter à vos instructions
bienfaisantes les marques d'estime et d'intérêt que plusieurs

1. «Canton Léman» est le nouveau nom du pays de Vaud, dans


la République Helvétique.
[1.798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 227
chefs de troupe m'ont données>>.« J'ai l'honneur de présenter
au Directoire l'hommage de mon profond respect. »
La« radiation» de Necker ne fit aucune difficulté. «A l'una-
nimité» - d'après Germaine 1 -le Directoire se prononça
pour cette mesure de hon sens. Quant aux deux millions, les
choses n'allèrent point aussi aisément. Laissons parler Germaine
encore : le gouvernement, dit-elle, « offrit de payer cette dette
en biens du clergé; mon père s'y refusa, non qu'il prétendît
adopter ainsi la couleur de ceux qui considéraient la vente de
ces biens comme illégitime, mais parce que, dans aucune cir-
constance, il n' aPait poulu réunir ses opinions à ses intérêts 2 ».
On est ainsi, chez les Necker. Des imbattables dans le sublime.
Est-il nécessaire de préciser que le vieux sage a simplement
fait la grimace devant le marché offert, qui lui semblait peu
sûr. Les biens du clergé! Et si le roi revient en France? Le régime
qui, un jour ou l'autre, succédera à la République, même si
ce n'est pas la monarchie, .peut avoir intérêt à ménager les
papistes. Malsaine, l'affaire qu'on lui propose; indigne d'un
homme avisé. Necker préfère attendre, et récupérer ses << inté-
rêts » seulement. Ça ne durera pas, ce qui existe, ou fait
semblant d'exister, en France. Necker appelle de ses vœux
un pouvoir fort, comme on les aime dans la finance. Ce n'est
pas que les thermidoriens soient mal inteniionnés, et depuis
1794 ils font ce qu'ils peuvent pour les propriétaires. Mais qu'ils
sont débiles! Et comme un sabre vaudrait mieux pour la sécu-
rité de l'argent! Patience. On y viendra. Dieu est avec les gens
de hien. Cette «réunion» de Genève, dont Necker assure aux
Directeurs qu'il se félicite, elle le consterne, elle ajoute encore
à tous ses tourments. « RéPoltante », dira Germaine, quand on
pourra parler 3 , une chose littéralement <<révoltante», cette
annexion. Benjamin, lui, ne dit trop rien, ayant immédiatement
saisi ce qui, dans l'aventure, s'offre pour lui d'exploitable, de
précieux même, de très précieux. Les Genevois sont assimilés,
autrement dit considérés comme Français-nés. Il est Vaudois,
c'est entendu; mais s'il se découvrait genevois plutôt, ce qui
ne doit pas être impossible, la solution serait trouvée à son
éternel problème. Il a eu beau dire à sa tante, le 15 mai, qu'il
en avait par-dessus la tête de sa chasse aux emplois, en France,

1. Mme DE STAEL, op. cit., loc. cit.


2. Ibid.
3. Ibid.
228 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
il sait trop bien que sa seule chance de se hisser vers les gran-
deurs est chez les Gaulois. Et e' est pourquoi il a spécifié que
la fillette de seize ans, au visage quelconque, mais rentée,
dont Mme de Nassau serait l'obligeance même si elle voulait
bien lui chercher un spécimen en vue mariage, devait, obli-
gatoirement, être « genevoise >>; « il m'importe », expliquait-
il, «d'épouser une Française».
Un peu suffoquée, la tante Nassau, des pirouettes exécutées
devant elle par son neveu; un peu vexée aussi, cela se comprend.
Quelle désinvolture! Mme de Nassau-Chandieu a fait une réponse
pincée à la lettre du 28 juin; et, le 16 juillet, Benjamin, admi-
rable, plaide comme suit : «Je crois deviner [aie] ce qui a
pu donner un air de singularité et de contrainte à cette lettre;
j'avais quelque honte de revenir aussi subitement sur ce que
je vous avais écrit, et quelque regret d'avoir voulu relâcher
mes liens avec une personne qui, chaque jour, me donne les
preuves du sentiment le plus dévoué; tout cela a pu jeter dans
mon style je ne sais quoi de gêné». N'y pensons plus. Un
nuage, voilà, un petit nuage comme il en passe toujours dans
le ciel des amoureux. Mais il reconnaît qu'il a changé, oui,
sur un point; et, là-dessus, ce qu'il a écrit précédemment à
sa tante reste valable; il n'est plus, en cette trente et unième
année de son âge, ce qu'il était, candide, lorsque, il y a trois
ans, « lancé dans les affaires publiques, » il se sentait comme
« entraîné par la nouveauté du spectacle »; ce « spectacle
commence à s'user »; « je ne suis pas détaché de la cause de la
Liberté [ça, jamais; les principes, pour lui, c'est sa vie même],
mais je crois qu'elle a' établira [sourire] sana que je sois obligé
de quitter mes acacias»; et d'un ton posé, de nouveau grave :
«j'ai payé mon tribut de citoyen et je ne rentrerai dana la lice que
dana le cas d'un appel bien prononcé [autrement dit : si le
succès se montrait hors de doute]. L'étude a repris pour moi
une partie de ses charmes [une partie seulement; l'action lui
demeure tentante, l'action héroïque au service de la collec-
tivité]; c'est un plaisir [la science, la lecture] qui se fortifie
de l'habitude», et peut-être bien, sait-on? Germaine aidant-
toujours l'espoir, en lui, tenace, de ce mariage qui serait
le port - peut-être finira-t-il par vouer à « l'étude », paisible
et philosophique, son existence entière. Mme de Nassau néan-
moins ne se tient pas pour satisfaite. Elle boude, un moment;
et Benjamin s'en préoccupe. Le 30 septembre, cette plainte
charmeuse : « Il est bien évident, chère tante, que vous ne
[1798] BENJAMIN, TOt1.JOt1RS St11SSE 229
voulez plus m'écrire ... » Est-ce possible! Lui qui l'aime tant!
Mais Benjamin va se rendre en Suisse; il verra Mme de Nas-
sau, il la cajolera, il la fera rire, et tout rentrera dans
l'ordre du côté de ces grands biens vaudois qui constituent
l'une de ses plus belles « espérances ».

•* •
L'optimisme lui est tout à fait revenu au début de l'automne
1798. Par une note, aujourd'hui conservée à la Bibliothèque
Nationale, 1 il a expliqué aux «citoyens administrat eurs» de
son départemen t les raisons, non légères, qui justifient sa
demande de passeport; des choses avec lesqueHes on ne peut
badiner:
Le pétitionnaire a l'honneur d'observer que, par les lettres
qu'il produit, il conste que la Révolution helvétique ayant
apporté divers changements et dans les redevances que rap·
portent ses propriétés et dans la valeur des denrées, ses fermiers
renouvelant les baux, ses créanciers demandant des rembourse-
ments, il est absolument nécessaire qu'il sè rende, en personne,
en Helvétie pour voir au juste quel changement dans sa for·
tune produit la nouvelle législation, pour conclure de nouveaux
baux avec ses fermiers~ enfin pour prendre des arrangements
avec ses créanciers et ses débiteurs. Il attend, en conséquence,
avec confiance, de la justice des citoyens administrateurs qu'ils
lui accorderont sa demande.
Salut et respect.
BENJAMIN CoNsTANT.

Le 21 septembre, un passeport est délivré au citoyen Constant


« né dans la commune de Lausanne, âgé de trente et un ans >>.
Mais Benjamin n'en fait pas usage tout de suite. On murmure
à Paris, dans les milieux bien informés, qu'une affaire, une
affaire juteuse, une grosse occasion à saisir, s'annonce, immi-
nente. Le gouvernement serait sur le point de mettre en vente
un nouveau stock de biens nationaux; il en veut cent vingt-
cinq millions. Le Directoire a besoin, tout de suite, d'argent
frais. De séduisantes opérations s'offrent là. On se fait réserver,
si l'on sait s'y prendre, tel morceau, à un prix d'ami, et on le
revend, à prix fort, dès le lendemain, à tel marchand de biens.

1. Bibliothèque Nationale, N. acq. fr. n° 23 640.


230 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
Effectivement, le 17 octobre, la mise en vente est affichée.
Est-ce pour cela que, deux jours plus tôt, le « 24 vendémiaire
an VII» (15octobre 1798),Benjamin Constant appose sa signa-
ture au bas des lignes que voici:« Je reconnais a"oir reçu du
citoyen Talleyrand la somme de "ingt-quatre mille francs écus
pour laquelle je lui donnerai un pri"ilège spécial sur une acqui-
sition dont je m'engage à lui rapporter le contrat incessamment» 1 ?
Dans le même temps, Necker et Récamier, ces compères, font
un échange qui les satisfait l'un et l'autre. Le 16 octobre, contre
beaucoup d'or, Necker cède à Récamier deux immeubles à
Paris (dont son hôtel de la Chaussée d'Antin). Si tant est que
Germaine ait eu vraiment, cette année-là, quelques difficultés
de trésorerie, le numéraire, à flots profonds, soulève de nouveau
sa nacelle, où Benjamin tout alangui, flotte tendrement avec
elle, calé parmi les coussins. J'oubliais une date, qui vient
s'intercaler entre le passeport obtenu et les vingt-quatre mille
livres- disons neuf millions 1958-soutirées au« citoyen Talley-
rand )); un de ces détails sans portée que l'érudition pourrait
se dispenser de retenir; il s'agit du curé de Luzarches, ce prêtre
mal pensant que, l'année précédente (le 14 septembre 1797)
Benjamin avait cru devoir signaler aux autorités de police;

1. Pour une fois, 1'« évêque » plaçait mal son argent. Germaine
sans doute, s'était entremise, et il n'avait pas osé lui dire non. Mais
quelle imprudence, ce prêt à Benjamin! Le 21 novembre 1818, Cons-
tant dédiera à Mme d'Estournelle ce récit édifiant:« M. de Talleyrand
re"int d'Amérique grâce aux démarches de Mme de Staël; il revint
avec trente-sept louis pour tout débris de sa fortune, à ce qu'il disait à
tout le monde. Mme de Staël lui a"ait prêté de l'argent en Angleterre
avant son départ; elle lui en prêta à Paris, à son retour; en 1799,
M. de Talleyrand me prêta18000 frs. »(B.C. doit faire allusion à leur
marché du 15 octobre 1798, dont nous venons de voir la preuve, -
à moins que Talleyrand, mais j'en doute, n'ait récidivé en 1799;
à vingt ans de distance, Beniamin peut bien s'embrouiller un peu
dans les dates et dans les chiffres); Mme de Staël,en 1800,<< me dit
qu'il lui devait bien plus que ma dette>> (comprenons: que Talleyrand
lui devait, à elle, Germaine, bien plus qu'il ne de"ait, lui Benjamin,
à Talleyrand) et<< le somma de se mettre en règle comme débiteur avant
d'être ingrat comme ami))' attendu qu' <• elle et moi nous avions des comptes
ensemble, elle se chargea de ma deue envers lui, à compte de ce qu'il
lui devait ».On voit le jeu: Benjamin ne veut pas restituer à Talley-
rand ce qu'il lui doit; et ce qu'il doit déjà à Germaine, il est bien
résolu· à ne jamais le lui rembourser; il fait donc endosser par Ger·
maine sa dette à Talleyrand, et le tour est joué.
[i798] BENJAMIN , TOUJOURS SUISSE 23i
il reparaît dans notre histoire; juste une seconde; le temps
de prendre congé; il est mort, l'abbé Oudaille, le 28 septem-
bre 1798, au bagne de Cayenne. Fourmi écrasée. Ce n'est
rien.
La vie est si douce, maintenan t, pour Benjamin qu'il songe
quelquefois presque réellement à quitter la politique et les
Français. Il déclare, le 18 octobre, à Pictet- Diodati, le Genevois,
qu'ill' envie d'habiter une cité« où l'on pense à autre chose qu'à
parPenir au pouPoir pour gagner de l'argent ou à gagner de
l'argent pour parPenir au pouPoir »; c'est lui-même qu'il décrit
là, avec une ironie secrète; un lui qu'il serait tenté de congédier,
si Germaine, une bonne fois, le mettait en jouissance de tous
ses capitaux. De Coppet, le 23 octobre 1, le neveu s'adresse
à la tante (caressée, calmée, reconquise) : tout va au mieux,
à tous égards; il a vu son père, ces jours-ci; (( nous nous
sommes séparés très bons amis 2 »; la sécurité des fortunes,
en France, paraît sérieusement protégée; ((le Directoire se
prononce fortement contre les Jacobins» ; la paix extérieure
est en vue. Qu'il est hien, à Coppet, chez les Necker! L'exis-
tence comme ilia comprend; et cela se traduit par cette phrase
câline : « C'est aPec Pous, ma chère tante [lisons : près de vous,
non loin de vous, à deux pas, au château Necker], que je Pou-
drais passer ma Pie; je regrette quelquefois beaucoup de m'être
empêtré dans cette France». Mais Germaine n'est jamais en repos;
toujours effervescente avec son diable-au-corps politique, elle
veut écrire un ouvrage développant la grande idée dont elle-
même et Benjamin n'ont pas cessé, depuis quatre ans, de se
faire les propagandistes : qu'il faut que la Révolution s'arrête,
qu'elle doit absolument se stabiliser, qu'au-delà du point où
Thermidor l'a bienheureusement ramenée, il n'y a qu'horreu r et
scandale. L'esprit gothique est écrasé grâce à la loi sur le divorce,
et la propriété est sauvée. ~'essentiel est acquis; la Révolution
est faite, et bien faite, et l'Etat n'a plus qu'à maintenir immo-
bile sous sa pesée paralysan te la double tribu des méchants :

1. Dans le Recueil Melegari, la lettre est faussement datée de


1796; c'est 1798 qu'il faut lire.
2. Est-ce calcul de prudence à l'égard de la famille? ou igno-
rance? ou aigreur rageuse? Toujours est-il que le vieux Constant, en
visite lui aussi chez les Vaudois, répète que son fils est « ruiné ».
Telle est l'indication fournie à Charles par Rosalie sous la date du
13 novembre 1798.
232 BENJAMIN CONSTANT ltiUSCADIN [1798]
la prêtraille et la tourbe. Germaine est déjà au travail, encore
que Benjamin s'applique à la dissuader d'attirer ainsi l'atten·
ti on sur elle. Elle a trouvé son titre, longuet, mais clair : «Des
circomtances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des
principes qui doivent fonder la République en France ».Constant
ne se sent plus très chaud, en son for intérieur, pour cette
République dont il n'a pas tiré grand-chose, rien sur le plan
de son avancement, et peu sur le plan financier lorsqu'il compare
ses illusions de 1795 aux résultats de 1798. Germaine, au
contraire, la théoricienne, croit toujours, avec cette naïveté
propre aux femmes, à la consistance des grands mots. Elle
aime à imaginer pour la race humaine un avenir meilleur, et
son amant la laisse dire, indulgent, et trouvant assez drôle ce
souci qu'il lui voit des générations futures quand une seule
chose est nécessaire à l'homme de bon sens : arranger le moins
mal possible - ce qui demande bien des tracas - sa vie à
soi, sa chienne de vie ... « La trop célèbre a passé trois jours ici,
écrit Rosalie, de Lausanne, à son frère Charles, le 4 décembre;
dans tout ce qu'elle et notre cousin disent de la France, on
voit que tout y va mal quoique ce ne soit pas leur projet de
la discréditer. Ils assurent que tout ira supérieurement pour nos
petits-fils 1• » Mme de Staël adore les anticipations. Benjamin
s'en voudrait de la contrarier. Ilia regarde discourir, et plisse
les yeux derrière ses lunettes.
L'ouvrage que Germaine compose n'est d'ailleurs point fait
tout entier de rêveries. Germaine a peut-être, la tête un peu
dans les nuées, mais ses pieds, comme on dit, sont sur terre
et l'on ne saurait lui dénier un sens, très sftr, du concret.
C'est ainsi qu'elle pose, dès le début de son livre, cet axiome
de sagesse : « Vous ne pouvez vous fier de la défense de vos
intérêts qu~à des intérêts semblables aux vôtres 2• >> Et tout son
'effort est d'expliquer, une fois de plus, aux propriétaires, avec
une inlassable obstination qu'ils devraient bien comprendre,
à la fin, où sont, en politique, leurs avantages. A qui
s'adresse-t-elle? Aux gens de bien, républicains façon Ther·
midor et « royalistes constitutionnels »; et ce dont elle veut
les convaincre, c'est qu'ils sont séparés seulement par de
frêles nuances doctrinales. Cessez donc de vous combattre

i. Lettres de Rosalie à Charles de Constant, 1798, p. 114.


2. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon,
1904, p. 9.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 233
en prenant conscience de ce qui vous unit. « Il y a six mois 1 >>
dit Germaine, le danger était à gauche, lorsque << les amis de
Robespier re s'offraient pour députés 2 ». Républica ins qui,
légitimem ent, vous défiez des royalistes, ne vous laissez pas
aveugler par des syllabes : « il est un parti, en France, bien plus
redoutable que les royalistes constitutionnels >>,c'est le parti des
<<fanatiques sans restriction du catholicisme et de l'antique autorité
royale >> 8• Ces gens-là sont les pires ennemis des << constitu-
tionnels »; ils les haïssent comme ils vous haïssent, et « c'est
eux seuls qui domineraient si la Républiqu e était Yaincue >> t.
Mme de Staël évoque avec nostalgie la belle époque du régime,
qui fut celle, à ses yeux, de 1795-1796, «ayant l' arriYée du nou-
Yeau tiers>>. Les thermidor iens formaient la majorité, et le Direc-
toire connut alors << une saYante période d'administration. Je suis
d'autant plus til' aise pour dire mon sentiment à cet égard, ajoute
Germaine, douce et noble, que, pendant cette époque, il m'a
exilée [le Directoire ] pour aYoir contribué [... ] à la rentrée de
quelques émigrés >> 6• Tout se gâta lorsque arrivèrent les nouveaux
élus; <<le retour des anciens préjugés était à craindre>> 8 ; <<sur cent
Yingt journaux criés dans les rues de Paris[ ... ], cent douze étaient
royalistes 7 >>, outragean t quiconque résistait à leur frénésie,
mêlant les noms de manière odieuse, confondan t la ·nuit et
le jour, les monstres et les honnêtes gens, traitant comme ·s'ils
avaient été du même bord <<Benjamin Constant [premier cité]
-et Saint-Just , Rœderer et Chaumette, Garat et Fouquier- TinYille;
je me souYiens d'aYoir été appelée femme-furie par un de ces
énergumènes s >>. ·
Vint l'acte de Fructidor, et Germaine surveille sa plume.
Certes, il y eut alors des criminels qu'il fallait bien empêcher
de nuire; mais ils n'étaient pas nombreux , et ce fut un déchi-
rant spectacle que celui de tant d'innocents<< malheureusement

1. Paragraphe qui permet de dater l'ouvrage : E. Herriot, lorsqu'il


mit au jour cet inédit de l\{me de Staël, le situait en 1799. On voit
clairement, par cette allusion aux élections d'avril 1798, que Ger-
maine rédige son texte au cours de l'automne 1798.
2. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 57.
3. Id., p. 25.
4. Ibid.
5. Id., p. 51.
6. Id., p. 57.
7. Id., p. 52.
. 8. Ibid.
234 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
enveloppés dans la proscription de quelques perfides coupables»
dont« les proYocantes menaces aYaient amené ce terrible jour>> t.
Rien d'affreux comme ce que l'on vit alors:« Les députés du
peuple sans asile au milieu de lui! Leur malheur a coûté des
larmes aux véritables amis de la République » 2 • Mme de Staël
sait raison garder. Pas d'esprit plus lucide, pas de cœur plus
équitable que le sien. Écoutez son jugement:« Les uns haïront
aYec fureur les auteurs du Dix-huit Fructidor; les autres les
exalteront aYec enthousiasme » 8; les passions ont tout déformé,
et selon le camp où l'on se range, Fructidor apparaît comme la
victoire du Bien sur « une conspiration atroce, déjouée » et tuée
dans l'œuf, ou comme l'« acte tyrannique d'une faction bar-
bare» 4• Non, dit Germaine, non; excès de langage; le Dix-huit
Fructidor n'est pas autre chose que« le droit de dissoudre le Par-
lement, Yiolemment exercé», pas autre chose que «l'effet nécessaire
d'une mauYaise Constitution »5.
Le but de l'ouvrage apparaît. Mme de Staël prend position
contre cette Constitution de l'an III qu'elle saluait naguère
avec reconnaissance. La banqueroute des deux-tiers, opérée
le 30 septembre par le Directoire sur la rente perpétuelle, est
un de ces désagréments qui glacent les bonnes volontés les plus
chaudes. Le. système, de toute évidence, exige des retouches;
«il faut, déclare cette femme forte, il faut respecter la dette
publique 6 » (et notamment en ce qui'concerne les deux millions
de M. Necker); il importe également de « rendre leur patrie» aux
Français « injustement inscrits sur la liste des émigrés» 7; « il faut»
que le pouvoir, « décidé à terminer la Révolution, montre le génie
qui fonde les Constitutions» 8• Et Germaine a son plan tout prêt.
EUe en indique, sans plus attendre, les grandes lignes. D'abord:
aucune condition d'âge pour l'éligibilité. L'exemple qu'elle
apporte à l'appui de sa thèse est frappant:« Quel républicain

1. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 27.


2. Ibid.
3. Id., p. 59.
4. Id., p. 98.
5. Ibid.
6. Id., p. 33. Dans ses Considération[ ... ], Mme de Staël, décrivant
les « 17J.88ures atroces>> qui suivirent Fructidor, place au premier rang
d'entre elles cet inqualifiable attentat : « La dette publique fut réduite
des deux tiers. » (Op. cit., III, xxiv.)
7. Ibid.
8. Id., p. 34.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 235
n'aurait pas regretU que l'intrépide et généreux Buonaparte n'ellt
pas atteint quarante années »1 ? (En dépit des froideurs du« héros»
à son égard, en dépit du très mauvais coup qu'il a fait aux
Necker avec cette République helvétique dont nul n'ignore
qu'il fllt l'instigateur occulte, Germaine continue à miser sur
lui; ils ont pris du champ, Sieyès et le Corse; l'un est à Berlin,
l'autre au Caire; mais Germaine ne doute pas que c'est pour
revenir, tous deux, dans quelques mois, agiles et forts.)
Mme de Staël veut un Conseil des Anciens dont les membres
seront élus« à vie», et qui se recrutera lui-même; un Conseil de
cinq cents membres, comme l'autre; et soyons attentifs à la
composition qu'elle prévoit : cent cinquante membres seraient
choisis parmi les anciens députés, non seulement de la Conven·
tion, mais de la Législative, et même de la Constituante; cin-
quante parmi les députés nouveaux, élus depuis 1796, mais
r
surtout parmi les «membres de Institut et les penseurs les plus
éclairés de France »1 (c'est là que Benjamin trouverait son che-
minement; et c'est en sa faveur que Germaine s'élève contre
cette« absurde crainte» que trop de républicains éprouvent devant
les« esprits supérieurs »); enfin (et voici le plus curieux, l'indica-
tion la plus instructive, la preuve des desseins que Germaine
commence à former en liaison avec le clan des généraux),
enfin« trois cents membres» (autrement dit: la majorité) venant
des milieux militaires, et pris chez les officiers qui se sont « dis-
tingués» le plus brillamment dans les guerres de la République.
Point capital:<< il faut que les gouvernants soient propriétaires »;
en conséquence ces membres du Conseil rénové, «il faudrait »
surtout « qu'un revenu considérable, soit par le Trésor, soit par

1. Texte du manuscrit (Bibliothèque Nationale, fo 130). On lira


avec intérêt ce paragraphe de Benjamin Constant sur Bonaparte,
dans ses SouPenirs historiques de 1830 : après Fructidor, écrit Ben·
jamin Constant, Bonaparte« s'était rendu à Paris pour examiner si
le moment d'en profiter [du coup de force] était arrivé; il s'était
convaincu que rien n'était mûr et, après que M. de Talleyrand l'eût
en quelque sorte innocenté auprès du Directoire en le peignant
comme n'aimant qu'Ossian et la République, il était parti pour
l'Égypte. Si, comme il s'en était flatté un instant, il fût dePenu dès
lors un des Directeurs, il est probable que le Dix-huit Brumaire se
fût opéré trois ans plus tôt ». (RePue de Paria, 1830, t. Xl, pp. 118-
119.) C'est bien là ce que Germaine avait, elle aussi, «un instant»,
vivement attendu.
2. Cf. E. HERRIOT, Un ouPrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 38.
236 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]
les biens nationaux, leur assurdt non seulement l'indépendance
mais la considération attachée à la richesse» 1• (En somme, et
pratiquement, que Sieyès et Bonaparte, quand ils seront là,
fassent la fortune de Benjamin; l'État se substituant à ·la
famille Necker pour entretenir Benjamin Constant, sans que
la tendresse de Germaine, pour autant, s'interdise ces menus
cadeaux qui nourrissent l'affection; mais ce dont son amant
a besoin pour vivre, et qui est « considérable », ce serait l'idéal si
la France s'en chargeait.) Donc, un Conseil des Anciens qui
soit comme un Sénat solide. Et un Exécutif plus solide encore,
ayant pouvoir de dissoudre le Corps législatif, ayant pouvoir
de pratiquer, s'il le faut, une dictature temporaire, une «sus·
pension» de la souveraineté nationale 1•
D'autre part, comme «il me paraît, écrit Mme de Staël, que
la moralité des hommes a besoin du lien des idées religieuses» 8 ,
une religion est indispensable, « une religion officielle ». Germaine
examine ce« qu'il vaut mieux, du culte protestant ou du culte théo·
philanthropique>>'et conclut que le premier est le meilleur. Les
pasteurs au lieu des curés recevront rétribution (une gentillesse
pour sa paroisse). Le protestantisme sera <<religion d'État»; l'État
aura ainsi<< dans sa main toute l'influence du culte» et<< ceUe grande
puissance qu'exercent toujours les interprètes des idées religieuses
sera l'appui du gouvernement républicain »0•
Telle est la République idéale dessinée et recommandée, à
l'automne de 1798, par Germaine de Staël, fille du banquier
Necker, amie du<< citoyen Constant>>, une République proprié·
taire, censitaire, militaire, autoritaire et << réformée », aristo·
cratique aussi, dans son personnel administratif; car s'il est
bien certain qu'on ne saurait exclure du pouvoir << les restes
précieux de l'infortunée Gironde, les proscrits du 31 mai, les
défenseurs de l'humanité depuis le 9 Thermidor» 8 et encore moins
<< ces immortels guerriers, vainqueurs de l'Europe entière »7 , il y a
aussi tous ces gens de bien, royalistes peut-être de tradition
et de sentiments, mais << soupçonnés injustement » 8 de complots,
1. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 38.
2. Id., p. 40. ·
3. Id., p. 43.
4. Id., p. 44.
5. Id., pp. 94-95.
6. Id., p. 27.
7. Id., p. 28.
8. Ibid.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 237
habités sans doute d'inoffensifs regrets, mais ennemis de l'au-
tocratie, mais amis des lumières, mais ralliés tout à fait à la
République par la raison comme par l'intérêt. Les voilà tous,
s'écrie Germaine,« les hommes qui soutiennent en France les
institutions et les espérances de la liberté» 1• Républicains, ouvrez
vos bras!<< Il est une qualité que les républicains doivent rappeler
au milieu d'eux, c'est la générosité » 2 • (Talleyrand est rentré,
grandement, aux affaires; mais où sont encore les Narbonne,
les Montmorency, et tous ceux que l'erreur, en Fructidor, a
pris pour des adversaires du régime?) Savez-vous, gouvernants,
ce qu'il vous faut faire pour voir autour de vous les dévouements
se multiplier? C'est bien simple. Prouvez que l'opposition ne
paie pas;« mettez l'émulation à la place de la crainte; que toutes
les prospérités soient le prix du républicanisme » (en d'autres
termes : achetez les convictions et vous verrez comme c'est
rentable). Laissez-moi, aussi, dit Germaine, vous murmurer
un avertissement : la masse se fatigue, la masse a besoin de
repos, et la République telle que vous la menez depuis un an,
de secousse en secousse, court le risque de l'impatienter; elle est
« assez éclairée »désormais pour <<ne se soucier en aucune manière
de la royauté, mais elle n'est point assez enthousiaste pour vouloir
de la République au prix de sa tranquillité» 8 • Et qui peut savoir
les tentations par lesquelles elle se laisserait séduire pour trouver
cmlte que co1lte ce repos, cet ordre, si nécessaires à la propriété
et au commerce 4 ? Mme de Staël n'insiste pas; elle aura glissé
là aux gouvernants l'allusion délicate et hautement persuasive
qu'elle tenait en réserve à leur intention; s'ils ont envie de
garder leurs prébendes, ils feraient bien de l'écouter. Parlons
net : « Le Directoire ne peut conserver son système actuel. Il n'y
a pas de liberté dans l'état de la France. (C'est un outrage au
régime représentatif que de casser et de remplacer un élu du
peuple 5.) Il faut rappeler la morale et le bonheur dans la na-
t. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 28.
2. Id., p. 29.
3. Id., p. 33.
4. De même, dans sa lettre ouverte du 4 avril au «citoyen G. >>(pour
sa candidature dans l'Eure), Benjamin Constant rappelait : «J'ai
combattu également tous les partis qui tendraient à retarder l' affer-
missement du repos intérieur sans lequel il ne peut y avoir ni commerce,
ni industrie, ni véritable liberté. »
5. Id., p. 34. La plupart des députés victimes du second coup
d'État (celui du 22 floréal VI) n'avaient pas été «remplacés»; mais,
238 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1798]

tion 1 ; il faut rallier tous les hommes honnêtes au S!J.stème républi-


cain2»;ilfaut «coordonner avec certitude», dans l'État, «les rangs
naturels »3 ; il faut procéder à« la fondation», enfin, d'une Répu·
blique qui soit. à la fois « philosophique, heureuse, et libre » '·

... * ...

Benjamin dissuadera Germaine de publier son petit traité.


Diverses choses l'agacent là-dedans, le côté pieusard (en paroles)
de sa maîtresse, sa phrase contre ceux qui ont « exalté ,, le
Dix-huit Fructidor, - ne s'aperçoit-elle pas, la sotte, qu'elle
tire sur lui?- et ce goftt qu'elle a pour Buonaparte. Il trouve
maladroit aussi, et au dernier degré, de se découvrir comme
elle le fait dans son hostilité au système actuel. Entendu,
entendu, le régime doit changer si le citoyen Constant veut
parvenir à y jouer un rôle; les Anciens constitués en Sénat,
et puissamment rentés, et Benjamin au milieu d'eux, l'idée
est bonne; et quand Sieyès reparaîtra, Benjamin saura se sus-
pendre à ses basques. Mais c'est trop tôt pour entrer en opposi-
tion avec les Directeurs. Si Germaine faisait imprimer son texte
en ce moment, qu'y gagnerait-elle? Des tracasseries sur sa rési-
dence, et lui, Benjamin, sans aucun doute, verrait se déchaîner
les feuilles de Reubell, à nouveau, contre sa personne. Orage
inutile. Germaine, soumise, obéira, et ses Circonstances actuelles
iront rejoindre dans ses tiroirs ses Réflexions sur la paix inté-
rieures, mort-nées au mois d'octobre 1795. Il se pourrait bien
que Benjamin visât, sans le dire, les élucubrations de sa maî-
tresse quand, le 6 décembre 1798, il parle à sa tante, d'un ton
compétent, de ceux - ou de celles - qui n'ont « pas encore
l'expérience du point de vue sous lequel il faut présenter les choses
au peuple pour les lui faire agréer,,, Lui, il sait, et il a dans l'esprit
certains projets à cet égard.
Rien ne presse. L'hiver qu'il passe à Coppet bien au chaud,

pour quelques département -la Seine, en particulier -les exclus


ont cédé la place aux « députés ,, qu'avait choisis, lors des élections,
la minorité scissionnaire.
1. Cf. E. HERRIOT, Un ouvrage inédit de Mme de Staël, Plon, p. 54.
2. Id., p. 22.
3. Id., p. 12.
4. Id., p. 22.
[1798] BENJAMIN, TOUJOURS SUISSE 239
gratuitement et dans le luxe, ne lui est pas désagréable. Et
tout paraît indiquer qu'aucun événement ne surviendra, ces
temps-ci, qui l'obligerait à regagner Paris; «de France, aucune
nouvelle importante; je ne crois pas que la face des choses
éprouve aucune variation avant les élections ou la paix; les
espérances pour cette dernière sont un peu rehaussées ». Il
ne perd pas son temps d'ailleurs; il travaille à la traduction de
l' Enquiry de Godwin ( Enquiry concerning Political Justice and
its Influence on general Virtue and Happiness 1); cela servira
son renom de penseur. Germaine et lui ont l'intention de s'éta-
blir à Genève, pour quelques semaines, au début de janvier 2 •
Genève retient actuellement l'attention de Benjamin; il a des
démarches à y accomplir et d'autres à y préparer.
Encore une vilenie du Directoire! Après la rente perpétuelle,
les rentes viagères! Banqueroute des deux tiers, là aussi
(14 décembre). Non, vrai, ce n'est plus possible. La limite est
atteinte. La remise en ordre devra se faire, l'année prochaine,
impérieusement. Voici que s'achève cette année 98 où Benja-
min s'était promis que l'on verrait son avènement. Il ne se
laissera pas duper douze mois de plus par le destin. On n'a
pas voulu de lui chez les dieux, et leur Olympe se délabre?
C'est bien fait. A l'œuvre, en tapinois, derrière ceux qui fra-
casseront la bâtisse pour mettre à la place une citadelle dont
ils seront les maîtres, Benjamin veillera à ne point se faire
oublier. Dans Le Mercure britannique, de décembre 1798, Mal-
let du Pan signale qu'on rêve, en France, çà et là, d'un « roi
constitutionnel ayant Barras pour maire du palais, Buonaparte
pour connétable, Tallien ou Talleyrand pour chancelier et
Benjamin Constant pour secrétaire intime». L'information est
pertinente, à cela -près qu'un nom y manque : celui de Sièyès.
Grave lacune. Le « roi constitutionnel », Sieyès préfère en tenir
lieu lui-même. C'est ce qu'ont parfaitement compris et Benja-
min et sa maîtresse.

1. L'ouvrage avait paru à Londres (2 vol.) en 1793; deuxième


édition, 1796.
2. Cf. les lettres de Mme de Staël à H. Meister (10 novembre et
8 décembre 1798; op. cit., pp. 152-154).
CHAPITRE CINQUIÈME

1799
ou
BENJAMIN, GRACE A BRUMAIRE,
GAGNE ENFIN SA PARTIE

De Genève, le 18 janvier 1799, Benjamin écrit à Mme de Nas-


sau. Comme il se sent hien dans cette ville où l'on « s'occupe
peu de politique! » C'est «vrai repos, après deux ou trois ans
de révolution; si les circonstances ne me retiennent pas à Paris,
je crois que je viendrai cet été à Genève et que je m'y domici-
lierai tout à fait ». Trois semaines plus tard, il renouvelle cette
confidence à la « bonne tante » : « Je suis à peu près décidé à
me domicilier à GenèYe >>.
La tante Nassau est-elle dupe? A-t-elle deviné la raison de
ce goût si brusque et si vif que manifeste son neveu - dépris
comme il prétend l'être de la «politique>>- pour la cité de
Calvin? Genève n'est plus en Suisse. Depuis l'annexion (26 avril
1798}, les Genevois sont devenus des « français-nés >>. Et le
calcul, un peu trop visible, du Vaudois Constant est de se muer
maintenant en Genevois. Il ne peut le dire, car il n'a cessé de
jurer à tout le monde, depuis deux ans, qu'il est « français >>,
sachant, hélas, qu'il ne l'est point. Aussi met-il sur sa manœuvre
la protection du même brouillard qu'il avait, en 1796, tendu
devant les Bernois, le plus longtemps possible, lorsqu'il prépa·
rait, pour les Cinq-Cents, sa pétition si tristement vaine. Seule,
Rosalie est dans le secret. «Ne parlez à qui que ce soit», lui recom-
.mande-t-il, pressant,« des recherches que je fais>> 1 • L'affaire n'est
pas du tout commode. L'ancêtre Augustin, venu d'Aire-en·
Artois, au xvne siècle, avait servi de prétexte à Benjamin,
1. Correspondance de Benjamin et de Rosalie de Constant, 1955,
p. 20.
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 241
en 1796, pour se réputer français, - à tort puisque l'Artois,
alors, n'était pas la France. Pour comble, Augustin n'était pas
devenu genevois davantage; ayant épousé une Pelissari, il
s'était fait «cisalpin)) et sur les registres de l'église italienne
de Genève où il avait fait baptiser ses enfants, s'était inscrit
sous le nom d'Agostino Constante. Mais l'oncle Samuel a su
s'arranger. C'est une Genevoise, une Pictet, qu'il a épousée,
et, en 1757, il a obtenu la « bourgeoisie )) de Genève. « Ecrivez-
moi un peu, mande Benjamin à sa cousine, ce qu'a fait mon
oncle pour constater sa filiation genevoise)). Eh! Les choses n'ont
pas marché toutes seules. Les prétendus« droits )) qu'invoquait
Samuel ont paru si peu évidents que le Conseil de la ville
employa plusieurs séances à soupeser leur légitimité, et pour
conclure que si la « bourgeoisie )) pouvait, à la rigueur, lui être
accordée, il n'en devrait pas moins verser dix mille cinq cents
florins, autrement dit la moitié de la somme réclamée, à cette
date, aux nouveaux venus. Impossible, pour Benjamin, de
s'abriter derrière son oncle, la« bourgeoisie)) de Samuel n'étant
valable que pour lui-même et ses descendants directs; et pas
question, bien entendu, qu'il fasse le moindre versement. Mais
enfin Genève, telle quelle, n'a plus son indépendance. Genève
n'est plus que le chef-lieu d'un simple département français.
Genève dépend du Directoire et de son Commissaire. Genève
doit obéissance au pouvoir de Paris. Et ce qui eût été impra-
ticable il y a moins d'une année encore, ne saurait plus l'être
à présent. D'où le certificat que voici, du 7 Pluviôse an VII
(26 janvier 1799) :
Nous président et membres composant l'Administration
Municipale Intérieure du Canton de Genève; lecture faite d'une
pétition du citoyen Benjamin Constant, citoyen français [sic],
dans laquelle il expose qu'il lui importe d'obtenir de l' Adminis-
tration Municipale un certificat qui constate d'une manière
authentique qu'il est bien d'origine genevoise et conclut à ce
que cet acte lui soit expédié 1 ; ouï le rapport d'un membre de
1. Benjamin a suivi, à Genève, la méthode qui lui avait réussi à
Luzarches. Le Corps législatif a écarté sa pétition? Qu'à cela ne
tienne. Il a fait comme si sa pétition avait été admise et sa qualité
de citoyen français reconnue, et il réclame avec autorité de l'admi-
nistration de Luzarches son inscription sur la liste civique. De
même, à Genève, sachant qu'il ne peut point se dire genevois, il
s'affirme tel avec assurance, et réclame, comme allant de droit, un
simple << èertificat » constatant le titre qu'il n'a point.
242 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
cette Administration chargé d'examiner les titres présentés par
le pétitionnaire, les vérifier sur les registres de la ci-devant
République de Genève, et présenter le résultat; le Commissaire
du Directoire Exécutif entendu, .
Certifions à tous ceux qu'il appartiendra qu'il résulte du
susdit rapport qu'en l'année 1757 la famille Constant a été
reconnue d'origine ancienne genevoise, et que, d'après les titre
et actes de naissance produits et vérifiés, il appert que le susdit
Benjamin Constant descend en ligne directe de la dite famille,
et que, par conséquent, son origine genevoise est parfaitement
constatée.
En foi de quoi les présentes lui ont été délivrées pour lui servir
et valoir où besoin sera,
sous notre sceau et les signatures du Président et du
Secrétaire en chef, les an et jour que dessus
ÛDIER, président,
GERVAis, secrétaire en chef 1•

Une bonne chose de faite, à toutes fins utiles. Ce n'est pas


Rosalie, c'est le Commissaire, on s'en doute, qui a tout réglé;
mais Rosalie a montré du dévouement, et Benjamin, radieux,
la remercie («Vous m'avez envoyé tout ce dont j'ai besoin»)
et l'assure que c'est à elle, et à sa « bonté » qu'il doit d'avoir
pu « terminer » agréablement son « affaire >>. Le jour même,
26 janvier, où Benjamin reçoit le document qu'il convoitait,
Rosalie écrit à son frère : «Benjamin est fort bien pour nous. »
L'oncle Samuel s'est mis en tête de publier un ((catéchisme»,
une espèce de bréviaire de morale civique, des 1nstructions de
morale qui pourraient appeler sur lui la bienveillance des
autorités, et Benjamin - avant, il est vrai, l'obtention du
(( certificat » - a promis son plus ardent concours pour la
diffusion du livre : (( Je me chargerai bien volontiers, à mon
retour à Paris, de soigner le succès de cet ouvrage sous tous
les rapports; mon oncle peut disposer de moi et me fera toujours
un véritable plaisir 2• »
Le 5 février, il annonce à Mme Nassau qu'il est sur le point
de se mettre en route; il a (( achevé [sa] traduction >> de Godwin
et n'a plus qu'à la polir; c'est à cela qu'il se propose d'employer
son temps ((à la campagne (Hérivaux] où je passerai, dit-il,

1. Archives de l'~tat de Genève. (R. C. Part. no 44, p. 41.)


2. Benjamin Constant à Rosalie, op. cit., p. 19.
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 243
sans interruption trois mois>>, pendant qu'on «se remuera»
autour de lui« pour les élections>>. Grand hien leur fasse, à ces
agités! Toutes ces choses, désormais, sont loin de lui. Philo-
sophe plus que jamais et, soucieux avant tout de son « repos >>,
il restera, quant à lui, studieux et calme, dans la paix de sa
solitude. Rosalie, elle, sait pourquoi Benjamin affecte une telle
indifférence; il a été «électeur>> en 1798; la loi interdit qu'on
le soit deux années de suite; elle précise la chose à son frère :
Benjamin« ne sera pour rien dans les élections [de cette année];
il ne prétendra même pas, ayant été électeur l'année dernière ».
«Benjamin vient de partir», signale Rosalie à son frère Charles,
le 9 février; sans Germaine; << sa belle reste encore ». Elle a du
travail à faire, pour lui, à Genève et tandis que l'une, sur place,
veillera aux opportunités, l'autre, le bucolique, étudiera, de
Paris, les moyens d'action les meilleurs. Incapable de retenir sa
langue, Germaine a mis Pictet-Diodati au courant de l'opé-
ration : Benjamin a échoué, l'an dernier, en Seine-et-Oise et
n'a pas pu forcer la porte des Cinq-Cents; mais, nouveau
<< genevois », s'il réussissait, cette fois, à Genève, ce qu'il a
manqué à Versailles? L'affaire n'est pas absolument aisée, car
il y a déjà des positions prises; <<il faut savoir si l'on aura plus
d'un député à Genève, et il faut de plus que Benjamin me mande,
de Paris, s'il est sûr d'être vivement appuyé 1• »

•*•
è'est précisément ce dont Benjamin doute beaucoup. L'atti-
tude de Barras, l'année précédente, a été pour lui une aigre
déception. Il n'y a plus grand-chose à espérer du personnage;
et Talleyrand est un ingrat. Comme l'écrira si hien, plus tard,
Mme de Staël, évoquant tout l'acharnement qu'elle a mis à
hisser<< l'évêque» au ministère,<< M. de Talleyrand avait besoin
qu'on l'aidât pour arriver au pouvoir, mais il se passait ensuite
très hien des autres pour s'y maintenir 2• >>Par qui Mme de Char-
rière est-elle renseignée? En tout cas, elle l'est, et se réjouit de
l'être, car Benjamin, depuis quatre ans et plus, la dédaigne.
Est-ce qu'elle compte, cette vieille précieuse, avec sa risible
gloire helvétique et sa petite fortune de quatre sous, comparée
à l'éclatante Germaine millionnaire? La Charrière est donc

1. Cf. P. KouLER, Mme de Staël et la Suisse, p. 248.


2. Mme DE STAEL, Considérations [... ], III, xxv.
BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
bien contente de pouvoir noter à présent : Mme de Staël «se
donne beaucoup de mouvement >> pour faire nommer Benjamin
« par Genève aux Cinq-Cents, mais Barras n'en veut pas >>; et
elle ajoute : « Je serais comme lui )). Barras, il est vrai, com-
mence à décliner. Quelles que soient ses prudences, on sait tout
de même un peu trop généralement, dans Paris, d'où lui
viennent les moyens de sa vie fastueuse. Les fournisseurs ont
mauvaise presse. La Revellière et Reubell, tous deux honnêtes
et qui font ce qu'ils peuvent pour gouverner correctement,
sont épouvantés par les scandales d'Italie. A Rome en parti-
culier- c'est La Revellière en personne qui l'écrira dans ses
Mémoires - « le brigandage et l'effronterie des états-majors et des
fournisseurs étaient devenus intolérables >> 1• Contre Barras, le
Directoire avait donné raison au commissaire Faypoult dénon-
çant les pillages napolitains de Championnet; le 25 février 1799,
l'ordre a été signé d'arrêter Championnet. Benjamin assiste,
perplexe, à cette évolution. Que Barras décroisse, tant mieux,
certes! Mais les adversaires de Barras ne sont pas non plus les
amis de Mme de Staël et derrière eux, sans qu'ils le souhaitent
(ils en tremblent), il y a la plèbe, le grand troupeau des exploités,
le danger social, pire que tout. Haller empêche Benjamin de
dormir; Haller, son compatriote, et qui a su, lui, se débrouiller
si prodigieusement, on apprend, début mars, en pays de Vaud
(je veux dire dans le« Canton Léman>>, c'est le nom nouveau
de la contrée dans la République helvétique), on apprend
-et Rosalie s'empresse de le signaler à Charles- qu'Haller,
« ce riche Haller ))' comme elle écrit avec un démonstratif
lourd d'envie, a fait, dans les fournitures et les rapines, une
telle fortune en Italie qu'il a pu, ces jours-ci, racheter« la maison
Perregaux )). Rien que ça! Benjamin n'en est pas là encore,
tant s'en faut. Mais quel exemple! C'est à Bonaparte qu'il
doit sa chance, le petit Haller; et Germaine a raison d'avoir
pardonné au Corse ses inconvenances du côté suisse, toutes
fâcheuses qu'elles aient été. Un homme à soigner, le général;
plein de pènsées, et qui peut vous faire aller loin. Et Talleyrand?
Encore un qui démontre, et avec quelle ampleur! ce qu'est
l'art de ne pas perdre son temps. Benjamin tourne et retourne
dans son esprit les démarches à faire, le jeu à entreprendre
pour arriver enfin. C'est exaspérant, tout de même, ce piéti-
nement absurde auquel il est contraint depuis quarante mois,

1. LA REVELLIÈRE-LÉPEAux, Mémoires, II, 324.


[i799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 245
tandis que les autres (et il les vaut bien, grands dieux!) s'ins-
tallent, dévorent, jouissent! Élément favorable : Germaine est
en ce moment dans les plus mauvais termes avec son mari,
elle le traîne ouvertement dans la boue; elle parle même de
«séparation»...
Que l'oncle Samuel cesse de l'assommer avec son Catéchisme!
Benjamin n'a nulle envie de se ridiculiser en prônant cette
homélie puritaine. « Mon oncle m'a envoyé son livre; le
moment n'est pas favorable [... ] » Cette discrète remarque est
pour la tante Nassau. A Samuel lui-même, Benjamin, gêné
répond d'abord par une échappatoire et si, pour la tante, ii
joue l'indifférent que la cohue électorale ennuie, écœure, pour
l'oncle il est accablé de préoccupations nationales : son devoir
de citoyen avant tout! 14 mars 1799 : «L'assemblée primaire
de mon canton s'ouvrant le ter germinal [21 mars], je suis
obligé d'aller assister à la séance qui est destinée à l'organi-
sation de cette assemblée, et qui est fixée à demain >>; puis il
se risque à laisser passer un bout d'oreille; le Catéchisme, dans
son titre même, précise que les « instructions de morale » qu'il
contient ont été« particulièrement rédigées à l'usage de la jeunesse
helvétique»; et l'auteur, qui ne se nomme point, s'intitule :
«un citoyen du Canton Léman»; «j'aurais désiré, glisse Ben-
jamin à ce fastidieux, que vous n'eussiez pas prononcé si posi-
tivement votre qualité de Suisse [... ]. Notre vanité s'offenserait
de préférer le travail d'un Helvétien à celui de l'élite de nos
trente-trois millions d'habitants 1• » C'est à peu près une inso-
lence, en dépit du gracieux sourire sur « notre vanité ». Et ce
notre, comme Benjamin le fait sonner! Notre vanité, à nous
Français. L'oncle croit-il vraiment que Benjamin est un Fran-
çais? N'importe; il est averti: le« français» Benjamin Constant
ne désire point se commettre à Paris, en public, avec un Suisse
portant son nom. Le 1er avril, endossant le costume de scène
qu'il réserve à ses démonstrations devant Mme de Nassau-
Chandieu, Benjamin déclare qu'il a «passé ces deux mois-ci
dans une tranquillité parfaite, presque [«presque»... ] toujours
à la campagne et ne voyant pas un chat ». Il a cru bon, cette
fois-ci, d'ajouter une pointe à son élégance. Que la tante ne
se méprenne pas. Son neveu le «républicain» est aussi talon-
rouge qu'à Brunswick. II y a ce que l'on dit, du ton qui convient,
dans les brochures aux électeurs, et .il y a ce qu'on est dans

1. Inédit.
246 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
«les choses réelles», où l'homme de qualité se retrouve. Et si
fin, toujours, si joliment persiieur! Pour l'agrément de la
douairière, Benjamin, ce 1er avril, exécute quelques pirouettes.
Sa « campagne », sa pauvre campagne de Luzarches, elle avait
singulièrement besoin qu'y repar6t l'œil du maître. Incroyables,
en vérité, les façons qu'en son absence avaient adoptées ses .
gens! Et pittoresques à ravir! «Mon garde-chasse avait fait le
plus joli enfant du monde, mon vigneron allait à la chasse régu-
lièrement et mon jardinier montait parfaitement à cheval. Cette
foule de talents nouveaux m'a fait grand plaisir à découvrir.
Cependant, j'ai voulu rendre ces perfectionnements domestiques
plus applicables aux choses réelles, et j'ai été obligé de me défaire
de la plupart de mes amateurs, desquels je ne me suis séparé qu'avec
le respect qu'on doit au génie ». La phrase est peut-être un peu
lourde, mais quelle drôlerie, quelle retenue dans le sarcasme,
quelle merveille d'humour mondain! Au reste, une paix complète
en France. Les élections proprement dites auront lieu dans une
quinzaine; si l'on en juge par les assemblées primaires, tout
se déroulera sans passion; « il n'y a eu ni concurrents ambitieux,
ni partis, ni divisions; à peine a-t-on recruté de quoi former les
bureaux[.. [; le peuple souverain a exercé sa souveraineté sans
bruit comme sans pompe». Ces élections, pourtant, sont sérieuses;
aucun trouble apparent, mais, dans les profondeurs, la menace
muette de la racaille. Tout ponnement, écrit Benjamin, avec
ce calme qui fait l'homme d'Etat, les élections prochaines «déci-
deront si nous conserverons notre col sur nos épaules>>. Le pou-
voir est bien, il faut le reconnaître; très «prononcé contre les
terroristes »; « il appelle à lui, contre eux, tous ceux qui ne veulent
plus être assassinés ».
Silence, bien entendu, à l'égard de la tante, méticuleux
silence sur les empressements de Germaine. Rosalie, elle, n'en
ignore rien, et son pronostic est le même que celui de Mme de
Charrière, avec cette nuance seulement qu'il- est attristé au
lieu d'être allègre; du 12 avril, à Charles : «La trop célèbre se
donne beaucoup de mal, à Genève, pour faire Benjamin député
du département, mais il y a peu d'espoir qu'elle y parvienne »;
et Rosalie croit pouvoir annoncer la suite: si Benjamin, dit-elle,
manque cette année la députation à Genève, son amie « ira le
rejoindre [en France], puis ils reviendront se faire mieux
connattre dans le département du Léman afin de mieux réussir
l'année prochaine». Prévisions inexactes. Benjamin est mainte-
nant beaucoup trop pressé pour patienter ainsi. Les élections
. [1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 247
-rien pour lui, à Genève- n'ont été ni bonnes ni mauvaises.
Douteuses. Des inconnus, en grand nombre, entrent dans les
Conseils, sans qu'on puisse nettement les classer. Trente ans
plus tard, dans ses Souf'enirs historiques, où il adopte un ton
conforme au personnage qu'il s'est créé dans l'opinion (le cham-
. pion, l'« athlète », comme dira Coulmann, des libertés parle-
mentaires), Constant salue, avec respect, ces «élections de
l'an VII». Elles« vengèrent, écrit-il, les exclusions de l'an VI 1 ».
Les «exclusions de l'an VI »(autrement dit ce coup de Floréal
où il avait, en vain, guetté sa chance) avaient été prononcées
contre les« Jacobins». Benjamin, en 1830, a soin d'éviter cette
précision; il se contente d'affecter l'impar:tialité libérale qui se
réjouit, dans tous les cas, de ce qui rend à· « la nation » ses
droits. En fait, on a vu très vite, au printemps de 1799, dans
quel sens allait voter la majorité des nouveaux élus. Des gau-
chistes, d'inquiétants bonshommes, de.s « terroristes >> en puis-
sance. Terroristes bénins, on s'en doute, ces élus censitaires.
Des députés simplement qui souhaiteraient contrôler eux-
mêmes d'un peu près, selon leur mandat, l'utilisation des
deniers publics, et faire cesser certains scandales, militaires et
autres, qui passent les bornes de l'usage courant. Mme de Staël
les trouve hideux, ces démagogues. Une tourbe infréquentable.
« Les nouveaux choix >>, prononcera-t-elle, jugeant ces élections
de l'an VI 1, étaient tombés sur des individus« tellement f'ulgaires >>
que la France ne tarda point à se «lasser d'eux 2 >>. Et Benja-
min lui-même, dans l'étude que nous avons citée, jouera au
contempteur; selon lui, le sort du Directoire fut scellé dès le
22 floréal (1798), le pouvoir «se trouvant plus faible de tout
l'odieux de sa victoire inutile 3 >>. Sa correspondance établit que
1'« odieux>> de la chose l'avait, sur le moment, peu frappé et
qu'il avait été principalement sensible au fait que cette entre-
prise dont il attendait une substantielle et légitime compensa-
tion à son infortune versaillaise, l'avait laissé, plaintif et dédai-
gné, à l'écart. «Un gouvernement qui a cessé d'être légal
sans devenir terrible, écrira-t-il dans sa vieillesse, la nation le
méprise et le déteste 4. »

1. BENJAMIN CoNSTANT, Souf'enirs historiques, dans Reflue de


Paris, 1830, t. XVI, p. 105.
2. Mme DB STAEL, op. cit., III, XXIX.
3. BENJAMIN CoNSTANT, op. cit., loc. cit .
. 4. Ibid.
248 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]

•*•
Au vrai, en ce printemps 1799, si Constant n'a plus de golit
pour un régime qui l'a vilainement négligé, s'il «méprise>> et
cc déteste» des gouvernants assez ingrats pour oublier à son
égard la dette de Fructidor, il s'en voudrait de prendre aucun
risque, et tout en formant avec discrétion les vœux les plus
vifs pour un changement propre à lui fournir enfin cette
place qu'on oublie sans cesse de lui donner, il se garde,
on le pense bien, de faire l'opposant au grand jour et reste
à l'affût des opportunités. Un bruit circule, alléchant : Sieyès
prépare sa rentrée. Lui qui, depuis 1795, s'est tenu à l'écart,
s'est réservé, toujours, a jugé commode et nourrissant, hier,
de s'établir, un temps, dans une grande ambassade afin de
n'être point là trop visiblement associé au système mais d'en
profiter néanmoins à distance, il serait prêt, dit-on, à repa-
raître, à se mêler des choses. Si « la taupe » se montre, elle
ne le fait qu'à bon escient 1• «On entendait dans le gouverne-
. ment, dira Germaine, cette sorte de craquements qui précèdent
la chute de l'édifice 2• »La fille de Necker a confié dès le 28 mars
à Meister : cc On dit que Sieyès est porté par les Conseils [pour
remplacer le Directeur partant, ,que désignera le sort] .•. On
croit à Sieyès 3 »; elle-même se propose de regagner Paris vers
le 15 avril. Elle est, en effet, à Saint-Ouen, et depuis une
quinzaine à peu près, quand son père, le 4 mai, la félicite de cette
bonne nouvelle qu'elle a recueillie dans la capitale, et n'a pas
manqué de lui transmettre : Buonaparte, en Égypte, lit avec
intérêt De l'influence des passions; cc ainsi donc, commente le
banquier, ravi, te voilà en gloire au bord du Nil». Le détail est
intéressant; il peut être gros de promesses; le «guerrier », le
cc penseur », le « génie extraordinaire >) dont Germaine avait
désiré, à l'automne, faire sonner à grand bruit les mérites,
le « jeune héros>) n'y vieillira pas, dans son Égypte. Ce n'est
certes point sans dessein qu'il est ali~ chercher là-bas un
surcroît de prestige. Sieyès qui s'approche et Buonaparte

1. cc Après la haine, la passion la plus vive de Sieyès, c'était la


peur.» (BENJAMIN CoNSTANT, Œuvres, Pléiade, p. 965.)
2. Mme DE STAEL, op. cit., loc. cit. ·
3. Lettres inédites de Mme de Staël à Henri Meiater, 1903, p. 97.
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 249
qui grandit encore afin d'assurer mieux sa puissance, que
tout cela est donc excitant! L'avenir se configure, plein d'un
merveilleux attrait. .
Le 11 mai, le hasard, toujours amical, épargne une fois de
plus Barras. C'est Reubell qui cesse d'être Directeur. Et, comme
prévu, le Corps législatif nomme Sieyès pour prendre sa place.
L'arrivée du «prêtre» aux affaires (si Robespierre disait « la
taupe», Bonaparte dira «le prêtre.») «était un événement 1 ».
Dans l'un et l'autre de ces deux articles de la Revue de Paris
1830, si curieux et, je ne sais pourquoi, si rarement cités, Ben-
jamin Constant parlera beaucoup de Sieyès, qu'il appelle, fort
bien, «le véritable auteur du Dix-huit Brumaire 2 >>. Jusqu'à
son départ pour Berlin, précise-t-il, « je ne l'avais visité que de
temps à autre>>;« lorsqu'il revint de Prusse, je me hâtai de réclamer
son ancien accueil», et la phrase suivante est limpide à souhait :
«je prévoyais que l'ordre établi depuis quatre ans serait modifié, et
que Sieyès serait le principal moteur de ceUe modification; je
l'ai PU presque chaque jour depuis son entrée au Directoire
jusqu'au 14 brumaire>> 3• L'homme lui allait; non que Benjamin
pût se targuer, et il l'avoue, d'« avoir eu précisément avec lui
des relations intimes >> 4 [sic] - « le prêtre » n'était intime avec
personne -mais « il avait plus d'esprit que les autres révolu-
tionnaires» 5 ; un calculateur hors de pair, un de ces êtres froids
à la ressemblance desquels Benjamin cherche à modeler ses
comportements, un de ces réalistes, façon Talleyrand, nets de
toute puérilité comme de tout scrupule et qui ont « peu de
sympathie pour l'espèce humaine». («Je conçois assez ce
manque de sympathie 6 • »)Sieyès a été élu Directeur le 16 mai 7 ,
et, dès le 17, Benja~in fait tenir au ministre de l'Intérieur,
l'excellent Neuchâteau, un « mémoire» confidentiel,]précédé de
la petite lettre que voici :

1. BENJAMIN CoNSTANT, loc. cit., op. cit.


2. BENJAMIN CoNSTANT, Souvenirs historiques, à l'occasion de
l'ouvrage de M. Bignon, Revue de Paris, 1830, t. XI, p. 119.
3. Id., t. XVI, p. 111 et t. XI, p. 119. .
4. Id., t. XI, p. 119.
5. Cf. Fragments des Mémoires de Mme Récamier, texte rédigé par
Benjamin Constant en 1815. (BENJAMIN CoNsTANT, Œuvres, Pléiade,
p. 965.)
6. Revue de Paris, 1830, t. XI, p. 122.
7. Son élection, du reste, n'a pas eu, du tout, le caractère d'un
plébiscite. Sieyès est passé de justesse, par 118 voix sur 205.
250 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
Citoyen ministre,
J'_ai l'honneur de vous adresser quelques réflexions sur la
nécessité de nommer un. Genevois [moi-même] Commissaire près
l'Administration Centrale du Léman. L'intérêt que vous prenez
à cette commune rc'est Genève qu'il veut dire], et qu'elle
mérite, me fait espérer que vous voudrez bien les lire.
L'on m'a fait, relativement au domicile, une objection qui
ne me parait pas fondée. Le traité de réunion donne tous les
droits de français-nés aux Genevois. Aucun Genevois ne peut
avoir un an de domicile puisqu'il n'y a pas un an que Genève
est réunie 1; parce que je me suis fait français individuellement
avant ma patrie 2, je n'ai pas perdu, par cet acte d'attachement
à la République [sic], les avantages accordés depuis à mes
concitoyens. J'ajouterai qu'à Genève l'on m'a toujours regardé
comme tellement domicilié 3 , hien qu'exerçant mes droits poli-
tiques ailleurs 4 , que j'ai payé, jusqu'à ce jour, les impôts
d'habitation à Genève.
Les circonstances ajoutent, citoyen ministre, à mon désir
d'être appelé à consacrer tous mes moyens à la République. Si
elle était tranquille et triomphante de ses ennemis, je trouverais
assez de bonheur dans l'indépendance et dans le spectacle de
sa liberté. Mais aujourd'hui qu'elle est menacée, j'ai besoin de
la servir.
Salut et respect.
BENJAMIN CoNsTANT 5.

On voit le plan. En dépit des efforts de Germaine, l'élection


aux Cinq-Cents s'est révélée irréalisable pour Benjamin, à

1. Inexact. La lettre de Benjamin Constant est du 17 mai 1799 et, le


26, il y aura treize mois que la «réunion)) de Genève a été prononcée.
2. Imposture. C'est précisément parce qu'il n'avait pas réussi à
se « faire français )) que Benjamin Constant a voulu, pour acquérir
enfin cette nationalité refusée, se faire passer pour genevois.
3. Il n'en est rien, cela va de soi, puisque nous avons vu Benja-
min, par deux fois, en janvier et en février, annoncer à sa tante
Nassau son intention probable de se «domicilier)) à Genève. Du
reste, sous la date du 3 janvier 1800, le registre de la Municipalité
genevoise contient une lettre de Benjamin Constant, lequel déclare
qu'il se considère, au tribunat, comme << représentant spécial )) du
département du Léman, hien qu'il n'y réside point et soit « domi-
cilié en Seine-et-Oise)). (Cf. E. CaAPUISAT, La Municipalité de
Genève sous la domination française, 1910, t. II, p. 11.)
4. Des « droits )) qu'il « exerçait )) en effet, sans les avoir.
5. Archives nationales, F 1 ,c. III, Léman 2.
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 251
Genève. Après tout, mieux valait peut-être qu'il ne fllt point
dans la galère législative au moment où le système, condamné,
va subir d'heureuses mais un peu brutales transformations. Il
y aura, pour les « représentants », des attitudes à prendre dans
la bagarre, des options à prononcer, qui peuvent n'aller point
sans péril. Beaucoup plus confortable, en revanche, serait cette
place, non-parisienne, de commissaire, sur laquelle Benjamin,
conseillé peut-être par Germaine, a jeté les yeux. Benjamin n'a
pas beaucoup d'amis à Genève. Cet intrus déplaisant ne sera
point « porté » par les Genevois authentiques. Mais une nomina·
tion de commissaire ne dépend en rien de ses futurs administrés.
Elle appartient au pouvoir central, et à lui seul. Il suffit donc,
pour l'enlever, d'obtenir l'avis favorable du Directoire. Mainte-
nant que Reubell n'est plus là et que Sieyès occupe son fau·
teuil, Benjamin se flatte que cette bonne manière lui sera faite.
Une manœuvre intelligente, copiée, en somme, sur celle dont
« le prêtre » a montré l'exemple. Il avait convenu à Sieyès d'être
absent, mais entretenu, en attendant son heure. De même,
Benjamin Çonstant souhaite de vivre hors de Paris, mais aux
frais de l'Etat, tandis que d'autres feront la besogne qui lui
aplanira les voies. Toutes proportions gardées, en raison des
différences d'âge et de situation (Sieyès a vingt ans de plus
que lui), Benjamin Constant estime que, dans son destin, le
commissariat de Genève pourrait correspondre assez bien à
l'ambassade de Berlin, dans le destin de l'ex-abbé. Avec ce per·
fectionnement, même, que Sieyès revient pour diriger une opé·
ration délicate, tandis que lui-même préférerait attendre, officiel
mais abrité, que le travail soit accompli.
Son «mémoire>> à Neuchâteau, avec tous les considérants
qui l'emplissent - énumération des motifs qui rendent si haute·
ment indiquée la désignation du citoyen Constant au poste de
commissaire à Genève- nous aurions tort d'en négliger la
lecture. Dans le département du Léman, explique le quéman-
deur, <<deux tiers du territoire» sont peuplés de gens très sus-
pects; les« savoyards» dominent, pour la plupart fort gueux,
et tous, sectateurs du papisme; ils ont « contre les Genevois la
haine » que nourrissent « naturellement les préjugés contre la
vérité, la pauvreté contre l'industrie.» Certes, Genève a ses défauts,
et une partie de sa population (la basse classe) «conserve peut·
être un peu trop d'auachement au protestantisme»; Benjamin
déplore cette faiblesse et ne cherche point à l'« excuser»; tou-
tefois, comme l'a très bien souligné le citoyen Directeur La
252 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
Revellière-Lépaux «dans son discours à l'Institut national», la
superstition protestante est moins inconciliable avec la Répu-
blique que la superstition romaine. Dans les districts alpestres
du département, « le fanatisme et le royalisme s'agitent; les
montagnes du mont Blanc renferment une foule de prêtres
réfractaires». De tout cela découle l'urgence d'envoyer à Genève,
comme délégué plénipotentiaire du Directoire, un répu·
blicain reconnu et qui ait fait ses preuves, notamm~nt dans
la chasse aux prêtres; un ami, également, indiscutable, de la
propriété; un Genevois enfin, un authentique Genevois d'ori-
gine, comme lui-même, et qui, soutenu en cette qualité par la
ville, saura s'imposer aux crève-la-faim des campagnes. Dans
la citée, l'esprit est bon; «à peine cinquante terroristes, et leur
présence sert à rallier fortement au gouvernement la masse
des bons citoyens ». Les gens de bien, à Genève, se souviennent
des épreuves traversées dans la période, brève mais affreuse, où,
comme à Paris, avaient pris le pouvoir anarchistes et buveurs
de sang; ils bénissent le Directoire de s'être fait le sauveur de
ceux qui possèdent; « ils sentent que la réunion à la France pou-
vait seule leur rendre une véritable liberté», car, en France, depuis
Thermidor, la canaille est tenue ferme,« et cette conviction pro-
fonde les empêche de regretter une indépendance illusoire». Là
aussi, Benjamin Constant est l'homme de la situation. Gene-
vois depuis toujours, comme on sait, citoyen français et qui
a devancé tous ses compatriotes dans l'appartenance passion-
née à la République, il a de l'argent et des terres; il donnera
confiance; les bourgeois de Genève comprendront encore mieux,
à le voir, tout ce qu'ils ont à gagner à la protection française;
tacitement Benjamin se fait fort d'effacer ce qui peut subsister
de« regrets» à Genève, dans la société, du côté de l'ancienne, et
fallacieuse, « indépendance ». La fin du texte est plus intéres·
sante encore. L'argument en sa faveur qu'y présente Benjamin
Constant, dans un murmure confidentiel, s'il l'a réservé pour les
dernières lignes, c'est qu'il l'estime déterminant. Lisons hien :
« C'est sur la situation de Genève que le canton Léman (l'ancien
pays de Vaud), jugera du bonheur intérieur de la France et
des avantages qu'il trouveraitàsa réunion â la grande République
si les événements de la guerre la rendaient nécessaire». Ce qui
signifie, à voix hasse : il peut se faire, Directeurs, que votre
politique trouve intérêt à l'annexion supplémentaire de Lau-
sanne après Genève; comptez sur moi, si vous me nommez à
Genève, pour vous faciliter l'opération à Lausanne. Genevois
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 253
factice, .le Vaudois Constant se sentirait autrement sûr de sa
nationalité française si le pays de Vaud, après le territoire gene-
vois, était absorbé à son tour par la France. Complicité promise
en échange du bienfait que Benjamin sollicite. De quoi séduire,
à son avis, les gouvernants parisiens et les décider sur son nom.

..,.
*·..,.

Encore une vaine tentative.· Le Directoire ne donne pas suite


à la requête du citoyen Constant. Le Directoire paraît même
n'y prêter qu'une médiocre attention 1 • On met en avant des
impossibilités légales. Comme si l'on ne pouvait pas s'arranger,
pourvu qu'on le désirât! Toutes les démarches de Benjamin
Constant, exactement toutes, jusqu'ici, tendaient à lui assurer
des avantages interdits par la loi. Est-ce que cela avait empêché
Barras, après Fructidor, de le faire nommer « président >> à
Luzarches? Soyons honnêtes! La bonne volonté à son égard
manque à l'équipe gouvernementale, voilà tout. A ladite équipe
ces dispositions regrettables ne porteront pas bonheur. Elle
éclate, l'équipe. Le ferment Sieyès ne s'y est pas glissé pour
rien. Et c'est le « coup >> du 30 prairial, 18 juin 1799.
Regardons un peu ce qui se passe. Il y a une poussée jacobine,
et les affaires extérieures vont mal. Nous avons été battus, le
25 mars, à Stockach et le 27 avril à Cassano; le 6 juin, l'archiduc
Charles entre à Zurich. Ce que veut Sieyès, et avec lui la petite

1. Une lettre inédite à l'oncle Samuel, en date du 31 mai 1799,


prouve que le père de Rosalie avait eu vent de la manœuvre tentée
par Benjamin. Oubliant, aussitôt, sa petite hargne contre un neveu
coupable de servir bien mal, à Paris, les intérêts de son Catéchisme,
Samuel avait frémi d'espoir. Tout ce qui peut grandir Benjamin, et
le mettre en position d'être utile à la famille, l'oncle Samuel y est
ardemment favorable. Il fait donc part à son neveu des vœux qu'il
forme pour son accession- que ce serait bien!- au commissariat
de Genève. Mais on voit par .}a réponse de Benjamin que, ce 31 mai,
ses espoirs sont perdus, à cause de l'affaire du« domicile>> : << Vous
me dites sur la place de Commissaire central à Genève des choses
bien obligeantes. Je sais que quelques personnes ont eu la bonté de me
désirer pour ceUe place [lui, cela va de soi, n'a rien demandé]. Mais
il y avait un obstacle insurmontable. Il faut être domicilié dana le
département même où l'on habite, et l'on ne peut l'être dana deux dépar-
tements à la fois. Or, je le suis dana celui de Seine-et-Oise ».
254 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
bande de nouveaux nantis, c'est en finir, décidément, avec la
plèbe et le royalisme, c'est l'établissement d'un« régime fort».
Au premier rang de ces avides et de ces résolus, les frères Bona-
parte. L'idée de génie est d'utiliser les Jacobins eux-mêmes,
dans un premier temps, pour changer, par étapes, la République
en dictature. Généraux et fournisseurs ont décidé d'écarter par
la force ceux qui cherchent à préserver la France de leurs pira-
teries. Parce que Reubell et La Revellière étaient intègres, il
fallait qu'ils disparussent. Reubell a été écarté. Restent La
Revellière et ce Treilhard qui lui non plus n'est pas maniable.
La Revellière a signé son arrêt de mort lorsqu'il a fait prendre,
le 24 décembre, cet horrible arrêté plaçant chaque général en
campagne sous le contrôle d'un.commissaire civil chargé d'inter-
dire toute exaction 1 • On touche à l'armée 2 • Les« avocats>> en
veulent aux généraux qui les éclipsent! La gloire de la Répu-
blique, qui la lui donne, sinon précisément notre invincible
armée? Pourquoi dit-on maintenant partout «la Grande
Nation>> pour désigner la France? Serait-ce à cause du citoyen La
Revellière? Et c'est la coterie des Directeurs à gros traitements
qui ose s'en prendre à ces héros! Lucien Bonaparte répand le
bruit que le Directoire, l'an dernier, a « déporté >> son frère en
Égypte pour la seule raison, basse et jalouse, que son éclat
portait ombrage aux membres du gouvernement 3 • Le 16 mai,

1. Et, le 21 janvier 1799, La Revellière a achevé de se perdre en


dénonçant ces démagogues d'occasion, opulents et trop habiles, qui
incriminent l'Exécutif sur sa gestion financière: «Ils ne connaissent
de fortunes bien acquises que celles qu'ils ont accumulées et de marchés
aYantageux que ceux où ils ont un intérêt )).
2. Dans le Dictionnaire des Idées reçues, de FLAUBERT : quand on
entend le mot« Directoire ))'prononcer ce qui suit : «dans ce temps-là,
l'honneur s'était réfugié aux armées ». Il est assez piquant de noter
que Constant, en 1814, lorsqu'il verra Napoléon prêt à tomber,
parlera de ses généraux en des termes dont il aurait eu garde de
se servir en 1799, quoique parfaitement informé; dans son Esprit
de Conquête, il montrera ces militaires «~out entiers à leurs intérêts,
prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la
dérision pour gaîté et le pillage pour but >>.
3.. L'affaire d'Égypte est complexe; mais une chose, du moins,
est certaine : Talleyrand poussa Bonaparte et le Directoire à l'entre-
prendre; Bonaparte sentait que le fruit n'était pas mûr, pour lui, en
France; l'Égypte lui vaudrait du p-:-estige et de l'or; il n'y perdrait
donc pas son temps; quant à Talleyrand, il faisait plaisir aux Anglais
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 255
un tumulte a eu lieu dans les faubourgs contre r arrestation
«scandaleuse,, du général Championnet. Ces civils abjects vont
jusqu'à porter la main sur un chef de guerre? C'est inouï! Deux
jours plus tard, le 18 mai, Lucien Bonaparte 1 , au Corps légis-
latif, prononce contre les« dilapidateurs du Trésor,, un discours
fulminant que M.-J. Chénier applaudit à 'tout rompre. Le plan
commence à s'exécuter. La Revellière, dans ses Mémoires, sera
le seul à dire, en termes clairs, la vérité sur les origines' et la
signification du Dix-huit Brumaire; c'est bien aussi pourquoi
l'Histoire de bonne compagnie s'est appliquée, scrupuleuse-
ment~ à ne pas l'entendre. La Revellière, Mémoires, tome III,
page 333 : « C'est la faction' des généraux, jointe à celle des
voleurs publics, qui renYersa la République » 2•
Sieyès est rhomme de cette faction, où. se rassemblent, plus
ou moins visibles selon leur tempérament, Barras, Talleyrand,
Rœderer, Chénier, Bergoeing 3 et Benjamin Constant. Le dis-
cours d'installation du nouveau Directeur a été remarquable;
une pièce de musée; modestie, désintéressement, sens civique,
tout y est, à ce point que l'on croirait lire du Benjamin écrivant
à sa tante Nassau ou aux électeurs de Gisors : « Lorsque la patrie
appelle ses enfants à la serYir dans les moments difficiles, son inYi-
tation, aux yeux de tout bon citoyen, prend le caractère d'un
commandement. Alors, celui-là même qui sent tout le prix de la
tranquillité, celui qui, en d'autres temps, aurait fortement mani-
(et l'on peut imaginer que sa complaisance n'était pas gratuite) en
expédiant Bonaparte au loin. Talleyrand affirmait que l'entreprise
était sans risques et que l'Angleterre n'enverrait pas de flotte en
Méditerranée. (Cf. la dépêche adressée à son gouvernement par le
ministre de Prusse à Paris, en date du 22 février 1798.)
1. Lucien travaille pour lui-même. Lucien croit son frère empêtré
en Égypte et coincé là-bas depuis le désastre d'Aboukir. On se
passera très hien de lui pour avancer les affaires du clan.
2. Plus explicitement encore, au tome 1 de son livre (p. 436), La
Revellière a fourni une excellente analyse du clan « hrumairien >> :
d'abord, << la faction des généraux, outrée de Yoir que le Directoire
prenait enfin des mesures Pigoureuses pour arrêter leurs brigandages>>;
puis <<la cohue des fournisseurs»; puis Sieyès et sa <<coterie>> (M.-J. Ché-
nier, Benjamin Constant, Rœderer, etc.), Sieyès qui<< avait toujours
eu le dessein de renverser la Constitution de l'an III pour lui substi-
tuer sa Constitution, à la tête de laquelle il s'attendait à être placé »;
enfin, << les frères de Bonaparte ,,,
3. << Viveur ruiné», ce Bergœing (LA REVELLIÈRE, op. cit., II,
394) ex-Girondin, ayant avec Barras d'« étroites accointances ».
256 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
featé son goût pour la retraite [•.. ], suspend tous ses plans de
bonheur particulier pour obéir au sentiment du deYoir >>. Sieyès ne
veut plus de la Constitution de l'an III et la faction déteste
cette Constitution autant que lui. « Caton ne répétait pas plus
souvent, dans le sénat roman : Delenda est Carthago que Sieyès,
dans son salon : Il faut briser la Constitution de l'an III 1• »
Ce qu'il vise, c'est la concentration du pouvoir dans ses mains;
il répète volontiers:« Je suis un bon cheYal de charrette, mais je
ne yaux rien pour un attelage 2 ». Le gang qui l'a adopté pour
s'emparer, sous son nom, du pays trouve commode ce puissant
penseur, ce mystérieux théoricien qui parle à mots couverts de
la « bonne » Constitution dont il a de longue date médité les
articles, et qui permettra aux affairistes et aux généraux de
régner sans surveillance. Leur but, c'est un ordre de choses
débarrassé de ce contrôle qu'exercent, vaille que vaille, des
députés trop curieux. On remplacera les députés par une clien-
tèle de figurants.
L'opération du 30 prairial est assez souvent présentée comme
une riposte des conseils aux deux coups de force du Directoire
(18 fructidor, 22 floréal), comme une revanche des Jacobins
décimés en 1798, comme l'ultime sursaut de la République
avant la liquidation de brumaire. Oui, il y eut, en 99, une
protestation républicaine, et le sentiment confus, dans le peuple,
d'un danger, et l'effort de quelques hommes droits pour arra-
cher l_a France à l'exploitation de l'Argent. Mais les affairistes,
voyant la menace, ont trouvé la parade; ils emploieront à leur
profit ce courant même qui se forme contre leurs entreprises;
ils feindront l'indignation eux aussi, et plus furieusement que
quiconque, afin de se rendre insoupçonnables; ils montreront
du doigt à la foule, comme étant les coupables, ceux qui juste-
ment, au pouvoir, les connaissent et les gênent et dont ils
veulent l'éviction; ils ont besoin de l'arm~e, et tout un groupe
de généraux est là, qui se sont enrichis avec eux et souhaitent,
comme eux, un régime où ils seront à l'aise pour jouir de leurs
rapines. Le peuple a du goût pour les uniformes. Le militaire est
professionnellement un héros, l'homme-qui-verse-son-sang-$ur-
les-champs-de-bataille-pour-la-grandeur-de-la-patrie, l'homme

1. Cf. BENJAMIN CoNSTANT, SouYenirs historiques, dans ReYue de


Paris, 1830, t. XVI, p. 111.
2. Cf. Fragments des Mémoires de Mme Récamier, dans BENJAMIN
CoNSTANT, ŒuYres, Pléiade, p. 966.
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 257.
qu'il est impie de ne point révérer. Pour la petite bande de four-
nisseurs et de banquiers déterminée maintenant - le temps
presse- à renverser la République afin d'asseoir sa domina-
tion, les généraux sont donc, à tous égards, des auxiliaires par-
faits. Au nombre des bons travailleurs qui préparent l'épura-
tion de l'Exécutif figure le général Lemoine, un de ceux, dira
La Revellière, qui« ont pillé » avec la voracité la plus belle et qui,
<< en conséquence, crient le plus fort: Aux voleurs »contre les civils
dont le crime est d'essayer de << mettre un terme au brigandage
des militaires» 1• Sieyès prend appui sur le Corps législatif pour
démanteler le Directoire en attendant de se sentir en position
assez solide pour détruire le Corps législatif lui-même. A la
place de Treilhard, de La Revellière, de Merlin, qu'ils ont
décidé, Barras et lui, de faire mettre à la porte, il aurait voulu,
semble-t-il, Talleyrand, d'abord, puis n'importe qui, deux
hommes de paille, des espèces d'ombres copiant ses gestes,
des échos dociles à ses paroles. Ce n'est pas une chose qu'on peut
dire; << il voulait être deviné >>, contera Benjamin, et s'irritait
<< de ce qu'on ne le devinait pas 2 »; une délégation jacobine
étant venue, paraît-il, lui demander ce qu'il souhaitait, il aurait
regardé << fixement », et << les bras croisés », ses interlocuteurs,
puis, exaspéré:<< Allez au diable, et pensez par vous-même 3 ! »
Je doute un peu de ce récit. Sieyès, en juin, ménage la gauche,
qui lui sert de bélier. Toujours est-il que le coup de Prairial-
cette violence faite au Directoire pour qu'il change de peau, sur
l'heure- n'est, pour Sieyès et le clan, qu'une victoire insuffi-
sante. Les indésirables s'en vont, ce qui, certes, est satisfaisant;
mais ceux que les députés leur substituent ne sont pas (un seul
excepté) les complices ou les comparses dont Sieyès s'entendait
mumr.
La partie a été conduite en deux étapes; le 17 juin, les
conseils ont déclaré constitutionnelleme nt irrégulière la nomi-
nation de Treilhard à l'Exécutif (or, constate La Revellière,
Sieyès <<était exactement dans le même cas 4 »); puis, le 18,
Merlin et La Revellière ont été mis en demeure de démission-
ner. «Nous venons de renverser une tyrannie épouvantable»
'
1. LA RsvELLIÈRE, op. cit., II, 173.
2. BENJAMIN CoNSTANT, Fragments des Mémoires de Mme Réca
· mier, op. cit., loc. cit.
3. Ibid.
4. LA REVELLIÈRE, op. cit., Il, 390
9
258 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
s'écriera Lucien, le 26. Bon. La suite, malheureusement, n'a
pas répondu aux espérances des conjurés. Si Roger Ducos entre
au Directoire, selon le vœu du « prêtre » - car l'individu est
dans sa main, prêt à lui obéir au doigt et à l'œil - on l'a
flanqué de deux collègues, Gohier et Moulin, effacés sans doute,
mais qui ne sont pas de la confrérie : deux députés jacobins,
qui croient à leur métier et qui risquent de faire des ennuis.
Benjamin ne nous cache pas l'irritation qu'en a éprouvée Sieyès.
II avait prié les représentants de « penser par eux-mêmes >>; ces
faquins «pensèrent si bien qu'ils choisirent précisément les deux
hommes qu'il ne voulait pas» 1 • Et Germaine, qui suit le jeu,
haletante, tant elle désire que son Benjamin en profite, hausse
les épaules avec dépit : Gohier, Moulin, «les plus inconnus des
mortels 2 ! » Si ces «inconnus» eussent été des prête-nom de
Sieyès, Germaine ne les eût point traités avec un tel mépris.
Le tort qu'ils ont, et qui est grave, est de ne point appartenir
à la secte. Et le ministère aussi connatt des changements, qui
ne vont pas tous dans un heureux sens. Bernadotte entre à la
Guerre; de lui, semble-t-il, rien à craindre. Championnet, par
ses soins, est immédiatement relaxé et reçoit un grand comman-
dement. En revanche, les « terroristes » mettent Quinette, qui
est des leurs, à la place de Neuchâteau, et Lindet, détestable,
aux Finances. Sieyès trouvait désobligeantes au plus haut point
ces nominations qui « contrariaient ses préférences»; « ce- fut bien
pis», ajoute Benjamin, quand il vit tomber de son poste celui
qu'il avait cru pouvoir «placer ·plus haut et à ses côtés: M. de
Talleyrand » 3 • Plus coriaces qu'on ne le pensait, ces républicains
à l'ancienne mode. La retouche aux institutions s'annonce
assez malaisée ei Sieyès va devoir modifier sa tactique. Le

i. BENJAMIN CoNSTANT, id. Et dans la Troisième Lettre constituant


ses Souvenirs historiques, Constant souligne encore cette intrusion,
à l'Exécutif, d'éléments hétérogènes; Moulin et Gohier, dit-il, étaient
((peu accueillis par Barras et dédaignés par Sieyès». (Revue de
Paris, 1830, t. XVI, p. 229.)
2. Mme DE STAEL, Considérations [... ], III, xxix.
3. BENJAMIN CoNSTANT, dans Revue de Paris, 1.830, t. XVI,
p. 230. («Dès son entrée au ministère, écrit Benjamin, la portion
vive et un peu brutale des patriotes [il veut dire les républicains sin-
cères et les gens honnêtes] s'était déchatnée » contre Talleyrand; ces
mêmes gens haïssables, dans l'été 1799, saisirent« l'occasion d'écar-
ter ))' en la personne du ministre, (( un grand seigneur de l'ancien
régime>>.)
(1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 259
20 juin, Suard écrit à Meister que Benjamin et son amie doivent
se sentir, ces temps-ci, «un peu serrés dans leurs souliers 1 ».
Un peu, oui, peut-être. Pas tellement; parce que, tout de même.
Sieyès est désormais dans la place, immense avantage qui ne
peut manquer d'avoir des développements considérables, et
l'on est en outre, chez la baronne, en termes affectueux avec la
tribu Bonaparte.« Tu es bien contente, je pense, écrit le hon
Necker à sa fille, de la prépondérance que prend le citoyen Sieyès
et je crois aussi que l'on peut en féliciter la République» (26 juin
1799 1).
•• •
Dans les derniers jours de juin, Benjamin lance une nouvelle
brochure 3 ; il en a publié une en 1796, trois en 1797, et une
encore en 1798, celle-ci n'étant d'ailleurs, comme la troisième
de l'année précédente, que la reproduction d'un discours au
Cercle constitutionnel'· Constant est attentif au bruit flatteur
qui doit entourer son nom. Le public n'a rien eu de lui, en ce
début d'été 1799, depuis plus de quinze mois. Il est opportun,
en vue des événements attendus, que la presse et l'opinion
aient à commenter, de nouveau, ses mérites.
Le prétexte est de répondre à quelqu'un; en l'occurrence à
Boulay de la Meurthe et à son Essai sur les causes qui, en 1649,
amenèrent en Angleterre l'établissement de la République et sur
celles qui la firent périr. Boulay n'est pas royaliste, mais les
royalistes font un sort à son opuscule. Benjamin Constant
intervient, du ton d'un homme d'étude à qui l'Histoire est
familière et qui ne saurait tolérer qu'on en détourne les ensei-

f.. Lettres inédites de Mme de Staël à Henri Meiater, p. 157.


2. Archives de Coppet.
3. « Mon ouvrage a paru, écrira-t-il à son oncle Samuel le
f. er octobre, au moment où les anciens gouvernants étaient renversés
et où les nouveaux entraient en fonction. » (Dans le Recueil Ménos,
cette lettre est datée par erreur du << 9 vendémiaire an VII »; c'est
«an VIII» qu'il faut lire.)
4. Piacoura au Cercle constitutionnel pour la plantation de l'arbre
de la Liberté (30 fructidor an V); Discours au Cercle constitutionnel,
le 9 vent8se an V 1. Je ne compte pas ici sa brochure, non répandue à
Paris, et uniquement adressée par Benjamin Constant à« ses collègues
de l'Assemblée électorale du département de Seine-et-Oise (21 germinal
an VI)».
260 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
gnements. Sa brochure s'intitule : Des suites de la contre-
révolution de 1660 en Angleterre. C'est un savant qui parle, et
Benjamin se pose ainsi au prem~er rang de ces « pens_eurs les
plus éclairés de France» qui, selon Mme de Staël et Sieyès (à ce
que l'on sait, du moins, à ce que l'on devine, de ses projets
réformateurs), doivent, dans le régime de demain, devenir les
conseillers naturels du pouvoir. Lisons, et sachons comprendre.
Ce qui frappe d'abord, dans la benjaminade an VII, c'est que
l'accent n'est plus, comme hier, sur les dangers du terrorisme.
Oubliées, cette fois, les imprécations de rigueur contre les
monstres du bas-peuple. Benjamin passerait-il au jacobinisme?
Qu'on se rassure; dans peu de mois, avant un semestre, avec
le plus sincère emportement, Germaine pourra s'écrier devant
Rœderer : « Où trouverez-vous des êtres plus intéressés que
nous [«nous»? elle et Benjamin] à ce que les Jacobins ne gou-
vernent pas 1 ? » Il n'est donc pas question, on le pense bien, de
complaisances théoriques ou pratiques, soudain, chez Benjamin
Constant, à l'égard des infâmes dont les doctrines portent
atteinte au bien suprême : la propriété. Exigence tactique, sans
plus. Benjamin tient les yeux rivés sur Sieyès et répète avec
soin son comportement. Pour l'heure, on ne tire pas sur les
« anarchistes». Chaque chose en son temps. La semonce d' aujoùr-
d'hui est pour le groupe d'en face, monarchiste. Coup de
semonce, en effet, très littéralement, la brochure de Benjamin
Constant, et d'entente, on pèut le croire, avec Sieyès. (Jamais,
dans les circonstances où l'on se trouve, Benjamin n'edt pris
sur lui de lancer un écrit public sans avoir eu la précaution de
le soumettre, au préalable, à «l'abbé»; rappelons-nous sa
confidence de 1830: je le voyais, alors, «presque chaque jour» 2.)
Un avertissement donné aux fidèles de l'ancien régime. Atten-
tion, messieurs! Pas de malentendu! Ce qui se prépare n'est
aucunement ce que vos naïvetés pourraient cr9ire. Nous n'avons
pas coutume de travailler pour les autres.
Tout cela, comme il se doit, suggéré, et non point avec lour-
deur assené à l'auditoire. Du reste Benjamin s'adresse tout
autant à ceux que tenterait le retour à la monarchie qu'aux
tenants même du royalisme. Son texte même nous donne la
preuve que l'on reparle, en France, d'un rétablissement de la

1. Cf. RœDBRBR, Œuvres, t. VIII, p. 459; lettre du 9 janvier 1800.


2. Revue de Paris, 1830, t. XI, p. 119.
(1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA. PARTIE 261
royauté beaucoup plus qu'on ne le faisait en 1795, 1796, quand
il déclarait à sa tante, stlr de lui, que les partisans du trône
et de l'autel ne comptaient plus pour rien. En ce moment,
note-t-il, «des hommes de tous les partis semblent annoncer,
par leurs écrits et leurs discours, qu'une transaction serait
désirable». C'est là qu'il a son mot à dire. Benjamin Constant n'est
pas de ceux qu'on trompe avec de belles paroles.« Les transac-
tions avec les rois sont toujours sans garantie. » Et si l'on se
réfère à l'histoire d'Angleterre, qu'on ne cache point la vérité
sur certaines mesures notables dont s'accompagna la restaura-
tion de Charles 11; or, « les historiens de la monarchie ont tou-
jours», soigneusement, «rejeté ces détails dans l'ombre>>; et
le premier de ces détails, le plus intéressant à connaître, le
voici : «la spoliation des acquéreurs de biens nationaux en 1rlande »;
« spoliations »,cc dévastations >>, cc assassinats >>, << telles furent les
suites de la restauration de Charles 11. >>A hon entendeur, sa]ut.
Qu'ils le sachent bien, les naïfs séduits aujourd'hui par l'idée
d'un accommodement avec les royalistes, qu'ils en soient aver·.
tis, et qu'ils n'oublient pas de s'en souvenir : une restauration
monarchique, ce sont les acquéreurs de biens nationaux qui en
feraient les frais.
D'accord, d'accord, il faut un changement dans le régime
(Benjamin Constant a fait du chemin, en peu de temps; non
seulement depuis sa brochure si ardemment gouvernementale
de 1796, mais depuis même ses hosannas publics au Dix-huit
Fructidor);« nos maux Piennent, ille reconnaît, de la dictature
accordée au Directoire; le gouPernement que l'on nomme encore
constitutionnel dePient une suite d'usurpations »j avec le plus
tranquille aplomb, comme s'il n'avait jamais prononcé ses dis-
cours ultra-fructidoriens du 16 septembre 1797 et du 27 février.
1798. il désigne très carrément le Dix-huit Fructidor comme la
première de ces cc usurpations » détestables. En conséquence,
la Constitution de l'an III est à refaire, et bonhomme, allusif,
évoquant les vilaines persécutions anglaises contre les presby-
tériens, Benjamin laisse m-ême entendre (ses lecteurs ne sauront
rien de sa petite affaire privée avec l'abbé Oudaille) qu'il est
malsain, et inutile, d'ennuyer les gens sur le chapitre de leurs
croyances; inadmissible, allons, disons-le tout franc, d'appli·
quer « des châtiments que la raison réserve aux grands crimi-
nels, à des actions qu'une partie de la société considère comme
un dePoir et que les plus honn2tes, dans le parti contraire,
regardent comme indifférentes ou comme excusables ».
262 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1.799]
. Benjamin Constant déplore qu'en un temps où la situation
est grave- nos armées ont subi des revers; la coalition menace
nos frontières - la nation paraisse se désintéresser des pro-
blèmes politiques. Mais il s'en félicite intérieurement, car c'est
l'heure propice aux adroits pour mettre la main sur le pouvoir.
Le mot d'ordre du clan qui se prépare à tout envahir tient en
une formule simple : assez d'agitations, le repos, stabilité défi-
nitive.<< Ce que le peuple désire aujourd'hui, c'est le repos». Rappe·
lons-nous l'indication glissée par Benjamin à sa tante Nassau
le 6 décembre dernier, avec ce demi-sourire pertinent qui lui est
..habituel, sur la manière dont il faut savoir « présenter les
choses au peuple pour les lui faire agréer ». Tout est là, en
politique : la présentation, le vocabulaire; l'art d'inventer des
raisons spécieuses afin de masquer les mobiles véritables.
Lorsque l'équipe Sieyès-Lucien et son petit groupe de propa·
gandistes, l'œil fixé sur la récompense, décide de lancer le slo-
gan du« repos>>, c'est le sous-entendu qui lui importe: stabilité,
à notre profit; changer une bonne fois le système, afin que nous
en soyons les maîtres et les bénéficiaires. Et ne pas donner
l'impression, surtout - elle irait à contresens - que ce chan·
gement doit être obtenu au moyen d'une révolution nouvelle.
Pas de révolution, est-il besoin de le dire? puisque ce que l'on
reproche à ceux que l'on veut évincer, c'est de n'avoir pas su
mettre un terme· aux secousses. Revenir à la royauté serait une
révolution; et c'est ce dont personne ne veut plus. La Répu-
blique est là; c'est elle qu'il faut conserver.« Soutenir la Répu-
blique est donc l'intérêt commun de toutes les classes des Français».
Le salut, à la portée de la main, réside dans quelques amende-
ments, rien de plus, à la Constitution existante. De même
qu'en 1795, pour détruire la Constitution de 1793 et le suffrage
universel, Sieyès clamait à la tribune que cette charte était
sacrée, et que, sans toucher en rien à son esprit, un petit
nombre de « lois organiques » suffirait à la rendre parfaite, de
même en 1799, pour saisir la dictature, la consigne est d'accu-
ser les gouvernants d'avoir agi en dictateurs, et, pour renverser
la République, de jurer qu'on veut la sauver.
L'Ami des Lois, converti, décerne· des louanges à la bro-
chure de Constant, «antidote» de celle de Boulay (14 juillet)
et La Décade, où l'on est« philosophe», trouve excellente cette
publication (18 juillet 1). Les circonstances, cependant, se

1. Rosalie aussi en est satisfaite; le 3 aodt, elle déclare à son


[i799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 263
compliquent et Sieyès voit avec horreur les Jacobins faire des
progrès. Ce sont eux, le 27 juin, qui font voter, pour les dépenses
militaires, un emprunt forcé de cent millions - procédé, écrira
Benjamin,« destructif du droit de propriété 1 »-et, le 28 juin,
la levée en masse 1, avec cette mesure complémentaire où se
trahit bien l'intention diabolique et antisociale des « patriotes » :
la suppression du remplacement 3 • Le 6 juillet, Je Club des
Jacobins a reparu. Ces malfaiteurs n'ont pas osé tout de même
reprendre leur nom abhorré; ils ont intitulé leur cabale :
Réunion des amis de la liberté et de l'égalité et se sont fait donner
un local officiel : le Manège; deux cent cinquante députés en
font partie; c'est un chiffre. A la séance d'ouverture ont été
tenus des propos hideux : on a flétri le 9 Thermidor, on a exalté
les victimes de prairial an III, on a parlé de nationalisations. Le
12 juillet, l'assemblée du Manèg~ a crié d'une seule voix : «A
bas les voleurs! Vive la République!» Et bien que ces individus,
encore partiellement aveuglés sur les intentions de Sieyès,
l'aient invité en même temps que Barras à leur réunion de ce
jo~r-là (l'un et l'autre se sont excusés), il n'est pas sftr que par·
<< voleurs » ils entendent bien les gens qu'il faut; Talleyrand,
par exemple, est très mal vu chez eux, et c'est leur méchanceté
à son égard qui le chasse (19 juillet) du ministère où il était
parvenu à s'accrocher encore au lendemain du 30 prairial. Le
18 juillet, le député Bach a réclamé, pour la fabrication des
armes, la création de manufactures d'Etat. Où va-t-on! Et le
même forcené propose de s'en prendre aux grosses fortunes
pour l'impôt de guerre. Les grosses fortunes sont assez
visibles, à Paris, et assez insolentes pour qu'on ne risque pas
d'erreurs dans le choix des noms à inscrire sur la liste; ceux
que la guerre enrichit. sans doute est-il raisonnable de les
inviter à un geste exceptionnel. Comme on voit, du délire;
l'entrée dans la subversion; la République prise au sérieux.
frère que ce << livre » de Benjamin, qui sans doute « mécontentera »
certaines gens, fait honneur « à son génie et à son courage ». Du
côté de chez Samuel, on commence à se dire que le neveu et cousin
est en passe, cette fois, de réussir.
1. Mémoire sur les Cent-Jours•
. 2. Sur les 200 000 hommes appelés le 24 septembre 1798, 74 000
seulement avaient rejoint.
3. Restait, par bonheur, l'exemption pure et simple, que les
honnêtes gens, s'ils y mettaient le prix, devaient toujours savoir se
procurer auprès des médecins du recrutement.
264 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN (1.799]
Plus que jamais, les honnêtes gens peuvent. bénir Sieyès d'exis-
ter. Le 12 juillet, une violente bagarre a éclaté, en plein Paris;
entre Muscadins et Jacobins. Les jeunes gens de bonne famille,
qui n'ont plus bougé depuis Vendémiaire, redressent la tête,
sentant le vent. Le sabre et l'argent s'unissent dans l'ombre.
Dès lors les Muscadins peuvent jouer de nouveau aux mata-
mores, et ils font savoir aux « anarchistes » qu'on devra compter
avec eux.
Germaine est repartie pour Coppet. L'Ami des Lois du 8 juil-
let déclare qu'elle a été «expulsée 1 ». C'est trop dire; mais
Quinette, à l'Intérieur, n'est pas son ami, et Barras a dd lui
conseiller l'éloignement. La Suisse est un champ de bataille;
pas le pays de Vaud, qui reste épargné; mais il est prudent
pour les Necker, père et fille, de conjuguer en ce moment leur
gloire et de veiller, coude à coude, à la pro~ection de leurs
capitaux. Le 11 juillet, Benjamin a écrit à sa tante une lettre
où figure un bien joli paragraphe. Il s'était tu, on s'en souvient,
strictement, en 1798, lors de l'intervention française en Suisse,
et de la prise de Berne, et du massacre de Stans. Il a trouvé
pour Mme de Nassau, qui n'a aucune idée de ce que fut le dernier
coup d'État parisien, une explication émouvante : « L'un des
motifs principaux, dit-il, du renversement qui s'est opéré dans
notre Directoire a été le sentiment profond du mal que le crime
commis en Suisse a entraîné sur nous-mêmes.» Châtiment céleste;
psaume de la pénitence; la France, avec l'abbé S~eyès, faisant
réparation. Si les citoyens La Revellière-Lé peaux et Reubell
sont tombés de ce fatte où ils étaient montés, c'est.qu'authenti-
quement ce sont des « déchus », au sens religieux du terme, des
pécheurs, de grands coupables; ils avaient causé les maux de
la Suisse; la France en a été punie par de cruels revers. et a
chassé de leur palais ces déprédateurs ... Inattendue, cette vision
du 30 prairial à l'usage d'une vieille dame huguenote. Benjamin
s'amuse. Encore une démonstration du talent qu'il se reconnatt
pour le maquillage. Confiance! Confiance! L'avenir est enso-
leillé. Certes, un peu de fièvre se manifeste à Paris, « mais je
crois qu'il y a beaucoup moins de danger qu'il ne paratt )) 2 ; la

1. Il n'est pas sans intérêt d'observer que L'Ami dea Loia dissocie
maintenant Benjamin de Germaine; il loue la brochure de Constant
et ricane sur l'expulsion de la « baronne ».
2. La réapparition du Club des Jacobins avait d'abord, cepea·
dant, alarmé beaucoup Benjamin Constant. Nous en avons la preuve
[f799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 265
France va vers un ordre sûr;« tout le monde est si fatigué qu'il
a'y a plus moyen de recommencer l'agitation». Ce qu'il n'ajoute
point dans cette lettre pour Lausanne, mais qui constitue, dans
son cœur, sa plus ferme raison d'espérer, c'est que les Jacobins
auront beau faire et rêver des pires socialisations, la plèbe est à
la merci de ses supérieurs naturels; les faubourgs sont désarmés;
l'alliance est scellée désormais entre les généraux et les amis
de l'ordre. Les canons sont en bonnes mains. «Je vais passer
trois mois à la campagne ,,, indique Benjamin à sa tante -
le temps de laisser agir les artisans du Bien. Ses chères études
l'appellent dans la paix des champs; il lui faut achever cette
traduction de Godwin, « promise depuis si longtemps t »
et qu'attend la France. «J'ai publié un petit ouvrage histo-
rique >>. En somme, comme toujours, un sage, un méditatif,
étranger, par tempérament, aux ambitions humaines, qui vit
surtout dans le passé et se borne, concernant la vie politique,
à la lucidité de l'observateur, serein et sans pessimisme.

•*•
Sieyès, à la mi-juillet, donne brusquement un coup de barre.
Il estime le moment venu de rompre avec les Jacobins et de
fournir des gages décisifs à ceux qui doivent assurer son avène-
ment. Le 14 juillet, sans nommer personne encore, mais intelli-
gible à droite comme à gauche (les Muscadins vont l'accla-
mer}, il dénonce les prétentions intolérables de ces remuants
qui « n'étant chargés officiellement de rien, veulent obstiné-
ment s'occuper de tout ,>; dix jours plus tard, il confie la
Police générale à quelqu'un qu'il tire de l'ombre à l'impro-
viste; un revenant : Fouché. Fouché, dans l'opinion, c'est un

dans une lettre adressée par lui, le 8 juillet 1799, au suédois Brinkman,
-parlant des « factions qui s'annoncent et qui nous promettent le renou-
Pellement de tous les malheurs »; << nous disputons, disait Benjamin,
notre précaire existence à la bêtise et à la férocité». (Cf. BENGT HASSEL-
ROT, N ouPeaux Documents sur Benjamin Constant et Mme de Staël,
Copenhague, 1952, p. 74.)
1. Dans une note, aux dernières pages de sa brochure (p. 86),
Benjamin Constant faisait allusion, en effet, à sa « traduction de l'ou-
Prage de Godwin, qui pa paraître incessamment,,.
'

- .......
266 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
terroriste. Mais Sieyès sait ce qu'il fait. Les Jacobins peuvent
croire d'abord que Fouché reste leur ami. Pas mauvais non plus ..
que les royalistes aient la conviction que leurs chances, telles
quelles, sont nulles. On a ôté Talleyrand à Sieyès; il prend
Fouché, qui vaut mieux, au poste surtout où ille met. Fouché
a collaboré à la chute de Robespierre. II l'a fait à l'heure où
l'Incorruptible avait résolu de soumettre à enquête sa gestion
de proconsul, à lui Fouché, et celle de Barras, et celle de Tal-
lien. Si quelques-uns, en 1799, ont oublié ce détail, qui remonte à
1794, Sieyès s'en souvient. Fouché est exactement l'homme qu'il
faut, dans l'affaire actuelle. Pour faire une politique sociale
d'extrême-droi te, rien de meilleur qu'un homme d'extrême·
gauche rallié en secret et qui ne s'est pas encore démasqué.
Parallèlement, Sieyès s'est résolu à prendre pour collaborateur
armé, le jour où l'on s'emparera du pouvoir, le général Joubert.
Il lui a fait donner l'armée d'Italie et compte que ses troupes
lui vaudront le prestige du vainqueur, nécessaire à l'éblouisse-
ment des foules que l'on doit asservir. Le triumvirat qu'il envi·
sage, préalable à sa toute-puissanc e personnelle, serait donc
ainsi composé : lui-même, Lucien Bonaparte et Joubert.
Agir devient urgent, car les 7, 8, 10 et 11 août, les Cinq-Cents
se sont réunis en comité secret pour examiner la question des
concussionnaires à qui seront demandés des comptes. Si Barras
a pu éviter d'être mis sur la liste, et si le clan militaire est par-
venu à y faire inscrire Faypoult, le commissaire, au lieu et place
de Championnet, le général, Talleyrand, hélas, est visé. Sieyès
joue maintenant, à fond, la carte du« spectre rouge» (langage
du coup d'État suivant). Le 27 juillet, dans un discours pathé·
tique, il a fait le serment(« j'en jure par la République!») que, tant
qu'il sera là, le« monstrueux pouvoir» de 1793 n'aura« pas de
retour>>, et les Anciens, où Lucien dispose d'excellents collabo·
rateurs, retirent aux Jacobins leur salle du Manège. Le 6 août,
Sieyès obtient d'un groupe bancaire (Mallet, Germain, Fulchi·
ron, et le Suisse Perregaux) un prêt de trente millions et, le
10, dans un nouveau discours, Sieyès jette la malédiction sur
(( les ennemis de l'ordre », dont le but, parait-il, n'est que (( de
gouverner à quelque prix que ce soit >>; (( Français! Vous save~
comment ils gouvernent >>1 Et Lucien s'est écrié, le 11 : ((Dès que le
torrent réyolutionnaire gronde dans le lointain, nous savons qu'il
faut poser la digue, sinon il n'est plus temps »! Voici la première
pierre de la digue: Sieyès donne l'ordre à Fouché de fermer le
club des Jacobins. ·
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 267
Le 20 aotît, dans une lettre à Henri Meister, Mme de Staël
annonce avec bonheur : « On est maître des Jacobins 1 >>. Le
27, elle adresse à son correspondant un autre bulletin, d'après
les nouvelles que Benjamin lui fait tenir; tout va hien;« tranquil-
lité générale, et force à Sieyès, c'est-à-dire à la Yéritable Répu-
blique » - la République comme on l'entend, à Coppet et à
Luzarches, le mot pour désigner le contraire de la chose. Un
incident s'est produit, sans gravité réelle : Joubert s'est fait
tuer (à Novi, 15 aotît). Bah! On trouvera sans peine, chez les
militaires, un opérateur de remplacement pour les moulinets
de rapière indispensables, l'heure venue. D'Hérivaux, le 3 sep-
tembre, Benjamin Constant commente pour l'oncle Samuel sa
brochure que Mme de Staël s'était chargée de lui remettre. On
sait déjà le ton qu'il prend lorsqu'il écrit à la famille; << dans un
moment, prononce-t-il, où les événements de la guerre, au-
dehors, et les fautes commises, au-dedans, mettent également
la République en danger, il m'a été doux de prouver que j'étais
attaché à cette cause, d'opinion, et indépendamment du succès»;
maintenant, c'est Godwin qui retient toute son attention,
Godwin et quelques analyses en marge. Benjamin assure
Samuel que l'ouvrage est à l'impression 2, et la note qu'il avait
jointe à sa plaquette du début de l'été signalait au public qu'on
trouverait dans son prochain livre, imminent, « un examen
approfondi de tous les principes d'une Constitution républi-
caine ». Hasardeux, cela. S'il est vrai, comme Benjamin l'affirme
ce 3 septembre, que son ouvrage est déjà sous presse, il faut
qu'il en ait lui-même différé le lancement, car Brumaire arrivera
avant qu'ait vu le jour ce traité doctrinal. Il n'est pas interdit
de penser soit que Sieyès, consulté, a fait des objections, soit
que Benjamin, tout seul, aura juré prudent de s'abstenir 3 •
Une phrase, toutefois, s'ajoute ici, pour l'oncle, aimablement.
Benjamin lui donne, en deux lignes, un aperçu du livre à
paraître et de ses intentions; seule lumière que nous ayons sur
un travail qui nous restera dérobé; « cette revue de toutes les

f. « ll ne reste plus qu'à les fermer», ajoute-t-elle, sans savoir


encore qu'à cette date la chose est déjà faite.
2. « Je suis fort occupé de l'impression de l'ouvrage politique
annoncé depuis si longtemps» (3 septembre).
3. Les «principes d'une Constitution républicaine»? Sujet bien
délicat en ce moment...
268 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
opinions soit-disant populaires, déclare ce clinicien, m'a confirmé
dans mon aversion contre la plupart des mesures que l'on prend
sous le prétexte de consolider la République ». OnP Pas Sieyès,
bien sO.r; mais ce Corps législatif où grouillent les gens à idées
fausses, les théoriciens de l'anarchie. On les voit à l'œuvre, ces
destructeurs, avec leur emprunt forcé que Benjamin, vigou-
_reusement, qualifiera, le 1er octobre 1, des épithètes adéquates :
un geste «exécrable autant qu'inutile>).
Les républicains du type « atroce )) se livrent, en aoO.t et
septembre 1799, à de telles manœuvres qu'il faut y parer coO.te
que coO.te. Le 29 aoO.t, aux Cinq-Cents, le démagogue Briot
réclame la création d'un corps de «préfets militaires, chargés
d'assurer auprès des armées le contrôle permanent de l'autorité
civile». Nouvelle atteinte à l'honneur des généraux. Nos
troupes ont dO. abandonner Milan, Macdonald s'est fait écraser,
'armée Joubert a été défaite, quarante mille anglo-russes
débarquent en Hollande; le 13 septembre, Jourdan propose de
déclarer « la Patrie en danger »; constatation d'un fait trop
évident, mais les honnêtes gens flairent tout de suite la menace :
sous le prétexte des nécessités nationales, on cherchera à les
ennuyer, on s'en prendra à la fortune, on touchera à la liberté
économique. Aussitôt Marie-Joseph Chénier fonce 2, soutenu
par Lucien qui s'écrie : « J'entends parler de dictature ... ))
Boulay de la Meurthe, président, tout dévoué à la bonne cause,
gagne du temps; il fait ajourner la décision au lendemain, et,
dans la nuit du 13 au 14, Sieyès congédie Bernadotte qui devient
· suspect. Le 14, le vote donne 171 voix à la proposition Jourdan,
et 245 contre. Les gens de bien l'ont échappé belle. Sieyès, par
ailleurs, répétant Benjamin, souligne l'aspect essentiel de sa
passion républicaine; jamais il ne pactisera avec les tenants du
passé. Regardez, dit-il avec ·horreur (discours du 7 septembre),
regardez ce qui se produit « dans les Républiques alliées ))
envahies par la coalition : partout« le premier acte des vainqueurs
a été de dépouiller les acquéreurs de biens nationaux»! Avec nous,
avec nous, les nouveaux possédants! Nous vous défendrons à
la fois contre les royalistes qui voudraient vous reprendre leurs

1. Benjamin Constant à son oncle Samuel, 9 vendémiaire an VIII;


Recueil Ménos, p. 158.
2. Marie-Joseph Chénier, note LA REVELLIÈRB dans ses Mémoiru,
«contribua activement à la destruction» du régime. (Op. cit., II,
360.)
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 269
châteaux et leurs terres, et contre les gueux babouvistes qui en
veulent à la propriété elle-même. Le Directoire s'applique,
comme il peut, à rendre inopérante 1'« exécrable» décision arra-
chée par les Jacobins aux Conseils sur l'emprunt forcé. Il a fait
instituer des «jury d'équité» chargés de répartir les imposi-
tions, et l'on imagine le nombre des moyens efficaces dont dis-
posent les personnes honorables pour convaincre ces « jurés »
locaux de se montrer compatissants. Il faut trouver cent mil-
lions. Les jurés, en leur âme et conscience, ne parviendront à
découvrir, dans tout le pays, que soixante-dix millions dispo-
nibles. Encore les protestations et les gémissements ont-il été,
de toutes parts, d'une telle abondance et d'une telle vigueur. que
l'estimation, bientôt, va se réduire à cinquante millions. L'Exé-
cutif ne se prononce pas. Il diffère. Il réfléchit. Au début de
novembre, l'emprunt forcé reste encore abstrait.
Les archives de Coppet conservent le brouillon, inachevé,
d'une lettre que, le 15 septembre 1, Mme de Staël adressait à
Barras. (L'a-t-elle envoyée? Je l'ignore) : «Je suis restée plus
longtemps que je ne comptais loin de vous, mon cher Bar-
ras[ ...]. Le mauvais temps va me ramener. Je souffre extrême-
ment d'être loin de Paris, au milieu des mauvaises nouvelles [...]
V ow me trouverez singulièrement vive en patriotisme depuis nos
malheurs [...]. Ma confiance en vous me soutient. Je vous crois
éminemment les qualités nécessaires dans le danger [...]. » Le
17, à Meister, elle dit qu'elle attend Benjamin, aux environs
du 10 octobre, entre le 10 et le 15; il doit venir la chercher et
ils regagneront Paris ensemble. Un récent message de son ami
lui a confié que Talleyrand, par« arrêté secret du 1er septembre>>,
a été nommé ministre des Finances - ce qui serait hien sédui-
sant pour l'« évêque»; il« hésite» néanmoins; il balance encore
s'il acceptera. Germaine se défend d'avoir aucun avis sur la
décision qu'il doit prendre; ce qu'elle verrait avec plaisir, èn
tout cas, c'est le renvoi de Lindet, lequel est « décidément
un imbécile ». Qu'il ait laissé passer au Corps législatif le
monstrueux prélèvement que l'on sait- son principe du moins
- l'affaire suffit à juger l'homme. Le 8 octobre, Benjamin
n'a toujours point paru en Suisse. Rosalie, qui sait l'intérêt

t. M. d'Haussonville, qui nous a révélé ce document, l'a publié,


dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1913 sous la date du
« 29 fructidor » an VII.
270 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
qu'on prend, dans la famille, aux chances que peut avoir, en
France, l'ambitieux cousin, mande à Charles que Mme de Staël
«attendait» Benjamin ces jours-ci; mais non; il est retenu,
toujours, dans la capitale, où la politique réclame toute son
attention; « il ne peut quitter sa chère République, surtout
quand il la croit un peu malade ».

•*•
Coup de tonnerre. On apprend à Paris, le 14 octobre, que
Bonaparte, tout soudain, est revenu d'Égypte. Il a débarqué
le 9 à Fréjus. Il arrive. II doit être à une journée de voiture.
Comment a-t-il fait? On le croyait perdu dans les déserts, le
barrage de la flotte anglaise dressé entre la France et lui. L'ar-
mée dont il est le chef, l'armée dont il est responsable, comment
pouvait-on supposer qu'il la planterait là, cyniquement, pour
revenir en trombe, fiévreux, avide, l'œil allumé? C'est qu'il les
voit trop hien venir, ses frères, et Sieyès, et Barras, et Tal-
leyrand, s'accommodant sans déplaisir de son absence 1• La
curée sans qu'il en soit? Ils rêvent. Il veut sa part, vautour
major, et surgit au milieu du jeu, toutes griffes tendues. ·Ger-
maine de Staël, à la fin de sa vie, croyant sans doute, comme
Benjamin, qu'on ignore, dans le public, les secrets de son passé
et tout l'élan, gonflé d'espoir, qui la jetait jadis vers Bonaparte,
Germaine de Staël, dans ses Considérations (quatrième partie,
chapitre 1), nommera Bonaparte ce« fatal étranger». Elle mon-
trera, pertinente, cette« double adresse» qu'il avait« dans l'art
d'éblouir les masses et de corrompre les individus ». Elle écrira :
«Bonaparte trouva le moyen de faire passer ses revers en Égypte
pour autant de succès» et «on l'appela», dans la foule, «le
vainqueur de l'Orient >>. Elle observera, en toute exactitude,
que la situation militaire de la France avait été parfaitement
rétablie avant le retour du rapace. (C'est le ter octobre que
Benjamin, rassuré, a pu dire à l'oncle Samuel:« Nous recevons
la nouvelle de la victoire remportée par Masséna à Zurich.»)
Bernadotte, à la Guerre, avait « réorganisé nos armées >> et « ce
n'était donc plus les revers de la France au-dehors qui faisaient

1. Telle est la hâte de Bonaparte, et sa crainte d'arriver trop


tard, qu'à Lyon il a quitté ses compagnons et a pris, seul, une voi·
ture légère pour se ruer vers la capitale.
[1799] BENJAM IN GAGNE ENFIN SA PARTIE
271
désirer Bonaparte, en 1799 » 1• Rœderer, dans ses Mémoires, ne
cachera point la vérité, toute simple : « Je Poyais à Bonaparte le
plus puissant des auxiliaires : l'Argen t 2 ». Avec une moindre
candeur, Germaine reconnaîtra que les Français n'avaie nt plus
besoin, pour les sauver, de Bonapa rte; la République s'en était
chargée;« mais la peur que causaient les Jaeobins le serPit puis-
samment » - autrem ent dit, sous une périphrase, la constat a-
tion même de Rœderer. Chez qui, cette peur? Non certes dans
la plèbe pour qui travaill ent les «Jacob ins»; on lui jette dans
les yeux, à la plèbe, pour la rendre aveugle, des poignées de
gloire; honneur au conqué rant de l'Italie, au vainque ur des
Pyramides! La peur, c'est les nantis qu'elle tient au ventre,
profiteurs et accapareurs. « La majorité des honnêtes gens, dit
Germaine, craignant le retour des Jacobins, souhaitait que le
général Bonaparte ait l' aPantage; mon sentime nt, je l'avoue ,
était fort mélangé»; comme toutes les personnes de sa classe,
Mme de Staël a horreur des« anarchi stes», qui sont la honte de
l'espèce humaine; elle aurait donc été tentée, elle en convient, de
souhaiter l'avènem ent du général.« Mais j'éprouvais néanmoins,
à l'idée de son triomphe, une douleur que je pourrais appeler
prophétique a. » Assistons à cette « douleur ». Le 15 octobre,
Germaine reçoit la merveilleuse nouvelle, et saute sur sa plume
pour crier à Meister son enthous iasme: Il a reparu!<< C'est un
grand éPénement. Cet homme de plus paut une armée 4 1» Et trois
mois plus tard, le 9 janvier 1800, elle rappellera à Rœderer :
« Quelle femme s'est montrée, dans tous les temps, plus enthou-
siaste que moi de Bonapa rte 6 ? »
Le triomph ateur d'Abou kir et de Saint-J ean-d' Acre arrive,
en effet, juste à temps. Les choses, pour la classe entreten ue,
prennen t _une tournur e alarman te. Le 29 octobre, les conseils
ont voté une loi suspend ant les « délégations » accordées aux
gens de finance jusqu'à apurem ent de leurs comptes, et, le 31,
les Anciens proposent de remplacer l'empru nt forcé par une
augmen tation des impôts directs - initiativ e odieuse, car si
les nantis compta ient hien, individuellement, s'arrang er au

f. Mme DE STAEL, CoTUJidératioTUJsur la RéPolution française (s. d.),


pp. 336, 347' 348.
2. RmnERE R, Mémoires (extraits, 1942), p. 104.
3. Mme DE STAEL, op. cit., p. 333.
4. Mme DE STAEL, Lettres à Meister, p. 163.
5. RŒDERE R, ŒuPres, t. VIII, p. 459.
272 BENJAMIN CONSTANT KUSCAD.IN [i799]

mieux avec les agents du Trésor pour échapper aux inconvé-


nients de l'emprunt, l'impôt était une autre affaire, qui laissait
ouvertes beaucoup moins d'issues. La petite bande thermido-
rienne, au surplus, veut en finir avec un système électoral, si
prudent soit-il, qui ne lui procure, ainsi que l'écrivait Mallet
1
du Pan en 1796, qu'une« manutention passagère du pouYoir» • En
fructidor, elle s'était sentie menacée à droite; en floréal, à
gauche; elle est résolue, désormais, à échapper en même temps
aux dangers de droite et aux dangers de gauche, à transformer
sa manutentio n passagère en manutentio n permanente . Les
républicains ont compris que le bien commun exige une écono-
mie dirigée, comportant pour premier article le rétablissem ent
du maximum. C'est pourquoi, en cet automne ! 799, l'heure
de l'action est venue pour ceux qui possèdent l'Etat et n'en-
tendent pas que la nation l'ôte à leurs serres. De même qu'en
1851 l'opération du 2 décembre paraîtra indispensab le aux
mêmes gens parce qu'il faut à tout prix, et sans que le peuple
voie le secret, agir avant les élections de 1852 où tout annonce
une poussée à gauche, de même, fin 1799, c'est l'heure, avant
que ne soient trop proches les élections de l'an VIII, c'est
l'heure prescrite, l'heure ultime, pour le coup de force. Bona-
parte est arrivé à Paris dans J'i nuit du 15 au 16 octobre. Vingt-
cinq jours, et ce sera le Dix-huit Brumaire (9 novembre 1799).
Le Corse s'est imposé aux gens de la conjuration. Il est bien
placé; il a Lucien pour plaire à gauche et Joseph pour plaire
à droite; les banquiers ont besoin d'un sabre; le sien a tout
l'éclat voulu; les « penseurs »sont pour lui; l'Institut l'a trouvé
très bien dans l'hiver 1797-1798, ami des lumières et parlant
de la « prêtraille » comme il faut; dans ces parages voltairiens
on goftterait fort un despotisme éclairé; solidement bourgeois.
Talleyrand 2 et Rœderer se dépensent, en ces semaines prépa-
ratoires, pour conjuguer les intérêts de Sieyès et de Bonaparte;
car le prêtre a d'abord froncé les sourcils quand, au beau milieu
de ses intrigues, s'est abattu, brutalemen t, ce convive très gros
mangeur. Le cas de Barras reste à régler. Barras, protégé par
le sort avec une constance miraculeuse , n'a jamais vu son nom
sortir de l'urne d'où partait, constitution nellement, chaque

t. MALLET DU PAN, op. cit., II, tf1.


2. Benjamin Constant soulignera, en 1830, la<< part active» qu'a·
prise Talleyrand dans <<la crise» d'où sortit Brumaire. (ReYue de
Paris, t830, t. XVI, p. 231.)
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 273
année, l'exclusion d'un des Directeurs. Barras est l'inamovible.
Barras n'a pas quitté le pouvoir depuis 1795. Mais peut-on
vraiment le conserver dans la dictature qu'on médite? Le péril
étant «jacobin» et la faction militariste et bancaire qui s'ap-
prête à saisir la France ayant adopté la tactique de brandir la
probité comme son drapeau, Barras est bien encombrant. Une
feuille malfaisante, L'Ennemi des Tyrans, a décrit Barras
comme suit; le 4 septembre : « Le scélérat le plus dégradé que
la Révolution compte dans ses rangs [...] ; son nom passer~;t à
la postérité chargé d'horreur et d'infamie.>> Incommode, quand
on joue les purs, d'avoir un Barras avec soi. Sieyès et Bona-
parte, l'un figurant la Haute Sagesse et l'autre la Gloire des
Héros, tous deux plus réalistes que personne, savent trop qu'ils
ne sont, au vrai, que les délégués des pourris et que la mission
qu'on leur remet est d'installer la pourriture, d'établir un sys-
tème où ceux qui exploitent le pays se sentiront l'esprit tran-
quille pour vaquer, durablement, à leurs occupations. L'art-
langage Benjamin - de « présenter les choses au peuple de
façon à les lui faire agréer >>, requiert une terminologie spéciale
mais facile. Il suffit de dire «ordre» lorsque ce qu'on prépare
n'est que l'immobilisation violente du désordre, de dire << paix »
lorsqu'on s'en voudrait de renoncer à des campagnes qui sont
les sources naturelles d'enrichissement pour les généraux et les
fournisseurs, de dire « loyauté, honnêteté, civisme », lorsqu'on
obéit à des mobiles et que l'on se propose des fins où ces vertus
ont peu de part. Encore faut-il veiller à la crédibilité du pro-
gramme. Garder Barras, qu'on a vu de trop près (Sieyès, quant à
lui, bénéficie de ses mœurs de taupe et Bo·naparte de son éloi-
gnement; italien, d'abord, égyptien ensuite, il n'a été parisien,
au total, que bien peu de mois depuis 96), placer Barras dans
]'.Exécutif tout puissant dont on élabore la structure, non; ce
serait donner dans l'invraisemblance, et compromettre l'entre-
prise. Mais Barras n'est pas un têtu. Il tremble un peu, en
outre, devant ce qui va se produire; il a des craintes; il ne
désire point absolument s'y associer. Pourvu qu'on mette le
prix à son désintéressement, Barras consent à s'effacer. Sieyès
est son atné, de sept ans («le prêtre», en 1799, a cinquante et
un ans) mais n'éprouve aucune lassitude : il n'a pas encore
donné sa mesure; c'est maintenant, il se l'imagine, que s'inau-
gttrent ses grands jours. Barras est un peu las. II regarde avec
une indulgence compréhensive ce maigre petit Bonaparte, et
ses trente ans dévorateurs. Pour sa part, un château, un
10
274 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
domaine, joints à une dotation confortable, feraient son affaire,
et Rœderer lui a préparé, pour sa démission, une lettre ad
usum populi : «Engagé dans les affaires publiques uniquement
par ma passion pour la liberté et pour assurer aux défenseurs de
la patrie ces soins particuliers qui ne poupaient leur être plus
constamment donnés que par un citoyen anciennement témoin de
leurs Pertus héroïques et toujours touché de leurs besoins [etc.] >>;
Barras se retire parce que «désormais les périls de la liberté sont
surmontés et les intérêts des armées garantis 1 ».
Le 2 novembre, Rosalie la guetteuse, toute habitée par l' espé-
rance, note que si Benjamin ne vient toujours pas chercher sa
tendre amie, c'est que ce n'est guère le moment, pour lui, de
s'absenter; passionnant,. son jeu, à Paris; il est« très lié apec un
des Cinq, celui de Berlin»; ça marche, ça marche; «il finira par
jouer un rôle». Lucien a été élu président des Cinq-Cents pour le
mois de novembre. Le coup est donc sûrement pour ce mois-ci.
Benjamin s'est mis en route, le 5. Il a mandé à Germaine que
c'était le moment 2, qu'elle devait partir, de son côté, si elle
voulait- et Dieu sait qu'elle y tient!- être là pour la journée
dont tout indique l'imminence et qui décidera de leur avenir,
en France, à tous deux. Il n'a pas le temps d'aller jusqu'à Cop-
pet. Ilia retrouvera à telle étape. Bien sûr, elle est« toujours
proscrite », et c'est bien pourquoi elle a tar<Jé à reparaître
dans la capitale, mais Benjamin se fait fort de l'y introduire;
et puis, maintenant, tout va changer. Le 7 novembre, le
député Engerand a protesté contre la plaisanterie de ces

1. Voir la lettre entière dans les Mémoires de RŒDERER, édition


Aubry, 1942, pp. 107-108.
2. Une petite obscurité, ici. Benjamin dira en 1830 : «Du 14 au
17 [brumaire] j'étais allé au devant d'une amie toujours proscrite;
je n'ai su que le 17 au soir les préparatifs immédiats d'une Journée
prévue dès longtemps. » (RePue de Paris, 1830, t. XI, p. 120.) Cepen-
dant, Germaine écrit, de son côté : « Le 18 Brumaire, j'arrivai de
Suisse à Paris, et comme je changeai de chevaux à quelques lieues
de la ville, on me dit que le directeur Barras venait de passer [... ]
accompagné par des gendarmes.» (Considérations, partie IV, ch. Il.)
Lequel des deux dit la vérité? Ils s'accordent, du moins, sur un
point important : pendant l'affaire, à Saint-Cloud, Benjamin est là,
« spectateur »; il l'indique expressément dans son texte de la RePue
de Paris, et Germaine confirme : <<Un de mes amis, présent à la
séance de Saint-Cloud, m'envoyait des courriers d'heure en heure. »
(Considérations, id.)
(f799) BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 275
cent millions décrétés depuis le mois de juin et !JUe d'inter-
minables roueries dilatoires refus enttoujours à l'Etat. Enge-
rand demande que les Conseils ordonnent aux riches de payer
sur-Ie-champ. Le 8, les auxiliaires de la faction parviennent à
faire reporter la décision au lendemain. La proposition Enge-
rand, c'est le feu aux poudres. La bâtisse législative doit sauter.
Elle saute, le 9 novembre. Les députés sont jetés dehors
manu militari. Les deux premières mesures prises par l'Exé-
cutif rénové donnent au Dix-huit Brumaire son sens vrai :
le 10 novembre, les « délégations » financières sont rendues
aux banquiers; plus question d'« apurement» préalable; le
19 novembre, abolition de l'emprunt forcé sous cette forme
d'impôt progressif sur les contributions foncières que lui avaient
donnée les Conseils 1•

.,. * .,.
Dans ses tardives Considérations sur la Révolution française,
Mme de Staël confie à ses lecteurs que, le 19 brumaire, lorsqu'elle
apprit « que le général Bonaparte avait triomphé », les larmes
l'étouffèrent.« Je me sentais une difficulté de respirer»; je« pleurai»,
dit-elle, la «liberté>> morte 2• Et tout pareillement Benjamin,
. en 1830: «Le 18 au matin, spectateur plutôt que complice [ce
plutôt est un peu maladroit], je courus à Saint-Cloud, non sans
incertitude et douleur, et je contemplai l'écroulement, pour qua-
torze années, de tout gouvernement représentatif» 8 •
Benjamin Constant se persuade, en 1830, que personne ne
lira jamais ses vieilles lettres intimes, et que le public ignorera
ce qu'il écrivait, en 1800, avec cette noble retenue qu'on lui
connaît, à l'adresse de sa famille vaudoise : le Dix-huit Bru-
maire? «un événement que j'ai beaucoup désiré, je l'avoue» (à
l'oncle Samuel); mon entrée aux affaires?« je l'ai beaucoup dési-
rée», c'est vrai,« non comme bonheur-en est-il dans la viei'-
mais comme occasion de remplir un devoir» (à la tante Nassau).
1. Proclamation Bonaparte du 19 brumaire:« Les idéu conPersa-
trice8, tutélairu, libéralu, sont rentrées dans leurs droits )). Bien intéres-
sante aussi, cette affiche du 18 : «Tout crédit public est éteint [... ],
tous lu rePenus de l'ouPrier sont suspendus [... ]. Nous entrons dans
un hiver où le pauPre est menacé de se trouPer sans ouPrage et le riche
sans sftreté [etc.]. >>
2. Mme DE STAEL, op. cit., IV, n, p. 333.
3. Cf. RePue de Paris, 1830, t. XI, p. 120.
276 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
Et si nous n'avons pas les lettres de Germaine à son père au
lendemain de la divine j~urnée, du moins pouvons-nous en
admirer le reflet dans les réponses du banquier. De Necker à
Mme de Staël, 25 brumaire an VIII : «J'ai reçu ta lettre, bien
attendue, du 20. Tu me peins avec des couleurs animées la joie
de Paris et la part que tu prends à la gloire et au pouvoir de ton
héros»; et du 28 brumaire : <<J'ai reçu ton billet du 22 [ •••].
Voilà donc un changement de scène absolu. Il y aura un simu-
lacre de République, et l'autorité sera toute dans la main du
général. >> Quel bonheur!« On donnera sans doute beaucoup aux
propriétaires, en droits et en force ·armée». C'est le paradis, et
Necker, toujours pratique, interroge sa fille, dès le 25 : ne
croit-elle pas l'instant propice pour vendre leurs« inscriptions de
tiers consolidé, qui sont beaucoup montées »1 i' Le vieux monsieur,
qui avait gardé sur le cœur l'indifférence méprisante du « héros >>
à son égard, et sa politique helvétique, se rallie maintenant à
petits pas:« J'entends mieux ton enthousiasme pour Buonaparte >>,
confiait-il à Germaine;« tout repose malheureusement sur une
vie, mais il est jeune et la Fortune nous le conservera 2 ».L'exalta-
tion de Benjamin, les 18 et 19 brumaire, se teinte, les jours
suivants, d'inquiétude. Est-ce qu'une fois de plus les gens qu'il
a servis en vue d'un pourboire sérieux vont laisser vide sa main
quêteuse? Dès le 15 novembre, ne voyant rien venir, il a fait
tenir à Sieyès le billet que voici :
Au citoyen Sieyès, Consul de la République française.
Pour lui seul.
Citoyen Consul,
Sans la gradualité qui probablement va faire partie de la
Constitution nouvelle, je ne vous écrirais assurément pas pour
vous demander une place. Celle de député était la seule que je
désirais parce que je crois que j'y servirais la liberté. Mais
puisqu'on dit que, dès les élections prochaines, il faudra, pour
y arriver, avoir été administrateur de département ou commis-
saire, j'ai cru devoir faire une démarche pour être nommé, soit
dans le Léman où je suis né [sic] et où je pourrais être fort utile
à Genève, soit dans Seine-et-Oise où je suis domicilié depuis
trois années et administrateur municipal. Je préférerais ce der-
1.. D'HAussoNVILLE, Mme de Staël et M. Necker d'après leur cor-
respondance inédite, 1.925, pp. 1.01-104.
2. Archives de Coppet. (Cf. P. GAUTIER, Mme de Staël et Napo-
léon.)
[1799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 277
nier comme m'éloignant moins de vous. Quant à celui du Léman,
on y a nommé, je crois, le citoyen Girod, député de l'Ain, homme
estimable sous tous les rapports, mais on assure qu'on adjoindra
un simple citoyen à chaque député chargé de mission pareille.
Vous jugerez, citoyen Consul, si ce que je désire est possible
et convenable. Aujourd'hui que les destinées de la République
se rattachent à votre nom, il me serait doux de la servir sous ce
nom qui rappelle à l'Europe les premiers principes de la liberté.
Si l'usage du Consulat était de laisser ces nominations subor-
données aux autorités immédiatement supérieures, et que vous
voulussiez bien m'en instruire, je crois pouvoir répondre de
l'appui de plusieurs noms honorables. Sans leur en avoir encore
parlé, je nommerais Daunou, Boulay, Cabanis...
Salut, respect, dévouement sans bornes,
BENJAMIN CONSTANT.
Rue de Grenelle, no 362.
Ce 24 brumaire an V1111.

Sur la lettre, en haut, à droite, cette note de quelque scribe :


« Seine et Oise. Le citoyen Benjamin Constant demande une plac~
d'administrateu r ou de commissaire dans le département. 27 bru-
maire>>, puis ceci, de Sieyès : « Renvoyé au ministre de l' 1ntérieur.
Sieyès.>> Rien d'autre. Pas même un avis favorable. Le prêtre
n'était pas chaud pour son client.
Les jours, les semaines avaient passé. Germaine, de son côté,
faisait le siège de Bonaparte, personnelleme nt inaccessible, mais
qu'elle essayait d'atteindre par Joseph, tout flatté des caresses
que cette illustre lui prodiguait. Le 4 décembre, Rosalie enre-
gistrait, soulevée de jQie: <<Benjamin est Pivement loué dans les
journaux; on vante son génie et sa sagesse; on le désigne pour
l'un des Conseillers d'État.» Si Mme de Staël est <<dans l'enchante-
ment 2 », Pauline de Beaumont ne connatt pas les mêmes trans·
ports, et elle considère avec dégotît ce qui s'accomplit:« Benja-
min, dit-elle à Joubert, fait tout ce qu'il peut pour ne pas être
oublié [...]. C'est en bouleversant la France qu'il travaille à ses
plaisirs»; il arrivera; il réussira; le nouveau climat est celui-là
même qui lui convient : « la police a triplé ses moyens et tout lui

t. Archives nationales, collection d'autographes (section moderne),


no 220.
2. Cf. la lettre de Necker à sa fille, 1.8 déce~bre t 799, dans GAu·
TIBB, op. cit.
278 BEN3AMIN CONSTANT MUSCADIN [1799]
est soumis » 1 • Le 12 décembre, Benjamin a pu rencontrer Sieyès,
et, d'après Joseph, ses chances sont bonnes, pour une nomina-
tion au Tribunat. Le 13, Benjamin réattaque :

Au Citoyen Consul Sieyès. A lui seul, en mains propres.


Je ne puis m'empêcher de vous écrire encore un mot, citoyen
consul, que ma crainte de vous être importun et ma répugnance
à parler de moi [sic] ne m'ont pas permis de vous dire hier.
Je vous dois d'avoir repris des espérances. Je vous devrai
plus encore si vous voulez hien m'appuyer lorsque mon nom sera
prononcé. Je le désire vivement parce que votre appui non
seulement sera décisif, mais sera pour moi aux yeux des patriotes
un témoignage d'estime auquel j'attaque le plus grand prix.
Si, par impossible, l'absurde objection d'étranger était élevée,
vous savez que la réunion de Genève m'a déclaré françaÎ8-né,
qu'avant cette réunion je l'étais par une loi ~sic] et qu'adminis-
trateur en l'an V, électeur en l'an VI, ~e suis encore président
de mon canton au moment où j'écris .
Qu'il me sera doux de vous devoir le bonheur d'être utile à
la liberté et celui d'entrer dans une carrière que j'ai toujours
désirée comme celle de la véritable gloire! Devoir ces avantages

1. Cf. P. DE RAYNAL, Les Correspondants de Joubert, 1883, pp.117-


i18. On peut négliger l'anecdote, suspecte, que colportait Aimé-
Martin d'après un ragot de Chabaud-Latour (cf. MAc NAIR WILSON,
Mme de Staël et ses amÎ8, p. 224) : Chabaud-Latour prétendait avoir
conduit Benjamin Constant, en brumaire, chez Bonaparte à qui
Benjamin Constant aurait déclaré:<< Je ne suis pas de ces idéologues
qui veulent tout faire avec des pensées; il me faut du positif >>; puis
on rend visite à Sieyès et Benjamin Constant aurait tenu, tout
aussitôt, un langage opposé:<< Je hais la force. Je ne suis point ami
du sabre. Il me faut des principes [etc.]. » Un fond de vérité, là-
dedans, sans aucun doute; mais l'arrangement est trop visible.
2. D'après le registre de l'administration municipale de Luzarches,
les deux derniers discours du << président » Constant avant le coup
d'État avaient eu lieu le 10 août et le 23 septembre. Le 10 août 1799,
Benjamin Constant s'était adressé aux conscrits pour leur «faire
sentir les avantages qu'ils allaient remporter et procurer à la France
en marchant sur les traces de leurs aînés »; le 23 septembre, Benja-
min Constant annonçait à ses administrés «l'arrivée d'un courrier
du Directoire Exécutif apportant la nouvelle d'éclatantes victoires ».
Le 5 frimaire (26 novembre) Benjamin .Constant a prêté le nouveau
serment; le 7 nivôse (28 décembre) il fait savoir à ses collègues que
sa nomination au Tribunat ·lui « impose la loi de renoncer à ses
fonctions de président ».
[1.799] BENJAMIN GAGNE ENFIN SA PARTIE 279
à vous réunit tous les sentiments que je puis être heureux
d'éprouver.
Salut, respect, dévouement sans bornes,
BENJAMIN CoNSTANT.
Ce 22 (frimaire an VIII 1).

«Après le Dix-huit Brumaire, racontera Napoléon, Joseph


me tourmenta pour faire nommer Benjamin Constant au Tri-
bunat; je ne voulais pas, mais je finis par céder 2• » Le jour de
Noël1799, la presse parisienne annonce l'élévation du citoyen
Constant. Le décret a été signé la veille 8 • Après cinq ans d'ef·
forts et de ruses, de bassesses, de mensonges et de dénoncia-
tions, Benjamin Constant le « républicain » s'est glissé enfin,
sur le cadavre de la République, dans les coulisses du pouvoir
avec un traitement de 15 000 livres (disons six millions 1958) •.
Et lorsqu'il s'agira pour lui, quinze ans plus tard, Napoléon
s'écroulant, de s'insinuer en France, de nouveau, derrière Ber·
nadotte ou autrement, il flétrira avec grandeur 1'« usurpation»
de Brumaire, laquelle n'est venue, dira-t-il, « que lorsque les
troubles intérieurs qu'elle s'est fait un mérite d'apaiser avaient
cessé par le seul usage du pouvoir constitutionnel » 6.

1. Bibliothèque Nationale, N. acq. fr., no 13 123.


2. NAPOLÉON, Journal inédit de Sainte-Hélène, III, 133.
3. Les adroits de la République sont récompensés : membres du
Tribunat aussi, M.-J. Chénier, J.-B. Say et Riouffe, lequel deviendra
préfet de l'Empire. Bonaparte a fait du Suisse Perregaux un séna·
teur et va créer cette Banque de France où entreront également les
autres commanditaires du coup de force, Mallet, Lecoulteux, Réca·
mi er.
4. Le 8 juin 1800, Germaine écrit à l'oncle Samuel qu'il peut
se réjouir de l'agréable situation enfin conquise par son neveu.
Les tribuns, dit-elle, n'ont à peu près rien à faire;« ce sont des rentiers
à 15000 livres». (Bibliothèque de Genève; manuscrit!~ Constant.) Mais
Benjamin doit regarder avec convoitise du côté du Sénat, car les
sénateurs, eux, touchent 25 000 francs par an (dix millions 1958).
5. BENJAMIN CoNSTANT, De l'esprit de conquête (1816). Seconde
partie : << De l'usurpation », ch. XVII, note 1. (Cf. BENJAMIN CoNs·
TANT, Œuvres, Pléiade, p. 1Q85.)
CONCL USION

L'histoire que nous venons de suivre, celle des débuts de


Benjamin Constant dans la vie politique française, pourrait
assez bien s'intituler : Un aventurier suisse à Paris sous le
Directoire. Avec cette précision rectificative qu'il s'agit d'un
« aventurier » circonspect; un aventurie r bourgeois èt de forttlat
réduit. Ses cahiers intimes nous le livreront tout entier. Ce
qu'il ne cesse pas de vouloir, ille confiera un jour sans mystère
à cet « auditeur si discret >> et « ignoré de tout le monde », ainsi
qu'il .nomme son Journal (18.XII.1805) : «Tâchons de nous
faire un~ place commode dans un système paisible.» (7.IV.14).
Ce « syst~me paisible», c'est celui qu'il avait cru voir nattre
en thermit'or (1794), celui dont il avait souhaité la stabilisatioa
en fructido.· (1797), celui qu'il s'imagine obtenu, enfin, grâce à
brumaire (~ '799). Et cette «place commode» en France, bril·
Jante et bic. n rentée, qu'il convoitait si fort, il la reçoit cette
année-là en cadeau de Noël. Paix sur la terre aux hommes de
bonne volonté!
L'aventurier, selon le dictionnaire, c'est l'homme« qui mène
une vie d'intrigues >>; l'homme qui entend s'approprier ce à
quoi il n'a aucun droit, et, pour ce faire, qui n'hésite pas sur le
choix des moyens, les pires étant pour lui les meilleurs s'ils
servent comme il faut ses desseins. Nous avons constaté qu'eu
effet Benjamin Constant n'est retenu par aucune naïveté
morale, que Mme de Staël l'intéresse dans la mesure où ses
relations et son argent offrent pour lui des avantages; et
qu'enfin quiconque, volontairement ou non, fait obstacle à soa
avancement, s'expose de sa part à des ennuis tels que la prisoa,
la bagne ou la mort. S'il en est réduit à ces expédients, c'est que
sa position est fausse et qu'il ne le sait que trop: il est Suisse,
et c'est en France qu'il veut parvenir. D'où l'usage qu'il lui
faut faire de méthodes parfois très rudes. ·
Benjamin Constant ne s'est glissé, finalement, dans l'appareil
CONCLUSION 281
gouvernemental parisien, qu'au moyen d'un double mensonge,
répétant qu'il est citoyen français alors que sa pétition pour
l'être est restée vaine, et se déclarant en outre genevois alors
qu'il est vaudois. Arrangerait tout, bien sûr, une annexion
du pays de Vaud, et Constant y pousse, tout bas, les maîtres
de la France, mais cet espoir-là n'est encore qu'un rêve. A peine
est-il entré au Tribunat que la vérité sur son compte est
rappelée, publiquement; le Journal des Hommes libres (7 jan-
vier 1800) signale« la nomination inconstitutionnelle du Suisse
Constant >>. Benjamin n'ignore pas que la moindre enquête
révélerait l'imposture qui lui a permis, sous l'arbitraire fructi-
dorien, de saisir, en France, ce petit poste d'administrateur à
Luzarches dont il a tiré sans cesse - et pour Sieyès encore, en
Brumaire -la fausse preuve, de sa «citoyenneté» française.
C'est donc du côté de Genève qu'il doit reporter tous ses
soins, car, là au moins, il a un papier à fournir, un document,
l'attestation écrite, arrachée par lui à ces annexés craintifs,
qu'il est de chez eux, genevois-né, autrement dit français-né.
Mais il reste inquiet, car cette déclaration de complaisance qu'il
s'est fait octroyer par la municipalité d'occupation, n'a pas été
sans déplaire à bien des Genevois authentiques. Sous la date
du 3 janvier 1800, le registre de la Municipalité de Genève
contient copie d'une lettre que la ville a reçue de lui:« Nommé
tribun par le Sénat conservateur, j'ai préféré attacher à mon
nom la désignation du Léman dont je suis originaire plutôt que
celle de Seine-et-Oise où je suis domicilié, afin d'être plus autorisé
à consacrer tous mes moyens à servir Genève, qui mérite, sous tant
de rapports, la bienveillance du gouvernement. Vous pouvez,
citoyens administrateurs, dans toutes les occasions, me regarder
comme votre représentant spécial dans le Tribunat [etc.] 1• »Appel
à l'intérêt bien compris. A demi-mots, ceci : entendu, messieurs,
soit, peut-être ne suis-je pas tout à fait le vieux « Genevois »
dont vous avez bien voulu me· reconnaître la qualité; mais vous
n'aurez pas à vous repentir de votre geste; je ne demande qu'à
vous plaire. Nouvelle inscription au registre, le 31 janvier :
« Le citoyen Benjamin Constant adresse, de Paris, une pétition
tendant à obtenir un certificat qui fasse constater : 1° Que, d'après
les traités conclus entre le canton de Berne et la République de
Genève, il n'y avait nulle incompatibilité entre les droits de bour·

i. Cf. E. CuAPUISAT, La Municipalité de Gsnève pendant la domi


nation française, i9f0, t. II, p. ii.
282 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

geoi& [de Berne] et de citoyen de l'ancienne Républiqu~ de Genèt~e;


20 que le fait de la nai&&ance hor& de l'enceinte de& mur& et du
territoire genet~oi& ne porte aucun préjudice à la qualité de gene·
fiOi8 ».
Il est clair que Benjamin a des soucis. Des malveillants, sans
aucun doute, sont allés raconter au pouvoir qu'il n'est pas
genevois du tout, pas plus qu'il n'était <<français» lorsque le
Directoire, abusivement, l'avait fait administrateur en Seine·
et-Oise; qu'il est, au vrai, de Lausanne, et donc, de par sa nais-
sance, bernois, puisqu'en 1767 le pays de Vaud faisait partie
du canton de Berne, situation qui n'a point changé avant la
proclamation de l'Helvétique, Constant ayant alors trente et
un ans. Et Benjamin invente la parade d'un recours aux
accords passés au xvie siècle entre Berne et Genève ·sur la
« combourgeoisie » des deux cités. Il réclame maintenant des
genevois qu'ils .s'en portent garants pour lui : qu'il ait été
bernois aU&&i, peu importe; des traités existent, annulant l'ob-
jection. La pièce calmante qu'il sollicite, il ne l'a toujours pas
entre les mains lorsque est décidé le voyage de Bonaparte à
Genève; et Benjamin est plein d'alarmes. L'oncle Samuel va
stlrement courir au-devant du Mllttre pour tâcher de lui souti-
rer quelque chose. Bonaparte est attendu à Genève le 9 mai,
et, le 6, le neveu fait à l'oncle les recommandations les plus
vives : pas de sottises, n'est-ce pas? qu'il surveille sa langue!
« N'oubliez pas, je vous prie, mon cher oncle, dans toutes vos
conversations avec les généraux et même avec tous les Français
avec lesquels le hasard, ou votre bonté, vous amènerait à causer
de moi, n'oubliez pa& que nou& &omme&, POu&, moi, et toute notre
famille, bien et de tout temp& genefloi&. » Silence, surtout, au
sujet des dix mille cinq cents florins qu'a dt1 payer l'oncle, en
1757, pour se faire reconnattre bourgeois de Genève; du bruit,
là-dessus, et c'est la catastrophe! Benjamin ne vit plus. L'an·
tique Samuel est bien capable, par bêtise pure, de le perdre!
Et Benjamin d'expliquer à cet innocent le h-a-ba de l'homme
de sens : « Il n'y a pa&, dam la Pie, de mot qui ne compte et ne
pui&&e, tôt ou tard, aPoir &on influence. L'homme indifférent, ou
l'ami auquel on parle, peut def!enir un ennemi demain et trouPer
de& arme& dam le moindre fait échappé dan& la plU8 in&ignifiante
de& conPer&atiom. »Qu'il tarde à Benjamin de savoir comment
les choses se sont passées, lors de la visite consulaire! 19 mai
1800 : « Vous aurez, je suppose, vu à votre aise l'homme remar·
quable»qui vient d'honorer Genève de sa présence;«il m'importe
CONCLUSION 283

de saPoir s'ila parlé de moi et ce qu'il en a dit ».Benjamin n'avait


pas tort de se sentir sur des épines. Bonaparte était prévenu
contre lui, mais un de ses interlocuteurs, du moins, a été par-
fait; c'est l'opulent Candolle, chez qui fréquente Mme de Staël.
Bonaparte lui a jeté : «Benjamin Constant est de Lausanne;
il n'est pas français»; à quoi Candolle a répondu, toute la
candeur du ciel dans les yeux : Pas français, Benjamin Cons-
tant! mais, « général, il est français comme tous les Genevois
le sont; son père était bourgeois de GenèPe 1 ». Benjamin l'a
échappé belle. Candolle était si péremptoire que Bonaparte n'a
pas insisté. ·
N'empêche que trois mois plus tard, le certificat réclamé
n'est toujours pas là. Registre de la Municipalité de Genève,
29 aolit 1800 : nouvelle pétition du citoyen Benjamin Cons-
tant « tendant à obtenir une atteBtation de sa qualité de ci-dePant
GenePois, qu'il lui importe de comtater d'une ~nière authen-
tique». Cette fois, Benjamin ne badine plus. Il faut que ces pro-
vinciaux s'exécutent. Ce qu'ils font; le commissaire y veille.
Considérant donc, selon le désir du pétitionnaire, qu'« en vertu
des traités conclus en 1558 et 1584 entre le canton de Berne et
la ci-devant République de Genève », une « combourgeoisie »
existait entre les deux États; considérant que la naissance du
citoyen Benjamin Constant «en Helvétie et la bourgeoisie du
canton de Berne qu'il a possédée jUBqu' à sa réintégration dam ses
droits de français comme religionnaire fugitif [réintégration qui
n'eut jamais lieu] n'ont pu préjudicier à ses droit8 de GenePois »,
l'administratio n de Genève arrête qu'elle peut «certifier en
faveur du citoyen Benjamin Constant sa qualité de ci-depant
GenePois >> et que ce certificat lui sera immédiatemen t << délivré
pour lui servir où besoin sera 1 >>.

•* •
Au mois de janvier 1802, Benjamin Constant n'en sera pas
moins liquidé par Bonaparte. Rien n'est curieux comme de
suivre, dès lors, dans sa correspondance et son Journal, ses
comportements de «français>>. L'« homme remarquable >> de

1. Cf. RITTER, « Une assertion aPenturée de Benjamin CoRBtant »


(RePue historique Paudoise, septembre 1917.)
2. Cf. E. CaAPUISAT, op. cll., t. II, pp. 80-82.
284 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

1800 est devenu, on le pense bien, sous sa plume, un objet


d'exécration, mais c'est la France elle-même- l'Empire se
prolongeant, et les chances, d'année en année, s'amenuisant
pour Benjamin de refaire carrière à Paris - c'est la France
peu à peu qui n'est plus, aux yeux du citoyen (fictif) d'avant-
hier, qu'un pays, comme du temps de son séjour à Brunswick,
étranger et malsain. Ces Français chez qui la malchance ne lui
a pas permis de prospérer, l'horripilent désormais. M. de Hum-
boldt a rapporté du Mexique « la plus belle collection de crânes
américains ,,; « j'aime mieux ces crânes, commente Constant,
que les têtes de certains peuples,, (15.11.1805). Avec cet humour
caustique dont il aime à se faire une spécialité devant sa
tante Nassau, il déclare, le 2 juillet 1806 : « Un auteur alle-
mand de mes amis disait que c'était une grande prodigalité de
la nature d'avoir fait vingt-quatre millions de Français; un
seul exemplaire aurait suffi 1 ,,. C'est une Allemande qu'il a choi-
sie, comme la première, pour en faire, en 1808, la seconde
Mme Benjamin Constant, et une Allemande, au surplus « anti-
française fanatique » (2.XII.15); de sa main, encore, le 12 mars
1812, ce gracieux portrait des Miromesnil, « ignorants comme
des carpes et insolents sans s'en douter, à la manière française».
En 1813, les revers de la Grande Armée lui donnent un frisson
d'espérance : «nouvelles sérieuses.,) (14.11.13); «les nouvelles
grossissent)) (27.11.13). Après tout, il n'a que quarante-six ans;
si la fortune se renversait, si la France était écrasée, il pourrait
s'y remettre à pied d'œuvre, recommencer son entreprise. Le
20 juin 1813, il note dans son journal secret : « ... cet hiYer a
Paris, s'il platt à Dieu! )) Il accroche sa chance à celle de Berna·
dotte le Suédois 1• Mais au début de janvier 1814, un effroi, une
rage le traversent : des bruits circulent; on parle d'un arran-
gement des coali~és avec Napoléon le monstre; « seront-ils

1. Du 20 septembre 1808, ceci encore, à la tante Nassau : « L' igno-


rance serait le caractère distinctif des Français si la fatuité ne l'était
pas. »
2. II serait dommage, de ne point citer, dans la grande étude
consacrée en 1863 par Laboulaye .à la carrière et à la doctrine
politiques de Constant (Rwue nationale, t. IV, M. 328.345) ces
traits admirables : - qu'au moment de nos revers, Benjamin Cons·
tant se retira à Hanovre, afin de ne pas voir passer nos troupes
vaincues, « spectacle trop douloureua: pour un Français »; - et que
Benjamin Constant « avait l' dme trop haute et l'esprit trop juate » pour
«s'associer aux folles prétentions de Bernadotte».
CONCLUSION 285
assez bêtes pour faire la paix?>> (4.1.14); ce qui signifierait
Bonaparte restant sur son trône et, par conséquent, toute
espérance, pour Benjamin, fauchée net. La France interdite
à Benjamin Constant est une France méprisable. Rouverte,
nourrissante, elle redeviendrait digne d'estime. Il compose
fiévreusement son Esprit de conquête, ce haro hurlé aux
vainqueurs pour qu'ils en finissent avec nos armées. « Tout
arrangé pour l'apparition du livre à point nommé», 24.1.14;
«quel effet fera mon livre ?» 29.1.14; «la bombe est lâchée»,
30.1.14; «admiration en Angleterre », 9.11.14. Admiration?
Pas absolument générale. Mme de Staël est à Londres et
n'admire pas; Elle admire si peu qu'elle a honte pour son
ancien ami. Etrange moment qu'il choisit, lui dit-elle, pour
«exciter contre les Français; on ne le fait que trop! Quant
à l'homme, quel cœur libre pourrait souhaiter qu'il ftît ren-
versé par les Cosaques? [...]. Vous voulez donc qu'on foule
la France aux pieds? [... ]. Je ne me tournerai pas contre
elle dans son malheur [...]. Vous n'êtes pas français, Benja-
min 1 ».
Benjamin hausse les épaules; il ne se tient plus de joie, d'im-
patience : «Nouvelles admirables! » (fer avril 1814). Eh oui,
«Paris est pris ». Il y vole. Le 15 avril 1814, il se retrouve,
derrière les troupes d'invasion, dans cette capitale des Français
où il va voir ce qu'il peut happer. Cela s'annonce mal, d'abord:
«Quel peuple! >> (19 avril). « Ils sont tous fous et méchants»
(23 avril). Il caresse beaucoup les Russes, car si ses projets
n'aboutissent pas à Paris, il se tournera vers Saint-Pétersbourg.
Hum! « La France ne sera guère habitable » (14 mai). Essayons
tout de même;« il faut reprendre mon rang patriotique» (28 mai).
Aussi a-t-il la délicatesse, pour l'édition française de son traité
de l'Usurpation, publié d'abord en Angleterre, de faire dire à
son texte « notre belle France », là où l'édition britannique
disait << la France », tout court. L'urgence pour Benjamin Cons-
tant est d'autant plus pressante de jouer au Français de nou-
veau que, le 10 mai, le journal L'Ambigu a, sur lui, une phrase
inquiétante; «pour vous parler et vous entendre, lui jette le
rédacteur de cette feuille, il me manque le sang suisse, comme à
Pous, monsieur, il manque le sang français ». Fâcheuses au plus

t. Lettres des 23 janvier et 22 mars 1814; cf. Lettres de Mme de


Staël à Benjamin Constant, pub. par Mme DE NoLDE, Paris, Kra,
1928.
286 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

haut point, des observation s de ce genre, car elles visent juste


et annoncent le retour des vieux inconvénients. D'où cette note
intime du 30 mai, dans le Journal : « V a pour le Caucase plutdt
que Paris». Mais la décoration russe, sollicitée, presque promise,
ne vient pas. Et puis la Russie est bien loin. Non, décidément,
non, c'est en France, malgré tout, que Benjamin doit s'acharner
à se tailler une place; et de même que, jadis, pour tromper son
monde, il mettait en avant ses fonctions administrati ves à
Luzarches, de même, à présent, c'est sa qualité d'« ancien
membre du Tribunat » qu'il brandit : puisqu'il a été « tribun ~,
voyons, la question ne se pose pas! Français garanti, et du
1
meilleur monde au surplus, M. Benjamin de Constant-Re hecque •
(Mais, pour lui seul, sur son cahier, ces douloureuse s remarques :
11 juin, « le mot d'étranger est insurmontab le »; 12 juin, « éloges
inouïs, mais l'obstacle est toujours là ».) Plus sa cause est mau-
vaise, plus l'impudence est nécessaire. Carrément jouer le même
jeu qu'en 1795. Il n'est pas français? Donc, faire non seulement
comme s'il l'était, mais revendiquer avec assurance une fonc-
tion dirigeante; 4 juillet 1814: «Je ne serai jamais rien dans ce
pays si je ne parviens par le gouvernement.» Certains jours, pour-
tant, il se décourage :«Au diable la France! Voyageons ... »(11.8.14)
mais voyager codte cher et sa femme l'ennuie tellement! Au
début de 1815, il n'a encore réussi à rien; il s'accorde un délai
pour voir si, oui ou non- texte du Journal-« je puis me faire
une bonne place en France; sinon, partons».

•* •
C'est Bonaparte, une seconde fois, qui va lui rendre un ser-
vice immense, en le nommant, le 20 avril1815, conseiller d'État,
comme il l'avait, guinze ans plus tôt, fait tribun. On n'élève
pas au Conseil d'État quelqu'un dont la qualité de Français
serait douteuse. Consécration définitive, hien opportune après
l'échec, abominable, subi à l'Académie, le 29 mars. Car Benja-
min s'est présenté, hautement, pour être académicien, mais n'a
pas recueilli, le jour de l'élection, une seule voix. Le pas est
franchi, maintenant. La mystificatio n a réussi. Le Suisse Ben-

1. Sur la couverture de l'édition français de son Esprit de conqu&e


(1814) le nom de l'auteur se présente comme suit: «Benjamin de
Constant-Rebecque, membre du Tribunat éliminé en 1802, correspon-
dant de la Société royale des Sciences de Gouingen )).
CONCLUSION 287
jamin Constant passe universellement pour Français, ce qui
tombe d'autant mieux que Genève n'est plus en France, et que
l'alibi de 1798 s'écroule. Constant ne néglige toutefois aucune
occasion de souligner son « patriotisme », avec cette audace qui
n'est qu'à lui dans l'abus de confiance. Du même ton grandiose
qu'il a stigmatisé, en 1814 (de l'Usurpation), ce Dix-huit Bru-
maire dont il avait été le complice rétribué, il censure, dans ses
pages nécrologiques sur Mme de Staël, ce Bernadotte qu'il
flagornait hier et lui impute le« tort irrémissible d'avoir soulevé
les étrangers contre son propre pays »; puis, dans sa brochure-
plaidoyer, De la doctrine politique qui peut réunir les partis en
France, il soutient que, s'il a paru démentir son passé en sié-
geant, pendant les Cent-Jours,« dans les Conseils de Bonaparte»,
c'est qu'il y avait vu quant à lui un devoir de conscience à
l'heure où « douze cent mille étrangers menaçaient la France 1 ».
En 1819, le voici député; il est battu en 1822 mais réélu en
1824. Cette année-là, gros incident; ses adversaires ont scruté
ses titres et se sont aperçus qu'il mentait depuis quelque trente
ans sur sa nationalité, étant bel et bien suisse, et uniquement
suisse; comme tel, inéligible. L'invalidation le menace. Un
nommé Du don l'a pris par la nuque et lui tient la tête enfoncée
dans ses fourberies. Benjamin se débat furieusement. Sur les
points où nul n'est en mesure de le confondre, il se cramponne
à ses affirmations invérifiables. Il faut lire ses harangues des
27 mars et 22 mai 1824 : << De9enu fils de Français, j'ai rejoint
mon père... >> (oui, quatre ans plus tard); «arrivant à Paris préci-
sément pour me réunir à mon père ... » (lequel était dans le
Jura), etc. Dans sa pétition de 1796 pour réclamer une citoyen-
neté à laquelle il n'avait plus droit, il invoquait les tendances
«républicaines» de son aïeul Auguste; il s'écrie maintenant-
le roi étant revenu - quoi! vous voudriez « déclarer étrangers
en France ceux que Louis XVI a déclarés citoyens français!» Le
gouvernement a peur, s'il applique la loi et fait invalider Cons-
tant, de paraître exercer contre lui des représailles politiques.
On imagine si Benjamin profite de cet avantage; mais toute la
bonne volonté du rapporteur échoue à le reconnaître français,
et le Vaudois est obligé de courir en Suisse pour se constituer
un dossier où, négligeant son père qui ne peut plus lui servir à

1. De la doctrine politique qui peut réunir les partis en France,


par M. BENJAMIN DE CoNSTANT, 2e édition, Paris, janvier 1817,
p. 25.
288 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

rien, il se réfugie du côté maternel. Martignac lui-même, qui


plaide pour Benjamin, passe condamnation sur les voltiges
accomplies par le« bourgeois de Lausanne» sous le Directoire,
pour « faire consolider sa position de Français par tous les
moyens que lui suggérèrent les circonstances ou son intérêt ». Le
24 mai 1824, enfin, la Chambre l'admet, ironique, par 214 voix
sur 168.
Dans son bon ouvrage de 1950, M. de Kerchove constatait :
si Benjamin Constant, sous le Directoire, a remué ciel et terre
pour changer de passeport, «aucun sentiment de race ne lui
inspirait ce retour à la France; il eût mis le même empresse-
ment à devenir Américain 1 ». Et déjà, en 1930, F. Baldensperger
avait appelé notre attention sur un usage de sa tribu dont Ben-
jamin suivait la loi : les Constant sont de bons adeptes de ce
« service étranger » où s'enrichissaient, iraditionnellement, cer·
tains Suisses; il « connaissait, de famille, cette pratique 2 >>; son
père avait gagné ses grades en Hollande, et son cousin Victor
sera, à Waterloo, dans les rangs de la Coalition.Benjamin pré-
férait seulement, pour sa part, un « service » moins exposé.

•* •
Tel était le «Français» Benjamin Constant. Et le célèbre
«libéral»? L'« athlète intrépide et infatigable des franchises
nationales» que célébrera Coulmann? L'« une des âmes»,
paraît-il, « les plus nobles et les plus généreuses » qui aient été,
jamais, vouées à la «liberté 8 ».
«Pour accompagner au séjour suprême la dépouille mortelle
d'un homme qui avait si bien mérité du libéralisme, la ville entière
fut debout », racontera Louis Blanc, qui était là. Louis Blanc
et tous les jeunes enthousiastes qui, ce jour de décembre 1830
où l'on allait ensevelir Benjamin Constant, criaient devant son
cercueil : «Au Panthéon! Au Panthéon!», comme il les avait
dupés, eux aussi! Et comme on comprend que ses biographes
du x1xe siècle, assourdis encore par ces clameurs naïves, aient
cru préférable de jeter un voile sur son rôle exact, dans la poli-
tique française, de 1795 à 1799!

1. A. DE KERCBOVE, Benjamin Constant, Paris, 1950, p. 153.


2. F. BALDENSPERGER, Benjamin Constant, condottiere du parle-
mentari8me, dans Le Correspondant, 25 novembre 1930.
3. CouLMANN, Réminiscences, t. III, pp. 63 et 129.
CONCLUSION 289
L'« athlète des franchises nationales » doit sa première admis-
sion dans la clientèle du pouvoir à la volte-face qui fait de lui,
du jour au lendemain, pendant l'été 1795, un partisan déclaré
du coup thermidorien des << deux tiers », cet attentat à la sou-
veraineté du pays, cette « violation manije&te dea premiers prin-
cipe& de la liberté publique» 1 • Constant applaudit à la Constitu-
tion de l'an III, dont tout le dessein, toute la raison d'être, est
lin « Silence aux pauvres! » par la destruction du suffrage uni-
versel. Deux fois, en septembre 1797 et en novembre 1799,
Constant sera du côté des soudards qui font la chasse aux
députés, comme il avait été, en prairial, du côté des muscadins
chassant à courre les travailleurs dans les quartiers de la misère.
Le « libéral » Benjamin Constant n'arrive que dans le sillage
des coups de force accomplis contre la nation. Et les deux fois
où il parvient, . temporairement
. (1799, 1815), à se glisser dans
la gestion de l'Etat, les deux fois sa petite ascension est le fait
de la même main qui le hisse, celle de Bonaparte.
La « liberté >>, selon Benjamin Constant, c'est la liberté des
riches qui entendent se faire écouter du pouvoir pour qu'il
leur laisse toute latitude d'employer à leur profit le labeur des
pauvres. L'État, à ses yeux, est la grande machine contrai..
1nante grâce à laquelle les possédants assurent leur domina ..
tion sur la classe qui les entretient. Le « Constant Benjamin »
dont parlait en riant Le Courrier républicain sous le Direc-
toire, c'est vrai, c'est parfaitement vrai qu'une constante
s'affirme dans sa politique sous ses développements cahotés;
une double constante; celle du but personnel qu'il poursuit et
qu'il a défini lui-même : « Une place commode », brillante
et bien ren~e, et celle du moyen le meilleur pour y parvenir :
)a formatioa d'un parti de l'ordre, d'un puissant parti des
propriétaires où se réuniront, pour la défense de leurs privi-
lèges, et conscients enfin de la vanité des étiquettes, tous ceux
qui ont, face à ceux qui n'ont pas. C'est de ce parti que
Mme de Staël, dès 1795, cherche à constituer, dans son salon,
les bases, en rassemblant les débris de la noblesse et les grands
bourgeois anciens ou nouveaux, nantis d'hier, nantis d'aujour·
d'hui, les hommes qui comprennent que le temps est passé des
querelles idéologiques sur le nom du régime et sur la couleur du
drapeau, et qu'une seule chose importe, qu'une seule chose est

1. Corresporulance inédite de Mallet du Pan aPec la cour de Vienne,


Paris, 1884, ~· 1, p. 309.
11
290 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

nécessaire la sécurité des fortunes, la protection des biens


acquis. Cette cla8se de l'argent, où se sentent chez eux les ban-
quiers, les agioteurs, les affairiste, où l'esprit « libéral » leur
donne droit de cité, bannissant ces ridicules préjugés de jadis
fondés sur les titres et sur la naissance, c'est la classe qui
régnera au x1xe siècle. Le mérite de Mme de Staël et de Ben-
jamin Constant est d'avoir, parmi les premiers, marché-
comme on dit si bien- dans le sens de l'Histoire, d'avoir
devancé leur temps, d'avoir prêché dans leur milieu, stupide-
ment fermé encore, la parole de sagesse, d'avoir indiqué à leurs
contemporains « du monde >> l'erreur qu'ils commettaient en
s'imaginant capables, à eux seuls, de sauver la propriété. On
a envahi la leur? Allons, allons, pas tellement! Les nobles, après
Thermidor, ne se sont pas mal débrouillés, dans l'ensemble,
pour reconquérir châteaux et domaines confisqués par les
«monstres>> de 93. C'est l'Église qui a fait les frais de l'opéra-
tion. Les « biens nationaux » sont ecclésiastiques avant tout; et
que d'agréables spéculations ils ont permises! Et tant mieux si
les « christicoles >> sont pourchassés et décimés! Ils n'ennuie·
ront plus les « honnêtes gens >> avec leur moralité importune.
Du bon sens; une appréciation lucide du réel; et la situation est
rétablie. La voilà, la prédication de Benjamin Constant, persis-
tante, acharnée, de 1795 à 1799.
En 1815, Napoléon sait ce qu'il fait, lorsqu'il appelle à le
servir un Constant qui se précipite. Dans son pénétrant ouvrage
de 1930, La Vie de Benjamin Constant, L. Dumont·Wilden a
très bien porté la lumière sur le dessein de Bonaparte. Traver·
sant la France du Sud au Nord, au retour de l'île d'Elbe, il a
vu les haines partout soulevées dans les campagnes contre les
hobereaux reparus. Il ne veut pas «devenir l'empereur d'une
jacquerie 1 ». Il lui faut un trompe-l'œil; des mots à la place
des choses; un vocabulaire spécieux. Pour tout cela, Benjamin
est l'instrument parfait. Ce bourgeois rusé donnera la caution
de son« libéralisme>> à la dictature qu'il faut costumer au goût
du jour, sans péril pour les possédants. Et sous Louis XVIII
comme sous Charles X, Constant poursuivra sa manœuvre.
Citons encore Dumont·Wilden : « A l'aube du règne de la class~
indwtrielle à qui le libéralisme allait servir de préte:~:te, Benjamin

i. L. DuMONT·WILDBN, La Vie de Benjamin Constant, Gallimard,


1930, p. 160.
CONCLUSION 291
Constant était l'homme indispensable 1 >>. Pas de phonème plus
précieux pour cette entreprise de tromperie que le mot « liberté »,
étant entendu qu'il signifie premièrement liberté économique,
autrement dit, pour les riches, le droit de tout faire, sans
contrainte, à l'égard de la classe laborieuse, et secondairement
liberté politique, autrement dit participation accrue des nantis,
mais d'eux seuls, à la gestion des affaires nationales, contrôle
plus étroit des propriétaires sur l'État, afin qu'ils soient en
mesure de veiller de près aux tentations que pourrait connattre
le pouvoir de promulguer des lois dangereuses à leur accapa-
rement. ·
Benjamin Constant est le précurseur direct de M. Thiers,
lequel, en 1848 et de nouveau en 1870, n'aura d'autre souci que
de rassembler, en un bloc, ces absurdes qui s'entre-dévorent
pour des inanités : légitimistes, orléanistes, bonapartistes, répu-
blicains «modérés», alors que tout leur crie l'urgence d'être
positifs : ils sont, tous ensemble, les bénéficiaires d'un certain
ordre - d'un certain désordre - établi; ils sont les mangeurs
que nourrissent les mangés; qu'ils s'unissent et qu'ils fassent
front contre l'insurrection des esclaves. Mais Benjamin Cons-
tant a cet avantage sur Thiers de vivre en un temps où les
esclaves sont bien muselés. Toute sa carrière politique se déve-
loppe dans ce long répit qu'ont go1ité les mattres entre prai-
rial1795 et juillet 1830, quand la plèbe n"a plus d'armes, quand
les faubourgs exsangues ne bougent plus. Encore juillet 1830
n'aura-t-il rien d'un drame social. La vraie question n'est pas
posée. Il faudra attendre février 48 pour qu'elle le soit. Pendant
les journées qui mettent fin au gouvernement des Bourbons, le
peuple n'est qu'un auxiliaire aveugle aidant la classe possédante
à s'emparer plus directement de l'État; mais un auxiliaire,
comme en fructidor, redoutable. Aussi Benjamin Constant est-il
un des plus actifs, alors, à travàiller contre la République;
l'exigence de base en serait le suffrage universel, - cette voix-
au-chapitre inadmissible, intolérable, donnée à ceux précisé-
ment qui doiYent se taire et dont toute la fonction, dans le sys-
tème, est de travailler, muets, pour le bien-être de la bourgeoisie.
Le roi de .remplacement à qui Benjamin Constant, en ao1it
1830, accorde sa bénédiction civique, c'est cet Orléans même

1. L. DuMoNT-WILDEN, La Vie de Benjamin Constant, Gallimard,


1930, p. 147.
292 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

. ·' dont on le soupçonnait, dès l'époque du Directoire, d'être


l'agent discret. L'Ami ·de8 Lois du 14 mars 1798 rapporte un
détail curieux : quand, au Club constitutionnel, Benjamin,
le 27 février, eut achevé son fameux discours contre la menace
jacobine, un membre du groupe lui demanda « une profession
de foi précise contre la royauté électiye »; Benjamin, gêné,
aurait promis qu'il <<se rendrait à ce vœu» et que l'adjonc·
tion désirée figurerait dans le texte imprimé de sa harangue;
le discours fut publié sans changement; << on prétend, disait
L'Ami des Lois, que tous les sociétaires n'ont pas vu avec
indifférence cette petite espièglerie ». L'informateur, d'autre
part, qui renseigne, fin 97, le prince-évêque de Bâle exilé,
croit pouvoir, après Fructidor, lui signaler que l'espoir gran·
dit, en France, chez les Orléanistes, « parmi lesquels, note
cet observateur, Benjamin de Constant joue le premier r8le 1 ».
RudJer a retrouvé, et révélé en 1935 1, les vestiges d'une cor·
respondance pleine d'intérêt entre Constant et ce chevalier
de Broval qui fut, sous Charles X, le secrétaire du futur Louis·
Philippe; deux billets de Broval, en particulier, ne laissent
aucun doute sur les subsides que Benjamin, dans l'ombre,
recevait de la bienveillance orléaniste, laquelle ne s'exerçait
jamais qu'à bon escient(« Tout ce que You.s Youdrez; telle a éU
la conyention », répondait Broval à Constant dans un billet
confidentiel du 8 juillet 1825).
Je ne m'aventurerai pas sans preuves patentes à soutenir que,
sous le Directoire, Benjamin Constant était déjà, pour la fac·
tion d'Orléans, le collaborateur appointé qu'il sera plus tard.
Un temps, Benjamin comme Germaine s'accommodèrent 'au
mieux du régime thermidorien et de cette République habi-
table depuis qu'elle était censitaire. Au surplus, la secte orléa·
niste entre 1795 et 1799 était frêle, et sans moyens 3 • Mais une

t. Archives de l'État de Berne. République raura~ienne, no 60,


f0 848.
2. Cf. Mélanges Laumonier, Paris, 1935 (G. RuDLER, Comment un
règne se prépare; Benjamin Constant et le Palais-Royal), pp. 507-514.
3. Le 6 Janvier 1795, Barthélemy assurait le Comité de Salut
public que Mme de Staël n'était nullement, comme on l'en accusait,
occupée d'intrigues « pour faire du duc d'Orléans un roi constitu-
tionnel)) (Papiers de Barthélemy, IV, p. 547); rappelons toutefois
que Barthélemy, qui est du monde, s'applique à préserver Mme de
Staël de tout ennui. (Cf. sa dépêche du 20 octobre 1794: «Mmes de
CONCLUSION 293
chose est sûre : dans la pensée de Mme de Staël comme dans
celle de Benjamin Constant, la République thermidorienne
n'était qu'un régime transitoire et menacé auquel il fallait
fournir (peu à peu, d'abord; rapidement ensuite) une armature
plus consistante. « Il me faut un juste milieu », écrivait, limpide,
Mme de Staël à Meister, le 22 avril1797 1 : un juste milieu entre
l'autocratie «gothique» d'hier et la «tyrannie» de la classe
infime. Le «juste milieu»- traduisons : l'argent-roi, les pro-
priétaires au pouvoir - on sait quel' souverain en fera goûter
à la nation les délices. « Je n'aurais sûrement pas conseillé, si j'y
avait été appelée, d'établir une République en France». Ces mots-là
aussi, d'une vigoureuse clarté, sont de Mme de Staël; ils figurent
au livre III, chapitre XXV, de ses Considérations sur la Révolu-
tion française. Et ne manquons pas d'en rapprocher ceux-ci,
de Benjamin Constant cette fois, qu'on peut lire dans ses Sou-
venirs historiques : Sieyès, écrira-t-il alors, « contribua plus que
personne à poser les bases de la monarchie constitutionnelle >>;
en 1791, « quand des hommes bien intentionnés, mais, à mon
avis, connaissant mal la France, voulurent lancer une vieille
civilisation dans la nouveauté des sociétés républicaines, Sieyès
protesta en faveur du régime qui donne autant de liberté, avec
plus de calme 2 », à savoir la monarchie, non pas telle que la
pratiquent encore, quand Benjamin écrit ces lignes, les héritiers
de Louis XVI, toujours englués dans la <<superstition» et qui
n'accordent pas à la classe possédante un droit de regard suffi-
sant sur la conduite des affaires, mais telle que l'inaugurera
Louis-Philippe a.
Jamais Benjamin Constant n'en aura dit plus long, et en des
termes plus explicites, sur sa doctrine fondamentale et perma-
nente que dans cette brochure Des élections qu'il lancera en
1818. «Le repos de la France>,, dira-t-il, ne saurait être<<assuré»que
lorsque le pouvoir est entre les mains de la« classe intermédiaire)>.

Staël, de La Châtre et de Broglie se tiennent en dehors des complots


contre-révolutionnaires et ne songent qu'à la paix.>> Id., IV, p. 385.)
1. Leures inédites de Mme de Staël à Henri Meister, Paris, 1903,
p. 147.
2. BENJAMIN CoNSTANT, SouPenirs historiques, dans RePue de
Paria, 1830, t. XI, pp. 120-121.
3. Dans son étude de 1952, N ouPeaux Documents sur Benjamin
Constant et Mme de Staël, M. Bengt Hasselrot montre à quel point
la monarchie de Juillet devait plaire à Constant et correspondait
à son« idéal», car« c'était le règne du capitalisme bourgeois» (p.17).
294 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN
Pourquoi? Parce que« la véritable force réside dans ceUe classe qui
hait les préjugés parce qu'elle est éclairée, le crime parce qu'elle est
morale, les agitations parce qu'elle est industrieuse ». Constituée
par les citoyens qui sont « au-dessus du besoin », elle conduit la
nation à l'affranchissement des esprits. Pourquoi? Parce que
« les lumières sont universellement répandues dans la classe qui a
des droits à exercer)); les classes du dessous n'ayant, elles, que des
devoirs. La France est sauvée si la bourgeoisie est mise en pos-
session du privilège qui lui revient. Pourquoi? Parce qu'ainsi
«la puissance nationale est là où elle doit être))' parce que« la faculté
d'influer par ses choix sur l'administration des affaires est remise
à ceux qui forment la richesse de l'État)>.« Dans notre siècle, pour-,
suit Benjamin, la richesse a changé de nature )); elle n'est plus,
comme jadis, <<foncière)); « sa source est dans l'industrie))
(<<industrie))' au sens large du mot : tout ce qui concerne le
maniement des biens terrestres, tous les moyens de fàire de
.l'argent). Et la vraie définition de la <<liberté))' la voici : «la
classe industrieuse )) - par opposition à la classe << travailleuse ))
dont le rôle est uniquement d'obéir- appelée enfin à la pleine
« jouissance des droits politiques 1 )). Au tome 1 du livre de sa
vie : De la religion considérée dans. sa source, sa forme et ses
développements, Benjamin Constant nous indiquera la significa-
tion précise qu'il donne à ce grand vocable:<< civilisation)). Tout
l'art de << civiliser ))' tout le secret de l'humanisme tient en ceci :
<< faire respecter la propriété par celui qu'elle exclut 2 )). C'est en
considération de ce que cet art, effectivement, a de difficile que
Benjamin Constant, parti jadis d'une idée agressive contre
toutes les mythologies afin d'y englober et d'y mieux détruire
celle du christianisme, ordonnera en chemin à ses « trente mille
faits » - performance dont il aimait, en souriant, à tirer gloire
- une conversion radicale : ses bataillons dociles de << petits
faits)) exécutent, à son commandement a, la volte-face requise
et doivent servir dorénavant la cause même pour la destruc·
tion de laquelle ils avaient été d'abord rassemblés. Et l'on verra
dans cet ouvrage l'ancien dénonciateur de 1797, l'ex-candidat
de 1799 à la chasse aux prêtres, maudire, en un beau transport,

1. Des élections de 1818, par M. BENJAMIN CoNSTANT, Paris, 1.81.8,


pp. 5, 6, 80 et 81.
2. BENJAMIN CoNSTANT, De la religion[ ... ], 1826, t. 1, p. 23.
3. «J'ai trente mille faits, disait-il, qui se retournent à mon
commandement.)) (Cf. Sainte-Beuve, Œuvres, Pléiade, t. II, p. 699.)
CONCLUSION 295
ces temps affreux où << la religion », en France, était << en butte à la
persécution la plus exécrable >> 1 ; tant il est vrai que la défense de
la propriété impose l'usage de la tolérance, tant la contrainte
se révèle, dans l'effort civilisateur, moins efficace que la persua-
sion, tant la Superstition, somme toute (Voltaire l'avait très
bien compris), a du bon chez les exploités 1•

•*•
Et maintenant Constant lui-même, quelle idée de son per-
sonnage nous suggère cette longue étude?
<< Il n'y a que deux livres que j'aie lus avec plaisir depuis lâ
Révolution», confiait-il à Chênedollé; deux livres seulement:
<<Machiavel et Retz 8 ». Lorsqu'il écrit à sa famille, ces bons
ealvinistes un peu bêtes croupissant dans leur Helvétie,
Benjamin joue le sage et l'homme de devoir. << Suivre sa
eonscience et n'en appeler qu'à elle », telle est sa loi qu'il
proclame à l'intention de l'oncle Samuel (20 janvier 1800).
Mais c'est dans son Journal caché qu'il faut le voir au naturel,
et dans ces jours, principalement, de la fin de l'Empire, où il
épie l'occasion, quelle qu'elle soit, qui pourra le remettre en
selle; 29 septembre 1812: <<Le Béarnais [c'est Bernadotte]. Il
n'est rien que je ne fasse»; 21 janvier 1814: «Le temps presse si je
veux arriver à l'hallali»; 11 mars 1814 (le<< Béarnais» a manqué
son coup; il ne sera pas Régent, à Paris; il ne sera rien) :<<Sauter
sur une autre branche»; 4 avril1814 : << T alleyrand s'en tire! Justice
divine/» Fureur d'un qui n'a pas eu la coquinerie chanceuse,
tandis que le camarade ... Soit! Courber le dos, ramper, être la
douceur même, combler d'éloges l'immonde qui a su réussir;

1. BENJAMIN CoNSTANT, De la religion [...], 1826, t. 1, p. 84.


Du même ouvrage, citons encore cette phrase. remarquable .sous la
plume de Benjamin Constant, à propos des régimes où règne l'arbi-
traire : l'être sans conscience, l'individu bas et avide, cherche alors
à « se faire maitre, s'il le peut, ou, la place étant prise, délateur et
bourreau». (Id., p. 60.)
2. Le Journal intime, sous la date du 6 janvier 1805, nous montre
Constant recevant à sa table - que les temps sont changés! - le
successeur de l'abbé Oudaille : <<Je donne à diner à mon curé»;
avec ce commentaire éloquent: o.Pour qui aspire au choix du peuple,
lea bêtes sont une corporation respectable car elle forme toujours la
majorité >>.
3. Cf. SAINTE-BEUVE, Chateaubriand et son groupe littéraire, II, 153.
296 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

8 avril1814 : <<Écrit à Talleyrand >>; 16 avril : «Revu beaucoup


de gens. Bonnes dispositions. Talleyrand bien, dit-on [bien à
mon égard]>>; 18 avril :«Riende Talleyrand>>;21 avril:« Vu Tal-
leyrand. Pas mal>>. Au moment du retour de l'tle d'Elbe, pour
avancer ses affaires, en cas de victoire royaliste, Benjamin
publie dans Les Débats (19 mars 1815) une déclaration fracas-
sante : «Je n'irai pas, misérable transfuge, me tratner d'un
pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme [etc.] >>. De
la veille au soir, 18 mars, l'article envoyé, ceci dans le cahier
secret : « Si le Corse est battu, ma situation sera améliorée. »
Le « Corse >> n'est pas « battu »; le Corse triomphe. Ce qu'il
avait annoncé, dans la foudre, que nul ne le verrait jamais faire,
car le sentiment de l'honneur est sa vertu constitutive, c'est
littéralement ce à quoi, pendant des semaines et des semaines,
après sa palinodie, on le verra s'employer, plein de fièvre, cou·
vrant «l'infamie par le sophisme». Il s'est vendu à Napoléon,
dès qu'il a vu Napoléon vainqueur. Le « Corse », hier par lui·
même baptisé« lâche coquin» (19.1.14), devient sous sa plume
«l'empereur»; 14 avril : « Entrevue avec l'empereur. Longue
conversation. C'est un homme étonnant[ ...]. Arriverai-je enfinP »;
19 avril:« Si ma nominationalieu,jeme lancetoutàfait>>; 20avril:
«Ma nomination est signée». Et parce que, Waterloo ayant tout
perdu, Benjamin Constant est de nouveau sur le sable, et que,
pour repartir à la nage dans l'eau trouble, il lui faut trouver les
mensonges utiles à son apologie, l'homme de l'Usurpation et de
l'Esprit de conquête ira répétant sa trouvaille : je ne me suis
rallié à l'Empereur qu'après l'avoir vu lui-même se rallier à
la liberté; mais son Journal le démasque:« Les intentions (appa-
rentes, proclamées] sont libérales. La pratique sera despotique.
N'importe>> (31 mars 1815), l'essentiel étant d'arriver. Comme
on comprend le cri de Stendhal sur l'exemplaire qu'il possédait
du traité de Benjamin : Principes de politique applicables à tous
les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Consti·
tution actuelle, par M. Benjamin Constant, conseiller d'État,
Paris, mai 1815; Constant y trouvait le moyen (page 79) de
célébrer Necker, cet «infatigable ami de la liberté et de la
morale», et Stendhal n'a pu se retenir d'éclater: «Hypocrite!
Cette famille me scie 1! >>

f. Sur un autre exemplaire du même opuscule, La Harpe notera


de son côté, avec écœurement : « FlagorTUJur! Vous avs.z rtcherché ruae
CONCLUSION 297

Dans sa préface de 1861 à la Collection complète des ouvrages


publiés sur le gouvernement représentatif par M. Benjamin de
Constant et formant une espèce de cours de politique constitution-
nelle (1re édition, 1818-1819, 4 volumes), Édouard Laboulaye
glorifiait 1'« unité de principes» de celui qui fit tant pour la
« liberté », en France, depuis l'heure où, à vingt-sept ans, en
1795, il débarquait à Paris, «beau grand jeune homme d'un
blond hardi, à l'air candide »; et La boulaye de regretter l'ab-
sence, sous Napoléon III, d'un apôtre à ce point admirable;
<<que n'avons-nous, s'écriait-il, sa jeunesse et sa foi!>> Sainte-
Beuve en avait été saisi d'un bon rire. « La jeunesse et la foi de
Benjamin Constant! »(Nouveaux Lundis, t. 1, p. 411; article du
27 janvier 1862.) Sainte-Beuve avait vingt-six ans en 1830, et
il lui avait été donné, maintes fois, d'observer le citoyen Cons-
tant; <<je ne sais quoi, à son approche, glaçait», dira-t-il 1• Les
dépositions de témoins directs ont toujours un peu plus de poids
que les commentaires subséquents et gratuits d'hommes de
lettres, fussent-ils inspirés. Les témoins directs empruntent leurs
remarques à« cette impression du face à face- comme écrit
Péguy - que rien ne peut remplacer 2 ». Les littérateurs tirent
de leur génie propre le portrait d'un homme qu'ils n'ont jamais
vu et qu'ils reconstruisent, vaille que vaille, d'après ce qu'ils
ont pu lire de sa main; quand l'homme tel qu'ils l'imaginent
leur platt, ils lui confèrent tout bas cette ressemblance avec
eux-mêmes qui le leur rend plus cher encore. C'est ainsi que
Maurice Barrès n'a pas fini de nous égarer avec l'image de
Constant qu'il inventa dans son Homme libre:<< assez distingué
[ce mot!] pour être tout à la fois dilettante et fanatique»;« générosité»
en lui aux prises avec le<< scepticisme», un séduisant mélange
d'« exaltation» et de << calcul» 8 •••
Sans doute préférerons-nous entendre, d'abord, ces cher-
cheurs qui, avant de parler, se soucient longuement de savoir,

place >>,voilà tout; et « voua voua &es déconsidéré en en demandant une


à celui que voua avez signalé comme usurpateur et tyran>>. (Cf. Revue
hi&torique vaudoise, numéro de septembre-octobre f932.)
1. SAINTE-BEuvE, Nouveaux Lundis, t. 1, p. 425.
2. Péguy écrit ces mots à propos de Zola, qu'il ne connaissait point
personnellement, et qu'il avait voulu avoir devant lui, sous son
regard, après J'4CCU8e, en janvier i898. (Cahiers de la Quinzaine,
Cinquième Cahier de la Quatrième série, f902, p. 31.)
3. BARRÈs, Un Homme libre, pp. 75 et 76.
298 BENJAMIN CONSTANT MUSCADIN

pièces en mains, qui fut, au vrai, l'homme dont ils parlent :


Paul Gautier, par exemple, l'historien de Mme de Staël, souli-
gnant chez Benjamin ce «désir effréné» qu'on lui voit «de
parvenir » et une « absence presque totale de scrupules 1 », ou
Victor Gia chant, qui s'est appliqué à suivre Benjamin Constant
sous l'œil du guet et le nomme, toutes preuves à l'appui, un
« incomparable arriviste 2 », ou Gustave Rudler qui, après qua-
rante ans de sa vie passés à reconnattre, à démêler le fil qu'inta-
rissablement secrétait cette araignée, conclut, calme et sans
passion : manœuvrier (( glacial », ses pires orages sensuels (( n'ont
jamais troublé la lucidité de ses calculs 3 »; ensuite et surtout
ceux qui l'ont vu d'assez près, comme Lamartine et Montes-
quiou, ou de tout près, comme Joubert ou comme Pauline de
Beaumont. Lamartine, à la fin de sa vie, isolé, retiré du jeu,
résolu désormais aux sincérités qu'il s'interdisait naguère, écrira
en 1865 : Benjamin Constant, cet <<oracle des puritains de la
liberté», était, en fait, le <<complice rémunéré de Louis-Phi-
lippe »; << Caton », en 1815, << appelé d'un signe aux Tuileries »,
s'était mué, à la seconde, en << salarié du tyran »; << affamé de
bruit, nécessiteux d'argent, sceptique d'idées, homme à tout
dire et à tout contredire », il avait << on ne sait quoi de sata-
nique»;<< son amitié vous abaissait 4 ».Joubert, le 26 juin 1797,
avouait à Mme de Pange : << Cet homme est pour moi comme
un violon faux qui jure sous l'archet 6• » << Un mauvais homme>>,
disait Montesquiou, le 7 mai 1797, à Mille de Montolieu. Et
Pauline de Beaumont, Pauline la blessée, Pauline << l'hiron-
delle», ayant déjà, après Fructidor, carrément déclaré, un jour,
les yeux dans les yeux, à Constant son dégodt pour << sa per·
sonne » et son << mépris pour ses moyens 8 >>, Pauline qui le
regardait faire et se pousser,<< doucereux>>,<< cauteleux»,<< insi-
dieux », << patelin 7 >>, Pauline, le 2 février 1800, prononcera, pour

1. PAUL GAUTIER, Mme de Staël et Napoléon, p. 29.


2. V. GLACBANT, Benjamin Constant soUB l'œil du guet, p. 158.
3. G. RuDLER, L'« Adolphe» de Benjamin Constant, Paris, Malfère,
1935, p. 12.
4. LAMARTINE, Cours familier de littérature, entretien 153.
5. P. DE RAYNAL, Les Correspondants de Joubert, p. 36.
6. Cf. TEsSONNEAU, Joubert éducateur, p. 215, note.
7. Ces quatre épithètes figurent dans les articles que le Journal
des Hommes libres du ter novembre 1797 et L'Ami des Lois du
10 mars 1798 consacrèrent à Benjamin Constant.
CONCLUSION 299

Joubert, bien d'accord, cette sentence qui est, sur Constant,


son dernier mot : un être « vraiment haïssable 1 ».
Laissons à Pauline de Beaumont la responsabilité de ce juge·
ment sommaire; il n'est pas inutile de savoir qu'il a été porté.
Bornons-nous, pour notre part, à l'enregistrement d'une évi-
dence : Benjamin Constant n'est pas de ces êtres, à la Flaubert,
dont le contact, en un instant, vous réchauffe le cœur. Le
lyrisme est à son propos d'un emploi malaisé.

1. P. DE RAYNAL, op. cit., p. 120.


TABLE

Pages
Ayant-propos. 7
1ntroduetion . 9
CsAPJTRE 1. - 1795, ou Benjamin fait des aBaires et prend
le vent. . . . . . • . • • . . . • . . . 27
II.- 1796, ou Benjamin s'affirme, vainement,
citoyen français. . . . . • . . . . . . . 79
III.- 1797, ou Benjamin et le coup de force de
Fructidor . . . . . • • . • • • . . . . 137
IV.- 1798, ou Benjamin, toujours Suisse, veut être
député français. . . . . . . . . . . . . 191
V.- 1799, ou BenJamin, grAce à Brumaire, gagne
enfin sa partte . • • • • . • . . . . . . 240
Conclu.tion. . . . . . • • . • • • 280
ACBBVÉ D'UIPBIIIBB
PA.B L'IIIPBIIIBBIB !l'LOCH
IIAYBNNB

(3971)
LE 27 NOVEKBRB 1958
N° d'éd. : 6.614. Dip. Ug. : 4• trim. 1968
Imprimé en France

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