Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
jeune fille
nue
roman
traduit du grec
par Christine NOTTON
5
C'est une question qui im Dans Une Jeune Fille Pourquoi m'en référer au
plique de lourdes responsa nue, vous racontez avec tes Père Teilhard de Chardin dont
bilités dont je ne me charge accents de l'évidence l'hist je n'ai pas lu les œuvres,
rai pas. Vous songez sans oire d'une fille de pêcheur mais dont le nom, si mes
doute aux films grecs qui sont amoureuse d'un dauphin. souvenirs sont exacts, est
diffusés dans le monde Le plus fabuleux est que lié à la découverte en Chine
entier. Tout ce que je puis cette situation nous soit ren des restes fossiles du « Sinan-
vous dire, c'est qu'il me due admissible par le cons thropus », « l'Homme de Pé
semble tout à fait honorable tant appel que vous faites kin »?
do faire connaître, par nos à cette mémoire, obscure Pour ma part, en osant réunir
réalisations artistiques, la en nous, de la communion dans le même cercle senti
vio de notre peuple et le folk primitive de l'homme avec la mental deux créatures qui
lore hellénique. J'ai le sen mer, «élément origine! d'où vivent dans des conditions
timent que, de film en film, tout le règne anima! et par biologiques différentes, je
notre production s'améliore tant l'humanité sont issus». donne en fait sa toute-puis
et qu'un jour nous parvien On se prend à évoquer le sance à mon imagination. Un
drons à faire mieux encore. fameux Père Teilhard de jour, alors que j'étais très
Chardin, dont les théories jeune et très amoureux, je
rencontrent aujourd'hui tant nageais avec ma compagne
d'engouement. Ses écrits le long d'une île déserte. Un
vous ont-Hs influencé ou y dauphin bondit tout à coup à
trouvez-vous simplement la nos côtés — cela est tout à
confirmation d'une convic fait exact — fonça juste en
tion innée? dessous de nous pour exé
cuter un autre saut plus loin.
L'impression que j'en res
sentis est encore vivante en
moi, sans doute à cause de
la terreur qu'éprouva ma
compagne qui se blottit
contre moi, tremblante. Cette
rencontre si brutale avec le
dauphin suscita en moi une
brusque inspiration. En
fallait-il plus pour écrire
un roman?
7
A travers la passion Cette question n'est elle pas « Relier ce corps de
amoureuse qui unit un pois étrange! j'y répondrai par une terre à ses racines mysté
son et une jeune fille fuite: aucun de nous n'a rieuses. aquatiques », comme
(laquelle deviendra pratique jamais été déçu par son nous l'enjoint l'exemple de
ment une sirène), vous invo chien, son chat ou son che la jeune fille nue, implique-t-il
quez plus et mieux que la val. Ce sont eux qui souffrent qu'on tourne le dos à la civi
fraternité des hommes avec par nous. Pour notre chien, lisation? Ce moyen d'évasion
les animaux: c'est à une ten le coup de pied est toujours n'est-il qu'une mesure d'hy
tative d'identification des prêt à partir, la pantoufle giène? Cette métamorphose
deux règnes que vous nous pour le chat et la cravache provisoire est-elle à la portée
conviez. A votre avis, quand pour le très noble cheval. de tous ou exige-t-elle qu'on
l'homme et l'animal vont Et que dirai-je du couteau soit déjà quelque peu «si
l'un vers l'autre, qui fait le destiné aux agneaux, aux rène »ou « triton »?
premier pas? et à qui cette chevreaux, aux petits veaux
abolition de frontière profite- que nous caressons, embras
t-elle le plus? sons? Cependant, jamais,
vraiment jamais, nous ne
nous détournons avec horreur
ou tristesse d'un morceau
rôti et bien doré de ces créa
tures que... nous aimons
tant. Ne me demandez donc
pas qui sort enrichi de cette
amitié entre l'homme et l'ani
mal, ni lequel des deux fait
le premier pas pour se rap
procher de l'autre. Vous au
riez dû me demander lequel
fait le premier pas pour s'éloi
gner.
Si nous devons parler de civi Dimitri, le narrateur, La femme est le destin même
lisation, je vous dirai, à est partagé entre Elisa, en qui de l'homme.
l'exemple d'Angéla, qu'en s'incarne la civilisation, et Je ne pense pas que le rôle
vérité la civilisation, l’au Angola la fille du pêcheur, de la femme grecque, vis-à-
thentique civilisation, je ne la qui se confond avec la nature. vis de l'homme, soit très dif
trouve qu'en m'éloignant des Chacune l'attire vers son férent de celui de toutes les
hommes. Je la trouve dans domaine propre. Quels sont femmes européennes (les
l'ordre admirable, les lois et pour un Grec moderne le circonstances et le contexte
les harmonies de la Nature. rôle et l'importance de la social étant comparables).
Que la main de l'homme femme dans la destinée de Mais que dire du rôle essen
touche cela, et le sublime l'homme? tiel qu'a tenu la femme
équilibre est rompu — cet grecque aux heures graves
équilibre qui semble né du où son pays eut à lutter pour
souffle créateur d'une toute- sa liberté et sa dignité,
puissance généreuse. quand elle demeura aux
côtés de l'homme et le sou
tint dans ses combats, quand
elle s'offrit en sacrifice pour
sauver l'honneur de son
pays?
Dans vos deux précé Ces deux romans {Au-delà de Nous organisons, par
dents ouvrages: Crucifiement l'humain est diffusé en France exemple, les villes du futur
sans résurrection et Au-delà depuis 1965) constituent sur la Lune, alors que nous
de l'humain, vous exprimez le diptyque de mon credo n'avons pas encore procuré
notre époque sous des cou- social. Dans le premier, je un toit à tous les hommes
leurs plutôt sombres. Le désavoue la violence totali de la Terre! Si nous voulons
progrès scientifique est-il, à taire consacrée par le sys « sortir du tunnel » comme
votre avis responsable de cet tème oriental. vous le dites, le plus sûr
état de choses un peu moyen Dans le second, j'énonce les moyen est de diminuer la
âgeux quant aux mœurs ou bases d'un régime qui assu vitesse du train de la techno
peut-on espérer qu'il contri rerait le respect humain, au cratie et d'augmenter l'ef
buera à nous faire sortir du sens où nous. Occidentaux, fort en faveur de l'élévation
tunnel? l'entendons. Je ne vois pas morale et spirituelle de
la vie sous de sombres cou l'homme. Limitons les per
leurs. Je la dépeins tout fectionnements du cerveau
simplement en espérant électronique et mettons toute
qu'un jour l'homme deviendra notre énergie à faire progres
le symbole de notre foi. ser le cerveau et le cœur
Vous ne me demandez pas humains — surtout le cœur —
si le progrès scientifique je crois que c'est quelque
(c'est-à-dire technique) est chose qui a complètement
cause de mon prétendu pes disparu de notre époque.
simisme. Je suppose que
vous me posiez la question
et je réponds: quant à moi,
je considère la technocra
tie de notre époque comme
un monstre hydrocéphale
que l'évolution spirituelle de
l'homme ne peut suivre ni
retenir — ce qui risque de
bouleverser gravement l'équi
libre profond de notre civili
sation.
21
découvrir, miraculeusement préservée dans le sable, la tête coupée
d’Orphée. Mytilène, l’antique Lesbos, continue, aujourd’hui encore,
d’être le lieu privilégié des légendes, des noces millénaires de l’homme
et de la mer.
Ceux qui connaissent cette île retrouveront aisément les lieux
d’Une jeune fille nue; la côte déserte où Thomas et sa fille Angéla
ont construit leur cabane, la forêt pétrifiée, près de Sigri, où gisent
des troncs d’arbres mués en rocs. Mais les lieux, si fidèles qu’ils
soient au cadre des légendes, n’importent guère pour eux-mêmes.
La mer est le personnage essentiel de ce livre, la mer où se dessine,
dans les crêtes des vagues, les franges de l’écume, l’échine luisante
des dauphins, amis de l’homme. Il serait absurde d’alourdir ce livre en
montrant à quel point il est, aussi, prémonitoire. Disons seulement
qu’on découvre présentement, par des voies qui ne sont plus celles
des contes mais celles de la science, l’intelligence des dauphins, leur
attirance vers l’homme, leur langage dont on déchiffre jour après jour
la surprenante richesse. Angéla, l’amante des dauphins, le savait
depuis sa naissance et l’auteur aussi qui, tout enfant, ne se lassait pas
d’écouter les étranges récits que les pêcheurs contaient sur les dau
phins: l’un d’eux avait sauvé des requins un marin tombé de sa barque
et l’avait ramené au rivage, tel autre s’était pris d’affection pour un
pêcheur et poussait tous les poissons vers ses filets... Qu’importe si,
avec les années, ces souvenirs se sont transformés, embellis. Une
jeune fille nue est avant tout le premier livre ouvrant toutes grandes
à l’imagination les portes d’un nouveau monde, il est l’histoire d’une
amitié longtemps perdue, aujourd’hui retrouvée.
Mars 1966.
Jacques Lacarriere
A MA FEMME VANA
29
II
1. La Vague.
30
cutai pour lui faire plaisir. « Écoute, patron, dit-il en bais
sant la voix, fais bien attention si tu dois faire un tour à
gauche vers Megalonissi. Tu navigueras en serrant de
près la côte jusqu’au phare, et après seulement tu pourras
prendre le large si le cœur t’en dit. » Je voulus savoir. Il
baissa la voix plus encore. Son haleine empestait le vin, à
m’en boucher les narines.
— Si tu veux savoir, c’est au large, vers le cap de Mega
lonissi. Tout au fond, il y a l’arbre hanté. Alors, si la colère
le prend, il peut soulever la mer pour t’engloutir. Personne
ne passe au-dessus de lui. Écoute, patron, c’est Loucas le
soûlard qui te le dit.
— Pourtant, avant-hier, Thomas le pêcheur de pieuvres
revenait de là-bas. Alors, qu’est-ce que tu racontes?
— Seul? Il était tout seul?
— Avec sa fille. Elle s’appelle Angéla, m’a-t-il dit.
Ses yeux brillèrent comme deux lames.
— Alors, d’accord. Avec celle-là, la sirène, oui! Elle sait
l’ensorceler. Un esprit avec un esprit, ça fait la paire. Si
j’te le dis, c’est qu’c’est vrai.
Il me quitta et s’en alla. Ses paroles résonnaient au fond
de moi. Mais ce n’était pas l’heure d’approfondir toutes
ces histoires absurdes. Je voulais profiter de ma barque.
A la rame, j’ai fait le tour du petit port. Tout était calme.
Protégé d’un côté par l’échine rocheuse qui brise la course
des vents du sud, de l’autre par les deux bras du môle
naturel qui l’étreint en laissant libre l’étroit goulet. Le
fond, à une brasse et demie tout au plus, était clair, piqueté
par les taches épineuses des oursins. Ils s’étageaient jus
qu’à la surface. Jusqu’à cette ligne où l’eau et la joue lisse
de la pierre se confondaient avec le roc desséché, brûlé
par l’ardeur du soleil. Les courtes vagues de la barque les
découvraient et les recouvraient tour à tour. Je passai
ensuite le petit chenal à la rame, voile carguée, faute de
vent pour la tendre. Calme plat, sur toute l’étendue de la
mer. De temps en temps je cessais de ramer, et la barque
glissait sur sa lancée. Ainsi s’immobilisa-t-elle à la longue.
Je lâchai les rames. Alentour, l’infini de la mer. En face,
31
mon coin rocheux et Megalonissi avec la côte nord du cap.
Je me dis que le but de l’homme, c’est cela. Je m’absorbe
dans mes réflexions, au profond de mon âme. Puis mon
âme veut regarder au-dehors, à nouveau, par le truche
ment des yeux. Un plouf violent arrive à mon oreille. J’ai
tout juste le temps d’apercevoir au large, à une centaine
de brasses environ, le dos noir qui s’enfonce dans le remous
des vagues. Un dauphin, sûrement. J’attendais qu’il émerge
une nouvelle fois. Il ne reparut pas. Je n’ai entrevu que
son dos puissant avec son aileron tendu comme une voile.
Un énorme dauphin. Dans une immense gerbe d’écume.
J’ai vu sa cambrure. Il était vraiment gigantesque. Plus
gros qu’un bœuf bien engraissé.
J’ai repris la barque en main. Maintenant je peux his
ser la voile, si le vent se met à souffler. C’est encore tôt
pour les meltems\ J’observe le ciel chaque jour. J’y
découvre quelques nuages. Je me dis qu’ils amèneront le
vent, de toute façon. Le vent du sud. Peu importe qu’il
soit sud-est ou plein sud. Ou sud-ouest. Ces vents-là
soufflent de la terre et poussent les vagues vers le large.
Le retour, seul, est plus difficile. Je devrai louvoyer. Je
connaissais à fond le maniement de la barque. Un matin
donc où la mer frissonnait, j’ai hissé la voile. La fresca-
doura^ se levait. Elle dévalait les pentes de l’Ordymnos...
Et je fus poussé vers le large en laissant Megalonissi der
rière moi. Sans penser un seul instant à l’histoire de l’arbre
hanté englouti dans les hauts-fonds. Je voulais jouir de
ma barque, et je jouais avec elle, en modifiant à tout
moment l’écoute. J’avais le vent par bâbord et la barque
filait droit vers l’ouest. Droit sur Kavalouros, dont l’arête
émergeait de l’eau à environ deux milles au large de la
terre.
Kavalouros est une île minuscule, en plein large. Je
m’y rendis. Je trouvai un creux sous les rochers pour y
tirer ma barque en eaux basses. Je sautai à terre pour
1. Vents du nord,
2. Brise de terre.
32
voir l’île. Je l’escaladai de roc en roc, jusqu’au point le
plus haut. Je regardai la mer alentour, me disant: « Ce
petit bout de terre au milieu de cette immensité, par quel
miracle n’a-t-il pas été encore englouti? » Des crabes sor
taient de l’eau, s’aventuraient à grimper le long des
rochers, puis, soudain effrayés, culbutaient et dégringo
laient dans l’eau comme des cailloux. Surprises, deux
mouettes s’enfuirent à tire-d’aile. Elles avaient fait leur
nid dans un trou du rocher.
Je suis resté là jusqu’au soir. Je contemplai le soleil
qui se couchait. Loin, à l’horizon, très haut vers le nord-
ouest, des formes gigantesques s’estompaient dans l’im
mensité bleue du ciel. Je pensai que c’était^ la Montagne
sainte. Athos. Sa cime se fondait dans le ciel, exactement
du même bleu.
La nuit me surprit en pleine mer. Je contournai Megalo
nissi, très au large. Son phare était rivé dans la nuit comme
un œil. Le vent grossissait. Je ne l’avais pas prévu. On ne
peut pas toujours prévoir l’humeur du temps. J’eus du
mal à me repérer. Avec beaucoup de peine, je finis par
trouver l’entrée du petit port et par m’y faufiler. J’aper
cevais au large les petites lumières d’un bateau qui venait
dans ma direction. Il siffla deux fois. C’était le bateau pos
tal de cabotage qui passait là chaque quinzaine.
Je suis de nouveau dans ma cahute solitaire. L’envie
m’a pris d’ouvrir mon cahier. Il y a des jours que je n’y
ai pas touché. J’ai relu les dernières lignes. Celles qui
parlent d’Élisa. Je faillis les effacer. Puis je me ravisai.
J’ai écrit seulement: « Je ne pense plus à Élisa. Aujourd’hui
j’ai navigué au large. J’ai été jusqu’à Kavalouros. »
46
III
70
V
83
VI
92
VII
93
*
**
La nuit ne m’apporte pas le sommeil. Ainsi, Stratos s’en
va demain. Je me lève et sors dans la fraîcheur nocturne.
Je grimpe tout en haut. Pour jouir de ma nudité dans la
nuit. Je prends le Mavro Kavo et redescends vers le rivage,
vers Faneromeni. Tout près se trouve la colline avec le
petit bois. Je m’enfonce dans les bosquets. Je suis heureux
d’errer ainsi, insouciant, d’aller où bon me semble comme
si j’étais le seul être de la création. Je prête l’oreille à un
bruit dans l’obscurité. Je pense à des sangliers. Mais c’est
une voix de femme qui me parvient, étouffée. Puis le
grognement d’un homme. Quelque chose de vilain se
passe, de vilain et de bruyant. Sous le clair de lune, une
masse étrange et sombre bougeait et luttait. L’homme
voulait prendre la femme de force. C’était clair. Et c’était
la voix étouffée d’Angéla qui par moments éclatait sauva
gement.
— Laisse-moi... laisse-moi...
J’aurais pu m’élancer, saisir Stratos, le réduire en bouillie
entre mes bras solides. Mais je ne bougeai pas. J’ouvris
démesurément les yeux et suivis tout jusqu’à la fin, jus
qu’à ce que la femme vaincue ne puisse plus résister.
Ils luttèrent encore un moment, puis elle rejeta l’homme,
se releva. S’appuya à un arbre. Lui, toujours à terre,
affalé, gémissait ses derniers désirs. Enfin il se redressa,
remonta son pantalon, resserra sa ceinture et s’en fut,
la laissant seule. Elle dévala en courant vers le rivage.
Je la suivis... Au lieu d’aller vers Faneromeni, elle prit la
direction du Mavro Kavo, à travers les rochers. Elle se
déshabilla, cacha ses vêtements dans un creux. Puis plongea.
S’éloigna. Jusqu’à ce que je n’entende même plus les bat
tements de sa nage. Mon esprit travaille, mon imagination
forge, forge sans cesse des visions. Des visions qui ne peu
vent se détacher de la haute mer. De l’infini des ténèbres
du large où Angéla se perd en ce moment.
Le lendemain, au-delà du Mavro Kavo, vers midi, je
94
rencontrai Angéla. Elle descendait de la colline au petit
bois, chargée d’un fagot de branches mortes.
Ses cheveux n’étaient pas encore secs. Elle les avait
noués avec un ruban bleu. Son visage hâlé luisait de sueur.
J’essayai d’y découvrir des signes trahissant l’aventure
d’hier, dans le petit bois. Mais elle avait son air de tous
les jours et rien ne pouvait m’indiquer jusqu’où exactement
Stratos avait pu aller avec elle, cette nuit-là. Toutes les
traces semblaient avoir été purifiées par la mer qu’elle avait
foulée de ses bras jusqu’à l’aube.
Je voulus la décharger de son fagot. Elle ne s’opposa
pas. Je pris le bois. Nous marchâmes vers le rivage.
— Ton père m’a parlé du grigri.
— Il veut vous emmener avec lui un soir, je le sais.
Nous n’avons plus parlé. Ses pieds nus laissaient sur le
sable des traces qu’effaçaient les vagues. Elle se baissa
pour ramasser un coquillage étincelant au soleil.
— Quand il sera sec, il ne brillera plus. C’est la mer qui
le fait briller. Elle seule rend vivant tout ce qu’elle garde
dans son sein. Dans la mer, rien n’est mort. Il n’y a que
sur la terre qu’on creuse et qu’on enfouit. La terre n’a
que des cadavres. Vous connaissez les arbres pétrifiés?
— Je les ai vus ces jours derniers de l’autre côté du
Psio, vers Eresso.
— Eh bien! Ce sont des arbres morts.
— Je sais aussi qu’il existe un arbre mort au large, au-delà
de Megalonissi.
Ses yeux brillèrent d’une lueur sauvage.
— Qui vous l’a dit? Qui vous a dit qu’il était mort?
Elle baissa tout à coup la voix. Son regard perdit la
férocité qu’y avaient allumée de fugitifs éclairs.
— C’est un arbre vivant. Il a une âme. Quand il soupire,
la mer se gonfle au-dessus de lui.
Ses pensées semblaient l’entraîner vers la vie hantée
des profondeurs abyssales.
— Mais pourquoi soupire-t-il, Angéla?
— Il a des tourments. Il se trouve là, dans le fond,
depuis des millions d’années. Lié à la mer. Il est couvert
95
de coquillages. Personne ne sait où il se dresse exacte
ment. Pas une barque n’a le courage d’aller de ce côté.
Il est à plus de sept brasses de fond. Pareil à du marbre.
Il n’y a que moi que l’ai vu.
— Comment as-tu fait pour le découvrir?
— On en parlait depuis très longtemps. Puis un jour,
on a harponné le dauphin, alors une mer déchaînée s’est
soulevée au-dessus de lui quand il a gémi sur la perte de
son compagnon.
Angéla s’exprimait d’une voix haletante.
— Son ami, c’est un dauphin qui lui apporte les nou
velles du monde. Il lui parle du jour qui se lève, du soleil
qui se couche. S’il pleut, si c’est l’été, ou bien l’hiver. L’arbre
se souvient alors de sa vie passée, dans la forêt.
Je veux forcer, approfondir cette imagination puissante
issue de la simple cervelle d’une fille de pêcheur.
— Et s’il arrive qu’un pêcheur tue le dauphin, la mer
se soulève en tempête...
« Il arrive souvent que l’on tue des dauphins? » deman
dai-je.
— Quand ça arrive, un nouveau dauphin apparaît pour
remplacer le compagnon de l’arbre.
Angéla regardait la mer.
— Vous, vous ne pouvez rien savoir de la mer, me dit-elle.
Moi non plus, je ne savais rien. Jusqu’au jour où, en barque,
j’ai suivi le dauphin. Il y a de cela deux ans. J’ai remar
qué l’endroit où il avait disparu en plongeant. J’ai pris
des points de repère avec la côte. Le lendemain, je suis
revenue au même endroit, là, au large. Et j’ai plongé.
Vous savez, je descends jusqu’à dix brasses. Je retiens
mon souffle aussi longtemps qu’un dauphin. Alors, je l’ai
vu étendu, avec ses branches de marbre. J’ai pris peur.
Mais je ne me suis pas sauvée. J’en ai fait le tour à la nage.
C’est autre chose de le voir que de vous le dire.
C’était ce que m’avait raconté Loucas le soûlard, La
même histoire, mais vivifiée par la jeune fille qui avait vu,
qui s’était approchée de ce qui, pour les autres, n’était
qu’une lointaine légende...
96
— Ses branches sont étendues, largement ouvertes, comme
des bras. Et ses racines de marbre sont tordues comme des
jambes aux genoux repliés.
Peu à peu, son excitation s’apaisa. On voyait que mille
pensées s’enchevêtraient dans son esprit. Comme si le rêve
s’emparait d’elle et l’entraînait dans un voyage au-delà de la
vie. Je dis craintivement:
« M’emmèneras-tu le voir? »
Elle répondit:
« Personne d’autre que moi ne l’a vu. Ils ont peur. Mais
toi, tu n’as pas peur. Mais, dis-moi clairement si tu y
crois. »
— J’y crois.
— Alors, ça peut se faire...
La nuit, je rêvai de l’arbre pétrifié. Et je frissonnai en
songeant que dans ces fonds marins se trouvait un arbre
qui vivait au temps où l’écorce encore molle de la terre
jouait, absorbait, luttait avec les eaux jusqu’à ce qu’elles
se déversent à jamais dans leurs fosses éternelles.
97
VIII
115
IX
125
X
137
XII
153
XIV
178
XV
1. Auberge.
189
était prêt à me pardonner si je faisais amende hono
rable et rentrais au bercail.
— Cette idée ne m’est même pas venue à l’esprit,
dis-je brusquement. Ce serait admettre que j’étais fautif.
Qu’ils me laissent tranquille et ne se mêlent pas de mes
affaires. Tu peux le leur dire.
— Ils vont croire que tu ne veux pas revenir à cause
de la fille du pêcheur.
Ces mots me troublèrent, et je dis alors des choses
qu’il eût mieux valu taire. L’autre m’écoutait et, de
temps en temps, un sourire stupide traversait son visage.
Comme une courge dans laquelle on aurait taillé deux yeux
et ouvert une bouche en demi-lune d’une oreille à l’autre.
Il voulut me dire qu’Élisa devait être fiancée à l’heure
présente: cela, au moins, aurait dû me faire impression. Je
mordis le tuyau de ma pipe pour me retenir de l’insulter,
mais je le désirais du fond du cœur. Et comme il restait
là, attendant une réponse qui ne venait pas, il sortit cette
grossièreté:
— C’est une bonne solution pour ton Élisa de se marier
plus tôt. Elle lui fera porter des cornes, c’est certain, je
t’avertis que je serai sur les rangs, moi aussi,
II éclata de rire en me tapant sur le ventre, geste dont
j’avais horreur. Puis il pensa enfin à me demander ce que
j’étais venu faire à Molyvos. Cela, j’étais bien décidé à le
cacher. Je lui parlai de courses à faire, de cartouches...
Aujourd’hui où je narre tous ces événements, je ne me
souviens plus comment nous nous sommes quittés ni quelles
furent nos dernières paroles. Je me retrouvai seul, dans le
petit café. J’avais déjà bâclé dans ma tête la lettre urgente
que je voulais laisser ici pour la lui remettre. Pour
quoi mes intentions s’étaient-elles modifiées tout à
coup? Je ne voulais pas la rencontrer. Et pourtant
c’était la seule raison qui m’avait, de toute évidence, poussé
à traverser la mer, hier au soir. En gros, je pensais lui
écrire ceci:
« Je ne pense pas à toi. Tu n’es, en vérité, qu’une sale
femelle qui ne sait rien faire, pas même l’amour. Et je me
190
moque bien de savoir si Tsouma viendra, s’il est en mille
morceaux et s’il est bon que tu te fiances ou non. De plus
je crois que vous feriez bien de hâter votre mariage pour
voir enfin ensemble deux êtres aussi bien assortis que la
caboche de mon grand-père l’est avec sa calotte. »
Mentalement je travaillais ce texte, le changeais, m’es
crimais à trouver la meilleure façon de l’humilier, mais,
pour finir, enrageais de donner ainsi la preuve que je
pensais à elle.
La salle étroite était pleine de fumée. Les poulpes gré
sillaient sur la braise et l’odeur de grillé se mélangeait au
parfum alcoolisé du ouzo. J’entendais le grondement de
la mer qui s’engorgeait dans la passe du chenal, au bord de
la jetée. Je regardais au mur le miroir avec les cartes pos
tales fichées dans son cadre, de belles jeunes filles et de
beaux gars et des cœurs transpercés de flèches. Il y avait
là aussi Génobefa aux yeux de brebis, une beauté lourdaude.
Ses tresses dorées coulaient sur les melons de sa poitrine
dont les pointes tendaient la blouse.
A cet instant, je pris une grande décision et lui écrivis
ces paroles décisives:
« Je ne voudrais pas que tu apprennes mon arrivée par
un tiers, et surtout que tu te mettes dans la tête des
inepties sur ma soi-disant jalousie et autres stupidités de
ce genre, t’imaginant que je ne veux pas te rencontrer. Ta
lettre a raté son but, je dois te l’avouer. Puisque tu veux
savoir où je suis, sache que je passe tout mon temps en
mer, avec cette sauvageonne, comme tu l’appelles. Je sais
maintenant des choses qui, si tu les connaissais toi aussi,
t’aideraient sûrement à te débarrasser de tes perversions!
L’amour avec cette jeune fille est un vrai don de Dieu et
n’a rien à voir avec les saletés qui se passent sous les draps
d’un lit. Il sent l’écume de la mer. Arrange-toi pour
avancer votre union, celle d’un coq maigre et d’une poule
stupide, pour qu’en sorte un œuf distingué et que la race
des nullités ne s’éteigne pas. Allons, salut et meilleurs vœux,
pour toi et pour Tsouma... le coq maigre. »
J’avais la lettre pliée dans ma poche et regardais les
191
barques de pêche prêtes à prendre la mer. Il y avait aussi
une trata qui sortait pour le calfatage. J’allais donner la
lettre au gamin de café pour qu’il la lui remette, quand
je la vis s’approcher. Impossible de l’éviter. Elle tendit
vers moi les deux mains, cordialement.
— Mais tu es devenu un Robinson superbe...
Elle était diablement provocante et faisait tout ce qu’il
fallait pour bien montrer ce qu’elle désirait. Ses yeux
se plantèrent effrontément sur moi, et disaient ouverte
ment des choses que la bouche elle-même n’oserait dire à
l’heure la plus secrète de l’amour.
Bien entendu, l’entrée en matière fut plutôt difficile
et j’enrageais que tout se soit produit ainsi à l’inverse de
ce que j’escomptais.
Elle, par contre, reprit bien vite ses esprits et me
demanda si j’étais enfin rassasié de solitude, dans l’évi
dente intention de me blesser. Puis elle me dit que nous
avions à parler de beaucoup de choses et son visage
devint subitement grave. J’eus tout de même à-propos
de lui répondre que je ne voyais rien de si
sérieux qui vaille la peine d’être discuté entre nous, que
le temps était en train de se calmer et que je devais en
profiter pour rentrer au plus vite.
— Ta sirène t’attend, c’est bien ça, hein? On l’appelle
ainsi, m’a-t-on dit quand je suis passée par Sigri. Il paraît
que c’est une sorcière et qu’elle ne se laisse approcher par
personne. J’aimerais bien pourtant que tu m’en parles.
Ces paroles me sidérèrent à tel point que j’en perdis
la voix. J’aurais voulu pouvoir l’insulter, l’humilier.
Puis, cet accès de rage me passa et je lui dis que je
devais partir au plus vite. Cela, je tenais à ce qu’elle le
sache bien.
Tandis qu’elle se tenait debout devant moi comme pour
m’empêcher d’avancer, j’éprouvai brusquement le besoin
de faire l’amour avec elle. Elle le comprit sûrement, et
ne fit rien pour le cacher.
Je lui racontai les circonstances de mon arrivée. De la
nuit en pleine tempête. Elle se taisait, et c’est moi main-
192
tenant qui était obligé de parler, sinon quoi de plus ridi
cule que ces deux êtres, sur ce petit quai, à côté de la
barque qui m’attendait? Plus elle percevait mon embarras
à soutenir seul la conversation, plus elle semblait satis
faite et amusée de ma confusion. Le moment vint
pourtant où je trouvai le courage de lui dire qu’il n’était
pas juste qu’elle coure ainsi à mes trousses, et autres
choses de ce genre.
Mais cela ne la vexa pas. Elle demanda en riant:
« Et comment arrives-tu à faire l’amour dans la mer? »
Je lui dis qu’à cela, il n’y avait aucune réponse et qu’il
était très mal de sa part de supposer ceci ou cela. Je me
sentais très nerveux.
Elle sourit de plus belle et me prit la main.
— Mais qu’as-tu? Pourquoi parles-tu ainsi? Au contraire,
cela me fait plaisir. Ça doit être bon dans la mer. Et il
m’arrive souvent, quand je nage toute seule, de me dire
combien c’est merveilleux, quand la mer est profonde.
J’ôte mon maillot, j’enlace la rame du bateau, des bras et
des jambes, et je rêve. Et je suis très loin... Et seule...
Regarde le temps aujourd’hui. Il n’a jamais été si calme.
La houle s’apaise de plus en plus. Nous aurons calme plat...
L’invite était nette. Mais je réservais pour la fin la
plus venimeuse de mes flèches.
— Avec toi, ça ne serait pas comme avec Angéla!
— Et qui t’a dit que je voulais le faire avec toi?
Elle cherchait à parer comme elle pouvait le mauvais
coup que je lui avait porté.
« Eh bien! il ne reste rien d’autre entre nous», dis-je,
énervé.
— Vu la façon dont tu parles, tu sembles avoir grande idée
de ta personne. Sache en tout cas que pas une seule jeune
fille de bonne famille ne te considérera comme un monsieur
bien. Comme quelqu’un qui peut lui convenir. Je veux
dire pour toujours. Elle peut faire l’amour avec toi par caprice.
Après, elle peut aussi le regretter et même en avoir honte.
Et plus probablement encore, se dégoûter de toi.
Je ne me souviens plus jusqu’à quel point je m’étais
193
laissé entraîner par mon humeur. Je me souviens pour
tant lui avoir dit qu’elle donnerait son âme pour me voir
me jeter sur elle et se donner à moi.
Ces paroles la radoucirent un peu. Son regard se fit
moins dur. Sa colère tomba. Elle vit qu’elle ne pour
rait guère me surpasser en grossièreté. Elle parla d’un
ton presque plaintif, sans essayer de cacher son dépit qui
la rendait plus belle encore, et je le savais bien.
« Tu ne valais pas la peine que je pense tant à toi »,
dit-elle en baissant les yeux.
La mains dans la poche, je jouais avec la lettre stupide
que je voulais lui envoyer, juste avant de la rencontrer.
Je me mis à débiter des sottises. Qu’elle avait trop d’ima
gination, qu’elle ne se laissait pas aller à sa vraie nature,
et que sa plus grande bêtise était le mariage qu’elle s’apprê
tait à faire. Je regrettai cette dernière phrase aussitôt pro
noncée, mais elle m’avait échappé.
Elle releva la tête. Elle ne m’avait jamais paru aussi
belle. Une curieuse lumière éclairait son visage, le rendant
presque irrésistible. Je sentais que, sans le vouloir, d’étranges
sentiments endormis se réveillaient en moi. Je fis effort
pour me reprendre, car mon comportement était pour le
moins surprenant.
« Je pense que nous ne sommes jamais parvenus à parler
sincèrement comme nous le voudrions, dit-elle. Il se passe
toujours quelque chose qui embrouille tout au moment
précis où nous pourrions devenir bons amis. Il est vrai
que seuls ceux qui s’aiment se querellent ainsi. »
Je me rappelle ces mots, à peu de chose près, et ils me
plurent.
Je souris bêtement. Je savais très bien pourquoi j’agis
sais ainsi. Le moteur du caïque prêt à partir pour Skala
de Sykamias ronronnait tout près de nous. L’air sentait le
mazout et les cris des marins à la manœuvre m’assour
dissaient.
« Je voudrais savoir ce que tu aimes en moi », me dit-
elle, en me regardant dans les yeux.
C’était une bonne occasion pour moi de lui dire libre-
194
ment ce que je pensais. Mais, comme chacun sait, les occa
sions ne s’offrent à nous que pour qu’on puisse les manquer.
D’autant plus facilement que l’on est plus intelligent.
— Nous sommes à côté de la question, Élisa. Je crois
qu’il n’y a rien que l’un de nous puisse aimer en l’autre.
Elle ne baissa pas les yeux. On voyait qu’elle avait les
nerfs à fleur de peau et ses lèvres tremblaient d’émotion.
En peu de temps, nous étions tombés dans des contradic
tions inattendues en perdant le contrôle de nos paroles.
Et le plus grand fautif, c’était moi.
— Tu n’aurais pas dû me dire ça! Cela, aucun homme
ne le dit à une femme. Tu es devenu plus primitif que je
n’aurais jamais pu le soupçonner.
Avant même que je puisse réagir, elle m’avait quitté et
s’en allait de son pas sûr et pressé. Au fond, j’étais satis
fait sans en discerner la véritable raison. Je me sentais
soulagé, sans voir que c’était là justement le début d’un
embrouillamini qui allait m’enserrer de plus en plus dans
ses filets.
En retournant au petit khani, je retins une chambre
pour la nuit. Je partirais demain matin. Pourtant, il y a un
instant, j’étais décidé à rentrer tout de suite. Curieuse, cette
décision soudaine!
Je me mis en route, à pied, vers Petra. J’aimais me pro
mener seul. Le rocher se dressait, pittoresque, avec la
chapelle de la Vierge au Doux Baiser. Je parcourus les
ruelles du joli village. J’errai dans les jardins. Tard, la
nuit, quand l’obscurité fut complète, je rentrai à Molyvos.
J’étais plongé dans mes pensées sans plus savoir à quoi
j’avais songé.
Toute la nuit, trempé de sueur, je me tournai et me
retournai sur mon lit. La chaleur était lourde. Pas une
feuille ne bougeait. Pas le moindre souffle de vent.
L’aube se levait à peine quand je descendis sur le port,
vers ma barque. J’avais oublié Élisa. Je la trouvai assise
dans la barque. Une main plongée dans l’eau. Je restai là,
interdit.
« La mer n’a jamais été aussi calme », dit-elle de sa voix
195
grave. Et elle ajouta aussitôt que je fus près d’elle: « Ni
mon cœur si plein de tempête. »
— Où as-tu lu cela?
— Je ne lis pas. Je dis ce qui me passe par la tête.
— Il faudra que je rame dur jusqu’à ce que je rencontre
du vent, au large.
Je déballai le paquet de graisse, j’en enduisis les attaches
des rames et leurs cordelettes pour qu’elles fonctionnent
en douceur.
« Pendant tout le temps où tu fus absent, j’ai pensé à toi...
Pas un seul jour où je ne t’aie eu dans l’esprit... » fit-elle
en regardant la mer.
Sous le double-fond de la proue, je rangeai deux paquets
de biscottes que j’avais achetés.
« Je suis costaud pour ramer, dis-je. Je peux ramer sans
arrêt de l’aube jusqu’en pleine nuit. »
Je pris place sur le banc et allumai ma pipe. Le silence
tomba entre nous. Un lourd silence. Je ne fis rien pour le
rompre. Je regardais sa poitrine qui se soulevait, hale
tante, comme lorsque la mer se gonfle sous un vent vio
lent. Puis elle dit:
« Je crois que mon père n’était pas d’accord au sujet
de mon fiancé. »
Elle jouait avec son alliance. La retirait et la remettait
nerveusement à son doigt. Les reflets du soleil dans l’eau
tremblaient et miroitaient sur son visage.
« Alors... tu vas détacher la barque? » demanda-t-elle
et, au même instant, sa voix s’éteignit comme si elle prenait
brusquement conscience de cette audace déplacée.
Je décelai dans son regard comme une supplication.
— Élisa, cela est impossible entre nous. Tu as dit toi-
même que c’était un caprice. Tu as dit qu’après tu t’en
repentirais, à l’instant même. Et que ce serait honteux.
« Comment peux-tu te souvenir de ces paroles... mur
mura-t-elle. Il faut vraiment haïr quelqu’un pour se sou
venir ainsi de toutes ces paroles, alors que lui les a oubliées...
Il vaudrait mieux me dire la vérité. Que tu es amoureux
d’elle. Pourquoi ne l’avoues-tu pas? »
196
Souvent, les autres vous aident à mieux voir en nous-
mêmes et à y découvrir ce que l’on ignorait. Bien sûr,
cela arrive rarement... Je sursautai. Jamais je ne m’étais
trouvé en proie à des pensées aussi contradictoires. Jamais
mon cœur n’avait éprouvé un pareil trouble jusqu’à
ne plus savoir comment il devait battre. Je répondis:
« Détache l’amarre en sortant. Le nœud est simple. Et
tu me la lanceras dedans... »
L’amertume elle aussi a son dessin. Sa forme. Une petite
ombre descendit, aussitôt, comme le nuage sur le versant
d’une colline, et se nicha dans la commissure de ses lèvres.
C’est ainsi que je vis l’amertume se dessiner sur son
visage.
Elle dit tranquillement:
« Ceci veut dire que nous devons nous séparer. Dimi
tri! »
Je n’étais pas du tout d’humeur à faire de cette histoire
un mélodrame. C’est pourquoi je fis l’impossible pour
avoir l’air naturellement indifférent. Je me repentais mille
fois d’avoir stupidement décidé ce voyage à Molyvos. En
vérité, savais-je moi-même au juste pourquoi je l’avais
entrepris? En fin de compte, tout se passa sans heurt car
Élisa était déjà loin, et je pus me sortir de cette situation
intolérable qui me nouait la gorge comme une corde vous
serrant jusqu’à l’étouffement.
Je résistais à grand-peine au désir de lui crier que je
me repentais, que je voulais faire l’amour avec elle. J’attra
pai les rames de toutes mes forces, et me mis à ramer.
Je sortis du port, gagnai le large pour y chercher le vent
qui gonflerait ma voile. Je pensais aux miens qui appren
draient mon passage à Molyvos, ma rencontre avec Élisa.
Peut-être croyaient-ils que j’étais amoureux d’elle? J’en
levai mes vêtements et, nu, me retrouvai moi-même. Mon
corps était excité jusqu’à la moelle. Je le voyais pareil à
un cierge tout droit qui consume sa flamme et fait fondre
sa cire.
Ma sueur se rafraîchit, sécha. C’était la brise que j’atten
dais. Je dépliai la voile. Le vent la gonfla doucement,
197
l’embarcation s’inclina légèrement et prit sa route vers le
nord, ayant le noroît par bâbord. La quiétude m’envahit
vite. J’entendais le clapotis des petites vagues ponctuant
sur les joues de la proue leurs souhaits de bienvenue. Une
eau légère qui joue avec la barque et la chatouille, qui
frémit et rit en sourdine et se réjouit de cette compagnie
inattendue rencontrée en plein large. Vers midi, j’avais
atteint le point le plus propice pour tirer ma bordée, face
au ponant et au vent du sud-ouest, le noroît soufflant alors
en pleine bande, par tribord.
Quand je virai de bord, ma vitesse s’accrut. Je devais
filer de six milles et demi à sept milles à l’heure. Vitesse
merveilleux. Dans six heures, je mouillerais devant ma
cabane. Le gouvernail creusait son sillage dans l’eau,
faisant à sa surface de petits tourbillons qui semblaient
vouloir se visser jusqu’à ce qu’ils se remplissent d’eau et
s’évanouissent. Tant de choses se passent, même dans le
plus lointain désert! Il suffit que l’œil humain sache obser
ver le monde jusqu’au plus profond de son cœur pour
qu’alors l’homme se sente lié à ce qui l’entoure, qu’il
devienne vent avec le vent, prairie avec la prairie, onde
avec la mer, qu’il se promène avec le nuage et regarde d’en
haut son ombre projetée sur la terre. Ces petits tourbillons
d’eau, ces petis cônes sont autant de lucarnes s’entrouvrant
pour vous permettre de regarder jusqu’au fond des abysses.
Bien sûr, on ne voit jamais jusqu’au fond des abysses, mais
cela n’a pas d’importance car il suffit de s’être ainsi pen
ché sur les profondeurs de la mer pour que votre âme rêve
aux précipices du monde sous-marin, -aux algues, aux hip
pocampes, aux méduses... Des myriades de splendeurs
surgissent dans votre esprit, vous donnant l’illusion d’avoir
détaillé cet univers aux visages innombrables.
Je laissai le cap Ordymnos à gauche avec l’îlot de
Pachi. J’approchais du cap Petinos avec ses plages de
sable, étalées à l’horizon. Mon regard distinguait Kera-
midi, le cap Felouktassi et, plus haut, la rade de la Vierge
avec deux grandes barques de pêche, prêtes à mettre à la
voile. Puis ce fut tout de suite la côte de Faneromeni.
198
Mon cœur se serra. Puis se relâcha et se mit à battre
comme un fou. Le phare de Nissiopi formait une tache
blanche au loin. Ma barque humait déjà son ancrage et
prenait une vigueur nouvelle, faisant voler de blanches
flèches sous la proue, galopant sur les vagues. Sa vitesse
s’accordait à ma folle envie d’arriver au plus tôt, de
m’enfoncer dans ce monde que j’avais créé de toute mon
âme et qui ébranlait ma vie jusqu’en ses racines.
J’avais encore environ un demi-mille à parcourir, quand
je m’immobilisai, interdit. A deux cents brasses à peine,
le dauphin sauta hors de l’eau, d’un grand bond gracieux,
comme pour jouer, puis retomba. Il nageait en rond comme
s’il tournait autour d’un point qui l’attirait. Je me trou
vais à contre-jour, juste à cette heure où le soleil plonge
ses rayons flous dans la mer, et cela gênait ma vision.
Les vagues ruisselaient d’or, étincelaient, faisaient des
signes étranges, parsemées de flaques de lumière qui s’absor
baient en un instant, et ce que je cherchais à distinguer
se mêlait aux jeux brillants du couchant. Je mis ma barre
en contre-bord pour couper la vitesse, tout en évitant
d’approcher trop près du cétacé. J’attrapai le harpon de
la main gauche. Je devais être sur mes gardes. Le dau
phin tarda à reparaître. Je l’entrevis plus loin qui traçait
des figures pleines de souplesse et de grâce, comme pour
marier l’air avec l’eau qui supportait son poids et lui don
nait la rapidité d’une flèche. Un instant, je crus voir ce
que je cherchais. Puis de nouveau tout s’embrouilla dans
le mouvement des vagues et l’éclat vitreux de l’écume.
Je m’éloignai et je pénétrai dans le goulet de la petite
anse. A peine franchi, le vent tomba d’un coup. La voile
s’affala et la barque glissa sur le fond de sable bas, devant
la cabane.
Thomas était là, en train de frotter une grande pieuvre
sur un rocher.
« Où est Angéla? » demandai-je en serrant la ceinture de
ma culotte que j’avais enfilée en vitesse.
Thomas fit un geste du côté de la mer.
Je m’enfermai dans la cabane. Examinai le fusil. M’assu-
199
rai qu’il était chargé. Préparai encore quatre cartouches
avec les gros morceaux de plomb de Thomas.
Durant la nuit entière, la mer mugit à mes oreilles,
j’entendais le cri de la mouette, le dauphin sautait devant
moi. Puis il y eut une lutte et mon harpon se ficha dans
son dos jusqu’au col du trident. Je sursautai sur mon
matelas. Regardai à travers les roseaux. Le jours se levait.
200
XVI
216
La barque bougeait très fort quand je me réveillai.
L’aube pointait et la terre ferme se distinguait au loin,
à plus de cinq milles. Toute la nuit, la brise de terre m’avait
poussé au large, soufflant du levant, toujours plus fort.
J’essayai de jeter l’ancre, laissant se dévider plus de
soixante-dix brasses de filin, sans parvenir à toucher le
fond. Je la relevai avec peine et me remis aux rames. Il
aurait mieux valu attendre que le temps change. Le vent,
je le savais, allait bientôt tourner au nord-est, car à l’in
verse du sirocco, il ne dure pas et se calme vite. Tout se
passa ainsi. Le beau temps revint. Ma barque naviguait plus
facilement. J’étais sûr d’atteindre ma cabane en une heure
et demie. Je ramais lentement, en nage. La sueur me
piquait les yeux et dégoulinait jusqu’aux commissures de
mes lèvres.
C’est un labeur pénible que celui de la mer. Et c’est
pour cela que je l’aime, parce qu’il faut lutter pour elle,
de même qu’on aime la femme qui vous résiste jusqu’à ce
qu’on la dompte. Angéla a pénétré jusqu’aux racines les
plus profondes de ma vie. Mon corps la désire follement, il
a besoin de son contact! Je l’adorais encore plus mainte
nant. Le féroce incident d’hier assombrissait mon esprit
et excitait mon appétit de mâle. Je n’arrivais pas à trou
ver le moyen de la ramener vers moi. C’était pourtant
un besoin qu’il me fallait assouvir sans attendre. Et je
jure qu’une haine féroce habitait mon cœur contre le
puissant corsaire, surgi comme le spectre de la colère,
qui me l’avait ravie. Les mots d’Angéla: « Vas-y donc et
bats-toi contre lui! » m’avaient empoisonné et humilié. Je
me sentais le plus méprisable des êtres. Tout mon orgueil
et ma fierté de mâle avaient été foulés au pied, comme un
vulgaire chiffon.
Je repense à l’incident de cette nuit. Il faut que je
pousse mon enquête jusqu’au bout, que j’éclaircisse son
mystère, et j’enrage de n’avoir pu attaquer le dau-
217
phin, de ne pas l’avoir combattu comme un homme
combat un autre homme pour la possession de la femme.
Dans chaque vague qui passe, je crois voir son échine
noire dans ses plis et ma rage se ravive de lutter avec lui.
A cet instant je pourrais me jeter à la mer, me mesurer
au corps à corps, tant je suis dévoré de haine. Et puis,
la paix revient en moi... Une douceur apaisante m’imprè
gne tout entier. J’ai envie de rire de moi-même. Je peux
dire que j’en viens à me mépriser quand je rumine ainsi,
l’esprit tout retourné. Pourtant, l’incident de la nuit ne
se laisse pas oublier. Et si ce n’était pas Angéla? Si c’était
un dauphin femelle? Si ce n’était que l’accouplement de
deux dauphins, et que moi seul aie fabriqué ce conte
étrange avec mon imagination malade? Si la femme
n’avait pas bougé de son lit cette nuit? Si j’étais devenu
vraiment fou, au point de ne plus pouvoir arrêter la
marche délirante de mon cerveau?
Mais le sifflement?... Ce sifflement tendre, plein de
caresse et de douceur comme le soupir d’un désir amou
reux? Je me dis que c’était peut-être un dauphin femelle,
car je sais qu’entre eux les dauphins émettent de petits
sons étranges qui leur permettent de se parler, de se
raconter leur vie difficile, leur lutte sans répit au sein des
flots. C’est évident, je suis devenu fou à lier et je ferais
mieux de ramer plus vite pour regagner la terre ferme et
aller m’assurer qu’Angéla n’a pas bougé de sa cabane, à
Faneromeni.
Je me mis à ramer avec vigueur et la barque allait
bon train, maintenant que le temps s’était calmé. Même
les vagues ne se pressaient plus. C’était les larges et molles
ondulations d’une eau tranquille, qui se détendait, s’apai
sait. Le métal vermeil du soleil brillait d’un éclat éblouis
sant et l’eau dorée riait, saluant la clarté revenue.
Mais soudain, je me lève d’un seul bond, serre les rames
et les frappe frénétiquement dans l’eau. Et la voix? Cette
voix pathétique, cet appel dans la nuit? Je l’ai bien enten
due. Elle disait: «Viens... viens... » Il n’en pouvait être
autrement. Il n’y avait nulle autre explication. Puisque je
218
l’avais entendue. Ce n’était donc pas un dauphin femelle.
A la seconde même où je me dis: « Je l’ai entendue », voici
pourtant qu’à nouveau, un doute se glisse en moi et
demande: « Tu l’as donc entendue? Tu as donc entendu
aussi le chuchotement de la mer? Et le gémissement de
l’arbre pétrifié montant des profondeurs, le jour, où tu
étais avec Loucas le soûlard? Tu as bien vu aussi la sargue
jouer et pourchasser la petite crevette, puis celle-ci, la
maligne, se cacher sous le caillou des algues, ce même jour
où tu as attrapé la dorade? Alors, n’aurais-tu pas entendu
et vu de la même façon les événements de la nuit passée? »
Il arrive que l’homme atteigne parfois aux limites mêmes
de la folie. Je ne repris mes esprits qu’en voyant heureuse
ment, à une vingtaine de brasses de la poupe, un énorme
dauphin, étincelant sous les feux du soleil.
En une seconde, je retrouvai ma raison et ma force. Je
sentis mes muscles durcir, et une volonté de fer s’emparer
de moi pour lutter. Advienne que pourra! Les soupçons
reprenaient vie, s’accumulaient en moi et durcissaient mon
cœur. Je saisis le harpon. L’heure cruciale où sonne le
destin de chaque créature de Dieu était arrivée pour moi.
Mon regard courait sur la crête des vagues, cherchait droit
devant lui l’endroit où le cétacé allait réapparaître. Il
sauta de nouveau très haut, un peu plus loin, grand,
vigoureux, dans le sifflement étouffé de l’air qu’il rejetait
par son nasal. Le claquement de sa chute sur l’eau fut
si violent qu’il résonna comme le fracas d’un roc croulant
du haut des falaises dans la mer. L’écume se souleva en
panache et un minuscule arc-en-ciel s’irisa dans l’eau pul
vérisée.
Le cétacé ne semblait pas vouloir m’attaquer d’emblée.
Je tombai sur les rames, fis virer brutalement la barque
de cent quatre-vingts degrés vers le large, et de toutes mes
forces, fonçai sur lui. La barque volait littéralement. Elle
fendait l’eau et filait comme un étalon monté par un che
valier, la lance prête pour l’assaut. On ne voyait plus rien.
J’attendis. J’entendis le claquement d’un autre saut, mais
je n’entrevis qu’une gerbe d’eau retombant dans le creux
219
laissé par le monstre en surface. Je me dis qu’il cherchait
à m’entraîner au large, là où je ne pourrais trouver aucun
secours, pour m’y assaillir, plus à l’aise, se jeter sur moi,
me vaincre et me mettre en pièces.
J’attendais, fouillant la surface du regard. La colère
grondait en moi. Mais j’eus la stupeur de voir son ombre
gigantesque passer sous la quille comme une torpille noire,
et disparaître. Les bulles provoquées par les violents
remous de sa fuite montèrent et éclatèrent en une myriade
d’étincelles. J’essayai le harpon, ses dents pointues comme
des canines de chien. Le manche était solide, droit, taillé
dans du peuplier. Un nouveau saut lointain, à environ
cent brasses, me fit lever les yeux. Il devait fuir, rapide
comme l’éclair, pour avoir en quelques instants couvert
une telle distance.
Je connaissais maintenant son jeu. Je me penchai sur
le bordage, le harpon prêt. Je le frapperai au moment où
il repasserait sous moi. Mais je n’en eus pas le temps. La
noire torpille fendit l’eau une fois encore avec une vitesse
incroyable et disparut de l’autre côté. Inutile, dans ces
conditions, de penser à viser et frapper. Je me rendais
compte que j’avais affaire à une bête féroce, terrible et
intelligente qui s’amusait avant le combat à jouir de
mon effroi.
Pourtant, je ne tremblais pas. Qui l’eût cru? En moi,
pas le moindre germe de peur. Je me redressai, m’emplis
de volonté et de courage. Je me disais que jamais un homme
n’avait été plus homme que moi-même, à cette heure, sur
le point de me jeter dans cette lutte à mort. Il suffisait
que le monstre s’approche, qu’il émerge un peu plus, pour
que je puisse viser et frapper. A cet instant, mon bras
saurait comment agir! Je me mis à regarder ce bras, brun
et tanné par le soleil, et j’étais fier qu’il fût à moi. Qu’il
concentrât toute ma force en lui et que sous peu, voire
tout de suite, il fût capable de juguler un adversaire d’une
telle puissance que l’homme le plus fort du monde n’ose
rait lui-même en faire fi. Mais dans cette quiétude meur
trière qui cachait, je le savais, l’annonce d’un combat
220
mortel et sans pitié, je me sentais aussi isolé que le chêne
solitaire sur qui se déchaînent les rafales de vent furieux
et se brise la colère de la foudre.
Le dauphin, à présent, c’est très clair, cherche le moyen
d’assaillir le bateau, de le faire chavirer, pour que notre
combat se déroule dans l’eau, en toute sûreté. Mon œil
transperce le miroir des flots et je crois le voir labourer
les hauts-fonds, y faire onduler son corps souple, agiter
sa queue comme une hélice, repérer le ventre de la barque
juste au-dessus de lui pour y porter son coup de boutoir.
La sombre échine émergea, le nasal claqua avec un
bruit mat pour reprendre de l’air, et il se perdit une
fois de plus. Comme j’ignorais où il réapparaîtrait, je res
tai là, bien d’aplomb sur mes jambes écartées, le harpon
brandi et surveillant les deux bords à la fois, prêt à tout.
L’heure fatidique approchait car les flots se déchirèrent
à gauche de la barque, à environ dix brasses, et le cétacé
fendit la surface, se rua sur la barque, et lui porta un coup
violent comme une lourde hache frappant un sapin de
pleine force. Si je ne m’étais pas agrippé, je me serais
retrouvé dans l’eau. Je jurai et me relevai. Mais je vis
avec terreur qu’une des traverses de la ligne de flot
taison avait été enfoncée comme par un poing d’acier.
Le fauve réapparut de nouveau, au ras de l’eau, sur l’autre
bord, et dans un prodigieux giclement, qui dénotait sa
rage et sa frénésie, fonça sur l’autre côté de la barque. Le
harpon m’échappa des mains et je n’eus que le temps d’em
poigner l’étrave pour ne pas être précipité par-dessus bord.
Telle était donc sa tactique, essayer de projeter la barque
pour me faire basculer dans l’eau. Le coup suivant fut
assené sous la carène. La barque soulevée s’inclina sur la
bande et tandis que le cétacé fendait l’eau avec une vitesse
incroyable, une rame sortit du cabillot et vola dans l’eau.
C’étaient des coups intelligents et forts pour trouver le
moyen de me faire chavirer. Il me fallait à tout prix sortir
de mon hébétude et frapper moi aussi. Je me mis à genoux,
le bras gauche prenant appui solidement sur le bordage,
le droit brandissant le harpon que je tenais par le collet
221
de fer. Je vis sa masse noircir tandis qu’il remontait vers
la surface. Il dut apercevoir le harpon car il se retourna
d’un coup, montra son ventre blanc, plongea et dispa
rut. Ainsi, il commençait à avoir peur, lui aussi! Il com
mençait à comprendre la difficulté de la tâche. C’était
déjà une première retraite, imposée à mon adversaire.
J’étais préoccupé par la rame car je voulais la repêcher à
tout prix. Mais elle flottait assez loin et je n’avais pas le
temps d’attacher l’autre en poupe pour me propulser à
la godille et l’attraper. Je pouvais subir une nouvelle
attaque d’un moment à l’autre. Je le vis surgir d’une
sombre vague et se précipiter en flèche sur la rame. Il
la frappa, l’entraîna vers le fond, la projeta de toutes ses
forces plus loin, la fit voler sous ses coups violents, au
point que je pensais qu’il allait la briser. Par chance, il
n’y parvint pas. Il aurait pourtant pu la réduire en miettes.
Il l’abandonna et disparut. Je retirai l’autre rame pour
la protéger, mais à peine l’avais-je jetée au fond de la
barque que le cétacé se ruait sur la poupe, le corps à
moitié hors de l’eau. Je bondis à l’arrière, et quand il fut
à ma portée, j’abattis le harpon de toutes mes forces.
Plus rapide que moi, il réussit à l’éviter. Seule, comme je
le compris, l’extrémité de sa queue fut touchée. Un mor
ceau de peau était resté planté sur les dents du harpon.
C’était un tout petit trophée que je lui avais enlevé. Pour
tant, je le considérai comme mon premier coup réussi,
ma première victoire. Ma seule crainte était qu’il ne m’at
taque du côté de la traverse enfoncée. J’avais un maillet
de bois, et je tapai dur pour la faire rentrer à la hauteur
des autres. Dans la caisse, avec le maillet, se trouvaient
de grands clous rouillés, de la longueur d’un doigt. Je
les plantai aussitôt dans la coque, à l’intérieur, pour que
leurs pointes sortent en dehors d’un demi-doigt au moins.
Je les enfonçai tous, de loin en loin, sur toute la longueur
de la barque. Il s’y accrocherait sûrement, dans son effort
pour me faire chavirer.
Je n’eus pas à attendre longtemps. Le dauphin, sans
doute exaspéré par le petit coup que j’avais réussi, se rua
222
en plein sur moi, à bâbord, en un saut gigantesque, sans
doute pour me montrer sa taille énorme et m’effrayer. A
peine retombé, il se rua de nouveau. J’eus le temps d’abattre
le harpon qui l’atteignit sur le dos et lui arracha un grand
lambeau de chair. Malgré ce coup, il réussit à me frapper.
La barque faillit chavirer et le monstre se perdit dans les
profondeurs. Je tâtai les pointes des clous que j’avais
enfoncés dans la coque: j’y découvris, accroché à l’un d’eux,
un morceau de peau large comme la main.
Je l’avais blessé. Mon cœur se raffermissait. Maintenant,
la lutte changeait de face. Je commençais à gagner des
points. Je savais à présent comment le combattre et ne
me sentais plus inférieur à mon adversaire. Pour dire
vrai, je commençais même à en avoir pitié. Je tenais en
cet instant à m’imprégner profondément de cette pitié,
car je voulais que ma victoire fût l’aboutissement d’une
lutte difficile et d’autant plus chère, à mes yeux.
Je le vis qui tournait tout près sans approcher. Ses
plaies devaient le brûler. Et, à moins de me tromper, le
dernier coup parti était sérieux. Mais ce n’était pas cela
que je voulais. Ce que je voulais, je l’imaginais autrement.
Il fit un tour, puis un autre, rétrécissant toujours son
cercle. Il arriva tout près et sortit la tête. Son regard sem
blait planté sur moi, et c’était vraiment un regard qui
savait voir en face et où brillait la haine la plus farou
che. C’est cela que j’attendais. A cet instant précis nous
nous sommes regardés, mesurés, estimés comme des braves
comprenant que maîtrise et force leur étaient nécessaires
pour gagner cette joute surprenante.
Je vis son ombre s’obscurcir sous l’eau, et soudain fon
cer droit sur moi. Il visait la poupe et j’eus peur qu’il ne
mît le gouvernail en pièces. Je réussis à le frapper. Le har
pon avait dû l’atteindre en pleine chair car je le sentis
rebondir au moment où il replongeait. A la même seconde,
il remonta en un formidable sursaut. La même ruse. En
retombant, il heurta violemment le flanc de la barque
hérissé de clous. Mais avant que je puisse le frapper à
nouveau, il s’arracha à leurs griffes et, comme fou de dou-
223
leur, fit en Pair un bond désespéré. Je vis de larges taches
de sang maculer son corps. Il se rua de plus belle sur la
proue, si frénétiquement que la barque vira d’un quart
de tour. Il s’acharnait à présent pour de bon avec des
coups ininterrompus, enragés, Leur martèlement résonnait
sourdement sur le ventre de l’embarcation. Elle était si
chahutée que je me voyais déjà chaviré. Mais j’avais
ainsi le dauphin à portée de main et je pouvais choisir
l’instant fatal pour le frapper en pleine chair. L’occasion
se présenta au moment précis où il se renversait pour
reprendre la charge. Je visai soigneusement l’animal quand
il se rua en un nouvel élan et, comme un forcené, j’enfon
çai le harpon derrière l’aileron de la poitrine. Je frappai si
profondément qu’il me fut impossible de l’arracher. Il
resta planté dans la chair. Dauphin et harpon se perdirent
dans un terrible bouillonnement qui ressemblait aux sou
bresauts de l’agonie. L’eau rougissait. Du fond, montèrent
de gros caillots d’un sang noir, épais, qui se désagrégèrent
dans l’eau. Brun foncé d’abord, puis couleur d’œillets
écarlates à mesure qu’ils s’émiettaient et se dissolvaient
dans la mer.
La sueur ruisselait sur mon corps. Je n’en revenais
pas. Je l’avais frappé en plein ventre et j’étais sûr, à pré
sent, que le dauphin s’éloignait, portant en lui la mort.
Ma tête bourdonnait. Un voile gris sembla ternir le soleil
dans le ciel resplendissant d’azur. Des flammèches noires
dansaient devant mes yeux, s’allumaient et s’éteignaient
dans un bourdonnement grandissant. La tempête montait
des abîmes de la mer. Ses entrailles se contractaient sous une
douleur profonde. Mugissement terrible... L’arbre!...
L’arbre pétrifié soupirait et criait d’angoisse pour tout
ce sang répandu, dont le fleuve rouge souillait ses eaux.
Les vagues s’agitaient sourdement, enchevêtraient leurs
routes, à la recherche l’une de l’autre, et pour la première
fois, je les vis s’enlacer pour se confier l’amère nouvelle.
La barque roulait doucement, tristement, et moi, j’essayais
de me redresser et de me cramponner, car mes genoux ne
me soutenaient plus. L’esprit troublé, je pensai seulement:
224
« Que le rêve finisse, qu’il laisse mon esprit en repos; ce
que j’ai fait, je l’ai bien fait. » Nous avons lutté vaillam
ment, nous nous sommes battus d’égal à égal. Il m’avait
attaqué le premier.
J’attachai ma rame à l’anneau de la poupe et naviguai
à la godille pour retrouver l’autre. Mais la barque allait
maintenant à contre-bord et quand je vis la rame perdue
très loin de moi, je compris que j’aurais du mal à la rat
traper. Je me jetai à l’eau en nageant vite, la récupérai
et sautai dans la barque...
Mon bateau flottait à une courte distance du cétacé blessé.
J’apercevais sa queue qui battait l’eau, faiblement, comme
pour se mouvoir une dernière fois avant d’en finir avec la
vie. Planté dans la plaie profonde du sternum, le harpon
émergea, puis s’enfonça dans l’eau quand le corps bascula.
Je donnai quelques coups de rames pour m’en approcher.
Et je vis le dauphin frémir faiblement puis tenter d’échap
per à un nouveau coup de harpon. Je m’approchai encore
plus près. J’entendais l’air sortir de son nasal, une expi
ration difficile et comme engorgée d’eau, entrecoupée de
petits sons brefs pareils à du verre qui se fêle. Il était à
l’agonie. Quand le flanc de ma barque le frôla, le dauphin
donna un coup de queue très lent, s’éloigna de cinq à six
brasses puis s’enfonça peu à peu, son sillage maculé de
traînées semblables à du tabac délavé. Du sang s’écou
lait de la veine sectionnée qu’obstruait encore partielle
ment le harpon. Une fois rentré, je tirai la barque hors de
l’eau, me ruai dans la cabane et tombai sur le lit. Et seu
lement alors, je compris que j’étais épuisé et sur le point
de m’évanouir.
Le sifflement du vent à travers les roseaux de la cabane
me réveilla au cours de la nuit. Sa fraîcheur caressait mon
front brûlant. J’entendis du bruit, des tâtonnements, et
pensai que les vagues devaient chahuter la barque. Mais
je continuais à entendre le même bruit, comme si on cher
chait quelque chose. Je me précipitai dehors et me trouvai
face à face avec Angéla, dans ma barque. Il faisait noir
et les ombres de nos deux corps nus se dessinaient à peine.
225
Je sentis pourtant l’étincelle acérée de son regard trans
perçant la lourde pâte de la nuit.
« Où est le harpon? » grogna-t-elle, furieuse.
— Que veux-tu faire du harpon? Qu’est-ce que tu cher
ches dans ma barque?
— Je me suis blessée le pied sur les clous qui dépassent
des côtés comme des dents de requin. Pourquoi as-tu planté
des clous dans ta barque, de cette manière-là?
— J’en ai recloué les côtés. Ils étaient disjoints. Mais il
n’est pas correct de fouiller dans ma barque, comme tu
le fais en ce moment.
Elle sauta dans l’eau basse et vint tout contre moi. Je
sentais sur mon ventre nu les chauds effluves de son corps.
— Dis, qu’as-tu fait du harpon?
— Il m’a échappé des mains en voulant gaffer un poisson
qui se décrochait de l’hameçon.
— Quel poisson, quel décrochage et quel hameçon?
Mensonges que tout cela! Moi, j’ai entendu le bruit et
les plaintes de l’arbre pétrifié qui montaient des profon
deurs où il vit. La mer est devenue sombre. Le soleil s’est
terni. Une effroyable tempête a secoué le large. La mer
puait le sang... des flots de sang. J’ai senti son odeur fade
me frapper les narines. Réponds! Qu’as-tu fait du harpon?
Je m’avançai vers elle pour la calmer. Touchai son
épaule.
— Ne me touche pas!
— Angéla, reprends tes esprits. Viens avec moi dans la
cabane. Viens, calme-toi.
Elle recula. S’éloigna vers le rivage. J’entendis le puis
sant bruissement de l’eau sous son corps qui fendait les
flots. Petit à petit le clapotis s’éteignit.
Que mon cœur se sentait solitaire! Solitaire et lourd.
Loucas le soûlard arriva le lendemain à midi, et but un
demi-verre du raki de ma bouteille. J’étais encore étendu
sur mon lit.
« Tu n’es pas sorti? Qu’est-ce qui t’est arrivé? demanda-
t-il. Est-ce que tu aurais peur, toi aussi? »
— Peur de quoi?
226
Il parla de la rumeur des flots au large, que tous les
pêcheurs de la région avaient entendue, une rumeur qui
venait du grand esprit pétrifié, dans les parages duquel
personne n’ose naviguer.
« Légendes! murmurai-je entre mes dents, alors qu’au
même moment je me sentis rempli d’un effroi jamais
éprouvé jusqu’alors. Allons, mon pauvre, lui dis-je, va te
reposer... Comment peux-tu croire à de pareilles choses? »
Mais je le disais presque à contrecœur et mes paroles me
semblaient sonner faux.
— Eh... patron, tu causes bien. Pourtant tu ne peux pas
ne pas t’étonner de tout ce qui se passe dans les parages.
Ne sais-tu pas qu’Angéla est partie en mer depuis la nuit
dernière, que midi a sonné et qu’elle n’est pas encore
rentrée?
Je lui saisis les mains.
— Oui, je te dis. Et c’est bien la première fois que son
père passe son temps à regarder la mer, et qu’il n’arrive
pas à trouver le repos.
— Loucas le soûlard, viens avec moi! Il faut retrouver
Angéla!
D’un bond, je fus debout, j’enfilai ma culotte.
— Et où veux-tu aller? Est-ce que tu connais, toi, les
mille sentiers qu’elle connaît dans la mer, où elle ne se perd
pas, et est-ce que tu peux savoir celui qu’elle a pris?
— Je ne sais pas ce que tu dis. Angéla est seule au large
et ne peut pas rentrer. Je te répète qu’elle est seule. Tu
m’entends? Elle est seule!
Ces derniers mots, je les criai comme si je voulais que
leur écho pénètre bien dans son oreille.
— Et les autres fois, qu’est-ce qui l’en sortait? Elle en
sortait bien toute seule? C’était pas nécessaire que quel
qu’un aille lui tendre la main! Elle revenait bien à terre
toute seule?
Mon sang martelait mes tempes comme une enclume.
— Ce n’est pas la même chose aujourd’hui. Ce n’est pas
la même chose. Viens. Le vent de la terre s’est levé, nous
irons vite.
227
Notre barque sortit du goulet avec sa voile bien tendue
et je mis le cap droit sur les lieux où gisait l’arbre pétrifié.
Observant avec soin les points de repère.
— Patron! Ce n’est pas la bonne route. Tu devrais chan
ger de cap.
Il n’ajouta rien. J’avais bien remarqué le tremblement
du pêcheur, pourtant je conservais la même route, le regard
fixé devant moi.
Loucas le soûlard quitta le bordage où il était assis,
se glissa avec précaution sous l’écoutille et s’y cala. Son
visage était blême de peur. Il restait muet, les yeux baissés,
sans même oser jeter un coup d’œil par-dessus le bordage.
De temps en temps il me lançait un regard suppliant, rempli
d’une insurmontable terreur. Je fis un tour ou deux au-
dessus des lieux où gisait l’arbre en décrivant de larges
cercles, et cherchai, mais je n’arrivai pas à distinguer quoi
que ce soit. Alors, je coupai en face, vers l’est, du côté du
cap Koraka, et de là naviguai droit en longeant la terre
ferme, me souvenant qu’une fois je m’étais laissé prendre
par les courants. Nous allions de-ci de-là, louvoyant, chan
geant à chaque instant l’écoute entre les deux taquets de
la poupe.
Tout à coup, Loucas le soûlard poussa un cri:
« Patron! » et il me montra quelque chose, un peu plus
loin. Je lofai pour réduire la course de la barque. Sous
l’intense réverbération du soleil, une forme noire, étrange,
flottait, ballottée au gré des vagues. Plus nous en appro
chions, plus mon cœur battait à se rompre.
— Allons-nous-en, patron. Je n’en peux plus. Tout ça
n’est pas bon. Dieu lui-même n’y fourre pas son nez. C’est
impossible qu’une créature humaine et un dauphin flottent
ensemble, comme en ce moment... Je dis, patron, que ça,
ça n’est pas bon. Peut-être que ce sont des spectres, sûre
ment il va nous arriver malheur... Ne t’approche pas!
Il tenta de me retenir. Je le repoussai. La barque s’appro
cha. Je lâchai l’écoute et la voile se mit à claquer
follement jusqu’en haut du perroquet. Le cadavre du dau
phin, retourné, montrait son ventre argenté avec le harpon
228
enfoncé sous l’aileron de la poitrine. Le corps nu d’Angéla
était plaqué sur l’énorme masse du cétacé mort, la tête
appuyée sur la poitrine. Je me penchai pour l’attirer à moi.
Elle me repoussa, prête à me frapper.
— Viens, Angéla. Ne reste pas plus longtemps. Viens!
— Assassin!
— Angéla! C’est lui qui m’a attaqué le premier. J’ai
frappé pour sauver ma vie. Autrement, je ne l’aurais pas
fait. Je dis la vérité, Angéla!
Elle résista à tous mes efforts, me mordit les mains, les
griffa avec rage, et retrouvant une énergie à laquelle je ne
m’attendais pas, arracha le harpon du corps du dauphin
et le brandit sur moi. Je n’eus que le temps de me baisser,
le harpon se ficha dans le bordage en y découpant un large
copeau de bois.
— Partons, patron! Éloignons-nous pour qu’il ne nous
arrive pas malheur, car, jusqu’à maintenant, on n’a jamais
vue une créature humaine aux prises avec un spectre.
Ses paroles me donnèrent la chair de poule. Le regard
d’Angéla, farouche, brûlant, haineux, me fit reculer. Loucas
le soûlard, lestement, borda l’écoute. La barque s’inclina
pour reprendre sa route vers la côte.
— Ne parle jamais, patron, de tout ce que nous avons
vu. Il ne faut pas! C’est alors que le grand malheur arri
verait, car toutes ces choses mystérieuses sont faites à
l’insu des hommes. Ils ne doivent pas les voir. Et tous ceux
qui les ont vues, qu’ils se gardent bien d’en parler! Moi, je
vais aller à l’église. Le pope récitera les prières et touchera
mes yeux avec le goupillon pour les exorciser. Écoute ce
que je te dis. Fais-en autant, toi aussi...
J’ignore ce que fit Loucas le soûlard, ce soir-là, après
que nous eûmes regagné la terre ferme. Je ne sais. Ni s’il
est allé trouver le pope, s’il a fait une offrande de pain, ni
si le goupillon a touché ses yeux pour les exorciser. Ce
que je sais, c’est que moi, j’ai préparé mes affaires en hâte,
les ai ramassées, les ai chargées dans la barque et ai hissé
la voile. Je n’ai même pas pensé à saluer Thomas. Plus tard,
j’ai mouillé sur la plage de sable du Phare, du côté de
229
Sidoussa. Je me suis faufilé dans une remise à charbon, une
de celles qui servent au ravitaillement des bateaux, et j’ai
attendu qu’il fasse nuit avant de reprendre la route de
Sigri. Je ne voulais y voir personne. J’aperçus seulement,
dans la taverne, Loucas le soûlard attablé devant une bou
teille de raki. Il n’y avait pas d’autre client et le tavernier
s’apprêtait à fermer.
— Te voilà donc sur le départ, patron?
Mon cœur s’emplit de compassion quand je le vis me
regarder comme un chien regarde son maître au moment
des adieux. Je lui tendis la main...
— Nous étions des amis, Loucas...
Il me regardait drôlement. Il dit: «Tu ne m’appelles
plus: le soûlard. C’est signe que tu ne m’aimes plus, patron. »
Je souris involontairement et lui dis:
« Nous sommes amis, Loucas le soûlard. »
— Comme ça, bravo! Nous étions des amis. Seulement,
tu ne l’as pas compris quand il le fallait. Moi, maintenant,
je me dis que tu ne vas plus être ici. Je me disais que j’avais
un homme pour décharger mon cœur.
— Et maintenant aussi, tu le déchargeras. La mer est
vaste et peut recevoir tout ce qu’un cœur contient.
— Elle n’est pas si vaste, patron. Et puis, il y a ça...
— Quoi?
— Eh bien... Thomas le pêcheur de pieuvres. A présent
que tu pars, qu’est-ce qui pourra lui causer de moi... pour
qu’il me montre les trous de pieuvre... que moi aussi, je
puisse gagner mon pain...
— Thomas? Il a Stratos. C’est lui son héritier. Il sera
son gendre. Le mariage se fera cet hiver. Alors, à quoi bon
lui parler? Il faut bien que tu comprennes ça, toi aussi.
Loucas le soûlard me regarda d’un air ahuri.
— De quel mariage causes-tu, patron?
— De celui d’Angéla.
Il dut me prendre pour un fou, car je ne m’explique pas
autrement la façon dont il me regarda.
— Angéla... Elle, patron, elle ne sortira plus de la mer.
Rappelle-toi de ça. Elle y restera. Et elle hantera le coin.
230
La mer était son destin. Un jour, tu l’apprendras et tu
diras que Loucas le soûlard n’était pas si fou que tu le
crois en ce moment... Alors, c’est pour ça que je causais
des cachettes des pieuvres. Stratos, il retournera à Kapi.
C’est un paysan, celui-là. Avec du bien au soleil. La mer
me reviendra... Voilà ce que j’aurais voulu que tu dises à
Thomas.
— Au revoir, Loucas le soûlard. Je reviendrai peut-être
un jour.
Je réfléchissais à ce qu’il m’avait dit d’Angéla. Il n’y
avait pas d’autre explication que le raki. Il devait le faire
délirer.
231
XVII
1. En grec: trianda.
233
et elle ne voulait pas que nous comptions plus loin. Les
astres étaient lilanda. Et elle ne faisait que répéter: lilanda...
lilanda...
Ainsi l’avons-nous appelée Lilanda. Le nom qu’elle avait
trouvé toute seule.
« Pourquoi lui racontes-tu toujours cette histoire
d’étoiles? » me demanda Élisa un jour où Lilanda dormait
dans sa chambre.
Tout était tranquille. Pas de lune dans le ciel. Nous
étions étendus sur deux chaises longues, sur le balcon de
la maison que nous avions louée à Molyvos, juste au-dessus
de la mer. Elle était bâtie sur de gros pilotis solidement
enfoncés dans le rivage. Les vagues roulaient en-dessous
d’elle.
- Eh bien, tu ne m’as pas répondu? Comment as-tu
imaginé que les étoiles tombent dans un coquillage? Et
puis, cette histoire de l’arbre... C’est un assez joli conte.
Pourtant, ne dupons pas trop l’enfant avec des légendes.
Disons-lui plutôt les choses comme elles sont, dès main
tenant.
Je répondis que je n’étais pas d’accord. La légende est
nécessaire car la vie est laide. Un beau mensonge est plus
vrai que la plus éclatante vérité. La vraie vie, ce n’est
pas celle que nous connaissons mais celle que nous cher
chons à connaître. Finalement, Élisa m’approuva. Et elle
aussi, elle prit l’habitude de contempler les astres.
— Bien sûr, cela paraît plus logique que ce soit de petits
clous d’argent plantés dans le ciel, plutôt que d’énormes
masses de fer et de pierres errant sans attaches, à l’aven
ture, dans un voyage sans but.
Élisa, pendant quelques jours, resta pensive. Puis enfin,
elle me dit que, du côté de Sigri, on recherchait la forêt
pétrifiée. Qu’en dehors des troncs épars sur la terre ferme,
les experts en avaient découvert de semblables, pétrifiés,
dans les profondeurs de la mer. Aux alentours de Nissiopi.
Et même au large.
« Ce sont des pêcheurs de Sigri, dit-elle, qui parlent
d’un immense arbre pétrifié qui gît au large, au fond de
234
la mer, et personne n’ose naviguer par là, car ils le disent
ensorcelé. Curieux! Cela ressemble au conte que tu as
brodé. J’y ai pensé toute la journée. »
Les paroles d’Élisa sont entrées en moi, tout droit, et
ont réveillé tout un monde.
Les journaux de cette époque avaient fait une large
enquête. D’Athènes, des savants arrivèrent dans la région
pour observer la forêt pétrifiée. Ils parlèrent d’une origine
remontant à des millions d’années et ils expliquèrent le
processus du phénomène. Ils dirent aussi que pareil phé
nomène est unique. Les gens lisaient cela et s’étonnaient.
Ceux du pays apprenaient que ces étranges troncs pétri
fiés étaient des arbres, répliques exactes d’arbres vieux de
millions d’années, mais que seul leur bois s’était méta
morphosé en pierre. Leurs pères et les pères de leurs pères
les rencontraient dans les champs, journellement, au cours
de leurs travaux, et ils se reposaient, assis sur ces marbres
couchés qui ressemblent à d’antiques colonnes brisées. Là,
ils parlaient de leurs affaires, frottant sur eux une allu
mette pour allumer leur pipe. C’était connu et faisait par
tie des légendes du pays transmises par leurs ancêtres. De
bouche en bouche, on racontait l’histoire des arbres qui
s’étaient pétrifiés. Ils s’émerveillaient et disaient que cela
était bon signe pour leur pays que de tels arbres pétrifiés
y vivent encore et que leur âme y vibre et y respire.
« C’est un phénomène de transmutation de la matière »,
dis-je à Élisa.
— Cela, c’est l’aspect scientifique. Mais le miracle, c’est
qu’il existe dans la mer un grand arbre ensorcelé...
Elle me regarda. Comme si elle voulait pénétrer jus
qu’au fond de mon être. Moi, je détournai les yeux. C’était
là la frontière qui arrêtait nos paroles. Et aucun de nous
ne la franchit.
235
XVIII
240
XIX
I
sifflement léger. J’allais vite et dévorais la distance qui
me séparait de mon ancienne solitude. Je ramais sans souf
fler en calculant qu’il me suffirait d’une heure pour l’at
teindre.
La mer faisait obstacle devant moi, mais j’avais soudain
retrouvé l’énergie de l’adolescence. Je respirais profondé
ment et ramais. Au bout d’un moment mes pieds étaient
trempés. J’injuriai Loucas le soûlard et, fouillant dans
le noir, découvris une boîte en fer-blanc. J’écopai aussi
vite que je le pus, puis recommençai à batailler avec les
rames.
Brusquement, dans l’éclat lointain du phare, je distin
guai mon coin rocheux, vers Sidoussa. Je calculai la
position exacte du goulet, repérai son entrée, barrai droit
et m’y engouffrai. Alourdie par l’eau qu’elle avait prise,
la barque n’arriva pas jusqu’au rivage, et je dus faire une
grande enjambée, depuis la proue. Mes chaussures s’en
foncèrent dans le sable mouillé. J’attachai l’amarre à la
même pierre enfoncée sur la plage, je me rappelais bien
sa place. J’entrai dans la hutte. Je touchai les roseaux pelés
que la pourriture effritait. Le sable s’était accumulé à l’in
térieur avec des algues sèches poussées par les rafales du
vent. Le toit s’y était effondré. On aurait dit que, depuis ce
temps, aucune main humaine n’était passée par là.
Très vite, j’escaladai le flanc de la petite pente et coupai
droit vers la crique de Faneromeni. J’aperçus bientôt
sur la plage la fenêtre illuminée. Un chien de petite taille,
mal fichu, s’élança sur moi en aboyant comme un fou.
Quelqu’un sortit de la cabane de Thomas, tenant une lampe.
Une voix demanda qui j’étais.
En m’approchant, je vis l’homme dressé, une lampe à
pétrole à la main pour éclairer l’étranger. Il la protégeait
de sa main tendue pour que le vent ne souffle pas la petite
flamme.
« Stratos, ai-je dit, tu ne te souviens donc pas de moi? »
Il leva la lampe vers mon visage, éclairant du même
coup le sien. Aucune joie n’adoucit sa rude face. Il cligna
des yeux et me dévisagea, à travers leur fente mi-close.
245
Il eut l’air de se souvenir et fit un geste de la main. Hocha
la tête. On eût dit que notre dernière rencontre datait
d’hier. La fatigue des longues années s’était pourtant gra
vée profondément en lui.
« J’appelle ma femme », dit-il.
Une femme entre deux âges arriva, enceinte jusqu’aux
dents. Elle apporta une chaise pour me l’offrir.
Stratos restait debout. Il posa la lampe sur le large
rebord de la fenêtre. Parla de ses peines. Le poisson était
difficile. Par les nuits obscures, la mer se soulevait en tem
pête, et alors rien à faire avec le lamparo. Quand le temps
se remettait au beau, il faisait clair de lune, et alors de
nouveau rien à faire avec le lamparo.
« Nous autres, on dit que quand la pierre roule, elle
casse l’œuf, me dit-il. Mais quand l’œuf roule, il se casse
aussi. C’est notre sort. »
Deux ou trois marmots apparurent. « Mes enfants,
me dit-il. Et ma femme — excuse-moi — est de nouveau
grosse. Nous nous sommes mariés il y a dix ans. Et puis,
il y a le vieux. »
« Quel vieux? » demandai-je.
Il voulait dire Thomas. Au même moment, d’une petite
maison voisine que je n’avais pas encore remarquée, pas
plus grande qu’une chambre minuscule, sortit une voix
enrouée demandant qui était arrivé à une heure pareille.
Pourquoi personne ne venait-il jamais lui rendre compte
de ce qui se passait? Il n’était donc là, lui, que pour la
façade? Et patati et patata, puis une toux sèche à éclater.
« Va le voir. Il parle souvent de toi », murmura Stratos.
La femme comprenait maintenant. Elle dit:
« C’est le jeune maître dont le vieux parle quelque
fois?... Alors, c’est donc toi? C’est donc toi, le jeune maître? »
Elle me détaillait de la tête aux pieds.
Dès que j’entrai, Thomas se souleva sur son grabat et
un accès de toux le secoua. Ses yeux boursouflés se plan
tèrent sur moi comme s’ils cherchaient à reconnaître un
cap au travers de la brume.
— Je me disais bien: c’est impossible que tu ne
246
reviennes pas! Tu vois où j’en suis réduit. C’est la fin,
j’ai troqué la barque pour le grabat. Après les vagues de
la mer, mon sort, c’est de me battre à présent avec les
couvertures. C’était écrit sur les tablettes de Dieu, et que
tu l’injuries ou le pries, il ne rature rien. Qu’il nous fiche
la paix et qu’il admire, si ça lui chante, le monde qu’il
a créé. Eh, mon vieux Stratos, dis à ta femme qu’elle
brûle de l’encens pour que mes blasphèmes sentent bon.
Je m’installai sur l’escabeau et les autres nous laissèrent
seuls.
— Comme tu vois, je n’ai plus personne. Marina, tu t’en
souviens, la gamine qui creusait le sable, s’est mariée, puis
a divorcé. Elle travaille comme femme de ménage dans
une riche maison de la ville. Le Théodoris, le plus grand,
est mort d’une jaunisse. On l’a porté chez le docteur, à la
ville. Je me suis endetté, j’ai vendu une des barques pour
m’acquitter. L’autre, Liakos, s’est enrôlé sur un cargo,
il y a de ça cinq ans. Des mois passent avant que je reçoive
une lettre d’Aden, ou bien du Canada, ou d’un port de
Norvège ou de l’Inde. Moi, à présent, je suis fini. Je deve
nais lourd... Diamanto, la femme de Stratos, vient nettoyer
de temps en temps... Mais grosse comme elle est, tu vois,
c’est difficile... Il l’a connue à la ville, une fois qu’il y était
allé faire des courses pour la barque. Ils ont fricoté ensemble,
il l’a engrossée, l’a épousée et l’a ramenée ici... Tous les
ans, elle accouche. Y en a déjà deux de mort-nés. Tu
comprends, elle se tue de fatigue avec la lessive, et sur
tout, il y a le chemin ici jusqu’à Glyconéri, pour l’eau
douce...
Je dis presque dans un murmure:
« Le Glyconéri... »
— Tu le connais. C’est là qu’elle lavait tes chemises.
Tu dois t’en rappeler, c’est pas possible... Mais comme tu
vois, celle-ci, elle n’est pas de la mer, elle n’a pas l’agilité
de l’autre. Tout autre chose, comme tu peux voir.
Il y eut un silence. Il prit du tabac dans sa blague et
roula une cigarette. L’alluma avec le briquet. Aspira pro
fondément.
247
— D’elle, on n’a rien retrouvé. Elle était partie la nuit
au large comme d’habitude. Elle est allée plus loin. Qui
sait! Le mauvais temps a dû la surprendre, elle s’est per
due en mer...
« Vous n’avez rien fait pour la retrouver, Thomas? »
demandai-je.
— Qu’est-ce que j’aurais pu faire? J’ai fait un ou deux
tours avec la barque pour essayer de la trouver. Sans
résultat. Du côté du Kavo Koraka, la mer a rejeté seu
lement le cadavre d’un dauphin. Il avait été harponné.
Les pêcheurs me l’ont dit. Un grand dauphin, un mâle.
Les mouettes le déchiquetaient.
La conversation s’arrêta. Puis, peu après, il ajouta:
« J’ai bien pensé que je retrouverais son cadavre. Alors,
je me suis mis en route. Pendant des jours je cherchai
dans les rochers, dans les creux. Je repassai toujours dans
le coin du dauphin qui pourrissait, mangé par les oiseaux
de mer. Il puait comme un cadavre de la terre. C’est
depuis ce temps-là que j’ai commencé à baisser. Les rhu
matismes sont venus après. L’arrivée de Stratos a été un
bien. Il a appris les trous de pieuvres. »
— Ainsi, vous n’avez rien su, Thomas? Rien entendu?...
Il baissa la voix.
— Il y a des choses que je ne dis pas. Mais toi, tu peux
l’apprendre. Avec toi, ça ne fait rien, puisque je sais
qu’elle t’aimait... Toi, tu n’as pas compris combien elle
t’aimait... Eh bien! à présent, elle se trouve dans la mer.
Je suis sûr qu’elle n’est pas devenue un cadavre. Son
destin était là, et elle y est restée. Sors, va sur le rocher,
sors pour entendre...
Sa voix devenait de plus en plus rauque. Son œil se
ternissait. Il toussa et se redressa pour ne pas étouffer. Je
lui soutins la tête. Il se calma.
— Alors, elle, maintenant, elle vit dans la mer. Elle
est avec les dauphins, les tortues et les coquillages. Elle est
vivante. Il faut le croire, il faut que tu apprennes des
choses que je n’ai encore dites à personne. Mais tu les
garderas pour toi. Avec sa mère, je n’étais pas marié.
248
Peut-être que tu le sais! C’était la fille d’un pêcheur.
Sa barque s’était fracassée sur les arêtes des brisants. Je
lui ai donné un coup de main pour la réparer. Un peu
plus tard, une nuit, il a disparu en mer. Englouti. La
fille est restée près de moi. Elle parlait de partir chez
une de ses parentes à Molyvos. Mais le temps s’était mis
à la tempête et ça a duré deux semaines. Comme tu peux
le comprendre, je n’ai pas pu résister. J’ai été jusqu’à la
cabane que je lui avais donnée à elle et à son père. La
nuit, elle s’est réveillée en sursaut, a pris peur et s’est
mise à courir, en chemise. Je l’ai rattrapée et là, sur le
sable, on a roulé dans l’eau... Qu’est-ce que je vais te
raconter là, maintenant! Depuis cette fameuse nuit, elle
est restée avec moi, et elle m’a aidé à la pêche. Jusqu’au
dernier mois avant d’accoucher, elle ramait encore. Il aurait
fallu que tu voies comment elle remontait le filet, comme
elle sautait dans la barque avec son ventre aussi gros que
celui de Diamanto. Avec le temps, on avait oublié la date
de l’accouchement. Si bien qu’un jour, alors qu’on pêchait
à la palangre, au large, j’ai vu qu’elle devenait toute pâle,
elle a vomi, elle s’est attrapé le ventre en poussant un
cri qui m’a bouleversé. J’ai laissé tomber la palangre et
j’ai foncé vers la côte. Quand nous sommes arrivés, je lui
ai passé une corde autour des épaules et entre les cuisses,
pour qu’elle se cramponne et que je puisse la soulever.
C’est juste à ce moment que la barque s’est retournée,
et elle s’est retrouvée dans l’eau. Je tirai sur la corde
pour l’aider à en sortir, mais pendant que nous nous débat
tions tous les deux, tout d’un coup, elle a poussé un cri
terrible et elle m’a fait signe pour que j’attrape l’enfant
qui avait glissé dans la mer, entre ses parties. J’ai sorti
de l’eau Angéla, ma fille, à moitié étouffée. Malgré ça,
elle s’est remise et du premier coup, elle a sauté sur la
tétine. Mais la femme, elle, allait de plus en plus mal. Je
l’ai emmenée à la ville. Elle a rendu l’âme une semaine
plus tard. La petite, c’est une parente de Molyvos qui l’a
élevée. Je l’ai reprise avec moi quand elle a eu sept
ans.
249
Quand Thomas eut fini, un lourd silence tomba. Il
fumait sans arrêt et la chambre était pleine de fumée.
« Toi, quand tu es parti, tu n’es même pas venu me
dire au revoir », murmura-t-il.
Il me saisit la main dans sa paume sèche et dure qui
tremblotait.
— Tu vois! mes doigts tremblent. Autrefois, ils tiraient
les rames, ils tiraient le filet, quand il fallait gagner
la paye d’une journée. Aujourd’hui, ils ne peuvent même
plus remonter les draps.
« Pourquoi ne m’avais-tu jamais raconté son histoire? »
dis-je au bout d’un moment.
— Est-ce que je sais...? De te voir maintenant, ça m’a
rappelé tout cela. Et puis, tu le savais, la marque de la
corde qui avait attaché sa mère était restée sur elle... Ça
se passe comme ça chez les femmes enceintes, leurs marques
restent sur l’enfant qu’elles ont dans le ventre. Et c’était
resté sur le corps d’Angéla. Tu devais le savoir.
Il me regardait de son œil éteint.
« Je le savais », dis-je à voix basse.
— Et alors, pourquoi est-ce que je ne t’aurais pas confié
cette histoire? Toi seul la connais. Tu vois que, depuis le
ventre de sa mère, elle avait pris la manie de la mer.
Elle est née dans la mer, et alors elle est restée dans la
mer. Et maintenant, elle est transformée en une fille-
dauphin. Elle erre dans l’océan... y cherche son pareil. Tu
te rappelles de ce dauphin qu’on regardait sauter près des
rochers... Je t’ai dit qu’il y avait un billet de cinquante
drachmes pour celui qui tuerait un dauphin. Remarque
que depuis ce temps, ils ne l’ont pas encore mis à cent
drachmes. Tant pis. De toute façon, toi, puisqu’on en
parle, c’est pas pour les cinquante drachmes que tu l’as
harponné.
C’était étrange de rester là à écouter les histoires du
vieux, alors que je me sentais fort gêné de voir que le
vieux, jadis, avait su tout ce qui s’était passé entre sa
fille et moi. Il comprit ma gêne et voulut me tranquilliser:
« A présent, jeune maître, ne te fais pas de peine. Vous
250
étiez des enfants. Je connais la jeunesse, mon enfant. Y
a rien pour les calmer, ces écervelés. Ils n’ont que l’idée
d’engrosser... Tant pis. Mais je parlais du dauphin. Celui
que tu as harponné... La jalousie, c’est comme ça... elle
trouble la cervelle. Tu te rappelles, en ce temps-là, la
barque que j’éloignais toujours du dauphin, quand tu
disais qu’il venait de sauter? Je ne voulais pas que tu
voies que c’était elle... Elle partait toujours ainsi au large.
Elle le rencontrait. Je parle du dauphin. Je ne voulais
pas que tu voies leurs jeux... Je ne voulais pas que tu
comprennes, alors, je ramenais la barque vers la terre.
C’est pour ça aussi que je ne l’ai pas tiré pour le détruire.
J’espérais toujours qu’un autre le ferait. Je pensais que
ce serait toi, puisque tu avais un fusil. Je l’avais compris
aussi en voyant que tu avais pris mes plombs. Seulement
je n’avais pas pensé que tu le harponnerais. Je n’aurais
jamais pu imaginer que tu t’y connaissais en harpon
comme tu l’as prouvé. »
Le vent devenait plus violent. La nuit était profonde.
Les vagues mugissaient. Thomas tendit l’oreille.
— T’entends? Il s’appuya sur un coude: « C’est elle.
Elle s’approche. Tu l’entends? »
Je dis:
— Je l’entends!
— C’est ainsi chaque nuit. Plus tard, elle s’en va. Elle
est devenue dauphin.
Il se tut quelques instants et dit en baissant la voix:
« Tu l’entends! Elle glisse sur ses ailerons... »
On entendait la rage du vent, le sourd écho de la mer
et puis le bruit de quelque chose qui traînait comme si
un large balai passait sur le sable.
— Alors, tu l’entends? Elle arrive jusque sur le pas de
la porte. Un dauphin, ça respire comme un homme, tu le
sais. Mais ne sors pas. Il ne faut pas que tu la voies. Même
moi, je ne sors pas. Et je ne laisse personne sortir. Je me
contente de l’écouter. Le matin, je vois les traces sur le
sable.
La nuit se passa à bavarder jusqu’à ce que les assises
251
du ciel commencent à blanchir. Alors, sans même s’en
rendre compte, il inclina la tête et s’endormit d’un lourd
sommeil. J’ouvris la porte avec précaution et me retrou
vai dehors. Je regardai par terre et ne pus retenir un
frisson. Il y avait des traces sur le sable comme si on
avait traîné un sac jusqu’au bord de la mer. Jusqu’à l’en
droit où la vague léchait les empreintes et les effaçait. Je
repris rapidement la route du retour, retrouvai le coin
rocailleux et mon ancienne cabane. Je sautai dans la barque
et fis route vers Sigri, vagues en poupe.
Là-bas, je retrouvai Loucas le soûlard qui guettait mon
retour.
— Je pensais que tu t’étais perdu dans le noir, cette
nuit. Qu’est-ce que tu as fait, patron?
— Il faut que tu calfates ta barque, Loucas le soûlard.
Ce n’est pas du travail, ça. Calfate-la si tu ne veux pas
que le diable t’emporte.
— J’y suis bien décidé, patron. Justement, je me disais
que j’allais chercher de l’étoupe et commencer tout de
suite! Tu crois peut-être qu’on en trouve facilement. Y a
étoupe et étoupe. Moi, pour mon bateau, je ne me sers
pas de n’importe quoi. J’aime le travail bien fait. Tu as
bien dû comprendre que c’est ma marotte, et que ma
barque, je ne la garde pas pour la mettre au rebut. J’ai
commandé de l’étoupe à Marseille. C’est depuis ce temps-là
que je l’ai commandée. Eh oui, le temps a passé, elle ne
va plus tarder à arriver, ils me l’apporteront. D’un moment
à l’autre, on va m’avertir qu’elle est arrivée.
Vers midi, le bateau passa par Sigri. Je m’y suis embar
qué, comptant prendre à Molyvos mes bagages, prêts
depuis deux jours.
« Nous avons eu une grosse mer », me dit le garçon de
cabine.
Les premiers tours d’hélice faisaient déjà vibrer le bateau.
Il faisait route sur le cap nord de Nissiopi. La frescadoura
soufflait de plus en plus fort. Je devais tenir ma casquette
pour qu’elle ne s’envole pas. Très vite, nous approchâmes
du cap. Sur le ponton, en proue, le mousse qui nettoyait
252
la chaîne de l’ancre arrêta son travail, et tout d’un coup,
poussa un cri:
« Le voilà! » Et il montrait quelque chose au loin, par-
delà les vagues, à tribord.
Le dauphin apparut, bondissant droit en direction du
bateau, rapide comme un étalon au galop.
Le capitaine braqua ses jumelles de ce côté. Le petit
cétacé sautait très haut, puis replongeait. Il jouait et pro
fitait de sa vitesse qui lui permettait de dépasser le navire
sans effort. Quand il sautait, son corps mouillé luisait
comme du métal sous les rayons du soleil couchant.
« C’est notre dauphin, dit le capitaine en souriant,
aux passagers groupés autour de lui. Il est au rendez-vous
chaque fois que nous passons. Le capitaine du Samos, qui
faisait la ligne avant nous, me l’avait dit mais je ne vou
lais pas le croire. Il a fallu que je le voie pour admettre
qu’il avait raison. »
Une passagère coiffée d’un foulard bleu, embarquée à
Lemnos et qui se rendait en Égypte pour y passer l’hiver,
remarqua qu’un dauphin, en mer, ça n’a rien d’extraor
dinaire et qu’en Méditerranée, qu’elle traversait deux fois
par an, on en rencontre fréquemment.
« Ce n’est pas n’importe quel dauphin, lui répondit le
capitaine. C’est notre dauphin. Toujours le même. Nous
le connaissons. Il débouche toujours du même coin, suit
un temps le bateau, l’accompagne et puis disparaît... »
On aurait dit que le dauphin se réjouissait d’avoir ren
contré le navire, il luttait avec les vagues, faisait des
bonds très hauts en soufflant une vapeur légère, se préci
pitait contre les lames, les attaquait de front. Il combat
tait en brave, fendait la crête des vagues, faisait voler
l’écume, tout le corps hors de l’eau, exécutait des figures
pleines de grâce, puis replongeait dans les profondeurs.
En un éclair, son ombre passa sous la blancheur de
l’écume, tout près du bateau en flèche, le corps couché.
Je vis son œil planté vers le haut comme s’il cherchait à
distinguer les gens qui l’observaient. Il montra son ventre
argenté et le jeu des muscles qui lui donnaient la force
253
de se battre contre les flots, ces flots qui portaient en eux
son destin, une lutte fatale, sans répit, contre l’océan.
« C’est le même! C’est le même! » cria encore le mousse,
penché sur le bastingage de la proue pour mieux voir. Et
de sa main tendue, il montrait et criait tout ensemble:
« Et voilà sa marque noire! On la voit bien! »
Je me suis penché. Je vis. Une ligne sombre, qui des
cendait depuis le haut du dos vers la poitrine, tailladait
le ventre et se perdait en bas. Le même stigmate qui ne
voulait pas s’effacer de ma mémoire. Qui ne s’effacerait
jamais.
« C’est un revenant, dit le capitaine en riant. Une
pareille marque ne s’est jamais vue sur un autre dauphin.
Les marins de la contrée disent qu’il a été femme autre
fois, une femme amoureuse d’un dauphin qu’on lui aurait
tué. Alors, elle se serait jetée à la mer, transformée en
dauphin femelle, et depuis lors, elle recherche le meurtrier.
Dès que nous approcherons du Mavro Kavo, il nous quit
tera. Ça se passe toujours ainsi. »
Nageant sur le flanc, le dauphin suivait toujours le
bateau. Son œil fixe dardé sur le bastingage, de mon côté.
Un œil étrange. Vivant. Connu. Rempli de haine. Il ne
semblait pas vouloir abandonner le bateau. Il semblait ne
pas vouloir me quitter du regard, ce dur regard qui me
poignardait jusqu’au fond du cœur.
« Curieux, dit encore le capitaine. Ce soir, il ne nous
quitte pas. Il nous suit au large... Jamais il n’est allé si
loin! Nous avons déjà dépassé le Mavro Kavo. »
Il nous suivit encore sur une certaine distance. Puis,
prenant son élan, nous dépassa. Son ombre noire glissa
dans les tourbillons et l’écume du sillage, à la poupe et
il disparut, fonçant droit sur le cap de Nissiopi.
254
BIBLIOTHÈQUE DU
CLUB DE LA FEMME