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une

jeune fille
nue
roman
traduit du grec
par Christine NOTTON

222, Boulevard Saint-Germain Paris VIIe


Nikos Athanassiadis, Ce formidable héritage dont A ce sujet, je voudrais dire
vous êtes considéré comme vous parlez n'appartient pas que le poids de l'héritage
un des tout premiers écrivains seulement aux Grecs, mais culturel ne peut écraser et
grecs contemporains. Le à l'ensemble du monde civi­ confondre qu'une certaine
formidable héritage culturel lisé. C'est pourquoi, je consi­ tendance de l'art moderne.
de la Grèce antique cons sidère dère que votre question ne Je parle de cette tendance
pour l' artiste grec s'adresse pas particulièrement qui, désirant refléter un des
moderne un levain, un sup­ à nous, les écrivains grecs. aspects de l'esprit contempo­
port et une source d’inspi­ Nos confrères des autres pays rain, dépasse tout équilibre
ration? Ne l’accable-t-il pas, occidentaux ne doivent pas logique, tente de créer des
au contraire, sous le fardeau éprouver un sentiment bien formes nouvelles et prétend
d'un handicap écrasant? différent du nôtre, face aux ajouter un chapitre au grand
sources de notre civilisation livre de l'Art. Or, ces formes
actuelle. n'ont aucun rapport avec ce
Les Grecs pourraient res­ qu'il est convenu d'appeler
sentir comme un handicap « Formes ». Quant au chapitre
écrasant la surprenante nouveau... les représentants
supériorité des Anciens, s'ils de cet art moderne ont été
avaient à poser, comme devancés par les troglodytes
eux, les bases d’une nouvelle de l'âge de pierre.
civilisation. Mais il ne s'agit,
bien sûr, pas de cela.
Les Anciens furent de
grands esprits créateurs qui
donnèrent pour la première
fois un rythme, une impul­
sion à la pensée humaine.
Nous, leurs descendants,
et je parle de l'ensemble du
monde occidental, cherchons
à traduire notre époque,
chacun selon notre tempéra­
ment et notre inspiration.

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C'est une question qui im Dans Une Jeune Fille Pourquoi m'en référer au
plique de lourdes responsa­ nue, vous racontez avec tes Père Teilhard de Chardin dont
bilités dont je ne me charge­ accents de l'évidence l'hist­ je n'ai pas lu les œuvres,
rai pas. Vous songez sans oire d'une fille de pêcheur mais dont le nom, si mes
doute aux films grecs qui sont amoureuse d'un dauphin. souvenirs sont exacts, est
diffusés dans le monde Le plus fabuleux est que lié à la découverte en Chine
entier. Tout ce que je puis cette situation nous soit ren­ des restes fossiles du « Sinan-
vous dire, c'est qu'il me due admissible par le cons­ thropus », « l'Homme de Pé­
semble tout à fait honorable tant appel que vous faites kin »?
do faire connaître, par nos à cette mémoire, obscure Pour ma part, en osant réunir
réalisations artistiques, la en nous, de la communion dans le même cercle senti­
vio de notre peuple et le folk­ primitive de l'homme avec la mental deux créatures qui
lore hellénique. J'ai le sen­ mer, «élément origine! d'où vivent dans des conditions
timent que, de film en film, tout le règne anima! et par­ biologiques différentes, je
notre production s'améliore tant l'humanité sont issus». donne en fait sa toute-puis­
et qu'un jour nous parvien­ On se prend à évoquer le sance à mon imagination. Un
drons à faire mieux encore. fameux Père Teilhard de jour, alors que j'étais très
Chardin, dont les théories jeune et très amoureux, je
rencontrent aujourd'hui tant nageais avec ma compagne
d'engouement. Ses écrits le long d'une île déserte. Un
vous ont-Hs influencé ou y dauphin bondit tout à coup à
trouvez-vous simplement la nos côtés — cela est tout à
confirmation d'une convic­ fait exact — fonça juste en
tion innée? dessous de nous pour exé­
cuter un autre saut plus loin.
L'impression que j'en res­
sentis est encore vivante en
moi, sans doute à cause de
la terreur qu'éprouva ma
compagne qui se blottit
contre moi, tremblante. Cette
rencontre si brutale avec le
dauphin suscita en moi une
brusque inspiration. En
fallait-il plus pour écrire
un roman?

Quinze ans plus tard. J'ai vingt-sept ans.

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A travers la passion Cette question n'est elle pas « Relier ce corps de
amoureuse qui unit un pois­ étrange! j'y répondrai par une terre à ses racines mysté­
son et une jeune fille fuite: aucun de nous n'a rieuses. aquatiques », comme
(laquelle deviendra pratique­ jamais été déçu par son nous l'enjoint l'exemple de
ment une sirène), vous invo­ chien, son chat ou son che­ la jeune fille nue, implique-t-il
quez plus et mieux que la val. Ce sont eux qui souffrent qu'on tourne le dos à la civi­
fraternité des hommes avec par nous. Pour notre chien, lisation? Ce moyen d'évasion
les animaux: c'est à une ten­ le coup de pied est toujours n'est-il qu'une mesure d'hy­
tative d'identification des prêt à partir, la pantoufle giène? Cette métamorphose
deux règnes que vous nous pour le chat et la cravache provisoire est-elle à la portée
conviez. A votre avis, quand pour le très noble cheval. de tous ou exige-t-elle qu'on
l'homme et l'animal vont Et que dirai-je du couteau soit déjà quelque peu «si­
l'un vers l'autre, qui fait le destiné aux agneaux, aux rène »ou « triton »?
premier pas? et à qui cette chevreaux, aux petits veaux
abolition de frontière profite- que nous caressons, embras­
t-elle le plus? sons? Cependant, jamais,
vraiment jamais, nous ne
nous détournons avec horreur
ou tristesse d'un morceau
rôti et bien doré de ces créa­
tures que... nous aimons
tant. Ne me demandez donc
pas qui sort enrichi de cette
amitié entre l'homme et l'ani­
mal, ni lequel des deux fait
le premier pas pour se rap­
procher de l'autre. Vous au­
riez dû me demander lequel
fait le premier pas pour s'éloi­
gner.
Si nous devons parler de civi­ Dimitri, le narrateur, La femme est le destin même
lisation, je vous dirai, à est partagé entre Elisa, en qui de l'homme.
l'exemple d'Angéla, qu'en s'incarne la civilisation, et Je ne pense pas que le rôle
vérité la civilisation, l’au­ Angola la fille du pêcheur, de la femme grecque, vis-à-
thentique civilisation, je ne la qui se confond avec la nature. vis de l'homme, soit très dif­
trouve qu'en m'éloignant des Chacune l'attire vers son férent de celui de toutes les
hommes. Je la trouve dans domaine propre. Quels sont femmes européennes (les
l'ordre admirable, les lois et pour un Grec moderne le circonstances et le contexte
les harmonies de la Nature. rôle et l'importance de la social étant comparables).
Que la main de l'homme femme dans la destinée de Mais que dire du rôle essen­
touche cela, et le sublime l'homme? tiel qu'a tenu la femme
équilibre est rompu — cet grecque aux heures graves
équilibre qui semble né du où son pays eut à lutter pour
souffle créateur d'une toute- sa liberté et sa dignité,
puissance généreuse. quand elle demeura aux
côtés de l'homme et le sou­
tint dans ses combats, quand
elle s'offrit en sacrifice pour
sauver l'honneur de son
pays?
Dans vos deux précé­ Ces deux romans {Au-delà de Nous organisons, par
dents ouvrages: Crucifiement l'humain est diffusé en France exemple, les villes du futur
sans résurrection et Au-delà depuis 1965) constituent sur la Lune, alors que nous
de l'humain, vous exprimez le diptyque de mon credo n'avons pas encore procuré
notre époque sous des cou- social. Dans le premier, je un toit à tous les hommes
leurs plutôt sombres. Le désavoue la violence totali­ de la Terre! Si nous voulons
progrès scientifique est-il, à taire consacrée par le sys­ « sortir du tunnel » comme
votre avis responsable de cet tème oriental. vous le dites, le plus sûr
état de choses un peu moyen­ Dans le second, j'énonce les moyen est de diminuer la
âgeux quant aux mœurs ou bases d'un régime qui assu­ vitesse du train de la techno­
peut-on espérer qu'il contri­ rerait le respect humain, au cratie et d'augmenter l'ef­
buera à nous faire sortir du sens où nous. Occidentaux, fort en faveur de l'élévation
tunnel? l'entendons. Je ne vois pas morale et spirituelle de
la vie sous de sombres cou­ l'homme. Limitons les per­
leurs. Je la dépeins tout fectionnements du cerveau
simplement en espérant électronique et mettons toute
qu'un jour l'homme deviendra notre énergie à faire progres­
le symbole de notre foi. ser le cerveau et le cœur
Vous ne me demandez pas humains — surtout le cœur —
si le progrès scientifique je crois que c'est quelque
(c'est-à-dire technique) est chose qui a complètement
cause de mon prétendu pes­ disparu de notre époque.
simisme. Je suppose que
vous me posiez la question
et je réponds: quant à moi,
je considère la technocra­
tie de notre époque comme
un monstre hydrocéphale
que l'évolution spirituelle de
l'homme ne peut suivre ni
retenir — ce qui risque de
bouleverser gravement l'équi­
libre profond de notre civili­
sation.

« J'écoute la vie de la mer


que le voile de la nuit dé­
couvre peu à peu à mesure
qu'il se retire. »
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Certaines légendes traversent les siècles sans rien perdre de leur
pouvoir révélateur. Sans doute répondent-elles à des questions enfouies
dans le plus secret de nous-mêmes, sans doute aussi existe-t-il en
elles ce qu’on appelle un fond de vérité. Tel est le cas de la légende
ou du récit rapporté dans Une jeune fille nue: les amours d'une
jeune fille et d’un dauphin, près des rivages de l’île de Mytilène, en
Grèce. Que ces amours tournent au drame, qu’une tierce personne,
étrangère aux secrets impérieux de la mer, vienne rompre l’enchan­
tement de cette idylle entre deux règnes et la muer en tragédie, cela,
c’est l’affaire de l’auteur. L’essentiel demeure cette amitié sans
limite entre un cétacé et un être humain, qui ne prête ni au sourire ni
à l’étonnement mais simplement qui est.
La fraternité avec les animaux est un des rêves majeurs de l’homme.
Non pas cette fausse fraternité qui laisse croire que les animaux sont
capables de sentiments humains, mais l’autre, la véritable, celle qui
contraint l’homme à briser, le premier, les conventions de son système,
à franchir tous les miroirs dont l’illusoire transparence nous faisait
croire qu’au fond, les animaux étaient notre propre reflet déformé,
ébauché. Franchir ces miroirs, devenir l’ami d’un dauphin, cela exige
avant tout d’oublier notre monde et d’oublier la terre. Cest une ini­
tiation redoutable qui nous fait côtoyer la folie et la mort. Les Néréides
et les Sirènes, ces créatures à mi-chemin du monde humain et du
monde aquatique, ont incarné pendant des siècles les mirages et les
dangers de cette collusion contre nature entre deux règnes. Leur chant,
leur appel, leur langage sont synonymes de mort. Ils entraînent
l’homme dans un univers étranger qui l’étouffe. Les victimes des
Néréides et des Sirènes devenaient folles d’abord et ne mouraient
qu'ensuite. Les seuls êtres à vaincre ces sortilèges furent ceux préci­
sément qui oublièrent la parole et se mirent à chanter, eux aussi.
Arion, Orphée, avec leur lyre, ont charmé les dauphins et les animaux
de la terre et purent entrer vivants au royaume interdit de la mer et
de la mort. Arion était de Mytilène et c’est à Mytilène qu’un oracle fit

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découvrir, miraculeusement préservée dans le sable, la tête coupée
d’Orphée. Mytilène, l’antique Lesbos, continue, aujourd’hui encore,
d’être le lieu privilégié des légendes, des noces millénaires de l’homme
et de la mer.
Ceux qui connaissent cette île retrouveront aisément les lieux
d’Une jeune fille nue; la côte déserte où Thomas et sa fille Angéla
ont construit leur cabane, la forêt pétrifiée, près de Sigri, où gisent
des troncs d’arbres mués en rocs. Mais les lieux, si fidèles qu’ils
soient au cadre des légendes, n’importent guère pour eux-mêmes.
La mer est le personnage essentiel de ce livre, la mer où se dessine,
dans les crêtes des vagues, les franges de l’écume, l’échine luisante
des dauphins, amis de l’homme. Il serait absurde d’alourdir ce livre en
montrant à quel point il est, aussi, prémonitoire. Disons seulement
qu’on découvre présentement, par des voies qui ne sont plus celles
des contes mais celles de la science, l’intelligence des dauphins, leur
attirance vers l’homme, leur langage dont on déchiffre jour après jour
la surprenante richesse. Angéla, l’amante des dauphins, le savait
depuis sa naissance et l’auteur aussi qui, tout enfant, ne se lassait pas
d’écouter les étranges récits que les pêcheurs contaient sur les dau­
phins: l’un d’eux avait sauvé des requins un marin tombé de sa barque
et l’avait ramené au rivage, tel autre s’était pris d’affection pour un
pêcheur et poussait tous les poissons vers ses filets... Qu’importe si,
avec les années, ces souvenirs se sont transformés, embellis. Une
jeune fille nue est avant tout le premier livre ouvrant toutes grandes
à l’imagination les portes d’un nouveau monde, il est l’histoire d’une
amitié longtemps perdue, aujourd’hui retrouvée.
Mars 1966.
Jacques Lacarriere
A MA FEMME VANA

Je me trouve sur la côte la plus occidentale de Lesbos,


à un mille et demi environ du port de pêche de Sigri.
Sidoussa est le nom de la petite presqu’île dont la partie
sud est hérissée de rochers jusqu’au rivage. La mer en a
creusé profondément les racines, s’y est insinuée en y
découpant une calanque. J’y ai découvert une cahute
abandonnée, protégée des regards par une haute crête,
qui la domine d’environ trente toises. Deux môles naturels
s’avancent et s’enfoncent dans la mer qu’ils étreignent
entre leurs deux bras, ménageant un étroit goulet, juste
assez large pour une petite barque.
Enfin, la solitude telle que je l’ai rêvée! Après d’âpres
discussions avec ma famille, j’ai fini par m’en évader.
Nous passions l’été à Mithymna. Un ancien mas ancestral,
plus que centenaire. Au lieu de tomber en ruine et de dis­
paraître, il a pris avec le temps de nouvelles racines dans
la terre, jusqu’à se confondre avec elle, s’y enfoncer, devenir
à son tour un élément impérissable. Une pauvre vigne,
étiolée, l’entoure de ses ceps vieillis d’où pendent en
automne des grappes flétries, vidées de leurs jus par les
guêpes.
Mais ce n’est pas l’heure de dévider mes histoires de
famille, ni de raconter comment elles me sont restées sur
l’estomac. Mes parents me tourmentaient avec la « car­
rière » qu’il fallait me décider à choisir et tout le saint-
frusquin. Je devais, disaient-ils, m’occuper sérieusement de
mon avenir, puisque, cet été-là, je m’étais arrangé pour lais­
ser tomber mes études. Koumi, sur son camion, chargeait
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des marchandises à Mithymna pour les villages de Telonia,
Sigri et Eresso. Principalement du plomb à forte teneur en
chrome qu’une société extrayait des montagnes, près de
Vafio. Un matin donc, je sautai dans le camion. J’y char­
geai aussi mes affaires. S’il me manquait quelque chose,
je le trouverais bien à Sigri. J’emportais avec moi une
lampe à pétrole, un petit coffret de matériel de pêche, une
boîte en fer-blanc pleine de galettes sèches, des conserves
de viande. Mais avant tout, j’avais préparé mon fusil,
un Griner de calibre 12, avec une cinquantaine de car­
touches. Plomb n° 11. De plus, je m’en étais procuré une
dizaine de n° 6. Bonnes pour le tir au lapin de garenne.
Ou au renard. Au moment où je partais, le bouc de mon
père tremblait comme un petit balai à dépoussiérer l’air.
Ma mère me baisa sur le front, me donna sa bénédiction
et me poussa d’une tape affectueuse sur l’épaule. Je
comprenais bien que le fautif c’était moi, mais, avec ma
tête de mule, je ne voulais pas en démordre.
A Sigri, je ne restai même pas deux jours. Loucas le
soûlard buvait le coup à la taverne de Sklepa. C’est là que
nous avons fait connaissance. Il devait avoir dans les qua­
rante à quarante-cinq ans. Un fameux buveur. La taverne
de Sklepa se trouvait sur le môle du port de pêche.
« Ouvre bien l’œil », me dit-il quand je lui eus expliqué
que je voulais m’isoler dans un coin rocailleux de Sidoussa.
Il essuya ses moustaches d’un revers de main. Je lui deman­
dai pourquoi il me disait cela. Il hocha la tête. Me parla
de Thomas, le pêcheur de pieuvres. « Un sale bonhomme »,
dit-il. Toqué, qui tenait sous sa coupe tout le coin de pêche,
de Nissiopi jusqu’à Faneromeni. Nissiopi, c’est le nom de
l’île en face de Sigri. Mais on l’appelait aussi Megalonissi.
La grande île. Ce coin représentait un bout de mer d’environ
un mille et demi de large. Nul n’osait s’y aventurer ni se
risquer à le rencontrer. Thomas régnait sur cette mer,
dont il connaissait un par un les recoins obscurs des bas-
fonds. Il sondait à coup sûr et harponnait la pieuvre en
un clin d’œil.
— Alors, ouvre bien l’œil, mon jeune maître. Sale
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bonhomme! T’auras des histoires avec lui, même si t’as
raison. Et sa fille, c’est une sirène. C’est comme ça.
Nous nous sommes embarqués dans son vieux rafiot et
nous avons mis le cap sur le coin rocailleux de Sidoussa.
Au sud de Mavro Cavo. A travers les joints pourris, l’eau
s’infiltrait par petits jets d’eau.
« Tu devrais la calfater de temps en temps », lui dis-je
en voyant mes pieds déjà trempés par l’eau dans le fond
de la barque.
— J’ai toujours ça en tête, mais je n’arrive pas à trouver
de l’étoupe de Marseille. Y a que celle-là qui vaut quel­
que chose. Seulement l’étoupe de Marseille.
Il s’arrêtait de ramer à tout moment pour vider l’eau
avec un seau.
Dès qu’il m’eut déposé sur les rochers, il se hâta de
repartir, en guettant le large dans la crainte de ren­
contrer Thomas. Thomas le pêcheur de pieuvres lui fai­
sait vraiment peur. J’entrai dans la cahute abandonnée.
Sur le sommier rouillé du vieux sofa, j’étendis une natte
de paille achetée chez le bourrelier de Sigri. Je posai la
lampe sur une vieille caisse. J’appuyai le Griner et la
ceinture de cartouches contre le coin du mur, à la tête du
sofa. J’ouvris le cahier que j’avais avec moi et j’y inscrivis
la date. Car j’avais décidé de tenir un journal. Il faut dire
que j’avais apporté un gros cahier et deux crayons Faber
n° 2. Je les taillerais avec le couteau qui me servirait à
écailler le poisson et à décoller les coquillages des rochers.
Je retirai ma chemise et ma culotte. Je sortis nu au soleil.
Marchai sur le sable de la petite plage. Me plongeai dans
l’eau. Me laissai flotter dans sa tiède mollesse. Puis je
m’étendis sur les rochers, le ventre au soleil, pour me faire
sécher. Je sentais ma peau rôtir.
Je distinguai une barque de pêche au large. Je me dis:
« C’est Thomas le pêcheur de pieuvres. Ouvre l’œil! » C’est
ce qu’avait dit Loucas le soûlard. Étranges paroles dont
je ne fis d’ailleurs aucun cas. Je distinguai une deuxième
silhouette dans la barque. Une femme, apparemment. Ce
devait être sa fille. J’apercevais le corps jusqu’à la taille,
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Le reste était caché par le plat-bord. La queue avec ses
écailles, sans nul doute. C’est ce qu’avait dit Loucas le
soûlard. Il avait dit; c’est une sirène. Pourvu qu’ils ne
s’approchent pas. Je n’avais aucune envie de me rhabiller.
La barque voguait vers le nord. Vers Faneromeni. C’est
là qu’ils avaient leur gîte. Loucas le soûlard me l’avait dit
aussi.
Je m’étire et bâille. J’emplis d’air mes poumons. Mon
corps amasse le soleil par gerbes. Je brûle et je
transpire. Mes aisselles commencent à sentir. Tout mon
corps prend l’odeur du sel, je me lèche le bras, ma salive a
un goût saumâtre. Je suis entièrement seul. « C’est bien
ainsi, me dis-je. Si seulement Dieu n’avait créé qu’un seul
homme! Un seul. Seul seigneur et roi du monde. A la fois
maître et serviteur. Serviteur des besoins de sa vie et
maître de ses plaisirs. Pour en jouir. Il aurait dû ne créer
qu’un seul homme. Qui ne vieillisse pas. Immortel. Je
trouve que ce serait équitable. Moi aussi, à présent, je
suis un homme seul. Je deviens l’esclave de mon corps
puisqu’il faut que je le nourrisse. Mais je me sens son maître
aussi quand je pense qu’il a travaillé pour moi. »
J’entends un bruit de rames dans l’air calme. Je tourne
la tête et j’aperçois la barque voguant vers Faneromeni.
Deux êtres se trouvent à l’intérieur. Thomas le pêcheur de
pieuvres. Et sa fille, la sirène. Je ne suis pas tout seul,
comme je l’avais pensé. Le monde s’est soudainement
peuplé...
Le soleil qui clôt mes paupières est comme du miel.
Derrière leur écran, il effiloche l’ombre, la teinte de rose,
adoucit ma somnolence. Je me gorge de cette solitude issue
de moi-même. Le monde est revenu à sa solitude première.
Les deux autres étaient de trop. Il aurait fallu nous par­
tager le monde.
Le soir est venu. Je me suis réveillé. Devant moi, une
face ridée se tient, toute fumante. Je la contemple. Che­
veux rares et grisonnants, plantés sur le crâne luisant et
tanné. Touffes épaisses de sourcils ombrageant le creux
des yeux. Délavés par la mer, ces yeux, et par le soleil. Le
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vieux est assis là, depuis longtemps sans doute. « Prends
garde, c’est un sale bonhomme! » Je n’ai cure de ma
nudité. Je dis:
« J’habite la cabane abandonnée. Je compte y rester
jusqu’à l’automne. » Il hoche la tête. Je pensais qu’il allait
se mettre en colère.
— Sois le bienvenu, maître! Et bon séjour.
Il y avait de la bonté dans sa voix rauque. Il dit encore:
« Reste là aussi longtemps que le cœur t’en dit. »
On devinait dans ses paroles le maître qui reçoit l’étran­
ger et l’accueille dans son domaine, on devinait aussi le
subordonné soumis au corsaire qui vient fouler son terri­
toire.
Je restais étendu. Ses paupières s’ouvraient et se fer­
maient, découvrant le cristal trouble de ses yeux. Il me
regardait. Il regardait la mer. Baissait les paupières. Regar­
dait en lui-même. Je me levai d’un bond. M’étirai pour chas­
ser l’engourdissement. Mes os craquaient tandis que je
dépliais mon corps, tandis qu’il retrouvait et affermissait
sa souplesse.
— Si tu as besoin de quelque chose, je te l’apporterai.
Quelque chose pour le ménage, la lessive, ou la couture.
J’ai Angéla. Elle ne craint pas l’ouvrage. Aussi capable
et active à la maison que sur la mer. C’est ma fille.
La queue et ses écailles surgit à nouveau, dans ma
tête. Je me demande si elle est enroulée en hélice pour
soutenir en l’air son bout fourchu, comme je l’ai vu sur
les images avec les sirènes et les tritons, ou si elle est
allongée comme le serpent qui se chauffe sur les pierres au
soleil, la queue lovée sur un fond de sable, tandis que sa
tête se dandine, les cheveux tout ébouriffés, emmêlés par
les courants marins.
— Je suis Thomas, répète l’homme. Thomas le pêcheur
de pieuvres. Tu as dû entendre parler de moi.
— Je sais. Tu es un sale bonhomme.
Il m’écoute avec indifférence et dit seulement:
— Loucas le soûlard a une grande gueule. Tout le monde
le sait. Tu n’as qu’à te renseigner. Il n’est pas franc.
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La mer le gobera un jour où il n’ira pas assez vite pour
vider sa barque. Alors, il boira de l’eau, pour la première
fois. Et pour la dernière.
Je ne songeais pas du tout à m’habiller. Je ne songeais
même pas que j’étais nu. J’étais né comme ça. Je sortais
de l’eau. Et ma peau était mon vêtement.
La proue de la barque de Thomas, le pêcheur de pieuvres,
était enfoncée dans le sable. La poupe flottait. Dansait sur
l’eau. Fille de pêcheur solidement bâtie, aux larges flancs.
Le vieux tira une dernière bouffée de sa cigarette, jeta le
mégot et l’écrasa sur le rocher.
— Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas jeté dans la mer?
— Pour ne pas la salir. La mer est propre. Je ne crache
même pas dedans. Et quand je vais nager, je me lave avant
à la fontaine.
Il était net, le vieux. Avec une chemise propre. Ramant
avec assurance, il passa l’étroit goulet entre les deux bras
du môle et mit le cap sur la côte de Faneromeni.
Je restai sur le rocher jusqu’au crépuscule. La brise
rebroussait les poils touffus de ma poitrine. La nuit tom­
bante me surprit là, lové au rocher comme une plante para­
site. Puis je me plongeai dans la mer, jusqu’au cou. Et
je me suis laissé glisser plus loin. L’eau s’étendait, lourde,
immobile. Mon corps la déchirait. Je dévorais la mer.
Ensuite, je me suis roulé dans le sable. Mes membres allé­
gés semblaient se détacher de mon corps. J’étais sans
poids. L’ombre descendait, ce fut bientôt la nuit profonde,
sans lune. L’eau apportait à mon oreille un son léger. Puis
il cessa de ressembler au murmure de la mer. Il prenait
une autre facture. Devenait une sorte de battement rythmé.
Venant du large. On l’entendait clairement dans le calme
immense. Je relevai la tête. Le clapotement était tran­
quille et doux. Je me hissai sur les rochers pour regarder.
Mais tout était obscur. Le bruit s’éloignait. Au même
rythme. Gagnait le large. S’éteignit. Je supposai qu’il
s’agissait d’un grand poisson qui sautait hors de l’eau.
Un thon peut-être, ou un dauphin.
J’avais la mer dans le sang, mêlée au goût de l’aventure.
28
Depuis mon enfance. Je sentais vivre en moi le petit aven­
turier qui se cachait sous la même peau que moi, aux aguets.
Robinson trottait dans mon imagination depuis mes pre­
mières années d’école. Je le cachais sous mon oreiller.
Puis ce furent les anciens tomes de l'Éducation des enfants
appartenant à mon père. J’y découvris Deux ans de vacances
de Jules Verne avec Gordon, Donifan et Weelkox. Je lus
le merveilleux Rocher des mouettes avec le capitaine Kou-
pia, Pipiloulou et Kouikouino. Plus tard, ce fut L'Enfant
des bois qui me tomba entre les mains, ce livre extraor­
dinaire d’Élia Berthet, plein de forêts, de cabanes et de
chasses aux fauves dans la jungle de Sumatra, avec les
aventures du petit Pierre que les orangs-outangs avaient
enlevé. Et quand je fus à l’âge de l’adolescence. Petro
Kasas de Kontoglou m’ouvrit la porte vers le monde
authentique des légendes, de celles qui convenaient à ma
nature. Plus tard, j’admirai Pan de Knut Hamsun, au
point d’en perdre la tête.
La nuit, dans ma cahute, j’allume la lampe dans l’in­
tention d’écrire mon journal. Je ne trouve rien d’impor­
tant à dire. Ma main trace seulement ces lignes: « Je pense
à Elisa. Elle est entrée dans ma vie sans que je la comprenne.
Il me suffit d’y réfléchir pour m’en prendre à moi-même. »

29
II

Il me fallait une barque à moi. A présent, c’est mon but.


Thomas, le pêcheur de pieuvres, qui aurait pu m’aider à
me la procurer, n’est pas venu le jour suivant. Je flânai
dans les environs. J’escaladai les collines jusqu’à la crête.
M’égarai à travers les rochers. Je me suis retrouvé au
Mavro Cavo. La côte de Faneromeni s’étalait, couverte
d’herbe, verdoyante. Je distinguai la cabane de Thomas.
Une fumée en montait et le parfum du pin bouilli me cha­
touillait les narines. Je savais qu’avec le bouillon de l’écorce
de pin, on teignait les filets. En rentrant, je trouvai Loucas
le soûlard, qui m’attendait dans sa vieille barque.
— Je salue le jeune maître. Je me suis dit qu’il avait
peut-être besoin de quelque chose...
Des relents de vinasse arrivèrent en premier. Avant
même qu’il accoste. Nous avons discuté de la barque.
Le capitaine Parasko en louait, à Sigri. On pouvait donc
s’arranger rapidement. On se mit d’accord à la taverne de
Sklepa, près du môle. Loucas le soûlard engloutit deux
grands verres de vin, histoire de fêter notre accord, dit-il.
« Bonne chance à ta barque, murmura-t-il lorsque
nous fûmes seuls. Maintenant, il faut que tu lui donnes
un nom. Tu le graveras sur la proue. »
Il avait raison. Je pensais l’appeler Kyma1. Cela plut à
Loucas le soûlard. Ainsi, avons-nous peint ce nom sur les
deux côtés de la proue.
« Faut aussi le faire sur la poupe », me dit-il. Je m’exé-

1. La Vague.
30
cutai pour lui faire plaisir. « Écoute, patron, dit-il en bais­
sant la voix, fais bien attention si tu dois faire un tour à
gauche vers Megalonissi. Tu navigueras en serrant de
près la côte jusqu’au phare, et après seulement tu pourras
prendre le large si le cœur t’en dit. » Je voulus savoir. Il
baissa la voix plus encore. Son haleine empestait le vin, à
m’en boucher les narines.
— Si tu veux savoir, c’est au large, vers le cap de Mega­
lonissi. Tout au fond, il y a l’arbre hanté. Alors, si la colère
le prend, il peut soulever la mer pour t’engloutir. Personne
ne passe au-dessus de lui. Écoute, patron, c’est Loucas le
soûlard qui te le dit.
— Pourtant, avant-hier, Thomas le pêcheur de pieuvres
revenait de là-bas. Alors, qu’est-ce que tu racontes?
— Seul? Il était tout seul?
— Avec sa fille. Elle s’appelle Angéla, m’a-t-il dit.
Ses yeux brillèrent comme deux lames.
— Alors, d’accord. Avec celle-là, la sirène, oui! Elle sait
l’ensorceler. Un esprit avec un esprit, ça fait la paire. Si
j’te le dis, c’est qu’c’est vrai.
Il me quitta et s’en alla. Ses paroles résonnaient au fond
de moi. Mais ce n’était pas l’heure d’approfondir toutes
ces histoires absurdes. Je voulais profiter de ma barque.
A la rame, j’ai fait le tour du petit port. Tout était calme.
Protégé d’un côté par l’échine rocheuse qui brise la course
des vents du sud, de l’autre par les deux bras du môle
naturel qui l’étreint en laissant libre l’étroit goulet. Le
fond, à une brasse et demie tout au plus, était clair, piqueté
par les taches épineuses des oursins. Ils s’étageaient jus­
qu’à la surface. Jusqu’à cette ligne où l’eau et la joue lisse
de la pierre se confondaient avec le roc desséché, brûlé
par l’ardeur du soleil. Les courtes vagues de la barque les
découvraient et les recouvraient tour à tour. Je passai
ensuite le petit chenal à la rame, voile carguée, faute de
vent pour la tendre. Calme plat, sur toute l’étendue de la
mer. De temps en temps je cessais de ramer, et la barque
glissait sur sa lancée. Ainsi s’immobilisa-t-elle à la longue.
Je lâchai les rames. Alentour, l’infini de la mer. En face,
31
mon coin rocheux et Megalonissi avec la côte nord du cap.
Je me dis que le but de l’homme, c’est cela. Je m’absorbe
dans mes réflexions, au profond de mon âme. Puis mon
âme veut regarder au-dehors, à nouveau, par le truche­
ment des yeux. Un plouf violent arrive à mon oreille. J’ai
tout juste le temps d’apercevoir au large, à une centaine
de brasses environ, le dos noir qui s’enfonce dans le remous
des vagues. Un dauphin, sûrement. J’attendais qu’il émerge
une nouvelle fois. Il ne reparut pas. Je n’ai entrevu que
son dos puissant avec son aileron tendu comme une voile.
Un énorme dauphin. Dans une immense gerbe d’écume.
J’ai vu sa cambrure. Il était vraiment gigantesque. Plus
gros qu’un bœuf bien engraissé.
J’ai repris la barque en main. Maintenant je peux his­
ser la voile, si le vent se met à souffler. C’est encore tôt
pour les meltems\ J’observe le ciel chaque jour. J’y
découvre quelques nuages. Je me dis qu’ils amèneront le
vent, de toute façon. Le vent du sud. Peu importe qu’il
soit sud-est ou plein sud. Ou sud-ouest. Ces vents-là
soufflent de la terre et poussent les vagues vers le large.
Le retour, seul, est plus difficile. Je devrai louvoyer. Je
connaissais à fond le maniement de la barque. Un matin
donc où la mer frissonnait, j’ai hissé la voile. La fresca-
doura^ se levait. Elle dévalait les pentes de l’Ordymnos...
Et je fus poussé vers le large en laissant Megalonissi der­
rière moi. Sans penser un seul instant à l’histoire de l’arbre
hanté englouti dans les hauts-fonds. Je voulais jouir de
ma barque, et je jouais avec elle, en modifiant à tout
moment l’écoute. J’avais le vent par bâbord et la barque
filait droit vers l’ouest. Droit sur Kavalouros, dont l’arête
émergeait de l’eau à environ deux milles au large de la
terre.
Kavalouros est une île minuscule, en plein large. Je
m’y rendis. Je trouvai un creux sous les rochers pour y
tirer ma barque en eaux basses. Je sautai à terre pour

1. Vents du nord,
2. Brise de terre.
32
voir l’île. Je l’escaladai de roc en roc, jusqu’au point le
plus haut. Je regardai la mer alentour, me disant: « Ce
petit bout de terre au milieu de cette immensité, par quel
miracle n’a-t-il pas été encore englouti? » Des crabes sor­
taient de l’eau, s’aventuraient à grimper le long des
rochers, puis, soudain effrayés, culbutaient et dégringo­
laient dans l’eau comme des cailloux. Surprises, deux
mouettes s’enfuirent à tire-d’aile. Elles avaient fait leur
nid dans un trou du rocher.
Je suis resté là jusqu’au soir. Je contemplai le soleil
qui se couchait. Loin, à l’horizon, très haut vers le nord-
ouest, des formes gigantesques s’estompaient dans l’im­
mensité bleue du ciel. Je pensai que c’était^ la Montagne
sainte. Athos. Sa cime se fondait dans le ciel, exactement
du même bleu.
La nuit me surprit en pleine mer. Je contournai Megalo­
nissi, très au large. Son phare était rivé dans la nuit comme
un œil. Le vent grossissait. Je ne l’avais pas prévu. On ne
peut pas toujours prévoir l’humeur du temps. J’eus du
mal à me repérer. Avec beaucoup de peine, je finis par
trouver l’entrée du petit port et par m’y faufiler. J’aper­
cevais au large les petites lumières d’un bateau qui venait
dans ma direction. Il siffla deux fois. C’était le bateau pos­
tal de cabotage qui passait là chaque quinzaine.
Je suis de nouveau dans ma cahute solitaire. L’envie
m’a pris d’ouvrir mon cahier. Il y a des jours que je n’y
ai pas touché. J’ai relu les dernières lignes. Celles qui
parlent d’Élisa. Je faillis les effacer. Puis je me ravisai.
J’ai écrit seulement: « Je ne pense plus à Élisa. Aujourd’hui
j’ai navigué au large. J’ai été jusqu’à Kavalouros. »

Loucas le soûlard a pris l’habitude de venir me voir


très souvent. De ma cahute, j’entendais le bruit de ses
rames dans l’eau. Je l’entendais aussi vider l’eau pour
alléger sa barque.
« Alors, pas encore? » demandait-il, et son œil brillant
33
de malice laissait voir qu’il faisait allusion à Thomas le
pêcheur de pieuvres. Il trouvait étrange que je n’aie pas
eu d’histoires avec lui. Il me le dit et fut tout étonné que je
sois toujours en bons termes avec Thomas. Il en conclut
que Thomas devait sûrement craindre le jeune maître.
Je m’amuse à voir sa cervelle embrumée échafauder des
fantasmagories.
— A croire vraiment qu’il t’est possible de t’entendre
avec eux, et surtout avec sa fille, la tatouée! Ouais, c’est
comme ça!
J’avais allumé ma pipe. J’ai oublié d’en parler, de dire
que j’avais emporté avec moi ma pipe que je fumais quand
j’étais au lycée. Depuis le jour où je vis le capitaine d’un
cargo norvégien’, venu pour charger du tabac dans le port
de Mytilène, se balader sous la pluie, emmitouflé dans un
épais suroît, une grosse pipe de marin à la bouche. Depuis
ce temps donc, la pipe avait pris place dans ma vie. Elle
en était devenue une part importante. Aussi importante
qu’un personnage. Sa fumée montait et brouillait de son
voile la trogne de Loucas le soûlard. Il parlait de la balafre
de la jeune fille. Une cicatrice, disait-il, qui descendait de
l’épaule gauche, rasait son nichon — il avait bien dit:
son nichon — glissait sur le ventre et disparaissait entre
les cuisses.
— Tu l’as vue, cette marque, pour en parler ainsi?
Il roula le blanc de l’œil, comme pour se garder de lais­
ser échapper un mot de trop. Il dit:
« C’est comme ça. Et l’arbre qui est au fond de la
mer, tu crois que je l’ai vu, lui aussi? Et pourtant, c’est
comme ça. »
— Et comment est-ce arrivé? Je veux dire... l’arbre.
Comment a-t-il pu rouler jusque-là?
— L’histoire est venue jusqu’à nous. De génération en
génération. On la raconte depuis les anciens temps. On dit
qu’il est venu de l’intérieur des terres. Du côté d’Eresso.

1. Il s’appelait Sabba Iltsenko, nom que j’ai donné à un des héros de


mon roman Au-delà de l'humain.
34
Je parle de l’arbre. C’est là que se trouve la forêt pétrifiée.
Des troncs en marbre. Mais de vrais arbres. Les uns sont
debout, les autres couchés par terre. On dit que c’est depuis
ce temps-là. Avant la naissance du monde. Si tu rencontres
quelqu’un de là-bas, il te dira, comme moi, que tout ça,
c’est arrivé avant la naissance du monde.
Il se tut. Son regard replongea en lui-même. Dans les
profondeurs du temps où le monde n’était pas encore né.
Je connaissais l’existence de la forêt pétrifiée, entre Antissa
et Eresso. J’avais même prévu d’y aller chasser des per­
drix. Elles foisonnent dans ce coin, et on en tue autant
qu’on veut. Je comptais me procurer un chien. Et puis,
je me suis ravisé. Ce chien, il serait devenu pour moi un
compagnon. Et je ne voulais pas de compagnon. Je voulais
être libre pour suivre à chaque instant ma seule fantaisie.
Un chien crée des soucis. Il y a pire: il aurait été fidèle.
Et pire encore: je me serais mis à l’aimer.

Quand je partis, le Griner sur l’épaule, ma ceinture de


cartouches serrée à la taille, il faisait encore nuit. J’enten-
dait les grillons. Les vagues se mouraient mollement sur
le sable. En une demi-heure de marche, j’atteignis la route
communale, la traversai et commençai à m’enfoncer à
travers champs. L’endroit était désert et je me serais faci­
lement égaré sans le repère de la cime de l’Ordymnos. Je
marchais à sa gauche, à environ vingt-cinq degrés, pour
ne pas perdre ma direction. Tout au fond, moutonnaient
les collines qui dissimulaient le « Psilo ». Il s’agit d’un
monastère célèbre dans toute l’île de Lesbos: le « Haut
Monastère. » La pointe du jour me trouva à une demi-
heure de lui, à peu près. Mes chevilles résistaient à la
marche, bien que mes pieds butassent à chaque instant
sur les souches épineuses qui les enserraient comme des
pièges. Les alouettes fuyaient en poussant leurs trilles
joyeux. De temps en temps, je percevais le cri d’une per­
drix. Il semblait venir des thyms, des arbousiers. Le doigt
35
sur la détente, je m’attendais toujours à la voir se lever.
Les cris se multipliaient. Un peu plus loin, mais trop loin
pour tirer, quelques-unes s’envolèrent et se dissipèrent.
De nouveau, je pensai au chien. Sans chien, je ne pouvais
rien faire, c’était net. On a beau avoir repéré une perdrix,
et s’en approcher au plus près, elle ne bougera pas d’un
pouce, si l’on n’a pas de chien.
Je prends alors un chemin plus sûr creusé par le fer des
mulets. L’endroit était hérissé de souches. Et cette fois je
sentais leurs épines qui m’égratignaient pour de bon. Le
soleil montait et chauffait dur. Je l’avais à ma gauche et il
me brûlait la joue. Je suivis le petit fossé caillouteux du
Tsichliota qui descend vers le sud se jeter à la mer, en
hiver, quand il y a de l’eau. Je devais /déjà avoir parcouru
plus de six kilomètres dans ce pays de rochers. Ils s’éten­
daient en plaques larges, avec, de loin en loin, des arêtes
pointant en petits monticules. Je descendis dans une ravine
cachée sous les mûriers sauvages. Elle embaumait la sauge
et le romarin. Arrivé de l’autre côté de la pente, je vis des
friches s’étendre à perte de vue. Il me faudra des heures de
marche, pensai-je, pour en voir la fin.
Je distingue soudain une forme immobile qui se dresse
face au paysage, enveloppée dans sa solitude. Je m’ap­
proche. Je m’arrête et la contemple. De ma vie, je n’ai fait
une telle rencontre. J’étends la main. C’est de la pierre.
Mais c’est aussi un arbre dont le tronc s’enracine dans le
roc, dans la terre. Du marbre érigé là, vestige et signe
d’une époque perdue dans le brouillard des temps anciens.
Mon brodequin écrase sur le sol de petits cailloux détachés
de son écorce comme des écailles. Je marche un peu plus
loin et je bute contre un autre arbre, couché à terre de tout
son poids. Alentour, le sol est jonché de fragments, comme
si quelque colonne s’était fracassée là. Les silhouettes
marmoréennes se multiplient. Emplissent les lieux. Forêt
en ruine aux troncs de pierre, comme dressés là par quelque
sculpteur pour donner l’illusion de vrais arbres. Je réflé­
chis à cette immobilité du marbre. A ce paysage exotique.
Les grimoires des anciens sages relatant l’existence de
36
la forêt pétrifiée, entre Antissa et Eresso, me reviennent
en mémoire. Ils disaient qu’elle avait pris naissance en
haut, sur les monts Ordymnos, et même au-delà, sur le
Kourouklo. Elle descendit jusqu’aux rochers de la côte.
Il y a des millions d’années de cela. Qui peut savoir... Le
temps l’a dépassée. Elle est restée. Au point de devenir
plus vieille que le temps. Sa matière s’est épaissie.. S’est
pétrifiée. La chair de ses rameaux s’est durcie et s’est res­
serrée. La sève s’est figée dans les veines des arbres. Aucun
oiseau ne vint plus y nicher. Aucune fourmi ne grimpa plus
le long de son écorce pour y sucer la douce résine. Aucun
ver ne rampa plus sur eux pour en creuser les racines, et
y forer ses galeries. Aucun homme ne s’en approcha plus
pour y couper du bois. Ainsi, lentement, sa vigueur s’étiola
et elle demeura comme un sortilège, un conte fantastique,
une légende forgée par le temps que le fleuve des généra­
tions a roulée jusqu’à nous. Et la légende se forma, de
l’arbre géant englouti dans les hauts-fonds marins. C’était
alors l’arbre le plus haut de la contrée. Dressé à la lisière.
Le chef de la forêt. Son roi. Sa masse s’y enracinait depuis
longtemps. Bien avant le temps où apparurent les hommes,
venus plus tard, couverts des dépouilles des fauves, qui
se terrèrent dans les tanières des ours avec des rugisse­
ments de bêtes sauvages. Les formes n’étaient pas encore
façonnées, ni les fleuves ni les plaines. Ni même les mon­
tagnes. Les entrailles de la terre remuaient. Leurs convul­
sions atteignirent la surface. Les montagnes se déplaçaient,
s’écroulaient, s’effondraient en nivelant les ravins et les
précipices. Des vents épouvantables soufflèrent si fort que
le cours des fleuves remontait vers sa source, submergeant
des continents tout entiers. Des gorges ouvraient leurs
brèches entre les chaînes montagneuses. Puis des pluies
diluviennes tombèrent, comblant les creux qui devinrent
des lacs. La mer s’agitait dans une fureur sauvage. Des
vagues monstrueuses déferlaient sur les rochers et les bri­
saient. L’eau fonçait à l’assaut de la terre pour l’engloutir,
pour élargir son lit. Les éléments luttaient les uns contre
les autres pour déterminer leurs frontières. Pour que cha-
37
cun prenne sa place. Se fixe. Destruction et modelage. En
même temps. Le levain voulait prendre. Acquérir sa struc­
ture. Devenir forme.
Ce fut à cette époque qu’une vague titanesque, haute
comme une montagne, déracina le roi des arbres pétrifiés.
Elle l’entraîna dans son reflux. Les eaux s’écartèrent. Le
fond fut ébranlé par le géant déraciné qui roula et dévala
dans les abysses jusqu’à ce qu’il trouvât un endroit plat.
C’est là qu’il s’immobilisa, à la renverse, les branches éten­
dues comme des bras. Les algues s’enroulèrent autour de
lui. Les plantes sous-marines le couvrirent de leurs ten­
tacules. Des crabes et des escargots établirent leur gîte
à sa base. Des patelles et des limaçons rampèrent et col­
lèrent leurs ventouses à son corps minéral.
Cette histoire n’est pas de mon cru. Le jeune pâtre que
je rencontrai avec son troupeau me narra la légende telle
qu’il l’avait entendue. Telle que l’avaient entendue ses
ancêtres. Tous parlaient de l’arbre englouti au fond de la
mer, vers le large. Le berger Artémis me parla aussi d’un
énorme dauphin vivant dans les parages du cap Nisopi,
dont le sort était lié à celui de l’arbre pétrifié. Quand au
loin des pêcheurs aperçoivent un dauphin semblable, ils
ne le visent pas, de peur qu’il ne s’agisse de celui-là, car
cela déchaînerait le courroux de l’arbre. Artémis écarquille
les yeux en me dévoilant les mystères de ces lieux, et
jamais je n’ai vu un regard comme le sien, empreint
d’autant d’effroi. On dit que ce dauphin ne ressemble à
nul autre. Il serait le descendant de l’antique dauphin
qui transporta jusqu’au rivage sur son dos le vieux barde
que les pirates avaient précipité par-dessus bord pour
s’emparer de ses richesses. Ceci se produisit dans les parages
de Mithymna. Et de nouveau les yeux d’Artémis s’ouvrent
démesurément, comme si en cet instant il voyait défiler
tout cela devant lui. Et c’est vrai. Car s’il ne voyait pas,
vraiment, ces événements, il ne les aurait pas gardés
enracinés en lui, aussi vivants, tels qu’ils me les décrit.
Tels qu’il les décrira demain, lorsqu’il prendra son fils
sur ses genoux et qu’il lui contera la légende du pays. La
38
même légende. C’est ainsi qu’Arion arriva jusqu’à nous.
Les récits d’Artémis me remettent en mémoire la saisis­
sante rencontre que je fis au large, un jour dernier. Le cla­
quement sur l’eau. Le dos qui émergea si vite que je n’eus
pas le temps d’apercevoir l’animal dans son bond aérien.
Je pus seulement me rendre compte de sa taille. Une taille
gigantesque. A présent, je me dis que l’heure est venue
pour moi de croire que ce dauphin... Inouï, inouï ce que
l’homme finit par imaginer.

Au coucher du soleil, j’ai pris le chemin du retour en


passant par le même endroit. Je regarde les arbres pétri­
fiés se dresser dans le crépuscule comme des ombres mornes.
Sur une branche, la silhouette d’une chouette se balance
curieusement tandis qu’elle meut sa tête ronde et me fixe
de ses grands yeux verts. Je perçois le chuintement de son
souffle. Un instant, l’idée surgit dans mon esprit que cette
créature, qui me fixait de ses grands yeux, appartenait au
monde des fantômes et des ombres. J’en ai la chair de
poule. La peur me prend. Je presse le pas. Sans plus me
retourner. Je me retrouvai sur la route. La pris sur la
gauche vers Sigri. La nuit tomba. J’atteignis le port de
pêche, dans une totale obscurité. Les fenêtres des maisons
étaient déjà fermées. Seul résonnait le bruit de mes brode­
quins sur le pavé.
Je sursautai en apercevant une ombre furtive. Loucas le
soûlard. Il s’approcha de moi.
— Je me disais bien que tu allais venir ici. Je me le suis
dit quand je ne t’ai pas trouvé à la cabane. Alors, t’as été
à l’intérieur? T’as vu?
— J’ai vu.
— Eh bien! C’est tout! La seule chose que tu dois savoir
c’est que ça, c’est un signe visible. Depuis ce temps-là, le
coin est hanté.
En prononçant ces mots, il baissa la voix comme si, à
39
cette heure même, il craignait les esprits errants à travers
la forêt pétrifiée.
— Et tu n’as pas peur qu’on se moque de toi, avec ces
histoires?
— Je n’en connais pas un qui s’aventure la nuit tout
seul dans la forêt déserte.
— J’ai vu Artémis. Il y fait bien paître son troupeau,
lui. Et il m’a raconté l’histoire du dauphin...
— Hum! Il te l’a dit! Eh bien, c’est comme ça. Elle,
elle le sait encore mieux que nous.
Il ne pouvait s’empêcher de parler d’Angéla. Et chaque
fois qu’il en parlait, il semblait avaler ses mots, comme
si les mots eux-mêmes l’empêchaient d’en dire plus qu’il
n’en savait.
— Pourquoi ne dis-tu pas tout ce que tu sais, Loucas?
lui demandai-je. De quoi as-tu peur? Nous sommes seuls.
— Ce n’est pas une raison, patron. Il y a beaucoup de
choses que tu apprendras par toi-même. Si je t’en disais
plus long, tu serais encore capable de dire qu’ils se foutent
de moi... Ça, c’est dur à avaler. Moi, je ne suis qu’un mal­
heureux, une victime. Mon sort dépend du vent. Et je ne
sais jamais comment le vent tournera, demain. La seule chose
qui est sûre pour moi, c’est le courrier. Il repassera dans trois
jours. Je suis toujours sûr d’en tirer quelques sous.
— Mais il faut que tu rafistoles ta barque, qu’elle ne te
lâche pas en plein travail.
— Mais dis, patron, pourquoi on ne trouve pas, ici, de
l’étoupe de Marseille? Il y a que celle-là qui est bonne.
Écoute, c’est Loucas le soûlard qui te le dit. J’ai passé la
commande à un du village qui travaille dans une grosse
maison de transport. Ceux-là voyagent au loin. Alors, tu
verras ce que c’est, qu’un calfatage avec l’étoupe de Mar­
seille. A propos, ta barque, où tu l’as laissée?
— Dans mon petit port.
Loucas le soûlard s’absorbe à nouveau dans les abîmes
brumeux de ses pensées. Il dit:
« Eh bien! quand tu arriveras au port, elle ne sera pas
encore rentrée. Je cause d’elle, la balafrée. Elle sera encore
40
en mer. Toute la nuit, elle rôde sur la mer. Et quand l’étoile
du soir se lève, elle plonge et nage au loin, vers le large.
En pleine mer. Elle rentre pour dormir au petit jour. »
Il baissa la voix de nouveau. Ses lèvres effleurèrent mon
oreille.
— La nuit, elle se transforme en sirène. Écoute, c’est
Loucas le soûlard qui te le dit...
— Pourquoi ajoutes-tu toujours le soûlard?
— C’est pas histoire de me vanter, que je le dis, patron.
Mais si tu ne m’appelles pas comme ça, alors, impossible
de me trouver, et personne pour te renseigner. C’est mon
nom. Jusqu’à aujourd’hui il y en a pas un qui a compris
que l’homme juste, l’homme honnête, on le trouve seule­
ment dans le vin. Alors, patron, écoute quand Loucas le
soûlard te cause.

Je laissai Loucas sur les murailles du port et pris le che­


min du retour. Il faisait encore nuit quand j’arrivai chez
moi; le ciel commençait tout juste à s’argenter, du côté
de Kouratsona et de Skotino. L’aube pointait doucement.
J’eus envie de prendre ma barque et de voguer vers le
large. A cet instant précis, je repense à la nuit où j’entendis
ce clapotement rythmé au large du petit port. Alors, je
m’étais dit qu’il ne pouvait s’agir d’un grand poisson.
Finalement, je ne pris pas la barque. Je regardai la mer.
J’entendais son chuchotement. Sa fraîcheur parcourait
mon corps en sueur. Mon besoin de partir, de ramer, de
bouger s’apaisait.
Une fois dans la cahute, je me jetai sur mon matelas.
Je voulus écrire mon journal. Mais les événements des
dernières heures me submergeaient. Les pensées s’enche­
vêtraient dans mon esprit. Je suis si épuisé que je n’arrive
pas à trouver le sommeil.
Voilà qu’Élisa surgit une fois encore devant moi. Ses
formes désirables se mêlent à mes pensées et m’exaspèrent.
Pourtant je l’ai oubliée, c’est certain. Oui, j’en mettrais
ma main au feu.
41
Réveillé par le bruit des vagues, je me levai d’un bond.
La plage écumait. La mer grondait sur les rochers du môle.
Nu, tel que j’étais, je courus vers la barque. Défis l’amarre.
Sautai dedans. La barque glissa, passa le goulet de jus­
tesse. Je hissai la voile et par un double nœud en huit,
je fixai solidement la drisse sur le taquet. Je mis le cap
sur la haute mer. Le temps était au nord-est, à la tramon­
tane. La voile brillait, si tendue en haut de la vergue qu’elle
ne vibrait pas plus qu’une aile d’alouette quand elle est
ivre... Je dépassai Megalonissi par le cap nord et filai à
pleine voile vers le large. Je bondissais sur la crête des
vagues, en parcourant ainsi sept milles, peut-être bien
huit, jusqu’à ce que la terre ne soit plus qu’une image
floue, sans détails. La mer mugissait et la poulie du mât
crissait. A chaque rafale l’embarcation gîtait jusqu’au
plat-bord, au ras de l’eau. Je prenais le vent de plein fouet,
sans hésitation. A trois milles un quart environ se profilait
Kavalouros. J’attendis que le vent tombe un peu et, pro­
fitant d’un moment de calme, je tirai rapidement l’écoute
vers la gauche et amenai la barre à droite en pesant sur
elle de tout mon poids. Je virai de bord de justesse avant
que le vent s’enfle. Je l’avais maintenant en poupe.
Je relâchai légèrement l’écoute pour détendre un peu la
voile et piquai en direction de Kavalouros. Je voulais
reconnaître ses eaux, entrer dans l’intimité de ce coin
de mer. Respirer violemment la salure des vagues. Bien
fixer dans ma mémoire certains repères pour m’en servir
comme d’une boussole. Le sentir mien, ce coin de mer. Le
soumettre. Et vaincre en moi les dernières traces de
crainte que j’éprouvais pour ces lieux hantés. Et labourer
les eaux profondes, affronter leur courroux, savoir que
j’avais croisé en long et en large au-dessus de l’arbre pétri­
fié qui devait se situer dans un carré d’un mille de côté
devant le phare de Nissiopi. Je maintins le gouvernail en
direction de Kavalouros. Lançai un coup d’œil circulaire.
Fixai en moi l’image des lieux. Et je me dis: « Cet endroit
42
m’appartient. » En moins d’une demi-heure, j’avais atteint
l’îlot rocheux, dont les pieds baignaient dans l’étreinte
écumante de la mer. Les mouettes tressaient la courbe de
leur vol ferme. Je poussai jusqu’au cap de Sigri, juste en
face. Puis je manœuvrai avec force, tendis solidement
l’écoute, poussai la barre à gauche pour me placer contre
le vent. Les vagues giflaient la coque et fouettaient mon
corps nu. La mer dégoulinait sur moi. Je croisai de nou­
veau au large de Megalonissi, de Nissiopi. J’enfonçais mon
regard, profondément, dans les ténèbres sous-marines.
L’arbre pétrifié devait se trouver quelque part, juste en
dessous de moi.

Devant moi, je distinguai la barque de Thomas le pêcheur


de pieuvres. Il soulevait sa palangre pour que la frescadura
ne l’emporte pas. Angéla imprimait à la barque un mou­
vement de balançoire à chaque relevée des cordeaux.
J’oubliais que j’étais nu. Et puis, de toute façon, la voile
me cachait. Je passai à trente ou trente-cinq brasses d’eux
environ.
Au moment précis où je tirais un bord pour suivre ma
route vers l’abri de Sidoussa, les eaux s’écartèrent à une
vingtaine de brasses au large et un formidable dauphin
sauta hors de l’eau. Son dos étincela au soleil et son plongeon
fut tel qu’il fit rejaillir l’eau très haut avant de dis­
paraître. C’était le même saut gigantesque que j’avais vu il
y a quelques jours. Et je me dis absurdement qu’il devait
s’agir là du même dauphin.
La nuit, à la lumière de la lampe, j’ouvre mon cahier.
Je ne veux plus parler d’Élisa. Je comprends maintenant
que c’est à elle que je pensais, tout le temps que je navi­
guais au large. Mes yeux se mouillent de larmes. J’ai envie
de déchirer le cahier. Je ne l’ai pas fait.
Puis vinrent de nouveau des jours où le vent tomba.
Calme plat sur la mer. Elle devenait pareille à du verre.
Reflétait le ciel. Reflétait un petit nuage blanc qui étar-
quait sa voile et glissait jusqu’à s’évanouir.
43
Par les nuits calmes, la fraîcheur s’infiltrait dans ma hutte,
à travers les roseaux. J’entendais le souffle de la mer. Je
dormais et je rêvais d’elle. Et quand je me réveillais, je
l’entendais à nouveau. Ainsi je ne savais plus si je rêvais
ou si j’étais éveillé. Tout se confondait. J’attendais que le
jour se lève. L’heure semblait incertaine. Puis, encore, c’était
le même visage aux cheveux blonds, aux yeux d’azur, qui
semblait vouloir apporter un morceau de ciel au fond de ma
cahute. Je perdais la tête quand ils me regardaient. Je me
souviens très bien du petit signe noir sous son œil. Minus­
cule. Il ne pouvait être mieux placé. Naturellement, j’aurais
voulus ne plus penser à tout cela. Mais c’était difficile.
Mes nerfs lâchaient. Souvent, je crus être malade. Je ne
savais pas de quoi je souffrais. Mais je comprenais que
je n’étais pas bien. C’est à ce moment que je me mis en
tête de devenir ermite. A Mytilène, nous étions installés
à demeure. Partout aux alentours, il y avait des forêts. Je
me lançais dans la chasse. Je tournais sur les crêtes, au
prophète Élie, passais par le Platy Chorafi, descendais les
gorges de Rodafniti ou escaladais les noirs rochers de Pares
vers le golfe. Terres à perdrix. Le vent bruissait dans les
arbousiers et dispersait les senteurs du thym et de la sauge.
Je m’en remplissais les poumons.
Oui, le petit signe se trouvait sous l’œil droit. De cela, je
me souviens très bien. Je parle d’Élisa.

Je viens de remarquer le nom de la barque de Thomas le


/ pêcheur de pieuvres. Il est gravé en lettres noires sur la
proue, sur ses deux faces: Karcharias (Requin).
— Qu’est-ce qui t’a pris de lui donner un pareil nom?
ai-je demandé.
— C’est depuis le jour où on a lancé la barque en mer
pour la première fois, elle était toute neuve. Y a longtemps
de ça. Peut-être bien quarante ans. J’avais poussé au large.
44
Tout d’un coup un grand requin est arrivé, plus de cinq
cents ocques, un vrai buffle. Pour un peu, il m’aurait fait
chavirer. D’une main je m’suis cramponné au banc de toutes
mes forces, de l’autre, j’ai attrapé le harpon et je lui en ai
donné un bon coup sur la gueule. A l’heure où j’te parle,
je vois encore ses yeux bleus chaque fois qu’il sortait de
l’eau pour foncer sur la barque. Ils brillaient comme si toute
la rage du diable s’était ramassée dedans. Heureusement
que la barque était neuve, solide, pour supporter ses coups
de queue. Pourtant, il est parvenu à arracher presque deux
piques de madrier du bordage, d’un seul coup de ses dents
qu’il avait plantées dans le bois. Il l’a emporté et il a disparu
dans le fond. L’eau s’est remplie d’écume et de petites bul­
les. J’ai attrapé les rames et j’ai foncé droit vers la côte, le
cœur au bord des lèvres, tellement j’avais peur de voir reve­
nir ce démon. J’ai eu chaud, cette fois-là, patron. J’ai vu
Charon de mes propres yeux. C’est pour ça que j’ai appelé
ma barque: Karcharias. Lui, c’était un requin, mais moi
aussi, j’suis un requin.
— Il y en a encore dans le coin?
— Depuis ce temps, on n’en a pas vu d’autres. Personne
n’en a vu. Les vieux eux-mêmes ne se rappelaient pas d’en
avoir jamais vu de pareil. C’était le destin. Voilà! C’est
comme ça. Il avait peut-être suivi un grand courrier trans­
atlantique, il s’était perdu en dehors de ses eaux, et il est
tombé juste ici. Qui sait?
Le dauphin me revint alors à l’esprit.
— Au large, j’ai vu un grand dauphin, deux fois.
Il dit sans me regarder:
— Tu parles du dauphin? Celui qui a sauté devant ta
barque avant-hier? Je remontais les cordeaux avec Angéla
et tous les appâts étaient mangés, et même, il y avait une
dizaine d’avançons de coupés.
— Et tu ne le chasses pas, pour t’en débarrasser?
Son œil lança des flammes.
— Impossible, jeune maître. Ce dauphin-là, personne
ne le touche. Nous le connaissons tous. Il ne fait par partie
d’une bande. Il reste tout seul comme un ermite.
45
— Mais pourquoi? Puisqu’il vous mange tout le pois­
son! Le gouvernement donne une bonne prime pour chaque
dauphin détruit.
— Celui-là n’est pas comme les autres qu’on harponne
et qu’on attrape dans nos filets. Celui-là, c’est le dauphin.
Je t’ai dit qu’on le connaissait bien. On veille à ce que
personne ne lui fasse du mal. C’est facile de le reconnaître,
à sa taille, et ses sauts. Il est le seul à sauter jusqu’à deux
brasses de haut. Tu l’as vu?
Il s’épongea le front du revers de la main. Puis s’en fut
vers sa barque et se mit à crier;
— Pourquoi t’es-tu arrêtée de vider?
Alors une main brunie apparut au-dessus du plat-bord et
se mit à vider l’eau avec le petit seau. Encore et encore...
— C’est Angéla, ma fille, comme je te l’ai dit. Je la
prends avec moi. C’est une bonne rame. Elle rame comme
un homme. Même par gros temps. Et même contre le vent.
Si tu ne l’as pas vue, tu ne le croiras pas.
Angéla ne se retourna même pas pour voir. Elle tra­
vaillait penchée vers le fond de la barque. Seule apparais­
sait une touffe de sa chevelure. Un coin de son épaule.
Cheveux noirs, frisés, épais. Une épaule brune, brûlée
comme la croûte dorée d’un pain.
Le vieux entra dans l’eau, avançant toujours plus loin,
fit balancer la barque, sauta légèrement dedans. En deux
coups de rames, il décolla la carène du sable. Il passa le
goulet et donna en direction de l’ancrage de Faneromeni.
Quand ils furent au large, alors seulement Angéla
leva la tête vers moi. Mais elle était trop loin pour que je
puisse distinguer son visage. La réverbération du soleil
m’éblouissait. Tout se mélangea dans une coulée d’or pur.
La lumière, l’eau, la barque. Et les yeux d’Angéla.

Les propos de Loucas le soûlard au sujet de Thomas le


pêcheur de pieuvres, de sa fille et de toutes ces choses,
m’obsèdent tout à coup. Ils ont pourtant l’air de paisibles
créatures de Dieu. Thomas. Angéla.

46
III

Je réfléchis à la façon dont tout a commencé. L’automne


dernier, à Mytilène. En novembre. D’emblée, ses yeux se
plantèrent sur moi, des yeux à demi cachés derrière un
petit éventail rose en écailles. La grande salle baignait
dans la lumière étincelante des lustres. Au milieu, un large
espace était réservé pour la danse. Je ne pensais pas encore
à la fuite.
En cette heure où je me trouve dans la cabane isolée,
en bas du site rocheux de Sidousa, en cette heure où j’en­
tends les vagues qui roulent sur le sable, je veux l’évoquer
tout entière dans les moindres détails, y compris sa coif­
fure. Mais je ne revois, pour l’instant, que l’or de ses che­
veux autour du front pâle et l’azur de ses yeux. Des yeux
lumineux. Comme transparents. Je pensais que toutes les
lumières des lustres n’existaient qu’à seule fin de faire
briller ces yeux, les yeux d’Élisa.
Les présentations avaient été faites par la jeune fille
de la maison, créature insipide et pour cette raison pleine
de suffisance. J’ai l’impression, aujourd’hui encore, que
jamais je ne m’étais senti si gauche ni si stupide qu’au
cours de cette danse. Quand la musique s’arrêta, je la
raccompagnai à sa place. Pas une fois elle ne releva la
tête pour me regarder, comme elle l’avait fait avant les
présentations. Je m’éloignai et j’errai à travers la salle,
cherchant à éviter ceux de mes amis qui s’étaient joints à
des groupes d’invités. Plus tard, je me retrouvai près
d’elle. Une jeune fille que je n’avais pas envie de connaître
était à ses côtés.
— Vous ne vous asseyez pas?
47
La voix d’Élisa n’était pas aussi chaude que je l’aurais
voulu. L’autre fille s’éloigna. Nous restâmes seuls. Je
me serais fort mal tiré d’une occasion aussi inespérée si
Élisa, par chance, ne s’était lancée dans un babillage sans
fin, futile, et dénotant une grande nervosité. Je ne parve­
nais pas à comprendre pourquoi il me fallait tout con­
naître, de sa famille, de son père, directeur de la Société
des Mines de Mytilène dans la région de Mithymna d’où
était extrait un plomb à forte teneur en chrome. J’appris
aussi que ce séjour lui pesait et qu’elle devait trouver une
agréable compagnie pour passer le temps au fond de ce
coin provincial où elle était arrivée, il y avait à peu près
un mois.
Je répète qu’au cours de cette soirée, je me comportai
très gauchement. Au point (en me penchant pour ramasser
l’éventail qu’elle avait fait tomber) de renverser un verre;
les gouttes de vin éclaboussèrent la pointe de son escar­
pin de lamé. Le vin était rouge et les taches très visibles.
Mon corps devint moite de sueur. Je rougis, maudissant
chaque fois cette stupide propension à rougir même quand
j’étais innocent, à la seule pensée que les autres puissent
me suspecter. Je ne pus jamais me sortir sans avatars
des difficultés les plus minimes. Ni sans humiliations. Il
suffisait d’un court instant, d’une seconde, pour que le
malheur arrive. Si je surmontais ce court instant, je serais
vainqueur pour toujours. Je le savais. Si je perdais, ma
vie entière ne suffirait pas pour rattraper ce qui était
perdu. La minuscule tache rouge sur le petit escarpin
d’Élisa fut pour moi cet instant crucial. Je me croyais
ridicule, humilié. Je croyais Élisa furieuse devant mon
embarras soudain. Je ne savais que faire. Et je fis le pire.
Je fis semblant de n’avoir pas remarqué la tache sur l’es­
carpin de lamé.
Ce qui se passa ensuite fut si rapide que je ne remarquai
pas l’être étrange qui approchait, vêtu avec une élégance
irréprochable, au point d’en devenir gênante. On lisait sur
son visage le masque mondain, visqueux, de l’artifice. Il s’in­
clina devant Élisa qui se leva pour danser avec lui. Je les
48
observai. Ils parlaient avec animation et Élisa paraissait très
intéressée par ce qu’il lui disait. A un certain moment,
il la tint à distance et ses regards se portèrent sur le petit
escarpin que, discrètement, elle lui montra. Il sourit. Élisa
semblait lui demander conseil. Ils s’éloignèrent vers un
coin de la salle et le cavalier sortit son mouchoir, posa
son pied sur un siège bas, en lui souriant d’une manière
plus qu’amicale, pendant qu’il nettoyait la petite chaussure.
J’aurais voulu que le sol m’engloutisse. Je mordis mes
lèvres avec rage. Je m’étais complètement déconsidéré.
J’étais dégoûté de moi-même. Je sortis sur la véranda pour
chasser les pensées qui me tyrannisaient, mais elle reve­
naient à l’assaut, comme un essaim de guêpes. A présent,
il ne s’agissait plus seulement d’Élisa. Cet inconnu, son
cavalier, connaissait aussi l’incident de l’escarpin.
Quand je la rencontrai de nouveau ce soir-là, je lui dis:
« Je regrette beaucoup ce qui s’est passé. »
Elle eut un sourire vague et incrédule. Son air hypocrite
la rendait plus séduisante encore.
« Mais je ne m’en suis pas aperçue, dit-elle en regar­
dant son petit escarpin. Vraiment, je ne m’en suis pas
aperçue! »
Et tandis que je ne savais quelle attitude prendre, elle
répéta:
« Allons! venez maintenant, ne faites pas l’enfant. »
Ses gestes étaient presque parfaits et rien ne parvenait
à diminuer son charme. Ils la rendaient même plus ravis­
sante encore. Plus tard je compris que, sans Élisa, je me
serais ennuyé terriblement et le diable lui-même ignore
combien l’ennui est insupportable quand il s’infiltre sous
la peau sans qu’on puisse d’aucune façon l’en extirper.
Je restai avec Élisa et lui tins compagnie sans voir le
temps passer. Je n’arrive pas à me souvenir de ce que je lui
dis exactement. Mais ce devait être des bêtises, inaptes à
dissimuler mon trouble. Elle me considérait comme si rien
d’autre au monde que mes paroles n’était susceptible de l’in­
téresser, mais moi je sentais bien qu’elle ne m’écoutait pas.
Parfois, elle éclatait de rire, alors que je n’avais rien dit
49
de particulièrement spirituel. Parfois, elle devenait grave.
Dans le silence qui tombait alors, le tumulte de la salle
emplissait soudain nos oreilles. Alors, elle me dit:
« Depuis que je suis dans votre île, je ne vous ai jamais
encore rencontré. »
Elle feignait un ton plaintif, mêlé d’une sorte de reproche
qui m’emplit de tendresse.
Et je lui fis cette réponse stupide, surgie en moi comme
un éclair:
« Je suis assez sauvage. Je vis dans la solitude. »
— Ainsi mes doutes n’étaient pas faux.
Ces paroles provoquèrent un moment de gêne que vint
dissiper l’inconnu, le grand et svelte cavalier, au masque
hideux d’homme du monde. Il s’était approché sans que je
le comprenne. En vérité, son habit lui allait à merveille et
seule la mauvaise foi m’empêchait de le reconnaître. Sa
révérence plia son corps en deux, ses mains se balancèrent
dans le vide comme une corde de gibet. Il donnait l’im­
pression d’inviter Élisa à danser pour la tirer de mon indé­
sirable compagnie. Le sang me monta à la tête.
D’un coup de poing, j’aurais pu le coller au mur. Mais
à l’instant même, son regard froid rivé sur moi me glaça.
Élisa lui sourit et dans ses yeux brillait comme une invite.
Je découvris pourtant immédiatement son jeu quand elle
lui répondit, en agitant lentement son éventail devant sa
poitrine demi-nue dont les fermes rondeurs débordaient de
son décolleté, qu’elle préférait danser un peu plus tard.
« Je suppose que je me suis fait un ennemi ce soir », lui
dis-je en regardant la haute et mince silhouette de l’in­
connu s’éloigner au milieu de la foule.
— Vous me rappelez Cyrano qui criait victoire chaque
fois qu’augmentait le nombre de ses ennemis. Je suis cer­
taine que vous détestez toutes les mondanités. Toutefois,
avouez que danser est bien agréable.
Je tentais de faire pleinement connaissance avec la
femme qui se dissimulait sous la peau d’Élisa. Au-delà
de son corps, il m’était difficile de dire ce qui me capti­
vait le plus en elle. Jamais je n’ai vu des yeux aussi obsti-
50
nés à garder leur secret, à ne pas trahir la moindre parcelle
de ce que je voulais tant élucider.
« Que vous arrive-t-il? » me demanda-t-elle, pour bien
me montrer qu’elle avait deviné mes pensées. Elle déte­
nait vis-à-vis de moi un avantage certain qu’elle ne vou­
lait pas laisser perdre. J’aurais bien voulu pouvoir la domi­
ner à mon tour, mais c’était difficile: pour cette tâche, la
force physique ne suffit plus.
C’était en vérité un bel animal qu’Élisa! Mais cela ne
lui suffisait pas, je le sentais. Non qu’elle atteignît vrai­
ment la perfection, mais elle faisait au moins des efforts
méritoires.
Elle approcha son siège du mien. Mordit dans la banane
que je lui avais épluchée. Mais elle la déposa à moitié
mangée sur la soucoupe. Avec dans la chair pulpeuse, la
trace nette de la morsure. Je regardais ce petit massacre.
Peut-être laissait-elle à dessein la plaie creusée dans le
fruit par ses dents? Étrange sensation, en vérité, qui à cet
instant précis nous unissait au cœur d’une allégorie, au
demeurant inexplicable.
Ses yeux tout à coup s’assombrirent, sans perdre leur
éclat d’azur. Je me trouve en un temps où tout change
facilement. Il m’est difficile de poursuivre la même route.
La petite tache, pas plus grosse qu’une lentille, se trouve
exactement sous l’œil gauche.
Elle aspirait son whisky dans le verre cylindrique, en
l’agitant légèrement entre ses doigts pour faire tinter les
glaçons contre ses parois. Ses lèvres restaient entrouvertes
après chaque gorgée. Je tentais de cacher mes mains avec
leurs doigts grossiers et velus.
— Vous n’ignorez certainement pas que je séjourne
depuis un certain temps dans votre île.
Oui, je le savais.
— C’est la première fois que je vous vois, lui répondis-je.
Je mentais. Lui dire la vérité aurait rendu ma position
encore plus difficile.
— On m’a parlé de vos idées. On m’a même dit qu’elles
étaient très bizarres.
51
— Dites plutôt que je n’en ai aucune, répondis-je, comme
pour faire impression.
— Laissez cela. Votre réponse n’a aucun sens. On dit
que vous n’êtes d’accord avec personne. Pourtant, vous
pourriez avoir beaucoup d’amis.
La conversation butait. Je comprenais maintenant que
ma faiblesse et mon incertitude me poussaient seules à
me montrer brave, alors qu’avec elle, je désirais ardemment
le contraire. Le comprenait-elle? En était-elle persuadée
et s’amusait-elle de mon comportement? A la réflexion,
je trouvais qu’en agissant ainsi je m’abaissais plus encore
à ses yeux. Peut-être même étais-je ridicule. Elle gardait
son verre en l’air après chaque gorgée. Les reflets du lustre
se brisaient à travers son épais cristal. Sans même y réflé­
chir, je lançai:
« Je n’ai jamais vu une main tenir ainsi un verre. »
Elle regarda sa main. Répondit d’un air faux;
« Je ne vois rien qui vaille la peine que vous en parliez. »
Je m’abandonnai à mon goût des paradoxes que susci­
tait la chose la plus simple du monde environnant.
— L’histoire de l’homme, c’est ses mains, mademoiselle
Élisa. C’est presque l’histoire du monde.
— Oh! je vous en prie, soyez plus simple. Ou alors
expliquez-moi ce que vous voulez dire, Dimitri, fit-elle en
prononçant mon nom comme si elle venait de s’en souve­
nir à l’instant même.
Ainsi, elle connaissait mon nom? Nous nous regardâmes
comme si, involontairement, nous nous étions trahis. Il
me fut impossible de discerner si elle voulait sourire, à
cet instant, ou prendre un air grave. Mais comment lui
expliquer ce qu’elle me demandait? Et que lui expliquer?
Les nuages? La brume? L’imagination?
— Alors, vous ne me direz rien de l’histoire du monde
et des mains?
— Si vous posiez ce verre et que vous partiez, je conti­
nuerais à voir votre main et vos doigts fins sur le cristal,
lumineux et diaphanes comme lui.
— C’est de la poésie. Vraiment, vous êtes poète.
52
— Personne n’est poète. La vérité, c’est qu’il existe des
instants remplis de poésie. Je veux dire des instants où l’on
se connaît soi-même.
— Seulement soi-même?...
— C’est suffisant. Car alors, on connaît tout.
— Pas même... quelqu’un d’autre?
— Si je savais que quelqu’un puisse lire mes pensées,
deviner ce que je ressens, cela m’ôterait toute confiance
en moi-même. Je me sentirais trahi.
— Et vous appelez cela une trahison, qu’un être en
comprenne un autre? Dites même, plus justement, de l’es­
pionnage.
— Vous déformez les mots les plus simples.
— Croyez-vous donc que la simplicité existe? Croyez-
vous que nous vivions dans la simplicité?
Elle murmura:
« Je ne vous comprends pas, mais j’ai du plaisir à vous
écouter. Je préfère n’avoir rien à répondre que de faire
des réponses stupides et de m’en repentir ensuite. »
— Il ne me semble pas que vous fassiez jamais des
réponses stupides.
— Oh! vous vous avancez trop loin. C’est curieux que
vous désiriez me flatter.
Elle avait sûrement le sentiment que je me moquais
d’elle. Je le compris au durcissement de son regard. Ses
lèvres se serrèrent avec obstination. Mais cette tension
s’estompa très vite et rien ne subsista sur son visage qui
puisse trahir ce qu’elle cachait au fond d’elle-même.
Dans le silence qui suivit nos paroles, nous n’eûmes
guère le temps d’affermir nos positions, car au même ins­
tant, l’élégant cavalier à l’habit si odieusement irrépro­
chable passa devant nous, en dansant avec une petite
femme boulotte aux seins plus qu’opulents et dont la poi­
trine disparaissait sous les perles. On voyait bien que le
dandy tirait de ce contraste entre sa svelte silhouette d’Athé-
nien et l’opulence de l’aristocrate de province une satisfaction
qu’il ne déguisait pas. Élisa rompit la première le silence:
« Quelles sont vos idées sur la vanité? »
53
Je crois bien que je souris.
— Nous serions déjà morts ou nous étoufferions d’en­
nui sans elle.
Elle esquissa un sourire. Puis elle dit:
« J’aurais aimé que vous fassiez sa connaissance. Il est
arrivé d’Athènes dernièrement. C’est un camarade de longue
date. J’aimerais beaucoup vous présenter M. Tsouma. C’est
son nom. Je ne crois pas vous l’avoir dit. »
— Ça n’a aucune importance. Je l’aurais oublié tout de
suite.
Je ne cherchais nullement à déguiser mes sentiments et
je tenais à ce qu’elle le comprenne bien.
— Serait-il indiscret de vouloir connaître la raison d’une
telle antipathie?
Elle pensait sûrement que sa personne en était la raison
majeure et son intention de me le faire comprendre fut
des plus claires. Mais c’eût été une maladresse monu­
mentale de ma part et faire preuve de légèreté en lui don­
nant la satisfaction de voir que ses suppositions étaient
justes.
— Beaucoup de choses existent sans raison, Élisa.
Son nom vint ainsi sur mes lèvres, comme, peu de temps
auparavant, le mien sur les siennes. Elle ne parut pas
surprise. Pourtant, nous n’arrivions pas à abandonner le
vouvoiement.
— Je crois, continuai-je, que les causes déterminent tou­
jours une logique. Si je me brûle le doigt sur une flamme
et que je crie, mon cri sera quelque chose de logique. Il a
une cause. Mais si, sans approcher mon doigt du feu, je
crie que je me brûle, alors, sans aucun doute, cela ne sera
pas logique. Et n’aura pas de cause.
Elle me regarda malicieusement et demanda, en reprenant
le sujet par où nous avions commencé:
« Nous trouvons-nous dans le cas où il y a une flamme
ou non? »
Je ne pouvais esquiver la réponse. J’aurais voulu lui
crier:
« Il n’y a que vous, Élisa! »
54
Bien entendu, je ne fis pas cette sottise et répondis
vaguement:
« Je préfère rester dans l’embarras quant à la réponse
que vous attendez de moi. »
Je vivais à coup sûr un de ces instants où l’on peut
briller d’intelligence ou passer définitivement pour un cré­
tin. Je n’eus pas le loisir de penser à mon cas, car l’or­
chestre s’arrêta de jouer et les couples qui dansaient au
milieu de la salle se dispersèrent, laissant la piste vide.
Un brouhaha s’ensuivit, suffisant pour combler des minutes
qui sans cela seraient restées vides entre ces deux êtres
perdant leur temps en parlotes inintéressantes au lieu
de se consacrer au plus vital — mais aussi au plus secret —
de leur désir.
Tout le comportement d’Élisa exprimait indubitable­
ment son trouble. Elle portait son verre à ses lèvres sans
le boire. Peut-être voulait-elle seulement les humecter pour
les faire briller. Son front se rembrunit tout en parlant et
ses regards errèrent de-ci de-là, comme pour chercher quel­
qu’un avec un but avoué. Car son regard se rasséréna dès
qu’il vit venir M. Tsouma.
M. Tsouma ne vint pas droit vers nous. Il fit d’abord
semblant. Puis il nous dépassa. Élisa se troubla de nou­
veau. Elle se sentait humiliée, c’était clair. Et elle ne vou­
lait pas être humiliée. Surtout en ma présence. Par la
suite, une ou deux fois encore, Tsouma répéta son petit
jeu, puis il parut se décider et s’avança vers nous. Il lui
sourit avec une nonchalance glaciale. Son sourire à elle
témoignait de plus de chaleur. Dans sa fièvre de lui par­
ler, elle en oublia de me le présenter, ce dont personnel­
lement je me souciais peu.
Ils s’entretinrent de personnes et d’événements qui
m’étaient complètement inconnus, et je suivais de loin
le déroulement de leurs histoires, critiques et cancans
d’Athènes sur des gens que, naturellement, je n’avais
jamais rencontrés, tout ceci n’ayant aucun rapport avec
notre société provinciale. Je remarquai l’éclat joyeux
des yeux d’Élisa quand ils rencontraient la froide inti-
55
mité de ceux de Tsouma. J’observais surtout les mou­
vements de ses mains et ceux de son corps dont les épaules
tour à tour se portaient en avant vers l’autre ou rentraient
leurs courbes gracieuses, comme une vague montant du
fond des eaux pour se retirer doucement dans un ondoie­
ment de lumière. Comme un moment isolé de l’acte d’amour.
S’ils s’étaient trouvés seuls, en cet instant, rien n’aurait
pu la retenir de s’abandonner, pour peu qu’il l’en priât.
Tsouma avait l’air pleinement sûr de son effet sur elle.
Sans l’ombre du moindre doute. Son comportement général
témoignait d’une grande expérience des femmes. Ses mains
surtout attiraient mon attention. Il est curieux de voir
combien, à travers elles, on peut saisir d’emblée ce qui
fait la personnalité de chaque être. La sienne s’exprimait
par ses mains. Tout le jeu se déroulait là, dans ses doigts
dont la pose étudiée et l’habile nonchalance tendaient
vers le même but, sans efforts inutiles, vers l’unique but
de plaire et de charmer. J’observais sa curieuse façon
d’ouvrir son étui à monogramme doré et d’y prendre une
cigarette. Et ce flegme prodigieusement naturel, le temps
qu’il se décide à l’allumer, tout en parlant. Si j’avais dû
envier quelque chose en lui, c’eût été cette manière impec­
cable d’accomplir chaque geste, fût-ce le plus futile, comme
si tout en lui répondait à un plan précis, pré-établi, exé­
cuté avec une telle aisance qu’on aurait pu le croire
spontané. Il savait se montrer différent de tous les autres,
se distinguer de tous les invités suant de fatigue et s’agi­
tant de-ci de-là. Les deux lustres de la salle se reflétaient
sur ses cheveux parfaitement lissés. Des taches lumineuses,
miroitantes, semblaient s’y allumer, puis s’éteindre à
chacun de ses gestes. Il commençait à m’agacer. Je le
détestais. Il me répugnait et j’étais prêt à sauter sur le
plus mince prétexte pour le lui faire sentir. Je découvrais
de nouveau en moi ces mêmes pensées avilissantes et je
me trouvais stupide de laisser ainsi mon imagination m’en­
traîner au gré de leur humeur.
A la fin, je ne sus plus que faire de mes mains. Ce
soir, je venais d’en découvrir la gaucherie et la rusticité.
56
Je prenais conscience de mon ridicule et par le fait le
devenais vraiment.
Pourtant, je n’avais pas perdu le contrôle de moi-même
et je me torturais à chercher un moyen d’échapper à la
situation insupportable où je me débattais. Je n’éprouvais
aucune difficulté à percer les mécanismes qui régissaient
chaque geste de cet homme odieux. J’étais si sûr de ne pas
me tromper en le jaugeant à sa juste valeur que lorsque
Élisa, longtemps après, me dit soudainement:
« Oh ! J’ai encore oublié de vous présenter M. Tsouma.
Voyez combien je suis coupable! » je lui répondis sur le ton
le plus naturel:
« C’est la deuxième fois que vous me le dites, mais ce
M. Tsouma, je le connais très bien, je vous assure, made­
moiselle Élisa. »
Involontairement, j’avais de nouveau accolé « mademoi­
selle » à son nom. Signe que je ne pouvais pas m’habituer
à plus d’intimité.
Son air stupéfait m’amusa beaucoup. Mais je discernais
dans son regard son intention de se venger de l’ironie
contenue dans cette affirmation.
— Je désirerais savoir si le sentiment de jalousie est
plus fort chez l’homme que chez la femme?
Je sentis que nous allions tomber dans une joute pas­
sionnée.
— Ne voulez-vous pas dire plutôt le sentiment d’amour?
Car la jalousie n’est pas un sentiment, mademoiselle Élisa.
— Il faudra que je me rappelle cela. Pourtant sans amour
la jalousie n’existe pas...
— La jalousie est quelque chose de très logique. C’est
pourquoi on peut l’éviter. Tandis que l’amour est complè­
tement irraisonné. La preuve en est que personne n’y
échappe.
— Ce n’est pas une réponse sérieuse.
— Vous allez me faire croire que vous n’êtes pas sincère.
Elle but une gorgée de whisky, quelques gouttes à
peine.
— J’ai entendu dire que vous projetiez de partir, fit-
57
elle subitement, pour changer manifestement de conver­
sation.
— C’est juste.
— Irez-vous loin?
— Cela dépend.
— Je suppose tout de même que vous n’allez pas dispa­
raître?
— Si. C’est justement mon intention.
Elle eut un geste dont je ne pus déterminer exactement
le sens, mais qui me sembla signifier l’angoisse.
— Je me demande si vous me détestez, fit-elle à brûle-
pourpoint.
J’aurais voulu crier de tout mon cœur:
« Non, mademoiselle Élisa, je vous aime, je vous aime
comme un fou! »
Mais je répondis tranquillement:
« On ne dévoile pas facilement le contenu de ses
pensées. »
J’aurais voulu dire « de son cœur ». Mais je préférais
l’avoir exprimé ainsi.
Aujourd’hui encore, je suis persuadé que cet instant fut
vraiment crucial. Nous le comprenions tous les deux. Élisa
semblait vouloir dire quelque chose. Ses lèvres tremblaient.
Elle se leva la première. Je me levai aussi. Elle s’approcha
tout près de moi, étendit la main gauche et posa la droite
sur mon épaule.
— Mon Dieu... c’est le plus beau tango que j’ai entendu
de ma vie, murmura-t-elle à mon oreille, quand les pre­
mières notes du piano retentirent.
Le corps d’Élisa paraissait très léger. Sur la chemise
empesée de mon habit, je sentais les rondeurs vivantes de
sa poitrine comme si elle était nue. Ses doigts s’enfonçaient
dans mon dos.
Quand nous nous assîmes, aucun de nous ne parla. Son
haleine brûlante était encore sur mon cou, comme pen­
dant la danse. Elle but le reste de son whisky. Un rêve
flottait dans ses yeux, qu’elle ne me laissa pas devi­
ner.
58
— Je parie que vos pensées sont loin d’ici, lui dis-je.
— Vous avez gagné, et elle sourit. Je pense toujours
aux voyages.
— Comment vous est venue cette idée?
— Elle ne m’a jamais quittée. Je pense à des pays
inconnus.
— Alors, voyagez dans votre cœur. Vous aurez l’occa­
sion de découvrir beaucoup de pays inconnus.
Elle ne sembla pas surprise le moins du monde et prit
un air affecté. Je suppose qu’elle voulait paraître roman­
tique, à moins qu’elle ne se souvînt des phrases idiotes
d’un quelconque roman d’amour, de ceux qui ne cesse­
ront pas d’être à la mode tant que l’acte d’amour s’accom­
pagnera de tout son cortège de mise en scène, au lieu
d’être nu et direct.
— Je crois que nous sommes d’accord. Il n’y a rien de
plus inconnu que le cœur. Comment peut-on s’en préserver
quand il nous torture? Comment le protéger contre nous-
mêmes quand nous le tourmentons?
— Il existe un moyen. Celui qui passe par les sensations.
Je choisis cette expression qui me parut plus décente,
sans me demander si Élisa — ce qui est probable — eût
préféré plus de brutalité. Voire la brutalité.
L’ombre de M. Tsouma plana de nouveau sur nous.
J’avais grande envie de le jeter par la fenêtre. Il me tourna
le dos ostensiblement pour bien marquer combien ma
présence comptait peu pour lui.
— Je suppose que tu désires connaître mon nouvel ami,
lui dit Élisa.
Il condescendit à me regarder en face, un sourcil levé,
me salua juste comme il convenait avec un dédain cour­
tois. Déconcerté et gêné, comme à l’accoutumée, j’essayai
de me dominer mais finis par me retrouver tel que j’étais
— un être stupide qui s’est fourré dans la pire situation.
La fête se termina à la pointe du jour et quand je ren­
trai dans ma chambre, les premières lueurs de l’aube fil­
traient à travers les volets. Je m’étendis tel que j’étais,
en habit, sur le divan, allumai une cigarette et me plon-
59
geai dans mes pensées. Je sentais encore sur ma poitrine
le poids du sein d’albâtre d’Élisa. Je me dévêtis, entrai
dans la salle de bains, fit couler l’eau à torrents sur mon
corps en feu. Ainsi rafraîchi, je me sentis mieux.
Au cours de la journée suivante, je ne voulus parler à
personne. A la maison, je m’arrangeai pour éviter tout le
monde. Je pus ainsi garder intactes, pour moi seul, mes
impressions sur Élisa, et vivre en moi le prolongement de
cette nuit de bal, pleine de désir, de souffrance, d’espoir
et de détresse.
Au couchant, je m’en fus vers la plage pour écouter le
murmure des vagues sur le Makri Yalo. L’air sentait l’algue
pourrie. Enveloppé dans un épais manteau, je m’assis
dans le petit café du bord de mer. Le soleil descendait
rapidement derrière la colline de Melissa. Les montagnes
environnantes s’obscurcissaient, et leurs ombres se dépla­
çaient très vite. Le gamin du café m’apporta un ouzo
avec deux morceaux de pieuvre et une olive verte. L’al­
cool me réchauffa; je suivais des yeux une mouette lut­
tant contre le vent qui soufflait avec rage et courbait les
roseaux plantés aux alentours.
Les passants étaient rares et pressés. Je me sentais abîmé
dans la douce mélancolie qui s’emparait toujours de moi,
à cette heure. Et ce que j’attendais arriva.
Je dois dire que nous n’avions convenu d’aucune nou­
velle rencontre avec Élisa et Dieu seul sait combien, hier
soir, je m’étais gardé de lui parler d’une telle éventualité.
Et voici qu’elle passait à présent, là-bas, enveloppée dans
sa fourrure, d’un pas lent, comme entraînée dans quelque
voyage impérieux, selon son cœur. Elle marchait tranquil­
lement, avec souplesse, en contemplant la mer qui battait
les algues amoncelées sur le rivage. Je l’observais dissimulé
derrière l’épaisseur des roseaux. Quand elle m’eut dépassé,
je lui emboîtai le pas à distance, hésitant, mais sûr de ce
que je devais faire. Peu à peu, je gagnai sur elle au point
de me trouver bientôt à sa hauteur. Il ne me restait qu’à
la dépasser. Pourtant, je me sentais désemparé, au point
de vouloir rebrousser chemin et m’enfuir.
60
— Vous êtes vraiment indécis, me dit-elle de sa voix
câline.
Ses yeux souriaient. Je me sentis aussi stupide qu’un pot
de cactées.
~ Croyez bien que ce n’était nullement prémédité.
Moi aussi je me promenais.
— Oh! n’abîmez pas ce qui arrive sans que nous en
sachions la cause.
Elle ralentit le pas et nous marchâmes, silencieux, dans
le vent et les mugissements de la mer.
— Je me souviens de vos paroles d’hier: que vous viviez
dans la solitude, en sauvage.
— Ai-je dit pareille bêtise, mademoiselle Élisa?
— On oublie souvent ce qu’on dit. Quelle chance!
Pourrait-on dire quelque chose de nouveau, sans cela?
Savez-vous que vous êtes vraiment différent des autres?
Les autres? C’était inattendu. Elle portait une toque
de fourrure blanche qui enserrait son front. La petite
tache sous son œil était bien visible. Et maintenant je
découvrais, au bord de sa lèvre, un minuscule grain de
beauté que je n’avais pas remarqué, hier soir, tant cette
première rencontre m’avait bouleversé. Au point de m’être
vu obligé de jouer à tout prix l’homme cultivé. Ainsi
essayai-je de boucler le cercle classique de l’adolescent
qui fait étalage de son savoir devant une femme coquette
qui compte pourtant sur bien autre chose que l’esprit. Je
trouvais qu’une telle coiffure convenait à merveille à un
visage comme celui d’Élisa. Je désirais beaucoup lui faire
des compliments. Mais on ne peut le dire ainsi, sans préam­
bule; il faut que cela vienne naturellement et surtout
qu’elle paraisse disposée à l’accepter.
— J’ai réussi à troubler votre solitude, me dit-elle. Du
moins, ce soir.
— Et si... si vous l’aviez augmentée?
— Que voulez-vous dire?
Sa voix me parut grave.
— Non pas ce que vous supposez. Vous avez ajouté
votre solitude à la mienne. Je parlais de vous. Et puis,
61
dans quelles circonstances de la vie peut-on dire qu’on
n’est pas seul? Tous les êtres humains sont seuls. La preuve
en est notre désir de nous lier aux autres. De nous faire
des amis.
— Et quand deux êtres sont très proches l’un de l’autre
— vous saisissez ce que je veux dire — et se comprennent,
direz-vous aussi qu’ils sont seuls?
— Ne vous abusez pas, mademoiselle Élisa. La plupart
sont seuls. Ceux-là cherchent une part d’eux-mêmes auprès
des autres pour combler le vide qu’ils devinent en eux.
Ils cherchent leur complément. Sans le comprendre, nous
sommes incomplets et nous demandons à un autre ce qui
nous manque. A la fin reste l’amertume, car nous nous
abusons en croyant qu’une part de nous-même peut se
trouver ailleurs, puisqu’elle n’est pas née avec nous, elle
aussi.
Je n’avais pas compris comment nous nous étions
oubliés à marcher aussi loin. Nous avions monté la Sou-
rada, et pris ensuite le chemin de l’intérieur, à travers les
olivaies. En bas de l’École Normale.
— Si nous suivons le sentier, il y a là-bas une petite
église isolée. Celle de Saint-Spiridon. La clé est sur la porte,
lui dis-je.
Le crépuscule s’assombrissait et le froid devenait piquant.
Je connaissais la chapelle. Je connaissais la femme qui
s’en occupait. Mais nous avons bifurqué et pris le sentier
le long du ruisseau desséché, entre les oliviers. Cela nous
entraînait toujours plus loin.
— Maintenant, je comprends clairement le sens de vos
paroles, me dit-elle après un long moment de silence.
— Qu’avez-vous compris, Élisa? J’osais de nouveau pro­
noncer simplement son prénom.
— J’entends vos paroles dans le feuillage des arbres,
Dimitri.
Sa voix était basse, comme toujours. L’endroit était
abrité du vent. La colline le protégeait. Il faisait presque
doux. Deux pies s’élevèrent des branches et disparurent à
tire-d’aile. Je distinguais les taches blanches sur leur plu-
62
mage noir. L’ombre s’appesantissait rapidement. La nuit
tombait.
Elle m’attira et nous nous sommes assis sur les racines
d’un gros olivier. Tout était désert. On entendait le roucou­
lement d’un ramier. Parfois le bêlement lointain d’un
agneau solitaire.
— Solitude parfaite, murmura-t-elle, paisible.
— C’est cela que je voulais dire quand je vous parlais
tout à l’heure...
De sa fourrure émanait l’odeur de son corps.
— Votre petit chapeau est mignon, murmurai-je à son
oreille. Il vous va à ravir. Jamais je n’ai vu pareille har­
monie.
— Laissez cela à Tsouma. C’est la première fois que vous
me parlez de ce que je porte...
Elle me serra la main. Petit à petit, je parvins à lui reti­
rer son gant. Il était couleur de cendre claire. Je me penchai
et baisai sa main. Elle était froide, presque glacée.
— Je ne parlerai plus de ce que vous portez.
Elle se retourna. Appuya son dos contre mes genoux,
noua ses bras autour de mon cou. Nous nous embrassâmes
avec passion. C’était beaucoup plus qu’un baiser.
L’obscurité m’empêchait de voir son visage. Et je dési­
rais d’autant plus la toucher, la caresser. Elle soupirait
et m’attirait toujours plus près d’elle de ses deux bras
noués autour de mon cou.
— Je vous aime, Élisa... murmurai-je, incapable de conte­
nir plus longtemps la vague qui submergeait mon cœur.
Elle se leva. Remit de l’ordre dans sa toilette.
— Allons, dit-elle, pressée et inquiète. Allons! C’est
trop désert, ici. Cette solitude est effrayante...
Nous sommes partis, presque en courant. Comme pris
de panique.
— Je me souviendrai toujours de cette heure, Élisa.
— Non! Oubliez-la! Oubliez tout!
Nous sommes passés près de la chapelle de Saint-Spiri-
don. Elle était très pressée.
Nous atteignîmes la grande route. Le froid piquait. Il
63
faisait complètement nuit. De rares lampes éclairaient la
route asphaltée, déserte, qui longeait la mer. Nous étions
les seuls passants sur le Makri Yalo.
— Séparons-nous ici, me dit-elle nerveusement.
Elle me tendit la main. Cette main que j’avais dégantée,
tout à l’heure, sous l’olivier. Alors, sortant son gant de
ma poche, je le lui tendis.
— Il faut que je vous le dise. Il faut que vous le sachiez.
— Que faut-il que je sache, Élisa?
— Tsouma... vous savez, il est presque mon fiancé.
Nous devons nous marier. C’est ça que je voulais vous
dire.
Près de la jetée, la mer était sombre. D’une couleur pro­
fonde. Cette couleur de la mer m’impressionnait toujours.
— Bonsoir, lui dis-je d’une voix étranglée.
Elle refusa de prendre son gant.
— Vous pouvez le garder... dit-elle rapidement, presque
avec douceur.
Je la perdais. Je me souviens encore de son pas pressé.
Elle disparut au tournant de la route. Tout à côté, se
trouvait l’hôtel où elle logeait avec son père.
Je m’assis sur la jetée. Un lampadaire glacé brillait
au-dessus de ma tête. Je tenais son gant et me disais qu’il
avait contenu sa main. « Non, pas sa main: sa petite main »,
ai-je pensé. La femme à qui cette main appartenait était
étrange. Odieuse. Mais cette femme était entrée dans
mon cœur. Je lançai le gant dans la mer. Puis je m’en
repentis. Plus tard, de nouveau, je me dis que j’avais bien
fait de ne pas le garder. C’eût été le souvenir d’un évé­
nement qui m’avait fait souffrir.
*
**

Tout cela, c’était évident, appartenait désormais au


passé. Le présent, c’était l’été, cet été que j’étais décidé à
vivre comme je l’avais voulu. Un été resplendissant, comme
je le désirais. C’est alors que je vins m’installer dans le
coin rocailleux de Sidousa.
64
IV

J’avais un morceau d’écorce d’arbre de la forêt pétrifiée.


Je le déposai sur la table calée contre le côté droit de la
cabane. C’était du marbre pur qui révélait nettement les
couleurs du bois, ses fibres, ses veines.
Ce matin-là, j’entendis qu’on tirait une barque sur le
sable. Ce n’était pas Loucas le soûlard. C’était la barque
de Thomas. Il tenait deux pieuvres qu’il avait attrapées
au lever du jour.
— Trois ocques, mon jeune maître, cria-t-il en agitant
la plus grande. Je l’ai gardée pour toi. Je l’ai frappée et
frottée sur les rochers pour l’attendrir. Tu la pendras aux
roseaux pour la faire sécher jusqu’à ce qu’elle devienne
molle et bonne à manger. De temps en temps, tu en cou­
peras un morceau pour le faire griller sur la braise. C’est
le meilleur des mézès, mon jeune maître.
Les frelons affamés s’étaient rassemblés et tournoyaient
autour. Thomas, d’une tape de sa main calleuse, en écrasa
un qui s’était posé sur la pieuvre.
Il en avait attrapé sept ocques et il allait, avec sa barque,
les vendre au bateau à moteur qui assure le courrier de
Molyvos et qui passe le long du cap nord de Nissiopi.
Sa barque flottait au milieu du mouillage, dans les eaux
calmes.
— Avec Angéla, on s’est dit que tu peux nous donner
ton linge à laver. Elle sait le faire, elle sait aussi repasser.
Ne pense pas que ça va la fatiguer.
De la barque dont elle écopait l’eau, elle entendit son
nom et leva la tête au-dessus du plat-bord. Le soleil brû-
65
lait ses bras halés. Ses grosses lèvres bien en chair faisaient
penser à deux arbouses mûres. Ses yeux brillèrent. Elle
se pencha et se remit à écoper avec le seau.
Je suis parti faire un tour dans les rochers escarpés. Je
quittai ma petite crique. Au sommet, je trouvai un filet
d’eau douce. De l’eau de source. Il ruisselait vers la mer,
tombant de haut entre les rocs. Je me suis penché pour
voir son lit: il suivait une étroite déclivité, et se jetait
dans la mer par une faille si resserrée qu’on ne pouvait
l’accoster qu’en barque. Des murs épais l’emprisonnaient
de chaque côté, des pans de granit qui surplomblaient la
mer de très haut et y prenaient leurs assises.
J’appris qu’on l’appelait Glyconéri — « L’Eau douce ».
C’était la seule eau courante de l’endroit. Autrement, il
n’y avait que l’eau des puits, une eau saumâtre.
Thomas le pêcheur de pieuvres venait maintenant me
voir très souvent pour bavarder, laissant Angéla dans la
barque.
J’ai ouvert une boîte de conserve, partagé un morceau
de galette. J’ai dit à Thomas de manger avec moi. Je lui
ai dit aussi d’appeler Angéla.
Il a hoché la tête.
— Laisse-la. C’est une vraie sauvage.
Nous avons mangé. La galette était dure. Il l’a mouillée
dans la mer pour la ramollir.
Au milieu du petit port, sa barque sautillait sur l’eau,
au rythme des mouvements d’Angéla qui écopait. J’aper­
cevais son épaule hâlée qui luisait au soleil. Ses cheveux
retombaient sur son visage. La fumée de la cigarette de
Thomas montait droit dans l’air. Calme plat. Je suivis des
yeux la barque qui s’engageait avec Thomas dans le goulet.
Les rames battaient l’eau lentement, au rythme habituel des
pêcheurs. Elles étincelaient une seconde au soleil et plon­
geaient de nouveau dans l’eau. Je regardais sa tête aux che­
veux de jais émergeant du plat-bord. Ses yeux pétillaient. A
la sortie du petit port, la barque vira de bord, droit sur le
cap de Megalonissi. Elle allait attendre le bateau à moteur.
Thomas comptait recevoir un bon prix pour ses pieuvres.
66
Je dois parler aussi de la pluie inattendue qui tomba
un jour, cet été-là. Le ciel s’emplit soudain de vapeurs
basses qui recouvrirent la mer obscurcie. De grosses
gouttes tombèrent, espacées tout d’abord puis plus denses
et le paysage se décolora jusqu’à se fondre dans une brume
qui l’enveloppa comme une gaze mouillée. Je voulus mettre
mon imperméable, mais j’avais trop chaud. Alors je me
mis tout nu et restai debout, bras ouverts. L’eau ruisselait
sur moi et ses petits serpents humides glissèrent sur tout
mon corps. Je plongeai dans la mer. Mon oreille affleurait
sa surface et percevait sur l’eau les petits chocs de la
pluie tombant dans la mer comme autant de minuscules
graviers.
Après la pluie, une grande fraîcheur se répandit sur la
terre délavée. J’eus envie d’aller tirer des garennes. Après
la pluie, les bêtes viennent brouter goulûment les herbes
rafraîchies. Mais Thomas avait raison quand il disait que
leur chasse était difficile. J’avais tout juste le temps d’aper­
cevoir deux oreilles et le bout des petites queues, aussi
blanches que la neige. A un moment, pourtant, la chance
me sourit. Je tirai vite: le lapin culbuta et resta étendu.
Une de ses petites pattes fut agitée d’un tremblement
léger, tandis que je le soulevais par les oreilles pour jouir
de mon exploit. Puis la bête rendit l’âme. Je le jetai dans
ma gibecière. Je pensais qu’Angéla pourrait me préparer
un bon mézé avec ma prise.
Je dévalais à larges enjambées le chaos des rochers en
direction du rivage. La barque de Thomas flottait, amar­
rée par une corde enfoncée dans le sable. Il était absent.
Angéla était seule. Formes pleines, peau tendue, seins
dressés, gonflés comme de gros coings. Sa jupe courte lais­
sait voir ses genoux. Des jambes solides et des cuisses bien
en chair soutenaient son corps de bronze. Ainsi, je pus à
cet instant la voir de près.
— Je suis venue pour le linge. « Pour la lessive », fit-elle.
Sa voix avait des intonations rauques de garçon. De ses
aisselles en sueur et de ses cuisses montait une forte odeur
de sel. Je lui tendis deux mouchoirs et une paire de chaus-
67
settes. Je n’avais pas besoin d’autre chose puisque j’allais
sans chemise avec pour tout vêtement un short de grosse
toile.
Elle les prit et s’en fut en longeant le rivage. Elle dis­
parut derrière le dernier rocher de la côte. Je tirai l’amarre
de sa barque. A l’intérieur, jetées au fond, je vis sa che­
mise et sa culotte. Le soleil étincelait sur l’eau comme
de l’or et mes yeux me firent mal. Je m’étendis à l’ombre
de la cabane. Me mis à fumer. La pâte pétrifiée des rochers
moutonnait, au-dessus de moi, à travers la fumée. Au loin,
sur la mer, passait une trata\ avec ses rames étincelant
chaque fois qu’elles émergeaient. Les hommes jetèrent la
senne.
Ils rythmaient leurs gestes et leur labeur en s’accompa­
gnant de chansons: « Belim ahelim ya, Belim abelim
ya2! »
Ainsi Angéla était nue sous sa robe courte et bon marché.
Le soir descendait quand ses pas me tirèrent du sommeil.
Elle tendit une ficelle entre les roseaux de la hutte et la
saillie d’un rocher, put y suspendre les trois babioles qu’elle
venait de laver.
J’observe à présent cet animal désirable au corps de
femme. Ses bras sont fermes. Chacun des gestes, sûr et
juste. Elle fait tout comme il faut le faire. Elle a rejeté
ses cheveux en arrière, les a noués avec un ruban d’un
bleu délavé. Elle était toute mouillée. Et sa robe collait à
son dos où l’eau brillait encore. Elle avait dû nager.
— Donnez-moi tout ce que vous avez pour que je le
lave avec notre linge.
Elle refusa la boîte de conserve que je lui tendis. A
ce que je compris, elle n’acceptait jamais rien. Elle était
hère et sauvage. Son œil brillait quand elle regardait de
côté; elle ne regardait bien en face que les choses qu’elle
devait juger importantes.

1. Très grande barque de pêche, à vingt rames.


2. D’après un manuscrit trouvé dans les papiers de mon père, amateur
fanatique de chasse et de pêche.
68
Les eaux s’agitèrent, soudain. Un remous brutal et
violent. Le clapotis se répéta. Angéla, troublée, se mit à
observer le large. Je vis l’écume. Puis, de nouveau, l’eau
remuée avec force. Le large dos noir apparut et plongea
en se retournant, comme le cercle épais, musclé, d’une
énorme roue. Le dauphin passa juste en dehors du môle.
Sauta encore deux ou trois fois. Nagea vers la pleine mer.
Sans émerger.
J’étais furieux contre moi-même car, à la vue du cétacé,
j’eus soudain l’impression que je l’attendais. C’était la
troisième fois que cela se produisait. Mais jamais aussi près.
Tout au bord de la côte.
— Il y a donc des dauphins? lui demandai-je.
Elle ne répondit pas et fixa la mer. Au loin. Comme si
elle n’avait pas entendu ma question. Très vite, elle entra
dans l’eau, tira la barque, sauta dedans, en découvrant un
large pan de cuisse. Saisit les rames. La barque s’éloignait
rapidement sous la poussée des bras solides. Elle rama
vers le large. Pourquoi gagner ainsi le large à pareille
heure? Étrange.
J’avais beau réfléchir, je n’arrivais pas à m’expliquer le
comportement d’Angéla. J’eus envie de prendre ma barque
pour la suivre. Je me ravisai. Je sentais au fond de
moi une sorte de lâcheté comme si je redoutais d’apprendre
quelque chose qu’il me fallait savoir. Et je ne savais rien.
Les paroles de Loucas le soûlard résonnèrent soudain à
mes oreilles. A quoi bon ruminer à présent des choses qui,
à y bien réfléchir, risqueraient d’être insolubles, ou de me
rendre fou à lier.
Au loin, la barque d’Angéla n’était plus qu’un petit
point qui se fondait dans les jeux de la lumière et de l’eau.
Les ombres s’étendaient rapidement, comme des taches
sur un buvard, et le paysage se métamorphosait dans mon
imagination. Alors l’esseulement et la solitude m’oppres­
sèrent le cœur. Je sombrai dans le découragement mais
je ne m’en accrochais pas moins avec obstination à la
résolution qui m’avait poussé vers ce coin désert.
Le rêve de la nuit fut presque un cauchemar. Je luttai
69
pour échapper à une inondation de vin qui m’encercla
comme un sombre océan. Ma tête touchait le fond et
des récifs emprisonnaient mes jambes. L’abîme, pour­
tant, était clair comme du cristal et un petit galet blanc,
pas plus grand que la moitié de la main, luisait tout au
milieu. Des gouttes de vin noir perlèrent tout à coup sur
ses bords. Une petite tache, qui allait s’élargissant. Le
galet se mit alors à rouler vers une éponge implantée
dans les rochers. L’éponge se mit à bouger lentement,
doucement, sans parvenir à effacer la tache. J’étendis la
main pour prendre le galet et pour l’aider, mais il tomba
plus bas et roula jusqu’aux profondeurs abyssales, qui
l’aspirèrent tout entier. Un tourbillon se referma sur lui
et sur moi, qui le pourchassais. Je tombai de haut et le
vertige me prit. Je sursautai. Je me retrouvai assis sur le
matelas de la cabane. Le réveil fut amer. Je croyais voir
encore le galet tournoyer devant mes yeux. Comme à
l’instant où je m’étais baissé pour ramasser son éventail
tombé sur le tapis, et où j’avais éclaboussé le bout du
petit escarpin en renversant le vin. Je parle de cette soirée.
Je parle d’Elisa.

70
V

Angéla venait souvent pour prendre mon linge. Je


n’échangeais pas un mot avec elle, car chaque fois elle
était pressée et montrait clairement qu’elle n’avait pas
envie de me parler.
« Elle est sauvage, disait Thomas. Pourtant, tout le
travail de la maison passe par ses mains. C’est elle qui
donne à manger aux gosses. Elle les soigne comme une
mère depuis qu’ils sont orphelins. »
Il parlait de Théodoris, de Liakos et de Marina qui
erraient de tous côtés dans leurs petites culottes et venaient
parfois m’observer à travers les roseaux de la hutte.
— Ils se baladaient toujours le cul nu, mais depuis que
tu es arrivé, elle leur a mis des culottes. Elle dit que ça
ne serait pas juste, qu’ils se promènent devant toi comme
ils faisaient avant. Toute la journée, faut les voir patauger
dans la mer comme des canards et ramasser des crabes.
L’hiver, ils se pelotonnent dans la cabane et ils sortent
seulement quand il fait beau. Faut la voir quand elle les
débarbouille. Ils font une vie d’enfer. Ils ont peur du savon...
Thomas parlait, parlait. A un certain moment, je lui
dis:
« C’est possible que je vienne un de ces jours moi aussi
dans ta barque. »
— Viens. Je te donnerai une bonne ligne à la traîne.
Tu verras, peut-être que t’auras la chance d’attraper un
bon poisson. Je veux dire un gros. Il y a des dents par ici.
On se mit d’accord pour y aller en barque, à l’aube. Le
lendemain matin, avant que le jour pointe, je fus réveillé
71
par le paisible battement des rames, et à travers les roseaux
j’aperçus le grigri de Thomas. Chose curieuse, une brève
et soudaine pensée me passa pour la première fois par le
crâne. A propos d’Angéla. Jusqu’alors, autant que je
m’en souvienne, elle n’avait jamais occupé mon esprit.
Cela avait dû se déclencher en moi insidieusement, sans
que je le comprenne. Je sortis cependant et descendis vers
le rivage. J’entrai jusqu’aux genoux dans la tiédeur de
l’eau. Thomas était seul dans sa barque. La pensée qui
m’était venue auparavant se transforma alors en idée fixe.
J’éprouvai un trouble étrange.
« Elle n’a pas voulu venir, dit Thomas, comme je lui
posai la question. Je lui ai dit que tu serais là aussi, mais
elle n’a pas voulu. »
Je n’insistai pas. Tandis qu’il ramait vers le large, j’exami­
nais la ligne à la traîne et la palangre.
Il arrivait souvent qu’il n’y ait pas de vent et que la
mer paraisse morte. Le soleil brûlait. Mes membres avaient
besoin de repos. Je regardai en somnolant Thomas dérouler
la palangre.
- Il se peut qu’on sorte du poisson aujourd’hui. C’est
possible.
Il ramait en laissant tomber le fil de la palangre. Toutes
les deux brasses, il y suspendait l’avançon avec l’hameçon
et l’appât.
- Elle connaît bien la mer, elle. Je la mets aux rames.
Elle sait faire tous les tours qu’il faut pour contourner le
coin de pêche avec le fil de la palangre. Avec elle, je sors
du poisson... Seulement, voilà, elle n’a pas voulu venir.
Je l’écoutais sans l’interrompre.
- Sa mère était comme ça aussi. Têtue. Ce ne fut pas
facile de l’amener dans mes eaux. La femme est difficile,
mon jeune maître. Plus difficile que la mer. Pourtant, elle
était dure à l’ouvrage. Si elle vivait, on s’en tirerait mieux.
Le Bon Dieu ne l’a pas voulu. Il l’a prise quand Angéla
est née.
Je manifestai quelque surprise à propos des autres enfants.
Les tout-petits.
72
« Ils ne sont donc pas de la même mère? » demandai-je.
— Ceux-là, je les ai eus avec la deuxième. Avec elle,
j’étais marié.
Il m’initia aux secrets da sa famille.
— Je n’étais pas marié avec la première. On allait le
faire. Et voilà! la guigne est venue. On n’a pas eu le
temps. Elle voulait accoucher avant. Elle disait qu’elle
avait honte de se présenter devant le pope, enceinte jus­
qu’aux dents. Notre destin, tu vois, est comme une pâte
dans les mains de Dieu. Il la pétrit à sa guise, comme
nous les galettes. Mes deux femmes sont mortes, et la
deuxième m’a laissé les trois petits. Tu comprends main­
tenant, mon jeune maître, que, sans Angéla, je n’y arriverais
pas.
Il se tut. Il lâchait le fil de la palangre qui crissait sur
les cals de ses paumes.
« On entendrait une mouche voler », lui dis-je, plongés
que nous étions dans cette immense paix. Il n’y avait pas
le moindre frisson sur l’eau.
« T’entendrais même le plus petit bernard-l’hermite
quand il sort de son coquillage et gratouille avec ses
pattes », dit Thomas. Un temps. Il continua: « C’est un
mot que j’ai entendu dire par Angéla. Elle dit souvent
comme ça des choses bizarres. Elle sait tout et elle raconte
tout sur la mer. »
Je tendis l’oreille au clapotis qui venait de tribord et
relevai la tête.
« C’est un poisson qui saute pour jouer avec le soleil,
dit Thomas. Ça aussi, je l’ai entendu d’Angéla. T’entends?
Elle dit que le poisson joue avec le soleil! Elle connaît
toutes ces choses de la mer. Quand elle plonge et qu’elle
nage, elle dit que son corps se couvre d’écailles, que ses
jambes se collent comme la queue d’un poisson et que des
nageoires lui poussent aux mains... Est-ce que t’as jamais
entendu ça, toi? Alors je lui ai dit: et tes nichons, ma fille,
qu’est-ce qu’ils deviennent? »
Thomas se mit à rire. Puis il dit. « Elle m’a fait la gueule
pendant des jours. Faut pas s’en faire, mon jeune maître.
73
Il faut toujours garder sa tête sur ses épaules. Car si peu
que tu la changes de place, alors, tu peux pleurer son
propriétaire. »
Les propos de Loucas le soûlard sur Angéla revenaient à
mon esprit, mais je m’efforçais de les chasser. De simples pê­
cheurs pouvaient mal comprendre ou interpréter les agisse­
ments d’une fille comme Angéla qui vivait dans la solitude
et qui avait le sang bouillant. Je ne me trompai pas lorsque,
l’œil fixé sur le large, je vis la mer s’agiter à une centaine
de brasses et se blanchir d’écume. C’était un grand poisson.
Et qui, soudain, avait gagné le large.
« C’est un dauphin, Thomas? lui demandai-je en lui
montrant le point. Ces derniers jours, j’en ai vu un tout près
de la côte. »
Il mit sa main en visière, pour se protéger du soleil.
Sa figure s’assombrit. Il remonta en vitesse toutes les
palangres, attrapa les rames et s’éloigna des lieux.
— Je fais toujours ça quand je vois un dauphin. Il chasse
le poisson et arrache les appâts. Il mériterait un bon coup
de fusil. A moins que ce soit un thon.
Il ramait vite et prenait le large. Moi, j’avais l’œil bra­
qué sur ce point lointain, avec l’écume, ce point que nous
laissions derrière nous tandis que notre barque fuyait rapi­
dement.
« Drôle de dauphin, répétai-je, hésitant. Il nage en sur­
face. Comme s’il ne voulait pas plonger... »
— Il joue avec le soleil. C’est pas ce qu’on a dit? Elle le
dit, elle aussi. Par ma foi, il y a des moments où elle dit
vrai. Elle en sait un bout, et plus ce qu’elle dit t’étonne,
moins tu peux lui dire le contraire.
— Pourtant, Thomas, ce n’est pas un dauphin, c’est
autre chose.
— Qu’est-ce que tu veux que ça soit d’autre, mon jeune
maître? Un lièvre ou un âne de Sigri en train de brouter
des chardons? Ça arrive quand l’homme laisse les esprits
des eaux et de la nuit lui embrumer la cervelle. On appelle
ça la mer. Tout ce que tu vois là, tout autour, c’est à elle.
L’écume faisait une ligne toute droite derrière lui. Le
74
poisson fendait l’eau lentement, en surface. La nageoire
dorsale émergeait par moments, tandis que le corps s’incur­
vait étrangement.
Puis, à mesure que nous nous éloignions, je ne distin­
guais plus rien. Seul, Thomas lançait des regards furtifs
vers le large et son œil bleu cillait sous la lumière miroi­
tante qui l’aveuglait.
Je me jetai à l’eau et nageai près de la barque tandis
que Thomas commençait à dévider la palangre.
— Un dauphin peut-il venir jusqu’ici? lui demandai-je.
— Il peut toujours. Mais avec la bonace, ils prennent le
large. J’ai bien peur qu’il ait chassé tout le poisson. On va
retirer les appâts tels qu’on les a jetés.
Notre casse-croûte de midi se composait de tomates,
d’olives, d’un bout de fromage sec et de pain rassis que
Thomas ramollissait dans la mer. Le temps que la palan-
grotte soit prête, nous avions dévidé une ligne à la traîne,
en un large cercle. Thomas ne perdait pas de vue la cale­
basse servant de flotteur à la palangre qui, de loin, avait
tout l’air d’un crâne chauve. On n’attrapa rien jusqu’au
soir. Une longue algue à doubles feuilles s’était entortillée
autour de l’hameçon. On prit tout juste deux serrans à la
palangre, une rascasse et une étoile de mer. Thomas la
rejeta à l’eau.
— Elle dit que ça vient du ciel.
— Qui ça?
— Angéla. Elle dit aussi que les étoiles filantes qui
tombent dans la mer deviennent de petits cailloux qui
dégringolent dans le grand coquillage. Il n’y a qu’elle,
dit-elle, qui sait où il se trouve.
— Quoi?
— Le grand coquillage. Moi, tu comprends, je ne lui
pose jamais de questions, vu qu’elle ne répond pas.
Elle dit qu’elle connaît les secrets de la mer et que nous,
on ne sait rien d’autre que pêcher.
Quand il eut ramassé la palangre, Thomas jeta les deux
poissons dans le seau d’eau.
— Et voilà! A la pêche, c’est souvent comme ça! La
75
mer, il arrive qu’elle soit comme un désert, et tout le pois­
son disparaît, comme si un gouffre l’avait avalé. Alors qu’il
y a des jours où tu n’as pas même le temps de réamorcer!
Nous avons abordé à la nuit. J’ai trouvé la cabane bien
rangée. Les couvertures étendues, mes papiers en ordre.
Dans le verre deux fleurs de câprier avec leurs filaments
blancs et leurs étamines rosées. On voyait qu’une main de
femme était passée par-là et y avait mis sa grâce. Au pied
du divan, le linge blanc que j’avais donné à laver était
soigneusement plié. Il sentait le savon et la lavande.
Je montai au sommet de la colline. La lune argentait la
mer. La brise en passant sur les touffes d’origan m’appor­
tait leur parfum et gonflait mes poumons. Mon corps en
sueur se rafraîchissait. J’errai jusqu’au milieu de la nuit,
montant et descendant à travers les rocailles, glissant sur
les plaques lisses que la mer et la pluie avaient rongées.
J’entendais la mer qui léchait la pierre et se faufilait avec
des gargouillis dans les roches creuses du rivage.
Je pense à ma rencontre de ce matin au large avec la
barque de Thomas. Le claquement sur l’eau, au loin,
l’écume, et le poisson qui émergeait et déployait étrange­
ment sa nageoire. Au moment où mes yeux s’alourdissent
de sommeil, il m’arrive parfois de voir une étoile filante
briller sur la mer, et y tomber comme une pierre que gobe­
rait un grand coquillage de nacre rose.
De temps en temps aussi, il me venait à l’idée de
peindre. Je griffonnais des dessins sur le papier. Ma main
inconsciemment y traçait des courbes. Les rondeurs de la
femme. Je dessinais la femme de dos, avec le fossé pro­
fond de la croupe, la renflure des fesses. Ma main allait
d’elle-même vers les formes de la nudité féminine, vue de
face. Avec toute la lubricité engendrée par ma solitude.
Jamais je n’avais pensé que l’être complètement isolé
puisse devenir aussi lubrique.
L’idée de la femme m’obsède. Je la vois partout. Je
regarde le dessin que j’ai tracé. C’est un nu tout à fait
provocant. J’écris en dessous: nu! Des mots étranges
me viennent aux lèvres. Je griffonne des vers. Sans les
76
enfermer dans un rythme syllabique. Ils ressemblent à du
Cavafis’. L’aventure de l’art m’enchante entre ses mains. Ce
qui serait gaucherie et futilité chez un autre devient sous
sa plume matière précieuse. Il sait donner une forme à la
plus brute des substances. Je ne fais aucun cas des vile­
nies qui s’attachent à son nom. Les mots prosaïques se
transfigurent dès qu’ils prennent le rythme qu’il sait infu­
ser à chaque chose. J’ai découvert un recueil de ses poèmes
dans ma valise. Mais je n’aime pas son visage où l’on lit
à nu sa passion répugnante.
Moi, j’écris des vers sur la femme. La sensualité m’en­
serre en ses filets. Je ne puis m’en débarrasser. Elle me
plaît. Je m’y enfouis chaque jour plus profondément. Je
m’y noie. Je m’y perds. Tout pour moi devient une source
d’érotisme. Même les nuages, je les vois se fondre l’un
dans l’autre comme s’ils s’étreignaient. Les racines des
arbres jaillissent hors du sol, se contorsionnent et se
lovent comme des serpents qui copulent. Les papillons
jouent dans les herbes et s’accouplent. Leurs ailes ténues
frémissent. La jouissance raidit leur membrure.
Chaque jour, je travaille à ce nu. Il devient monstrueuse­
ment érotique. Des inspirations orgiaques sourdent de lui.
Mon corps frissonne comme sous les coups de la tempête.
J’attrape le linge qu’Angéla a rapporté aujourd’hui. J’y
enfouis mon visage. Je hume profondément le savon que ses
mains ont touché. La lavande répandue par ses paumes. Je
n’ai pas honte de le dire. J’aurai honte de paraître pudique
alors qu’autour de moi tout respire son parfum, un parfum
tenace qui ne décolle pas de ma peau. Mon corps brûle.
Cet état devient de plus en plus insupportable.
Je me dirige vers le rivage. Pour y rechercher la fraî­
cheur. La brise sent le sel chaud. Comme ses aisselles. Je
marche sur le sable, aussi doux sous mes pas qu’une main
de femme. Chaude. L’eau est tiède. La main chaude me
caresse. Ma virilité s’émeut. Elle fait exploser haut la
flamme de la chair. Le feu de la passion la nourrit. Une

1. Poète grec mort à Alexandrie en 1933.


77
force terrible, bouleversante, paralyse l’âme. Les désirs
bourdonnent à mes oreilles, dilatent la veine de mon cou,
mes tempes battent la chamade.
Rien de cela ne m’arrivait quand j’étais avec Élisa.
Mais j’enrage de penser à elle. Elle me rappelle ce Tsouma.
Il faut absolument que je trouve un moyen de me déli­
vrer de moi-même, de cesser d’être aussi idiot. Tsouma est
sans aucun doute un être ridicule qui ne vaut même pas
la peine que j’y pense. Et encore, l’appeler ridicule, c’est
lui faire l’honneur d’une pensée inutile.
Je continue de m’enfoncer dans le sable mou. Ce corps
féminin me réchauffe. Il est robuste et aussi dense que la
chair d’une pomme. Féminité qui m’étouffe. Bras solides
noués autour de moi. Je n’ai jamais vu de bras si bien
moulés tandis qu’ils maniaient les rames. Son œil sombre
a parfois l’éclat fulgurant de la nuit que déchire l’éclair.
Angéla me bouleverse. Je fonds d’ivresse devant son
haleine. Mon désir impatient a soif d’elle comme en ces
heures qui poussent l’homme vers la femme pour procréer.
De mes ongles, je me griffe profondément le bras. Un signe
s’y dessine, comme fait par une écaille.
Un instant s’écoule dans la nuit. Le farillon du grigri
qui vient juste de dépasser le Mavro Kavo rôde sur l’eau,
à pas furtifs. Il fait sa ronde. Ce n’est pas Thomas. Peut-
être un étranger. Il s’en va vers le détroit de Nissiopi.
J’ai une folle envie d’être au large. D’aller au Kava­
louros. D’y rester toute la nuit. De m’enfoncer dans la pro­
fonde grotte aux crabes où la mer déploie ses tentacules.
D’écouter sa gorge aspirer l’eau et mugir sourdement.
Le grigri change maintenant de route. Il tourne le dos
au détroit et part vers le large. Vers le nord. Vers le cap
Koroka.

La journée s’annonce chaude dès l’aurore. La brise ne


souffle même plus. La fumée de Thomas s’échappe à tra­
vers les roseaux de la hutte. Il m’attend, assis sur une pierre
enfoncée dans le sable.
78
« Je n’ai pas pu dormir, lui dis-je. Je suis resté dehors
jusqu’au coucher de la lune. »
Je lui parle aussi du grigri. Ne serait-ce pas Loucas le
soûlard? Immédiatement, ses sourcils se froncèrent et son
visage s’assombrit. Un maugréement rauque sortit de son
larynx. Puis sa colère sembla se dissiper.
— C’est Tramountanas. Stratos Tramountanas. Celui-là,
même par pleine lune, il sort avec la lampe, et, crois-tu,
il a réussi à harponner un mérou de cinq ocques, aussi
gros qu’un agneau. C’est pourtant un poisson de roche
difficile. Il se fourre jusqu’au creux de sa cachette, il gonfle
à fond ses opercules devant le goulet, à l’entrée, et tu
peux toujours y aller pour l’en tirer!
J’entendais pour la première fois le nom de Tramoun­
tanas.
— Il sera libéré en hiver et il restera avec nous. Il doit
se marier avec Angéla. C’est un terrien. Du village de Kapi.
Il dit qu’il veut apprendre à connaître la mer. Il a donné
sa parole qu’il la prendrait, sans quoi y aurait pas eu de
fiançailles. Y a qu’elle qui fait des manières. Mais ne t’in­
quiète pas. C’est parce qu’elle ne sait pas. Quand elle aura
connu l’homme, elle m’embrassera les mains pour me
remercier.
Il réfléchit et dit soudain:
« Y a pas de plus sale gueule que celle de Loucas le soû­
lard. »
Il le dit ainsi, brusquement, comme si ça le tourmentait
de ne pas le dire. Il s’efforça de masquer sa colère mais je
devinais le sang qui bouillait dans ses veines.
— Mauvais, ça, que vous ne vous entendiez pas. Être
du même pays et ne pas s’entendre...
J’avais dit cela d’un trait mais je sentis que ma remarque
se heurtait à un mur de granit.
— Y en a qui me racontent tout. Il cause tout le temps
de moi. Il traîne avec lui toutes les ordures qu’il peut.
Mais faut qu’il se mette en tête que, dans mon coin, pour
le poisson, avec moi, il y a pas de partage.
Le court silence qui suivit me plongea dans l’embarras,
79
mais par chance la barque de Stratos Tramountanas s’ap­
procha à cet instant. Thomas lui fit signe de la tirer sur
le sable.
— Viens voir parler un peu au jeune maître de ton mérou
de l’autre jour, parce qu’il croit pas qu’un gars de la mon­
tagne comme toi arrive à se débrouiller dans la mer.
J’observais le corps velu de Tramountanas. Ses cheveux
rejetés en avant cachaient la moitié de son front, le fai­
sant paraître plus bas encore, avec, en dessous, ses yeux,
petits et niais. On comprenait d’emblée qu’une telle car­
rure était faite pour la houe et la charrue. Pour mener des
bœufs, mais pas pour manœuvrer une barque. Il ne fit
pas même mine de jeter un coup d’œil vers nous. Il garda
toujours la tête baissée.
— Eh bien, mon jeune maître, puisqu’il ne te parle pas,
moi, je peux te dire que le fameux mérou, il a réussi à l’avoir
au cap Koraka. Y a un mur rocheux tout au fond. Sous
le coup, le mérou s’est défait des dents du harpon et il
s’est enfilé dans son trou. A peu près à dix brasses de pro­
fondeur. Alors, il a laissé un flotteur pour marquer la place
et en vitesse, il est allé vers Faneromeni, pour qu’on aille
le sortir. Lui, il ne sait pas nager. Et voilà Angéla qui prend
la barque toute seule et qui trouve la marque. Elle a
plongé jusqu’au fond, elle a dégagé le mérou à la main et l’a
remonté.
Après, il parla de ce genre de poisson. Pour lui, il n’y
avait pas de meilleur poisson que le mérou. Tramountanas
n’avait pas l’air de vouloir rester plus longtemps en notre
compagnie. Il avait roulé une cigarette et fumait sans s’occu­
per de nous. Moi, je sentais peu à peu un dégoût monter
en moi envers cet homme. Dans la barque, son pantalon
militaire kaki avait une allure insolite, qui choquait dans
ce cadre marin. Une allure tout à fait déplacée.
« Alors, comment le trouves-tu? » demanda Thomas,
quand Stratos Tramountanas gagna le large avec sa barque.
Il est parti comme il est venu. Il n’a pas sorti un mot. Mon
œil est rivé sur la barque qui glisse maintenant hors du
détroit et vire obliquement, vers la droite.
80
Je ne répondis pas à Thomas. Mais lui, n’attendait pas
non plus de réponse.
— Tu verras qu’ils feront une belle paire. Ils sont assor­
tis. Elle, c’est une vraie tête de bois. Mais lui, il a la main
lourde. Une fois qu’ils seront mariés, ils s’entendront que
ça en sera un vrai plaisir! Il l’apprivoisera. Il la mettra à
la maison. La femme a besoin de raclées, mon jeune maître.
C’est sa nature, c’est bien Dieu qui l’a voulu ainsi et qui
l’a faite faible? De toutes les femelles, il y a que la femme qu’il
a faite faible. Parce que chez les bêtes, c’est pas comme ça.
La jument, elle est aussi solide qu’un cheval et la vache tire
la charrue aussi bien qu’un taureau! La femme, elle, elle
reste à la traîne. Et une douzaine de filles n’arriveraient
même pas à faire un seul homme!
Avec mes doigts, je réduis en miettes la brindille de bois
ramassée au moment où la barque de Stratos Tramountanas
s’éloignait droit vers Faneromeni. Je me sentais remué. Le
sang me montait à la tête. Je me dis que, sûrement, je n’étais
pas dans mon état normal.
— C’est une bonne chose quand on a une fille pour s’occu­
per de soi, dit encore Thomas. On a besoin de sa main et de
son œil à la maison. Encore une chance que, même une fois
mariée, elle pourra toujours s’occuper de mon mé­
nage.
Je serrai les dents. La barque à présent a disparu der­
rière le Mavro Kavo.
« Quand elle se mariera, tu la perdras », dis-je avec entê­
tement.
Il tenait sa cigarette entre ses doigts énormes. La fumée
était épaisse et empestait.
— Et où iraient-ils nicher? Quand elle sera grosse, et
je parie qu’il se passera pas un an sans qu’elle se trouve
enceinte, alors je leur bâtirai à côté deux petites chambres.
Y a des briques crues à la carrière et de la glaise tant qu’on
en veut. Pas même trois jours qu’il me faudra pour monter
la masure. Après, lui, il apprendra bien ma technique. Il
deviendra ma main droite ici, dans le coin. Tu verras que
tout ça arrivera juste comme je te le dis.
81
Notre conversation fut interrompue par un coup de sifflet
lointain.
« Le bateau », dit Thomas.
C’était le caboteur qui s’approchait rapidement. Il ve­
nait de Limnos, se dirigeant sur le détroit de Nissiopi. Il
avait décrit un tour et l’écume jaillissait très haut sous la
proue.
Maintenant, Thomas se plaint d’être sans poisson, car la
lune est pleine, en ce moment. Il restera encore une semaine
sans poisson. « Quant à la pêche du jour, dit-il, pas la peine
d’y compter, rien de comparable avec tout ce que donne la nuit
sombre quand la lampe travaille. C’est rudement beau de
regarder jusqu’au fond de l’eau avec l’œil de la lampe.
Qu’est-ce que tu remontes, alors! Il suffit de manœuvrer
adroitement le harpon. »
Je dis:
« C’est une bonne chose, ce bateau qui passe. Il facilite
votre commerce. Les barques travaillent, et les tavernes
aussi. Les gens gagnent leur croûte. »
Je dis cela, sans réfléchir. Comme ces mots usuels qui
viennent à l’esprit et qu’on éprouve le besoin de dire dans
les moments de gêne. Quand le silence devient pesant.
— Autrefois, oui, c’était bien... Mais maintenant, il y a
plus de commerce. Les gens ne dépensent plus comme
autrefois. A présent, ils dépensent seulement pour la mai­
son. Tout s’est appauvri, vois-tu, mon jeune maître, même
la terre. Elle ne donne rien. Et il faut voir comme la mer
s’est appauvrie aussi et comme le poisson a diminué. Quand
c’est pas les dauphins qui ravagent le coin, c’est les tratas
avec leurs filets qui balayent le frai. Ils raclent le fond
comme avec un rasoir.
Le bateau passa à une faible distance et s’engagea dans
le détroit. Le remous de ses eaux arriva jusqu’à nous. Déjà,
les embarcations étaient sorties du petit port de Sigri. Il s’y
faisait un grand remue-ménage.
« Ça se passe toujours comme ça, chaque fois que vient
le caboteur », dit Thomas.
« Loucas le soûlard, lui aussi, trouve un boulot à faire,
82
ce jour-là, dis-je, sans y attacher d’importance. II peut
gagner quelques sous. »
— Et qu’est-ce qu’il peut bien faire, ce bon à rien? Vider
l’eau ou décharger les marchandises! Écoute-moi ça, il lui
faut de l’étoupe de Marseille, à ce seigneur, celle qu’on
emploie, non, elle ne lui convient pas...
Il en dit bien d’autres. Je ne me rappelle pas du reste.
Je me dis que Stratos Tramountanas doit être arrivé à
Faneromeni à cette heure. Un serpent me dévore les
entrailles. Cela ne devrait avoir aucune importance pour
moi. Qu’il aille donc avec elle tant qu’il veut, ce Stratos.
Après tout, c’est son fiancé.
Je me dis que je n’ai pas encore trouvé la solitude que
je désire.

83
VI

Le temps aidant, je m’habitue à ma vie d’ermite. Je


me dis que la solitude est mon destin. Mais à quoi res­
semble le destin? Nul ne le sait. On le rencontre et c’est
tout. Le temps s’écoule comme le soleil qui traverse le
ciel sans se presser. Mais aussi sans perdre de temps.
Je contemple l’aurore. Comme la mer est calme avant
la douce aurore qui succède à la nuit enténébrée! Les
pêcheurs s’agitent autour des barques. Ils sortiront de
nouveau au crépuscule, avec les lampes. Les yeux brillants
de la nuit joueront sur les flots.
Avant même que le jour se lève sur les montagnes de
Mithymna, j’ai pris la montée, atteint le sommet du pays
des rocailles. J’ai marché plus loin encore. Lasse et noncha­
lante, la mer s’étale. Je me dresse comme une colonne et
goûte la fraîcheur qui se glisse en moi, me lèche de ses
petites langues et s’infiltre dans les coins secrets de mon
corps mouillé de sueur. L’aube pointe. A un quart de
mille environ de la crique de Faneromeni, j’aperçois
la cabane de Thomas. Les premiers échos de la vie m’en par­
viennent. L’alouette au réveil pousse un cri strident et
secoue son engourdissement en battant de ses ailes fra­
giles. Une mouette monte haut dans le ciel, sans un cri.
Elle file très loin, au-dessus de Megalonissi. Disparaît.
J’écoute la vie de la mer que le voile de la nuit découvre
peu à peu à mesure qu’il se retire.
A moins que mon œil ne me trompe, comme je l’ai pensé
tout d’abord, quelque chose se passe là-bas, sur la mer.
Oui! C’est un petit point noir qui se détache distinctement
84
sur sa surface. Au large. Un frémissement de l’eau. Quand
le point affleure, l’écume blanchit. Il vient vers la terre.
Je suppose que c’est un poisson qui émerge et joue avec
la surface de la mer. Curieux poisson, pourtant! Il reste
toujours en surface, comme s’il ne voulait pas plonger! Il
vient vers la côte. Droit vers la falaise surplombant la
mer où je me tiens, tout nu: à mesure que ma certitude
s’accroît, je frissonne en me demandant comment une
telle chose peut être possible. Car on distingue nettement
les bras avec leur mouvement rythmé, à présent. Une fois
l’un, une fois l’autre. Ce ne peut pas être un poisson. Que
le diable m’emporte s’il a jamais existé sur terre un être
aussi stupide que je me sens l’être à cette heure! Plus la
chose se rapproche, moins elle ressemble à un point. Nage
humaine. Je me baisse pour me dissimuler dans une anfrac­
tuosité du rocher. Angéla. Oui, c’est Angéla. Elle nage
droit vers le pied du rocher qui se dresse à huit toises à
peu près. A chacun de ses mouvements sa croupe ronde
sort de l’eau. Ses cheveux s’étalent sur l’eau, puis se coulent
au creux de son dos chaque fois que le corps se ramasse
pour prendre son élan. Dès qu’elle eut pied, elle resta les
épaules hors de l’eau. Regarda alentour. Leva les yeux.
Puis se glissa vers la rive, à quatre pattes dans l’eau
basse, jusqu’à ce qu’elle en sorte complètement. Elle se
dressa sur le rivage. Détendit son corps, gonfla sa poitrine.
Releva ses cheveux, les natta, les enroula et les fixa.
Toutes mes pensées étaient tendues vers cette vie qui se
mouvait, cette chair nue souple et ferme qui se laissait
rafraîchir par la brise.
Elle se mit à marcher comme pour se réhabituer à des
mouvements humains. Se délivrer de son intimité avec
la mer. La queue avec les écailles me revient à l’esprit.
Ce devait être vrai. Quand elle se tourna en découvrant
son corps de face, j’aperçus la marque. Je me rappelle
les paroles de Loucas le soûlard. Une marque noire qui
descend de l’épaule gauche, passe sur le nichon — il l’a
dit ainsi, crûment, Loucas le soûlard: passe sur le nichon
— dégringole vers le ventre et se perd comme un noir
85
serpent entre les cuisses pour s’enfouir dans son nid brous­
sailleux.
Elle pénétra à l’intérieur de la petite grotte, au pied du
roc, là où filtre le Glyconeri, puis réapparut vêtue de sa
robe courte qui ne lui cachait pas même les genoux et
restait déboutonnée sur sa poitrine. Pieds nus, elle sau­
tait de rocher en rocher, glissait et retombait dans l’eau,
et lorsque enfin elle trouva le sable plat, s’élança vers leur
masure en courant.
Je me rappelai soudain l’incident de l’autre jour quand
Thomas et moi descendions la palangre: l’étrange poisson
qui s’éloignait. C’était donc ça! Son curieux batte­
ment en surface, les longues nageoires au-dessus de l’eau
luttant avec les flots comme des bras humains. Puis la
hâte de Thomas de s’éloigner des lieux, comme s’il voulait
éviter la rencontre avec ce poisson. Comme s’il avait eu
peur d’être obligé de me révéler la vérité.
L’événement d’aujourd’hui m’éclaire enfin. Pourtant,
je crains encore de regarder les faits en face. Angéla arri­
vait de très loin, au large. A des milles en mer. Du large.
De très loin au large. Sa nage lente pleine de lassitude en
était la preuve.
Je redescendis vers ma cabane. Thomas s’y trouvait
déjà. J’enfilai la culotte kaki que je tenais à la main. Il
avait certainement passé la nuit en mer, car je n’avais
pas vu sa barque arriver de Faneromeni.
— J’arrive de Limana. J’ai frappé et frotté les pieuvres.
Il m’en montra cinq ou six étendues sur le bordage
de la barque. Nous avons parlé du temps. Puis il dit:
— Angéla ne sera pas là pendant quelques jours. Elle
va aller à Molyvos, chez une de ses tantes qui n’est pas
bien. On nous a prévenus. C’est elle qui l’a élevée quand
elle est devenue orpheline. Alors il faudra que tu prennes
un peu patience si tu as quelque chose à laver. Elle doit
être prête à partir maintenant. Il y a le camion de Koumi
à Sigri. Je me demande si elle l’aura.
Je n’avais rien à laver puisque je ne portais que la
culotte kaki, et seulement quand quelqu’un venait. Sinon,
86
j’allais nu. J’en avais pris l’habitude. J’oubliais si bien
ma nudité que je faisais parfois un tour dans cette tenue
jusqu’au faîte des arêtes rocheuses suspendues au-dessus
de moi à environ douze toises.
— Je te rafistolerai ta cabane, dit le vieux pêcheur.
Elle fait vent de tous les côtés...
Inutile. Je veux y entendre siffler le vent, Sentir sa
fraîcheur. Je n’avais pas encore réfléchi un seul instant si
je passerais l’hiver ou non. Cette idée ne m’avait même pas
effleuré. Peut-être, au fond de moi n’en avais-je nulle­
ment l’intention. Je ne voulais penser à rien de tout cela.
Pour ne pas gâcher ma solitude dans laquelle je voulais
me tapir.
Il y eut un coup de vent subit. A côté, les longs roseaux
s’agitèrent avec violence, comme pour ébouriffer leurs
panaches. Le large se couvrit d’un troupeau de blancs
moutons qui s’égayaient lestement à travers les bleus
pâturages de la mer pour y brouter et y jouer.
*
**
Depuis longtemps je ne compte plus les jours. Je n’ai
plus revu Angéla depuis cette aube où je découvris la cica­
trice sur son corps. Je réfléchis à nouveau à ce que j’éprou­
vai, alors. A l’absence d’Angéla depuis ce temps. Si elle
était revenue de Molyvos, de chez sa tante, elle serait sûre­
ment venue me trouver. Cela je le sais très bien. C’est pour­
quoi, un soir que je me dirigeais vers leur masure, je fus
surpris de la voir s’affairer aux travaux du ménage. Stratos
était là également, assis à terre, occupé à réparer le filet
tendu sur son gros orteil. Il ne chercha même pas à m’adres­
ser la parole. Son œil glissa sur moi un instant, puis se
fixa de nouveau sur la navette de roseau qui lui servait à
relever les mailles défaites.
Les marmots se poursuivaient nus, comme de jeunes
chiots qui jouent et se mordillent. La petite femelle seule
s’arrêta et me regarda de ses grands yeux, fixement. Il ne
lui venait pas à l’idée de cacher sa nudité. La courbure de
87
son ventre s’arrondissait comme un petit melon, et plus
bas, la motte du pubis, avec, en son milieu, sa profonde
déchirure.
Angéla les gronda sans raison et ils s’enfuirent pour se
cacher, tout en jouant avec le sable et en s’éclaboussant.
— Si vous avez besoin de votre chemise, elle sera bientôt
sèche. Je suis rentrée tard hier soir. Je me suis occupée
d’abord de la maison que j’avais laissée depuis tant de jours.
Si on ne nettoie pas chaque jour, on trouve tout sens dessus
dessous. Vous savez sûrement que j’ai été à Molyvos. Chez ma
tante. Je suis rentrée hier soir. Avec le camion de Koumi.
Les yeux d’Angéla se posèrent un instant sur moi, insis­
tants. Douceur, féminité, je ne parvenais pas à découvrir
ce qu’ils dissimulaient vraiment. Pas davantage ce qu’ils
dévoilaient. Je me perds dans mes réflexions.
— Vous avez entendu ce que j’ai dit, que je n’étais pas
là pendant plusieurs jours. J’étais à Molyvos.
On voyait bien qu’elle tenait à me le faire comprendre.
— Bien sûr que j’ai entendu, Angéla. D’ailleurs ton père
me l’avait dit.
Les pommettes saillantes sous ses yeux lui donnaient un
type mongol, accentuant sa féminité. De ses formes émanait
quelque chose d’ardent trahissant de violents désirs. Elle
ne paraissait pas aussi sauvage que je me l’étais figuré. Sa
voix était un peu voilée, comme celle d’un adolescent.
C’était la première fois qu’elle se montrait aussi amicale et
j’eus l’impression que, soudain, son visage maussade s’éclai­
rait de joie, prêt à sourire.
Elle me montra sa maison. Elle était comme je l’ima­
ginais. Par terre, des paillasses recouvertes de toile, des
caisses, des paniers à palangre; au fond, une ancre rouillée
au fer rongé par la mer. Des pelotes de cordes, de vieux
filets. Et puis un relent de saumure, de chanvre et de
crevettes séchées.
Elle ouvrit un paquet jaune et en tira un mouchoir de
couleur bleue.
« C’est pour vous », me dit-elle.
— Pour moi?
88
Je le pris, étonné.
— Je l’ai vu dans la boutique. A Molyvos. Je me suis
dit: il plaira à monsieur Dimitri.
— Comment sais-tu mon nom?
Elle devint grave et dit:
— Est-ce qu’on ne vous appelle pas Dimitri?
— Si, Angéla.
— C’est si difficile d’apprendre le nom de quelqu’un?
— Non, Angéla. Ce n’est pas difficile.
— Vous voyez bien, vous le dites vous aussi.
J’examinai le mouchoir.
— Sa couleur me plaît, Angéla.
— A moi aussi. Il a la couleur de la mer.
— Tu aimes la mer?
— Que trouver de mieux qu’elle? En revenant de Moly­
vos, je ne suis pas rentrée directement ici. J’ai traversé
les rocailles. J’ai amarré la barque, et j’ai regardé la mer,
en face. Je fais toujours comme ça. Je regarde toujours la
mer en face.
Son teint hâlé ruisselait de soleil et de mer. Sa chair
était comme pétrie, recuite et assouplie.
— Vous connaissez ce coin? C’est la solitude. Je m’as­
sois et je regarde la mer. C’est seulement en la regardant
que je comprends toute la vie qui est en moi. Sur la terre,
il n’y a rien. Elle est laide, la terre. Rien n’y change. Tout
y est comme mort. Même les gens. Dans la mer tout bouge
et les poissons brillent comme l’argent... tout y est jeu,
tout est joie. Est-ce que ce n’est pas comme je le dis?
Je pensais à cette simple fille qui parvenait à si bien
exprimer sa pensée, à ouvrir son cœur ébloui par la mer.
Son cœur simple.
— Vous devez penser que je dis des bêtises?
— Non, Angéla. Pourquoi dirais-je quelque chose d’aussi
stupide? Près de la mer, l’homme trouve l’oubli absolu et
la paix. Il a pour compagnons les vagues, les poissons, et
ses rêves. Sinon, pourquoi serais-je venu ici?
— Je pense moi aussi comme vous. Mais vous, vous êtes
là pour peu de temps. Seulement pour l’été. Vous êtes venu
89
passer le temps. Tandis que moi, je ne partirai pas d’ici.
Je ne veux pas en partir. Stratos dit qu’en hiver il ira à
Kapi pour les semailles, et en été encore pour la moisson.
Tout cela, ce n’est pas pour moi.
— Quoi, Angéla?
— Stratos n’a rien à faire avec moi. C’est mon père qui
s’est fourré cette idée dans la tête. Celui-là, il sent comme
les bêtes des champs. La mer mugit. Qu’il ramasse donc
ses affaires et qu’il s’en aille. Pour ne plus revenir.
Toute sa hargne se déversait dans ses paroles. Elle se
lisait sur son visage furibond. Elle se mordit les lèvres. Et
sous la morsure de ses dents, leur chair tendue se creusait,
se couvrait de minuscules marques blanches qui s’effaçaient
peu à peu. Elle eut un geste brusque et sortit en coup de
vent.
Un bruit de querelle me parvint. C’était Stratos qui,
entre-temps, avait fini son filet et fumait... Elle paraissait
hors d’elle-même et Stratos la regardait, sa tête bovine
collée de travers sur les épaules. Il proféra quelque chose
d’une voix rauque et basse et s’en fut vers la barque. Je le
vis s’éloigner tranquillement sur le flot calme. Angéla resta
sur le rivage, tâtant l’eau de son pied nu. Je demeurai là,
fixant la barque qui voguait vers le large. La soirée était
douce et, seules, deux files de nuages semblaient collées
au ciel, vers l’ouest. Une vapeur s’élevait de l’eau et voilait
l’air. Dans le lointain, ciel et mer confondaient leur lisière.
— Je l’ai envoyé au grigri, dit Angéla sans me regarder.
Lui, c’est un gars de la terre. Son père a des chèvres du
côté de Kapi. Vous connaissez Kapi?
Je connaissais le petit village accroché au sourcil de la
montagne, à gauche de la route communale. Aux environs
de Lepethymnos. Dans la région de Mithymna. Je l’avais
parcourue en tous sens au temps où le démon de la fuite
me tourmentait et montrait déjà le bout de sa queue. J’y
avait erré pendant des jours entiers, mon fusil en ban­
doulière, tournant sur les pentes des montagnes qui relient
Molyvos et Mandamados. Je m’y étais oublié un été entier
et dormais sous un arbre, au bord de la mer, par les nuits
90
chaudes. Parfois, lorsqu’il pleuvait, un paysan me donnait
l’hospitalité.
— Ainsi, vous connaissez Kapi? Moi, j’y suis allée une
fois. C’est sur la montagne. Je ne voulais pas y rester. Les
chèvres me dégoûtent. Ils puaient tous le bouc, même leurs
cheveux, même les marmites. Et même l’eau de leurs
cruches puait le bouc. Maintenant, je l’ai envoyé pêcher
avec le grigri pour toute la nuit.
— Ton père disait qu’on ne peut rien faire avec la lampe
quand il n’y a pas de lune!
— Je le sais très bien. Mais de cette façon, je suis seule.
Hier au soir aussi, je suis restée seule. Hier, quand je suis
rentrée de Molyvos.
Ce petit fauve semblait têtu. Angéla appela les marmots
et les installa pour manger devant des écuelles creuses.
Mais avant, elle enfila une culotte à la petite Marina.
— Thodorakis et Liako, tu vas les laisser ainsi?
Angéla fronça le nez. Son regard devint vindicatif. Puis
elle sourit et je lus beaucoup de malice sur sa joue plissée.
De leurs fines cuillers en bois, les gosses avalaient gou­
lûment la soupe de poisson qui fumait, appétissante. Ils
y fourraient presque leur nez et s’en barbouillaient les
joues.
— Quel beau sourire tu as! Je ne t’ai jamais vue ainsi.
Tu es transfigurée. Tu deviens douce.
— Non, je suis sauvage, c’est ça qu’il fallait dire. Les
autres fois, je suis sauvage.
Je sortis ma pipe. Elle attrapa le briquet à longue mèche,
le battit et me donna du feu.
— Maintenant, ils vont aller au lit. Mon père rentrera
tard. Il est allé à Sigri chercher du plomb et des filets. Il
rentrera après minuit. Et Stratos viendra plus tard encore...
Moi, je lui ai dit de rentrer après minuit, pour m’en débar­
rasser. Ainsi, je n’aurai à m’occuper de personne.
«Bonsoir, Angéla», ai-je dit tranquillement. Je m’ap­
prêtai à partir.
Elle resta là à me regarder.
« Pourquoi? » demanda-t-elle sans rien dire d’autre.
91
Puis elle murmura: « Vous, vous pouvez rester... »
Sur son front mugissait un océan aux vagues démontées.
Un monde marin ondoyait avec des algues et des bancs de
rochers, des poissons volants et des mouettes, tout un
bruissement et un tumulte dans la mer immense de ses
yeux.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi?
— Tes yeux sont étranges, murmurai-je.
J’étais loin déjà et, sûrement, elle me regardait partir
sans plus oser penser à rien. Et moi, savais-je que penser?
Elle m’obséda toute la nuit. Cette orgueilleuse créature
de la mer et du rêve, qu’elle devienne donc la femme de
ce gardien de chèvres! Je la revois en train de nager, luttant
de toute sa nudité contre les flots.

92
VII

La permission de Stratos se termina. Le lendemain matin,


Thomas devait le reconduire à Sigri. Angéla ne pouvait dis­
simuler sa joie. Mais elle n’éclatait pas ouvertement.
Thomas me parlait de ses projets, du mariage d’Angéla,
de son gendre à qui il céderait son travail quand, devenu
vieux, il ne pourrait plus rien faire.
— C’est comme ça, l’enfant doit recevoir de ses parents
et donner ensuite à son enfant. Ils me feront un petit-fils
sans perdre de temps. Et même la première année.
Il regardait la mer. Tendit la main.
— C’est elle qui nous nourrira. Nous nous battons contre
elle, durement. Mais elle nous aime. Elle nous donne
toujours. Nous nous sommes liés à elle. Personne de ma
famille ne l’abandonnera. Et il n’y a rien d’autre à aimer
autant qu’elle. Quand tu as pris sa salure, que tu as res­
piré son air, que tu as écouté sa voix, tu ne peux plus
l’abandonner. Et puis, elle a des beautés qu’elle ne montre
pas tout de suite, la gueuse; elle les garde dans ses entrailles,
et alors, la nuit, avec la lampe, tu te penches, et qu’est-ce
que tu ne découvres pas, alors! Viens une nuit, mon jeune
maître. Le fond est plein de roches et d’algues, de failles
et de plats. La lumière de la lampe court sur eux, et tu
vois les poissons qui dorment, immobiles, comme s’ils
étaient devenus pierre. J’ai affûté les dents du harpon,
et il travaillera à merveille. Tu les harponneras sans en
rater aucun.

93
*
**
La nuit ne m’apporte pas le sommeil. Ainsi, Stratos s’en
va demain. Je me lève et sors dans la fraîcheur nocturne.
Je grimpe tout en haut. Pour jouir de ma nudité dans la
nuit. Je prends le Mavro Kavo et redescends vers le rivage,
vers Faneromeni. Tout près se trouve la colline avec le
petit bois. Je m’enfonce dans les bosquets. Je suis heureux
d’errer ainsi, insouciant, d’aller où bon me semble comme
si j’étais le seul être de la création. Je prête l’oreille à un
bruit dans l’obscurité. Je pense à des sangliers. Mais c’est
une voix de femme qui me parvient, étouffée. Puis le
grognement d’un homme. Quelque chose de vilain se
passe, de vilain et de bruyant. Sous le clair de lune, une
masse étrange et sombre bougeait et luttait. L’homme
voulait prendre la femme de force. C’était clair. Et c’était
la voix étouffée d’Angéla qui par moments éclatait sauva­
gement.
— Laisse-moi... laisse-moi...
J’aurais pu m’élancer, saisir Stratos, le réduire en bouillie
entre mes bras solides. Mais je ne bougeai pas. J’ouvris
démesurément les yeux et suivis tout jusqu’à la fin, jus­
qu’à ce que la femme vaincue ne puisse plus résister.
Ils luttèrent encore un moment, puis elle rejeta l’homme,
se releva. S’appuya à un arbre. Lui, toujours à terre,
affalé, gémissait ses derniers désirs. Enfin il se redressa,
remonta son pantalon, resserra sa ceinture et s’en fut,
la laissant seule. Elle dévala en courant vers le rivage.
Je la suivis... Au lieu d’aller vers Faneromeni, elle prit la
direction du Mavro Kavo, à travers les rochers. Elle se
déshabilla, cacha ses vêtements dans un creux. Puis plongea.
S’éloigna. Jusqu’à ce que je n’entende même plus les bat­
tements de sa nage. Mon esprit travaille, mon imagination
forge, forge sans cesse des visions. Des visions qui ne peu­
vent se détacher de la haute mer. De l’infini des ténèbres
du large où Angéla se perd en ce moment.
Le lendemain, au-delà du Mavro Kavo, vers midi, je
94
rencontrai Angéla. Elle descendait de la colline au petit
bois, chargée d’un fagot de branches mortes.
Ses cheveux n’étaient pas encore secs. Elle les avait
noués avec un ruban bleu. Son visage hâlé luisait de sueur.
J’essayai d’y découvrir des signes trahissant l’aventure
d’hier, dans le petit bois. Mais elle avait son air de tous
les jours et rien ne pouvait m’indiquer jusqu’où exactement
Stratos avait pu aller avec elle, cette nuit-là. Toutes les
traces semblaient avoir été purifiées par la mer qu’elle avait
foulée de ses bras jusqu’à l’aube.
Je voulus la décharger de son fagot. Elle ne s’opposa
pas. Je pris le bois. Nous marchâmes vers le rivage.
— Ton père m’a parlé du grigri.
— Il veut vous emmener avec lui un soir, je le sais.
Nous n’avons plus parlé. Ses pieds nus laissaient sur le
sable des traces qu’effaçaient les vagues. Elle se baissa
pour ramasser un coquillage étincelant au soleil.
— Quand il sera sec, il ne brillera plus. C’est la mer qui
le fait briller. Elle seule rend vivant tout ce qu’elle garde
dans son sein. Dans la mer, rien n’est mort. Il n’y a que
sur la terre qu’on creuse et qu’on enfouit. La terre n’a
que des cadavres. Vous connaissez les arbres pétrifiés?
— Je les ai vus ces jours derniers de l’autre côté du
Psio, vers Eresso.
— Eh bien! Ce sont des arbres morts.
— Je sais aussi qu’il existe un arbre mort au large, au-delà
de Megalonissi.
Ses yeux brillèrent d’une lueur sauvage.
— Qui vous l’a dit? Qui vous a dit qu’il était mort?
Elle baissa tout à coup la voix. Son regard perdit la
férocité qu’y avaient allumée de fugitifs éclairs.
— C’est un arbre vivant. Il a une âme. Quand il soupire,
la mer se gonfle au-dessus de lui.
Ses pensées semblaient l’entraîner vers la vie hantée
des profondeurs abyssales.
— Mais pourquoi soupire-t-il, Angéla?
— Il a des tourments. Il se trouve là, dans le fond,
depuis des millions d’années. Lié à la mer. Il est couvert
95
de coquillages. Personne ne sait où il se dresse exacte­
ment. Pas une barque n’a le courage d’aller de ce côté.
Il est à plus de sept brasses de fond. Pareil à du marbre.
Il n’y a que moi que l’ai vu.
— Comment as-tu fait pour le découvrir?
— On en parlait depuis très longtemps. Puis un jour,
on a harponné le dauphin, alors une mer déchaînée s’est
soulevée au-dessus de lui quand il a gémi sur la perte de
son compagnon.
Angéla s’exprimait d’une voix haletante.
— Son ami, c’est un dauphin qui lui apporte les nou­
velles du monde. Il lui parle du jour qui se lève, du soleil
qui se couche. S’il pleut, si c’est l’été, ou bien l’hiver. L’arbre
se souvient alors de sa vie passée, dans la forêt.
Je veux forcer, approfondir cette imagination puissante
issue de la simple cervelle d’une fille de pêcheur.
— Et s’il arrive qu’un pêcheur tue le dauphin, la mer
se soulève en tempête...
« Il arrive souvent que l’on tue des dauphins? » deman­
dai-je.
— Quand ça arrive, un nouveau dauphin apparaît pour
remplacer le compagnon de l’arbre.
Angéla regardait la mer.
— Vous, vous ne pouvez rien savoir de la mer, me dit-elle.
Moi non plus, je ne savais rien. Jusqu’au jour où, en barque,
j’ai suivi le dauphin. Il y a de cela deux ans. J’ai remar­
qué l’endroit où il avait disparu en plongeant. J’ai pris
des points de repère avec la côte. Le lendemain, je suis
revenue au même endroit, là, au large. Et j’ai plongé.
Vous savez, je descends jusqu’à dix brasses. Je retiens
mon souffle aussi longtemps qu’un dauphin. Alors, je l’ai
vu étendu, avec ses branches de marbre. J’ai pris peur.
Mais je ne me suis pas sauvée. J’en ai fait le tour à la nage.
C’est autre chose de le voir que de vous le dire.
C’était ce que m’avait raconté Loucas le soûlard, La
même histoire, mais vivifiée par la jeune fille qui avait vu,
qui s’était approchée de ce qui, pour les autres, n’était
qu’une lointaine légende...
96
— Ses branches sont étendues, largement ouvertes, comme
des bras. Et ses racines de marbre sont tordues comme des
jambes aux genoux repliés.
Peu à peu, son excitation s’apaisa. On voyait que mille
pensées s’enchevêtraient dans son esprit. Comme si le rêve
s’emparait d’elle et l’entraînait dans un voyage au-delà de la
vie. Je dis craintivement:
« M’emmèneras-tu le voir? »
Elle répondit:
« Personne d’autre que moi ne l’a vu. Ils ont peur. Mais
toi, tu n’as pas peur. Mais, dis-moi clairement si tu y
crois. »
— J’y crois.
— Alors, ça peut se faire...
La nuit, je rêvai de l’arbre pétrifié. Et je frissonnai en
songeant que dans ces fonds marins se trouvait un arbre
qui vivait au temps où l’écorce encore molle de la terre
jouait, absorbait, luttait avec les eaux jusqu’à ce qu’elles
se déversent à jamais dans leurs fosses éternelles.

97
VIII

Avec Thomas, je parlais souvent des poissons et des


pieuvres. Il avait sur chaque prise toute une histoire à
me conter, avec tous les détails. Il me parlait avec passion
des hameçons, des fils qu’il enduisait de graisse pour qu’ils
glissent mieux et soient plus souples.
— Un pareil fil peut tirer un dauphin, même un requin.
J’ai trouvé encore deux recoins dans le fond. Personne
ne les connaît. C’est difficile de voir le repaire de la
pieuvre. Il faut s’y connaître. Chaque pieuvre s’attrape
de façon différente. Ceux qui n’y connaissent rien, laisse les
dire...
— Et comment trouves-tu la façon d'attraper chaque
pieuvre?
— Ça, c’est l’art de la pêche! Au premier mouvement,
je vois la façon dont il faut l’attraper. Faut voir comme je
lui cause. Et faut voir comme elle écoute. Je la siffle à
travers le fil. Viens, viens, ma bonne petite pieuvre... viens...
bravo... l’appât, c’est pour toi. Regarde comme il est frais...
Regarde comme il sent bon. C’est pour toi que je l’ai
choisi hier, que je l’ai mis de côté. Et je lui dis qu’il est
exprès pour elle, qui attend la friandise. Faut voir alors
comme elle le flaire. Comme elle allonge ses tentacules.
Elle le tâte avec le bout, aussi fin qu’un ver de sable.
Elle le retâte. Mais si je fais une manœuvre qui ne lui
plaît pas, par exemple si je tire trop fort sur la ligne, elle
lâche son encre et noircit tout le coin. Et alors, adieu!
Faut que tu repères bien l’endroit. Je reviens le lendemain
matin et je la retrouve. Sa capuche est toute dressée et ses
yeux gonflés comme des pois chiches. Ses tentacules enrou-
98
lés en cercle, comme une couronne. Alors, je lui dis:
« Bonjour, ma petite pieuvre. » Même si c’est une bête de
deux ocques. Elle veut des mots doux. Rien ne marche
si tu ne sais lui causer. Alors elle regarde encore une fois
l’appât. Mais moi, je ne l’amène pas juste sur elle. Je le
balade tout autour. Elle remue un peu, s’étire. Et je traîne
l’appât un peu plus loin comme pour l’empêcher de l’attra­
per. Alors, elle bouge. Elle emplit sa poche et elle rejette
l’eau par derrière d’un seul coup, et tout son corps file droit
en avant, comme une flèche, avec les tentacules traînant
derrière comme des macaronis. C’est à ce moment-là
qu’elle se jette sur l’appât, et que l’hameçon s’enfonce dans
son corps et l’accroche.
Toutes ces paroles semaient peu à peu en moi l’amour
de cette vie de pêcheur, et je peux dire que, jusqu’à ce
jour, rien n’est entré plus profondément dans mon cœur.
Aussi quand, un matin, Angéla vint m’apporter un coquil­
lage large comme deux mains, et qu’elle le sortit du mou­
choir où elle l’avait noué, je songeai qu’insensiblement ma
vie s’adaptait au rythme de celle de la mer et que plus rien
ne pourrait m’intéresser, hormis elle.
Angéla déposa le coquillage sur la table.
— Pourquoi me le laisses-tu? C’est sûrement quelque
chose que tu aimes. Comment oser te le prendre?
— Vous ne le prenez pas. Je vous le donne. Stratos dit que
de telles choses ne nous servent à rien. Mais ce n’est pas son
affaire.
Je l’examinai de tous côtés. Sa coquille était hérissée de
pointes acérées comme si, de sa substance, jaillissaient des
éclairs. L’intérieur était tapissé d’émail lisse, d’un léger
rouge cerise.
— Approchez-le de votre oreille pour entendre.
Je le fis. Bourdonnement de l’écho lointain des eaux
mères qui ruissellent des entrailles de la terre. Du creux
du coquillage, j’entendais venir un sifflement, doux et
léger.
— C’est le bruit de la mer. Il est lié à la mer. Elle est
tout entière en lui. Si vous pouviez aller à la montagne, au
99
plus profond des terres, très loin de la mer, à des jours et
des nuits de marche, et que vous le mettiez à votre oreille,
vous entendriez l’écho de la mer bourdonner en lui. Il ne
quitte jamais la mer. Il l’emporte avec lui. L’enferme
en lui. Elle est son cœur. Comme le cœur de l’homme qui
enferme en lui ce qu’il aime. L’amour!
— Il y a donc d’aussi grands coquillages par ici?
— Il n’y en a pas d’autre comme celui-ci. C’est le
deuxième que je trouve. Mon peigne est tombé de la barque,
j’ai plongé jusqu’au fond pour le ramasser. C’est là que je l’ai
trouvé, recouvert par les algues.
— Et l’autre? L’autre, où est-il? Pourquoi viens-tu de
dire que celui-ci, c’est le deuxième?
Elle réfléchit.
— Ça, je vous le dirai peut-être une autre fois. Une autre
fois, peut-être...
Je comprenais qu’Angéla portait en elle tout un monde
de mystères, de découvertes inconnues qui la comblaient,
alimentaient le rêve dont elle vivait, qui la ravissait ou
qui la tourmentait, qui sait?
— Ne trouvez-vous pas étrange tout ce que je vous dis...
Les pêcheurs du voisinage pensent que j’ai perdu la tête.
Ils me regardent bizarrement. Stratos dit que je dois laisser
tomber toutes ces bêtises. Vous du moins, vous comprenez
que mon cœur et mes pensées ne font qu’un avec la mer...
Alors, je les laisse dire...
Je me rappelle brusquement les paroles de Loucas le
soûlard. Je saisis le sens de l’histoire d’Angéla. Me voici
plongé dans la magie qui, avec la vie, modèle le rêve.
Angéla est sans doute ainsi. Elle rêve. Je le vois dans ses
yeux. Je le discerne dans ses paroles. Et la manière dont
j’ai voulu vivre dans la solitude, et m’éloigner du monde,
n’est-elle pas une sorte de rêve, elle aussi?
J’ai pris plaisir, chaque soir avant la nuit, à approcher
le coquillage de mon oreille. C’est un peu comme si Angéla
était là, debout devant moi. C’était le souffle qu’exhalait
son corps. Son odeur. Comme je m’en souviens mainte­
nant! L’odeur d’Angéla, chaude et douce. Des jours pas-
100
sèrent sans que je la revoie. Elle ne vint pas me voir et
moi non plus, je n’allai pas à sa rencontre. Le diable sait
pourtant combien j’en avais envie.
La nuit qui recouvrit mon corps las fut la plus brûlante
de l’été. De tout son poids, elle pesait sur la mer, la cal­
mait, la rendait paisible et douce, comme était calme et
doux le sommeil qui m’enveloppait et détendait mes
membres. L’obscurité était si épaisse que, tout à coup, je
me demandai si, malgré mes yeux grands ouverts, je n’étais
pas le jouet d’une illusion. Ùn rai de lumière jaillit sou­
dain, s’augmente et s’infiltre à travers les roseaux de la
hutte. Je me demande d’où il peut bien venir. Puis le
bruit doux des rames me parvient. J’attendais. Mainte­
nant, on tirait la carène sur le sable. Des pieds sautèrent
dans l’eau, un pas incertain s’approcha de la cabane. On
frappe à la porte de bois, légèrement. La voix qui me
répondit était douce, quand je demandai: « Qui est là? »
Je sentis la porte s’entrouvrir dans l’ombre.
— Je vous ai réveillé?
Angéla se tenait debout sur le seuil. Je ne pris pas la peine
de me couvrir. L’ombre cachait ma nudité. La lampe du gri­
gri brillait dehors et je m’aperçus qu’Angéla avait les bras nus
et portait la jupe courte qui laissait ses genoux découverts.
— Je vais aller pêcher au farillon, dit-elle.
Je me levai. Enfilai ma culotte. Nous n’avons rien dit.
Nous avons poussé la barque ensemble pour la décoller
du sable. Elle sauta dedans la première et dans son geste,
la jupe se releva et découvrit sa croupe charnue. Elle prit
les rames. Je m’assis à la barre. Nous glissâmes hors du
chenal. Vers le large.
— Laissez la barre. Je connais les repaires.
Je la laissai conduire la barque où elle voulait.
— Je sais que vous gouvernez bien. Je vous ai parlé de
la barre, parce que vous ne connaissez pas les coins. La
première fois qu’on vous a vu, mon père et moi, naviguer
à la voile au large et nous dépasser, le père a dit que la
mer, vous la connaissiez bien, depuis longtemps. A cette
époque, on ne se connaissait pas encore.
101
Notre lampe brillait sur la surface de l’eau. Sur le visage
d’Angéla, couraient les ombres brèves des vagues éclairées
par le farillon.
— Regardez dans le verre.
Je plongeai le seau vitré dans la mer, mon visage
collé sur le bord. Elle ramait lentement. Le fond verdâtre
était tantôt de sable pur, tantôt taché d’algues noires
comme la nuit. Comme un corps de femme étendu dont les
algues seraient les ombres des aisselles, la touffe de la
région secrète. Les aisselles d’Angéla, quand elle rame,
sont pareilles à des cavernes, pleines d’ombre. Ce buisson
épais et masculin, près de la racine des seins, rend la femme
plus féminine encore.
— A présent, vous allez voir ma technique, dit-elle.
Elle fouilla parmi les engins de pêche, prit la ligne avec
la sonde, montée selon la coutume du pays: le petit œuf
en plomb est accouplé avec des hameçons de fonte dont
les pointes se découpent comme des becs d’éperviers.
— On est arrivé, dit-elle. Ici, sont les trous à pieuvres.
Elle m’expliqua comment elle tirerait le fil et ramerait et
comment je devais regarder avec le verre. S’il y a des
rochers, je dois la prévenir pour qu’elle soulève le fil et
évite de s’accrocher. Si j’aperçois la pieuvre sur le sable,
je lui ferai signe, sans parler. Il faut savoir que la pieuvre
entend, bien qu’elle n’ait pas d’oreilles.
Elle enfourcha le banc pour préparer les appâts et sa
jupe découvrit ses cuisses. Elle accrocha des morceaux de
seiche aux hameçons. S’assura que tout allait bien et
lâcha l’engin dans la mer.
Trempée de sueur, elle tirait sur les rames, tout en
tenant le fil. Je regardais ce corps robuste. Sa chair grin­
çait comme grinçait l’ossature de la barque, solidement
cloutée et assemblée. Tous deux résistaient à merveille à
l’effort et à la lutte avec la mer. L’odeur du sel se mêlait
à celle de la sueur. Elle m’enveloppait, léchait mon corps
de ses effluves. A travers le verre, je regardais le long fil
s’incurver sous l’eau vers la poupe, à cause du mouve­
ment de la barque. L’engin se traînait sur le fond, par
102
petits bonds rapides, soulevant de temps à autre un
nuage de sable fin qui retombait doucement. Ruse magis­
trale de l’homme pour tenter de faire sortir de son antre
l’ermite insouciant qui, encapuchonné, serait bientôt happé
par un engin terrestre.
Les algues mouchetaient le sable vert. Puis des fonds
de rochers défilaient, plus arides et sauvages. Des bandes
de crevettes, tirées de leur sommeil par la lumière, s’en­
fuyaient comme autant de flèches minuscules qui glissaient
et se dispersaient.
Angéla était attentive à mes cris — quand je criais:
« rochers! » — et tirait sur le fil, en le soulevant plus haut
que sa tête. Elle le relâchait quand nous retrouvions du
sable. La lumière de la lampe dissipait l’obscurité, déla­
vait les ombres, soulignait nettement la configuration du
fond. Comme une peinture fraîche que l’artiste aurait
abandonnée pour la faire sécher. Un monde de cristal. Si
vrai qu’il en paraissait faux. Un décor créé par la main
première, avant même que l’art existât.
— On dirait un rêve, Angéla.
— Qu’est-ce qui est comme un rêve?
— Ce que je vois, ce monde que j’ignorais...
— La mer est ainsi. Nous ne savons rien d’elle. Mais
elle dépasse notre imagination. On dirait un rêve, comme
vous le dites. Mais un rêve dont on ne se réveille pas. Un
rêve qu’on regarde les yeux grands ouverts.
Je parvins tout juste à étouffer le cri prêt à m’échap­
per. Le capuchon se dressait droit. Avec, autour, les ten­
tacules joliment enroulés. Angéla se retourna, jeta un coup
d’œil à travers le carreau, et passa adroitement devant
le repaire. Quelque chose s’agita en bas. Du sable vola en
masse, tout l’endroit se noircit d’encre. Angéla ferra vigou­
reusement.
— Elle est bien accrochée, dit-elle, en ramenant vive­
ment le fil. Quand l’engin affleura, une grosse pieuvre de
plus d’une ocque y pendait, essayant de se libérer de
l’hameçon en fouettant l’air avec ses tentacules. Sans perdre
une seconde, Angéla l’attrapa, la colla sur le double fond
103
de la proue et planta son couteau en plein dans l’œil. La
pieuvre s’enroulait autour de son bras, luttait éperdument
pour se dégager. Angéla devint féroce. Le petit monstre
s’était collé à elle, et tandis qu’elle se penchait pour s’arra­
cher à la succion des ventouses, la pieuvre glissa jusqu’en
haut, lui fouettant la poitrine de ses tentacules. Angéla
poussait des grognements de rage tout en se débattant.
J’allais saisir l’animal à mon tour, la main enveloppée
dans un mouchoir pour qu’il ne glisse pas. Mais Angéla
me devança: elle fourra son visage dans la chair du mol­
lusque, y fouilla et, d’un terrible coup de dent, elle lui
arracha l’œil. La pieuvre, mortellement blessée, s’affala sur
la proue. Sa masse se décolora, comme si on l’arrosait de
lait. Angéla s’essuya le front du revers de la main.
— Et voilà! Il faut lui mordre l’œil. C’est en dessous
que se trouve le cœur, dit-elle haletante. Elle recracha
sa salive dans la mer. Seulement, il faut faire -attention
à ses ventouses. Elle me montra son bras couvert de
petites ampoules rouges faites par la succion des tenta­
cules.
Elle renouvela les appâts sur l’hameçon et relança l’en­
gin dans l’eau. A travers le seau vitré, je voyais le fond
s’obscurcir insensiblement. Les rochers se multipliaient.
Signe que la profondeur augmentait. Les fuseaux argentés
des poissons étincelaient comme des lames tandis qu’ils
glissaient, rapides, à la poursuite du faisceau de lumière.
Puis de nouveau le fond s’éclaircit, c’était du sable.
A chaque instant, Angéla regardait à travers le verre
et me donnait des ordres pour diriger le gouvernail.
— Gauche... toujours à gauche...
Puis:
— Tout droit... toujours tout droit...
Moi aussi, je regardai à travers le carreau. La sombre
arête des rochers se profilait ici et là, signe que nous
naviguions une fois de plus sur un banc de récifs. Bas-
fonds qui arrondissaient leurs échines jusqu’à cinq ou six
brasses.
« L’hameçon va s’accrocher », lui dis-je.
104
« Tout droit... toujours tout droit », répondit-elle.
Elle laissait trop de mors à l’appât, et la sonde en traî­
nant risquait de s’accrocher aux pointes des brisants. Les
rochers augmentaient, la sonde raclait la pierre, arrachait
des algues. Ce que je redoutais arriva. La sonde se coinça
soudain et il fallut qu’Angéla s’arc-boute avec force pour
empêcher la corde de se rompre.
« Lâche la barre », ordonna-t-elle, tandis que son visage
s’illuminait.
Sur le moment, je n’arrivai pas à saisir la raison de
cet éclat subit qui succédait à l’air sombre habituellement
répandu sur ses traits. Elle se pencha, examina la situa­
tion, fit jouer le fil, s’efforça de tirer dessus en le tendant
sur le bout de la rame, le secoua à droite, à gauche, mais
il était évident qu’elle tentait l’impossible. L’engin ne faisait
que s’ancrer davantage dans le roc.
Elle plissa les paupières, serra les lèvres.
« Ça arrive quelquefois », dit-elle de sa voix rauque. Et
elle ajouta aussitôt:
« Tournez-vous de l’autre côté et ne regardez pas
par ici. »
J’obéis et détournai mon regard vers la haute mer plon­
gée dans les ténèbres. Je percevais derrière moi, des mou­
vements rapides, hâtifs. La barque se balança comme si
une vague soudaine s’était levée, rompant le calme de la
mer. Puis elle roula légèrement sur le bord, du côté du
large et j’entendis au même instant le bruit d’un plon­
geon. Je me cramponnai au banc pour ne pas perdre l’équi­
libre, me retournai. Angéla avait disparu. Sa robe était
au fond de la barque. Tout ce qu’elle portait. J’attrapai
le seau vitré. La lampe illuminait les eaux jusqu’au fond.
Dans sa lueur verte, je distinguais la fille nue qui s’en­
fonçait au cœur de la masse aqueuse. Ses jambes et ses
cuisses battaient l’eau en une nage de batracien. Elle lais­
sait couler le fil dans le creux de sa main pour se guider.
On devinait sa force et son aisance à la façon dont elle
luttait contre la résistance de l’eau. Des nerfs d’acier. A
mesure qu’elle s’enfonçait, sa silhouette se fondait avec
105
l’eau. Étrange spectre marin. Quand elle eut pied, elle
écarta les jambes pour prendre appui sur le roc couvert
d’algues. Tira adroitement sur le cordeau et décrocha la
sonde. Elle virevolta, tapa du pied vigoureusement et
son corps bondit vers le haut. Ses seins énormes et
ronds pointaient droits comme s’ils voulaient percer la
surface avant elle. La cicatrice qui sabrait sa poitrine
apparaissait sur toute sa longueur. Je perdis Angéla de
vue quand elle passa dans l’ombre de la barque. Elle
s’agrippa d’une main au bordage, et de l’autre expédia
l’engin dans la barque. Puis elle se mit à nager vers le
large, et je n’aperçus plus que la tache sombre de ses
cheveux luisants dans le lointain. J’entendais le glouglou
de l’eau rejetée par sa bouche.
Un réflexe me poussa à ramasser le vêtement jeté au
fond. Cette odeur de la femme me donnait le vertige, me
nouait les entrailles. Sa robe était encore tout imprégnée
des effluves de son corps. J’y enfouis mon visage, aspirai
à pleines narines, à pleine bouche. J’entendais toujours le
gargouillement de l’eau dans sa bouche. Et le battement
de ses bras tandis qu’elle nageait calmement.
Mon esprit s’obscurcit, mais je sentais mon désir se
décanter. Je me dévêtis. J’étirai mon corps illuminé par
le reflet du farillon. Peut-être me voyait-elle. N’importe,
je ne fis rien pour me cacher. Je m’assis sur le bordage et
me laissai glisser dans la mer dont la tiède surface me
chatouilla les membres. Je flottai mollement. Puis je m’élan­
çai sur ses traces. En suivant le petit sillon qu’elle lais­
sait derrière elle en labourant la mer. L’eau tiède me léchait
la peau. La chaleur d’Angéla rôdait autour de moi. Sa
féminité adoucissait la rudesse et la salure de l’eau. Je me
rapprochai d’elle. Je sentis même le battement de ses pieds
près de mes mains. L’onde qu’elle déplaçait glissait sur
moi, chatouillait ma poitrine et mon ventre comme une
langue vivante qui aurait voulu se régaler de mon corps.
Poussés par le même désir, nous progressions toujours plus
avant dans les ténèbres. La barque, laissée à la garde de
la paix nocturne, nous surveillait de son œil lumineux,
106
dont le vert faisceau transperçait la nuit. Elle regardait
deux corps nus qui voguaient côte à côte et s’envoyaient
des messages avec l’eau, qui les poussait à s’unir.
Angéla se retourna brusquement. La mer se creusa de
petits tourbillons, sous cette volte-face. Elle restait ainsi
debout, toute droite, battant des pieds et agitant les bras
largement écartés, comme des ailes, pour se maintenir en
surface. Je n’eus pas le temps de me retenir. Je me retrou­
vai près d’elle. La heurtai. Le courant me colla contre elle.
Ses bras enlacèrent mon cou. Son corps glissant et frais
se serra contre le mien. Je refermai mes bras sur son dos,
sur sa taille. Nous restâmes enlacés ainsi, les yeux dans
les yeux. Son regard planté dans le mien. Le blanc de
son œil luisait comme une nacre. Ses doigts couraient
sur mon dos comme de petits crabes qui cherchaient à
s’enfouir, à se cacher. Ses jambes s’écartèrent et m’em­
prisonnèrent. Elle me serra violemment. Elle m’enroula
comme une vigne tout entier de ses fruits et de ses rameaux,
de ses racines frisées, pour se lier à moi et ne faire qu’un
seul être. Pour mêler nos désirs. Tresser nos destinées.
« La mer a-t-elle jamais été plus belle?... » chuchota-
t-elle à mon oreille, et sa voix était lourde du désir qui la
consumait, prêt à éclater, à jaillir démesurément et à
s’épuiser dans son propre anéantissement. Ses lèvres pas­
sèrent légèrement sur les miennes et je goûtais leur douce
salure. Elle les entrouvrit, les fit glisser sur mon cou,
mes joues, mon oreille, en titilla le bout, puis de nouveau
sur mon visage pour se repaître de mon souffle, de mon
odeur. Dans la tiédeur de l’eau, ce souffle haletant était
comme un velours sur mon corps frissonnant.
— Tu ne dis rien... La mer a-t-elle jamais été plus
douce?
Ma voix restait comme étouffée. Le monde se dissolvait,
se rapetissait, pour n’être plus que cette eau, là, tout autour
de nous, qui nous soulevait de temps en temps légèrement,
puis nous faisait sombrer dans sa mystérieuse substance.
Elle s’enfuit comme pour en rester là. Elle nageait rapi­
dement. Je la suivis. Puis elle s’arrêta de nouveau, s’al-
107
longea, les bras repliés sous la nuque. Regarda le ciel.
J’étendis la main, la passai légèrement sur sa poitrine,
son ventre, ses cuisses... Elle restait immobile.
— On dirait son aileron, dit-elle à mi-voix.
— Quel aileron?
Je me glissai sur elle et elle s’enfonça un peu. Elle remua,
étira ses membres et s’enfuit. Elle nageait vite. Je dus me
démener pour la rejoindre, bien que je sois fort bon nageur.
J’ai même gagné deux fois les championnats organisés par le
club nautique et je me flattais d’être imbattable en natation.
— Comme les dauphins quand ils jouent, me dit-elle et
brusquement elle s’élança pour passer en croix au-dessus
de mon corps. Je la perdis dans les remous écumants de
son plongeon. Quand je vis sa tête affleurer au loin,
dans l’obscurité de la nuit, je pris mon élan pour la rat­
traper. Elle m’attendait, bondit, la moitié du corps dressé
hors de l’eau, repassa en flèche sous moi, glissa en s’en­
roulant autour de moi et fila comme un poisson dont elle
avait l’agilité et l’amour du jeu.
— C’est comme cela qu’ils jouent dans l’eau !
— Qui?
— Les dauphins. Ils s’ébrouent, se précipitent l’un sur
l’autre, mélangent leurs ailerons, puis se séparent, se
pourchassent, plongent. Tu n’as jamais vu de dauphins
amoureux?
Ses seins étaient deux vagues se balançant dans le
creux de ma paume.
— Toi aussi, tu ressembles à la mer, et tes vagues jouent
dans mes mains...
— Elles font partie de la mer. Nous aussi, nous appar­
tenons à la mer. Mais en elle, rien ne nous appartient...
Nous sommes comme les dauphins que la mer possède,
qu’elle laisse jouer avec son eau, et jouir d’elle... Il n’y
a rien de plus beau que le jeu des dauphins... Viens, que
nous nous amusions encore comme eux... Viens sur moi!
Je m’allongeai sur son dos et elle se mit à nager en me
portant. Puis je me laissai glisser à ses côtés. Nos membres
se mouvaient en cadence, nous avancions dans la tiédeur
108
de l’eau comme deux âmes perdues qui cherchent à se
retrouver depuis des temps incalculables. Depuis le temps
où la vie commença à se modeler. Nous sentions nos
racines tirer leur vie de l’eau, chercher leur forme... nous
étions les âmes de toutes les générations passées... les
âmes de toutes les générations à venir... les deux seules
âmes vivantes dans la solitude infinie de la mer et de la
nuit.
« Continue », murmura-t-elle en m’écoutant raconter
cette histoire fantastique, cette immense et lointaine fer­
mentation de la vie dans les débuts du monde.
Je parlai comme si le mythe soudain avait quitté son
horizon lointain pour venir prendre son souffle dans la
tiédeur de l’eau et manifester sa grande vérité dans l’illu­
sion forgée par le pauvre cerveau de l’homme... Il y
avait seulement ces deux corps, raconte la légende issue
d’un obscur passé, qui parle avec la berceuse de la nuit,
avec la respiration des vents, la fraîcheur des vagues.
Au-dessus de nous le ciel fourmillait d’étoiles. La terre
était très loin. Nos corps nus se délectaient de leur nudité...
Je saisis Angéla. Tout était à la fois léger et ferme. Tout
perdait son vrai poids et se dissolvait, absorbé dans l’in­
saisissable substance de l’eau.
Deux fois nous nous enfonçâmes. Revînmes à la sur­
face. Nos corps glissaient l’un sur l’autre, étranges formes
d’un monde ancien qui cherchait à se recréer par l’imagi­
nation et par le rêve.
— Sortilège... la mer tout entière est un sortilège, mur­
murait-elle. Comme tes ailerons sont frais...
Portées par la brise exotique des anciennes légendes,
ses paroles expiraient à mon oreille.
— Pendant que je te serre, pendant que nous sommes
ainsi l’un près de l’autre, les poissons nous regardent.
Ils nagent autour de nous. Nous ne les voyons pas. Mais
ils se réjouissent de voir nos mains pareilles à des nageoires
étreindre nos corps marins...
Elle fit de nouveau volte-face, fixa le ciel. Je m’allon­
geai à ses côtés, passant mon bras sous ses épaules.
109
— Regarde les étoiles. Comme c’est étrange de les voir
accrochées au-dessus de nous. On dit qu’elles sont plus
grandes que nous ne les voyons... Moi, je dis que ce n’est
pas vrai. Je dis qu’elles sont aussi petites qu’elles en ont
l’air. Ce sont de petits clous d’argent enfoncés dans le
ciel. Un jour, il n’y en aura plus. De temps en temps,
l’une se décloue, elle tombe et disparaît. Tu connais les
étoiles filantes? Quand l’une tombe, je fais un vœu...
Toi aussi, fais un vœu quand tu verras tomber une étoile.
Sa voix s’éteignit. Elle réfléchissait. Je comprenais
que son regard se perdait au loin, dans l’immensité du
ciel qu’emplissait la foule inépuisable des astres. Elle
s’approcha et allongea son corps contre le mien.
— Oui! elles sont aussi petites qu’elles en ont l’air,
les étoiles, lui dis-je, pour la tranquilliser. Au léger mou­
vement de sa joue pressée contre la mienne, je sentis
qu’elle souriait de bonheur puisque j’étais d’accord avec
elle: les étoiles étaient vraiment aussi petites qu’elles en
avaient l’air.
— Et sais-tu où elles vont quand elles tombent?
— Où vont-elles, Angéla?
— Elles vont tout droit dans le grand coquillage. Dans
les hauts-fonds... Il se trouve par là.
Elle me montra un point vers le sud-ouest. Je me sou­
vins du coquillage qu’elle m’avait apporté.
— C’est un très grand coquillage. Caché sous l’arbre de
marbre... au fond de la mer. Je ne te l’aurais jamais dit si
on ne s’était pas rencontrés comme on l’a fait ce soir.
Donc, les étoiles tombent dans ce grand coquillage... moi,
je l’ai vu... je le sais... Elles sont petites comme des grains
de riz. Et quand le coquillage sera plein, alors le ciel sera
vidé d’étoiles...
Douceur de ce corps de femme qui bouge sur moi dans
la fraîcheur des flots.
— Et... tu les vois vraiment dans ce grand coquillage?
— Moi seule le sais... Chaque fois que je plonge, je cal­
cule combien de nouvelles étoiles sont encore tombées
dans le grand coquillage...
110
Une petite lame brillante fila dans le ciel, coula vers
le bas et s’éteignit. Un astre qui se déclouait...
— Il est tombé là, murmura Angéla.
— Quel vœu as-tu fait? demandai-je.
— Je n’ai pas eu le temps. Et toi? As-tu fait un vœu?
— Que cette heure où nous sommes ensemble dans la
mer ne finisse jamais.
« Mon amour », murmura-t-elle, en se serrant plus fort
contre moi. « Le dauphin me parle. Ses sortilèges ont dis­
paru. Ce soir son aileron est doux... »
Je suis envoûté par ses paroles. Je crois être un dauphin.
Celui vers qui se porte son désir. Par moments, je crois
tenir entre mes bras une fille-dauphin. Sa peau a la fraî­
cheur de l’onde, on dirait qu’elle n’a jamais quitté la mer.
Je crois sentir sur son dos la finesse de l’aileron. La légende
me possède tout entier. Ainsi dut naître le premier mythe,
qui enseigne à l’homme qu’il n’est qu’illusion, que la seule
vérité est celle de l’imagination, des figures de rêves, des
visions du vertige. Emplis de nos visions, nous devenions
le jouet de l’eau. La vie n’était plus pour nous qu’une
horrible illusion. Et le rêve, une vérité merveilleuse...
La barque flotte au loin comme un léger fétu. Sa lampe
troue l’obscurité et ses rais de lumières creusent un chemin
d’argent.
« On dirait qu’elle nous guette », dit Angéla.
Elle se détacha de moi et s’éloigna tranquillement. Après,
dans le lointain, je l’entendis qui murmurait doucement:
« Viens... viens... »
Je dois me souvenir exactement de ce qui suit, car ce
qui se passa est lié à des événements que je narrerai par
la suite. J’entendis sa voix appeler, murmurer douce­
ment: « Viens... viens... » comme si ce n’était pas moi
qu’elle appelait. Cet instant me parut étrange et insolite.
Un mot qui résonne doucement, comme formé par l’écume
et confié à la crête des vagues. Pour qu’il se fonde au sein
de l’eau et soit perçu par une âme cachée au sein même
de sa solitude.
— « Viens... viens. » Le mot se dissout comme le brouil-
111
lard de l’aube, devient un écho et étouffe. « Ce mot n’est pas
pour moi », pensai-je. Et malgré moi, je frissonnai, ensorcelé.
Puis je perçus un sifflement, pareil à la rumeur d’un
coquillage, un sifflement qui s’infléchissait sur la houle
comme un appel doux, lui aussi. Un sifflement patient,
sans fin, plainte et prière à la fois. Je nageai vers elle.
Nous mêlâmes nos membres à nouveau.
— Tu m’as entendu, mon dauphin. Tu as appris, enfin,
à connaître ma voix... Tu entends quand je siffle. Tu as
appris à me comprendre et tu t’approches de moi pour
que nous nous unissions comme je le désire.
Elle tremblait tout entière, frémissante.
Elle s’élança très loin et je la pourchassai. La rattrapai.
Elle passa ses doigts dans mes cheveux pour les ramener
en arrière et découvrir mon front. Tout d’un coup, ses
ongles s’enfoncèrent dans mon bras. Je compris que c’était
d’effroi. Elle tendit l’oreille. Me ferma la bouche de sa
paume pour m’empêcher de la questionner. Maintenant,
j’entendais distinctement. Un clapotis lointain. Venant
du large. Comme si un poisson avait sauté, au loin. Un
gros poisson. A un mille au large, peut-être. Je calculai
la distance jusqu’à la barque. Angéla tendit l’oreille à
nouveau. Le même clapotis rompit le calme de la nuit.
Elle murmura comme pour elle-même; « Il m’a entendue... »
Un étrange silence s’établit. La frayeur me serrait la
gorge et paralysait tous mes membres. Elle m’empoigna
et me poussa.
— Allons à la barque, dit-elle. Je me suis oubliée sans
le comprendre.
Dans sa voix se mêlaient la joie et l’angoisse.
Nous fendions l’eau aussi vite que nous le pouvions.
Elle s’arrêta encore pour écouter. Quelques instants pas­
sèrent. Les sauts du poisson devenaient plus distincts.
Signe qu’il se rapprochait. La barque n’était plus très
loin. Nous empoignâmes le bord et retombâmes dedans.
Le reflet de la lampe luisait sur le corps mouillé d’Angéla.
La marque apparaissait nette, depuis l’épaule, sabrait le
sein jusqu’à la touffe du pubis. Elle s’assit sur le banc et
112
empoigna les avirons. Elle les maintenait en l’air, semblant
guetter ce qui allait arriver. A présent, le jaillissement de
l’eau sous les sauts du poisson s’entendait à moins de
cent brasses. Puis, un peu plus près, une vague se souleva,
se brisa en un panache d’écume épaisse en même temps
qu’un grondement retentissait comme si un corps géant
fouettait l’eau de sa masse, puis le fracas du corps retom­
bant dans la mer.
Angéla se pencha dans la clarté de la lampe. Je me pen­
chai aussi. Quelques secondes passèrent. La barque tan­
gua dans le remous violent. Une ombre noire, plus longue
que celle d’un homme de grande taille, se découpa dans
le reflet vert de l’abîme et disparut. Le visage d’Angéla
s’était illuminé d’une joie qu’elle cherchait manifestement
à contenir.
« Qu’est-ce que c’était? » lui demandai-je, et j’avoue
qu’un frisson glacé me parcourut en songeant que, sans
la hâte d’Angéla à regagner la barque, j’aurais pu encore
me trouver dans la mer.
— Comment le savais-tu? Comment savais-tu que nous
allions rencontrer un tel poisson?
Elle ne répondit pas. Elle éteignit rapidement la lampe
et nous restâmes dans le noir. Je percevais les battements
de son cœur. Oui. Je ne mens pas. Je les entendais, rapides,
ardents, comme si toutes ses entrailles étaient en feu. Je
voulus lui prendre la main. Elle la retira. Empoigna de
nouveau les avirons et rama pour s’éloigner des lieux en
décrivant un large cercle dans le désert de la nuit lunaire.
Elle allait au hasard, croisant et recroisant les routes de la
barque, en décrivant de larges tours, et obliquant tantôt
ici, tantôt là. L’ombre de son corps nu se balançait, dra­
pée dans les ténèbres de la nuit. De toute évidence, elle
cherchait à brouiller nos traces. Et ses manœuvres for­
maient un réseau si enchevêtré que nous aurions sûrement
perdu complètement nos repères si le grand phare de
Megalonissi ne nous avait guidés de son œil brillant.
« Pourquoi ne coupes-tu pas tout droit vers la côte? »
lui demandai-je.
113
On entendait de nouveau le clapotis de l’eau. Toujours
et toujours. Tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant.
Comme si le cétacé cherchait à rencontrer la barque, à nous
retrouver. Il errait comme un fou de tous côtés, perdu
dans le chassé-croisé de nos traces, à l’affût du jet lumineux
de la lampe.
— Pourquoi as-tu éteint la lampe? demandai-je décidé
à obtenir une réponse.
— Parle bas. Je l’ai fait pour qu’il nous perde.
— Qu’est-ce que c’était? Dis-moi ce que c’était?
— Le dauphin. Il tourne dans le coin. Ne parle pas fort.
Il ne faut pas qu’il entende une voix d’homme. Toi, tu ne
sais pas... tu ne peux pas savoir...
Sa voix irréelle de tout à l’heure quand elle m’invitait
à la rejoindre me revient soudain à la mémoire: « Viens...
Viens... » Puis le doux sifflement dont je doutais qu’il me
fût destiné. Je criai presque:
« Qu’est-ce que c’est, cette chose que j’ignore? Pour­
quoi ne parles-tu pas, Angéla? »
Elle baissa la voix.
— Ce n’est rien. Ce que je veux, quand nous sommes en
mer et que je te dis une chose ou une autre, c’est que tu
ne me questionnes pas, et que tu fasses ce que je te dis.
Alors, maintenant, ne parle pas.
Ces paroles étaient vraiment bizarres, mais à cet instant
j’étais indifférent à tout ce qui n’était pas Angéla. J’étais
entre ses mains, elle m’attirait par la force de sa volonté,
sa faculté de tout pressentir grâce à son sens mystérieux
du monde marin, accru par une longue expérience. Elle
ramait lentement, plongeant les pales doucement pour évi­
ter les clapotements. Je comprenais qu’elle se dirigeait à
présent vers mon petit port, mais en prenant de biais,
car elle était parvenue à mener la barque vers le sud. Elle
découvrit avec une admirable sûreté le chenal et y fit passer
la barque. J’avoue que je ne me tranquillisai qu’à cet
instant. Mes nerfs se détendirent. Comme si tous mes che­
veux et mes poils hérissés jusqu’alors retrouvaient main­
tenant leur position normale.
114
Nous tirâmes la barque sur le sable. Je voulus la prendre
dans mes bras et l’entraîner dans la cabane. Son corps nu
laissait sur le mien la fraîcheur de la nuit de la mer. Elle
se pressa légèrement contre moi pour me donner le plaisir
de la caresse qu’avidement je désirais, puis, d’un mouve­
ment sec, me repoussa, me rejeta dans l’eau basse, lança
vers moi ma culotte courte, dégagea la carène de quelques
robustes coups de rames et disparut.
J’étais dépité. Je m’en fus vers Faneromeni, vers leur
maison afin de guetter son retour. J’attendis en vain pen­
dant des heures sans la voir apparaître. Je pouvais diffi­
cilement expliquer ce retard. Je dois dire que dès le début,
juste avant qu’elle s’éloigne avec sa barque et sorte
du petit port, j’avais eu le sentiment que son bateau ne
prenait pas le chemin de Faneromeni. J’entendais les rames
frapper l’eau avec une grande énergie, ouvertement, sans
chercher à prendre aucune précaution. La barque traçait
sa route vers le large et gagnait hâtivement la haute mer.

115
IX

Je m’allongeai sur mon lit de camp sans allumer la


lampe à pétrole. Je suçotais le bout de ma pipe éteinte et
en mordais le bois. Les événements de la nuit ne cessaient
de tourner et de retourner dans mes pensées: le grand
dauphin rencontré en pleine mer, qui nous perdit, qui
cherchait à nous retrouver, la crainte d’Angéla de le ren­
contrer à nouveau et la suite... Ah! je perds la tête en
songeant qu’elle est repartie vers le large avec la barque.
Et quand je repense à cette voix mystérieuse qui appelait
et n’avait plus rien d’une voix humaine, je ne trouve plus
le calme. Il n’y a pas le moindre doute, cela n’avait rien
d’une voix humaine, elle semblait faite d’eau et d’écume,
comme celle d’un esprit de la solitude et du large... Je
veux rejeter ce poids qui m’écrase, me libérer, et je laisse
de nouveau vagabonder mon imagination vers les étoiles
qui tombent et s’entassent dans le grand coquillage, sous
l’immense arbre pétrifié gisant au fond des flots, et qui
deviennent de petits cailloux blancs, semblables à des
grains de riz qui auront rempli le coquillage, le jour où
le ciel sera vidé de ses étoiles.

Je me suis réveillé la tête lourde. Il faisait grand jour


quand je m’assis sur mon lit de camp. Je sentais déjà
la chaleur étouffante. Je brûlais de connaître le sort
d’Angéla, mais je ne la rencontrai nulle part et quand
je questionnai les gamins, ils me regardèrent d’un air qui
montrait qu’ils avaient été chapitrés pour ne parler d’elle
116
à personne. J’errai toute la journée, jusqu’au soir, sans la
rencontrer. Vers minuit, réveillé par une brise légère qui
faisait bruire les roseaux de la cabane, je distinguai la
lampe d’une barque, loin au large, à plus d’un mille. Peut-
être était-ce Loucas le soûlard, bien que cela fût peu vrai­
semblable, sa barque pourrie ne pouvant guère supporter
pareille randonnée. Je me dis alors que c’était Angéla.
J’étais sûr qu’en prenant ma barque, je la rencontrerais.
Mais le courage me manqua, une fois encore.
Le jour suivant passa sans que je sorte pour la voir,
pensant qu’elle-même viendrait. Vers le soir, je l’aperçus
dans leur masure. Elle nettoyait, rangeait, et fit mine
de ne pas me voir.
Thomas revint trois jours plus tard, comme il l’avait dit.
Il avait fait ses achats. Il avait pris du gros plomb pour les
filets.
— Je ne l’ai pas payé. C’est Vassili qui me l’a donné, le
ferblantier. Il bricole aussi le cuivre et les tuyaux de plomb.
Il m’en donne chaque fois que j’en ai besoin. C’est un vieux
parent de ma femme. Et ça, c’est de déchets de tuyauterie d’eau
qu’il change. Et ça marche pour les filets.
Un peu plus loin, Angéla étendait le filet et le débar­
rassait des varechs. Je l’abordai. Cela ne sembla pas lui
plaire.
« L’autre nuit, quand nous nous sommes séparés, tu es
retournée au large, hein? lançai-je d’un ton hargneux.
Pas vrai? Tu n’es pas retournée au large? »
Son regard buté se planta sur moi.
— Oui, je suis retournée en mer! C’est comme ça!
Ses mains travaillaient fébrilement sur le filet pour le
débarrasser des algues, en secouer les varechs. Une racine
s’était entortillée dans les mailles, une racine impossible
à arracher, et elle en bouillait de colère. De son couteau,
elle trancha la racine en deux. Les nœuds se défirent. Mais
quand elle déplia le filet une profonde déchirure y apparut.
Le petit Théodoris, qui regardait les yeux écarquillés,
s’écria:
— C’est l’dauphin qui l’a déchiré! L’dauphin!
117
Thomas avait entendu et arriva en courant. Angéla eut
le temps de dissimuler la plus grande déchirure en repliant
le filet sur lui-même.
« Où est le trou, que je le voie? » dit-il quand il fut tout
près.
Angéla leva la tête.
— N’écoute pas ce bêta. Le filet, il n’a rien du tout.
C’est les varechs qui l’ont accroché.
« Non, c’est encore cette saloperie de dauphin! Il va
me déchirer tous mes filets », dit Thomas entre ses dents:
« Laisse-moi voir! Pourquoi que tu le caches? Laisse-moi
voir, je te dis! »
Angéla ne déplia pas le filet pour autant. Sa voix était
devenue rauque. Un vrai grognement.
— Je te dis que c’est les varechs. Je le réparerai.
Étrange scène. On eût dit une petite tragédie. Thomas
hocha la tête. Murmura:
« Ma pauvre fille. Ils ont bien fait de mettre leur tête
à cinquante drachmes. Qu’ils les mettent à cent, et même
à deux cents! »
Il parlait des dauphins, de leur mise à prix par le minis­
tère, cinquante drachmes par tête, parce qu’ils décimaient
les bancs de poissons et déchiraient les filets.
Comme Thomas s’éloignait, Angéla fit un bond, courut
derrière Théodoris qui s’enfuyait pour se cacher derrière
un rocher à moitié immergé dans les eaux basses du rivage
et lui administra une telle raclée que le gosse se mit à
hurler. Puis elle revint, calmée, prit sur le rebord de la
fenêtre un fuseau taillé dans un éclat de roseau, enroula
autour du cordeau teint avec l’écorce de pin et, à gestes
vifs, remmailla la déchirure du filet. Une fois qu’elle eut
fini, elle admira son ouvrage. Puis elle parut soudain se
souvenir que, pendant tout ce temps, j’étais resté là, debout,
près d’elle.
— Tout le monde s’en prend aux dauphins. Eux, ils ne
déchirent pas les filets. C’est nous qui les lançons sur leurs
chemins. Ils sont fiers, eux. Les obstacles ne les gênent pas.
C’est le plus fier des poissons!
118
Elle prononça ces mots avec une obstination coléreuse.
— Le dauphin n’est pas un poisson, lui fis-je remarquer.
Mes paroles étaient stupides car le moment n’était certes
pas de savoir si le dauphin était ou non un poisson.
— Il appartient à la mer... Alors à quoi ça rime ce que
tu dis là? Il ne sort pas de l’eau. Il ne peut pas vivre sans
eau...
— Oui, mais il respire. Il accouche comme l’être humain.
Il allaite son petit comme la femme allaite le sien...
— Et qu’est-ce que ça vient faire ici? Son destin, c’est
la mer.
Elle prononça ces mots de sa voix rauque, comme si
elle parlait de son propre destin. Comme si la rumeur de
la mer bourdonnait en elle. Comme si ses mains devenaient
nageoires.
— Pourquoi me dévisages-tu ainsi?
Elle posa cette question à brûle-pourpoint et je sur­
sautai comme si je m’étais trahi.
« Ne me raconte pas de mensonges, insista-t-elle. Tu
me dévisageais et, intérieurement, tu te disais que je
raconte des stupidités. Je deviens enragée quand on accuse
les dauphins, et j’en veux à tous les hommes. Tu as entendu,
hein? Il a dit: cinquante drachmes pour chaque dau­
phin tué. Eh bien! celui qui touchera à mon dauphin, il
pourra se rayer aussitôt de la liste des vivants. »
Ses seins fermes, libres de toute entrave se dressèrent
sous sa robe, vagues gonflées par une brusque rafale. Elle
avait l’air farouche. Ses cheveux flottaient au vent comme
des algues agitées par les courants des profondeurs marines.
Petit à petit, elle se calma, mais son âme s’était révélée,
toute nue, plus nue que son corps nu dont j’avais joui
cette nuit-là, en pleine mer. Baissant le regard, elle mur­
mura:
« Mon âme est mêlée aux vagues et aux coquillages,
aux algues et au monde de la mer... »
Elle se tut. Fit un geste pour s’éloigner. Je la retins.
« Tes paroles sont étranges... » dis-je, et je sentis sur son
bras la même fraîcheur que s’il sortait de l’eau. J’avais
119
près de moi une créature étrangère à la nature humaine,
un être mystérieux échappé d’un palais sous-marin bâti
dans les rocs et les précipices des abysses, entouré d’un
cercle de coraux, d’éponges et de poissons qui pailletaient
les eaux de leurs fuseaux brillants.
« Qu’est-ce que tu te mets en tête? » me demanda-t-elle,
et je sentais que son esprit pénétrait mes pensées les plus
secrètes, les devinait: « Tu te dis que je suis une créature
d’un autre monde, venue sur terre pour te rendre fou? »
— Pourquoi cette pensée, Angéla?
Elle s’éloigna sans répondre.
— Angéla, où vas-tu?
— Tu connais le coin. A Glyconéri. C’est là que je vais.
Mais personne d’autre que moi ne peut y arriver. Il y a
longtemps, un homme s’est tué en voulant y aller. Il a
déboulé en cherchant un passage pour descendre.
Elle partit. A pas lents. S’arrêta encore. Me lança:
« Apprends que le passage est difficile, même pour les
chèvres... Mais celui qui a le cœur bien accroché peut
réussir... Celui-là trouve toujours le moyen... »
Je la perdis de vue.

Midi était proche. Les gosses jouaient, tout nus, bâtis­


saient des maisonnettes avec du sable. Ils creusaient pro­
fondément, ouvraient des canaux et s’émerveillaient de
voir l’eau de mer filtrer d’en dessous et les remplir. Angéla
ne leur mettait plus de culottes.
« Quel curieux jeu de sable », me dis-je en les regar­
dant s’affairer sur leur besogne, pleins de foi. C’était là
une image du monde en raccourci, sur ce coin de côte
ignoré, anonyme. C’est l’image du labeur de l’homme, de
son œuvre. C’est là ce qu’il peut faire. C’est le néant. Le
sable. La vague déferle, au beau moment, à l’improviste,
et détruit l’œuvre bâtie avec le sable.
Je demandai des nouvelles d’Angéla. Théodoris, le plus
grand, m’indiqua au loin la direction de Glyconéri. Et tan-
120
dis qu’il restait là debout, sa petite main tendue, son
ventre se renflait avec en dessous le jeune plant immature,
pareil à un concombre miniature.
Je m’en fus vers Glyconéri et gravis le rocher, jusqu’en
haut. De là ruisselait la source dont l’eau se déversait
tout en bas dans la mer. On disait qu’elle sortait goutte
à goutte de l’Ordymnos, qu’elle était une veine de la mon­
tagne.
Autour de moi se dressaient de jeunes pins touffus de la
taille d’un homme, courbés du même côté à cause du vent
du nord. Il les avait tordus depuis des ans et des ans, à
force de déchaîner sur eux sa furie. Le flanc de la pente,
jusqu’en bas, était couvert de cailloux pointus, serrés,
entre lesquels poussaient des touffes de plantes épineuses.
L’air embaumait le thym, la sauge. En bas, infinie, la mer
s’étendait en nappe étale jusqu’à l’horizon. Une eau inépui­
sable qui pesait sur les citernes de la terre. Entièrement
nu, je jouissais de la brise fraîche dont le velours cares­
sait mon corps. La mer bourdonnait, aspirée par les grottes
où l’eau bouillonnait dans sa prison de rocs. Je me dis
que ce bruit de vagues est peut-être le râle érotique de la
terre et de l’eau qui s’enlacent étroitement et luttent et
s’insurgent de ne pouvoir s’unir vraiment et jouir de la pleine
douceur de l’amour.
Autour de moi les alouettes rayent l’espace de leur
vol saccadé, piaillent étrangement, et volent en désordre
en descendant toujours plus bas pour se reposer sur un
récif ou sur une pointe de rocher.
A l’heure où j’écris, en repensant à tout ce qui me pas­
sait par la tête, parfois, pendant ces jours de solitude, je
médite sur le mystère de la vie et sur ce que nous en
savons. Du regard, je fais le tour de cette immensité. Je
me dis que la terre est un astre. Et qu’en ce moment même,
je peux contempler un fragment de cet astre. Et moi,
je suis un point sur cet astre qui doit étinceler de loin
comme toutes les autres étincelles d’argent scintillant dans
le ciel. Il peut même devenir étoile filante et aller s’enfouir
dans quelque coquillage, comme le dit Angéla, devenir
121
un minuscule caillou blanc, pas plus gros qu’un gravier.
Qui peut, en vérité, discerner ce qu’il y a de vrai dans ce
que nous appelons grand, petit... qui peut savoir lequel
est juste? Pourtant, en cet instant, je suis sur une miette
du ciel. Je suis un rien, un rien microscopique, insigni­
fiant, en train d’admirer cette miette, d’être pris de vertige
devant cette goutte d’eau que j’appelle mer, océan...
Ainsi, sur cet astre infinitésimal, simple particule dans la
poussière des astres se trouve une autre particule, ma sei­
gneurie, abîmée en de profondes cogitations sur des choses
qu’elle ne peut comprendre.
Je cherche un passage, « difficile pour une chèvre »,
comme l’a dit Angéla. « Mais celui qui a le cœur bien accro­
ché peut réussir. » Cela aussi, c’étaient les paroles d’Angéla.
Il faudrait être le dernier des imbéciles pour ne pas com­
prendre l’appel qui se cachait sous ces paroles singulières.
Donc, je commençai la descente, et Dieu seul sait combien
mon cœur tremblant battait à chaque pas, à chaque
glissade. Mes mains agrippaient le rocher, et devaient
supporter tout mon poids jusqu’à ce que mes pieds trou­
vent un endroit pour se poser. Maintes fois, je m’écor­
chais en me retenant de justesse à des souches pour ne
pas débouler. Car dans ce cas je serais arrivé en bas à l’état
de bouillie.
L’eau gargouillait à mes pieds. Elle remplissait le trou
creusé par Angéla et resurgissait entre les galets, un peu
plus loin, sur le rivage. Tout était désert. La chemise que
je lui avais donnée à laver flottait, accrochée à des branches,
pour sécher. Elle venait juste d’être lavée, car elle était
encore mouillée. Je regardais la mer. Elle était déserte, elle
aussi. Deux mouettes traçaient des cercles en descendant
vers l’eau, là-bas, au fond, puis reprenaient de la hauteur.
Toujours au même endroit. Alors je parvins à distinguer,
à plus d’un mille, une courte vague, ourlée d’écume. Là
où les mouettes piquaient. Je calculai mes forces et ma
résistance physique, et d’un geste décidé, je me jetai
à l’eau. Je nageai à un rythme rapide. Me rapprochai
de l’écume qui rompait le calme des eaux. Angéla na-
122
geait lentement, droit sur moi. Je me retournai, regardai
vers la terre. Jamais je ne m’étais autant éloigné en pleine
mer.
« Viens te reposer », me dit-elle en se retournant et
m’attirant sur elle. Son corps s’enfonça légèrement dans
l’eau mais il me supporta tranquillement. Et mollement.
Je pus de nouveau voir la marque qui tailladait son corps.
« Je suis solitaire aujourd’hui, murmura-t-elle... Je suis
seule... »
— Tu es toujours solitaire, Angéla, puisque tous les
jours tu choisis des endroits déserts pour y errer...
— Ce n’est pas toujours ainsi... ce n’est pas toujours
désert... Il y a des jours où...
Sa phrase resta inachevée. Elle ajouta pourtant: « Peut-
être n’aurais-tu pas dû venir. Allons, partons. Retournons
au rivage... »
Elle avait changé d’idée brusquement. Je compris qu’elle
observait les alentours d’un air inquiet.
— Dépêche-toi. Allons. Je n’aurais pas dû te dire de
venir.
— Tu ne me l’as pas dit. Je suis venu tout seul.
— C’est de ma faute. Je t’ai bien dit: « Je serai à Gly-
conéri... » Viens, sortons maintenant... Mets-toi sur mon
dos, que je t’emmène... Viens, étends-toi sur moi... Tiens-
moi avec tes bras, accroche-toi à mes seins... accroche-toi
bien... et ne parle pas.
Son corps nu me portait facilement. De mes mains,
j’empoignai ses seins. Ses hanches se mouvaient en cadence
sous moi, à chaque détente rapide de son corps.
— Pourquoi as-tu peur?
« Moi, je n’ai pas peur. J’ai peur pour toi », répondit-elle.
— Pour moi?
— Tu ne peux pas savoir. Tu ne sais pas ce qui arrive...
J’ignorais la peur. J’avais la conviction d’être né hardi.
Orgueilleux. Pourtant, à cet instant, les paroles d’Angéla
me firent calculer avec angoisse que nous nous trouvions
encore loin au large et qu’il nous faudrait plus d’une demi-
heure pour regagner la côte. La nuit où nous avions pêché
123
avec la lampe et la rencontre inattendue avec le dauphin
me traversèrent soudain l’esprit.
— De quoi as-tu peur pour moi, Angéla?
— Je te répète qu’il ne faut pas que tu parles. Je t’ai
dit de le faire. Qu’on n’entende pas de voix d’homme, par
ici.
Au cours de cette fameuse nuit, elle m’avait dit la même
chose. Les deux mouettes nous suivaient toujours, descen­
daient pour remonter à dix ou quinze brasses au-dessus.
— Tant qu’elles sont avec nous, je n’ai pas peur. Les
mouettes repèrent quelque gros poisson et le suivent. Elles
savent qu’il y a du gibier pour elles partout où il y a un
gros poisson... Elles nous ont pris pour un gros poisson.
C’est donc qu’il n’y en a pas d’autre en vue dans les
parages.
Nous avions ainsi pour escorte les mouettes nous pre­
nant pour un gros poisson dont elles espéraient les reliefs.
Mais l’idée qu’elles ne distinguaient pas encore un autre
grand poisson dans les parages ne me rassurait guère.
— Il faut que tu apprennes les habitudes de la mer,
de sa vie. Quand tu l’auras appris, tu verras comme tout
te paraîtra beau dans la mer. Tu ne pourras plus vivre sur
la terre.
Les mouettes soudain prirent leur vol vers le haut.
Comme pour nous abandonner. Elles s’élevèrent vers l’ouest
et de là, piquèrent en flèche à un demi-mille au large envi­
ron, touchant presque le miroir de l’eau.
« Elles ont vu autre chose », murmurai-je à l’oreille
d’Angéla.
Je me laissai glisser de son dos pour lui permettre de
se reposer et, instinctivement, me mis à nager de toutes
mes forces, droit vers la terre que je voyais se rapprocher.
Angéla observa les mouettes.
— Va-t’en vite, me dit-elle.
Je lui obéis et nageai rapidement, des bras, des jambes,
de tout mon corps.
— Moi, je vais rester. Ne t’occupe pas de moi.
Interloqué, je la vis couper droit vers le large, du côté où
124
volaient les mouettes. Je distinguais maintenant la mer qui
écumait. Comme sous les sauts d’un poisson. Malgré l’éloi­
gnement, je pus voir distinctement l’échine noire qui émer­
geait et replongeait... Angéla nageait droit vers cet endroit.
Je n’en pouvais plus. Exténué, je m’agrippai au rocher
et me hissai hors de l’eau. Mon souffle me brûlait la gorge.
Mes entrailles semblaient en feu. Vers le large, je ne voyais
plus rien. Tout s’était brouillé devant mes yeux. J’entrevis
tout juste les mouettes jusqu’à ce qu’elles s’effacent elles
aussi! Je me sentis mal. La nuit au dauphin revint dans
mes pensées, le saut de l’animal, et son ombre noire
qui avait traversé le faisceau lumineux de la barque. Et
voici qu’à présent... Je faillis perdre l’esprit. Je ne compre­
nais plus rien.

125
X

Ce que je rapporte dans ce livre — il faut le dire — est


une suite d’événements vécus et racontés sans la moindre
exagération, même s’ils ont l’air d’un conte jailli d’une
imagination délirante. Il est certain que ces événements
pourraient former la trame d’une légende, mais jamais
je n’aurais le courage de la narrer. Maintenant encore,
je suis effrayé quand je pense que j’ai moi-même été
aspiré par le vertige de ce tourbillon, avec une irrésis­
tible violence. Je peux me ressouvenir de chaque ins­
tant, revivre dans son moindre détail le temps passé sur
la côte ouest de Lesbos. Vers Sidoussa. Rien ne m’a échappé.
Pas même Loucas le soûlard qui passait son temps à
tournailler dans les parages, tout en sachant que Thomas
le guignait d’un sale œil. Ce dernier craignait pour ses
repaires de pieuvres et veillait à ce que nul autre ne les
découvre. Il le chassait des lieux en le traitant de tous
les noms. Évidemment, il fallait être aussi borné et stu­
pide que Loucas le soûlard pour aller pêcher avec une
coque délabrée et sans calfat. Il accusait la misère
noire où il vivait d’être cause du lamentable état de son
bateau, car il n’arrivait pas à se procurer de l’étoupe
pour calfater les joints. Mais son verre, lui, ne restait
jamais vide. Il se débrouillait de temps à autre avec le
caboteur qui faisait une escale de deux ou trois heures à
Sigri, quand il avait du minerai à y charger, et Loucas le
soûlard avec son rafiot aidait au déchargement. Il me
racontait ses tourments mais en revenait toujours à Tho­
mas qui était sa bête noire.
126
— Y en a pas un autre, disait-il, avec une âme plus
sombre, dans cette chienne de vie. Il les a fait crever
toutes les deux avec sa tyrannie.
La première, c’était sa maîtresse, comme on dit. Ça,
c’est sûr. La deuxième, il l’a épousée après la naissance de
l’aîné, de Théodoris. Eh bien! Dieu a été juste, il l’a puni
en lui envoyant sa fille aînée. Celle-là, elle a la cervelle
détraquée. Je te l’ai dit. Du vent plein la tête. Tu compren­
dras un jour, si tu n’as pas encore compris pour l’instant...
et tu me donneras raison pour tout ce que je t’ai dit depuis
le commencement, pour te prévenir.
Souvent, il se mettait en rage. A plusieurs reprises, je
lui avais donné de l’argent pour qu’il rafistole sa barque.
Il l’avait bu. Une fois, Thomas l’avait rencontré par hasard
dans le petit port, et l’avait provoqué brutalement:
— Tu ferais mieux d’aller casser des cailloux sur les
routes. La mer veut des bras et du cœur. Elle n’a rien à
faire des fainéants dans ton genre. Allez, va, bon à rien,
flanque des roues à ton épave et fais-en une charrette
pour charrier des ordures. Allez, fous-moi le camp, que
je ne te revoie plus dans mon coin. Dire qu’il veut devenir
pêcheur de pieuvres, ce bancal...
L’autre laissait parler Thomas, comme s’il en avait peur.
Mais derrière son dos, il vitupérait tant et plus, histoire
de se vanter. J’avais souvent essayé de calmer Thomas pour
lui faire oublier sa rogne et regarder Loucas d’un meilleur
œil. Cela le rendait furieux.
— Qu’il les trouve comme moi, les trous de pieuvres! La
mer, c’est pas une assiette qu’on t’apporte toute servie
sous le nez. Il faut s’éreinter et suer, se caler les mains
avec les vagues brûlantes. C’est comme ça qu’ont fait
tous les miens. Génération après génération. La petite
maison là-bas, battue par les vagues et le vent, elle a été
faite, grand-père après grand-père. Chaque génération la
consolide, l’arrange et l’entretient. On raconte que mon
arrière-grand-père s’est réfugié là quand les gardes-côtes
lui donnèrent la chasse, à cause de sa contrebande. Tu
veux voir la trace des balles qui ont frappé les murs? C’est
127
resté là, comme une marque de famille. Personne n’y a
touché. Viens voir. C’est de l’ancien temps.
C’était vraiment la marque d’une balle de gros calibre.
Qui avait effrité la pierre. Sa trace était restée avec du
plomb aplati, collé au mur. L’ouverture du trou était
recouverte par la toile d’une minuscule araignée noire,
une de celles qui ont toutes les pattes juste en avant du
nez, comme une petite balayette à brosser la poussière.
Quand j’approchai le doigt, l’araignée s’enfouit au fond
du trou. Avec la rapidité de l’éclair.
— Vois-tu, ici, nous étions les rois. Nous étions les
patrons. La mer était à nous. Nous étions les maîtres
des vagues et la côte et les rochers étaient à nous. Alors,
qu’il se débrouille tout seul pour trouver les repaires. Ça,
c’est mon existence... Qui donnerait son pain à un autre,
mon jeune maître?
Ils tenaient leurs barques à distance. N’échangeaient
pas même un bonjour. Hostilité née sans raison. Implan­
tée, pourrait-on dire, dans ce rude paysage de la mer qui
tenait les hommes sous sa coupe, les opposait et les nour­
rissait de soupçons jusqu’au tréfonds d’eux-mêmes.
Loucas le soûlard n’est, dans toute cette histoire, qu’un
personnage superflu et inutile. Pourtant, il arrive toujours
un moment où chaque être peut se révéler différent de ce
qu’il a été tout au long de sa vie.
Je le rencontrais par hasard à Sigri, dans le petit port
où j’allais quelquefois. Il me racontait des histoires de
la mer. Je lui payais à boire. Sa langue se déliait et il
devenait alors plus familier. Il me tapait sur l’épaule. Le
raki faisait son œuvre.
— Tu verras que celle-là, une fois, elle perdra la boule.
C’est une vague qui l’avalera ou bien un chien de mer...
Il parlait d’Angéla.
— Quel chien de mer?
— Il en manque pas. Au large. Les caïques qui pêchent
en pleine mer en ont vu. Des fois, il sort son aileron du
dos jusqu’à une pique au-dessus de l’eau. On dirait presque
une petite latine noire poussée par le vent. Mais en des-
128
sous, c’est pas une barque qu’il y a... Y a un requin avec
une gueule comme une caverne et des dents comme des
couteaux — trois rangées, trois cents tout juste, à chaque
mâchoire. Il se jette dans les filets des caïques et si, par
chance, il est petit, il se fait prendre. Mais si c’est un gros
ou un monstre, alors il met les filets en pièces, et si la
rage le prend, il fonce et coupe le madrier du bordage ou
de la carène. Rien à faire contre lui, ni avec les balles ni
avec le harpon! Elle, elle dit qu’elle n’a pas peur. Elle dit
qu’elle a un ami, un grand dauphin qui l’aime. Laisse-
moi rire, patron, de ces sottises! Le requin les croquera
tous les deux, elle et son dauphin. Y a des fois où je la
rencontre en mer, sans le vouloir. Alors je fais mon signe
de croix et je file en vitesse. Car celle-là en mer, elle devient
un fantôme. Faut voir ses écailles et ses nageoires et sa
queue fourchue... Je te le dis, patron, c’est une gorgone.
Il roulait les yeux. Les ouvrait pleins d’effroi et sur
leurs globes blancs les fins vaisseaux s’injectaient de sang
sous l’effet de l’alcool.
— Et tu crois tout cela?
— Je n’en sais rien. Je dis qu’elle est toquée. Recon­
nais, patron, qu’elle a au moins perdu la tête. Je t’ai
dit, je ne m’approche jamais d’elle quand je la rencontre
au large. Et en plus elle est balafrée. Des mauvaises
fées qui lui ont jeté un sort. Elles lui ont fait une marque
sur le corps. Je te l’ai déjà dit. Tu l’as peut-être vue toi
aussi... peut-être...
Ses yeux rusés se fermèrent et la peau se rida sur ses
tempes comme les plis d’une toile d’araignée. Ses paroles
s’engluaient dans son cerveau noyé d’alcool.
Mais moi, je suis pris par la légende. Par ses détails
surgis de la matrice qui couva la vie, au plus profond
des âges. Quand elle prenait son premier souffle. Quand elle
cherchait encore à sortir de l’eau, à devenir terrestre, à
s’implanter dans les montagnes, les collines et les plaines...
Où le ver marin voulait sortir pour devenir ver de terre,
pour faire pousser les rameaux de ses générations en des
millions de germes... dont l’un deviendrait l’homme.
129
XI

« Qu’est-ce qui est arrivé, Angéla? » lui demandai-je,


quand je la rencontrai, un soir, après l’incident de la mer
avec les mouettes.
— Rien n’est arrivé. Il ne m’est rien arrivé. Pourquoi
demandes-tu cela?
— Mais qu’as-tu fait au large quand tu y es retournée?
Sur quoi piquaient les mouettes? Pourquoi y avait-il de
l’écume sur la mer, alors qu’elle était calme partout ail­
leurs?
— Pourquoi poses-tu toutes ces questions? C’est la mer.
Elle a de l’écume. Elle a des vagues. Ça te paraît drôle?
Je n’arrivais pas à lui tirer un mot. Elle dit;
« Une autre fois, tu ne reviendras plus avec moi au
large. Tu n’y connais rien. Moi, j’ai l’habitude. Je suis née
dans les vagues. Je leur appartiens. Nos routes ne se ren­
contrent pas dans l’eau. »
— Elles ne se rencontrent nulle part, Angéla.
Elle réfléchit.
— Peut-être... mais ça, ce n’est pas nous qui en déci­
dons. Ça vient tout seul...
Elle réfléchit encore. Sourit. Dit:
« Ça pourrait arriver. Que nos routes se rencontrent. »
Je lui pris la main.
— Tu penses toucher les nageoires d’un poisson?
demanda-t-elle.
Je frissonnai.
— Allons, Angéla, reprends tes esprits. Ne dis plus de
bêtises! Pourquoi ne veux-tu pas me comprendre?
130
— Et qui dit que je ne te comprends pas?
— Pourquoi, la nuit du farillon, m’as-tu parlé tout autre­
ment? Pourquoi m’appelais-tu ton amour?
Elle rit.
— J’étais dauphin. Je parle comme ça quand je suis
dauphin. Quand tu es près de moi, que tu nages et que
tu deviens dauphin toi aussi. Les dauphins s’aiment.
— Et les hommes?
— Eux, ils font des saletés! Ils ne savent rien faire
d’autre...
Nous gravîmes ensemble les rochers. Puis dans un mur­
mure, elle dit:
« Viens... »
Nous descendîmes la pente escarpée d’un ravin étroit et
abrupt. Elle me tendit la main. A cet instant, tout en elle
était étrange. Jamais son front n’avait été aussi pensif.
Un souci intense le creusait. Nous atteignîmes l’endroit
qu’elle avait choisi. Comme si elle l’avait calculé. Tapissé
de petits galets. Avec des eaux basses. Plus loin émergeait
de la mer un large sec couvert d’une mousse de végé­
taux marins. Le flux des eaux le recouvrait et le décou­
vrait.
Elle retira sa robe, par-dessus sa tête. Enleva sa culotte.
Se mit nue devant moi, complètement, et plongea aussi­
tôt. Je me dévêtis et plongeai à mon tour. Un instant,
je la perdis de vue. Elle réapparut à la surface, au bord
du sec. Elle l’enjamba, et se roula sur la large arête mous­
sue. Je m’y roulai à mon tour; c’était comme un velours
imbibé d’eau. Son corps était entre mes bras. Je regardai
le stigmate. Le touchai sur toute sa longueur, depuis le
sein droit. Le suivis le long du ventre, là où il se perdait.
Elle comprit que je voulais voir la cicatrice. Elle ouvrit
alors les jambes. Le stigmate s’enfouissait dans la forêt
d’algues frisées. Angéla se retourna et je pus le voir réap­
paraître entre les fesses et s’effacer juste à l’extrémité de
la colonne vertébrale.
Elle me regardait les yeux grands ouverts.
« Alors, tu veux savoir?... » demanda-t-elle.
131
Je dis:
« D’où provient cette marque? »
— Je la tiens de ma mère. Elle a été serrée par une
corde quand j’étais dans son ventre... La trace est passée
sur mon corps... Ça vient de ma mère. J’ai demandé à
mon père... il n’a rien voulu me dire d’autre. Mais ça
vient de ma mère...
Nous nous enlaçâmes étroitement et roulâmes dans l’eau
basse de la sèche, pour nous retrouver ensuite sur son
arête. Elle me poussa et tomba dans l’eau. Il y avait à
peu près trois brasses de fond. Elle réapparut à cinq ou
six mains de là. Je la rattrapai et l’empoignai. La tirai
sur le sec. Elle jouait toujours tandis que je luttais avec
elle. M’échappait, fonçait sur moi, m’entraînait dans l’eau
se jetant sur moi de tout son poids ou plongeait en m’en­
traînant au fond avec elle. Le jeu n’en finissait pas. Une
vague nous souleva et nous rejeta sur la mousse. Je lui
serrai les hanches dans l’étau de mes cuisses. Elle voulut
continuer à jouer. Puis, brusquement, elle se donna à moi.
Sa peau frissonna. Tout son corps palpita. Ses lèvres char­
nues aspirèrent violemment ma langue.
Je vis l’azur du ciel se refléter dans ses yeux, dans son
immensité. Je vis même le petit nuage qui le rayait. J’y
vis aussi la mouette qui s’approchait de notre accouple­
ment. Un violent frisson la secoua. Ses bras tremblèrent,
ses ongles s’enfoncèrent dans mon dos. Une vague plus
forte nous souleva, nous culbuta dans l’eau profonde. Nous
nous détachâmes l’un de l’autre et elle se perdit au loin,
fendant la mer sans un regard vers moi. Elle nageait vite
et prenait de la distance. Le melteni augmentait. Les
rochers de la rive se couvraient d’écume. Les mains en
entonnoir devant ma bouche, je l’appelai:
« Angéla! Angéla! »
Ma voix se répercuta sur le flanc de la pente. Je fris­
sonnai. Je ne distinguais plus rien. Le meltem soufflait
en tempête. Et pas de barque pour la rattraper! Ma vue
se brouillait, troublée par les vapeurs bleues de la mer et
du ciel. Le crépuscule tomba. Je suivis la côte, et sautai
132
de rocher en rocher en l’appelant de toutes mes forces.
Mais ma voix se perdait au milieu des clameurs de la mer.
Des bandes d’oiseaux de mer descendirent jusqu’à toucher
les vagues. Puis repartirent brusquement et volèrent en
groupe jusqu’à disparaître. J’appelai toujours Angéla, tout
en sachant que ma voix s’émiettait dans le vent.
J’aperçus une petite barque ballottée tant et plus, la
voile tendue. Un pêcheur sans doute qui avait rencontré
Angéla au large et l’avait recueillie. Quand la barque
approcha, je reconnus Loucas le soûlard. Quel diable le tenait
pour qu’il ose affronter la mer par un temps à sombrer!
— Loucas! Eh! Loucas!
Dès qu’il m’entendit, il mit le cap sur le rivage.
— Tu as besoin de quelque chose? cria-t-il de sa voix
rauque, au milieu du grondement de la tempête.
— Angéla... as-tu vu Angéla?
Il leva la main.
— Tu te fais du souci pour elle? Elle se bat avec la mer,
au large. Je l’ai vue. Elle n’a pas voulu venir. Elle ira
encore plus loin. Elle n’en sortira qu’à la nuit, ou même
seulement au petit matin. Ça ne serait pas le premier coup!
Ce qu’il a ajouté, je n’ai pas pu le saisir. Ses paroles
étaient hachées par le bruit de la mer démontée. Je cou­
rus vers la cabane, tirai ma barque, sautai dedans et hissai
la voile.
Le vent aboyait sur le mât et l’embarcation gîta entiè­
rement, découvrant la coque jusqu’à la quille. La mer
léchait le bordage à tribord. Je ne quittai pas l’horizon
des yeux sans parvenir à le distinguer au milieu des vagues
qui écumaient, déchaînées, et brouillaient ma vue. La frêle
embarcation bondissait sur les crêtes en furie, se heurtait
à d’énormes paquets de mer qui grondaient sur ses flancs.
L’eau ruisselait sur mon corps nu.
Quand je pensai avoir parcouru un mille, peut-être plus,
je me remis à hurler son nom. Mais ma voix se déchirait
dans le vent comme un vulgaire papier. Le soir tombait.
Le paysage marin devenait lugubre.
Je tirais des bords. Sillonnais la mer en louvoyant, vent
133
en proue, par bâbord, ou tribord, en m’agrippant à l’écoute
pour virer. Le frottement de la barre et de l’écoute brû­
lait mes paumes. Mes efforts étaient vains, c’était clair.
Je piquai de nouveau sur le rivage, le cœur déchiré, l’es­
prit en proie aux plus sombres pensées.
Thomas m’attendait devant la cabane.
« Où traînais-tu avec un temps pareil? » dit-il pour
m’accueillir.
Comme je ne trouvais rien à répondre, il poursuivit:
« Tu cherches Angéla? »
J’opinai d’un mouvement de la tête. Le vieux ajouta:
« Faut que je te le dise, mon jeune maître, ne t’en fais
pas pour elle. En ce moment, elle sillonne le large, elle
s’amuse avec les vagues, elle se trempe dans leur écume.
Elle en sortira à la nuit. Qui pourrait la retrouver, à cette
heure, dans cet enfer? Tu verras qu’elle en sortira plus
solide et reposée. Elle prend des forces en se battant avec
l’eau. Elle n’est pas comme tout le monde. Ne t’occupe
pas d’elle, je te dis. Si ça avait été nécessaire, j’aurais
couru, le tout premier! »
La stupeur me paralyse. Comment, nous autres, ici, face
à la mer démontée, pouvons-nous rester insouciants, en
sachant qu’à un mille, un mille et demi au large, une
femme toute seule lutte contre des vagues hautes comme
des montagnes?
« Elle n’a pas peur, dit Thomas en me voyant le regar­
der d’un air complètement ahuri. Elle est comme ça, je
te dis. »
J’enfilai mon short kaki et le suivis jusqu’à sa masure.
Il alla droit vers le filet réparé, le déplia, le mit à plat
et l’examina comme pour y découvrir quelque chose. Puis
il en étendit un bout entre ses mains, le leva en l’air afin
de bien se convaincre. Hocha la tête.
— Elle l’a bien réparé. Je ne peux même pas dire où
était la déchirure du dauphin... Son seul souci, c’est qu’on
ne dise rien des dauphins... A croire qu’ils lui ont jeté un
sort. Eh bien! mon jeune maître, veinard celui qui en
tuera un! Il récoltera à coup sûr cinquante drachmes. On
134
a même dit que le ministère allait en donner cent. On
n’attend que ça ici pour commencer la bagarre... A quoi
bon le tuer pour cinquante drachmes, puisque bientôt ce
sera pour cent!
Je me promenai dans les alentours et quand la nuit
tomba, m’installai sur le sentier qu’à mon avis, elle emprun­
terait pour rentrer chez elle. Je m’assis sur une pierre.
La nuit absorbait le monde lentement, l’engloutissait dans
sa farouche solitude. J’avais jeté mon short sur mes épaules,
et sur mon corps nu je goûtais la fraîcheur du meltem
qui soufflait avec une violence effrayante. Je comptais les
heures et il me semblait que le temps s’était arrêté. Puis,
peu à peu, le vent tomba. Le meltem ralentissait, se cal­
mait. Il devait être minuit passé. Le bruit de la mer arri­
vait avec le gargouillis de l’eau aspirée par les creux des
rochers.
J’entendis des pas, la marche difficile de quelqu’un fran­
chissant un passage pénible. Je la vis s’approcher. Les
contours de son corps s’inscrivaient dans l’ombre légère
de la nuit étoilée.
« Que fais-tu là? » demanda-t-elle d’une voix rude.
— Où étais-tu, Angéla?
D’un bond, je fus debout près d’elle, si près que l’odeur
de nos corps se mêla. A travers l’obscurité, je sentais ses
yeux posés sur moi me regarder intensément.
« Pourquoi es-tu sorti avec ta barque? Que cher­
chais-tu au large? » Sa voix devenait plus rude encore.
— C’est toi que je cherchais, Angéla! Alors, tu m’as
vu? Tu as vu ma barque?
— Je t’ai vu. Et plus tu m’appelais, plus je plongeais,
pour que tu ne m’aperçoives pas. Tu es même passé tout
près de moi. Alors, j’ai plongé pour que tu ne me voies pas,
et je suis passée sous ta carène. Quand je suis revenue en
surface, tu étais déjà loin. Le meltem te poussait.
Je saisis sa main et frissonnai. Elle avait l’humidité de
la mer, la froideur d’une nageoire. Sa voix résonnait comme
une mer humide, d’un autre monde, elle résonnait comme
le bruit de l’océan.
135
Elle me raconta tout de son équipée nocturne. Elle avait
atteint, dit-elle, l’endroit en dessous duquel gît l’arbre
pétrifié. Même en pleine nuit, elle retrouve cet endroit.
Calculant les distances d’après ses propres repères. Puis
elle a plongé dans les eaux obscures, s’est frottée sur l’arbre
couché, en une caresse de tout son corps. Sous son
tronc, elle a trouvé le grand coquillage avec les étoiles
qui tombent du ciel et deviennent de petits cailloux
blancs. Elle doit le surveiller pour savoir quand il sera
rempli.
— Et que feras-tu alors?
— Je les sèmerai sur toute la mer. Elle sera pleine
d’étoiles de mer. Tu les connais? Quand nous en attrapons
une dans les filets, nous la rejetons à l’eau. Elle vient de
Dieu. Il est écrit qu’un jour toutes les étoiles retourneront
à la mer. Elles sont nées d’elle. Les hommes et les arbres
aussi. Tu as vu l’arbre pétrifié? Eh bien, un jour, la mer
se remplira de forêts pétrifiées. Tout, tout ce qui existe
dans le monde retournera à la mer.
Je l’écoutais et la légende prenait racine en moi, pro­
fondément, sans qu’il me vienne une seconde à l’esprit
qu’elle pût plaisanter ou se moquer de moi. Ce qu’elle me
racontait était si merveilleux que cela n’avait nul besoin
d’être également logique. Et puis, après tout, qui croit
sérieusement que nous sommes vraiment ce que nous sem-
blons être? Car s’il fallait en croire notre logique, l’infi-
niment petit et l’infiniment grand ne devraient pas exister
non plus. Qui peut nous certifier que nous faisons bien
partie de ce monde, que nous ne sommes pas le produit de
l’imagination de quelque artisan fou et puissant, façonnant
avec ses chimères une œuvre encore invisible?
« Tu dis des choses étranges, fit-elle en écoutant ces
mots dictés précisément par son comportement à elle.
Maintenant, je dois partir. Une autre fois, si tu me perds,
ne t’en va pas au large pour m’y chercher. Tu te donnes de
la peine pour rien. Dans la mer, personne ne peut me
retrouver. J’en connais tous les sentiers, toutes les cachettes. »
J’essayai de la retenir. Je lui dis:
136
« Mais tu m’as justement abandonné aujourd’hui...
aujourd’hui où nous nous sommes unis... »
— Je voulais que la mer entière apprenne mon bonheur,
que la rumeur des coquillages le répète, que les poissons
l’entendent, qu’il se répande dans les plaines et dans les
gorges de la mer, oui, que tous apprennent que le dauphin
m’a serrée dans ses bras et que je l’ai laissé jouir de
moi...
Elle me quitta et disparut comme un elfe. Au point que
je me demandais si elle avait bien été là, avant, près
de moi, si c’était bien une créature de chair qui m’avait
parlé. Je voulus me lancer à sa poursuite. Puis, je me dis
que mieux valait rentrer à la cabane.

137
XII

Il y avait plusieurs jours qu’Angéla était partie à Sigri


et je ne le savais pas.
« Elle peut avoir été aussi à Molyvos, chez sa tante,
dit Thomas. De temps en temps, ça lui prend et elle s’en
va. Cette tante-là, c’est une parente de sa défunte mère.
Moi, j’ai dit à la tante de ne pas parler à Angéla de toutes
ces histoires entre sa mère et moi. J’étais pourtant décidé
à me marier avec elle. Je le jure et, par ma foi. Dieu sait
que mes serments, je les tiens. Y a rien de plus malhonnête
que le parjure. »
Je sens que Thomas est prêt à me raconter l’histoire de
sa vie avec cette femme. Il attrapa le sachet avec le tabac
de contrebande, roula une grosse cigarette, et aspirant
jusqu’au fond de ses poumons.
— Mais cette tante, elle doit toujours lui parler de cette
histoire. Rien à faire. Tu connais les femmes. Moi, je lui
avais dit qu’il ne fallait pas qu’Angéla soit au courant.
Elle a promis qu’elle ne lui dirait rien. Pourtant, y a des
fois où la fille montre qu’elle en connaît un bout. Qu’est-
ce que tu veux, mon jeune maître, un secret, quand un
autre le sait, tout le monde le sait. C’est ainsi. Le malheur,
quand elle n’est pas là, c’est qu’il faut que je soigne les
gamins et tu imagines la peine que ça donne. Y a un temps
elle pensait même à tes chemises sales.
Je lui ai dit que cela n’était pas important puisque je
vis sans chemise. Brûlée par le soleil, ma peau était devenue
une croûte cuite comme une biscotte au four.
— T’en fais pas, elle les lavera quand elle reviendra.
Et rappelle-toi bien que c’est d’abord ta chemise qu’elle
lavera avant de faire la lessive des gosses. Voilà, c’est
138
comme ça que ça se passera. Elle t’estime beaucoup. Elle
a même insulté Stratos qui avait dit un mot pour l’em­
pêcher d’aller te voir... Elle était folle de rage. Avec la
caboche qu’elle a, quand elle veut quelque chose, elle le
veut pour de bon et personne n’oserait la contredire ou
lui couper la parole. Stratos, lui aussi, il s’emballe facile­
ment. Tu verras, quand ils seront mariés, ils passeront leur
temps à se bouffer. On aura de quoi rire. Peut-être qu’il
se mettra à la battre. Il faudra bien. C’est pas un mal que
l’homme prenne le dessus. Battre sa femme, c’est pas un
péché. Elle t’aime bien plus après. Regarde un peu les
œuvres du Seigneur. Pas moyen d’aller contre.
Thomas avait l’habitude de bavarder ainsi, même s’il
ne recevait pas de réponse. Je retournai à mon immense
solitude, l’esprit moins tendu. Je regagnai le temps perdu
avec les sornettes du vieux.
Angéla arriva, un matin, à l’aube, et vint tout droit à ma
rencontre. J’étais dans la cabane en train d’écrire, la pipe
à la bouche. Je n’eus que le temps de dissimuler ma nudité
avec une serviette au moment où elle poussa la porte.
Je fus frappé par le changement que je vis en elle et
qui, je l’avoue, ne me plaisait guère. Elle était joliment
coiffée. Un grand ruban bleu ciel, frais et bien tendu, nouait
ses cheveux et son visage hâlé resplendissait. Elle portait
une robe bleue soigneusement repassée, largement décol­
letée, sur la poitrine dont les deux jeunes melons, tout
ronds, tendaient l’étoffe à la faire craquer. Mais elle était
nu-pieds et, avec sa tenue, cela était vraiment cocasse.
Elle s’attendait à des compliments mais, en voyant que je
ne soufflais mot et que je me retenais pour ne pas éclater de
rire, son front se rembrunit, la colère monta en elle et elle me
lança une enveloppe sur la table en disant d’un ton brutal:
« C’est d’elle! »
Ce fut si subit, si inattendu que je n’eus le temps de
penser à rien. Je la vis s’enfuir et disparaître comme une
fumée avant même que j’aie pu l’appeler!
L’enveloppe ne portait aucune mention et quand je
l’ouvris, je vis qu’elle venait d’Élisa. Cela me contraria
139
car la seule chose que je ne voulais pas était justement
que cette fille curieuse — que j’avais totalement bannie
de mes pensées — je le jure — se souvienne de moi. D’au­
tant que cette lettre avait le don de me mettre en rogne;
je me souciais bien de savoir si M. Tsouma était parti à
Athènes, si elle-même restait seule, si elle était passée avec
son cotre au large de Sidoussa, pour essayer de me ren­
contrer! S’ensuivait un verbiage absolument stupide car
je n’avais rien fait pour qu’elle se croie obligée de me
rappeler cette soirée dansante et cette promenade à la
chapelle de Saint-Spiridon... C’était de ma faute, disait-
elle, si nous n’y étions pas entrés, alors que moi, je me
souvenais très bien de sa hâte au moment où nous étions
passés devant la petite porte. Je me sentis devenir fou de
rage, vraiment, en lisant qu’elle avait rencontré par hasard
sur le port de Molyvos la fille qui devait m’apporter sa
lettre et qu’il me fallait lui écrire pour lui dire si elle me
l’avait bien remise, car elle n’avait aucune confiance
en ce genre de créatures.
Et puis, je ne sais quelles bêtises encore à propos de sa
famille et de leurs relations. Je voulus déchirer la lettre.
Puis je la pliai en deux, et la fourrai dans la poche de
mon short qui pendait sur le dossier de la chaise. Pourquoi
venait-elle ainsi, sans raisons apparentes, se mêler à ma
vie? Tout allait bien, ici, sans elle. Je pouvais même dire
que ça ne pouvait aller mieux. Et puis ces mots au sujet
d’Angéla me firent bouillir de colère. Qu’est-ce qu’elle
voulait donc insinuer avec « ce genre de créatures »?
Quelle idée et quelle audace de vouloir me parler de sa
vie, de son séjour plus ou moins long à Mytilène, et de
l’absence de Tsouma en ce moment! Je me moquais bien
de tout cela! Et cette autre histoire avec la chapelle?
Je cherche à me la rappeler avec précision et je me rends
compte que ses mots sont pure moquerie. Oui, c’est bien
cela, je m’en souviens à présent. Elle était devant le seuil de
la chapelle et filait tout droit vers la ville et Dieu seul sait
combien je désirais que nous y entrions pour rester seuls.
Que signifiaient donc maintenant toutes ces simagrées?
140
Le lendemain, comme j’arrivais près de la cabane d’An­
géla à Faneromeni, j’entendis des cris. Je m’approchai,
elle était en train de rouer de coups Théodoris. Il poussait
des glapissements de goret, ses fesses étaient devenues
écarlates sous la rude main de sa sœur.
« Pourquoi le bats-tu? » Je n’ajoutai rien car Angéla
semblait d’humeur massacrante et son regard était farouche.
Elle ne me répondit pas et donna une bourrade à Théodoris
qui pleurnichait. Les autres, cachés dans un coin de la
masure, montraient le bout de leur museau comme de
petites souris apeurées, prêts à fondre en larmes.
« Pourquoi le bats-tu? » répétai-je.
Angéla fit semblant de ne pas entendre. Elle cassait
des branches sèches sur son genou et les fourrait sous le
trépied où reposait le chaudron empli d’écorces de pin qui,
une fois bouillies, fourniraient de quoi teindre les filets.
De toute évidence, il ne faisait pas bon se trouver devant
elle en ce moment.
« J’arrive au moment où tu as du feu », lui dis-je et,
sortant la lettre d’Élisa de ma poche, je me penchai pour
la jeter dans le foyer. Sans que j’aie eu le temps de m’y
opposer, elle la saisit comme pour la tirer des flammes.
Elle la tourna et la retourna en tous sens. Angéla ne
savait pas lire. L’instruction, c’est une chose détestable,
incompatible avec la vraie nature de l’homme, disait-
elle. Elle prit un air supérieur comme si, en s’appuyant
avec orgueil sur son ignorance, elle pouvait mieux défendre
la vraie nature de l’homme, qui est d’autant plus homme
qu’il est plus étranger à toutes ces mascarades. Elle se
mit à parler d’Élisa:
« Elle m’a demandé: « D’où es-tu, ma fille? » Elle sin­
geait les manières d’Élisa. Comme si elle était ma patronne.
Après elle m’a dit: « Viens avec moi. » Moi, je l’ai suivie.
Elle m’a fait entrer dans sa chambre. Des tapis partout,
des glaces de tous les côtés. Quand je suis entrée, j’ai senti
son parfum, très fort, le même qu’elle met sur elle. Elle m’a
laissée debout pendant tout le temps qu’elle écrivait la
lettre. Au commencement, je ne savais pas pour qui c’était.
141
Elle a écrit longtemps, la plume grattait le papier... et à
mesure que le temps passait, je comprenais que c’était
pour toi. J’ai pensé à me sauver, à la laisser là! »
Je me mis à rire. Elle se fâcha, et de dépit jeta la lettre
dans le feu. Une longue flamme serpentine monta et lécha
le chaudron jusqu’au bord, puis se recroquevilla. Les restes
carbonisés du papier se tordaient à sa base et retombaient
en poussière dans la braise. Je ne me souciais guère de son
geste, pas plus que de conserver la lettre. Je me sentais
calme à présent. Je n’aurai plus la tentation de la relire.
« Et voilà, Angéla, lui dis-je en lui montrant le feu.
Tu as vu la flamme? Où est-elle maintenant? C’est comme
l’amour. Il empoigne l’homme d’un seul coup et l’embrase
comme une torche, et après... »
Angéla le comprenait. L’éclat de son regard illumina
son âme.
— Tu veux dire que... qu’elle ne t’aime pas?
— Elle est fiancée, lui ai-je répondu.
— Et qu’est-ce que ça vient faire avec l’amour? Je ne
le suis pas, moi aussi?
Moment difficile. Mais qui ne dura que l’espace d’un clin
d’œil, car brusquement, Angéla s’élança vers sa barque,
la poussa, sauta dedans et prit le large en ramant de
toutes ses forces.

« C’est demain qu’arrive le bateau. Rien à décharger.


Je déchargerai seulement deux sacs de glands. C’est Sar-
gas, le marchand, qui les envoie à la tannerie, à Molyvos.
Ce sont les meilleurs glands. Et qu’est-ce que ça va me
rapporter? Tout juste de quoi boire un café! » dit Loucas le
soûlard, quand je le rencontrai du côté de la passe de
Sidousa.
Le lendemain, vers midi, le bateau siffla. Il se profilait
depuis le haut, depuis Lemnos, voguant droit vers le cap nord
de Nissiopi. Sa fumée montait toute droite, signe de beau
temps, et ses volutes maculaient l’azur éclatant du ciel.
142
« Voilà ses ouzo assurés pour une semaine », murmura
Thomas à propos de Loucas le soûlard.
— Il dit que ça n’en vaut pas la peine. Il prétend qu’il
travaille tout juste pour un café.
— Malheur à lui! Il est bien payé. Il ramasse des sous.
Seulement, il les cache. Il est endetté jusqu’au cou et il
ne veut pas qu’on sache qu’il gagne bien, le vieux pochard.
J’escaladai les rochers, jusqu’au sommet. De là, j’aper­
cevais Sigri juste en face, et je vis le bateau qui virait
comme à son habitude pour mouiller au port de pêche,
l’hélice en marche arrière. Je vis aussi la barque de Lou­
cas le soûlard qui l’accostait. Des badauds s’étaient ras­
semblés sur la jetée et s’amusaient du spectacle.
Le bateau apportait la vie. Rompait la pesante mono­
tonie. Et son coup de sifflet peuplait le monde de messages.
Les plus vieux, en regardant sa coque noire, se remémoraient
de vieilles histoires de mer. Ils parlaient de leurs voyages
passés, du temps jadis où ils faisaient partie d’un équi­
page sur des courriers ou des cargos, ils racontaient la
vie des pays étrangers, avec les gens curieux et bariolés
qui emplissaient les grands ports océaniques.
Souvent, je me mêlais à ces marins aux yeux d’azur
limpide où des océans se profilaient jusqu’aux limites les
plus reculées de la terre. Avec leurs rides innombrables qui
rayaient la peau crevassée de leurs trognes, comme autant
de sillons creusés par les navires qui les avaient emmenés.
J’écoutai les tribulations de ces gens, qu’ils savaient faire
revivre avec des mots simples, innocents. Je ressentais ce
besoin d’innocence au plus profond de moi, je m’en empa­
rais pour le garder en moi et mon âme alors s’agenouillait
pour faire sa prière. Après, je ne trouvais plus de mots
pour dire la mienne. « La vraie prière, me disais-je, est
celle qui n’est pas falsifiée par les élucubrations de l’es­
prit. » Et qu’étaient donc les mots si ce n’est de pures
inventions de l’esprit, un voile dissimulant la vraie pensée,
amenant l’homme à se tromper lui-même?
Quand le bateau siffla pour reprendre sa route, vers
Molyvos, son sifflement réveilla en moi tout ce monde
143
des marins, monde que je n’avais pas vécu, mais que je
transportais en moi, enclos, comme la part la plus authen­
tique de ma vie.
Loucas le soûlard prétendait que ce bateau-là s’empa­
rait de son âme, l’entraînait jusqu’aux confins du monde,
le faisait voyager dans des villes et des ports exotiques. Il au­
rait tant voulu le connaître, ce monde. Loucas le soûlard!
— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas à Scala, mon vieux?
Là-bas, c’est bien ton pays?
C’est ainsi que lui parlait Thomas. Un peu plus tard, il
me cracha le morceau:
« Il a honte. C’est pour ça qu’il n’y va pas. Il a fait de
la contrebande. Et ils l’ont condamné à la forteresse. Sept
ans dedans, qu’il est resté. Alors, il n’y met plus les pieds,
là-bas, il a honte. »
Scala de Sykamia se trouvait à quelques milles de Moly­
vos, vers l’est.
« La contrebande, c’était du bon travail, dit un jour
Loucas le soûlard. Et Thomas tripatouille là-dedans, encore
maintenant. Questionne-le donc sur le tabac qu’il fume,
le papier qu’il roule. Tu t’imagines qu’il va vendre ses
pieuvres quand il rencontre le caïque, au cap? Mais il a
toujours eu de la veine. Impossible de le pincer. L’an
dernier, ils l’ont interrogé. Il s’est défilé comme une
anguille. Et puis, ils en ont eu pitié. Tu comprends, un
vieux bonhomme... »
« Mais tu ne dis pas la vérité. Loucas! Ça te rapporte
plus que de quoi boire un café, chaque fois que le cour­
rier aborde », dis-je pour détourner la conversation.
— Ça, c’est encore la langue du vieux qui a fait son
boulot. Il n’y a que quand ils chargent le minerai, qu’il
y a du bon travail. Mais qu’est-ce que je peux tirer de
deux chargements? J’ai tout juste le temps de les faire
jusqu’à ce que le bateau se remette en route. Il ne coupe
même pas sa vapeur. On dit que bientôt il restera à quai
plus longtemps. Pour s’ancrer. T’as déjà vu ça, toi, un
bateau qui ne s’ancre pas dans le port? Et en hiver, par
grosse mer, faut me voir quand l’eau gèle sur moi...
144
XIII

Ici, tout se passe sans hâte. Pourtant, chaque fois que


le soleil apparaît derrière les monts de l’Ordymnos à la
pointe de l’aube et jette l’ancre en mer, au crépuscule, j’ai
l’impression de vivre cela pour la première fois comme
un spectacle toujours nouveau. Les mêmes événements
tournaient en moi comme un cercle, signe que ma vie
avait, en elle, un centre que je cherchais à découvrir...
mais je ne trouvais rien d’autre qu’une contrée vide qui
semblait ne rien attendre. Des pensées singulières sur­
gissent en moi et je m’étonne de penser à Élisa. Je blas­
phème horriblement, parce que tout cela se fait contre
mon gré. Je me rends bien compte que cela arrive sans
que j’y pense. Je rage qu’elle m’ait envoyé cette lettre.
Et je rage de l’avoir laissée s’anéantir dans les flammes.
« M. Tsouma est absent, dit-elle. Et il sera absent pour
un mois. » Écoutez-moi ça! Il fallait donc absolument que
je le sache! Qu’elle aille donc faire l’amour avec lui, à la
fin! Qu’elle aille avec les chasseurs de dot! Qu’est-ce que
tout cela a de commun avec ma vie? Ici, il y a la mer,
tout autour. Quelle merveille que toute cette eau alentour!
Aucune serrure ne pourrait me protéger plus sûrement de
la bêtise des oisifs!
Ce matin, l’envie me prit de faire un tour au large, avec
ma barque. Le hasard fit passer Thomas justement par
ici.
145
« Je viens avec toi? » dit-il. Je fais semblant de n’avoir
pas entendu. Je le vois observer le ciel et hocher la tête.
De fins nuages dévalent le flanc de l’Ordymnos et accourent
à toute vitesse dans notre direction. Je constate que c’est
le levant qui souffle; c’est un sale coup de sirocco qui vous
pousse vers le large. Thomas tente de me retenir.
— Tu ne connais pas le sirocco, mon jeune maître. Il
t’entraîne en pleine mer. Tu te bats avec les vagues. Pen­
dant des jours, au besoin.
— Et de quel côté peut-il m’entraîner?
Il étendit la main et me montra la masse illimitée de
l’eau qui se confondait à la lisière du ciel.
— Il t’entraînera au large, il te fera dévier très loin,
peut-être bien du côté de Limnos, ou vers le cap Baba,
s’il y a du ressac...
— Du ressac au large?
— Ça arrive quand les mers se battent, quand l’une
veut passer par-dessus l’autre. Il y a des bateaux de pêche
entiers et des caïques qui se sont perdus, des bateaux
solides, on ne peut pas dire. On en a retrouvé démantelés,
et d’autres qu’on n’a jamais retrouvés. D’autres qui se
sont écrasés sur les rochers de Turquie. Deux de mes
neveux se sont fracassés sur les îles Englesos et sur
Sarmosaki. Pour un peu, ils se seraient noyés. La mer
devient folle tout d’un coup quand ça lui prend, et on
ne sait plus comment naviguer, pas plus à l’œil qu’à la bous­
sole...
J’étais plein d’entrain, pareil à un poulain, mon cœur
bondissait, mon cerveau s’imprégnait de tous ces rocs et
d’îles désertes dont le seul nom m’entraînait dans le sillage
des vagues et sur les plages solitaires, dans les anses, dans
les criques. J’imaginais les pêcheurs réfugiés sous le vent
en attendant la fin de la tempête. Je m’enflammais et me
disais que mes aventures avec la mer commençaient tout
juste à présent. Plus tard viendrait le temps où, comme
les marins de Sigri, je les raconterais à mon tour.
Je pris le large, avec les lignes de fond et les ap­
pâts, sans me soucier du temps qui se couvrait au sud. Le
146
vent frais annonçait la tempête, mais je n’y pris pas
garde.
Pour l’instant, la mer était calme. Les rames la décou­
paient en tranches et la barque la fendait comme une
cuillère en bois dans du yaourt. Le soleil cuisait. Je me
trouvai au large, à un mille et demi environ. Au-dessus
du banc de brèmes. Je le savais. Avant de commencer,
j’ôtai mon short, plongeai en profondeur, pour me rafraî­
chir, me laissant entraîner par mon poids, fit deux fois le
tour de la barque, puis ressautai à l’intérieur. La brûlure
de ma peau s’atténua. Je me remis à ramer. Je voulais
prendre le banc à son extrémité, là où il commençait à
se former, puis remonter sous le vent en le titillant avec
ma ligne de fond, sur toute la longueur de son échine dor­
sale. Je sortis les lignes, les montai, préparai les appâts
salés. L’idée me vint de consolider les deux taquets de
l’écoute, à l’arrière et je me servis de la barre du gou­
vernail pour taper dessus. En jetant un coup d’œil alen­
tour, je fus ébloui par l’embrasement des flots étincelants
sous les gerbes ardentes du soleil. Au milieu de cet éblouis­
sement, je vis un petit signe noir, semblable à une tache
sur l’eau. Je crus que c’était un jeu de la lumière. Pour­
tant, le signe était bien là et n’avait rien d’un jeu. Il
bougeait. J’entendis un bruissement d’eau. Angéla nageait
à environ cinquante brasses de ma barque, la tête tournée
comme si elle cherchait à voir quelque chose à la surface
des flots. Elle avait sûrement remarqué mon embarcation.
Impossible autrement. Pourtant elle ne détourna pas la
tête, cherchant toujours, détendant les bras, nageant len­
tement en se déplaçant selon une certaine ligne, de façon
à ne pas perdre de vue un point sur lequel était fixée
toute son attention. Je l’appelai à grands cris. Elle me
tourna le dos et s’éloigna. Je criai pour la mettre en garde
contre l’ouragan, alors qu’elle était éloignée de plus d’un
mille et demi de la côte. Je l’invitai à me rejoindre. A
monter dans ma barque. Elle tourna tout d’un coup la
tête de mon côté, fit gargouiller l’eau dans sa bouche et
cria de sa voix rauque que la tempête ne pouvait rien
147
contre elle, qu’elle n’en avait pas peur, que je ne m’occupe
pas d’elle.
Elle s’éloigna, lentement, à la même cadence, essayant
de tracer un large cercle autour de l’endroit qu’elle avait
repéré. Je fis mine de m’approcher en ramant. Elle poussa
des cris de colère.
— N’approche pas!
J’hésitai une seconde, mais le diable savait combien
j’étais décidé à élucider ce mystère qui me torturait la
cervelle.
« Retire-toi! Va-t’en d’ici», m’ordonna-t-elle d’une voix
brutale.
Dans ses yeux brilla soudain un éclat de colère. Elle
sauta hors de l’eau, très haut, le soleil resplendit sur le
satin de ses seins bruns tandis qu’elle me chassait, de la
main.
Je plongeai les rames dans l’eau et freinai. La barque
s’immobilisa. Je regardais la tête d’Angela qui s’éloignait,
le rythme de ses bras et son corps nu qui glissait sur la dalle
des flots. « Elle peut, me dis-je, nager ainsi jusqu’à ce que
je la perde de vue. Qu’est-ce qui a bien pu lui prendre? »
Ce qu’elle m’avait dit n’avait aucun sens. Elle était complè­
tement obnubilée par son imagination qui lui dressait des
pièges, et elle croyait, en vraie bécasse, que faute d’obéir
à ce que lui dictait son délire, sa vie irait à la dérive.
A cet instant précis, l’eau fut agitée d’un grand remous,
tout près d’elle, à une dizaine de brasses. La mer bouil­
lonnait comme fouettée par quelque chose, dans le fond.
De petites vagues se creusèrent et blanchirent. Suivies
d’un calme de courte durée. Car d’un seul coup, l’eau se
troubla à nouveau, la mer s’ouvrit et un dauphin noir,
énorme, un vrai géant, surgit et replongea. Il devait bien
peser cent cinquante ocques. Je maintins les rames, mon
œil rivé là-bas. Angéla bondissait dans le sillage où mous­
sait l’écume du poisson. Comme si elle le prenait en chasse.
Elle tomba en plein dans son sillon, plongea et disparut.
Je sens ma raison se troubler. Mais voici qu’Angéla affleure
un peu plus loin, la tête baissée comme si elle cherche à
148
transpercer du regard la masse de l’eau. Tout près d’elle,
l’énorme cétacé bondit et tourne avant de disparaître.
Angéla plonge à son tour. La mer se hérisse. Ma peau se
hérisse aussi. De l’écume se forme encore. Le dauphin
semble tranquille, sans chercher à s’enfuir, comme s’il
s’agissait d’un jeu, un jeu d’échine et de coups de queue.
Le dauphin s’incline sur le côté, montre son ventre blanc,
tourne autour de la femme, fait un saut d’une brasse et
demie! Retombe près d’elle, l’enveloppe dans ses remous.
Tout s’enchevêtre au milieu de l’écume et des vagues, et
on ne distingue plus rien, ni bras, ni ailerons, ni femme,
ni cétacé... Ils se mêlent l’un à l’autre comme s’ils vou­
laient s’unir. Je me mords les lèvres et crache une salive
ensanglantée. Un nœud sauvage me noue les entrailles. Je
n’arrive pas à me représenter ce qui se passe au fond en
ce moment. Voici la tête sombre d’Angéla qui reparaît.
Le dauphin, lui aussi, émerge plein d’ardeur et de fougue.
Il nage vigoureusement, plonge juste sous elle. Elle pousse
des cris de joie et de terreur mêlées, d’une voix de petite
fille qui jouirait d’un rapt inattendu. Elle plonge, s’élan­
çant droit vers le fond, voûtant l’échine et tournant comme
une roue, dévoilant en un éclair le dos, les fesses, les
cuisses, le bout des pieds.
Je m’étends sur la proue, pour mieux voir, bute sur
une caisse enfilée sous le double fond et la renverse. Un
tas de clous, sans doute oubliés là par l’ouvrier qui a
réparé ma barque, se répandent à terre. L’un d’eux m’a
transpercé le pied d’où le sang coule à flots. Mais je ne
l’ai remarqué que plus tard. Pour l’heure mon esprit en
ébullition m’empêche de rien sentir.
J’ai attrapé les avirons et rame pour atteindre l’endroit
où la femme et le cétacé se sont enfoncés, aspirés par
l’abysse. Je me serais sûrement jeté à la mer, pour protéger
la femme, mais je réfléchis à la force de l’adversaire et à
son avantage sur moi dans l’eau.
La tête d’Angéla émergea de nouveau. Elle poussa un
cri sauvage, angoissé, pareil au bruit des vagues.
— Va-t’en! Il va t’attaquer! Va-t’en, je te dis!
149
Je ne me souviens plus bien de ce qui arriva car tout
se passa en un clin d’œil. J’eus tout juste le temps d’aper­
cevoir un dos noir, aussi large que celui d’un buffle, fon­
çant en flèche sur la barque. Sous le coup porté à la quille,
elle se mit à tanguer follement, et avant même d’avoir
pu me cramponner à quelque chose, je fus projeté brutale­
ment dans le fond. La rame de droite arrachée de son
attache sauta dans l’eau, sans que j’aie le temps de la rete­
nir. Le dauphin était de nouveau là, à dix brasses. Il se
précipita sur la rame, l’enfonça dans l’eau, puis, avec de
violents coups de queue, la fit voler en l’air, d’où elle
retomba verticalement dans la mer. Elle resurgit plus
loin et flotta. Le dauphin ne l’abandonna pas. Il jouait
avec elle comme avec un fétu de paille. Puis, tout se
calma.
« Va-t’en! je t’ai dit de t’en aller! Ça va mal aller! »
entendis-je Angéla me crier à nouveau.
Elle donna un coup de pied dans la rame pour la pous­
ser vers moi. Je la tirai, la passai dans le cabillot et m’éloi­
gnai.
« Vite! Va vite pour qu’il ne t’attaque pas encore! »
cria Angéla.
J’étais déjà loin, rongé de honte pour l’affront que
j’avais subi. Il me vint à la bouche un goût saumâtre,
tant je m’étais mordu les lèvres. Mon sang bouillait, une
colère rentrée me nouait la gorge. Une haine féroce, jus­
qu’alors inconnue, dominait mon cœur. Rien ne pourrait
effacer mon humiliation devant cette femme que le dauphin
avait défendue courageusement, en une lutte ouverte,
tel un lion protégeant sa femelle contre un léopard en
chaleur.
Mais maintenant, je me dis: « A quoi bon fuir? Pour­
quoi ne pas y retourner? Pourquoi ne pas empoigner le
harpon et le ficher dans la chair du cétacé, le sentir s’en­
foncer, trancher, déchirer, déchiqueter, l’y planter, l’y
replanter, le mettre en pièces sous mes coups violents? »
C’est cela que je voulais de tout mon cœur!
La douleur de mon pied se réveille. Je pense au clou.
150
La blessure se trouve juste au talon et le sang s’est répandu
sur la toile de jute dans le fond de la barque. Je lave mon
pied dans la mer. Le comprime très fort. L’enroule dans
mon mouchoir. Tout ce sang m’enflamme de nouveau. Je
me dis: « Il y a du sang dans cette affaire. De la haine.
Une revanche que je dois prendre. »
Thomas était sur le rivage et frottait deux pieuvres.
J’enfilai mon short.
— T’as bien fait de m’écouter. Avant ce soir, on aura
le sirocco. Le soleil est sombre. Un signe certain, mon
jeune maître.
J’avais envie de partir. Pourtant je restai là.
« Angéla n’est donc pas là? » demandai-je, pour faire
croire que je ne le savais pas.
Thomas eut Un geste indifférent, bien que la malice
étincelât au fond du bleu de ses prunelles.
— Ne t’inquiète pas d’elle. Tu peux la trouver en mer,
si tu veux. Sûrement qu’elle la parcourt dans tous les
sens. Ne t’en fais pas pour elle...
— Sa barque est là..., fis-je comme si j’en doutais.
— La barque n’a rien à voir là-dedans! Angéla n’a pas
besoin de barque. Elle connaît les vagues. Elle les com­
mande. T’as déjà vu quelqu’un, toi, qui connaît les vagues
une à une? Eh bien! elle, elle les connaît et elle les mène
comme un berger ses moutons.
— Et si elle est surprise par la tempête?
— Ça ne serait pas la première fois. Elle ne craint pas
les vagues, elle leur résiste même si elles ont deux brasses
de haut, de quoi faire couler un cotre! Laisse-la! C’est une
fille de l’eau, un vrai dauphin!
Ses paroles m’excitèrent.
« Oui! Oui! continua Thomas. Elle dit qu’elle tient
compagnie aux dauphins. Qu’elle les commande et qu’elle
en fait ce qu’elle veut. T’en fais pas! C’est paroles en l’air!
Laisse-la y croire. T’as vu sa colère quand je lui ai dit
qu’il y avait une déchirure de dauphin dans le filet? T’as
vu comme elle les défendait et comme elle a accusé les
rochers? Eh bien! ce trou, il a été fait par un dauphin, et
151
je dis que c’était le solitaire, le moine, celui qui tournaille
autour d’ici. Il a sa façon à lui de déchirer les filets. Il
ne les déchire pas pour passer. Mais il les attrape par un
bout et il en déchire une lanière sur toute la longueur,
comme avec un rasoir. Une vraie saloperie! Qu’on les
mette à cent drachmes la tête et il ne s’en tirera pas.
Rappelle-toi de ça. Mais ne me dis pas que t’as vu quelqu’un
de plus fort qu’elle pour les choses de la mer. C’est son
destin depuis le berceau, il faut que tu le comprennes. Et
puis, elle a la marque. »
Ses paroles ne faisaient qu’accroître mon trouble. J’au­
rais voulu le questionner, mais je craignais de l’interrompre,
me doutant qu’il allait de lui-même me dire et résoudre
d’un coup le mystère que tissait autour de moi l’histoire
d’Angéla.
— Elle a appris, qu’elle dit, à causer avec les dauphins.
Elle les appelle par leurs noms. Son esprit est attiré ailleurs.
Quand elle entend le vent, elle dresse l’oreille et dit que
c’est la voix de sa mère. Je ne la contredis pas. Je n’ose
pas. Une femme n’écoute jamais rien, même quand elle a
l’air de baisser la tête. Pas beaucoup de cervelle. Pas beau­
coup, mais maligne. Et son cœur est comme la mer, qui
n’a pas un grand cœur comme les femmes. Tu peux le
comprendre par son amour pour la mer. En dehors d’elle,
rien ne compte. C’est pour ça qu’avec elle, il n’y a pas de
pardon si tu deviens son ennemi et si elle se met dans la
tête de se venger. Alors, il faut bien se méfier de son amour
et de sa rancune. Qu’on prenne du plaisir avec elle, c’est
tout, pour qu’elle vous fasse des gosses. Mais contre la
mer, tu ne peux pas te rebiffer.
Il toussa, la fumée le fit suffoquer. Puis il fixa le large,
fermant à demi les yeux. Une rumeur arrivait claire­
ment de là-bas. Les roseaux bruirent, sentant venir le
vent.
« Elle va en avoir de la peine pour sortir », dit-il alors.
— Tu as dit qu’elle était marquée. De quel signe
parles-tu?
J’attendais.
152
- C’est vrai. Je le sais bien, puisque je l’ai tenue quand
elle est née. Son mari le verra aussi quand il lui ôtera
la chemise. Maintenant, tu comprends, c’est pas le
moment d’en parler. C’est un mystère. Un jour, tu l’appren­
dras peut-être. Te fais pas de soucis, mon jeune maître.
Les affaires de Dieu, plus tu les grattes et plus tu t’y
embrouilles.

153
XIV

L’idée d’avoir été humilié par un dauphin qui nous a


séparés m’est proprement insupportable. D’autant qu’à
présent, il me faut sérieusement compter avec lui. J’ai
perdu ma tranquillité et parfois je sursaute sur mon lit
de camp, j’allume ma pipe et reste éveillé jusqu’à l’aube.
Ce matin-là, mon premier mouvement fut d’aller chercher
le harpon dans la barque. Depuis le temps, ses dents se sont
rouillées. Mais elles sont solides. Le seul ennui, c’est qu’elles
sont émoussées. J’ai une lime parmi mes outils. Je lime les
trois dents pendant des heures, jusqu’à ce qu’elles paraissent
aussi tranchantes que les serres d’un aigle. Je les essaie
sur mon doigt. J’appuie un peu plus fort. La douleur aug­
mente. Je saigne presque. Je replace le harpon sous le
double fond de la proue. En me disant qu’il peut faire
du bon travail pour qui sait le manier. Mon fusil est posé
au coin du mur dans ma cabane. Avec des cartouches de
plomb n° 11. Très fin. Mais je peux trouver autre chose.
Je sais que la plage est parsemée de morceaux de plomb,
des rebuts dont Thomas se sert pour plomber ses filets.
J’en ramasse quelques-uns, je les martèle, les arrondis.
De gros morceaux. De vraies balles. J’ai vidé la grenaille
de quelques cartouches. J’y ai introduit les balles de plomb.
Rangé mon fusil dans la barque. Fait cela presque machi­
nalement, sans même savoir comment l’envie m’en prit.
La fumée de ma pipe me troublait la cervelle.
Je sais qu’avec les jours qui passent, je change de peau.
Je me vêts de la rude dépouille de l’homme primitif, et
j’ai l’impression, ainsi, de mieux me connaître moi-même.
Redevenir sauvage a pour effet de me calmer.
154
La mer m’encercle et me garde dans ma solitude. J’en­
tends seulement les voix de la tempête déchaînée. J’observe
les mouettes qui nichent dans les creux, j’écoute le tonnerre
des flots qui se fracassent sur les rochers, s’y brisent, et le
chuintement des eaux qui refluent en écumant.
J’ai honte de penser qu’un dauphin est entré dans ma
vie au point de commencer à l’embrouiller. Je me surprends
à ruminer des pensées farouches, pleines de haine. Je
hais un dauphin. Je le dis tout bas en moi-même. Très
bas. Mais c’est comme une voix qui résonne et remplit le
vide de ma vie. Le pire, c’est que ma force ne m’a servi à
rien. Avec un homme, je sais comment m’y prendre et,
grâce à Dieu, je sais me servir de mes bras. Mais com­
ment lutter contre un dauphin? A quoi me serviraient
mes bras? D’un seul coup de queue, il peut me mettre en
pièces. Une fois encore, j’essaie les pointes du harpon.
Me remets à les affûter.
La nuit les grandes vagues écumantes reviennent dans
mes rêves, les gigantesques poissons qui fendent l’eau et
une fille qui glisse parmi eux, emplit la mer de ses désirs
de femme et parfume l’écume de l’odeur de ses seins...
Loucas le soûlard échoue sa barque pourrie en eau basse.
« Je t’ai apporté des alevins de langouste », dit-il en
décrochant du bordage un panier d’où dégoutte l’eau de
mer.
Les petits crustacés étaient recouverts d’algues. Pêle-
mêle, ils remuaient leurs pattes fines, leurs pinces, leurs
queues et crissaient dans leur hâte de s’échapper, de cher­
cher et de retrouver la mer.
Midi approchait et je sautai dans ma barque avec le
panier d’alevins. Comme je dépliais la voile, j’aperçus
Angéla, debout devant leur masure, qui me regardait.
Je lui fis signe de la main. Elle ne répondit pas. Je mis
le cap sur le large, tout droit, ponant dans la grande voile.
Mais le vent de terre tomba et la voile se mit à pendre.
Je la ramenai lestement et empoignai les rames.
Je ramai en m’éloignant pendant plus d’une heure. Le
soleil luisant tapait comme du plomb fondu et me brû-
155
lait. Je plongeai. J’oubliai alors mes soucis. Je m’impré­
gnai de fraîcheur. Et me disais: « Je suis une algue qui
flotte. Je suis une vague qui s’est figée pour devenir ce
crétin mal bâti qui fait honte à la mer. Je sens monter des
profondeurs un courant, une rumeur qui m’entoure, m’en­
veloppe et me fait frissonner. Des doigts lisses effleurent
mon corps, comme les mains d’un spectre enfanté par
l’obscurité des grands fonds. L’arbre pétrifié revient à
ma mémoire. » J’imagine que le géant endormi se réveille,
qu’il étire ses membres de marbre pour se dégourdir du
sommeil des siècles. La silhouette marmoréenne aux bras
étendus doit se trouver juste en dessous de moi et m’envoie
ses messages à la surface. Je suis pris d’une panique affreuse.
Je me précipite vers la barque, empoigne le bordage et
saute à l’intérieur. Je me sens mieux. Je me penche et
regarde. Je prends le seau vitré pour mieux voir le fond.
Une traînée d’algues sombres, sans fin. Sans fin comme
la plaine infinie de la terre.
Mon œil essaie de voir plus bas. Il veut distinguer ce
qui se passe dans l’abîme. Oui, ce doit être ça. Cette masse
sombre. Elle occupe tout le fond, elle y étend ses membres,
comme pour y avoir plus d’assise. Ce doit être ça. Des
plantes marines y grimpent, enveloppent sa silhouette
pétrifiée. C’est donc ça... Sous ses aisselles, un enchevêtre­
ment d’énormes algues prolifère... Elles bougent très len­
tement sous la caresse des courants sous-marins. C’est
une chose énorme, gigantesque... Sa respiration minérale
envoie des bulles à la surface. Tout est désert, autour de
l’arbre. Et moi, je ne peux détacher mes yeux de ce mes­
sager pétrifié venu nous enseigner du fond des âges que
la vie humaine n’est qu’une miette infime du temps. Je
prends les rames au plus vite pour fuir cet endroit et à
mesure que je m’éloigne, mon âme cesse d’être oppressée,
mon esprit connaît à nouveau la paix. Je retrouve ma
force que l’arbre fabuleux avait aspirée au fond des eaux,
sans même que je m’en aperçoive. Maintenant, j’en suis à
plus d’un mille.
Je décide de jeter mes lignes. Je dois me trouver juste
156
au-dessus du récif qui est un endroit à gibier. C’est Thomas
qui me l’a indiqué. D’ailleurs, rien qu’à voir la surface,
on peut en être sûr. Je choisis une petite langoustine bien
charnue. J’enfile le bout de l’hameçon le long de l’échine
et l’animal recroquevilla toutes ses pattes sous son ventre
comme s’il agonisait. Je jetai la ligne et l’attente commença,
ankylosant mes membres. Le fil ténu descend tout droit,
comme gobé par la mer, tandis que la surface frémit et
vibre sous les échos des vents marins des profondeurs.
Je veux parler avec la mer. Lui parler de cette eau
sans fin, peuplée d’êtres inouïs. Ma barque dépasse tour à
tour des précipices et des hauts-fonds... Tout un univers
recouvert par l’eau, parfois agité par la fureur de la tem­
pête, parfois tranquille dans la douceur de la mer étale...
Je veux plonger jusqu’au fond de ce monde, m’enfouir
dans le sein de cet élément bien-aimé qui frémit sous la
peau de la surface. Une petite vibration du fil inter­
rompt ma méditation. Une vibration infime, hésitante.
Une dorade, sûrement, qui a voulu goûter à l’appât, au
bout de l’hameçon.
Le petit crustacé est vivant, tout en bas. Ses yeux exa­
minent avec ruse tout ce qui l’entoure. Il est aux aguets.
Il regarde le lent mouvement des algues. Une petite cre­
vette s’approche de lui. Elle le contemple. « Comme c’est
étrange! se dit-elle. Pourquoi cette autre crevette, ma
sœur, reste-t-elle suspendue et engourdie, avec cette large
ligne noire qui sort de son corps et s’évanouit dans le bleu
des hauteurs? » La crevette s’esquive, agite sa croupe et
glisse, vive comme l’éclair. La petite langoustine comprend
qu’elle a eu peur de la sargue minuscule qui feint de dor­
mir dans les fucus en frottant sur eux ses écailles. Brusque­
ment, elle fond sur la crevette. Mais l’autre, plus futée,
connaît toutes les cachettes du coin et s’est faufilée sous
un petit caillou, repéré en cas de danger. La sargue bat
de la queue, rapidement, tourne autour du caillou, puis
se glisse dans les coulées d’algues en se léchant les lèvres,
furieuse d’avoir été jouée par la crevette.
Tout cela, c’est le mince fil qui me le raconte, ce mince
157
fil qui me relie à la vie des profondeurs. Pourtant, je ne
vois rien, mais toutes ces visions passent devant mes yeux
tremblotantes commes les images dans la lanterne magique.
Une brise légère roule à la surface de l’eau, la raye comme
un vol d’hirondelles qui l’égratigneraient du bout de leurs
ailes. Un nouveau signal m’est transmis par le fil, et je
ferre, en soulevant ma ligne à une brasse au moins. Rien
encore. Sans doute la dorade qui est revenue, et qui a
essayé de tirer sur l’appât. De ses petits yeux ronds, la
langoustine doit examiner le poisson qui tourne autour
d’elle, en soupçonnant le piège qu’on lui tend. Peut-être
lui a-t-elle arraché une pince ou une patte. Curieux, ma
foi, qu’un si petit crustacé puisse rester ainsi immobile
au-dessus du fond, paralysé, sans chercher à se fourrer
dans un trou, à se cacher devant une telle dorade capable
d’en faire une bouchée! Cela étonne la dorade sans qu’elle
puisse se l’expliquer.
Je repense une fois encore aux troubles aventures de
ma vie. Il faut mettre un terme à cette histoire avec
Élisa! Les yeux d’Angéla lançaient des flammes pleines
de fureur. Je me souviens de la façon dont elle m’avait
jeté la lettre. Puis du papier pris dans le feu, pelure
noire carbonisée, recroquevillée sous les langues avides des
flammes. Je comprends qu’elle m’aime. Mais je dois tenir
compte de l’autre, du dauphin. Comment cette idée m’est-
elle encore revenue, cette idée qui me fait froid au cœur?
Avec lui, tant d’histoires peuvent arriver, et quand Loucas
le soûlard crache de dédain, son crachat symbolise
toute la sagesse de l’homme simple. Ce simple coin de
mer peut recevoir un secret, l’étouffer dans le creux des
coquillages et le faire connaître à la sargue dans sa cachette
d’algues, ou même à la mince crevette à l’affût sous le
petit caillou.
Mais voici qu’à cet instant, en bas, à l’extrémité du
fil, quelque chose remue faiblement. Un tohu-bohu suivi
d’une forte secousse. Je sens tout le poids du poisson qui
lutte pour se libérer de l’hameçon. Mais c’en est déjà fait
de lui. L’appât a fait du bon travail, mes doigts le sentent.
158
Je remonte la ligne qui continue à tressauter comme si
un cœur minuscule s’y était accroché, et qui palpite folle­
ment, maintenant que le ressort qui lui donnait la vie
s’est brisé. A la minute où l’homme se penche, tendu vers
ce qui va surgir à l’extrémité du fil, quelque chose se
crée en lui, quelque chose d’infini et de dense, une joie
qui éclate en moi. Le petit scélérat qui se dissimule sous
la peau de chaque être humain se réveille.
« Viens, petit poisson, dit le scélérat caché au fond de
moi. Viens... tout beau, tout beau... Ne gesticule pas ainsi.
Tu vas te déchirer les lèvres. A quoi bon puisque tu ne
pourras pas te défaire et que tu vas tomber sous peu entre
mes mains? Tu verras avec quel art je retirerai l’hame­
çon... Je comprends que tu souffres, mais si tu savais la
joie que me donne ta douleur, tu saisirais combien de
choses en ce monde arrivent par des voies surprenantes.
Tu comprendrais aussi, mon âme, que la vie est semée
d’appâts sous l’artifice du bonheur cachant la vraie souf­
france. Et fais attention de ne pas m’abîmer la petite lan­
goustine... Je lui ai donné ma parole que tu ne lui ferais
aucun mal. Je ferais piètre figure devant la surprise de
ses petits yeux ronds. Je ne l’ai pas mise là pour te jouer
un tour mais pour te tenir compagnie pendant la remontée...
Ne l’effraye pas avec tes soubresauts. Ah! bravo... c’est
bien... doucement... tranquillement... »
Je me penche. Au fond brille une étincelle qui grandit,
devient une feuille argentée glissant à droite, à gauche.
Je tire sans à-coup pour diminuer la tension du fil afin
de ne pas perdre le poisson dans une détente ultime de
tout le corps. Je crois m’être bien débrouillé. Le pois­
son fait une dernière tentative en arrivant à la surface,
dans l’écume. Je le soulève. Le voilà tel que l’a créé l’élé­
ment marin, frais, tout frais, à ce moment précis où je
le prends, où son frétillement fait tressauter ma main. Il
doit peser dans les huit cents drames. Thomas aussi, quand
il parle de poissons, les définit par leur poids, en drames.
Il m’a parlé d’un rouget de trois cents drames qu’il a pris
dans son filet il y a longtemps de cela. Mais pas ici. Du
159
côté de Thermi, dans la mer de Mistégna. Cette dorade
est un morceau de roi. A l’instant où je la décrochai, sa
vessie émit un sifflement comme si elle rotait de l’eau, La
langoustine est vivante. C’est vraiment un petit crustacé
héroïque. Mais la moitié d’une pince est tranchée et elle
est amputée de deux ou trois pattes.
Je redescends la ligne, la fixe au cabillot. Et je l’oublie.
Elle peut bien pêcher toute seule.
Le soleil est suspendu très haut et darde sur ma peau
des aiguilles de feu. Je brûle comme une tôle surchauffée
et me jette à l’eau pour éteindre la flamme qui m’embrase.
Je suis seul en pleine mer, pas entièrement seul. A trois
brasses de moi, flotte la barque. Je m’imprègne et me
délecte de cette eau qui m’adoucit de sa fraîcheur. Elle
se faufile en moi, partout, me palpe, et moi, j’étends non­
chalamment mes membres sans pouvoir m’enfoncer, car
je sens l’eau me soulever, me porter comme un léger
roseau.
Auprès de moi flotte la silhouette d’Angéla. Impossible
d’être au large sans sentir le sillage de son corps dans
l’eau. J’étends les jambes, puis les serre comme si j’y
enfermais les hanches de la femme... Je goûte l’amertume
saumâtre de l’eau qui m’adoucit jusqu’à la moelle, comme
si la femme elle-même s’était fondue dans la mer et ruisse­
lait sur moi.
Je sursaute soudain. J’ai entendu le sourd bruit d’une
lourde bulle qui crève, le sifflement d’un souffle. Je retourne
à la barque, j’enjambe le bordage. J’empoigne le harpon.
Je le serre avec rage. Un long sillage déchire l’eau comme
un éclair, révélant sous son écume la nage d’un corps
robuste. J’ai juste le temps d’entrevoir une ombre noire
filant sous la carène de la barque. Le dauphin. J’attends,
tout mon corps hérissé. Mon cœur bat à faire éclater sa
cage.
J’étais sûr qu’il avait reconnu ma barque et avait voulu
me faire peur. Sinon, il serait revenu. Il valait mieux que
je me serve du fusil. Je relève les chiens. A cent cinquante
brasses de là, le cétacé bondit, le corps entier hors de
160
l’eau. J’ai pu admirer sa masse et sa vigueur. Sa vitesse,
aussi. C’était bien le dauphin d’Angéla. Je le reconnais­
sais. Jamais encore je n’ai vu un dauphin agir comme le
fait celui-ci à cette heure. Et ces derniers jours il était à
la recherche d’Angéla, c’est évident. Il fouillait avide­
ment la mer. Quand son échine émergea de nouveau, je
le mis en joue et tirai. L’écho se répercuta au loin, se
déchira sur la plaine infinie de l’eau, s’étouffa. Je sais que
je l’ai raté. Le cétacé réapparut, plus loin. Avec toujours
ce bruit de bulle crevant dans l’eau et on entendait l’explo­
sion de l’air dans les roseaux, tel le son d’une bou­
teille à goulot étroit dont on fait sauter le bouchon. Son
flanc brilla au soleil comme du zinc. Tel un cheval
dont le cavalier chasse le cerf, il jouait avec l’eau, proje­
tait l’écume en l’air et ruait. Sa force et sa grâce, sa fougue
et sa rapidité n’entamèrent pas ma résolution. Je le chas­
serai. Je le traquerai par tout l’océan, nuit et jour. Je
l’aurai bien un jour ou l’autre. J’avais mon harpon. Mon
fusil. Au besoin, je me jetterai dans la mer avec mon
couteau et je lutterai avec lui pour le frapper. La viri­
lité déborde de mon corps tandis que je me redresse
tout nu face au soleil et que mon ombre déployée recouvre
toute la barque. Je flaire l’odeur de la femme mêlée à celle
de la mer. Des gouttes de sueur ruissellent de mon corps
et mes aisselles sentent le sel. Je remonte la ligne et je ne
trouve plus qu’un petit bout de la carapace du crustacé.
Je le prends. Il est diaphane comme une rognure d’ongle.
Je trempe mes doigts dans l’eau, la petite plaque se
décolle et tombe doucement vers le fond. Elle retourne
d’où elle est venue. Les autres petits crustacés sont dans le
panier. Crevés, pour la plupart. Quelques-uns bougent
encore lentement leurs fines pattes. Ils vont mourir. Je
les jette à la mer. Leur masse s’éparpille et s’enfonce.
Je les regarde jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Comme des
lignes ténues qui s’évanouissent dans le sombre abîme. Ma
dorade s’est desséchée. A perdu sa brillance. Je la prends
dans ma main et je la sens pareille à un sac de plâtre durci,
ossifié. Elle est rouge. Mais ce n’est plus le rouge rayonnant
161
de la vie. On la dirait peinte en rouge. Je la rejette à la mer.
Mon cœur est lourd.
Jamais je n’avais vu une pareille chaleur. Ma peau est
sèche. Je remplis le petit seau, je m’arrose d’eau. Curieux,
je n’ai plus envie de plonger. Voici la brise qui se lève et
parcourt à pas léger la surface de l’eau qui frissonne.
C’est la brise de terre. Puisse-t-elle souffler, cette brise et
apporter sa fraîcheur! Je rame et m’éloigne vers le large.
Pendant des heures, j’oublie le temps, et je m’aperçois
soudain que je suis au milieu de la mer, au large de Nis-
siopi. Le courant me pousse vers le sud en direction de
Kavalouros, en pleine mer, à deux milles de la côte peut-
être. Comme le temps change vite! Le nuage qui monte
derrière l’Ordymnos le laisse présager. Le vent se lève. La
surface de l’eau se lisse, s’assombrit. Au loin la mer se
gonfle. Les vagues accourent du large. De-ci de-là, je dis­
tingue déjà les moutons. Je vais pouvoir hisser la voile.
Je rentre les rames. M’allonge dans le fond de la barque.
Je ne vois que le ciel et les nuages. Je songe à la passion
qui tyrannise ma chair.
Angéla et Élisa se dressent toutes deux en moi. Il faut
en finir avec cette histoire. Je n’avais pas compris qu’elle
commence à présent, seulement. La barque se mit à tan­
guer au point de me faire rouler dans le fond. J’entendis
le clapotis des vagues qui arrivaient. Décidément, le temps
se gâtait vite. Je me souvins des paroles de Thomas, disant
que ce calme plat cachait une bourrasque. Je décide de
hisser la voile. Mais j’attends encore un peu. J’aime être
ballotté au gré du temps. M’abandonner au destin. C’est
lui qui décidera pour moi. Les vagues fondent sur moi.
Je revois en moi la même image; un des ailerons, la
silhouette d’Angéla qui plonge dans la mer. Le vent s’accrut.
La clarté du soleil se troubla peu à peu jusqu’à ce qu’une
ombre immense recouvre toute la mer. Le ciel se cou­
vrit de nuages. Qui descendaient et couraient. Des éclairs
jaillirent brusquement de l’Ordymnos. Je fourrai ma chemise
et ma culotte sous le double-fond de la proue pour
les protéger, en cas de pluie. Le vent se mit à mugir dans
162
le mât. Les vagues devenaient très fortes. Des masses d’eau
pesantes se précipitaient en piaffant comme des chevaux
emballés insensibles à la blessure du mors qui leur scie les
babines.
Fleuve bouillonnant dont les crêtes éclatent et rejail­
lissent orgueilleusement en gerbes de flèches en délire.
Hordes sauvages qui chassent et sont chassées et qui déferlent
en troupeaux toujours plus nombreux et arrivent hale­
tantes, image de mes nouveaux désirs se greffant sur le
vide laissé par les anciens. Les vagues courent, chacune
selon son chemin, affolées, sans savoir où elles vont,
comme moi. Chacune est solitaire. Solitaire au milieu de
leur foule comme l’homme au milieu de celle des autres.
Existe-t-il quelque chose de plus solitaire que les vagues?
Non, car rien ne vient à leur rencontre, si ce n’est la sourde
angoisse de leur isolement qui les empêche de s’unir, sauf
dans leur mort, à l’heure où elles se fracassent sur les
rocs, où leur cadavre transpercé s’émiette et reflue, englouti
par la vague suivante, assoiffée de vie elle aussi à l’instant
même où elle se dresse pour mourir de la même mort.
Comme les hommes. Leur force, c’est ce destin de solitude
qui les nourrit et les pousse à lutter, à chercher sans trêve
l’insaisissable compagnon qui court sans cesse devant elles
et qu’elles n’attraperont jamais. Dans toutes les mers, dans
tous les océans, il n’y a pas deux vagues qui se mêlent,
qui s’élancent vivantes l’une vers l’autre, qui se dressent
très haut pour confondre leur chair dans l’étreinte.
Ma barque est secouée violemment, et mon âme, comme
elle, s’élève très haut pour s’écrouler ensuite dans le gouffre,
escalader de nouveau le versant de la vague suivante qui
me pousse encore plus loin dans l’océan sans fin. Ne fai­
sant qu’un avec ma barque, comme un fragment, indisso­
lublement lié à elle, je deviens une simple poussière de
cette matière brutalisée. Je m’abandonne et me laisse
emporter par le courant puissant des éléments, j’étreins
le vent et je respire profondément en l’aspirant jusqu’au
fond de mes poumons gonflés comme des outres. Moulu
par les chocs, bousculé, fustigé par les ailes du vent qui
163
siffle autour de moi, mon cœur tressaille comme s’il se
sentait renaître, au milieu de cette lutte souveraine,
déchaînée, tyrannique qui ébranle de fond en comble la
mer, le ciel, ma barque et moi-même... Toutes ces choses
n’en font plus qu’une seule: impossible de distinguer qui
est vainqueur, qui est vaincu. Au milieu de ce charivari
effréné, je me mets à crier de toute la force de mes pou­
mons: «C’est moi le vainqueur! » A certains moments,
ma barque s’incline haut, dans un équilibre si fragile qu’il
s’en faudrait d’un rien pour se retrouver quille en l’air.
Alors, je sens la mort se délecter déjà du goût de ma
carcasse. Mais je tiens le coup, je me cramponne, je redresse
mon corps trempé par la sueur et la mer, colonne vacil­
lante mais qui ne veut pas se briser. Est-ce sa faute, si
ses assises la trahissent?
Je m’aperçois soudain que ce point blanc, là-bas, à
l’horizon, qui essaie d’émerger de la brume épaisse, ne
peut pas être de l’écume. Ni une mouette. Cette bour­
rasque qui tranche les vagues en deux de son glaive et pulvé­
rise l’écume comme une pluie a chassé tous les oiseaux de
mer. Ce doit être une embarcation, avec sa voile gonflée
jusqu’à la pointe du mât. Son allure est rapide. Sa couleur
blanche, dans le gris plombé du brouillard, se distingue
de mieux en mieux. Elle bondit très haut comme un fauve
qui franchirait d’épais buissons ou enjamberait un large
fossé pour se jeter de nouveau dans quelque tranchée
s’ouvrant soudain sous ses pas.
Quel fou a bien pu prendre la mer par ce temps, et tré­
pigne, harcelé, au-dessus des flammes de l’enfer? Debout
à la poupe, une fille, le gouvernail entre les jambes, me
fait signe de la main. Puis ne recevant pas de réponse,
elle enlève sa chemise et l’agite au-dessus de son corps nu.
Je pousse un cri. Il déchire le vent et s’élance comme une
flamme à travers le brouhaha de la tempête.
— Angéla...
Peu s’en fallut que ma barque ne sombre, abandonnée à
la folie démente de l’ouragan. J’ai dû hisser la voile pour
redresser l’embarcation. Je défis rapidement ses liens, tirai
164
énergiquement pour bien la tendre sur le mât. Des vagues
monstrueuses se précipitaient jusqu’en haut comme des
mâchoires ouvertes prêtes à m’engloutir. Une rafale de
vent faillit emporter la voile. Elle claqua et l’écoute — dont
j’avais enroulé l’extrémité à mon poignet pour mieux la
tendre — faillit m’entraîner par-dessus bord.
Je la tirai de nouveau, de toutes mes forces, me retenant
au cabillot, à genoux, tous les muscles tendus et réussis
à l’enrouler deux fois autour du taquet de tribord. La barque
tournoyait, sa carcasse grinçait et il s’en fallut d’un cheveu
qu’elle ne soit entraînée au fond par la masse gigantesque
qui se dressa soudain au-dessus de ma tête. Heureusement,
je larguai à temps et l’embarcation retrouva sa route en
s’équilibrant selon la force et la vitesse des vagues. J’allais
vite, et je voyais derrière moi la barque d’Angéla, la proue
droit sur moi. Sa barque était plus légère, donc plus souple.
Elle ressemblait à une jument en rut qui hennissait et se
cabrait folle de désir, sur les eaux. Elle filait beaucoup plus
vite que la mienne et finit par me rattraper.
Je vis Angéla empoigner son amarre, bondir à la proue
et me crier:
« Attrape l’amarre! » J’eus tout juste le temps de voir
qu’elle la faisait tourbillonner deux ou trois fois au-dessus
de sa tête. Je me dressai de mon mieux et j’attrapai le bout
au vol.
« Amène la voile », ordonna Angéla. En vitesse, je car-
guai la voile à moitié. Passai l’amarre dans l’anneau fixé
solidement à l’étrave, et bondissant en poupe empoignai
la barre. L’autre barque s’approchait par la bande à envi­
ron cinq brasses, toute carène dehors. Le corps nu d’An­
géla se dressait, tendu, bandé, portant tout son poids sur
l’un des bords pour compenser le grand gîte de la barque,
du côté du large. Son embarcation me dépassa, le câble
se tendit et elle se mit à me remorquer. Elle me tirait et
je n’avais plus besoin de tenir la barre. Angéla navigua
droit sur le cap Kavalouros dont le rocher se dessinait
au loin dans la brume, à un mille et demi au large.
Je la vis fixer l’écoute aux deux taquets pour maintenir
165
la barque sur un cap dont elle ne pourrait pas s’écarter,
puis se redresser, face à moi, sur la proue. Le vent flagel­
lait ses seins nus et emmêlait ses cheveux. Le temps que
je le réalise, elle s’était penchée en avant et d’un bond
avait plongé dans l’eau. Sa tête émerge sous l’amarre qui
reliait les deux embarcations, elle la fit glisser sous son
aisselle et arriva ainsi jusqu’à ma barque, saisit l’étrave,
enjamba le bordage et, légère comme une elfe, se retrouva
devant moi.
« Lâche l’écoute, ordonna-t-elle. C’est un vent de terre
de tous les diables, inutile de penser à rentrer. On mouil­
lera au Kavalouros », et elle me montra à travers la brume les
rocs sombres, comme un immense cétacé pétrifié.
— Dans trois quarts d’heure, on sera au pied du plus
haut rocher. Il y a là une grotte profonde. Nous serons à
l’abri du vent et on pourra y attendre la bonace. Un pareil
temps, ça ne dure pas. Il finit comme il a commencé, tout
d’un coup.
Elle était près de moi. Nourrie de la chair de la tempête,
grande, forte, nue, les muscles dessinés comme dans du
bronze, déesse devenue femme pour savourer la joie de la
vie. Elle restait debout, indifférente au tangage de la
barque, enracinée. Ses cheveux flottaient au vent comme
des algues.
« Ton père va te chercher », dis-je.
— Il sait que je suis partie te retrouver.
— Tu n’as pas répondu à mon signe quand j’ai pris le
large. Tu ne m’avais pas vu?
Elle ramassa le harpon. En examina les dents.
« Il vient d’être affûté... n’est-ce pas? » demanda-t-elle.
— Je l’affûte de temps en temps pour qu’il ne rouille pas.
— J’ai dit qu’il vient d’être affûté... un travail tout
récent. Comme si tu venais juste de le limer.
Sa prunelle s’enflamma tout à coup, se planta sur moi.
Elle essaya les pointes acérées.
« Tu ne sais pas frapper avec le harpon?...
— On ne sait jamais rien, dis-je. Mais on apprend tout. »
Elle le jeta à terre.
166
« Qu’est-ce que tu veux faire de ça? » dit-elle en dési­
gnant le fusil dont la crosse dépassait du double-fond à la
proue?
— Peut-être pour une mouette.
De nouveau, la flamme de son regard me brûla.
La barque bondit et je fus projeté à terre. Malgré le
tangage, Angéla, elle, restait droite comme une colonne,
bien en équilibre, immobile. Je me relevai avec peine.
« C’est un péché de tirer les oiseaux de mer », cria-t-elle
pour couvrir les clameurs du vent.
Je savais qu’elle avait deviné mes intentions réelles.
Elle me tendit le fusil.
— Je veux que tu tires en l’air, tout de suite, les deux
coups à la fois. Il n’y a aucun oiseau à effrayer. Tire!
Je la regardai, ébahi. C’était normal. « Perdre ainsi,
pensai-je, deux cartouches, dont j’aurais fait bien meilleur
usage! »
— Je veux que tu tires, sinon, c’est moi qui vais le
faire! Et ça n’aurait aucun sens de ma part. Eh! bien
tire! Je le répète, c’est moi qui le ferai.
Et elle était prête à le faire. Elle avait relevé les chiens.
Je pris le fusil. Visai en l’air. Deux petits coups de ton­
nerre résonnèrent étrangement dans le cataclysme. Comme
un rien effacé par la gigantesque clameur de la tourmente.
— Quand la mer explose, qu’elle devient féroce et que
l’eau tonne avec le vent, les coups de fusil n’ont l’air de
rien du tout, fit-elle. Ne t’imagine pas que tu pourrais faire
grand-chose avec le fusil. Il n’est pas capable de tuer une
mouette. Une trop petite cible, pour que tu la vises. Et,
pour l’autre, pas plus efficace. Celui-là, il est trop grand
pour que tu le tues!
Ses cheveux, fouettés par le vent, volaient tantôt sur
ses yeux, tantôt lui découvraient le front. Ses seins gonflés
de colère se dressaient comme deux gros poings armés de
broches rougies au feu, prêtes à fondre sur moi. Qu’ils
étaient chauds, pourtant, au creux de mes paumes! Et
doux et élastiques, comme pour adoucir leur apparente
dureté. Elle me repoussa.
167
— Nous sommes sous l’œil de Dieu. Lui seul nous voit,
Angéla.
— Même pas lui. Seulement au-dessous des vagues. Seu­
lement là.
Elle comprit que je n’étais pas d’accord. Elle posa un
pied sur le plat-bord.
« Barre tout droit vers là-bas, dit-elle en montrant le
grand roc de Kavalouros. Il y a une grotte. Je te l’ai dit.
Quand tu arriveras, entre dedans. Ne t’occupe pas de moi.
Je reviendrai avant la nuit. »
Avant même que je puisse la retenir, elle était déjà
dans l’eau, où une montagne de vagues l’enveloppa. Elle
réapparut un peu plus loin, pour se confondre bientôt
avec l’écume.
Je me sentais étrangement humilié. J’étais prisonnier
de cette fille toute-puissante dont les racines plongeaient
au fond de la mer comme les herbes marines et dont le
faîte luttait avec l’écume des flots. J’aurais voulu briser
ces liens solides qui m’entravaient mais que rien ne pou­
vait défaire. Je tirai sur l’amarre et amenai sa barque contre
la mienne. D’un bond, je sautai dedans et attrapai la barre.
Elle l’avait fixée solidement aux deux taquets et j’essayai
de la détacher. Cela me donna beaucoup de mal, car
elle connaissait tous les secrets des nœuds marins. De plus,
la mer les avait trempés et les rendait plus durs encore.
Je dus les trancher au couteau, comme le fit Alexandre le
Grand.
La barre une fois libérée, je me mis à gouverner dans
la direction choisie et louvoyai au milieu de ce typhon de
fin du monde. Je faisais des efforts pour la retrouver. Mais
plus le temps passait, plus le ciel s’assombrissait et je crai­
gnais de m’égarer. Je rebroussai chemin vers Kavalouros
pour y découvrir la grotte dans le coin abrité. Me serais-je
trompé, quand je crus, juste à cet instant, discerner au
loin le saut d’un poisson? Je ne pus rien voir car tout se
dissolvait dans la grande agitation de la tempête. Mais
c’était un saut de poisson, sans l’ombre d’un doute. Le
saut d’un dauphin et la sourde plainte de son souffle mêlé
168
au tumulte des flots. J’attrapai le fusil. Il était vide. Je
poussai un juron. Et me souvins qu’elle m’avait fait tirer
exprès.
Les oiseaux de mer tourbillonnaient dans la bourrasque
et le vent semblait vouloir les précipiter dans la mer.
Mais ils reprenaient de la hauteur, en poussant leur cri
strident et tournaient autour de ma voile. Ames solitaires
battues par la mer, ils luttaient contre les éléments, cou­
pant net leur élan en un simulacre de jeu pour reprendre
la lutte et tracer dans le ciel le vrai diagramme de la vie.
J’étais à un quart de mille du rocher de Kavalouros.
L’écume des brisants signalait les difficultés de la passe.
Je réussis pourtant à me faufiler à travers les récifs. J’étais
à l’abri du vent. Derrière moi, la mer roulait ses cataractes
en un violent ressac où les eaux s’écroulaient sans cesse
comme pour remplir un puits sans fond. Je découvris des
eaux basses tapissées de sable, juste à l’entrée de la grotte.
J’y amarrai les deux barques. Le battement des vagues,
sourd et creux comme l’éclatement de gigantesques bulles,
résonnait dans la grotte. Une couche d’algues épaisse
s’était amoncelée sur le sol. Des crabes qui avaient leurs
nids dans les petits trous se sauvèrent, effrayés.
Je grimpai sur la crête rocheuse. Le temps s’assombris­
sait. Le tulle humide de la brume traînait ses pans jusqu’à
la lisière des vagues et s’approchait, devancé par une odeur
de pluie. Il allait pleuvoir. L’eau tombait déjà à verse
au large. Un mur opaque liait entre eux le ciel de plomb
et la mer sombre. Des éclairs brillèrent. Le tonnerre éclata
dans un bruit de rochers dévalant sur des tôles. Tout
devenait noir, très vite, et Angéla n’arrivait pas. Il faut
que je refrène mon imagination, que je me mette à réflé­
chir calmement comme on doit toujours faire même en
face des plus invraisemblables situations. Donc, à cette
heure, dans la tempête et les vagues, Angéla joue avec
les dauphins. Aucun doute, elle savait qu’elle le rencon­
trerait. Lui, devait sans doute savoir reconnaître sa
barque, à moins qu’Angéla ne lui ait fait des signaux à mon
insu.
169
Je n’avais jamais ressenti semblable jalousie. Je le
confesse. Il y a des moments où l’humiliation ne compte
plus pour l’homme. Je devenais fou de rage de ne pas pou­
voir m’en sortir avec un tel rival. Et je frémis d’en être
réduit à considérer comme rival un dauphin. Le profond
mystère se déchire à mes yeux et je comprends clairement,
à présent, qu’Angéla est amoureuse d’un dauphin. En
toute lucidité, je devine leurs caresses quand l’animal
la frôle, je la vois saisir son aileron, l’enlacer des bras et
des jambes et jouir grâce à lui de la frénésie de leur amour.
Je vois, étroitement enlacés, les deux corps plonger, pal­
piter, déchirer l’eau et s’enfoncer comme si leur étreinte
ne devait jamais prendre fin. Et je me rends compte à
cette heure combien ma nature humaine est faible et
impuissante devant un tel amour. Je songe aux plombs
que Thomas change sur ses filets. Je choisirai les plus grands,
les plus gros... Oui! Cela ne peut plus durer. Ma décision
est ferme, inébranlable comme un roc. Inflexible comme le
mât de ma barque.
Les éclairs luisent sans arrêt. Les premières gouttes de
pluie picotent ma peau. Le vent est glacé. Pourtant je reste
là, l’œil rivé aux ténèbres jusqu’au moment où je ne dis­
tingue plus rien. Je redescends dans le coin abrité du vent et
m’enfonce dans la grotte. Je sursautai: le corps nu et frais
d’Angéla était là, étendu sur la couche d’algues. Presque sec.
— Comment as-tu fait pour revenir si vite? ai-je dit.
Et avant qu’elle me réponde: « Dis-moi. C’est lui qui t’a
ramenée ici? Je l’ai vu au large avant qu’il saute. Réponds-
moi, c’est bien lui qui t’a ramenée? »
Elle remua sur sa couche sèche et les algues craquèrent.
— Je nage vite. Tu ne le sais pas?
— Tu avais le vent contre toi et ça devait être difficile.
C’est lui qui t’a ramenée! Dis-moi la vérité. Tu t’es accro­
chée à son aileron.
Angéla se hérissa.
— Et même si c’était comme ça? Si c’était lui qui m’avait
ramenée?
Elle s’assit. Il faisait noir. Je ne la voyais pas. Seule,
170
l’odeur salée de son corps et de ses aisselles chatouillait
mes narines. Je posai la main sur son épaule. Puis sur
son dos. La ramenai sur l’épaule. Descendis vers la poi­
trine. Lourde, comme du bronze. Elle glissa sur le sable,
m’entraînant avec elle. Elle s’enfonça dans l’eau et se
donna à moi en poussant de petits cris haletants qui me
rappelèrent le sifflement du souffle du dauphin.
Elle me caressait le bras;
— Si seulement tu avais des nageoires... Si ta peau était
froide et glissante, si ton corps était comme une flèche
rapide...
Elle tremblait de tout son corps en prononçant ces mots
insensés, qui me rendaient fou de jalousie.
— De qui parles-tu, Angéla?... Je ne te comprends pas.
Pourquoi ne te débarrasses-tu pas de ces folies? Tu es
femme, Angéla. Que cherches-tu avec les dauphins, avec
les ailerons, les vagues, et toutes ces chimères...
— Je ne suis pas femme... je suis autre chose... si tu
pouvais savoir... si tu pouvais savoir ce qui se passe dans
la mer...
Elle se secoua en me rejetant avec force. Ce ne fut qu’en
sortant de l’eau, moi aussi, que je sentis la pluie serrée
qui cinglait la mer et la terre. L’eau tombait en cata­
ractes avec un bruit de tonnerre dans les ténèbres de la
nuit.
— Viens, me dit-elle. Elle me prit par la main, et nous
montâmes sur le rocher. Les verges de la pluie fustigeaient
notre nudité. Ses cheveux mouillés étaient plaqués tout
contre son visage. Le vent soufflait avec rage, s’achar­
nant sur nos deux corps, debout comme deux statues immo­
biles sous l’averse, et fouettées par les fleuves ruisselant
dans les fentes de la pierre. Sous cette eau inépuisable,
la femme se sentit devenir liane, plante grimpante. Elle
s’enroula autour de l’homme, poussée par l’appel de la
vie qui s’éveillait en elle. La matière vivante de l’uni­
vers se dilatait dans l’immense confusion de la tempête.
Innombrables sont les voluptés éparses sur toute l’étendue
de la création, qui soupirent dans le bruit de la pluie,
171
l’écume de la mer, dans notre souffle expirant. Ainsi s’est
formée la terre, ainsi procrée-t-elle; ses semences ger­
mèrent, les racines poussèrent, les matrices se dilatèrent
et le chaud fleuve de la vie se répandit alors depuis le
fond des millénaires quand rien n’était né encore.
Angéla se pencha sur mon épaule. Apaisée, maintenant.
Elle me désigna quelque chose vers le nord.
— Là-bas, c’est Nissiopi et plus loin Sidoussa. Après,
c’est Faneromeni...
Sa voix était paisible. Dans le fond, un éclair immense
jaillit, illuminant soudain la masse du brouillard qui bras­
sait la mer et les nuages.
« J’ai soif... » murmura-t-elle. Elle renversa la tête et
but l’eau de la pluie tombant en cataractes. Des torrents
ruisselaient interminablement sur nos corps.
« Je pense que l’eau unit les êtres », dis-je, sans savoir
pourquoi je prononçais ces mots.
« Elle fait de nous un seul être... », dit Angéla.
— Plus encore que nous ne le sommes en ce moment?
— Plus encore. Quelque chose qui existe pour toujours.
Qui ne peut pas être déraciné, comme une plante germant de
tes entrailles... et qui ne mourra qu’avec toi!
Comprenait-elle la profondeur de sa pensée?
Une fois arrivée dans la grotte, elle s’étendit et sombra
dans un profond sommeil. A l’aube, elle n’était plus à mes
côtés. Des rubans de lumière filtraient par l’étroite entrée
de la grotte. Je sortis. Le ciel était d’azur. Les vagues
moins hautes indiquaient que le courroux de la tempête
s’apaisait. La brume s’élevait vers le sud en traînant ses
voiles derrière elle. Je fis le tour du rocher à la recherche
d’Angéla. Hurlai du côté du large. Elle n’était nulle part.
Les deux barques étaient toujours amarrées à l’abri du
vent.
Ma raison n’arrive pas à admettre tout cela. Et pour­
tant je ne peux me débarrasser de ce qui, à cette heure,
obnubile mes pensées quand je m’imagine Angéla au milieu
des flots avec son dauphin. J’examine les lointains avec
attention. J’ai aperçu soudain une tache d’écume. J’ai vu
172
le corps qui nage. Jamais je n’avais vu Angéla nager aussi
vite, ni personne qui ait dans l’eau une telle agilité. Son
corps émergeait à moitié depuis la taille, elle enjambait
les vagues et semblait jouer avec elles. Quand elle arriva
plus près, sa course se ralentit. Son corps s’enfonça norma­
lement dans l’eau comme si à cet instant seulement elle
commençait à nager à une vitesse humaine normale. Le
temps que cette idée me traverse l’esprit, les flots s’ou­
vraient à quelques brasses d’elle et le dauphin, d’un bond
gigantesque, fonça vers le large et disparut.
Légère, Angéla sauta sur le sable, et vint à ma ren­
contre. Joyeuse. Je devrais même dire heureuse. Le noir
stigmate descendait depuis le cou, entaillait le sein et tra­
versait la touffe du pubis, entre les cuisses.
« Tu as encore nagé? » lui demandai-je.
— Je ne serais pas revenue, si tu n’étais pas là.
— Et qu’aurais-tu fait en pleine mer toute la journée?
— Oh! j’aurais fait ce que je veux. Je me serais pro­
menée au hasard. La mer est mon pays. Ne le prends
pas en mal. Elle a ses repères comme la terre, ses pas­
sages, ses détours, ses sentiers pour se retrouver. Chaque
endroit a ses particularités... et moi seule les connais...
— Et tu ne te fatigues pas à tourner et retourner dans
l’eau ainsi, des journées entières?
Elle posa la main sur mon épaule.
— Pourquoi ne veux-tu donc pas comprendre que tout
est comme je te le dis?
Elle se dirigea vers les barques.
— Le temps va bientôt changer. On aura le vent en
poupe.
« Eh bien! Il n’y a qu’à l’attendre », fis-je.
Elle s’éloigna des barques. Se redressa. Étira sa nudité
au soleil, tout entière, sous mes yeux. Puis son regard
parcourut tout mon corps, sans honte, s’appuyant là où
elle le désirait.
« C’est beau le corps d’un homme, dit-elle. Il est fort.
Et puis aussi, la femme comprend immédiatement si
l’homme la désire. Le mâle ne peut cacher son désir. »
173
— Je te veux, comprends-tu, Angéla. Je te veux tout
de suite.
— N’as-tu rien d’autre en tête?
— Toi, me veux-tu?
Elle se tut. Puis brusquement lança joyeusement:
— Viens attraper des crabes. Les rochers en sont pleins.
Leste, pleine d’ardeur, de vie, de volonté, elle enjamba
les rochers acérés et se mit à chercher. Elle connaissait
le coin, ça se voyait.
« Tu connais bien les rochers », lui ai-je dit.
— Il n’y a pas un coin dans la mer que je ne connaisse
pas. Même le plus éloigné. Nager ne me fatigue pas, même
un jour et une nuit entière.
— Et tu ne crains pas d’aller si loin...?
— Tu ne me connais pas! Et puis, je ne suis jamais
seule.
Ses yeux noirs étincelèrent. Un aileron marin brilla dans
leur lumière, comme une lame fendant leurs eaux. Nul
doute ne subsistait plus en moi. Mais je ne pouvais expri­
mer ce que je ressentais, car les mots appropriés ne conve­
naient pas à cette situation singulière, si différente des
choses ordinaires qu’il est possible d’exprimer simplement.
— Mais est-ce vraiment possible que tu ne sois pas seule
en mer, que tu ne Paies pas été tout à l’heure, il y a un
instant et avant, et après? Est-ce possible?
Elle réfléchit, puis dit d’un air décidé:
« Si je le veux, c’est possible. Je suis unie aux flots,
mêlée au vent qui les frappe, moulée aux coquillages disper­
sés au fond de la mer. »
Un petit crabe dégringola sur le flanc du rocher et se
retrouva tout au bord de l’eau, prêt à s’y plonger. Douce­
ment, Angéla avança la main pour l’attraper. Il fit quelques
pas de travers pour s’échapper, mais la main s’abattit sur
lui, comme un éclair. Elle le porta à sa bouche, se mit
à le mâcher, à en sucer le jus. Elle semblait quelque car­
nassier des profondeurs, en pleine chasse. Sauvage et
effrayant.
— C’est bon... goûte, toi aussi.
174
Elle m’en donna la moitié. Ça me dégoûtait. Je n’en
avais aucune envie.
— Je sais, toi, tu manges les petits escargots des mon­
tagnes qui se salissent de leur bave, qui font des crottes
et qui puent la terre pourrie.
D’une détente, elle plongea, la moitié de son corps hors
de l’eau, et fouillait les rochers. Elle disparut complète­
ment. Je la voyais onduler au fond de l’eau, dans un
lent et doux mouvement des membres, aussi à l’aise
qu’un animal marin. Elle reparut tenant un grand crabe.
Elle lui arracha les pinces et les suça. Mâcha les pattes et
d’un robuste coup de dents fendit la carapace en deux. Je
l’admirais, bien qu’elle me donnât le frisson. C’était une
créature de l’abysse. Et le noir stigmate qui balafrait son
corps la faisait ressembler à quelque fauve étrange.
Le vent tomba et on sentait que le temps allait chan­
ger. Elle m’attira vivement vers elle et nous coulâmes
dans l’eau. Puis elle s’échappa pour nager autour du rocher
comme pour y chercher quelque chose. Elle trouva un
endroit aux eaux basses avec de petits tas de galets, s’y
hissa, s’y étendit sur le dos et m’attira sur elle. De très
haut, les mouettes descendaient en flèches. Traçaient des
cercles dans le bleu du ciel. Jamais l’amour n’avait été
si merveilleux. Ses dents s’enfoncèrent profondément dans
mon épaule. Je frémis. Ces mêmes dents qui avaient fendu
la dure carapace du crabe.

Aux alentours de midi, le vent tomba complètement.


— Le vent va se lever de nouveau avant le soir. Prenons
le large avec les barques pour l’attendre, me dit-elle.
Elle s’installa aux avirons. Nous remorquions sa barque.
Elle ramait avec force et les muscles de ses bras se gon­
flaient chaque fois que son corps se tendait en arrière
avec ses seins dressés. Son ventre se creusait à chaque
mouvement de ses jambes écartées qui prenaient appui
175
sur le banc. La sueur dégoulinait en rigoles le long de ses
joues, mouillait son cou et se ramassait dans le sillon,
entre les seins.
— Je peux ramer ainsi toute une journée. Je me dis
que je viens à bout de la mer. Et quand elle est agitée,
que je lutte avec elle, alors elle comprend qu’elle ne peut
pas me dominer.
Elle continua pendant deux heures au moins. Nous avions
bien fait cinq milles. Elle releva les rames en l’air, comme
deux ailes, et la barque continua de glisser sur sa lancée.
— Le vent va souffler et on va pouvoir mettre la voile.
Le noroît nous poussera droit sur Faneromeni.
Elle examina la mer, la main en visière pour se proté­
ger de la réverbération du soleil. Je suivis son regard.
Le doute grandit en moi, une fois encore. Elle semblait
inquiète, à la recherche de quelque chose...
« Tu cherches quelque chose? » demandai-je.
Son regard se posa brusquement sur moi. Sa voix se fit
rauque.
— Une autre fois, ne t’avise pas de reprendre ton
harpon avec toi!
J’avais compris.
« On n’est pas pêcheur sans harpon, dis-je. On peut
tomber sur un gros poisson qui casse la ligne. Il faut bien
le harponner. »
Ses doigts serrèrent nerveusement le manche des avirons.
Elle se mordit les lèvres.
— Si le poisson est très grand, il peut aussi t’entraîner
au fond. Dans ce cas, inexpérimenté comme tu l’es, tu es
perdu. Tu saisis ce que je veux dire?
— J’ai une poigne solide et qui vise bien. Elle saura,
au moment propice, planter le harpon au cœur de n’im­
porte quel poisson, si c’est nécessaire!
Angéla redressa fièrement la tête. Elle n’acceptait pas
d’être humiliée. Mais pour l’instant mon âme se gonflait
de colère et distillait le poison de la jalousie. En me voyant
ainsi, elle se radoucit, se calma. Elle baissa les yeux, pour
fuir mon regard. Je crus avoir acquis une certaine force,
176
avoir brisé en elle cette volonté de fer qui jusqu’alors
m’avait dominé tout entier. Je ne lui avais jamais résisté
jusqu’à maintenant. Et pour cette raison, la femme avait
cru qu’elle pouvait me manier à sa guise.
Un souffle d’air se faufila entre nous, rompit le lourd
silence qui s’était brusquement installé.
« On dirait qu’il vient d’en haut, car il n’a pas laissé
de traces à la surface de la mer », dit-elle en parlant du vent.
J’indiquai, vers le nord-ouest, la mer qui s’assombrissait.
« C’est le noroît qui arrive. Vite, la voile », dit-elle en
se levant.
Au loin, les vagues agitaient la mer. Nous dépliâmes la
voile rapidement. Je tirai sur l’écoute. Un frisson passa
sur l’étendue de l’eau. La barque gîta légèrement et prit
sa course, entraînant derrière elle celle d’Angéla.
C’était l’heure paisible du crépuscule. Le glissement de
l’eau nous rafraîchissait et la brise caressait nos poitrines
comme l’aile veloutée d’un papillon nocturne.
Le soleil chauve flottait à l’horizon, très loin, vers le large...
« Il s’est déshabillé pour plonger dans la mer, dit
Angéla. Il est nu, comme nous. » Puis elle ajouta ces mots
étranges: « Si tous les hommes pouvaient être nus. Vivre
nus, comme nous maintenant... »
Son épaule était fraîche. Son dos courbé rosissait sous
la tendre lueur orangée du couchant.
« Ainsi, l’homme peut mieux sentir son semblable »,
murmura-t-elle.
— Pourtant, tu te fâchais, je me souviens, quand cela
arrivait en dehors de la mer!
Elle posa la main sur ma tête.
— Je me suis habituée à toi... C’est vrai...
Elle se tut brusquement.
— Que veux-tu dire, Angéla?
Elle réfléchit. Sa main frôlait délicatement mon cou,
et elle laissait les miennes glisser sur tout son corps.
— Pourquoi n’es-tu pas un dauphin?
— Et si j’en étais un? Tu veux dire que maintenant tu
ne veux plus de moi? C’est bien ça?
177
Elle se pressa contre moi. Je compris qu’elle était émue
jusqu’au tréfonds d’elle-même.
« Ce n’est pas ça, murmura-t-elle. Mais ce serait dif­
férent... Tu ne peux pas savoir... Cela, tu ne pourras jamais
le savoir... »
Sa bouche dévorante me brûlait les lèvres.
— En ce moment, Mlle Élisa pense peut-être à toi.
Elle, elle t’aime. Je l’ai compris. Et elle me hait. Je l’ai
lu sur son visage.
La barque s’inclina brusquement. Elle sursauta. Attrapa
la barre, l’amena à droite, relâcha l’écoute. La proue se
redressa et nous filâmes droit sur le cap nord de Nissiopi.
La nuit était tombée. Le phare lançait son faisceau
sur la mer. Comme nous approchions, Angéla plongea,
sauta dans sa barque, largua l’amarre et au moment où
nous nous séparâmes, me lança:
« Et n’oublie pas ce que je t’ai dit. »
— Je ne me rappelle de rien, Angéla. Qu’est-ce que tu
m’as dit?
— Pour le harpon.
La nuit, dans ma cabane, j’en affûtai encore les dents.
Mon esprit s’obscurcissait. Mais ma décision était prise,
implantée en moi comme un roc.

178
XV

L’aube se leva, étrange, comme chaque fois qu’il m’arri­


vait de ne pas savoir la manière dont je commencerais
la journée. Le prétexte en fut la lettre que je trouvai sur
la petite table et que je n’avais pas remarquée la veille
au soir, tant j’étais recru de fatigue. C’était une enveloppe
sans adresse et pour cause, personne n’étant censé con­
naître l’endroit choisi par moi pour y vivre oublié. C’était
une lettre d’Élisa qu’elle avait certainement apportée
elle-même. Je le compris tout de suite et j’en devins plus
enragé que le diable lui-même. En la lisant, j’eus la preuve
que je ne m’étais pas trompé, quant à la venue d’Élisa.
« On m’a dit que tu étais au large avec la sauvageonne.
Tu ne perds pas ton temps, comme je vois. Je suis sûre
que tu me raconteras tout ça quand nous nous reverrons.
Je lis des livres fastidieux et j’écoute les balivernes des
godelureaux qui tournent autour de moi et augmentent
mon ennui. Je suis contente de ne pas t’avoir trouvé à la
cabane. Qu’aurions-nous pu nous dire? J’ai reçu une lettre
de Tsouma. Aussi ennuyeuse qu’il peut l’être lui-même.
Il dit qu’il viendra pour quelque temps dans le cours
du mois. Comme si je n’en avais pas déjà assez. On parle
de nous marier dans le courant de l’année prochaine. J’ai
posé comme condition de ne pas avoir d’enfant. Ça, c’est
bon pour les femmes qui n’ont rien pour remplir leur vie.
Je ne suis pas de celles-là. Si je décidais d’avoir un enfant,
je le ferais avec un homme avec qui je m’accorderais physi­
quement. Je pense à l’hiver que je vais passer dans l’atmo­
sphère étouffante de la province. Angéla est bien bâtie,
179
solide. Je pense que tu as dû faire l’amour avec elle. Peut-on
faire autre chose avec elle? Tu me le diras. D’accord? Je
me trouve à Molyvos. J’y séjournerai quelques jours.
Élisa. »
Mille diables si j’ai fait ou non l’amour avec Angéla!
Quel culot de la part d’Élisa que de vouloir le savoir, et
de le savoir de ma bouche, qui plus est! Et puis, que
voulait dire ce: « Avec Angéla, quoi faire d’autre? » Avec
elle, Élisa, qu’avais-je d’autre à faire, également? Si je
n’avais pas encore fait avec elle ce que j’avais fait avec
Angéla, ce n’était pas à sa vertu qu’elle le devait. D’ailleurs,
bien qu’elle se fût donnée à moi, Angéla, elle, n’était pas
dépouvue de vertu. Au fond, Élisa était sotte en agissant
ainsi, et sa ruse l’avait poussée à cette évidente maladresse.
Elle était visiblement imbue de sa personne et faisait
étalage d’une fierté fabriquée de toutes pièces, alors que
son histoire avec moi ne lui donnait aucune raison d’être
fière. C’est vrai, elle possédait l’art de tourner la tête
aux mâles et de mille manières. Mais j’estime que ça ne
vaut pas mieux que si elle avait fait mille fois l’amour avec
eux.
Voilà très exactement ce que je pense d’Élisa. Sans me
dire un seul instant que l’homme change souvent d’avis
sur la même personne, qu’il s’avère parfois bien injuste,
et ferait mieux de ne pas juger à la hâte. Mais à quoi bon
ruminer tout cela? Laissons cette histoire suivre son cours,
ces événements mûrir à leur façon. Peut-être en sortira-
t-il quelque chose d’inattendu, de très différent de ce qu’ils
promettaient d’être à leur début.
Le but d’Angéla n’était pas de faire l’amour. Aucune
créature de Dieu, sauf l’homme, n’a cette idée d’avance
dans l’esprit. L’amour, pour elle, résidait dans la substance
même des flots, tout comme l’eau était sa substance à
elle. Quand elle faisait l’amour, elle s’engloutissait dans
le vertige de l’étreinte à l’instant de la volupté la plus
profonde. Elle embellissait l’union des corps de son indi­
cible joie physique, comme une tempête bouleversant la
mer jusqu’en ses entrailles et y déracinant les algues.
180
Après, elle redevenait naturelle, fîère, inondée de bonheur,
et elle se jetait à l’eau pour relier ce corps de terre à ses
racines mystérieuses, aquatiques. Elle dénattait ses cheveux,
étirait son corps, laissait les vagues de ses seins jouer
avec celles de la mer, se mouvait comme une déesse
marine au corps de bronze, mouillée d’écume, tôt séchée
par le soleil et dévoilant ses cachettes intimes, comme
l’huître ouvrant ses muqueuses en désir, brillantes et ruis­
selantes de sel marin. Avec Élisa, l’amour, ç’aurait été les
draps trempés de sueur murant dans leurs replis l’odeur
âcre, humide des lieux secrets.
Angéla attendait dehors, depuis longtemps déjà. Elle dit
en me voyant:
« Elle est venue hier et elle ne t’a pas trouvé. Elle a
laissé une lettre pour toi. Les gosses ont raconté qu’elle
était arrivée avec sa belle barque blanche et qu’elle est
repartie tout de suite. Elle avait un marin avec elle pour
la manœuvrer. »
Je revis en pensée le petit cotre d’Élisa ancré dans le
port de Mytilène pour une réparation. Ainsi, elle naviguait
avec le cotre. Et elle avait mouillé à Molyvos.
« Comment ça a été, à Kavalouros? me dit Thomas en
m’abordant. Angéla m’a raconté. Tu peux avoir confiance
en elle. Elle connaît tous les coins. Quand j’ai vu le temps,
je l’ai envoyée te chercher. Elle, pas de danger qu’elle se
perde. »
Mais mon cerveau travaillait maintenant à sa guise.
J’avais pris ma décision.
« Tu n’as pas encore pensé à l’hiver? demande Thomas.
Il faut que nous rafistolions la cabane. Tu comprends bien
qu’avec seulement des roseaux, ça sera difficile d’y vivre.
Une petite. Ton lit de camp y rentre. T’auras la fenêtre
à la tête du lit. Tu verras tout le temps la mer que tu aimes,
et ça sera comme si tu dormais avec elle. On se chauffe
avec un brasero. Alors, la maison devient un vrai four. Tu
verras comme on sera bien! »
— Je dois penser aussi à mes études, Thomas. Il le faut!
181
— C’est vrai. Nous, vois-tu, on ne comprend pas tout
de suite ces histoires de bureau et de livres. Nous, notre
art, c’est autre chose. Encore une chance pour toi que tu
peux passer autant de temps dans ce désert.
— J’en avais besoin, Thomas, de ce désert, J’avais
besoin de ne voir personne.
— Eh! Chacun fait comme il veut. Mais quand tu pen-
seras à partir, il faudra que je le sache.
— Tu le sauras. Mais je ne suis pas encore décidé.
— Je dis, quand tu te décideras.
— Pourquoi veux-tu le savoir?
— Angéla aura de la peine. T’étais une compagnie pour
elle. Il faut que tu lui dises maintenant. Nous sommes
des gens simples, nous autres. On a beaucoup de consi­
dération pour l’étranger. Et quand on s’est habitué à lui,
on a de la peine quand il s’en va.
Il me quitta pour reprendre le raccommodage de ses
filets qui pendaient jusqu’à terre depuis le toit de la mai­
son. Il allait y nouer les nouveaux plombs. Il les cassait
en morceaux avec la pioche, les flotteurs ne pouvant sup­
porter un poids trop lourd. Avec le temps, leur liège s’était
imbibé d’eau et ils ne flottaient plus comme avant. De
nouveaux flotteurs coûtaient cher. Les temps étaient durs.
Angéla restait à l’écart. Elle remuait la cuillère de bois
dans la marmite. Le riz à la pieuvre sentait bon et les
gosses en avaient déjà l’eau à la bouche. Je ramassai
quelques gros morceaux de plomb parmi ceux que Tho­
mas avait jetés.
« Qu’est-ce que tu veux en faire? » demanda-t-elle d’une
voix âpre.
« Il se peut que je m’absente », fis-je, comme si je n’avais
pas compris sa question.
— J’ai entendu. J’ai entendu que tu t’en iras pour tes
études. Tu iras à Athènes.
— C’est mon père qui le veut.
— Tu disais que tu t’étais brouillé avec eux. Tu as dit
que vous ne vous entendiez pas. Alors?
— C’est pourtant comme ça. Il faut que je fasse ce qu’il
182
a décidé. Et puis, je le veux beaucoup moi aussi. Je veux
devenir ingénieur.
— Tu feras des moteurs? Des moteurs pour les barques?
Comme ceux-là?
Je ris.
— Bon, Angéla. Je ferai aussi des moteurs pour les
barques, pour qu’elles aillent aussi vite que les dauphins.
Plus vite que les dauphins.
— C’est impossible. Dans la mer, rien ne peut aller
plus vite que les dauphins.
Puis s’approchant de moi:
— Qu’est-ce qu’elle t’as écrit?
— Des choses entre elle et moi. Angéla. Tu ne le
comprends pas?
— Moi, je comprends, même si je ne sais pas lire. Les
lettres embrouillent la cervelle. Sache-le! Sa lettre est
méchante, je le sais. Elle parle aussi de moi. Mais toi,
tu ne veux pas me le dire!
Elle retourna à sa marmite. Je me mis en route vers
ma cabane.
— Les morceaux de plomb que tu as fourrés dans ta
poche, jette-les!
Je fis semblant de n’avoir pas entendu. Dans ma cabane
je retirai la grenaille de quelques cartouches. Je la rem­
plaçai par de gros morceaux de plomb. Je sertis les car­
touches et les emballai dans plusieurs épaisseurs de papier.
Et je les enfouis dans la terre. J’étais tranquille.
Le jour pointait quand je sortis de ma cabane. Le temps
tournait au noroît. Je le prendrais pendant une dizaine
de milles par la bande et après, je l’aurais en pleine poupe,
me poussant droit sur Molyvos. Je pris ma culotte et ma che­
mise, les mis sous le double-fond de la proue puis,
nu comme un triton, j’attrapai les rames pour sortir du
goulet.
Angéla était debout au bord du rivage, devant leur
masure. Ainsi, seule, immobile, elle ressemblait au spectre
du destin dressé entre terre et mer. Elle regardait ma
barque. Je sentais son regard dardé sur moi.
183
Je tendis la voile et pris ma course. Sa silhouette deve­
nait déjà floue. S’effaça comme une buée, à mesure que
je gagnais le large. Ma barque enfourchait les vagues,
bondissait, plongeait du nez, déchirait d’eau, se redressait
pour s’élancer avec une ardeur nouvelle. La frescadura
du nord-ouest la viviflait, lui donnait du nerf et elle sautait
comme un poulain novice se cabrant sous les rênes.
J’avais déjà fait deux milles.
Brusquement, les eaux s’ouvrirent devant moi, à vingt
brasses environ et le dauphin sauta en l’air, très en haut.
Noir comme un jeune buffle et rapide comme la flèche,
il plongea en faisant rejaillir largement la mer autour de lui.
Je distinguais la courbe de son sillage. Il sauta encore,
aussi haut que la première fois. Je saisis le harpon. Je
bouillais d’envie de le voir s’approcher comme l’autre
jour et m’attaquer. Mais il émergea plus loin, filant droit
vers la terre. Je pensai le prendre en chasse, mais ne le
fis pas. Je calculai que ma vitesse était de cinq à six milles,
tandis que la sienne dépassait largement les vingt-cinq.
Je n’y arriverai pas. Je gardai le même cap. Relâchai
légèrement l’écoute pour que l’embarcation vire de bord
et qu’elle glisse sur le flanc pour accroître sa course.
Les vagues étincelaient sous les feux du soleil. Comme
si de l’or en fusion s’était répandu sur les flots, tardant à
s’engloutir et laissant seules, çà et là, des plaques ruisse­
lantes resplendir dans la lumière. Le vent me bouchait
les oreilles. Mon regard se perdait vers le large, là où les
assises du ciel plongeaient au creux des flots. Il fallait
que je passe au large du Kavo Koraka. De là à Molyvos,
la distance était d’une vingtaine de milles. Il me faudrait
au moins cinq heures, sans compter avec le détour que le
mauvais temps m’obligeait à faire. Suspendue très haut
dans les escarpements de l’air, une mouette me survolait.
Ses battements ailés remplissaient les vertes prairies du
ciel. Tant que l’oiseau suivit ma coque, il me tint
compagnie et consolait mon âme. Quelle chose étrange
qu’un pareil oiseau, créé pour les océans infinis de l’éther,
ait l’âme et la pensée tournées vers ce monde obscur et
184
clos des abysses. Je vois son petit œil noir rivé sur l’écume.
Mais la voici qui freine son élan, bat des ailes comme si
elle se trouvait devant un mur, puis, en flèche, s’abat sur
les vagues, les frôle de son ventre sur deux brasses de lon­
gueur et repart vers les hauteurs, un poisson en travers
du bec.
Le vent se leva plus fort. La voile le prenait en plein,
battait et réagissait et il me fallait une attention de tous
les instants pour mollir l’écoute selon les besoins. Je com­
prenais qu’il me faudrait encore beaucoup de temps pour
atteindre le point d’où je pourrais mettre le cap sur Molyvos.
J’allais affronter une mer démontée. La mouette me suivait
toujours, mais elle peinait contre le vent qui, par moments,
la projetait dans les airs, ou la précipitait comme un
vulgaire chiffon à cent toises des vagues. L’oiseau luttait,
résistait. Il affrontait l’ennemi avec ses ailes et le frappait
pour le briser, tantôt avec succès, tantôt vaincu, chutant
pour remonter encore, aussi longtemps que sa vaillance
tiendrait le coup. Peu à peu, la lutte devenait diffi­
cile. Les flots se gonflaient, se dressaient pour engloutir ma
barque, mais elle bondissait sauvagement, giflait le flanc
des vagues de sa proue, les déchirait, les enjambait. L’oiseau
luttait aussi, il semblait prendre courage en essayant de
suivre la course obstinée du bateau. Et puis, d’un coup, un
bruit terrifiant éclata, comme le piétinement de milliers
de chevaux ayant brisé leurs jougs et dévalant à travers
champs comme des fous. La rafale hurlait dans les cordages
avec des sifflements aigus de vent dans un ravin. Le bor-
dage léchait presque l’eau. Je me précipitai de l’autre côté,
pesai de tout mon corps pour faire contrepoids, braquant
la barre complètement à droite jusqu’à la coller sur le
plat-bord de la poupe. Une fois le danger passé, je levai les
yeux. Plus rien. J’entrevis à peine la mouette qui fuyait
vers le sud, vers Nissiopi. Sa silhouette s’estompa peu à
peu, dans la brume bleuâtre.
Mon cœur devenait lourd. La solitude m’oppressa. Mon
âme se sentait comme abandonnée, et seules les circons­
tances m’obligeaient à faire le fanfaron, à me dépasser,
185
et à tirer du tréfonds de mon cœur tout le courage possible.
Mes biceps tendus devenaient durs. Ma main, telle une
tenaille, serrait la barre.
Midi approchait quand l’aspect de la mer changea et me
fit espérer d’avoir le vent en poupe. Mais juste à cet endroit
je fus pris dans les forts courants du chenal. Le cap Babas
vomissait ses fleuves torrentueux qui descendaient du nord
et inondaient la mer au sud. Ma carène résistait aux coups
et je me mordais les lèvres comme si cela pouvait retenir la
tempête, Au large, battait un ressac auquel je n’avais pas
pensé le moins du monde. Les vagues se heurtaient aux
courants comme des bêtes féroces luttant poitrine contre
poitrine, lançant leurs terribles flèches et s’entre-déchirant
de leurs dents acérées et humides. Les vagues du cap
Babas croisaient leur route avec celles du large, pleines de
rage et d’hostilité. Armée qui se laissait massacrer et
détruire pour conserver la garde de son domaine.
Le gouvernail ne me servait à rien, et n’obéissait
plus. Je le maniais à l’aveuglette, et ma barque errait en
pleine confusion, bousculée de-ci de-là sous les chocs répé­
tés de ces hordes de fauves enragés la frappant de plein
fouet.
Je la sentais dériver, ingouvernable, refoulée par les
courants descendant du chenal. Jamais je n’avais songé
qu’il y eût tant d’eau dans la mer, ni que, tel un gouffre
insatiable, elle pouvait avaler et digérer aussi ces masses
de montagnes côtières, à perte de vue. Un brouillard se
leva qui recouvrit tout. Allais-je finir, rejeté sur quelque
îlot rocheux d’Anatolie ou réduit en miettes sur une bande
de brisants inconnus? Mais le pire c’est que les heures
avaient passé, le soir tombait et la nuit, sans le moindre
doute, allait m’engloutir dans son gouffre, en plein large.
Je ne m’étais jamais imaginé combien il est facile pour
l’homme de tomber en plein danger, de se trouver à un
doigt de la mort et je me sentais, à cette heure, à la limite
de quelque catastrophe définitive. Je voulus ramener la
voile et saisis les rames, mais quelle dérision que de vouloir
les mains nues arrêter ces hordes de fauves enragés qui
186
rivalisaient à qui éventrerait l’autre et passerait au travers
de sa carcasse défoncée.
Je repense aux paroles de Thomas au sujet des tempêtes qu’il
avait essuyées jadis, au temps où il faisait partie de l’équi­
page de grands courriers ou des cargos qui sillonnaient
les océans. Je ne croyais guère à ces histoires où l’exagé­
ration d’une âme effrayée et la part d’imagination qu’elles
cachaient s’ajoutaient sûrement pour vous en faire accroire.
Je pensais à ces heures graves où les marins s’abandonnent
corps et âme à la protection de saint Nicolas, où ils
lui font promesses sur promesses pour prix de leur salut,
comme si le saint était un marchand troquant l’accalmie
contre des veilleuses d’argent ou des ex-voto dorés.
J’eus honte d’avoir pensé au saint et je voulus me
remettre à lutter de toute la force de mes muscles. A
moins de laisser ma barque désemparée partir à la dérive,
là où le diable aurait la fantaisie de la pousser.
Le soir vint. La nuit pesait lourdement. Une demi-lune
argentée apparut dans le ciel, basse sur l’horizon: je son­
geai au dicton des marins selon lequel le capitaine doit
veiller quand la demi-lune paraît étendue. Tous les signes
étaient funestes. Les petites étoiles s’allumaient une
à une, très haut, comme des clous brillants. C’est ainsi
qu’Angéla les voyait.
Je luttai toute la nuit. Par la toile, je sentis que le vent
faiblissait et que les courants du cap Babas ne m’entraî­
naient plus vers le large. J’avais dû le dépasser à moins
qu’eux-mêmes n’aient cessé. Le temps s’adoucissait vite.
Seules les vagues chuintaient et se brisaient, mais le ressac
avait cessé. J’avais dépassé le point où j’avais pensé
pouvoir virer de cap sur Molyvos. Les montagnes cachant
Telonia’ se dessinaient au clair de lune. En bas, sur le
rivage, tremblotait une faible lumière. Ce devait être une
barque à moteur qui cabotait entre Sigri, Molyvos et
Skala de Sycamia. Mon cœur reprit espoir. Je tirai sur
l’écoute d’un coup sec, la fixai en huit au taquet par un

1. Telonia, petit village de Lesbos.


187
nœud et collai littéralement la barre sur le plat-bord de
poupe. La barque vira sec et la voile se tendit comme un
ventre prêt à accoucher. Je mollis l’écoute et fis voile droit
sur Molyvos. J’avais le vent plein arrière et la barque
enjambait les crêtes qui la pourchassaient et la dépassaient,
en la soulevant mollement, toujours plus loin.
L’aube pointait et je voyais distinctement, droit devant
moi, les maisons, le petit port, l’escalier, les barques de
pêche. Puis, à droite, le roc de Petra avec l’église de la
Panagia i Glykophiloussa (Vierge au Doux Baiser). Le
soleil se montra derrière les montagnes d’Anatolie, rosis­
sant le versant des collines, du côté d’Adramiti.
En entrant dans le port, j’enfilai ma culotte, ma chemise
et manœuvrai pour accoster. J’assurai la barque en jetant
l’ancre en poupe, passai et repassai l’amarre entre l’anneau
de proue et la petite bitte d’amarrage, sur le quai.
A côté, un pêcheur aux cheveux blancs calfatait les
fentes de son bateau.
« D’où viens-tu, jeune capitaine? » me demanda-t-il.
Je lui montrai les lointains, à l’ouest.
« De Petra? » redemanda-t-il.
— De Sigri, capitaine.
Il s’arrêta pour me regarder, les mains en l’air, tenant
le maillet de bois et l’étoupe. Le bleu de son regard parlait
de la mer, de tempêtes. De la lutte des marins qui, années
après années^ ne parviennent pas à maîtriser le courroux
des océans.
« Tu as promis quelque chose? » me demanda-t-il.
— Promis quoi, capitaine?
— Pour que la mer ne t’ait pas englouti, il faut que tu
aies berné le saint en lui promettant une veilleuse. Peut-
être même avec de l’huile!
— De quel saint parles-tu? Mes mains sont engourdies
par la barre et l’écoute. Donne-moi à boire, j’ai soif.
Je renversai la tête sous le goulot de la cruche et
l’eau tiède coula en moi et apaisa ma soif dévorante. Le
flanc de la cruche, exposé toute la journée au soleil, sous
le banc, était brûlant.
188
— Ils ont bataillé hier jusque tard dans la nuit. L’escalier
a même failli être démoli.
— Bataillé contre qui?
— Contre le temps, jeune capitaine. La tempête a
dévalé du cap Babas en plein contre le mistral. S’il y en
a un de pris là-dedans, on s’est dit, y a plus qu’à le
pleurer. Toi, où est-ce que tu étais pendant ce temps?
— J’étais... en plein dedans, capitaine.
Sa prunelle papillota. Son sourcil touffu se releva. La
sueur brillait dans les ravines de ses tempes. Il se remit à
calfater.
Je sautai lestement sur le quai. Au khani1. je récla­
mai de quoi me laver, me rafraîchir. Ils me demandèrent
si je voulais retenir une chambre. J’ai dit non, pensant
rentrer avant midi. Puis je redescendis sur les murailles
du quai et entrai au café pour m’y reposer.
Ne sachant pas très bien encore ce que j’étais venu
chercher à Molyvos, je me creusai les méninges et m’en
voulais, d’autant plus qu’à cet instant précis une envie
folle me prit de partir et de retrouver ma cabane.
Au quai, juste en face, était amarrée la « belle barque
blanche » d’Élisa. Je me souvins des paroles d’Angéla.
C’était le cotre qu’elle avait amené de Mytilène.
On me frappa sur l’épaule. Je vis mon cousin, Petros
Sergianis. Il m’expliqua qu’il était venu pour passer quel­
ques jours tranquilles dans le petit port de Molyvos. Je me
rappelai alors qu’il comptait parmi les plus acharnés de
tous ces gens coureurs de dots dont l’unique but est de
trouver un riche mariage à faire. Il ressemblait à tout le
monde. A ceci près qu’il m’énervait par ses fanfaronnades
et la haute idée qu’il avait de lui-même.
Il crut faire de l’esprit en me traitant à tout bout de
champ de Robinson et je m’étonne de m’être comporté si
correctement et si patiemment avec lui, au lieu de l’envoyer
à tous les diables.
Il me raconta que mon père ne décolérait pas, mais qu’il

1. Auberge.
189
était prêt à me pardonner si je faisais amende hono­
rable et rentrais au bercail.
— Cette idée ne m’est même pas venue à l’esprit,
dis-je brusquement. Ce serait admettre que j’étais fautif.
Qu’ils me laissent tranquille et ne se mêlent pas de mes
affaires. Tu peux le leur dire.
— Ils vont croire que tu ne veux pas revenir à cause
de la fille du pêcheur.
Ces mots me troublèrent, et je dis alors des choses
qu’il eût mieux valu taire. L’autre m’écoutait et, de
temps en temps, un sourire stupide traversait son visage.
Comme une courge dans laquelle on aurait taillé deux yeux
et ouvert une bouche en demi-lune d’une oreille à l’autre.
Il voulut me dire qu’Élisa devait être fiancée à l’heure
présente: cela, au moins, aurait dû me faire impression. Je
mordis le tuyau de ma pipe pour me retenir de l’insulter,
mais je le désirais du fond du cœur. Et comme il restait
là, attendant une réponse qui ne venait pas, il sortit cette
grossièreté:
— C’est une bonne solution pour ton Élisa de se marier
plus tôt. Elle lui fera porter des cornes, c’est certain, je
t’avertis que je serai sur les rangs, moi aussi,
II éclata de rire en me tapant sur le ventre, geste dont
j’avais horreur. Puis il pensa enfin à me demander ce que
j’étais venu faire à Molyvos. Cela, j’étais bien décidé à le
cacher. Je lui parlai de courses à faire, de cartouches...
Aujourd’hui où je narre tous ces événements, je ne me
souviens plus comment nous nous sommes quittés ni quelles
furent nos dernières paroles. Je me retrouvai seul, dans le
petit café. J’avais déjà bâclé dans ma tête la lettre urgente
que je voulais laisser ici pour la lui remettre. Pour­
quoi mes intentions s’étaient-elles modifiées tout à
coup? Je ne voulais pas la rencontrer. Et pourtant
c’était la seule raison qui m’avait, de toute évidence, poussé
à traverser la mer, hier au soir. En gros, je pensais lui
écrire ceci:
« Je ne pense pas à toi. Tu n’es, en vérité, qu’une sale
femelle qui ne sait rien faire, pas même l’amour. Et je me
190
moque bien de savoir si Tsouma viendra, s’il est en mille
morceaux et s’il est bon que tu te fiances ou non. De plus
je crois que vous feriez bien de hâter votre mariage pour
voir enfin ensemble deux êtres aussi bien assortis que la
caboche de mon grand-père l’est avec sa calotte. »
Mentalement je travaillais ce texte, le changeais, m’es­
crimais à trouver la meilleure façon de l’humilier, mais,
pour finir, enrageais de donner ainsi la preuve que je
pensais à elle.
La salle étroite était pleine de fumée. Les poulpes gré­
sillaient sur la braise et l’odeur de grillé se mélangeait au
parfum alcoolisé du ouzo. J’entendais le grondement de
la mer qui s’engorgeait dans la passe du chenal, au bord de
la jetée. Je regardais au mur le miroir avec les cartes pos­
tales fichées dans son cadre, de belles jeunes filles et de
beaux gars et des cœurs transpercés de flèches. Il y avait
là aussi Génobefa aux yeux de brebis, une beauté lourdaude.
Ses tresses dorées coulaient sur les melons de sa poitrine
dont les pointes tendaient la blouse.
A cet instant, je pris une grande décision et lui écrivis
ces paroles décisives:
« Je ne voudrais pas que tu apprennes mon arrivée par
un tiers, et surtout que tu te mettes dans la tête des
inepties sur ma soi-disant jalousie et autres stupidités de
ce genre, t’imaginant que je ne veux pas te rencontrer. Ta
lettre a raté son but, je dois te l’avouer. Puisque tu veux
savoir où je suis, sache que je passe tout mon temps en
mer, avec cette sauvageonne, comme tu l’appelles. Je sais
maintenant des choses qui, si tu les connaissais toi aussi,
t’aideraient sûrement à te débarrasser de tes perversions!
L’amour avec cette jeune fille est un vrai don de Dieu et
n’a rien à voir avec les saletés qui se passent sous les draps
d’un lit. Il sent l’écume de la mer. Arrange-toi pour
avancer votre union, celle d’un coq maigre et d’une poule
stupide, pour qu’en sorte un œuf distingué et que la race
des nullités ne s’éteigne pas. Allons, salut et meilleurs vœux,
pour toi et pour Tsouma... le coq maigre. »
J’avais la lettre pliée dans ma poche et regardais les
191
barques de pêche prêtes à prendre la mer. Il y avait aussi
une trata qui sortait pour le calfatage. J’allais donner la
lettre au gamin de café pour qu’il la lui remette, quand
je la vis s’approcher. Impossible de l’éviter. Elle tendit
vers moi les deux mains, cordialement.
— Mais tu es devenu un Robinson superbe...
Elle était diablement provocante et faisait tout ce qu’il
fallait pour bien montrer ce qu’elle désirait. Ses yeux
se plantèrent effrontément sur moi, et disaient ouverte­
ment des choses que la bouche elle-même n’oserait dire à
l’heure la plus secrète de l’amour.
Bien entendu, l’entrée en matière fut plutôt difficile
et j’enrageais que tout se soit produit ainsi à l’inverse de
ce que j’escomptais.
Elle, par contre, reprit bien vite ses esprits et me
demanda si j’étais enfin rassasié de solitude, dans l’évi­
dente intention de me blesser. Puis elle me dit que nous
avions à parler de beaucoup de choses et son visage
devint subitement grave. J’eus tout de même à-propos
de lui répondre que je ne voyais rien de si
sérieux qui vaille la peine d’être discuté entre nous, que
le temps était en train de se calmer et que je devais en
profiter pour rentrer au plus vite.
— Ta sirène t’attend, c’est bien ça, hein? On l’appelle
ainsi, m’a-t-on dit quand je suis passée par Sigri. Il paraît
que c’est une sorcière et qu’elle ne se laisse approcher par
personne. J’aimerais bien pourtant que tu m’en parles.
Ces paroles me sidérèrent à tel point que j’en perdis
la voix. J’aurais voulu pouvoir l’insulter, l’humilier.
Puis, cet accès de rage me passa et je lui dis que je
devais partir au plus vite. Cela, je tenais à ce qu’elle le
sache bien.
Tandis qu’elle se tenait debout devant moi comme pour
m’empêcher d’avancer, j’éprouvai brusquement le besoin
de faire l’amour avec elle. Elle le comprit sûrement, et
ne fit rien pour le cacher.
Je lui racontai les circonstances de mon arrivée. De la
nuit en pleine tempête. Elle se taisait, et c’est moi main-
192
tenant qui était obligé de parler, sinon quoi de plus ridi­
cule que ces deux êtres, sur ce petit quai, à côté de la
barque qui m’attendait? Plus elle percevait mon embarras
à soutenir seul la conversation, plus elle semblait satis­
faite et amusée de ma confusion. Le moment vint
pourtant où je trouvai le courage de lui dire qu’il n’était
pas juste qu’elle coure ainsi à mes trousses, et autres
choses de ce genre.
Mais cela ne la vexa pas. Elle demanda en riant:
« Et comment arrives-tu à faire l’amour dans la mer? »
Je lui dis qu’à cela, il n’y avait aucune réponse et qu’il
était très mal de sa part de supposer ceci ou cela. Je me
sentais très nerveux.
Elle sourit de plus belle et me prit la main.
— Mais qu’as-tu? Pourquoi parles-tu ainsi? Au contraire,
cela me fait plaisir. Ça doit être bon dans la mer. Et il
m’arrive souvent, quand je nage toute seule, de me dire
combien c’est merveilleux, quand la mer est profonde.
J’ôte mon maillot, j’enlace la rame du bateau, des bras et
des jambes, et je rêve. Et je suis très loin... Et seule...
Regarde le temps aujourd’hui. Il n’a jamais été si calme.
La houle s’apaise de plus en plus. Nous aurons calme plat...
L’invite était nette. Mais je réservais pour la fin la
plus venimeuse de mes flèches.
— Avec toi, ça ne serait pas comme avec Angéla!
— Et qui t’a dit que je voulais le faire avec toi?
Elle cherchait à parer comme elle pouvait le mauvais
coup que je lui avait porté.
« Eh bien! il ne reste rien d’autre entre nous», dis-je,
énervé.
— Vu la façon dont tu parles, tu sembles avoir grande idée
de ta personne. Sache en tout cas que pas une seule jeune
fille de bonne famille ne te considérera comme un monsieur
bien. Comme quelqu’un qui peut lui convenir. Je veux
dire pour toujours. Elle peut faire l’amour avec toi par caprice.
Après, elle peut aussi le regretter et même en avoir honte.
Et plus probablement encore, se dégoûter de toi.
Je ne me souviens plus jusqu’à quel point je m’étais
193
laissé entraîner par mon humeur. Je me souviens pour­
tant lui avoir dit qu’elle donnerait son âme pour me voir
me jeter sur elle et se donner à moi.
Ces paroles la radoucirent un peu. Son regard se fit
moins dur. Sa colère tomba. Elle vit qu’elle ne pour­
rait guère me surpasser en grossièreté. Elle parla d’un
ton presque plaintif, sans essayer de cacher son dépit qui
la rendait plus belle encore, et je le savais bien.
« Tu ne valais pas la peine que je pense tant à toi »,
dit-elle en baissant les yeux.
La mains dans la poche, je jouais avec la lettre stupide
que je voulais lui envoyer, juste avant de la rencontrer.
Je me mis à débiter des sottises. Qu’elle avait trop d’ima­
gination, qu’elle ne se laissait pas aller à sa vraie nature,
et que sa plus grande bêtise était le mariage qu’elle s’apprê­
tait à faire. Je regrettai cette dernière phrase aussitôt pro­
noncée, mais elle m’avait échappé.
Elle releva la tête. Elle ne m’avait jamais paru aussi
belle. Une curieuse lumière éclairait son visage, le rendant
presque irrésistible. Je sentais que, sans le vouloir, d’étranges
sentiments endormis se réveillaient en moi. Je fis effort
pour me reprendre, car mon comportement était pour le
moins surprenant.
« Je pense que nous ne sommes jamais parvenus à parler
sincèrement comme nous le voudrions, dit-elle. Il se passe
toujours quelque chose qui embrouille tout au moment
précis où nous pourrions devenir bons amis. Il est vrai
que seuls ceux qui s’aiment se querellent ainsi. »
Je me rappelle ces mots, à peu de chose près, et ils me
plurent.
Je souris bêtement. Je savais très bien pourquoi j’agis­
sais ainsi. Le moteur du caïque prêt à partir pour Skala
de Sykamias ronronnait tout près de nous. L’air sentait le
mazout et les cris des marins à la manœuvre m’assour­
dissaient.
« Je voudrais savoir ce que tu aimes en moi », me dit-
elle, en me regardant dans les yeux.
C’était une bonne occasion pour moi de lui dire libre-
194
ment ce que je pensais. Mais, comme chacun sait, les occa­
sions ne s’offrent à nous que pour qu’on puisse les manquer.
D’autant plus facilement que l’on est plus intelligent.
— Nous sommes à côté de la question, Élisa. Je crois
qu’il n’y a rien que l’un de nous puisse aimer en l’autre.
Elle ne baissa pas les yeux. On voyait qu’elle avait les
nerfs à fleur de peau et ses lèvres tremblaient d’émotion.
En peu de temps, nous étions tombés dans des contradic­
tions inattendues en perdant le contrôle de nos paroles.
Et le plus grand fautif, c’était moi.
— Tu n’aurais pas dû me dire ça! Cela, aucun homme
ne le dit à une femme. Tu es devenu plus primitif que je
n’aurais jamais pu le soupçonner.
Avant même que je puisse réagir, elle m’avait quitté et
s’en allait de son pas sûr et pressé. Au fond, j’étais satis­
fait sans en discerner la véritable raison. Je me sentais
soulagé, sans voir que c’était là justement le début d’un
embrouillamini qui allait m’enserrer de plus en plus dans
ses filets.
En retournant au petit khani, je retins une chambre
pour la nuit. Je partirais demain matin. Pourtant, il y a un
instant, j’étais décidé à rentrer tout de suite. Curieuse, cette
décision soudaine!
Je me mis en route, à pied, vers Petra. J’aimais me pro­
mener seul. Le rocher se dressait, pittoresque, avec la
chapelle de la Vierge au Doux Baiser. Je parcourus les
ruelles du joli village. J’errai dans les jardins. Tard, la
nuit, quand l’obscurité fut complète, je rentrai à Molyvos.
J’étais plongé dans mes pensées sans plus savoir à quoi
j’avais songé.
Toute la nuit, trempé de sueur, je me tournai et me
retournai sur mon lit. La chaleur était lourde. Pas une
feuille ne bougeait. Pas le moindre souffle de vent.
L’aube se levait à peine quand je descendis sur le port,
vers ma barque. J’avais oublié Élisa. Je la trouvai assise
dans la barque. Une main plongée dans l’eau. Je restai là,
interdit.
« La mer n’a jamais été aussi calme », dit-elle de sa voix
195
grave. Et elle ajouta aussitôt que je fus près d’elle: « Ni
mon cœur si plein de tempête. »
— Où as-tu lu cela?
— Je ne lis pas. Je dis ce qui me passe par la tête.
— Il faudra que je rame dur jusqu’à ce que je rencontre
du vent, au large.
Je déballai le paquet de graisse, j’en enduisis les attaches
des rames et leurs cordelettes pour qu’elles fonctionnent
en douceur.
« Pendant tout le temps où tu fus absent, j’ai pensé à toi...
Pas un seul jour où je ne t’aie eu dans l’esprit... » fit-elle
en regardant la mer.
Sous le double-fond de la proue, je rangeai deux paquets
de biscottes que j’avais achetés.
« Je suis costaud pour ramer, dis-je. Je peux ramer sans
arrêt de l’aube jusqu’en pleine nuit. »
Je pris place sur le banc et allumai ma pipe. Le silence
tomba entre nous. Un lourd silence. Je ne fis rien pour le
rompre. Je regardais sa poitrine qui se soulevait, hale­
tante, comme lorsque la mer se gonfle sous un vent vio­
lent. Puis elle dit:
« Je crois que mon père n’était pas d’accord au sujet
de mon fiancé. »
Elle jouait avec son alliance. La retirait et la remettait
nerveusement à son doigt. Les reflets du soleil dans l’eau
tremblaient et miroitaient sur son visage.
« Alors... tu vas détacher la barque? » demanda-t-elle
et, au même instant, sa voix s’éteignit comme si elle prenait
brusquement conscience de cette audace déplacée.
Je décelai dans son regard comme une supplication.
— Élisa, cela est impossible entre nous. Tu as dit toi-
même que c’était un caprice. Tu as dit qu’après tu t’en
repentirais, à l’instant même. Et que ce serait honteux.
« Comment peux-tu te souvenir de ces paroles... mur­
mura-t-elle. Il faut vraiment haïr quelqu’un pour se sou­
venir ainsi de toutes ces paroles, alors que lui les a oubliées...
Il vaudrait mieux me dire la vérité. Que tu es amoureux
d’elle. Pourquoi ne l’avoues-tu pas? »
196
Souvent, les autres vous aident à mieux voir en nous-
mêmes et à y découvrir ce que l’on ignorait. Bien sûr,
cela arrive rarement... Je sursautai. Jamais je ne m’étais
trouvé en proie à des pensées aussi contradictoires. Jamais
mon cœur n’avait éprouvé un pareil trouble jusqu’à
ne plus savoir comment il devait battre. Je répondis:
« Détache l’amarre en sortant. Le nœud est simple. Et
tu me la lanceras dedans... »
L’amertume elle aussi a son dessin. Sa forme. Une petite
ombre descendit, aussitôt, comme le nuage sur le versant
d’une colline, et se nicha dans la commissure de ses lèvres.
C’est ainsi que je vis l’amertume se dessiner sur son
visage.
Elle dit tranquillement:
« Ceci veut dire que nous devons nous séparer. Dimi­
tri! »
Je n’étais pas du tout d’humeur à faire de cette histoire
un mélodrame. C’est pourquoi je fis l’impossible pour
avoir l’air naturellement indifférent. Je me repentais mille
fois d’avoir stupidement décidé ce voyage à Molyvos. En
vérité, savais-je moi-même au juste pourquoi je l’avais
entrepris? En fin de compte, tout se passa sans heurt car
Élisa était déjà loin, et je pus me sortir de cette situation
intolérable qui me nouait la gorge comme une corde vous
serrant jusqu’à l’étouffement.
Je résistais à grand-peine au désir de lui crier que je
me repentais, que je voulais faire l’amour avec elle. J’attra­
pai les rames de toutes mes forces, et me mis à ramer.
Je sortis du port, gagnai le large pour y chercher le vent
qui gonflerait ma voile. Je pensais aux miens qui appren­
draient mon passage à Molyvos, ma rencontre avec Élisa.
Peut-être croyaient-ils que j’étais amoureux d’elle? J’en­
levai mes vêtements et, nu, me retrouvai moi-même. Mon
corps était excité jusqu’à la moelle. Je le voyais pareil à
un cierge tout droit qui consume sa flamme et fait fondre
sa cire.
Ma sueur se rafraîchit, sécha. C’était la brise que j’atten­
dais. Je dépliai la voile. Le vent la gonfla doucement,
197
l’embarcation s’inclina légèrement et prit sa route vers le
nord, ayant le noroît par bâbord. La quiétude m’envahit
vite. J’entendais le clapotis des petites vagues ponctuant
sur les joues de la proue leurs souhaits de bienvenue. Une
eau légère qui joue avec la barque et la chatouille, qui
frémit et rit en sourdine et se réjouit de cette compagnie
inattendue rencontrée en plein large. Vers midi, j’avais
atteint le point le plus propice pour tirer ma bordée, face
au ponant et au vent du sud-ouest, le noroît soufflant alors
en pleine bande, par tribord.
Quand je virai de bord, ma vitesse s’accrut. Je devais
filer de six milles et demi à sept milles à l’heure. Vitesse
merveilleux. Dans six heures, je mouillerais devant ma
cabane. Le gouvernail creusait son sillage dans l’eau,
faisant à sa surface de petits tourbillons qui semblaient
vouloir se visser jusqu’à ce qu’ils se remplissent d’eau et
s’évanouissent. Tant de choses se passent, même dans le
plus lointain désert! Il suffit que l’œil humain sache obser­
ver le monde jusqu’au plus profond de son cœur pour
qu’alors l’homme se sente lié à ce qui l’entoure, qu’il
devienne vent avec le vent, prairie avec la prairie, onde
avec la mer, qu’il se promène avec le nuage et regarde d’en
haut son ombre projetée sur la terre. Ces petits tourbillons
d’eau, ces petis cônes sont autant de lucarnes s’entrouvrant
pour vous permettre de regarder jusqu’au fond des abysses.
Bien sûr, on ne voit jamais jusqu’au fond des abysses, mais
cela n’a pas d’importance car il suffit de s’être ainsi pen­
ché sur les profondeurs de la mer pour que votre âme rêve
aux précipices du monde sous-marin, -aux algues, aux hip­
pocampes, aux méduses... Des myriades de splendeurs
surgissent dans votre esprit, vous donnant l’illusion d’avoir
détaillé cet univers aux visages innombrables.
Je laissai le cap Ordymnos à gauche avec l’îlot de
Pachi. J’approchais du cap Petinos avec ses plages de
sable, étalées à l’horizon. Mon regard distinguait Kera-
midi, le cap Felouktassi et, plus haut, la rade de la Vierge
avec deux grandes barques de pêche, prêtes à mettre à la
voile. Puis ce fut tout de suite la côte de Faneromeni.
198
Mon cœur se serra. Puis se relâcha et se mit à battre
comme un fou. Le phare de Nissiopi formait une tache
blanche au loin. Ma barque humait déjà son ancrage et
prenait une vigueur nouvelle, faisant voler de blanches
flèches sous la proue, galopant sur les vagues. Sa vitesse
s’accordait à ma folle envie d’arriver au plus tôt, de
m’enfoncer dans ce monde que j’avais créé de toute mon
âme et qui ébranlait ma vie jusqu’en ses racines.
J’avais encore environ un demi-mille à parcourir, quand
je m’immobilisai, interdit. A deux cents brasses à peine,
le dauphin sauta hors de l’eau, d’un grand bond gracieux,
comme pour jouer, puis retomba. Il nageait en rond comme
s’il tournait autour d’un point qui l’attirait. Je me trou­
vais à contre-jour, juste à cette heure où le soleil plonge
ses rayons flous dans la mer, et cela gênait ma vision.
Les vagues ruisselaient d’or, étincelaient, faisaient des
signes étranges, parsemées de flaques de lumière qui s’absor­
baient en un instant, et ce que je cherchais à distinguer
se mêlait aux jeux brillants du couchant. Je mis ma barre
en contre-bord pour couper la vitesse, tout en évitant
d’approcher trop près du cétacé. J’attrapai le harpon de
la main gauche. Je devais être sur mes gardes. Le dau­
phin tarda à reparaître. Je l’entrevis plus loin qui traçait
des figures pleines de souplesse et de grâce, comme pour
marier l’air avec l’eau qui supportait son poids et lui don­
nait la rapidité d’une flèche. Un instant, je crus voir ce
que je cherchais. Puis de nouveau tout s’embrouilla dans
le mouvement des vagues et l’éclat vitreux de l’écume.
Je m’éloignai et je pénétrai dans le goulet de la petite
anse. A peine franchi, le vent tomba d’un coup. La voile
s’affala et la barque glissa sur le fond de sable bas, devant
la cabane.
Thomas était là, en train de frotter une grande pieuvre
sur un rocher.
« Où est Angéla? » demandai-je en serrant la ceinture de
ma culotte que j’avais enfilée en vitesse.
Thomas fit un geste du côté de la mer.
Je m’enfermai dans la cabane. Examinai le fusil. M’assu-
199
rai qu’il était chargé. Préparai encore quatre cartouches
avec les gros morceaux de plomb de Thomas.
Durant la nuit entière, la mer mugit à mes oreilles,
j’entendais le cri de la mouette, le dauphin sautait devant
moi. Puis il y eut une lutte et mon harpon se ficha dans
son dos jusqu’au col du trident. Je sursautai sur mon
matelas. Regardai à travers les roseaux. Le jours se levait.

200
XVI

Ce soir, Loucas le soûlard était sens dessus dessous,


comme travaillé par un mal secret, et il ne sortit qu’in-
jures et reproches à l’égard de Thomas. Moi, je ne compre­
nais pas l’entêtement de celui-ci; le seul motif de leur
querelle était qu’il l’empêchait de construire une cabane
à côté de « son coin ». « Et alors, ce coin-là, est-ce qu’il
est donc à lui pour qu’il fasse et qu’il commande comme
ça lui chante? » disait Loucas le soûlard.
« Il a peur que je trouve ses trous à pieuvres. C’est
ça, la raison. »
Angéla n’avait aucune opinion à ce sujet. Elle ne se
mêlait jamais des choses de la terre. Elle nous laissa.
— Pourtant, il est vieux. Il devrait accepter le plus
jeune. Je ne lui prendrais pas son pain. Et puis, on pour­
rait s’associer. N’est-ce pas, patron? Les pauvres doivent
s’associer. Un pauvre ne doit pas avoir peur qu’un autre
vienne lui prendre le pain de la bouche.
Moi, je n’avais aucune envie d’être mêlé à ces histoires.
Quand je fus seul, Thomas s’approcha.
— Qu’est-ce qu’il te racontait, le fainéant? Il voulait
que le pain lui tombe tout cuit du ciel? Personne ne m’a
appris à moi. J’ai bataillé pendant des années. Sur mon
pauvre dos y a des hivers entiers qui sont passés et j’ai
supporté des pluies plus que tu ne pourras jamais en
compter. J’ai lutté avec les vagues. Après, c’est le soleil
qui vous tombe droit dessus et qui m’a cuit comme une
tuile. Et lui, voyez-moi ça, il voudrait les trouver tout
prêts... Et après, il y a Stratos. C’est lui, mon héritier. Il
201
ne peut donc pas se fourrer dans la tête de me laisser en
paix et de s’occuper de son travail, ce soûlard!
Toujours marmonnant, il s’approcha des filets étendus.
J’observai son habileté. Ses doigts tressaient la corde, agile­
ment, avec la pointe d’un roseau taillé, et le filet fut ter­
miné en un clin d’œil, comme s’il était travaillé au métier.
Une bande de tourterelles passa et disparut du côté de
la terre. J’allai prendre le fusil à la cabane. Je trouvai
Angéla qui tripotait les cartouches et les secouait comme
pour s’assurer qu’elles étaient remplies. Elle ne se troubla
pas. Elle reposa la cartouche qu’elle tenait.
— Où as-tu mis les lourdes? Celles que tu as remplies
avec les plombs?
Je me souviens parfaitement que la colère me rendit
fou et que je lui parlai très mal. Je lui dis qu’on ne fouille
pas dans les affaires des autres, qu’elle avait une singu­
lière façon d’agir et qu’elle ferait mieux de ne plus me
questionner au sujet de mes occupations. Je parlai avec
exaltation. J’attrapai le fusil. J’en retirai les deux car­
touches de gros plomb, les enfouis dans ma poche et le
rechargeai avec des cartouches de grenailles. Elle m’obser­
vait. Nerveux, j’attendais le passage de quelques tourte­
relles. Elles volaient trop haut.
— Il va faire mauvais. Elles font comme ça quand
le temps va changer... dit Thomas, en me voyant armé.
C’est la meilleure époque pour les tirer.
Une nouvelle compagnie semblait se regrouper du côté
du cap d’Englesoskala. Je mis en joue le dernier des
oiseaux qui paraissait voler plus bas. Je le tirai en plein,
quand il passa au-dessus de moi, un vrai coup de roi,
comme on dit. Il s’abattit comme une feuille de platane
détachée de l’arbre, les ailes étendues tournant en hélice
et tomba aux pieds de Thomas, avec un bruit mat.
— Eh bien! tu vas pouvoir manger de la viande, patron,
cria Loucas le soûlard, du large, depuis sa barque qui
buvait autant de mer que son larynx absorbait du vin.
Thomas grommela de nouveau. Il soupesa l’oiseau au
creux de sa paume.
202
— Il est maigre. Ils n’ont pas encore mangé beaucoup
de graines. Mais Angéla s’y connaît en gibier. Elle les
cuisine avec de l’oignon frit. Autrement, c’est coriace, on
ne peut pas le manger. Mais pas de comparaison avec le
poisson et surtout la pieuvre, mon jeune maître. De tout
ce qui sort de la mer, il n’y a rien de meilleur.
Il tendit l’oiseau à Angéla qui le prit, vexée, en se mor­
dillant les lèvres si fort que ses dents tranchantes y lais­
sèrent de petites marques. Son œil étincela de cet éclat
que je connaissais bien, comme étincelle le nuage emporté
par la tempête au cœur de l’orage. Elle lança l’oiseau
mort à ses pieds, tourna le dos et s’en fut, obstinée.
Thomas hocha la tête.
— N’y fais pas attention. Tu ne peux jamais savoir
quand elle est de bonne humeur, ou quand c’est la tem­
pête. Comme la mer. Mais la femme est nécessaire tout
comme la mer. Et quand elles sont dans leurs bons jours,
rien n’est plus doux que la femme et la mer. Et puis, il
y aura bientôt Stratos. Les filles, c’est le mariage qui les
guérit. Faut qu’elles soient engrossées. La femme a besoin
de l’homme. C’est seulement ainsi qu’elle se calme. Elle
trouve le repos. Elle enfante. C’est comme ça! Quand la
femme enfante, c’est comme si elle naissait une deuxième
fois. Elle se transforme. Nous, les hommes, on ne peut pas
le comprendre. Mais on sait que ça se passe ainsi. Une
femme qui n’a pas ouvert les cuisses a péché contre Dieu.
Tout ça, c’est les affaires de Dieu... Après, ne t’en occupe
pas. Stratos est un bon bougre. Il apprendra mon métier.
Avec les pieuvres, avec la palangre. Je me suis toujours
débrouillé jusqu’à aujourd’hui et tu ne peux pas dire qu’on
n’a pas de quoi se remplir l’estomac. Elle, elle dit qu’elle
n’en veut pas. Elle a ses lubies. Mais cette affaire-là, ça
ne dépend pas d’elle. Qui sait ce qu’elle a pu se fourrer
dans la tête?
Il me regarda d’un air singulier comme pour bien me
faire saisir le sens de ses paroles. Je lui souris. Il dit:
« Tu comprends ça, toi aussi, mon jeune maître. Chaque
homme doit prendre une femme de sa condition. Autre-
203
ment, ça ne va pas. Nous, on s’est dit que le mariage aurait
lieu à l’entrée de l’hiver. »
Jour après jour, une ombre obscurcit ma vie, l’ombre
noire d’un aileron dont j’ignore jusqu’où elle s’étendra. Je
cherche et ne trouve rien. Pourtant, je saisis partout des
signes insolites dont je tente avec acharnement de déchif­
frer la forme et le sens.
Depuis le jour où j’ai tiré la tourterelle, Angéla évite
de me rencontrer. Elle passe son temps dans leur masure,
s’occupe des gamins. Quand elle me voit, elle baisse le
regard et ne veut échanger aucun mot avec moi. Voilà
longtemps qu’elle n’est plus allée en mer. Pas même à
Glyconéri. Mais je comprends que son comportement est
mensonger.
— Elle est comme ça. Elle change et ne veut plus de
la mer pendant un bout de temps. Peut-être bien qu’elle
y va la nuit. Souvent, je me réveille en pleine nuit et je
ne l’entends pas bouger sur son sommier. Je me dis qu’elle
est peut-être avec toi, pendant ce temps? Alors, tu ne la
vois pas, toi non plus?
Ce fut la question que me posa Thomas, un soir où
Angéla, assise sur un rocher, semblait absorbée par la
contemplation de la mer. Elle était aussi immobile que si
l’esprit des lieux en personne avait surgi là et voulait se
libérer du sinistre environnement qui l’enserrait.
« Non, elle ne vient pas à ma cabane », répondis-je,
comme pour la décharger de toute accusation et laver
tout soupçon à mon égard.
Thomas secoua la tête.
— Ne m’en veux pas, mon jeune maître. Mais tu com­
prends que sa nature n’est pas comme celle des autres et
que les racontars des gens ne sont pas toujours faux.
Même Loucas le soûlard, quand il est soûl, dit des choses
vraies. C’est un poids pour moi, il faut que je m’occupe
d’elle, même quand je vois bien que ça ne tourne pas
rond dans sa tête. Faut que le mariage se fasse vite. Il
faut qu’elle ait un mari avec elle. A tout prix. Je sais ce
que je dis!
204
Le crépuscule descendit, Thomas me parlait toujours
et je sentais bien qu’il voulait poursuivre la conversation,
m’ouvrir son cœur tourmenté, se confesser. Mais quelque
chose vient de se passer: Thomas surveille d’un œil
Angéla assise sur son rocher. Elle a fait un geste étrange
en direction de la mer. Elle s’est levée à moitié, s’est
tendue vers le large comme pour y distinguer quelque
chose, très loin.
Tout était calme, et le clapotis s’entendait clairement.
L’eau moussait. La moitié du dos du grand cétacé jaillit
hors de l’eau puis replongea. Quelques brefs instants s’écou­
lèrent. L’échine réapparut, et je distinguais nettement son
sillage. Il ne s’approchait pas, se contentant de longer la
côte, à deux cents brasses environ. Un dauphin aussi près
de la terre ferme, ça ne s’était jamais vu. Thomas qui
avait l’ouïe fine perçut le bruit. Il vit le dauphin qui pas­
sait et repassait.
— Depuis ces jours derniers, il est toujours fourré dans
notre coin. Autrefois, il ne venait pas. Et regarde, mon
jeune maître, c’est toujours le même. Je me dis que sa
femelle a dû crever, alors il la cherche et Dieu sait dans
quel trou de rocher pourrit la charogne. Tu verras, dans
quelques jours, les mouettes vont se rassembler en bande
sur la côte depuis Gavatha, au-dessus de la carcasse.
C’est mauvais signe quand il vient si près, quand il quitte
le large. Il va nous chasser tout le poisson. Sales bêtes!
Ils ne laissent rien. Pourvu qu’il n’aille pas chasser les
pieuvres de leurs trous! Il n’en laisserait pas une seule.
Pour lui, la pieuvre, c’est une vraie friandise.
Moi, je ne l’entendais plus qu’à moitié. Cet événement
me préoccupait. Car il n’y avait aucun doute, c’était le
dauphin. Le dauphin d’Angéla. A croire qu’il la réclamait.
Et qu’il avait perdu la tête depuis des jours qu’elle n’était
pas sortie à sa rencontre.
Je me trouvai au moment le plus important de cette
petite histoire, qui sort entièrement des limites natu­
relles qui veulent que chaque chose se conforme à sa propre
nature. En même temps, je sentais monter ma haine et
205
ma colère. Je serrai les poings devant la scène qui se dérou­
lait sous mes yeux.
— Je te l’ai dit, ils donnent cinquante drachmes pour
chaque dauphin tué, fit Thomas. C’est une prime du minis­
tère. Il dit que c’est un destructeur de poissons. On les
attaque avec des torpilles. Mais, à mon âge, où trouver
l’envie de me battre contre de pareils monstres? C’est
bon pour des jeunes gens costauds et courageux. Moi, je
ne suis plus de taille.
Le dauphin tournait toujours. Puis il prit la direction
du rocher, tout droit sur Angéla. Il volait littéralement,
comme propulsé par une hélice, et l’écume jaillissait sur
son dos quand il émergeait comme devant l’étrave d’un
navire. Angéla se redressa. Le dauphin fit un saut, très
haut en l’air, puis un second. Il jouait avec l’eau qui, sous
ses bonds, bâillait comme si quelque brasier flambait
dans les abysses.
Angéla sursauta et se mit à courir le long des rochers.
Pour entraîner le cétacé loin de nous. Mue par une intuition
soudaine, pour le mettre en sécurité, et le protéger du
danger qu’elle pressentait indiscutablement. Le dauphin
faisait de petits bonds de côté, et la suivait comme un
cheval domestiqué.
Je me levai pour m’élancer. Thomas me retint par la
main et me dit, comme s’il me confiait un secret:
« Guette-le et tue-le. Ton fusil est robuste. Il vaut
cinquante, tout juste, je te l’ai dit. Seulement, ce n’est
pas l’heure maintenant: chasse-le un jour au large quand
il sera seul. Et dis-moi que tu l’as tué. Ça, je veux que tu
me le dises. »
Ses lèvres tremblaient sous ses moustaches.
— Bien sûr que tu ne le feras pas pour les cinquante
drachmes. Tu le feras pour le plaisir. Moi, je l’aurais fait
pour les cinquante drachmes. Le prix d’une pieuvre de
cinq ocques.
Je perdis de vue Angéla et le dauphin. Une langue de
rochers les dissimulait derrière le Mavro Kavo. J’eus
envie de courir pour les rattraper car j’étais certain qu’elle
206
allait se jeter dans la mer. Mon cerveau s’obscurcit à nou­
veau, mon cœur sauta dans ma poitrine. A cet instant, je
me sentais devenir fou et prêt aux plus incroyables folies.
Je ne quittais pas la mer des yeux. Je venais d’aperce­
voir le dauphin bondir puis s’éloigner vers le large comme
si sa mission était accomplie. Angéla revint se poster au
même endroit, s’assit sur le rocher. Elle regardait l’écume
qui se perdait au loin. Toujours plus loin. Sa pensée voya­
geait aux côtés de cet habitant des eaux qui s’était défi­
nitivement mêlé à sa vie et devenait la trame de son
destin. Je vis qu’elle était de nouveau paisible. Mais ma
décision était si ferme qu’elle ne souffrait plus aucun retard.
Quand je la rencontrai vers le soir, elle parut surprise. Elle
me regarda droit dans les yeux.
— Tu n’es plus la même, Angéla, lui dis-je.
— Même si l’on voulait ne pas changer, on ne peut pas
faire autrement. Il y a longtemps que je sais à quoi tu
penses. Mon œil plonge au fond de l’homme. Alors, mieux
vaut que je ne te dise pas ce que je vois au fond de toi.
J’eus envie de lui dire qu’elle se montait la tête avec des
idées folles, mais je sentis en même temps qu’il était inutile
de vouloir lui cacher la vérité que son intuition lui dictait.
— Viens, et soyons comme avant, Angéla. Voici des
jours que tu me fuis. Des jours que tu me traites en ennemi.
— Tu as encore ramassé des morceaux de plomb, je le
sais. Tu as ramassé les plus gros, les plus lourds. Ton cœur
est noir et ton esprit troublé. Tu t’imagines que tu peux
t’attaquer à n’importe qui, quand bon te semble, et t’en
débarrasser. Sache alors qu’un grand malheur arrivera.
Ces jours derniers, le grand arbre pétrifié gémissait et ses
plaintes montaient de l’abîme. Sache que sa colère sou­
lève les tempêtes terribles qui engloutissent tous ceux
dont il a décidé la mort. Lui, il connaît tes pensées et il
peut t’attirer dans l’eau où tu te perdras pour toujours.
Je parle de l’arbre de marbre, et lui aussi m’écoute.
Ses yeux lançaient des éclairs.
« L’arbre, lui ai-je dit, est tranquille et mort. L’arbre,
c’est un morceau de marbre, qui pourrira avec le temps. »
207
— Nous pourrirons d’abord, nous autres! Il nous verra
pourrir d’abord. Nous disparaîtrons et lui, restera tel qu’il
est. Tel qu’il était il y a des générations et des générations.
Je te dis qu’il a poussé de lourds gémissements et que les
pêcheurs qui se trouvaient là, par hasard, l’ont entendu
et qu’ils en ont parlé. Et personne ne va plus pêcher
dans ses eaux. Ils ne comprennent pas quelle est cette
rumeur, qui arrive d’en bas... Ils ne savent pas... Moi
seule, je sais que son cœur est de marbre et qu’il connaît
tes intentions et le nom de celui que tu as dans l’esprit.
L’ombre de la peur qui submerge les âmes faibles
recouvrit tout au point que la lumière parut s’assombrir
bien que le ciel fût toujours d’un azur parfait, sans la
moindre trace de nuage.
Je fus surpris en voyant Loucas le soûlard accoster au
bord du rocher du chenal et venir vers moi. Angéla me
laissa, en proie aux soupçons les plus fous. Je me disais
que cette fois, je ne m’étais pas trompé. Je peux même
dire que tout s’éclairait en moi, que je tenais maintenant
la clé du mystérieux changement d’Angéla vis-à-vis de
la mer, ces derniers temps. C’était un fait qu’elle n’avait
pas nié. C’était un fait, elle se jetait à l’eau la nuit et elle
rencontrait le dauphin. Loucas le soûlard m’aborda:
— Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu, patron.
— Je t’emmène avec moi à la pêche. Et tout de suite.
Tu as sûrement des appâts. N’est-ce pas, Loucas le soû­
lard?
— J’ai de petites langoustines comme on m’en réclame
toujours. Et tous les jours j’en garde un peu pour toi, si
tu en as besoin. Mais d’aller avec ma barque, ça me semble
impossible, tu sais qu’avec son calfatage...
— Toi, tu videras l’eau. Moi, je pêcherai.
Je rassemblai lestement les lignes. Je retirai les deux
lourdes cartouches de mon fusil et les fourrai dans ma
poche. De loin, Angéla observait tous nos gestes et ne nous
quitta pas des yeux jusqu’à ce que nous soyons sortis du
goulet. Je ramais et Loucas écopait.
Je dois avouer — et cet aveu est entièrement véridique
208
— que je ne sortis pas pour la pêche dont je n’avais aucune
envie. Mon but était tout autre. J’observais la terre en
m’éloignant et je pris à gauche, vers l’ouest.
— Pourquoi ne vas-tu pas tout droit, patron? Il n’y a
pas de poissons par ici. Va donc tout droit au-dessus du
banc. Et il fit un geste de la main vers le nord.
Mais je poursuivis ma route vers l’ouest, tranquillement,
sur la mer plane, essayant de garder dans l’alignement mes
trois points de repère pour ne pas manquer l’endroit que
je m’étais fixé. Je savais que quelque part par là gisait
le géant pétrifié. Je ne quittais pas Loucas le soûlard des
yeux une seconde. Je voulais éclaircir cette histoire. L’his­
toire des gémissements venant du fond et l’effroi des
pêcheurs qui croyaient à la légende. Cela me préoccupait.
Loucas le soûlard commença à s’agiter.
— Tu t’éloignes, patron, et je n’arrive plus à vider l’eau
assez vite. Il n’arrêtait pas d’écoper avec le seau.
L’eau remplissait les creux de la poupe sous le caillebotis
que Loucas avait soulevé pour vider l’eau plus facilement.
— Tu devrais changer de route. On ne va pas du bon
côté. Le poisson va où il veut.
Il tremblait jusqu’aux os. Ses lèvres remuaient.
— Reste en bonne santé, sois heureux en amour, patron,
mais si tu ne veux pas notre perte, écoute-moi et va-t’en
d’ici. Tu ne l’as donc pas entendu, toi aussi?
— Entendu quoi?
Je levai les rames en l’air et m’accoudai sur elles.
Il avait mis la main en cornet à son oreille pour mieux
écouter.
— On entend un bruit sourd, patron. Écoute. Il y a
un bruit de soupir qui monte d’en bas, du fond. C’est la
mer qui gémit... Depuis l’ancien temps, on raconte que
l’endroit est hanté par un esprit enchaîné et qui lutte
pour se libérer. On parle d’un esprit de marbre qui gémit.
C’est ce que je t’ai dit. L’arbre, patron.
Je faisais semblant de ne pas entendre.
« Écoute-le, maintenant. Écoute comme les plaintes
sont longues... », dit le brave homme, terrifié.
209
Et brusquement, il sursauta. Cria presque:
— Regarde, patron. L’eau n’entre plus dans la barque.
La main de l’esprit l’a soulevée et elle ne touche plus la
mer. La mer nous chasse d’ici. L’esprit des fonds est en
colère contre les hommes. Les autres pêcheurs l’ont entendu
aussi. Même Angéla n’oserait pas venir jusqu’ici...
Pourquoi dis-tu cela d’Angéla?
Parce qu’elle commande à l’esprit. Des pêcheurs l’ont
vue plusieurs fois par ici plonger toute nue, et remonter
des heures après. Elle descend et elle cause avec lui.
Elle lui apporte toutes les nouvelles du monde. Il apprend
par elle tout ce qui se passe. C’est comme ça qu’il sait
quand il n’a pas besoin de se tourmenter et quand il doit
nous avertir parce qu’il est en colère.
— Et pourquoi serait-il en colère maintenant?
— Ça! Personne n’en sait rien. Et personne ne se risque
à venir ici pour le savoir. Allons, partons, patron. La
tempête monte d’en bas. L’esprit flaire le sang qui va
être répandu dans la mer. C’est écrit, il y aura un
crime. Qu’est-ce que nous avons à faire ici, nous autres?
Allons-nous-en, si tu ne veux pas qu’il nous arrive une
catastrophe...
Je frissonnai. Mes pensées, mes desseins inavouables
s’étaient fondus à l’étrange vie qui animait ce coin de
mer, ce coin perdu en face de Nissiopi, et à travers le silence
vibrait l’écho de mes pensées, un écho qui s’enflait, qui
devenait audible. L’autre le sentait et nos pensées ne
firent plus qu’une, comme si j’avais avoué à haute voix
ma secrète résolution.
A présent, monte des profondeurs ce gémissement qu’en­
tend Loucas le soûlard, qu’Angéla entendit la première,
que tous les pêcheurs du lieu ont entendu. Et que j’en-
tends moi aussi, maintenant.
« Tu veux tuer le dauphin », me dit-il brusquement, et
ses yeux imbibés d’alcool me dévisageaient avec horreur.
Je sursautai.
« Qu’est-ce que tu racontes, mon bon? » criai-je.
Je me calmai. Tirai sur une rame avec énergie. M’ap-
210
puyai sur l’autre. La barque vira sec sans perdre son élan.
Elle fendait l’eau sous la force de mes bras comme pous­
sée par un petit moteur.
Je savais ce que je voulais. Cette rumeur au sujet des
gémissements avait pris de l’ampleur. Je l’entendais, moi
aussi, qui se répercutait en moi, qui me troublait. Elle
montait des profondeurs de la mer, faisait bouillonner les
flots, craquer la barque.
— Alors, tu vois, l’eau rentre de nouveau! La barque s’est
rabaissée. Elle touche l’eau comme avant. L’esprit pétrifié
ne la chasse plus... dit le malheureux plein d’épouvante.
Une fois rentrés, je lui dis de prendre une bonne
quantité d’étoupe et de calfater son bateau pourri pour
en resserrer les planches, aussi relâchées que de vieilles
dents déchaussées.

Angéla était devant sa maison. Elle portait une courte


chemise, commode pour les travaux du ménage. Elle
avait la beauté froide d’une statue et me dévisagea sans
baisser la tête. Comme la fatalité. Une lueur impitoyable
brillait dans son regard. Elle eut un geste comme si elle
venait de prendre une décision. S’éloigna lentement. Sur
le sable, ses pieds nus laissaient une empreinte profonde.
Je marchais sur ses propres traces, la suivis et nous mar­
châmes ainsi, sans dire un mot. Plongés dans la même
pensée. Jamais heure ne fut plus décisive dans la vie d’un
être humain.
Nous traversâmes un endroit rocailleux et je compris
qu’elle prenait le chemin du cap le plus sauvage de la
région, le Felouktasi. Elle descendit dans l’étroite calanque
creusée par les vagues. Le soir tombait. Le crépuscule
déroulait ses ombres qui se déployaient en obscurcissant
l’étendue de la mer. Elle se tourna vers moi. Son œil
lançait des flammes plus dures encore qu’auparavant. Elle
ôta sa chemise et la lança loin d’elle. Elle resta nue, immo­
bile, l’esprit comme entraîné par une mystérieuse hantise.
211
Elle semblait vouloir que je me repaisse du paysage nu
de la femme, de ses formes gravées, incisées, jusqu’au
moindre détail. Elle marcha, entra dans l’eau et s’y
laissa flotter. Son regard ne me quittait pas. Je me
mis nu. Et d’un geste décidé, m’élançai vers elle. Elle
ne s’enfuit pas. Mais elle étendit le bras pour me tenir
à distance. Je luttai avec elle. Parvins à l’attirer contre
moi. L’eau était profonde. Je n’avais pas pied. Elle retrouva
toute son agilité pour m’échapper d’un coup, s’aban­
donna pour fuir à nouveau en m’attirant vers des eaux
plus profondes. Son corps glissait sur le mien, s’y collait
violemment, s’en détachait encore, en me poussant à la
poursuivre pour l’enlacer. Ce jeu semblait l’exciter,
elle-même plongeait, remontait brusquement au ras de
l’eau, juste derrière moi. Me sautait sur le dos et m’en­
traînait au fond, me saisissait par surprise dans la puis­
sante tenaille de ses cuisses, et je sentais ses muscles fré­
mir sous l’effort pour me serrer. Puis elle me lâchait et me
distançait de nouveau. Quand je l’eus rattrapée je fis
tout pour qu’elle ne m’échappe plus. Elle luttait pour
s’arracher à mon étreinte, mais j’étais le plus fort et savais
qu’elle n’y parviendrait pas. Je l’entraînais, en la tenant
à bras-le-corps, un bras enserrant la poitrine pour la
paralyser. Elle poussa un hurlement sauvage dont l’écho
déchira les flots jusqu’aux confins de l’horizon. Elle luttait
désespérément, décidée à m’entraîner au fond. Je compris
soudain son horrible intention. Nous nous trouvions à
une centaine de brasses de la grève. Je me battais farou­
chement pour la tirer hors de l’eau. Elle résistait. Ses
paroles angoissées trahissaient ses transes et sa fureur.
— Tu ne le tueras pas. Tu n’y réussiras jamais. C’est
lui qui te tuera.
Sa voix s’enfla soudain, cri sauvage du fauve assailli
par un loup qui lui laboure l’échine, appel à l’aide hurlé
vers un autre fauve.
Sur la pâleur lointaine des flots, je vis le panache d’écume
jaillir sous le terrible saut du cétacé.
Je me précipitai pour fuir. Elle s’accrocha à moi. Pour
212
m’en empêcher. Je la frappai. Elle se rua sur moi et me
planta ses dents dans l’épaule. Je saisis son sein et mes
ongles déchirèrent la chair ferme pendant que, de l’autre
main, je lui maintenai la tête sous l’eau pour l’obliger à
lâcher prise. Luttant contre l’asphyxie, son étreinte se
ramollit, et j’en profitai pour nager de toutes mes forces
vers le rivage. Je la sentais lancée à ma poursuite avec
la rapidité d’un thon que pourchasse un requin, pour me
rattraper, et me retenir jusqu’à l’arrivée du cétacé qui
fonçait droit vers moi pour m’anéantir.
Combien de temps dura cette poursuite mortelle, je ne
saurais le préciser. La distance qui me séparait de la femme
en furie diminuait de plus en plus. Enfin, je pris pied. A
toute vitesse, je bondis hors de l’eau. Angéla prit pied,
elle aussi, presque en même temps que moi. Elle se dressa
devant moi comme avant. Dans toute sa nudité avec,
dans ses yeux une haine telle que je n’en ai jamais ren­
contrée dans ma vie. Le sang ruisselait de son sein droit
et coulait, mêlé à l’eau de mer sur la poitrine et sur le ventre.
Le dauphin était arrivé, et il nageait en cercle, en fen­
dant furieusement la surface de l’eau. Il s’élança très haut,
puis fit volte-face vers la haute mer.
Elle lança d’une voix rauque;
« Pourquoi veux-tu le tuer? Il est plus fort que toi.
Vas-y donc et bats-toi contre lui! »
Rapide comme une flèche, le dauphin repassa. L’énorme
corps se projeta hors de l’eau, débordant de vigueur, de
fougue et de virilité.
« Regarde-le! » fit Angéla avec admiration.
Mon cœur battait follement. Qu’il était lourd le serment
que j’avais fait! Elle ramassa sa chemise, et je la perdis
de vue tandis qu’elle regagnait sa cabane.
La nuit était tombée et je n’étais pas encore remis de
la brutale secousse qui me bouleversait. Les heures pas­
sèrent. Alors, une idée me traversa la cervelle. Je sautai
dans la barque et gagnai le large dans la sérénité et la
solitude de la mer. J’étais sûr de ce qui allait arriver. Je
ramai, en m’éloignant toujours et prenant garde de ne
213
pas faire de bruit. Je plongeais les rames délicatement,
puis laissais la barque fendre l’eau tranquille, entraînée
par son propre poids. De temps en temps, j’attendais qu’elle
s’arrête et je tendais l’oreille, en essayant de percer les
ténèbres... J’étais à environ trois quarts de mille du
rivage. Je n’avais jamais connu — et ne connus jamais
dans ma vie — l’angoisse d’une telle attente. La soli­
tude pesait sur l’univers de tout son poids. Je conti­
nuai de m’éloigner, maniant doucement les avirons en
un imperceptible battement. Je les tirais lentement, les
poussais doucement et sentais autour de moi une mer
aussi légère que du coton. Puis je décidai de m’arrêter
tout à fait et la barque glissa paisiblement sur sa lan­
cée, jusqu’à ce qu’elle flotte immobile. Les étoiles du
ciel m’observaient de leurs petits yeux malicieux, cli­
gnant d’un air moqueur... comme s’ils me faisaient des
signes d’amitié. Qui pourrait dire combien de temps s’écoula
ainsi? Jupiter monta dans le ciel d’une demi-brasse. Moi,
j’attendais et j’entendis le sang bourdonner dans ma tête.
Brusquement ma peau se hérissa. De loin, des bords de
la grève, arrivait un clapotis d’eau, toujours, toujours plus
près. Je percevais même la légère déchirure des flots. J’étais
aux aguets. Les minutes passaient et chaque bruit se fai­
sait plus distinct, se rapprochait, semblait-il, de ma route.
J’entendais maintenant, plus fort, le bruissement de l’eau
au rythme de sa nage. Je donnai encore quelques coups
de rames, dans la crainte d’une mauvaise rencontre. Je
fis ainsi une cinquantaine de brasses et m’arrêtai. Je ten­
dis l’oreille. Le chuintement de l’eau me parvenait, encore
lointain. Signe que j’avais pris de la distance. Puis le son
grandit, léger comme un souffle, comme avant, avec ce
même bruit d’eau clapotante dans les ténèbres de la mer,
il arrivait plus net à mes oreilles comme si l’autre poursui­
vait la même route et s’approchait toujours. Je donnai
quelques coups de rames, pour garder la même distance,
en me fiant au son. Ainsi je pouvais toujours entendre
le clapotis sans le laisser gagner sur moi. La nuit épaisse
protégeait ma barque. J’écoutais de tous mes sens trans-
214
formés en oreille. A présent, je décèle même sa respira­
tion. Profonde et longue. Lutte paisible. Volonté de fer.
J’entends même l’écume provoquée par les mouve­
ments du corps crever la crête des courtes vagues. Crai­
gnant qu’il n’aperçoive la silhouette de ma barque, j’ac­
tionnai les rames en godillant doucement et la poussai
plus loin. Je percevais à présent une sorte de siffle­
ment d’air expiré, très bas. Une sorte de signal, d’ap­
pel convenu. Le clapotement ne se rapprochait plus. Je
comprenais que le corps nageait en cercle autour de cet
endroit. Le même sifflement retentit, bas, fré­
missant, pareil à une caresse, à un appel, une prière.
Puis de nouveau, le silence. J’attendais. Je frissonnais de
tout mon corps au sein de cette paix infinie qui semblait
recouvrir ce lieu de toute éternité. Le délicat sifflement
courait au ras des flots comme une aile de papillon, un
sifflement patient, obstiné, contenant dans son souffle la
douce passion de l’amour. Je croyais entendre un sanglot
qui se retenait d’éclater et remplissait d’une tendre attente
l’heure silencieuse de la solitude. Alors, un éclair s’alluma
en moi en me remémorant soudain l’incident de notre pre­
mier bain dans la tiédeur de la mer quand l’hameçon
s’était accroché et plus tard le doux sifflement d’Angéla,
le même que celui que je percevais maintenant.
Je tressaillis. L’eau se déchira brutalement, comme si
une tartane débouchait tout d’un coup, suivie d’un bruit
lourd comme celui d’un buffle se jetant à l’eau pour s’y
rafraîchir. Deuxième jaillissement de l’eau accompagné du
bruit violent d’un corps qui s’élancerait des entrailles de
la mer, et puis le bouillonnement des flots sous le lourd
plongeon. Nul doute, un énorme poisson se trouve dans
les parages et il s’est élancé d’un jet, pour retomber de
tout son poids dans l’eau.
« Viens... viens... » entendis-je murmurer une voix, une
voix aux modulations si douces et si tendres que je n’en
avais jamais entendu de pareille.
Les sauts du poisson s’apaisèrent, la grande agitation
de l’eau se calma; il ne subsistait plus maintenant qu’un
215
lent clapotis, continuel, comme un jeu de l’écume qui
semblait ne devoir jamais finir. Que pouvait-il bien se
passer à cinquante brasses de ma barque? Que se passe-t-il
entre elle et le dauphin?
De petits cris brefs, des soupirs étouffés par un gar­
gouillis d’eau résonnent dans la solitude de la nuit. On
entendait clairement le souffle de la femme, le souffle du
dauphin, un bouillonnement d’eau clapotante, un jeu et
une union suivis de poursuite sans fin.
C’était lui, c’était le grand dauphin, dans tout son élan
amoureux. Je l’entendais brasser les flots. Mon œil trans­
perçait les ténèbres et voyait au travers d’une clarté dif­
fuse venue d’un autre monde. Je voyais le dauphin qui
la faisait glisser sur son corps haletant, qui la parcourait
de la caresse de ses ailerons en poussant de curieux petits
cris de jouissance témoignant de sa frénésie érotique. L’eau
bouillonnait. Je sentis la femme s’élancer dans son sillage,
tourbillonner, accrochée à ses ailerons, l’étreindre de tous
ses membres, collée tout entière à son ventre. Et lui, jouir
d’elle, follement, se délecter de ce duel étrange pour son
essence marine. Et ils allaient, toujours plus loin, et moi,
de ma barque, je suivais les bruits et les mouvements de
l’eau tandis que ces deux êtres déliraient au milieu de la
mer. Elle frissonnait sous leurs voluptés épanchées et
ses frissons venaient lécher ma barque, s’infiltraient en
moi par la plante des pieds, ruisselaient sur mon corps
nu qu’ils mettaient au supplice.
Je ne m’aperçus même pas que soudain un lourd silence
était revenu sur la mer. Avec la barque, je me mis à la
recherche du couple insolite que la mer cachait dans ses
vastes seins et que la nuit recouvrait de son aile ténébreuse.
J’abandonnai les rames. Une torpeur m’envahit. A un
moment, je sursautai et empoignai le harpon, car j’avais
entendu l’eau se fendre. Puis la mer retomba dans son
lourd mutisme. Je me couchai au fond de l’embarcation.
Et le sommeil ferma mes paupières.

216
La barque bougeait très fort quand je me réveillai.
L’aube pointait et la terre ferme se distinguait au loin,
à plus de cinq milles. Toute la nuit, la brise de terre m’avait
poussé au large, soufflant du levant, toujours plus fort.
J’essayai de jeter l’ancre, laissant se dévider plus de
soixante-dix brasses de filin, sans parvenir à toucher le
fond. Je la relevai avec peine et me remis aux rames. Il
aurait mieux valu attendre que le temps change. Le vent,
je le savais, allait bientôt tourner au nord-est, car à l’in­
verse du sirocco, il ne dure pas et se calme vite. Tout se
passa ainsi. Le beau temps revint. Ma barque naviguait plus
facilement. J’étais sûr d’atteindre ma cabane en une heure
et demie. Je ramais lentement, en nage. La sueur me
piquait les yeux et dégoulinait jusqu’aux commissures de
mes lèvres.
C’est un labeur pénible que celui de la mer. Et c’est
pour cela que je l’aime, parce qu’il faut lutter pour elle,
de même qu’on aime la femme qui vous résiste jusqu’à ce
qu’on la dompte. Angéla a pénétré jusqu’aux racines les
plus profondes de ma vie. Mon corps la désire follement, il
a besoin de son contact! Je l’adorais encore plus mainte­
nant. Le féroce incident d’hier assombrissait mon esprit
et excitait mon appétit de mâle. Je n’arrivais pas à trou­
ver le moyen de la ramener vers moi. C’était pourtant
un besoin qu’il me fallait assouvir sans attendre. Et je
jure qu’une haine féroce habitait mon cœur contre le
puissant corsaire, surgi comme le spectre de la colère,
qui me l’avait ravie. Les mots d’Angéla: « Vas-y donc et
bats-toi contre lui! » m’avaient empoisonné et humilié. Je
me sentais le plus méprisable des êtres. Tout mon orgueil
et ma fierté de mâle avaient été foulés au pied, comme un
vulgaire chiffon.
Je repense à l’incident de cette nuit. Il faut que je
pousse mon enquête jusqu’au bout, que j’éclaircisse son
mystère, et j’enrage de n’avoir pu attaquer le dau-
217
phin, de ne pas l’avoir combattu comme un homme
combat un autre homme pour la possession de la femme.
Dans chaque vague qui passe, je crois voir son échine
noire dans ses plis et ma rage se ravive de lutter avec lui.
A cet instant je pourrais me jeter à la mer, me mesurer
au corps à corps, tant je suis dévoré de haine. Et puis,
la paix revient en moi... Une douceur apaisante m’imprè­
gne tout entier. J’ai envie de rire de moi-même. Je peux
dire que j’en viens à me mépriser quand je rumine ainsi,
l’esprit tout retourné. Pourtant, l’incident de la nuit ne
se laisse pas oublier. Et si ce n’était pas Angéla? Si c’était
un dauphin femelle? Si ce n’était que l’accouplement de
deux dauphins, et que moi seul aie fabriqué ce conte
étrange avec mon imagination malade? Si la femme
n’avait pas bougé de son lit cette nuit? Si j’étais devenu
vraiment fou, au point de ne plus pouvoir arrêter la
marche délirante de mon cerveau?
Mais le sifflement?... Ce sifflement tendre, plein de
caresse et de douceur comme le soupir d’un désir amou­
reux? Je me dis que c’était peut-être un dauphin femelle,
car je sais qu’entre eux les dauphins émettent de petits
sons étranges qui leur permettent de se parler, de se
raconter leur vie difficile, leur lutte sans répit au sein des
flots. C’est évident, je suis devenu fou à lier et je ferais
mieux de ramer plus vite pour regagner la terre ferme et
aller m’assurer qu’Angéla n’a pas bougé de sa cabane, à
Faneromeni.
Je me mis à ramer avec vigueur et la barque allait
bon train, maintenant que le temps s’était calmé. Même
les vagues ne se pressaient plus. C’était les larges et molles
ondulations d’une eau tranquille, qui se détendait, s’apai­
sait. Le métal vermeil du soleil brillait d’un éclat éblouis­
sant et l’eau dorée riait, saluant la clarté revenue.
Mais soudain, je me lève d’un seul bond, serre les rames
et les frappe frénétiquement dans l’eau. Et la voix? Cette
voix pathétique, cet appel dans la nuit? Je l’ai bien enten­
due. Elle disait: «Viens... viens... » Il n’en pouvait être
autrement. Il n’y avait nulle autre explication. Puisque je
218
l’avais entendue. Ce n’était donc pas un dauphin femelle.
A la seconde même où je me dis: « Je l’ai entendue », voici
pourtant qu’à nouveau, un doute se glisse en moi et
demande: « Tu l’as donc entendue? Tu as donc entendu
aussi le chuchotement de la mer? Et le gémissement de
l’arbre pétrifié montant des profondeurs, le jour, où tu
étais avec Loucas le soûlard? Tu as bien vu aussi la sargue
jouer et pourchasser la petite crevette, puis celle-ci, la
maligne, se cacher sous le caillou des algues, ce même jour
où tu as attrapé la dorade? Alors, n’aurais-tu pas entendu
et vu de la même façon les événements de la nuit passée? »
Il arrive que l’homme atteigne parfois aux limites mêmes
de la folie. Je ne repris mes esprits qu’en voyant heureuse­
ment, à une vingtaine de brasses de la poupe, un énorme
dauphin, étincelant sous les feux du soleil.
En une seconde, je retrouvai ma raison et ma force. Je
sentis mes muscles durcir, et une volonté de fer s’emparer
de moi pour lutter. Advienne que pourra! Les soupçons
reprenaient vie, s’accumulaient en moi et durcissaient mon
cœur. Je saisis le harpon. L’heure cruciale où sonne le
destin de chaque créature de Dieu était arrivée pour moi.
Mon regard courait sur la crête des vagues, cherchait droit
devant lui l’endroit où le cétacé allait réapparaître. Il
sauta de nouveau très haut, un peu plus loin, grand,
vigoureux, dans le sifflement étouffé de l’air qu’il rejetait
par son nasal. Le claquement de sa chute sur l’eau fut
si violent qu’il résonna comme le fracas d’un roc croulant
du haut des falaises dans la mer. L’écume se souleva en
panache et un minuscule arc-en-ciel s’irisa dans l’eau pul­
vérisée.
Le cétacé ne semblait pas vouloir m’attaquer d’emblée.
Je tombai sur les rames, fis virer brutalement la barque
de cent quatre-vingts degrés vers le large, et de toutes mes
forces, fonçai sur lui. La barque volait littéralement. Elle
fendait l’eau et filait comme un étalon monté par un che­
valier, la lance prête pour l’assaut. On ne voyait plus rien.
J’attendis. J’entendis le claquement d’un autre saut, mais
je n’entrevis qu’une gerbe d’eau retombant dans le creux
219
laissé par le monstre en surface. Je me dis qu’il cherchait
à m’entraîner au large, là où je ne pourrais trouver aucun
secours, pour m’y assaillir, plus à l’aise, se jeter sur moi,
me vaincre et me mettre en pièces.
J’attendais, fouillant la surface du regard. La colère
grondait en moi. Mais j’eus la stupeur de voir son ombre
gigantesque passer sous la quille comme une torpille noire,
et disparaître. Les bulles provoquées par les violents
remous de sa fuite montèrent et éclatèrent en une myriade
d’étincelles. J’essayai le harpon, ses dents pointues comme
des canines de chien. Le manche était solide, droit, taillé
dans du peuplier. Un nouveau saut lointain, à environ
cent brasses, me fit lever les yeux. Il devait fuir, rapide
comme l’éclair, pour avoir en quelques instants couvert
une telle distance.
Je connaissais maintenant son jeu. Je me penchai sur
le bordage, le harpon prêt. Je le frapperai au moment où
il repasserait sous moi. Mais je n’en eus pas le temps. La
noire torpille fendit l’eau une fois encore avec une vitesse
incroyable et disparut de l’autre côté. Inutile, dans ces
conditions, de penser à viser et frapper. Je me rendais
compte que j’avais affaire à une bête féroce, terrible et
intelligente qui s’amusait avant le combat à jouir de
mon effroi.
Pourtant, je ne tremblais pas. Qui l’eût cru? En moi,
pas le moindre germe de peur. Je me redressai, m’emplis
de volonté et de courage. Je me disais que jamais un homme
n’avait été plus homme que moi-même, à cette heure, sur
le point de me jeter dans cette lutte à mort. Il suffisait
que le monstre s’approche, qu’il émerge un peu plus, pour
que je puisse viser et frapper. A cet instant, mon bras
saurait comment agir! Je me mis à regarder ce bras, brun
et tanné par le soleil, et j’étais fier qu’il fût à moi. Qu’il
concentrât toute ma force en lui et que sous peu, voire
tout de suite, il fût capable de juguler un adversaire d’une
telle puissance que l’homme le plus fort du monde n’ose­
rait lui-même en faire fi. Mais dans cette quiétude meur­
trière qui cachait, je le savais, l’annonce d’un combat
220
mortel et sans pitié, je me sentais aussi isolé que le chêne
solitaire sur qui se déchaînent les rafales de vent furieux
et se brise la colère de la foudre.
Le dauphin, à présent, c’est très clair, cherche le moyen
d’assaillir le bateau, de le faire chavirer, pour que notre
combat se déroule dans l’eau, en toute sûreté. Mon œil
transperce le miroir des flots et je crois le voir labourer
les hauts-fonds, y faire onduler son corps souple, agiter
sa queue comme une hélice, repérer le ventre de la barque
juste au-dessus de lui pour y porter son coup de boutoir.
La sombre échine émergea, le nasal claqua avec un
bruit mat pour reprendre de l’air, et il se perdit une
fois de plus. Comme j’ignorais où il réapparaîtrait, je res­
tai là, bien d’aplomb sur mes jambes écartées, le harpon
brandi et surveillant les deux bords à la fois, prêt à tout.
L’heure fatidique approchait car les flots se déchirèrent
à gauche de la barque, à environ dix brasses, et le cétacé
fendit la surface, se rua sur la barque, et lui porta un coup
violent comme une lourde hache frappant un sapin de
pleine force. Si je ne m’étais pas agrippé, je me serais
retrouvé dans l’eau. Je jurai et me relevai. Mais je vis
avec terreur qu’une des traverses de la ligne de flot­
taison avait été enfoncée comme par un poing d’acier.
Le fauve réapparut de nouveau, au ras de l’eau, sur l’autre
bord, et dans un prodigieux giclement, qui dénotait sa
rage et sa frénésie, fonça sur l’autre côté de la barque. Le
harpon m’échappa des mains et je n’eus que le temps d’em­
poigner l’étrave pour ne pas être précipité par-dessus bord.
Telle était donc sa tactique, essayer de projeter la barque
pour me faire basculer dans l’eau. Le coup suivant fut
assené sous la carène. La barque soulevée s’inclina sur la
bande et tandis que le cétacé fendait l’eau avec une vitesse
incroyable, une rame sortit du cabillot et vola dans l’eau.
C’étaient des coups intelligents et forts pour trouver le
moyen de me faire chavirer. Il me fallait à tout prix sortir
de mon hébétude et frapper moi aussi. Je me mis à genoux,
le bras gauche prenant appui solidement sur le bordage,
le droit brandissant le harpon que je tenais par le collet
221
de fer. Je vis sa masse noircir tandis qu’il remontait vers
la surface. Il dut apercevoir le harpon car il se retourna
d’un coup, montra son ventre blanc, plongea et dispa­
rut. Ainsi, il commençait à avoir peur, lui aussi! Il com­
mençait à comprendre la difficulté de la tâche. C’était
déjà une première retraite, imposée à mon adversaire.
J’étais préoccupé par la rame car je voulais la repêcher à
tout prix. Mais elle flottait assez loin et je n’avais pas le
temps d’attacher l’autre en poupe pour me propulser à
la godille et l’attraper. Je pouvais subir une nouvelle
attaque d’un moment à l’autre. Je le vis surgir d’une
sombre vague et se précipiter en flèche sur la rame. Il
la frappa, l’entraîna vers le fond, la projeta de toutes ses
forces plus loin, la fit voler sous ses coups violents, au
point que je pensais qu’il allait la briser. Par chance, il
n’y parvint pas. Il aurait pourtant pu la réduire en miettes.
Il l’abandonna et disparut. Je retirai l’autre rame pour
la protéger, mais à peine l’avais-je jetée au fond de la
barque que le cétacé se ruait sur la poupe, le corps à
moitié hors de l’eau. Je bondis à l’arrière, et quand il fut
à ma portée, j’abattis le harpon de toutes mes forces.
Plus rapide que moi, il réussit à l’éviter. Seule, comme je
le compris, l’extrémité de sa queue fut touchée. Un mor­
ceau de peau était resté planté sur les dents du harpon.
C’était un tout petit trophée que je lui avais enlevé. Pour­
tant, je le considérai comme mon premier coup réussi,
ma première victoire. Ma seule crainte était qu’il ne m’at­
taque du côté de la traverse enfoncée. J’avais un maillet
de bois, et je tapai dur pour la faire rentrer à la hauteur
des autres. Dans la caisse, avec le maillet, se trouvaient
de grands clous rouillés, de la longueur d’un doigt. Je
les plantai aussitôt dans la coque, à l’intérieur, pour que
leurs pointes sortent en dehors d’un demi-doigt au moins.
Je les enfonçai tous, de loin en loin, sur toute la longueur
de la barque. Il s’y accrocherait sûrement, dans son effort
pour me faire chavirer.
Je n’eus pas à attendre longtemps. Le dauphin, sans
doute exaspéré par le petit coup que j’avais réussi, se rua
222
en plein sur moi, à bâbord, en un saut gigantesque, sans
doute pour me montrer sa taille énorme et m’effrayer. A
peine retombé, il se rua de nouveau. J’eus le temps d’abattre
le harpon qui l’atteignit sur le dos et lui arracha un grand
lambeau de chair. Malgré ce coup, il réussit à me frapper.
La barque faillit chavirer et le monstre se perdit dans les
profondeurs. Je tâtai les pointes des clous que j’avais
enfoncés dans la coque: j’y découvris, accroché à l’un d’eux,
un morceau de peau large comme la main.
Je l’avais blessé. Mon cœur se raffermissait. Maintenant,
la lutte changeait de face. Je commençais à gagner des
points. Je savais à présent comment le combattre et ne
me sentais plus inférieur à mon adversaire. Pour dire
vrai, je commençais même à en avoir pitié. Je tenais en
cet instant à m’imprégner profondément de cette pitié,
car je voulais que ma victoire fût l’aboutissement d’une
lutte difficile et d’autant plus chère, à mes yeux.
Je le vis qui tournait tout près sans approcher. Ses
plaies devaient le brûler. Et, à moins de me tromper, le
dernier coup parti était sérieux. Mais ce n’était pas cela
que je voulais. Ce que je voulais, je l’imaginais autrement.
Il fit un tour, puis un autre, rétrécissant toujours son
cercle. Il arriva tout près et sortit la tête. Son regard sem­
blait planté sur moi, et c’était vraiment un regard qui
savait voir en face et où brillait la haine la plus farou­
che. C’est cela que j’attendais. A cet instant précis nous
nous sommes regardés, mesurés, estimés comme des braves
comprenant que maîtrise et force leur étaient nécessaires
pour gagner cette joute surprenante.
Je vis son ombre s’obscurcir sous l’eau, et soudain fon­
cer droit sur moi. Il visait la poupe et j’eus peur qu’il ne
mît le gouvernail en pièces. Je réussis à le frapper. Le har­
pon avait dû l’atteindre en pleine chair car je le sentis
rebondir au moment où il replongeait. A la même seconde,
il remonta en un formidable sursaut. La même ruse. En
retombant, il heurta violemment le flanc de la barque
hérissé de clous. Mais avant que je puisse le frapper à
nouveau, il s’arracha à leurs griffes et, comme fou de dou-
223
leur, fit en Pair un bond désespéré. Je vis de larges taches
de sang maculer son corps. Il se rua de plus belle sur la
proue, si frénétiquement que la barque vira d’un quart
de tour. Il s’acharnait à présent pour de bon avec des
coups ininterrompus, enragés, Leur martèlement résonnait
sourdement sur le ventre de l’embarcation. Elle était si
chahutée que je me voyais déjà chaviré. Mais j’avais
ainsi le dauphin à portée de main et je pouvais choisir
l’instant fatal pour le frapper en pleine chair. L’occasion
se présenta au moment précis où il se renversait pour
reprendre la charge. Je visai soigneusement l’animal quand
il se rua en un nouvel élan et, comme un forcené, j’enfon­
çai le harpon derrière l’aileron de la poitrine. Je frappai si
profondément qu’il me fut impossible de l’arracher. Il
resta planté dans la chair. Dauphin et harpon se perdirent
dans un terrible bouillonnement qui ressemblait aux sou­
bresauts de l’agonie. L’eau rougissait. Du fond, montèrent
de gros caillots d’un sang noir, épais, qui se désagrégèrent
dans l’eau. Brun foncé d’abord, puis couleur d’œillets
écarlates à mesure qu’ils s’émiettaient et se dissolvaient
dans la mer.
La sueur ruisselait sur mon corps. Je n’en revenais
pas. Je l’avais frappé en plein ventre et j’étais sûr, à pré­
sent, que le dauphin s’éloignait, portant en lui la mort.
Ma tête bourdonnait. Un voile gris sembla ternir le soleil
dans le ciel resplendissant d’azur. Des flammèches noires
dansaient devant mes yeux, s’allumaient et s’éteignaient
dans un bourdonnement grandissant. La tempête montait
des abîmes de la mer. Ses entrailles se contractaient sous une
douleur profonde. Mugissement terrible... L’arbre!...
L’arbre pétrifié soupirait et criait d’angoisse pour tout
ce sang répandu, dont le fleuve rouge souillait ses eaux.
Les vagues s’agitaient sourdement, enchevêtraient leurs
routes, à la recherche l’une de l’autre, et pour la première
fois, je les vis s’enlacer pour se confier l’amère nouvelle.
La barque roulait doucement, tristement, et moi, j’essayais
de me redresser et de me cramponner, car mes genoux ne
me soutenaient plus. L’esprit troublé, je pensai seulement:
224
« Que le rêve finisse, qu’il laisse mon esprit en repos; ce
que j’ai fait, je l’ai bien fait. » Nous avons lutté vaillam­
ment, nous nous sommes battus d’égal à égal. Il m’avait
attaqué le premier.
J’attachai ma rame à l’anneau de la poupe et naviguai
à la godille pour retrouver l’autre. Mais la barque allait
maintenant à contre-bord et quand je vis la rame perdue
très loin de moi, je compris que j’aurais du mal à la rat­
traper. Je me jetai à l’eau en nageant vite, la récupérai
et sautai dans la barque...
Mon bateau flottait à une courte distance du cétacé blessé.
J’apercevais sa queue qui battait l’eau, faiblement, comme
pour se mouvoir une dernière fois avant d’en finir avec la
vie. Planté dans la plaie profonde du sternum, le harpon
émergea, puis s’enfonça dans l’eau quand le corps bascula.
Je donnai quelques coups de rames pour m’en approcher.
Et je vis le dauphin frémir faiblement puis tenter d’échap­
per à un nouveau coup de harpon. Je m’approchai encore
plus près. J’entendais l’air sortir de son nasal, une expi­
ration difficile et comme engorgée d’eau, entrecoupée de
petits sons brefs pareils à du verre qui se fêle. Il était à
l’agonie. Quand le flanc de ma barque le frôla, le dauphin
donna un coup de queue très lent, s’éloigna de cinq à six
brasses puis s’enfonça peu à peu, son sillage maculé de
traînées semblables à du tabac délavé. Du sang s’écou­
lait de la veine sectionnée qu’obstruait encore partielle­
ment le harpon. Une fois rentré, je tirai la barque hors de
l’eau, me ruai dans la cabane et tombai sur le lit. Et seu­
lement alors, je compris que j’étais épuisé et sur le point
de m’évanouir.
Le sifflement du vent à travers les roseaux de la cabane
me réveilla au cours de la nuit. Sa fraîcheur caressait mon
front brûlant. J’entendis du bruit, des tâtonnements, et
pensai que les vagues devaient chahuter la barque. Mais
je continuais à entendre le même bruit, comme si on cher­
chait quelque chose. Je me précipitai dehors et me trouvai
face à face avec Angéla, dans ma barque. Il faisait noir
et les ombres de nos deux corps nus se dessinaient à peine.
225
Je sentis pourtant l’étincelle acérée de son regard trans­
perçant la lourde pâte de la nuit.
« Où est le harpon? » grogna-t-elle, furieuse.
— Que veux-tu faire du harpon? Qu’est-ce que tu cher­
ches dans ma barque?
— Je me suis blessée le pied sur les clous qui dépassent
des côtés comme des dents de requin. Pourquoi as-tu planté
des clous dans ta barque, de cette manière-là?
— J’en ai recloué les côtés. Ils étaient disjoints. Mais il
n’est pas correct de fouiller dans ma barque, comme tu
le fais en ce moment.
Elle sauta dans l’eau basse et vint tout contre moi. Je
sentais sur mon ventre nu les chauds effluves de son corps.
— Dis, qu’as-tu fait du harpon?
— Il m’a échappé des mains en voulant gaffer un poisson
qui se décrochait de l’hameçon.
— Quel poisson, quel décrochage et quel hameçon?
Mensonges que tout cela! Moi, j’ai entendu le bruit et
les plaintes de l’arbre pétrifié qui montaient des profon­
deurs où il vit. La mer est devenue sombre. Le soleil s’est
terni. Une effroyable tempête a secoué le large. La mer
puait le sang... des flots de sang. J’ai senti son odeur fade
me frapper les narines. Réponds! Qu’as-tu fait du harpon?
Je m’avançai vers elle pour la calmer. Touchai son
épaule.
— Ne me touche pas!
— Angéla, reprends tes esprits. Viens avec moi dans la
cabane. Viens, calme-toi.
Elle recula. S’éloigna vers le rivage. J’entendis le puis­
sant bruissement de l’eau sous son corps qui fendait les
flots. Petit à petit le clapotis s’éteignit.
Que mon cœur se sentait solitaire! Solitaire et lourd.
Loucas le soûlard arriva le lendemain à midi, et but un
demi-verre du raki de ma bouteille. J’étais encore étendu
sur mon lit.
« Tu n’es pas sorti? Qu’est-ce qui t’est arrivé? demanda-
t-il. Est-ce que tu aurais peur, toi aussi? »
— Peur de quoi?
226
Il parla de la rumeur des flots au large, que tous les
pêcheurs de la région avaient entendue, une rumeur qui
venait du grand esprit pétrifié, dans les parages duquel
personne n’ose naviguer.
« Légendes! murmurai-je entre mes dents, alors qu’au
même moment je me sentis rempli d’un effroi jamais
éprouvé jusqu’alors. Allons, mon pauvre, lui dis-je, va te
reposer... Comment peux-tu croire à de pareilles choses? »
Mais je le disais presque à contrecœur et mes paroles me
semblaient sonner faux.
— Eh... patron, tu causes bien. Pourtant tu ne peux pas
ne pas t’étonner de tout ce qui se passe dans les parages.
Ne sais-tu pas qu’Angéla est partie en mer depuis la nuit
dernière, que midi a sonné et qu’elle n’est pas encore
rentrée?
Je lui saisis les mains.
— Oui, je te dis. Et c’est bien la première fois que son
père passe son temps à regarder la mer, et qu’il n’arrive
pas à trouver le repos.
— Loucas le soûlard, viens avec moi! Il faut retrouver
Angéla!
D’un bond, je fus debout, j’enfilai ma culotte.
— Et où veux-tu aller? Est-ce que tu connais, toi, les
mille sentiers qu’elle connaît dans la mer, où elle ne se perd
pas, et est-ce que tu peux savoir celui qu’elle a pris?
— Je ne sais pas ce que tu dis. Angéla est seule au large
et ne peut pas rentrer. Je te répète qu’elle est seule. Tu
m’entends? Elle est seule!
Ces derniers mots, je les criai comme si je voulais que
leur écho pénètre bien dans son oreille.
— Et les autres fois, qu’est-ce qui l’en sortait? Elle en
sortait bien toute seule? C’était pas nécessaire que quel­
qu’un aille lui tendre la main! Elle revenait bien à terre
toute seule?
Mon sang martelait mes tempes comme une enclume.
— Ce n’est pas la même chose aujourd’hui. Ce n’est pas
la même chose. Viens. Le vent de la terre s’est levé, nous
irons vite.
227
Notre barque sortit du goulet avec sa voile bien tendue
et je mis le cap droit sur les lieux où gisait l’arbre pétrifié.
Observant avec soin les points de repère.
— Patron! Ce n’est pas la bonne route. Tu devrais chan­
ger de cap.
Il n’ajouta rien. J’avais bien remarqué le tremblement
du pêcheur, pourtant je conservais la même route, le regard
fixé devant moi.
Loucas le soûlard quitta le bordage où il était assis,
se glissa avec précaution sous l’écoutille et s’y cala. Son
visage était blême de peur. Il restait muet, les yeux baissés,
sans même oser jeter un coup d’œil par-dessus le bordage.
De temps en temps il me lançait un regard suppliant, rempli
d’une insurmontable terreur. Je fis un tour ou deux au-
dessus des lieux où gisait l’arbre en décrivant de larges
cercles, et cherchai, mais je n’arrivai pas à distinguer quoi
que ce soit. Alors, je coupai en face, vers l’est, du côté du
cap Koraka, et de là naviguai droit en longeant la terre
ferme, me souvenant qu’une fois je m’étais laissé prendre
par les courants. Nous allions de-ci de-là, louvoyant, chan­
geant à chaque instant l’écoute entre les deux taquets de
la poupe.
Tout à coup, Loucas le soûlard poussa un cri:
« Patron! » et il me montra quelque chose, un peu plus
loin. Je lofai pour réduire la course de la barque. Sous
l’intense réverbération du soleil, une forme noire, étrange,
flottait, ballottée au gré des vagues. Plus nous en appro­
chions, plus mon cœur battait à se rompre.
— Allons-nous-en, patron. Je n’en peux plus. Tout ça
n’est pas bon. Dieu lui-même n’y fourre pas son nez. C’est
impossible qu’une créature humaine et un dauphin flottent
ensemble, comme en ce moment... Je dis, patron, que ça,
ça n’est pas bon. Peut-être que ce sont des spectres, sûre­
ment il va nous arriver malheur... Ne t’approche pas!
Il tenta de me retenir. Je le repoussai. La barque s’appro­
cha. Je lâchai l’écoute et la voile se mit à claquer
follement jusqu’en haut du perroquet. Le cadavre du dau­
phin, retourné, montrait son ventre argenté avec le harpon
228
enfoncé sous l’aileron de la poitrine. Le corps nu d’Angéla
était plaqué sur l’énorme masse du cétacé mort, la tête
appuyée sur la poitrine. Je me penchai pour l’attirer à moi.
Elle me repoussa, prête à me frapper.
— Viens, Angéla. Ne reste pas plus longtemps. Viens!
— Assassin!
— Angéla! C’est lui qui m’a attaqué le premier. J’ai
frappé pour sauver ma vie. Autrement, je ne l’aurais pas
fait. Je dis la vérité, Angéla!
Elle résista à tous mes efforts, me mordit les mains, les
griffa avec rage, et retrouvant une énergie à laquelle je ne
m’attendais pas, arracha le harpon du corps du dauphin
et le brandit sur moi. Je n’eus que le temps de me baisser,
le harpon se ficha dans le bordage en y découpant un large
copeau de bois.
— Partons, patron! Éloignons-nous pour qu’il ne nous
arrive pas malheur, car, jusqu’à maintenant, on n’a jamais
vue une créature humaine aux prises avec un spectre.
Ses paroles me donnèrent la chair de poule. Le regard
d’Angéla, farouche, brûlant, haineux, me fit reculer. Loucas
le soûlard, lestement, borda l’écoute. La barque s’inclina
pour reprendre sa route vers la côte.
— Ne parle jamais, patron, de tout ce que nous avons
vu. Il ne faut pas! C’est alors que le grand malheur arri­
verait, car toutes ces choses mystérieuses sont faites à
l’insu des hommes. Ils ne doivent pas les voir. Et tous ceux
qui les ont vues, qu’ils se gardent bien d’en parler! Moi, je
vais aller à l’église. Le pope récitera les prières et touchera
mes yeux avec le goupillon pour les exorciser. Écoute ce
que je te dis. Fais-en autant, toi aussi...
J’ignore ce que fit Loucas le soûlard, ce soir-là, après
que nous eûmes regagné la terre ferme. Je ne sais. Ni s’il
est allé trouver le pope, s’il a fait une offrande de pain, ni
si le goupillon a touché ses yeux pour les exorciser. Ce
que je sais, c’est que moi, j’ai préparé mes affaires en hâte,
les ai ramassées, les ai chargées dans la barque et ai hissé
la voile. Je n’ai même pas pensé à saluer Thomas. Plus tard,
j’ai mouillé sur la plage de sable du Phare, du côté de
229
Sidoussa. Je me suis faufilé dans une remise à charbon, une
de celles qui servent au ravitaillement des bateaux, et j’ai
attendu qu’il fasse nuit avant de reprendre la route de
Sigri. Je ne voulais y voir personne. J’aperçus seulement,
dans la taverne, Loucas le soûlard attablé devant une bou­
teille de raki. Il n’y avait pas d’autre client et le tavernier
s’apprêtait à fermer.
— Te voilà donc sur le départ, patron?
Mon cœur s’emplit de compassion quand je le vis me
regarder comme un chien regarde son maître au moment
des adieux. Je lui tendis la main...
— Nous étions des amis, Loucas...
Il me regardait drôlement. Il dit: «Tu ne m’appelles
plus: le soûlard. C’est signe que tu ne m’aimes plus, patron. »
Je souris involontairement et lui dis:
« Nous sommes amis, Loucas le soûlard. »
— Comme ça, bravo! Nous étions des amis. Seulement,
tu ne l’as pas compris quand il le fallait. Moi, maintenant,
je me dis que tu ne vas plus être ici. Je me disais que j’avais
un homme pour décharger mon cœur.
— Et maintenant aussi, tu le déchargeras. La mer est
vaste et peut recevoir tout ce qu’un cœur contient.
— Elle n’est pas si vaste, patron. Et puis, il y a ça...
— Quoi?
— Eh bien... Thomas le pêcheur de pieuvres. A présent
que tu pars, qu’est-ce qui pourra lui causer de moi... pour
qu’il me montre les trous de pieuvre... que moi aussi, je
puisse gagner mon pain...
— Thomas? Il a Stratos. C’est lui son héritier. Il sera
son gendre. Le mariage se fera cet hiver. Alors, à quoi bon
lui parler? Il faut bien que tu comprennes ça, toi aussi.
Loucas le soûlard me regarda d’un air ahuri.
— De quel mariage causes-tu, patron?
— De celui d’Angéla.
Il dut me prendre pour un fou, car je ne m’explique pas
autrement la façon dont il me regarda.
— Angéla... Elle, patron, elle ne sortira plus de la mer.
Rappelle-toi de ça. Elle y restera. Et elle hantera le coin.
230
La mer était son destin. Un jour, tu l’apprendras et tu
diras que Loucas le soûlard n’était pas si fou que tu le
crois en ce moment... Alors, c’est pour ça que je causais
des cachettes des pieuvres. Stratos, il retournera à Kapi.
C’est un paysan, celui-là. Avec du bien au soleil. La mer
me reviendra... Voilà ce que j’aurais voulu que tu dises à
Thomas.
— Au revoir, Loucas le soûlard. Je reviendrai peut-être
un jour.
Je réfléchissais à ce qu’il m’avait dit d’Angéla. Il n’y
avait pas d’autre explication que le raki. Il devait le faire
délirer.

231
XVII

Depuis ce temps-là jusqu’à aujourd’hui où j’arrive à la


fin de mon histoire, beaucoup d’années ont passé. Beaucoup
d’années, si l’on se dit qu’entre-temps je terminai mes
études, me spécialisai dans les questions minières et me
plongeai avec passion dans ces sciences. Puis ensuite, je
me mariai. J’ai épousé celle à qui je pensais chaque fois
qu’il m’arrivait de ressentir la nécessité de fonder une
famille. Je pris Élisa pour femme. Cela se fit tout natu­
rellement, car elle aussi, quand elle s’était mariée avec
le digne M. Tsouma, avait eu l’impression de le faire par
dépit.
Élisa est une personne charmante. Nous parlons parfois
du passé et nous arrivons jusqu’au point où aucun de nous
deux n’ose faire un pas de plus. Elle reconnaît qu’elle était
tombée follement amoureuse de moi dès notre première
rencontre, à la soirée dansante, le soir où j’avais taché
de vin son petit escarpin. Moi, je dois faire des efforts pour
me souvenir quand j’ai commencé à m’éprendre d’elle.
— Pourtant, nous n’avons jamais parlé d’amour tous les
deux, lui dis-je un soir. Elle en était alors à son cinquième
mois de grossesse.
« Stupide enfant! me répondit-elle. Et que signifient
donc toutes ces années passées? Que signifiait donc ton
coin isolé, et ta cabane du côté de Sigri? Et mon mariage
avec M. Tsouma? Tout cela n’était-ce donc pas notre
amour dont nous n’avons jamais parlé? »
Il me fallut l’admettre puisque je ne trouvai aucun
moyen logique de ne pas l’accepter.
232
Puis vint le jour de la naissance de notre fille. Nous
l’appelâmes Lilanda, arrivant presque à oublier son vrai
nom de baptême, Aspasia, le prénom de ma mère, qu’Élisa
avait tenu à lui donner.
Je dois dire aussi que mon beau-père était un homme
très réaliste, il me prit avec lui et me confia les mines
de Mithymna. Ainsi, chaque année allons-nous à Mytilène
où nous séjournons tout l’été.
Lilanda, entre-temps, a poussé comme un jeune rameau.
J’ai oublié de dire pourquoi nous avons pris l’habitude
de l’appeler Lilanda, ce qui, en vérité, ne s’accordait en
rien avec Aspasia. Ce nom, c’est ma fille qui, un beau jour,
le découvrit toute seule.
C’était le premier été que nous passions à Mithymna.
La nuit brillait, pleine d’étoiles. Je l’avais prise sur mes
genoux et je lui contais le miracle du ciel. Je lui disais
que les étoiles étaient de petits clous d’argent piqués dans
le ciel et que c’étaient leurs petites têtes qui scintillaient.
Et, quand par hasard l’un d’eux tombait en griffant la nuit
de sa traînée de feu, elle me demandait:
« Où va-t-il? »
« Dans la mer », lui ai-je répondu.
« Et il ne se noie pas? » demanda-t-elle, inquiète.
— Il tombe dans un grand coquillage qui se trouve au
fond de la mer sous un immense arbre pétrifié allongé
tout au fond.
La petite battait des mains. L’histoire lui plaisait tant
qu’elle me la réclamait inlassablement. Et moi, chose
étrange, chaque fois que je la lui contais, je ressentais le
même plaisir, comme si je m’acquittais d’une dette en lui
parlant des étoiles qui ressemblent à de petits clous plantés
au ciel, du coquillage et du grand arbre pétrifié. Alors nous
commencions à compter les étoiles: Une, deux, trois...
quinze... vingt... trente...
— Lilanda! criait-elle, en entendant le nombre trente^
De tous les nombres, c’était celui qui lui plaisait le plus.

1. En grec: trianda.
233
et elle ne voulait pas que nous comptions plus loin. Les
astres étaient lilanda. Et elle ne faisait que répéter: lilanda...
lilanda...
Ainsi l’avons-nous appelée Lilanda. Le nom qu’elle avait
trouvé toute seule.
« Pourquoi lui racontes-tu toujours cette histoire
d’étoiles? » me demanda Élisa un jour où Lilanda dormait
dans sa chambre.
Tout était tranquille. Pas de lune dans le ciel. Nous
étions étendus sur deux chaises longues, sur le balcon de
la maison que nous avions louée à Molyvos, juste au-dessus
de la mer. Elle était bâtie sur de gros pilotis solidement
enfoncés dans le rivage. Les vagues roulaient en-dessous
d’elle.
- Eh bien, tu ne m’as pas répondu? Comment as-tu
imaginé que les étoiles tombent dans un coquillage? Et
puis, cette histoire de l’arbre... C’est un assez joli conte.
Pourtant, ne dupons pas trop l’enfant avec des légendes.
Disons-lui plutôt les choses comme elles sont, dès main­
tenant.
Je répondis que je n’étais pas d’accord. La légende est
nécessaire car la vie est laide. Un beau mensonge est plus
vrai que la plus éclatante vérité. La vraie vie, ce n’est
pas celle que nous connaissons mais celle que nous cher­
chons à connaître. Finalement, Élisa m’approuva. Et elle
aussi, elle prit l’habitude de contempler les astres.
— Bien sûr, cela paraît plus logique que ce soit de petits
clous d’argent plantés dans le ciel, plutôt que d’énormes
masses de fer et de pierres errant sans attaches, à l’aven­
ture, dans un voyage sans but.
Élisa, pendant quelques jours, resta pensive. Puis enfin,
elle me dit que, du côté de Sigri, on recherchait la forêt
pétrifiée. Qu’en dehors des troncs épars sur la terre ferme,
les experts en avaient découvert de semblables, pétrifiés,
dans les profondeurs de la mer. Aux alentours de Nissiopi.
Et même au large.
« Ce sont des pêcheurs de Sigri, dit-elle, qui parlent
d’un immense arbre pétrifié qui gît au large, au fond de
234
la mer, et personne n’ose naviguer par là, car ils le disent
ensorcelé. Curieux! Cela ressemble au conte que tu as
brodé. J’y ai pensé toute la journée. »
Les paroles d’Élisa sont entrées en moi, tout droit, et
ont réveillé tout un monde.
Les journaux de cette époque avaient fait une large
enquête. D’Athènes, des savants arrivèrent dans la région
pour observer la forêt pétrifiée. Ils parlèrent d’une origine
remontant à des millions d’années et ils expliquèrent le
processus du phénomène. Ils dirent aussi que pareil phé­
nomène est unique. Les gens lisaient cela et s’étonnaient.
Ceux du pays apprenaient que ces étranges troncs pétri­
fiés étaient des arbres, répliques exactes d’arbres vieux de
millions d’années, mais que seul leur bois s’était méta­
morphosé en pierre. Leurs pères et les pères de leurs pères
les rencontraient dans les champs, journellement, au cours
de leurs travaux, et ils se reposaient, assis sur ces marbres
couchés qui ressemblent à d’antiques colonnes brisées. Là,
ils parlaient de leurs affaires, frottant sur eux une allu­
mette pour allumer leur pipe. C’était connu et faisait par­
tie des légendes du pays transmises par leurs ancêtres. De
bouche en bouche, on racontait l’histoire des arbres qui
s’étaient pétrifiés. Ils s’émerveillaient et disaient que cela
était bon signe pour leur pays que de tels arbres pétrifiés
y vivent encore et que leur âme y vibre et y respire.
« C’est un phénomène de transmutation de la matière »,
dis-je à Élisa.
— Cela, c’est l’aspect scientifique. Mais le miracle, c’est
qu’il existe dans la mer un grand arbre ensorcelé...
Elle me regarda. Comme si elle voulait pénétrer jus­
qu’au fond de mon être. Moi, je détournai les yeux. C’était
là la frontière qui arrêtait nos paroles. Et aucun de nous
ne la franchit.

235
XVIII

J’avais très peur quand Lilanda barbotait au bord du


rivage et quand elle commença à apprendre à nager. Élisa,
elle, ayant plus de sang-froid, me grondait et me disait que
j’exagérais. Pourtant, je tremble et je veille toujours à ce
que Lilanda n’aille pas trop loin dans l’eau. Quand elle nage,
j’ai l’impression qu’elle m’échappe, que l’eau l’attire et je
m’effraie devant sa joie qui éclate en cris et en rires.
Parfois, je veux la rappeler à l’ordre quand je la vois
s’éloigner là où elle n’a pas pied. Elle nage maintenant
cornme une grenouille, prend de l’audace et pousse des
cris de joie. Quand elle est dans la mer, elle n’écoute plus
rien. Elle devient une vraie sauvageonne. Mais la grande
fautive, c’est Élisa qui m’empêche de me montrer sévère
avec elle. Au fond de moi, je ne tiens pas à contrecarrer
ma fille qui s’en donne à cœur joie dans l’eau. Quand elle
revient vers moi, les cheveux ruisselants, je la serre sur ma
poitrine et, ce faisant, je ressens une étrange angoisse. Élisa
m’observe, je suis sûr qu’elle aussi éprouve la même angoisse,
mais aucun de nous ne veut le laisser voir à l’autre.
Cette mer que nous aimons sait nous ramener ensemble
vers le temps passé et elle semble s’être imbriquée à jamais
dans nos destinées. Je songe que notre destin, tel qu’il est
aujourd’hui, est son œuvre. Elle nous ramène aux jours
anciens, inconsciemment, et je présume qu’Élisa ressent
les mêmes choses que moi. Mais nous n’en parlons pas et
le portons en nous comme un lourd fardeau.
Une fois seulement. Élisa s’étonna de ce que je n’aie
pas encore fait un saut jusqu’à Sigri. Rien ne serait plus
236
naturel que le désir de revoir ce coin qui tint une si grande
place dans ma jeunesse. Elle ne me dit pas exactement
cela, mais c’était sûrement ce qu’elle voulait dire. Elle
comprend qu’il est des moments où j’ai besoin de me replon­
ger en moi-même. Alors, elle se retire et je reste seul. Avec
toujours ce même besoin obsédant de me remémorer les
coins déserts du cap, vers Sigri, et la cabane de roseaux,
isolée sur la plage.
Par moments, le vent souffle avec rage. Pousse les vagues
contre les murailles du port. Là-bas, sur les rochers de
Sidoussa, c’était différent.
Il est ainsi des heures où je sens que je ne peux plus
résister à tout ce qui gonfle mon cœur. Je me dis alors
qu’Élisa est plus forte que moi. Et si je la recherche pour
trouver un appui près d’elle, je trouve en elle la même
faiblesse qui la pousse à me rechercher, elle aussi, pour se
sentir protégée, se blottir contre moi, et rester ensemble,
sans rien dire, ni moi ni elle.
Certains soirs, je rentre des mines harassé de fatigue
et, à la lumière de la lampe, j’examine les comptes avec
mon secrétaire. Elle attend patiemment sur la véranda
en contemplant les vagues qui se faufilent dans les trous
des murailles.
L’automne est arrivé avec ses premières fraîcheurs et
les jours raccourcissent. Le soir tombe de bonne heure.
Élisa ne parvient pas à cacher la mélancolie qui l’oppresse.
Elle regarde les premiers nuages sur la montagne, au cré­
puscule. Elle s’emmitoufle dans son châle quand vient le
soir. La brise qui souffle sur la véranda a perdu sa caresse
de l’été. L’odeur de la mer est forte et l’air humide.
« Tu me laisses seule », murmure-t-elle. Je lui caresse le
front. Remonte le châle sur son épaule. Je l’aime. Elle est
ma femme. Je la sens dans mon sang, sous ma peau. Elle
est dans mon cœur.
« A quoi penses-tu? » me demande-t-elle quelquefois.
Elle sait qu’elle ne recevra pas de réponse. Et même si
elle en recevait, elle sait que je ne dirais pas la vérité. Une
fois, j’ai osé lui répondre.
237
— Nous pensons à la même chose, Élisa. Ce que je pense,
tu peux le lire en toi!
Elle sourit faiblement. Posa la tête sur ma poitrine. Je
compris qu’elle était d’accord avec moi. Longtemps, nous
sommes restés ainsi... Puis, elle dit — et ses paroles étaient
à peine perceptibles;
« Curieux qu’on ne l’ait jamais retrouvée. La mer l’aura
engloutie... qui sait... »
Ses mains étaient glacées.
« Tu as froid? » lui demandai-je. Mais j’aurais dû y pen­
ser. Les mains d’Élisa étaient toujours froides. Depuis ce
temps. Depuis cet ancien temps.
— C’est comme si je venais de les retirer de la mer.
Elles sont toujours froides, comme cela. Et les siennes
devaient être froides, elles aussi. C’est une chose que tu
ne m’as jamais dite...
Je lui frottai les mains, les réchauffai entre mes paumes.
Un geste machinal. Une fois seul, je me souvins qu’elle
m’avait demandé si ses mains à elle étaient froides, elles
aussi. C’était la frontière où s’arrêtait notre conversation.
A présent, elle voulait la franchir.
Ce soir-là, les vagues étaient plus fortes. Les étoiles
brillaient dans l’immense obscurité du ciel. Les flots bat­
taient les murailles du port et déjà les chaises du petit
café avaient été rangées à l’intérieur pour être protégées.
La tente de grosse toile vibrait et sa frange claquait vio­
lemment, se relevant comme les ailes d’une oie qui s’ébroue
sans parvenir à s’envoler.
« Quand as-tu décidé que nous allions rentrer? » me
demanda-t-elle. Elle parla aussi de l’école maternelle pour
Lilanda. Il fallait l’y inscrire. Il n’y avait rien à dire là-
dessus et nous nous sommes mis d’accord pour qu’elles
partent dans le courant de la semaine suivante. Cette déci­
sion ne parut pas la tranquilliser. Ses yeux ne souriaient
pas comme de coutume. Pourtant, ce qu’elle avait au bord
des lèvres, elle le tut. Elle demanda seulement:
« Toi, tu vas rester... n’est-ce pas? Pour longtemps? »
Je lui parlai de la difficulté d’abandonner les travaux
238
avant la fin de la saison. Il y avait entre autres un charge­
ment de minerai à faire livrer au dépôt de Sigri. Je ne pou­
vais pas le calculer exactement, bien sûr, pourtant je lui
dis que je n’en aurais certainement pas fini avant un mois.
Une étoile se décolla du ciel. Le griffa sur toute une lon­
gueur, puis se perdit.
« Elle aussi va dans le coquillage, me dit-elle, et je
compris qu’elle ne souriait pas du tout. Et qu’arrivera-t-il
quand le coquillage sera plein? » me demanda-t-elle, comme
si elle était la petite Lilanda qui posait toujours des ques­
tions inattendues. Est-ce que je savais? Je lui répondis
comme j’aurais répondu à Lilanda:
« Elles s’enfouissent dans la mer. Elles deviendront des
étoiles de mer qui rempliront les filets des pêcheurs ou qui
s’accrocheront à leur palangre. »
Et comme elle me regardait de ses grands yeux bleus
qui me parurent soudain si enfantins, j’ajoutai: « Tu sais...
toutes les étoiles retourneront à la mer, toutes les choses
terrestres aussi. Elles lui appartiennent! »
Je sentis son haleine sur mon cou. Elle frotta doucement
sa joue contre la mienne. Et elle murmura dans la douce
tiédeur qui lentement s’épanchait et nous enveloppait:
« Donne-moi ta parole que si tu vas là-bas... tu n’en­
treras pas dans une barque... »
Elle me fit part du soupçon qui peu à peu germait en
elle, en se disant que je resterais seul plus d’un mois, jusqu’à
la fin des travaux.
J’aurais voulu lui parler, mais elle me ferma la bouche
de ses doigts. Elle ne désirait pas entendre quelque chose
qu’elle n’aurait pu croire. Elle leva les yeux vers le ciel.
Je lui dis que c’était comme s’il souriait de tous ses astres.
Je savais que je faisais de la mauvaise poésie. La poésie
la plus naturelle. L’autre, la poésie choisie, ou artistique
ou profonde est, à proprement parler, une poésie artifi­
cielle.
« Le ciel est sinistre, me dit-elle. Rien de plus sinistre
que ça. Je prends peur quand je le contemple longtemps.
Comme si je m’engloutissais dans le plus terrible océan. »
239
Elle semblait ne pas pouvoir se détacher de moi et m’étrei­
gnait toujours plus fort. Elle murmura encore:
« Pour la barque, surtout, n’oublie pas. »
Je lui assurai que j’agirais selon son désir.
Je vis son sourire incrédule.
— Je ne voulais pas que tu me le promettes. Je voulais
seulement que tu n’oublies pas ce que je t’ai dit.
Nous n’étions plus à l’âge de la première jeunesse. La
soif d’aventures était tarie. Mais toujours cette époque
ancienne revient à ma mémoire et les souvenirs s’amon­
cellent. Élisa noua ses bras autour de mon cou.
C’était, je m’en souviens, la veille de son départ avec
Lilanda. Cette nuit, pour moi, resta inoubliable. Nous
regardions les abîmes du ciel obscur. Elle me serrait contre
elle. Ne voulait pas que nous parlions. Son corps était
chaud. Ses lèvres entrouvertes effleuraient mon cou, mon­
taient vers mes joues, se nichaient derrière le lobe de mon
oreille et le souffle ardent de son haleine me brûlait la peau.
Cette nuit de veille dans la chambre à coucher fut la
plus voluptueuse de toutes nos nuits. Nous avions besoin
de voluptés. De voluptés très fortes... Elle murmura:
« Oublie tout, en cet instant... »
Elle craignait que je ne pense à ce qu’elle redoutait
toujours de voir se dresser entre nous.
— Je la vois... toute nue, qui veut t’arracher à moi...
Je voulus parler, en cet instant où le mensonge devient
nécessité quand la vérité s’avère trop amère:
« De qui parles-tu? »
Elle laissa quelques instants s’écouler.
— De cette fille qui ne veut pas s’arracher de ta vie.
Elle m’étreignit alors comme si elle voulait enfoncer son
corps nu dans le mien. Ne savait plus que faire pour se ras­
sasier... comme si jamais plus elle ne pourrait connaître
un tel désir... comme si cela était une fin, après laquelle
il n’y aurait plus rien...

240
XIX

Une fois seul, je me mis à éplucher des comptes avec


mon secrétaire et classer des dossiers. Pendant des nuits
entières. Nous envoyâmes au dépôt de Sigri les derniers
chargements pour le Pirée sur les motorships qui, une fois
par mois, venaient exprès d’Alexandropolis. Cela dimi­
nuait de moitié les frais de transport.
A la pointe du jour, je descendis sur la petite place. Là
se trouvait le bureau de transports et, prêt à partir, le
camion de Koumi, le moteur en marche. En plus des der­
niers sacs de minerai qu’il avait chargés, il prenait des
marchandises pour Antissa et Sigri. Le mouvement du
moteur faisait vibrer la carrosserie. Le lendemain je devais
m’embarquer à Mytilène sur le courrier qui venait d’Alexan-
droupolis et faisait escale à Lemnos puis Sigri. Pendant
ces courts instants où je me tenais debout près du camion,
les souvenirs des jours anciens affluèrent soudain dans mon
esprit et leur emprise fut si violente que, sans réfléchir, je
sautai dans le camion au moment où il démarrait et me
retrouvai sur la banquette près de Koumi, qui s’apprêtait
à freiner de peur que je ne tombe. Mais déjà j’étais assis
à son côté et l’on mit les gaz. Le moteur ronfla et nous
roulâmes sur la route en direction de Petra. De Petra,
nous atteignîmes Kstaros1, passâmes le torrent de Tsich-
ranta, traversâmes le Skalochori, et fîmes une escale d’une
demi-heure à Vatoussa où Koumi devait remettre un colis
à l’un de ses parents. De là, passant par le monastère de

1. Skoutaros, village de Lesbos.


241
Perivolis au fond d’un ravin, nous laissâmes Antissa à
gauche et bientôt, face à nous, apparut le monastère de
Psilou. C’est une montagne conique se dressant d’un seul
jet, dont le sommet est coiffé par les bâtiments du couvent,
le Haut Monastère, installé à une altitude de quatre à
cinq cents mètres, sans protection contre les vents qui
s’acharnent sur lui des quatre coins de l’horizon. Nous
continuâmes par la route qui contourne la montagne aux
pieds du Psilou, puis nous prîmes la montée à travers une
région désertique de collines de pierres sèches et de laves
fondues, pierres grises, aux sombres formes donnant à ce
coin aride, dénudé jusqu’à l’horizon, l’allure d’un paysage
lunaire. Arrivés au lacet le plus élevé de la route, au dernier
tournant avant la descente vers Sigri, Koumi s’arrêta et
me dit:
« Viens voir quelque chose de curieux... »
Je me demandais ce que j’allais bien voir dans ce paysage
sans arbres où la pierre, les ronces et le vent donnaient
à ce lieu rocailleux un aspect aride et désolé. Il me mon­
tra alors, un peu au-dessus de la route communale, au
flanc de la colline rose qui s’incurvait à quelques mètres
en surplomb, le tronc colossal d’un arbre pétrifié, étendu
sur six toises au moins, sur le flanc de la colline. Ainsi cou­
ché de tout son long, il empêchait les terres de s’effondrer.
Je touchai la pierre glacée.
« Voilà comment, petit à petit, la forêt a roulé jusqu’en
bas, dit Koumi, l’imagination débridée. Elle est arrivée
jusqu’à la côte et elle s’est engloutie dans la mer. »
Voici que revit en moi la légende de l’arbre pétrifié des
profondeurs marines. Je fis quelques pas. Dépassai le tour­
nant de la route. La mer se déploya, Nissiopi, étendue
à deux milles environ, barrant l’anse du port de pêche.
C’était Sigri avec les toits rouges de ses maisons de pêcheurs
disséminées sur le rivage. Plus loin, sur la gauche de Nis­
siopi et vers le sud, la masse décolorée des énormes arêtes
rocheuses de Kavalouros. La mer était mauvaise et ses
clameurs montaient jusqu’ici. Des troupeaux de vagues
sauvages blanchissaient son azur... Ainsi, des hauteurs, le
242
géant, devenu pierre, avait roulé et culbuté le long de la
pente et déboulé au fond de l’océan où il gît encore au­
jourd’hui... Du regard, j’embrasse cette solitude et cette
immensité avec, au-delà, la mer illimitée qui cerne ce
monde étendu sous mes yeux. Le vent souffle terriblement.
Il dénude le roc et le frappe de ses ailes forcenées. L’âme
des lieux étale au grand jour sa mélancolie. Mon cœur se
serre à mesure que nous descendons, que le paysage devient
plus familier, et que je retrouve dans ses lignes l’inoubliable
fragment de ma vie vécu ici, il y a des années, au temps
de ma jeunesse désenchantée mais indomptée.
Je dis à Koumi de me laisser descendre avant d’atteindre
les premières maisons. Lui, continua sa route. J’aperçus
une clôture entourant de ses débris un jardin en friche où
pointaient deux minces poiriers perdus dans la luxuriance
des herbes sauvages. Je m’assis là, en attendant le soir.
Je n’avais aucun projet, j’ignorais ce que j’allais faire et
pourquoi j’étais venu jusqu’ici...
Quand vint le soir, et que je vis que les rares habitants
étaient rentrés chez eux, je me mis en route vers le village,
et descendis la petite place sur les murailles du port. Quel­
ques barques y étaient amarrées et deux caïques de pêche
avec leurs filets pendant du haut des mâts. Le vent était
tombé, les vagues roulaient au large de Nissiopi et se per­
daient à l’horizon.
Je restais là, essayant de résister à la force qui me pous­
sait vers ce que je désirais de tout mon cœur. Mais la
prière d’Élisa revenait sans cesse et me retenait, m’em­
pêchait... Ses paroles me demandant de ne pas monter
dans une barque.
Solitaire, je flânais, et sursautai en entendant:
« Eh! alors, je me disais bien que c’était toi... Je ne me
suis donc pas trompé, patron? »
C’était Loucas le soûlard, debout devant moi, qui me
considérait entre les paupières rougies de ses yeux d’al­
coolique.
— Mon travail m’a amené par ici, et je compte m’em­
barquer demain, lui dis-je.
243
— Alors, tu reluques du côté des rochers de Sidoussa,
du côté de Panse de Faneromeni... Et tu n’as pas le cœur
de revoir tes anciens campements? Ça fait combien d’an­
nées depuis lors, patron? Combien d’années depuis que
nous nous sommes rencontrés?
— Ça doit faire quinze ans, je pense, Loucas!... Loucas
le soûlard!
— Quinze! Eh bien, moi, j’ai bien vieilli de trente ans.
Avec moi, tu peux compter les années double!
— Pourtant, tu te maintiens... J’ai l’impression de n’être
jamais parti d’ici. C’est comme si j’étais prêt à tomber sur
les rames, et à rentrer à ma cabane.
Il hocha la tête.
— Me crois-tu si je te dis que je n’ai jamais remis les
pieds là-bas?
J’eus Pair étonné.
— Seulement de loin! Ce salaud sans honneur a gardé pour
lui tous les trous de pieuvres de son coin. Il me détestait
et tu dois savoir que moi, je n’ai jamais pensé de mal de
lui. Il était contrebandier, patron, et il avait peur que je
le dénonce.
Je l’écoutais et je sentais mes jours anciens reprendre
vie à travers ses propos d’ivrogne.
— As-tu ta barque ici? demandai-je.
— Elle n’est pas calfatée, patron. Je pense toujours me
procurer de l’étoupe pour calfater les joints... toujours...
Pourquoi le visage de l’homme redevient-il sans cesse
le même comme s’il tournait sur le pivot de quelque tour,
en présentant, à chaque tour, les mêmes faces?
— Tu connais mes bras, lui dis-je. Je rame fort et vite.
Demain, je te ramènerai la barque.
Au creux de sa main, je fourrai un gros billet. Il vacilla.
Je le suivis. Il poussa son vieux rafiot dans Peau. J’attra­
pai les avirons. Une force soudaine reprenait vie en moi
comme si des chaînes venaient de tomber et qu’elle surgît
indomptée, pour retrouver son élan d’autrefois. La barque
filait sous l’effort de mes bras solides. A peine sorti du
port, j’entendis Peau clapoter sur l’étrave, avec un petit
244

I
sifflement léger. J’allais vite et dévorais la distance qui
me séparait de mon ancienne solitude. Je ramais sans souf­
fler en calculant qu’il me suffirait d’une heure pour l’at­
teindre.
La mer faisait obstacle devant moi, mais j’avais soudain
retrouvé l’énergie de l’adolescence. Je respirais profondé­
ment et ramais. Au bout d’un moment mes pieds étaient
trempés. J’injuriai Loucas le soûlard et, fouillant dans
le noir, découvris une boîte en fer-blanc. J’écopai aussi
vite que je le pus, puis recommençai à batailler avec les
rames.
Brusquement, dans l’éclat lointain du phare, je distin­
guai mon coin rocheux, vers Sidoussa. Je calculai la
position exacte du goulet, repérai son entrée, barrai droit
et m’y engouffrai. Alourdie par l’eau qu’elle avait prise,
la barque n’arriva pas jusqu’au rivage, et je dus faire une
grande enjambée, depuis la proue. Mes chaussures s’en­
foncèrent dans le sable mouillé. J’attachai l’amarre à la
même pierre enfoncée sur la plage, je me rappelais bien
sa place. J’entrai dans la hutte. Je touchai les roseaux pelés
que la pourriture effritait. Le sable s’était accumulé à l’in­
térieur avec des algues sèches poussées par les rafales du
vent. Le toit s’y était effondré. On aurait dit que, depuis ce
temps, aucune main humaine n’était passée par là.
Très vite, j’escaladai le flanc de la petite pente et coupai
droit vers la crique de Faneromeni. J’aperçus bientôt
sur la plage la fenêtre illuminée. Un chien de petite taille,
mal fichu, s’élança sur moi en aboyant comme un fou.
Quelqu’un sortit de la cabane de Thomas, tenant une lampe.
Une voix demanda qui j’étais.
En m’approchant, je vis l’homme dressé, une lampe à
pétrole à la main pour éclairer l’étranger. Il la protégeait
de sa main tendue pour que le vent ne souffle pas la petite
flamme.
« Stratos, ai-je dit, tu ne te souviens donc pas de moi? »
Il leva la lampe vers mon visage, éclairant du même
coup le sien. Aucune joie n’adoucit sa rude face. Il cligna
des yeux et me dévisagea, à travers leur fente mi-close.
245
Il eut l’air de se souvenir et fit un geste de la main. Hocha
la tête. On eût dit que notre dernière rencontre datait
d’hier. La fatigue des longues années s’était pourtant gra­
vée profondément en lui.
« J’appelle ma femme », dit-il.
Une femme entre deux âges arriva, enceinte jusqu’aux
dents. Elle apporta une chaise pour me l’offrir.
Stratos restait debout. Il posa la lampe sur le large
rebord de la fenêtre. Parla de ses peines. Le poisson était
difficile. Par les nuits obscures, la mer se soulevait en tem­
pête, et alors rien à faire avec le lamparo. Quand le temps
se remettait au beau, il faisait clair de lune, et alors de
nouveau rien à faire avec le lamparo.
« Nous autres, on dit que quand la pierre roule, elle
casse l’œuf, me dit-il. Mais quand l’œuf roule, il se casse
aussi. C’est notre sort. »
Deux ou trois marmots apparurent. « Mes enfants,
me dit-il. Et ma femme — excuse-moi — est de nouveau
grosse. Nous nous sommes mariés il y a dix ans. Et puis,
il y a le vieux. »
« Quel vieux? » demandai-je.
Il voulait dire Thomas. Au même moment, d’une petite
maison voisine que je n’avais pas encore remarquée, pas
plus grande qu’une chambre minuscule, sortit une voix
enrouée demandant qui était arrivé à une heure pareille.
Pourquoi personne ne venait-il jamais lui rendre compte
de ce qui se passait? Il n’était donc là, lui, que pour la
façade? Et patati et patata, puis une toux sèche à éclater.
« Va le voir. Il parle souvent de toi », murmura Stratos.
La femme comprenait maintenant. Elle dit:
« C’est le jeune maître dont le vieux parle quelque­
fois?... Alors, c’est donc toi? C’est donc toi, le jeune maître? »
Elle me détaillait de la tête aux pieds.
Dès que j’entrai, Thomas se souleva sur son grabat et
un accès de toux le secoua. Ses yeux boursouflés se plan­
tèrent sur moi comme s’ils cherchaient à reconnaître un
cap au travers de la brume.
— Je me disais bien: c’est impossible que tu ne
246
reviennes pas! Tu vois où j’en suis réduit. C’est la fin,
j’ai troqué la barque pour le grabat. Après les vagues de
la mer, mon sort, c’est de me battre à présent avec les
couvertures. C’était écrit sur les tablettes de Dieu, et que
tu l’injuries ou le pries, il ne rature rien. Qu’il nous fiche
la paix et qu’il admire, si ça lui chante, le monde qu’il
a créé. Eh, mon vieux Stratos, dis à ta femme qu’elle
brûle de l’encens pour que mes blasphèmes sentent bon.
Je m’installai sur l’escabeau et les autres nous laissèrent
seuls.
— Comme tu vois, je n’ai plus personne. Marina, tu t’en
souviens, la gamine qui creusait le sable, s’est mariée, puis
a divorcé. Elle travaille comme femme de ménage dans
une riche maison de la ville. Le Théodoris, le plus grand,
est mort d’une jaunisse. On l’a porté chez le docteur, à la
ville. Je me suis endetté, j’ai vendu une des barques pour
m’acquitter. L’autre, Liakos, s’est enrôlé sur un cargo,
il y a de ça cinq ans. Des mois passent avant que je reçoive
une lettre d’Aden, ou bien du Canada, ou d’un port de
Norvège ou de l’Inde. Moi, à présent, je suis fini. Je deve­
nais lourd... Diamanto, la femme de Stratos, vient nettoyer
de temps en temps... Mais grosse comme elle est, tu vois,
c’est difficile... Il l’a connue à la ville, une fois qu’il y était
allé faire des courses pour la barque. Ils ont fricoté ensemble,
il l’a engrossée, l’a épousée et l’a ramenée ici... Tous les
ans, elle accouche. Y en a déjà deux de mort-nés. Tu
comprends, elle se tue de fatigue avec la lessive, et sur­
tout, il y a le chemin ici jusqu’à Glyconéri, pour l’eau
douce...
Je dis presque dans un murmure:
« Le Glyconéri... »
— Tu le connais. C’est là qu’elle lavait tes chemises.
Tu dois t’en rappeler, c’est pas possible... Mais comme tu
vois, celle-ci, elle n’est pas de la mer, elle n’a pas l’agilité
de l’autre. Tout autre chose, comme tu peux voir.
Il y eut un silence. Il prit du tabac dans sa blague et
roula une cigarette. L’alluma avec le briquet. Aspira pro­
fondément.
247
— D’elle, on n’a rien retrouvé. Elle était partie la nuit
au large comme d’habitude. Elle est allée plus loin. Qui
sait! Le mauvais temps a dû la surprendre, elle s’est per­
due en mer...
« Vous n’avez rien fait pour la retrouver, Thomas? »
demandai-je.
— Qu’est-ce que j’aurais pu faire? J’ai fait un ou deux
tours avec la barque pour essayer de la trouver. Sans
résultat. Du côté du Kavo Koraka, la mer a rejeté seu­
lement le cadavre d’un dauphin. Il avait été harponné.
Les pêcheurs me l’ont dit. Un grand dauphin, un mâle.
Les mouettes le déchiquetaient.
La conversation s’arrêta. Puis, peu après, il ajouta:
« J’ai bien pensé que je retrouverais son cadavre. Alors,
je me suis mis en route. Pendant des jours je cherchai
dans les rochers, dans les creux. Je repassai toujours dans
le coin du dauphin qui pourrissait, mangé par les oiseaux
de mer. Il puait comme un cadavre de la terre. C’est
depuis ce temps-là que j’ai commencé à baisser. Les rhu­
matismes sont venus après. L’arrivée de Stratos a été un
bien. Il a appris les trous de pieuvres. »
— Ainsi, vous n’avez rien su, Thomas? Rien entendu?...
Il baissa la voix.
— Il y a des choses que je ne dis pas. Mais toi, tu peux
l’apprendre. Avec toi, ça ne fait rien, puisque je sais
qu’elle t’aimait... Toi, tu n’as pas compris combien elle
t’aimait... Eh bien! à présent, elle se trouve dans la mer.
Je suis sûr qu’elle n’est pas devenue un cadavre. Son
destin était là, et elle y est restée. Sors, va sur le rocher,
sors pour entendre...
Sa voix devenait de plus en plus rauque. Son œil se
ternissait. Il toussa et se redressa pour ne pas étouffer. Je
lui soutins la tête. Il se calma.
— Alors, elle, maintenant, elle vit dans la mer. Elle
est avec les dauphins, les tortues et les coquillages. Elle est
vivante. Il faut le croire, il faut que tu apprennes des
choses que je n’ai encore dites à personne. Mais tu les
garderas pour toi. Avec sa mère, je n’étais pas marié.
248
Peut-être que tu le sais! C’était la fille d’un pêcheur.
Sa barque s’était fracassée sur les arêtes des brisants. Je
lui ai donné un coup de main pour la réparer. Un peu
plus tard, une nuit, il a disparu en mer. Englouti. La
fille est restée près de moi. Elle parlait de partir chez
une de ses parentes à Molyvos. Mais le temps s’était mis
à la tempête et ça a duré deux semaines. Comme tu peux
le comprendre, je n’ai pas pu résister. J’ai été jusqu’à la
cabane que je lui avais donnée à elle et à son père. La
nuit, elle s’est réveillée en sursaut, a pris peur et s’est
mise à courir, en chemise. Je l’ai rattrapée et là, sur le
sable, on a roulé dans l’eau... Qu’est-ce que je vais te
raconter là, maintenant! Depuis cette fameuse nuit, elle
est restée avec moi, et elle m’a aidé à la pêche. Jusqu’au
dernier mois avant d’accoucher, elle ramait encore. Il aurait
fallu que tu voies comment elle remontait le filet, comme
elle sautait dans la barque avec son ventre aussi gros que
celui de Diamanto. Avec le temps, on avait oublié la date
de l’accouchement. Si bien qu’un jour, alors qu’on pêchait
à la palangre, au large, j’ai vu qu’elle devenait toute pâle,
elle a vomi, elle s’est attrapé le ventre en poussant un
cri qui m’a bouleversé. J’ai laissé tomber la palangre et
j’ai foncé vers la côte. Quand nous sommes arrivés, je lui
ai passé une corde autour des épaules et entre les cuisses,
pour qu’elle se cramponne et que je puisse la soulever.
C’est juste à ce moment que la barque s’est retournée,
et elle s’est retrouvée dans l’eau. Je tirai sur la corde
pour l’aider à en sortir, mais pendant que nous nous débat­
tions tous les deux, tout d’un coup, elle a poussé un cri
terrible et elle m’a fait signe pour que j’attrape l’enfant
qui avait glissé dans la mer, entre ses parties. J’ai sorti
de l’eau Angéla, ma fille, à moitié étouffée. Malgré ça,
elle s’est remise et du premier coup, elle a sauté sur la
tétine. Mais la femme, elle, allait de plus en plus mal. Je
l’ai emmenée à la ville. Elle a rendu l’âme une semaine
plus tard. La petite, c’est une parente de Molyvos qui l’a
élevée. Je l’ai reprise avec moi quand elle a eu sept
ans.
249
Quand Thomas eut fini, un lourd silence tomba. Il
fumait sans arrêt et la chambre était pleine de fumée.
« Toi, quand tu es parti, tu n’es même pas venu me
dire au revoir », murmura-t-il.
Il me saisit la main dans sa paume sèche et dure qui
tremblotait.
— Tu vois! mes doigts tremblent. Autrefois, ils tiraient
les rames, ils tiraient le filet, quand il fallait gagner
la paye d’une journée. Aujourd’hui, ils ne peuvent même
plus remonter les draps.
« Pourquoi ne m’avais-tu jamais raconté son histoire? »
dis-je au bout d’un moment.
— Est-ce que je sais...? De te voir maintenant, ça m’a
rappelé tout cela. Et puis, tu le savais, la marque de la
corde qui avait attaché sa mère était restée sur elle... Ça
se passe comme ça chez les femmes enceintes, leurs marques
restent sur l’enfant qu’elles ont dans le ventre. Et c’était
resté sur le corps d’Angéla. Tu devais le savoir.
Il me regardait de son œil éteint.
« Je le savais », dis-je à voix basse.
— Et alors, pourquoi est-ce que je ne t’aurais pas confié
cette histoire? Toi seul la connais. Tu vois que, depuis le
ventre de sa mère, elle avait pris la manie de la mer.
Elle est née dans la mer, et alors elle est restée dans la
mer. Et maintenant, elle est transformée en une fille-
dauphin. Elle erre dans l’océan... y cherche son pareil. Tu
te rappelles de ce dauphin qu’on regardait sauter près des
rochers... Je t’ai dit qu’il y avait un billet de cinquante
drachmes pour celui qui tuerait un dauphin. Remarque
que depuis ce temps, ils ne l’ont pas encore mis à cent
drachmes. Tant pis. De toute façon, toi, puisqu’on en
parle, c’est pas pour les cinquante drachmes que tu l’as
harponné.
C’était étrange de rester là à écouter les histoires du
vieux, alors que je me sentais fort gêné de voir que le
vieux, jadis, avait su tout ce qui s’était passé entre sa
fille et moi. Il comprit ma gêne et voulut me tranquilliser:
« A présent, jeune maître, ne te fais pas de peine. Vous
250
étiez des enfants. Je connais la jeunesse, mon enfant. Y
a rien pour les calmer, ces écervelés. Ils n’ont que l’idée
d’engrosser... Tant pis. Mais je parlais du dauphin. Celui
que tu as harponné... La jalousie, c’est comme ça... elle
trouble la cervelle. Tu te rappelles, en ce temps-là, la
barque que j’éloignais toujours du dauphin, quand tu
disais qu’il venait de sauter? Je ne voulais pas que tu
voies que c’était elle... Elle partait toujours ainsi au large.
Elle le rencontrait. Je parle du dauphin. Je ne voulais
pas que tu voies leurs jeux... Je ne voulais pas que tu
comprennes, alors, je ramenais la barque vers la terre.
C’est pour ça aussi que je ne l’ai pas tiré pour le détruire.
J’espérais toujours qu’un autre le ferait. Je pensais que
ce serait toi, puisque tu avais un fusil. Je l’avais compris
aussi en voyant que tu avais pris mes plombs. Seulement
je n’avais pas pensé que tu le harponnerais. Je n’aurais
jamais pu imaginer que tu t’y connaissais en harpon
comme tu l’as prouvé. »
Le vent devenait plus violent. La nuit était profonde.
Les vagues mugissaient. Thomas tendit l’oreille.
— T’entends? Il s’appuya sur un coude: « C’est elle.
Elle s’approche. Tu l’entends? »
Je dis:
— Je l’entends!
— C’est ainsi chaque nuit. Plus tard, elle s’en va. Elle
est devenue dauphin.
Il se tut quelques instants et dit en baissant la voix:
« Tu l’entends! Elle glisse sur ses ailerons... »
On entendait la rage du vent, le sourd écho de la mer
et puis le bruit de quelque chose qui traînait comme si
un large balai passait sur le sable.
— Alors, tu l’entends? Elle arrive jusque sur le pas de
la porte. Un dauphin, ça respire comme un homme, tu le
sais. Mais ne sors pas. Il ne faut pas que tu la voies. Même
moi, je ne sors pas. Et je ne laisse personne sortir. Je me
contente de l’écouter. Le matin, je vois les traces sur le
sable.
La nuit se passa à bavarder jusqu’à ce que les assises
251
du ciel commencent à blanchir. Alors, sans même s’en
rendre compte, il inclina la tête et s’endormit d’un lourd
sommeil. J’ouvris la porte avec précaution et me retrou­
vai dehors. Je regardai par terre et ne pus retenir un
frisson. Il y avait des traces sur le sable comme si on
avait traîné un sac jusqu’au bord de la mer. Jusqu’à l’en­
droit où la vague léchait les empreintes et les effaçait. Je
repris rapidement la route du retour, retrouvai le coin
rocailleux et mon ancienne cabane. Je sautai dans la barque
et fis route vers Sigri, vagues en poupe.
Là-bas, je retrouvai Loucas le soûlard qui guettait mon
retour.
— Je pensais que tu t’étais perdu dans le noir, cette
nuit. Qu’est-ce que tu as fait, patron?
— Il faut que tu calfates ta barque, Loucas le soûlard.
Ce n’est pas du travail, ça. Calfate-la si tu ne veux pas
que le diable t’emporte.
— J’y suis bien décidé, patron. Justement, je me disais
que j’allais chercher de l’étoupe et commencer tout de
suite! Tu crois peut-être qu’on en trouve facilement. Y a
étoupe et étoupe. Moi, pour mon bateau, je ne me sers
pas de n’importe quoi. J’aime le travail bien fait. Tu as
bien dû comprendre que c’est ma marotte, et que ma
barque, je ne la garde pas pour la mettre au rebut. J’ai
commandé de l’étoupe à Marseille. C’est depuis ce temps-là
que je l’ai commandée. Eh oui, le temps a passé, elle ne
va plus tarder à arriver, ils me l’apporteront. D’un moment
à l’autre, on va m’avertir qu’elle est arrivée.
Vers midi, le bateau passa par Sigri. Je m’y suis embar­
qué, comptant prendre à Molyvos mes bagages, prêts
depuis deux jours.
« Nous avons eu une grosse mer », me dit le garçon de
cabine.
Les premiers tours d’hélice faisaient déjà vibrer le bateau.
Il faisait route sur le cap nord de Nissiopi. La frescadoura
soufflait de plus en plus fort. Je devais tenir ma casquette
pour qu’elle ne s’envole pas. Très vite, nous approchâmes
du cap. Sur le ponton, en proue, le mousse qui nettoyait
252
la chaîne de l’ancre arrêta son travail, et tout d’un coup,
poussa un cri:
« Le voilà! » Et il montrait quelque chose au loin, par-
delà les vagues, à tribord.
Le dauphin apparut, bondissant droit en direction du
bateau, rapide comme un étalon au galop.
Le capitaine braqua ses jumelles de ce côté. Le petit
cétacé sautait très haut, puis replongeait. Il jouait et pro­
fitait de sa vitesse qui lui permettait de dépasser le navire
sans effort. Quand il sautait, son corps mouillé luisait
comme du métal sous les rayons du soleil couchant.
« C’est notre dauphin, dit le capitaine en souriant,
aux passagers groupés autour de lui. Il est au rendez-vous
chaque fois que nous passons. Le capitaine du Samos, qui
faisait la ligne avant nous, me l’avait dit mais je ne vou­
lais pas le croire. Il a fallu que je le voie pour admettre
qu’il avait raison. »
Une passagère coiffée d’un foulard bleu, embarquée à
Lemnos et qui se rendait en Égypte pour y passer l’hiver,
remarqua qu’un dauphin, en mer, ça n’a rien d’extraor­
dinaire et qu’en Méditerranée, qu’elle traversait deux fois
par an, on en rencontre fréquemment.
« Ce n’est pas n’importe quel dauphin, lui répondit le
capitaine. C’est notre dauphin. Toujours le même. Nous
le connaissons. Il débouche toujours du même coin, suit
un temps le bateau, l’accompagne et puis disparaît... »
On aurait dit que le dauphin se réjouissait d’avoir ren­
contré le navire, il luttait avec les vagues, faisait des
bonds très hauts en soufflant une vapeur légère, se préci­
pitait contre les lames, les attaquait de front. Il combat­
tait en brave, fendait la crête des vagues, faisait voler
l’écume, tout le corps hors de l’eau, exécutait des figures
pleines de grâce, puis replongeait dans les profondeurs.
En un éclair, son ombre passa sous la blancheur de
l’écume, tout près du bateau en flèche, le corps couché.
Je vis son œil planté vers le haut comme s’il cherchait à
distinguer les gens qui l’observaient. Il montra son ventre
argenté et le jeu des muscles qui lui donnaient la force
253
de se battre contre les flots, ces flots qui portaient en eux
son destin, une lutte fatale, sans répit, contre l’océan.
« C’est le même! C’est le même! » cria encore le mousse,
penché sur le bastingage de la proue pour mieux voir. Et
de sa main tendue, il montrait et criait tout ensemble:
« Et voilà sa marque noire! On la voit bien! »
Je me suis penché. Je vis. Une ligne sombre, qui des­
cendait depuis le haut du dos vers la poitrine, tailladait
le ventre et se perdait en bas. Le même stigmate qui ne
voulait pas s’effacer de ma mémoire. Qui ne s’effacerait
jamais.
« C’est un revenant, dit le capitaine en riant. Une
pareille marque ne s’est jamais vue sur un autre dauphin.
Les marins de la contrée disent qu’il a été femme autre­
fois, une femme amoureuse d’un dauphin qu’on lui aurait
tué. Alors, elle se serait jetée à la mer, transformée en
dauphin femelle, et depuis lors, elle recherche le meurtrier.
Dès que nous approcherons du Mavro Kavo, il nous quit­
tera. Ça se passe toujours ainsi. »
Nageant sur le flanc, le dauphin suivait toujours le
bateau. Son œil fixe dardé sur le bastingage, de mon côté.
Un œil étrange. Vivant. Connu. Rempli de haine. Il ne
semblait pas vouloir abandonner le bateau. Il semblait ne
pas vouloir me quitter du regard, ce dur regard qui me
poignardait jusqu’au fond du cœur.
« Curieux, dit encore le capitaine. Ce soir, il ne nous
quitte pas. Il nous suit au large... Jamais il n’est allé si
loin! Nous avons déjà dépassé le Mavro Kavo. »
Il nous suivit encore sur une certaine distance. Puis,
prenant son élan, nous dépassa. Son ombre noire glissa
dans les tourbillons et l’écume du sillage, à la poupe et
il disparut, fonçant droit sur le cap de Nissiopi.

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BIBLIOTHÈQUE DU
CLUB DE LA FEMME

CET OUVRAGE LA MOSAÏQUE QUI DÉCORE LA RELIURE


RELIÉ PLEINE TOILE EST UNE PHOTO DE DOMINIQUE DARR.
A ÉTÉ ACHEVÉ LES PHOTOS DE NIKOS ATHANASSIADIS
D'IMPRIMER DES PAGES 4. 6 et 7 NOUS ONT ÉTÉ
LE 25 SEPTEMBRE 1967 AIMABLEMENT CONFIÉES PAR L'AUTEUR.
SUR LES PRESSES LA PHOTO DES PAGES 14-15 EST DE
DE L'IMPRIMERIE HARISSIADIS.
BRODARD ET TAUPIN LA MOSAÏQUE DES PAGES 2-3 APPARTIENT
AU SNARK.
LES PHOTOS DES PAGES 17. 18-19 SONT
DE GEORGES VIOLLON.
IL EST COMPOSÉ LES DOCUMENTS DES PAGES 8-9. 11. 12. 13. 20.
EN TIMES CORPS 10 APPARTIENNENT À ROGER VIOLLET
ET TIRÉ LES PHOTOS DES DAUPHINS. PAGES 10-11. SONT
SUR PAPIER SPÉCIAL DE LANGUEPIN ET APPARTIENNENT À L'AGENCE
« MOULIN DE PRADELLE » RAPHO. ★
ÉDITION ORIGINALE GRECQUE;
ALVIN REDMAN (HELLAS), ATHÈNES. 1964.

L'AUTEUR ET L'ÉDITEUR
REMERCIENT JACQUES LACARRIERE
D'AVOIR BIEN VOULU ASSURER’ LA REVISION
DE LA TRADUCTION DE L'OUVRAGE.

© Éditions Albin Michel 1966.


© Éditions Rombaldi 1967. pour la préface.

N° dépôt légal éditeur 6768126.


N° imprimeur 49/4836/2-01.

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