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Herzfeld Michael. La Pratique des stéréotypes. In: L'Homme, 1992, tome 32 n°121. pp. 67-77.
doi : 10.3406/hom.1992.369471
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1992_num_32_121_369471
Michael Herzfeld
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grecs dont je vais parler ont une vue plus pragmatique : « Une [mauvaise] langue
n'est pas faite d'os, [et pourtant] elle les brise » (Hirschon 1989). Selon Handel-
man (1990), c'est en arguant de leur « simplicité » que l'État s'arroge bien sou
vent le droit d'ignorer les activités « simplement symboliques » de ses citoyens
les plus démunis ou de passer « modestement » sous silence les implications
de ses propres pratiques symboliques : « c'est juste une fête ». Au contraire,
appréhender de façon critique la dimension expressive des relations politiques
est une manière non de les esthétiser (Vidal 1988), mais de refuser cette sépara
tion du symbolique et du matériel.
Une bataille de discours est donc engagée, qui devient plus aiguë au fur
et à mesure que le cercle d'intégration primaire s'élargit : du village à la ville,
à la nation, au monde international tel que nous le connaissons aujourd'hui.
A présent, les systèmes catégoriels des communautés locales intègrent (ou y
sont contraints) les représentations typiques des « autres » qui émanent de plus
en plus souvent d'une autorité supérieure et qui se trouvent alors légitimées
en tant qu'armes de cette autorité localement reproduite. Quand on en arrive
au point où ces « autres » s'excusent de leur comportement en des termes
comme : « nous sommes des Méditerranéens au sang chaud, qu'y pouvons-
nous ? », l'hégémonie du stéréotype semble trop bien achevée. La résistance
par l'ironie ne rend pas le pouvoir aux faibles. Elle les aide peut-être à leur
tour à « englober » leurs oppresseurs (Ardener 1975), mais, comme de nomb
reuses féministes (Ferguson 1984 ; Fletcher 1980 ; Showalter 1986) et théori
ciensdes résistances (Scott 1985) l'ont fait remarquer, elle offre plus une sati
sfaction morale qu'un changement des conditions matérielles auxquelles les puis
sants ont attaché une valeur. Handelman (1990) a d'ailleurs montré comment
la possibilité même de fabriquer des règles contraires et de « s'amuser » peut
avoir pour résultat et pour prix une marginalisation immédiate. Car ce sont
les décideurs qui déterminent la « règle du jeu » (Appadurai 1981).
L'usage de stéréotypes n'a pas immédiatement de « grandes conséquences »
pour ceux qui en sont les victimes, sinon en ce sens ironique. On peut certes
utiliser des termes d'opprobre comme marques honorifiques ; l'histoire d'expres
sions telles que « Black » ou « Turk » suggère que celles-ci, dans de bonnes
conditions, peuvent avoir un certain effet. Elles rendent possible une subver
sion qu'elles accomplissent parfois. C'est pourquoi les régimes totalitaires sont
toujours si attachés à contrôler l'expression de la culture, non pas tant pour
restreindre 1' « information », bien que cette raison soit elle-même importante,
que pour prévenir une menace susceptible de miner leur pouvoir. Les stéréo
types représentent donc bien une façon cruelle de « faire des choses avec des
mots » (Austin 1962) et, en ce sens, ils ont une existence matérielle. En outre,
les mots ne sont pas seuls en cause : un individu blanc de la classe moyenne
qui s'applique à éviter le contact physique avec un individu noir (ou pauvre,
ou handicapé) réagit peut-être à une manifestation exagérée de l'autre comme
« autre », mais peut-être aussi à l'emprise d'un stéréotype.
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Pratique et poétique
Que serait une poétique sociale1 critique, politiquement engagée, qui éta
blirait un lien entre les textes verbeux de la propagande et les signaux, subtil
ementnon verbaux d'un monde goffmanien ? Dans l'analyse des conditions
modernes, il est difficile d'ignorer la « conscience pratique » (Giddens 1984)
car les acteurs sociaux sont plus conscients des différences culturelles et sociales
dont l'éventail était naguère appréhendé de façon beaucoup moins reflexive.
Aujourd'hui, l'idée même de patriotisme, par exemple, est l'objet d'un débat
public. En des temps plus anciens, la question était plutôt de savoir qui était
le traître et ce qui avait été trahi.
J'examinerai quelques exemples de création de stéréotypes dans le monde
méditerranéen, en me référant plus particulièrement à mon travail en Grèce,
pays qui a été lui-même infesté — il n'y a pas de meilleure expression —
par tous les stéréotypes de l'Europe et de l'Orient. Si l'un des inspirateurs
de cet essai est, mutatis mutandis, Said, auteur de V Orientalisme (1978), il
ne faut pas négliger sa propre gêne quant à l'image d'une anthropologie impér
ialiste : elle a pu l'empêcher, lui comme ceux qui le suivent, d'appréhender
un discours du préjugé, bien plus insidieux, que j'ai ailleurs appelé « orienta
lismepratique » (Herzfeld 1991) et qui est la meilleure preuve qu'on puisse
trouver de la façon dont l'hégémonie peut se reproduire. Cette poétique pourr
aitaussi fournir aux faibles le rempart protecteur d'un discours pratique dans
lequel la déformation et l'exagération d'une « convention reçue » devient le
terrain d'essai pour des idées potentiellement révolutionnaires et à tout le moins
consolatrices. Dans cette poétique jakobsonienne revue et corrigée, une poé
tique de l'altérité qui n'est ni prioritairement linguistique ni soigneusement
apolitique, qu'elle soit conçue comme stratégie d'oppression ou comme tac
tique (de Certeau 1984), peut à l'évidence « accomplir quelque chose ». La
poétique sociale se réalise à l'intersection de l'expérience quotidienne et des
structures de pouvoir qui l'affectent. Des textes hégémoniques, sans sujet visible
ni acteurs sociaux dans des isolais tribaux ou paysans, sont également privés
de sens dans le monde d'aujourd'hui. L'espace où ils se rencontrent est celui
où se noue l'action politique ; quant au matériau visible sur lequel s'effectue
le travail d'acquisition de pouvoir ou de privation de droits, il est typiquement
constitué de stéréotypes.
Un bureaucrate se souvient
Stéréotypes et résistance
Les commentateurs ont souvent remarqué que les gens occupant des positions
subordonnées ont tendance à exagérer les attitudes qu'en raison des stéréotypes
en vigueur on s'attend à les voir adopter. Donner des coups de chapeau ou se
répandre en salamalecs est une tactique imparable ; c'est la confirmation pra
tique de l'intuition hégélienne à propos de la relation maître-esclave. Une autre
question est beaucoup moins claire : comment les individus qui sont engagés dans
des rencontres socialement si ambiguës déterminent-ils jusqu'où doivent aller l'ex
agération ou la litote ? Ceux dont la position subordonnée est évidente ne sont
pas les seuls à recourir à de telles manœuvres. Les bureaucrates, par exemple,
invoquent souvent un « système » anonyme pour justifier leurs actes les plus capri
cieux. La discussion par de Certeau (1984) de laperrugue en France donne l'exem
ple de l'aspect opposé de ce processus. Les bureaucrates ne sont jamais des acteurs
autonomes, ils reproduisent dans leurs relations avec leurs visiteurs les relations
de pouvoir auxquelles ils sont eux-mêmes soumis, parfois de façon humiliante.
Il n'est pas nécessaire ici d'en appeler à une notion psychologique de catharsis
ou de compensation ; le bureaucrate engage avec ses collègues des combats qui
ont pour enjeu de minuscules privilèges et déploie à cette fin le capital symbolique
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fourni par ceux qui, étant ses obligés, dépendent de lui. En même temps, ceux-
ci doivent être rendus complices, et c'est là qu'intervient le « système » stéréo-
typique. Il permet au bureaucrate de se cacher derrière le stéréotype d'un soi
anonyme qui incarne par ailleurs ce qu'il y a de plus odieux dans la classe
administrative.
La résistance, comme le pouvoir, est diffuse et difficile à cerner. Ceux qui
font appel aux stéréotypes des puissants ont toutefois accès à un lieu important
de leur production : les médias. Pour s'en tenir à un exemple relativement clair,
les commentaires journalistiques de l'inflation bureaucratique et de l'irrespons
abilité — thème particulièrement en faveur chez les journalistes grecs, just
ement parce que facilement reconnaissable — puisent dans un stock d'histoires
où les mêmes éléments réapparaissent constamment : le refus du bureaucrate d'être
tenu pour responsable en quelque façon que ce soit (efthinofovia), la condescen
dance du langage bureaucratique et l'inégalité presque institutionnalisée entre
bureaucrate et client dans l'usage des « pronoms de pouvoir et de solidarité »
(Brown & Gilman 1960), l'arbitraire des décideurs.
Cet arbitraire est le nœud du problème. En lui viennent se conjoindre l'usage
capricieux du pouvoir et l'écart entre énonciation et réalité matérielle. Le client
reproche-t-il au bureaucrate de faire montre d'une mesquinerie ridicule ; le bureau
craterit. La mesquinerie de ce dernier est une fin en soi ; elle est en quelque
sorte une effigie objectivée de ce pouvoir arbitraire, l'arbitraire du signe poli
tique mis à nu. C'est une caricature qui admettant sa propre absurdité la retourne
en arme. Contre cet usage du stéréotype bureaucratique, il n'y a pas de rési
stance qui tienne. Le stéréotype est lui-même le lieu de la résistance — celle du
bureaucrate contre les clients importuns et les cliques de supérieurs exigeants.
Pourquoi étudier les stéréotypes ? Dans ce numéro spécial, nous nous inte
rrogeons sur l'utilité des formules traditionnelles de l'anthropologie pour l'étude
du monde moderne. En toute honnêteté, il ne devrait pas nous être trop difficile
de constater que les stéréotypes sont le noyau constitutif des catégories trad
itionnellement étudiées par les anthropologues. Ce constat a pour parallèle l'une
des ironies de la réflexivité, la pratique aujourd'hui quelque peu ternie des géné
ralisations à propos « des Nuer » ou « des Trobriandais ». Quoi qu'il en soit,
nous devrions rester attentifs et ne pas rejeter, au même titre que de telles pra
tiques, l'étude des généralisations culturelles comme tactiques et stratégies dans
la vie sociale. Les blagues ethniques, les injures raciales, les manières d'éviter
de toucher les « autres » (ou les manières d'éviter d'avoir l'air de les éviter !),
prétendre savoir où aller pour bien manger ou bien danser, les précautions extraor
dinaires prises pour protéger son argent ou sa chasteté, toutes ces actions sont
fondées sur des stéréotypes auxquels ceux qui y sont soumis font face de mult
iples manières, ethnographiquement intéressantes.
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NOTE
1 . Il faut entendre ici la poétique dans le sens jakobsonien d'une « orientation vers le message (c'est-à-
dire vers la forme du texte) en tant que tel » (Jakobson 1960 : 356), adaptée, au-delà des usages
strictement linguistiques, au maniement des formes culturelles du comportement quotidien. Pour
une première application systématique de cette approche, voir Herzfeld 1985.
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ABSTRACT
Michael Herzfeld, The Practice of Stereotypes. — Stereotypes are generally thought to
be widely spread, simplistic reductions or even deformations. Here, instead of being taken
to be simple prejudices, they are seen as a means for disguising interests and strategies. The
use of stereotypes cannot be separated from the situations in which identities come into
play. As is illustrated by bureaucratic relationships, actors, by producing stereotypes, can
develop strategies of self-justification. Examples of this drawn from the ethnography of
contemporary Greece are analyzed.
RESUMEN
Michael Herzfeld, La Práctica de los ester otipos. — Con frecuencia se tiende a considerar
los esterotipos como reducciones simplistas, es decir deformaciones, de carácter colectivo.
El enfoque propuesto por este artículo considera el esterotipo no un simple prejuicio, sino
un instrumento destinado a disimular los intereses y las estrategias. El recurso al esterotipo
es inseparable a situaciones en las que se ponen en juego las identidades. Como las relaciones
burocráticas lo ilustran, la producción de esterotipos permite a los protagonistas desarrollar
estrategias de auto-justificación. En este artículo analizaremos, a partir de la etnografía de
la Grecia antigua, algunos ejemplos del empleo del esterotipo.