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Tiers-Monde

Dimension temporelle et systèmes spatiaux dans les pays du Tiers


Monde
Milton Santos

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Santos Milton. Dimension temporelle et systèmes spatiaux dans les pays du Tiers Monde. In: Tiers-Monde, tome 13, n°50,
1972. Modernisations et « espaces dérivés ». pp. 247-268;

doi : 10.3406/tiers.1972.1848

http://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1972_num_13_50_1848

Document généré le 24/05/2016


DIMENSION TEMPORELLE

ET SYSTÈMES SPATIAUX

DANS LES PAYS DU TIERS MONDE

par Milton Santos

On s'accorde généralement pour conférer une grande importance


à l'introduction de la notion de temps dans la pensée spatiale (i). Cela
équivaut à parler de l'intérêt des études sur la diffusion spatiale de
l'innovation ou des modernisations. Naguère cette optique n'apparaissait pas
clairement dans les analyses ou n'était pas systématiquement exploitée.
La plupart des nombreuses études réalisées dans cette direction par un
certain nombre de géographes français, américains, brésiliens ou autres
ne dépassaient pas généralement l'échelle du lieu étudié, au maximum
l'échelle du pays (2).
Parallèlement à cette lacune des études géographiques, le concept
de polarisation faisait le plus souvent défaut. Ces déficiences sont
complémentaires, la polarisation n'étant que le résultat de la dépendance
fonctionnelle d'un espace insuffisamment modernisé par rapport à un
autre espace jouissant de modernisations plus importantes en nombre,
qualité et intensité — espace contigu ou éloigné.
Toutefois, ce point de vue s'impose, d'abord parce que l'espace
est, pourrions-nous dire, le résultat final de la superposition, linéaire
ou non, des résultats partiels des différentes innovations, ensuite parce
que si un espace donné n'est pas directement atteint par une innovation

(1) Voir Torsten Hagerstand, Innovation Diffusion as a Spatial Process, Chicago, The
University of Chicago Press, 1967 (publié en 1953 par Gleerup, Lund, avec le titre Innovations-
forloppet ur Korologist synpunkt).
(2) Peter Gould, Methodological developments since the fifties, in Progress in
Geography, London, Arnold, 1969, vol. 1, p. 20 et P. Haggett, Vocational Analysis in Human
Geography, London, Arnold, 1970, p. 56.

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quelconque, il peut devenir objet de l'action de phénomènes originaires


d'un autre espace, contigu ou lointain, où cette même innovation a pu
se diffuser.
Ceci est encore plus évident pour le Tiers Monde : l'étude des
diffusions des innovations comme processus spatial intéresse au premier
chef les pays sous-développés. Dans les pays industriels, toutes les
modernisations ont connu une diffusion extensive depuis très longtemps.
Toutes ont laissé des empreintes profondes plus ou moins confondues
dans l'espace. Dans les pays sous-développés, les innovations n'ont eu
une large diffusion que récemment. Elles n'étaient auparavant le privilège
que de quelques points très précis d'un territoire et ne touchaient qu'une
infime minorité de privilégiés. Bien que les traces des modernisations
passées puissent dans certains cas être masquées par les plus récentes,
l'analyse montre que l'histoire de la diffusion des innovations est plus
nettement dessinée sur l'espace.
Toutefois, malgré les résultats obtenus tant dans les pays industriels
que dans les pays sous-développés, on pourrait se demander avec
Friedmann (i) si on a étudié de façon extensive les modèles à la fois
historiques et géographiques de diffusion des éléments d'une économie et
d'une culture « moderne ».

La dimension temporelle
L'introduction de la dimension temps dans l'étude de l'organisation
de l'espace entraîne la considération d'une échelle plus large, l'échelle
du monde. A chaque période de l'histoire, à partir du début du xvie siècle,
le comportement des sous-espaces (2) des continents sous-développés est,
dans une mesure plus ou moins grande, en relation avec les données
du système en vigueur, sinon déterminé par les besoins des nations qui
sont au centre du système. La dimension historique ou temporelle permet
donc de dépasser le niveau de l'analyse écologique ou chorographique
pour considérer l'espace à étudier comme un système, lui-même
dépendant d'un système plus large.
Sans doute le même espace pouvait-il être, à une période précédente,

(1) John Friedmann, An Information Model of Urbanization, Urban Affairs Quarterly,


décembre 1968.
(2) Dans notre optique, l'unité spatiale d'étude est l'Etat, par ses fonctions d'écran
entre les « forces externes » et les données intérieures. Au-dessous de cette échelle — l'échelle
macrospatiale — il faut parler de sous-espaces, à l'échelle méso et microspatiale.
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dépendant du système historique antérieur. C'est donc d'une


superposition d'influences que dépend la situation actuelle, l'élaboration d'un
nouveau système spatial étant conditionnée par le système spatial
précédent. Quelques éléments cèdent la place, complètement ou
partiellement, à d'autres éléments de la même nature mais plus récents ; d'autres
résistent à la modernisation; ou alors il y a cohabitation d'éléments
d'âge différent. Certains éléments peuvent complètement disparaître
sans successeur, et des éléments complètement nouveaux venir s'installer.
Cela résume l'évolution spatiale et définit les situations actuelles : l'espace
en tant que mosaïque d'éléments d'âge différent, liés par des relations
qu'ils maintiennent entre eux, est un véritable système.
Toutefois une interprétation valable de ce système local ne pourrait
pas se faire à l'échelle du lieu. Ce sont les événements à l'échelle du monde,
aujourd'hui et hier, qui sont intéressés à l'interprétation des sous-
espaces, plutôt que les phénomènes locaux. Ceux-ci ne sont rien d'autre
que le résultat ou la répercussion, directs ou indirects, de forces dont
la gestation est faite à distance. Sans aucun doute, les sous-espaces sont
dotés aussi d'une certaine autonomie. Celle-ci leur vient de l'inertie,
c'est-à-dire des « forces » élaborées localement à partir précisément
d'influences externes agissant dans des périodes précédentes.
La notion d'espace est donc inséparable de l'idée de systèmes
temporels. A chaque moment de l'histoire locale, régionale, nationale ou
mondiale, l'action des diverses variables en présence dépend des
conditions du système correspondant.
Ainsi, faire appel à des réalités du passé pour expliquer le présent ne
signifie pas toujours qu'on a correctement introduit la notion de temps
dans l'étude spatiale. Si l'élément ainsi analysé n'est pas considéré
comme une donnée du système auquel il appartient (ou a appartenu
au moment de son introduction) on n'est pas en droit de dire que l'étude
est conduite selon une approche spatio-temporelle. La simple référence
à la filiation historique d'un phénomène ou la recherche d'explications
partielles (intéressant l'un ou l'autre des éléments de l'ensemble) ne
saurait donc pas suffire.
Or la plupart des études spatiales menées sous l'égide de la géographie
régionale pèchent précisément par cette faiblesse (i). On a trop tendance

(i) Nous l'avons fait remarquer dans notre ouvrage, Le métier de géographe, Paris,
Ed. Ophrys, 1971.

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à rattacher la situation actuelle d'une variable à ses situations passées.


Cette démarche ne saurait suffire. D'abord la signification de la
même variable change tout au long du temps, c'est-à-dire de l'histoire
du lieu.
Ensuite, du point de vue spatial, du point de vue du lieu (i) — qui
nous intéresse primordialement — on doit considérer la succession de
systèmes temporels en tant que systèmes plutôt que la succession des
éléments isolés. L'espace est un résultat de la géographisation d'un
ensemble de variables, de leur combinaison localisée et non des effets
d'une variable isolée. Celle-ci est entièrement dépourvue de signification
en dehors du système auquel elle appartient. En effet les variables isolées,
lorsqu'elles passent par un processus d'interaction localisé, perdent leurs
attributs spécifiques pour créer quelque chose d'autre.
L'élaboration et la réélaboration des espaces (formation et évolution)
tiennent plutôt des processus chimiques. L'espace ainsi formé tire
exactement sa spécificité d'un certain type de combinaisons. La
continuité de l'espace est la conséquence du fait que chaque combinaison
est fonction de la combinaison précédente.
A l'échelle mondiale, on peut dire que chaque système coïncide
avec une période historique. La succession des systèmes coïncide avec
celle des modernisations.
Tenant compte de la date de départ, il faudra considérer autant de
modernisations que de systèmes reconnus. Ainsi, aux systèmes i, 2, 3,
4, 5 correspondront les périodes 1, 2, 3, 4, 5, c'est-à-dire les
modernisations 1, 2, 3, 4, 5.
La montée d'une variable, avec l'augmentation de son volume, est
responsable d'un changement de nature, de telle sorte qu'on est en
présence d'une innovation. Lorsque cette innovation acquiert une grande
dimension socio-économique, nous sommes alors en face d'une
généralisation de l'innovation qui fonctionne tout au long d'une période où
la donnée en question fonctionne comme centre du système. D'après
Lampard (2) c'est l'accumulation d'innovations qui entraîne le
développement de la civilisation.

(1) Brian J. Berry, Approaches to Geographic Analysis : a Synthesis, Abstracts of


Papers presented at the 59th annual meeting of the Association of American Geographers,
Annals, décembre 1963, pp. 578-579.
(2) Eric Lampard, The history of cities in the economically advanced areas, Economic
Development and Cultural Change, 1955, pp. 81-136.
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Notre choix de cinq périodes, c'est-à-dire de cinq systèmes ou de


cinq modernisations, est le fruit d'un critère arbitraire. En effet, nous
avons suivi le conseil de Braudel pour qui les périodisations historiques
sont une démarche faite de l'extérieur, obéissant à l'objectif du
chercheur (i). Or notre objectif est de trouver tout au long de l'histoire
des tranches de temps dans lesquelles, commandé par une variable
significative, un ensemble de variables maintient un certain équilibre,
une certaine forme de relations internes.
Ce qui nous intéresse ici, c'est moins les moments supposés de
changement, c'est-à-dire les dates critiques, que l'espace de temps reliant
ces dates. Nous admettons comme point de départ que chacune de ces
périodes représente un ensemble de formes d'action sur les pays de la
périphérie. L'évolution de ces espaces périphériques obéirait alors dans
chacune des périodes à des processus semblables.
Etudiée de ce point de vue, l'évolution historique est capable
d'expliquer l'histoire et les formes de colonisation, la distribution des
colonisateurs, l'essaimage des races et des langues, la distribution des types de
culture et des formes d'organisation agricole, les régimes
démographiques, les formes d'urbanisation et d'articulation de l'espace, les
degrés de développement et de dépendance. Cela nous donnera la clé
pour comprendre les différences de lieu à lieu dans le monde sous-
développé.
Les périodes historiques
Si l'on pouvait exclure la plus grande partie de l'Asie, l'histoire
qui s'attache aux pays actuellement sous-développés commencerait
avec la domination arabe. Celle-ci, bien qu'ayant laissé une empreinte
limitée à une partie de l'Afrique et de l'Asie, a pu néanmoins marquer
l'évolution de ces contrées. L'influence arabe, encore aujourd'hui
verifiable, s'est faite par l'intermédiaire de l'expansion commerciale et
religieuse servie par une technologie avancée pour l'époque et un art
de la guerre également développé (2).
Toutefois, l'influence arabe était limitée par les moyens de transport
dont elle pouvait disposer, transports terrestres à dos d'animal, qui
limitaient les échanges et rendaient difficiles les contacts, ce qui explique

(1) Fernand Braudel, Historia y Ciencias Sociales : la larga duracion, Cuardernos


Americanos, 1958, Ano XVII, n° 6, p. 488.
( 2) Voir Sara Alonso, Pôles d'influence et espaces dépendants, infra, p. 329.
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la formation de véritables colonies d'encadrement dans les pays soumis


à l'influence arabe, les villes étant l'instrument des relations entre les
espaces conquis et la nation conquérante. Le commerce ainsi réalisé
portait surtout sur le surplus de la production agricole qu'il n'avait
toutefois pas la force de modifier.
De ce point de vue on peut rapprocher le système caractérisé par
la domination arabe du système féodal européen, puisque l'agriculture
a un rôle moteur important et que le commerce, qui maintient les liens
entre les pays pôles et les pays périphériques, n'a pas la possibilité de
transformer qualitativement l'agriculture.
Une différence, par rapport au Moyen Age européen, vient du fait
que celui-ci n'a pas pu fonctionner comme pôle de dispersion et
d'innovation, tandis que le monde arabe y est parvenu.
Il est possible que l'art de la guerre, étroitement imbriqué à l'idée
religieuse et au service du commerce, constitue la donnée technologique
explicative de l'expansion arabe. Mais dans un monde où les transports
étaient si rudimentaires, la position géographique a son importance.
Avant la découverte de moyens de transports plus rapides, les pôles
du monde devaient coïncider avec le centre de gravité géographique
et l'on ne peut pas imaginer une Europe tenant ce rôle avant la
découverte des grandes routes de navigation.
C'est ainsi que nous arrivons à notre première période où les pôles
ne sont pas par hasard, sur l'Atlantique, l'Espagne et le Portugal. Cette
période voit l'augmentation de la capacité des transports et par conséquent
du commerce, et celui-ci remplace l'agriculture comme facteur essentiel
du système. C'est le commerce qui pousse à une fabrication plus intense.
C'est lui qui a été responsable de la création en Amérique latine des
premiers paysages dérivés avec la canne à sucre dont la production
commence à intéresser davantage les Européens.
Le commerce est donc le moteur de l'agriculture (i) autant que celui
des transports, et il a été responsable du glissement hiérarchique qui
s'est produit en faveur de la Hollande lorsque ce pays a devancé l'Espagne
et le Portugal en ce qui concerne la vitesse et la capacité des navires
ainsi que la supériorité de l'organisation commerciale. Il y avait, alors,
une dichotomie entre variables-forces et variables-supports. Cette
dichotomie a été fatale à la suprématie ibérique.

(i) Voir Geneviève Domenach-Chich, Domination coloniale et transformations du


secteur agricole des pays sous-développés, infra, p. 389.
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DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

Bien d'autres pays européens utilisent des formes diverses de


commerce ou de simples appropriations de marchandises nécessaires à
l'enrichissement des villes. Cela explique la présence de flottes dans
plusieurs pays européens, dont une partie est destinée à des opérations
de piraterie.
Les villes ainsi enrichies ont pu se consacrer avec davantage de
moyens à une activité qui va permettre l'installation d'une autre période,
celle de la manufacture. Celle-ci va s'organiser surtout autour de la mer
du Nord et de la Baltique, de telle sorte que l'Espagne et le Portugal,
qui étaient les pôles du système précédent, se trouvent dans la périphérie
du nouveau système, bien que gardant leur rôle de relais — relais
privilégié — par rapport à l'Amérique latine.
La production manufacturière intéressait plutôt les pays européens
et parmi eux surtout les pays situés en bordure des mers. Les matières
premières étaient locales. Le fait que l'urbanisation ne pouvait pas être
très développée faisait que la population rurale continuait d'être
nombreuse et la production nationale de denrées satisfaisante pour la
consommation intérieure.
De toute façon les transports, dans la période manufacturière,
n'étaient pas encore les transports de masse susceptibles d'acheminer
des matières premières ni d'alimenter des terres lointaines. C'est pourquoi
nous pourrions nous demander dans quelle mesure la période
manufacturière intéresse les pays sous-développés, étant donné que le système
auquel elle correspond ne touchait que de façon indirecte l'actuel
Tiers Monde.
L'avènement de l'industrialisation constitue un brutal changement
de situation. L'industrialisation correspond non seulement à l'application
des nouvelles technologies à la production matérielle, mais aussi à
l'énergie et aux transports (i). Elle a donc permis une dissociation
chaque jour plus importante de la production et de la consommation.
C'est ainsi qu'en Europe l'incessante arrivée des ruraux dans les villes
ne constituait pas un problème pour l'approvisionnement des
populations urbaines en augmentation. Il était possible de faire venir de loin
les aliments nécessaires aux populations industrieuses des villes. On
peut dire que les cultures de canne à sucre ou de tabac d'Amérique sont

(i) Voir l'étude de Jean Masini, document de travail, n° 6, Groupe de recherche


« Analyse régionale et aménagement de l'espace », IEDES, 1970.

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le résultat des besoins du commerce, de même que les cultures de blé


et l'élevage en Argentine, Uruguay, dans le sud du Brésil, en Australie
et en Nouvelle-Zélande constituent le résultat de la demande de
l'industrie.
C'est donc l'industrie qui apparaît comme la donnée dominante
du système et de la période. Elle dispose d'une certaine autonomie par
rapport aux autres éléments du système. La demande de technologie
précède l'offre de technologie ou l'accompagne. Il y a une certaine
confusion entre l'activité de production et celle d'innovation.
D'autre part, alors qu'aujourd'hui les pays dominants sont ceux
qui achètent, à ce moment-là ceux qui vendaient avaient la suprématie.
Cette situation est parallèle à la concentration de la production dans
quelques pays, cause ou résultat du pacte colonial. Celui-ci est lui-même
conséquence des différences du niveau technologique entre les pays
situés au centre du système, du fait que les pays d'Europe occidentale
qui commandaient le système économique mondial ne disposaient pas
du même niveau technologique. Si l'Angleterre, le premier de ces pays,
est arrivée à devenir la plus grande puissance de l'époque, c'est qu'elle
possédait alors une technologie plus avancée, qui lui permettait une
accumulation beaucoup plus grande, fait non négligeable puisque
industrialisation et capitalisme deviennent synonymes.
Les autres pays, pour continuer à vendre, ce qui était fondamental
pour le système, étaient obligés de se procurer des marchés privilégiés,
sorte de sous-systèmes politiques formés par des colonies dont le partage
a été réalisé selon des règles assimilées aux différents échelons. C'est
ainsi que le partage de l'Afrique est une conséquence directe des
différences de puissance industrielle des pays européens. Les statuts
juridiques ou politiques avec lesquels chaque puissance européenne pouvait
exercer sa domination dans les colonies lointaines sont aussi en rapport
avec cette donnée (i). C'est pourquoi un pays comme la Belgique ne
disposait pas des privilèges du commerce dans sa colonie du Congo belge, du
reste propriété « personnelle » du roi. Cette situation va expliquer plus
tard l'industrialisation précoce du Zaïre, par rapport à d'autres pays
africains. Le fait de ne pas pouvoir imposer des tarifs préférentiels dans
ses relations commerciales avec le Congo belge, pratique qui était cou-

(i) Lire à ce sujet Rolande Bonnain-Moerdijk, La colonisation, « force externe »,


infra, p. 409.

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DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

rante pour la France, l'Angleterre et la Hollande avec leurs colonies, a


poussé les capitaux belges à s'installer au Congo belge. Les autres pays
colonisateurs, eux, se bornaient à produire dans ces pays et à exporter
la production.
Peut-être les différences de niveau technologique sont-elles aussi
responsables des guerres entre les pays européens depuis 1870. En ce
qui concerne la première guerre mondiale, il semble que le fait pour
l'Allemagne et le Japon de ne pas disposer de colonies les obligeait
à faire un effort supplémentaire pour la technologie. Il en est de même
pour les Etats-Unis. La possession d'une colonie donne au pays
dominant un contrôle total des prix avec répercussion sur le reste de
l'économie : le contrôle des prix permet, entre autres, de maintenir des salaires
bas et des prix également bas pour les matières premières et de suivre
les osculations de conjoncture.
Mais l'avantage apparent de la possession de colonies représente à
la longue un désavantage car, pour continuer à acheter et à vendre, et
par conséquent à produire et à améliorer le niveau de vie des pays
respectifs, les Etats colonisateurs d'Europe pouvaient, dans une certaine
mesure, se désintéresser de la technologie intra-muros. Le fait qu'ils ne
pouvaient pas se désintéresser extra-muros de la technologie permet
d'expliquer les guerres de ce siècle. Il fallait se protéger contre des pays
dont les prix de production auraient été à la longue une menace pour un
marché moins protégé. L'exemple des Etats-Unis qui petit à petit
rognaient les marchés européens et ceux d'Amérique latine est trop
significatif pour ne pas être pris en considération.

La période technologique actuelle

La. dernière période est la période technologique. C'est la période


de la grande industrie, servie par des moyens de communication
extrêmement rapides et généralisés (1). Cette période a commencé après la
deuxième grande guerre et on peut admettre que la technologie en
constitue la donnée autonome, toutes les autres variables du système
lui étant, d'une façon ou d'une autre, subordonnées en ce qui concerne
leur fonctionnement, leur évolution, leurs possibilités de diffusion.

(1) Voir à ce propos les études de Fausto Alvarez, documents de travail du groupe de
recherche sur Г « Analyse régionale et l'aménagement de l'espace », IEDES, 1970, et 197 1.

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La technologie des communications permet aux innovations


d'apparaître non seulement ensemble et solidairement, mais également de se
propager solidairement. Ceci est propre à la nature du système actuel,
contrairement à ce qui se passait auparavant, lorsque la propagation
des différentes variables n'était pas forcément liée.
C'est pourquoi on a pu parler de « l'invention de la méthode
d'invention », du fait que les innovations sont en grande partie une
conséquence d'une technique qui se nourrit elle-même. Cette technique
s'appelle la recherche, dont la réalisation est indépendante.
La technologie apparaît comme une condition essentielle de la
croissance. Les pays qui disposent d'une technologie plus avancée sont
aussi ceux qui sont les plus développés; les industries ou les activités
servies par une technologie de pointe sont parallèlement dotées d'un
plus grand dynamisme.
La recherche de pointe est concentrée dans les pôles du système
dans les pays les plus développés. Les pays industriels dépensent les
deux tiers de leur budget de recherche pour les industries plus avancées
et seulement un tiers pour les industries non dynamiques. Pour les pays
sous-développés en général on peut parler de 40 % des ressources
orientées vers les industries stagnantes et moins de un tiers pour les
industries de pointe. Si l'on considère que les industries de pointe
nécessitent beaucoup plus d'efforts d'invention que les industries
intermédiaires ou stagnantes, on se rend compte de la différence de situation
entre les pays développés et les pays sous-développés.
Il est vrai que ces derniers pays ont toujours la possibilité d'acheter
des licences, ce qui est une façon d'épuiser leurs réserves de devises
ou de s'endetter du fait d'énormes « paiements technologiques ».
De toute façon il ne suffit pas d'importer les résultats des recherches
fondamentales, il faut encore dépasser le stade de la recherche pure et
arriver à celui de la recherche appliquée, dont le coût est sensiblement
plus élevé.
Cette période se détache nettement de la période précédente avec
laquelle elle garde tout de même des points de contact du fait que
l'industrie est vite remplacée par la grande industrie en tant que moteur
principal de la production et que la technologie devient la donnée
autonome de la période au lieu de l'industrie elle-même.
Cette période est aussi celle où les forces externes sécrétées dans les
pôles — maintenant les Etats-Unis et dans une certaine mesure l'URSS —

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DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

connaissent des types de supports nouveaux ou renouvelés. Ce sont les


transports aériens, les communications à longue distance, la publicité,
les nouveaux moyens de contrôle des mécanismes économiques (i), les
possibilités de concentration de l'information, les nouvelles techniques
monétaires, qui constituent avec la révolution des consommations
appuyée sur ces supports eux-mêmes les nouvelles conditions
d'organisation spatiale dans le monde.
Par l'intermédiaire des communications et des consommations,
cette période intéresse toute l'humanité et toute la superficie de la terre.
Les espaces qui échappent provisoirement à l'emprise des forces
dominantes sont rares dans cette phase de l'histoire. Les techniques nouvelles,
à commencer par celles du traitement et de l'exploitation des innovations,
vont permettre ici, comme jamais auparavant, la dissociation
géographique des activités. On peut rattacher à ce phénomène la tendance à
la création de nouvelles colonies d'encadrement dans les pays sous-
développés où le prélèvement prend de nouvelles formes avec
l'internationalisation de la division du travail, où les capitaux, les technologies des
pays avancés viennent utiliser sur place dans les pays dépendants une
main-d'œuvre bon marché.
Cette période actuelle est donc celle où les firmes multinationales
s'imposent dans la carte économique mondiale en même temps que les
nationalismes s'éveillent, souvent sous la forme de nouveaux Etats.
Cette situation est à mettre en parallèle avec les quelques dizaines de
nations réunies autour de la Société des Nations de La Haye et les quelque
130 Etats qui font aujourd'hui partie des Nations Unies. Mais, élément
caractéristique de l'époque, les grandes firmes sont souvent plus
puissantes que les Etats. L'ensemble des conditions caractéristiques de la
période attribue à ces grandes firmes un pouvoir que l'on ne pouvait
pas soupçonner jusqu'alors.
Les difficultés rencontrées par les pays du Tiers Monde, pour
échapper à la domination, viennent en partie de cela, mais aussi du fait
que, comme le rappelle Meyer (2), « le développement des nouvelles
techniques de traitement et d'exploitation de l'information rend possibles
une concentration accrue du pouvoir de commandement et donc un

(1) Voir Annick BoucHOUCHi, documents de travail du groupe de recherche « Analyse


régionale et aménagement de l'espace », IEDES, 1970 et 1971.
(2) Eric Meyer, Pôles d'influence et espaces dépendants, infra, p. 329.

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т. m. 50 17
MILTON SANTOS

impact plus irrésistible des forces externes; dans ce processus la


multiplication d'organismes financiers de dimensions internationales joue
un rôle décisif ».

Les innovations dans V 'espace

II y a une différence remarquable entre les systèmes i, 2, 3, 4 et le


système 5 . Dans ce dernier, tous les espaces sont atteints instantanément
par un certain nombre de modernisations. C'est, de notre point de vue,
le fait le plus important de l'histoire récente du monde et du Tiers Monde,
puisque cette instantanéité et cette universalité de la propagation de
certaines modernisations sont pleines de conséquences en ce qui concerne
l'organisation de l'espace. Elles constituent avant tout un facteur de
dispersion qui s'oppose de façon très nette aux facteurs de concentration
reconnus aux périodes précédentes.
En effet l'organisation de l'espace peut être définie comme le résultat
de l'équilibre entre les facteurs de dispersion et de concentration à un
moment donné de l'histoire spatiale. Dans la période actueUe les facteurs
de concentration sont essentiellement la taille des entreprises, les
capitaux et les économies externes nécessaires à leur implantation ainsi que
les externalités et indivisibilités. Tout cela contribue à la concentration
des conditions de réalisation des activités dans quelques points
privilégiés de l'espace.
Par contre les facteurs de dispersion sont représentés par les
conditions de diffusion de l'information et des modèles de consommation.
L'information généralisée est diffuse ainsi que les modèles de
consommation importés des pays avancés. En fait ceux-ci sont servis par les
canaux d'information généralisés, par les moyens de transport modernes,
par la monétarisation croissante de l'économie qui sont autant d'éléments
de dispersion.
On peut opposer aux règles ci-dessus des exceptions, par exemple
celle des activités de production comme les cités minières qui apparaissent
en dehors des noyaux urbains précédemment installés pour répondre
à de nouveaux besoins technologiques (1).
Toutefois cette exception n'est pas à même d'invalider la règle.
Du fait des éléments de dispersion que nous enregistrons dans les pays

(1) Georges Coutsinas, « Forces externes » et structuration de l'espace dans les pays
eous-développés : le rôle des produits miniers, infra, p. 379.
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DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

sous-développés, 0 y a actuellement une tendance à un peuplement


intérieur et à une urbanisation intérieure (i), celle-ci pouvant être
spontanée, comme c'est le cas des villes nées à l'intersection de routes ou
à la lisière de zones pionnières, ou une urbanisation intérieure volontaire
comme celle qui est représentée par les cités administratives et les cités
industrielles et minières.
La dialectique des facteurs de concentration et de dispersion est
responsable des grands mouvements de migration à travers les espaces
sous-développés. Les migrations apparaissent tout d'abord comme une
réaction de défense des groupes dont l'espace original est ou a été envahi
par des techniques qu'Hs n'ont résorbées que partiellement ou pas du
tout. Elles sont aussi envisagées comme des porteurs de ces techniques
nouvelles. Leur nombre dépend du type des technologies importées
ou imposées, donc des conditions historiques de leur installation.
Les deux aspects fondamentaux de l'urbanisation (2), la macro-
céphalie et les petites villes, sont une conséquence de cette tendance d'une
part à la concentration, d'autre part à la dispersion, la concentration
étant nourrie par les migrations dont nous avons voulu esquisser
rapidement les mécanismes.
Les données récentes, comme la grande industrie, les mass media,
les nouvelles formes de dissociation de la production et de la
consommation et les migrations, vont expliquer les formes que prennent les
innovations de la période dans leur impact spatial.
Il est à remarquer tout d'abord une généralisation de certaines
innovations comme la révolution démographique et la révolution de
la consommation. Comme nous l'avons vu, ce sont des facteurs de
dispersion, tandis que le fait d'une technologie avancée et dont
l'évolution est sans commune mesure avec tout ce que l'histoire a déjà connu
contribue à des concentrations.
Jusqu'à la période précédente, les innovations atteignaient moins
d'espace et moins d'individus. Les récepteurs étaient peu nombreux
et très localisés. La société et l'espace des pays sous-développés étaient
donc très peu touchés par les innovations sécrétées dans les pôles et

(1) Milton Santos, Croissance nationale et nouvelle organisation urbaine au Brésil,


Annales de Géographie, 1968.
(2) Voir Catherine Paix, L'urbanisation : statistiques et réalités, revue Tiers Monde,
avril-juin 1971, t. XII, n° 46, et Approche théorique de l'urbanisation dans les pays sous-
développés, infra, p. 269.

259
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les transferts sélectifs des innovations se faisaient par accumulation,


dans le même point, des innovations transférées avec une dispersion
relative des innovations « induites ».
Cela ne signifie pas que la croissance de tous ces espaces était
homogène entre pays, ni même à l'intérieur du même pays. Les conditions
de l'impact variaient aussi avec le temps, car les variables de la croissance
changent avec les modernisations.
On peut se demander aussi si, dans les périodes précédant l'époque
actuelle, la localisation d'au moins une partie des modernisations se
faisait sans diffusion à distance. Cela équivaut à poser la question de
savoir si la contiguïté était alors une condition de diffusion. Aujourd'hui,
grâce aux possiMlités nouvelles de diffusion immédiate et surtout générale
des modernisations, la contiguïté n'est plus une condition imperative
et cela n'est pas sans conséquence sur l'organisation de l'espace. Dans
les périodes précédentes, les conditions de création et de localisation
d'activités étaient en grande partie une conséquence des virtualités de
chaque contrée. La donnée « localisation » préside à l'installation. On
peut parler de localisation « dépendante ». Aujourd'hui les conditions
de localisation sont plus indifférenciées géographiquement. Le choix
est commandé par des raisons moins strictement liées à la locaHsation,
plus extérieures. C'est la donnée politique dans le sens du choix délibéré
et programmé qui semble avoir la préséance.
Pendant les périodes antérieures, les pays industriels entraînaient
les pays sous-développés à la création d'innovations induites par rapport
aux besoins des pays développés, mais dont les modalités étaient souvent
trouvées dans les pays sous-développés eux-mêmes. Les innovations
incorporées (i) étaient des conséquences, directes ou indirectes, mais
toujours Hmitées et localisées, de l'apport des innovations induites.
Cela signifie que la possibilité d'importer des innovations incorporées
était elle-même en partie conditionnée par la force de créer des
innovations induites.
Dans la période actuelle, l'installation des innovations induites ne
dépend plus d'une diffusion de la part de centres déjà existants dans le
pays, grâce aux progrès enregistrés dans les transports et les
communications. D'autre part ces centres peuvent accueillir des innovations

(i) José Ramon Lasuén, Tecnologia y desarollo, Reflexiones sobre el caso de America
Latina, Seminario sobre Desarollo Regional, Caracas, OEA-CICAP, 1970.
260
DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

incorporées indépendamment de la création ou de l'expansion de zones


d'innovations induites. L'augmentation de l'importance des innovations
incorporées dans les pays destinataires cesse d'avoir comme condition
une expansion préalable ou parallèle des innovations induites.
D'autre part les progrès des transports et des communications
exercent un effet libérateur pour les modernisations qui n'ont pas besoin
de s'installer en des points déjà dotés de modernisations antérieures.
Les exemples de métropoles politico-administratives et des viUes créées
de toutes pièces sont trop nombreux pour que nous ayons besoin de
nous y attarder.

Modernisations et polarisations
Dans chaque période le système cherche à imposer les modernisations
caractéristiques, opération qui procède du centre vers la périphérie.
Ce n'est pas une opération au hasard. Les espaces atteints sont ceux qui
répondent à un moment donné au besoin de croissance ou de
fonctionnement du système là où il trouve son centre.
L'action des éléments d'une nouvelle période n'attend pas que se
termine l'action des éléments du stade précédent pour se faire sentir; il
y a soit une superposition d'actions, soit un arrêt de l'action des forces
du système précédent. C'est pourquoi il faut signaler deux aspects
importants du comportement du centre, c'est-à-dire la fréquence avec
laquelle les « items » en diffusion sont émis et la durée pendant laquelle
chaque noyau continue d'être un émetteur et l'espace périphérique un
récepteur.
Les changements de période impliquent un changement de processus :
ou la diffusion est caractérisée ou contrôlée par un processus différent
dans chaque phase, ou le rôle des facteurs particuliers est différent dans
les différentes phases de diffusion (i). Chaque modernisation à l'écheUe
mondiale (i, 2, 3, 4, 5) représente un ensemble différent de possibilités
pour les pays susceptibles de l'adopter; on ne pouvait pas parler de
l'existence d'une culture exigeant des engrais chimiques avant que
l'industrie chimique elle-même se développe ou s'installe dans un point
du globe.
La modernisation crée de nouvelles activités répondant à de nouveaux

(1) Lawrence Brown, Diffusion Process and Location, Philadelphia, Regional Science
Research Institute, 1968, p. 34.
261
MILTON SANTOS

besoins. Des activités nouvelles bénéficient de nouvelles possibilités


Mais la modernisation locale peut représenter tout simplement
l'adaptation d'activités déjà existantes à un nouveau degré de modernisme.
Sans doute différentes combinaisons sont possibles entre ces deux
hypothèses. Le fait que, à chaque moment, chaque espace n'est pas
susceptible d'accueillir toutes les modernisations explique que :
1) Certains espaces ne sont pas l'objet de toutes les modernisations :
si quelques-uns peuvent les subir toutes, il se peut que d'autres
n'en subissent que quelques-unes.
2) II y a des retards, des décalages dans l'apparition de telle ou telle
variable moderne ou modernisatrice, et cela à différentes échelles.

Les résultats sont en relation étroite avec les intérêts du système


à l'échelle mondiale et subsidiairement à l'échelle régionale et locale.
C'est par là peut-être que nous pouvons expliquer les différences dites
de développement; en fait il s'agirait plutôt de différences de
modernisation entre les continents et les pays, ainsi qu'à l'intérieur des pays.
Le fait que les espaces ne sont pas également atteints par toutes les
modernisations introduit un critère de différenciation entre pays. Le
fait qu'il y a des décalages dans l'installation des variables modernes
explique les différences de situation à l'intérieur des pays.
Que se passe-t-il lorsqu'une modernisation (1, 2, 3, 4, 5), à partir du
premier point ou zone atteints, ne se propage qu'avec des décalages
à d'autres points ou zones ?
Cela constitue tout le problème du pôle second ou pôle secondaire.
On voit bien que le mécanisme n'est pas seulement valable à l'échelle
mondiale, mais à des échelles plus réduites, voire locales. Celui qui
possède le premier une modernisation reste en mesure d'influencer ceux
qui n'en détiennent pas (1) et cela d'autant plus que la modernisation est
représentée par les variables les plus dynamiques du système dominant.
La diffusion des modernisations est responsable de différences
sensibles à l'intérieur de n'importe quel pays, avec la création de pôles
internes.
La modernisation vient toujours accompagnée d'une spécialisation
de fonctions qui est responsable d'une hiérarchie fonctionnelle, elle-

(1) Bernard Kayser, Géographie active de la région, in Géographie active, Paris, Presses
Universitaires de France, 1964, p. 334.
262
DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

même génératrice d'une hiérarchie de Heu. En effet ce sont les points


du territoire qui reçoivent les modernisations ou les effets des
modernisations les plus importants qui ont la possibilité d'accueillir d'autres
modernisations. Cela crée des points privilégiés du territoire à tendance
polaire.
Au niveau mondial, l'émetteur (ou le centre) est représenté par le
pays ou les pays qui à un moment donné ont le privilège des
combinaisons les plus efficaces des variables « nouvelles » autour de la variable
clé. C'est là le centre du système mondial. A d'autres niveaux, c'est
également le point ou la zone du pays qui détient le premier la
combinaison efficace des variables, constituant un centre interne du système
national, régional ou local. Le récepteur est représenté par le pays ou
la zone en retard potentiellement susceptible de subir des influences
du centre. Il y a donc toute une gamme de systèmes dominants et de
systèmes dominés et d'espaces représentatifs de ces systèmes.

Uespace comme système : V espace dérivé

Tout ce que l'on a vu auparavant nous indique que la formation


d'un espace suppose une accumulation d'actions localisées dans des
moments différents.
Cela pose un problème théorique, celui de transférer les relations
de temps à l'intérieur des relations d'espace. Il est évident, comme le
rappelle Harvey (i) que, si on n'arrive pas à expliquer les systèmes
spatiaux avec un minimum de théorie, on ne pourra pas dépasser le
stade de la description pure et simple.
L'idée de systèmes spatiaux est le fruit de l'idée de système tout court.
Elle n'est donc le privilège d'aucune discipline. L'idée de systèmes
spatiaux est une conséquence de la méthode d'analyse des systèmes et
elle a été introduite dans les études géographiques assez récemment
par des géographes américains et postérieurement par des Britanniques
et Suédois (2).

(1) D. Harvey, The problem of theory construction in Geography, Journal of Regional


Science, 1967, vol. 7, n° 2 (supplément), p. 213.
(2) M. Chisholm, General Systems theory and Geography, Transactions, Institute of
British Geographers, 1967, 42, pp. 45-52.

263
MILTON SANTOS

Les sous-espaces, à toutes les échelles, ne sont rien d'autre que


des combinaisons localisées, combinaisons qui sont elles-mêmes des
systèmes.
Un système peut être défini comme une succession de situations d'une
population en état d'interaction permanente, chaque situation étant
une fonction de la situation précédente (i). Une analyse des systèmes
qui tienne compte de cette diachronie exige l'introduction de la
dimension temporelle dans l'étude de l'espace, celui-ci étant considéré comme
un sous-produit du temps. La structure spatiale est donc insuffisante
comme objet d'étude. C'est pourquoi il convient d'analyser les structures
spatio-temporelles.
On ne pourra pas atteindre cet objectif sans connaître, pour chaque
variable significative, son comportement tout au long des périodes
historiques qui intéressent l'histoire de l'espace que l'on étudie. Sans
doute cet espace a-t-il déjà une histoire avant le premier impact des
forces externes élaborées à un niveau spatial plus étendu, voire de niveau
mondial. Mais si nous voulons dépasser les cas particuliers, c'est à partir
du moment où des influences agissent à une échelle qui dépasse la région,
le pays ou même le continent que nous devons situer le but de notre
analyse.
Les systèmes ainsi formés sont en évolution permanente. D'une
part les éléments déjà en place agissent les uns sur les autres et rendent
possible l'évolution interne du système, à laquelle on pourrait peut-être
donner le nom d'évolution spontanée; d'autre part des éléments
allogènes viennent se greffer et poussent également à des transformations.
C'est du reste dans ce dernier cas que les transformations sont
généralement les plus importantes.
On serait tenté d'assimiler la première situation à un système isolé
ou fermé et la deuxième à un système ouvert. Mais la distinction entre
ces catégories dépend en grande partie des éléments considérés comme
appartenant au système et des éléments jugés comme faisant partie de
l'environnement. Ainsi l'échelle est modifiée d'une manière
significative : un système ouvert peut devenir un système isolé.
Il y a ainsi, à l'échelle mondiale, une systématisation échelonnée

(i) Richard L. Meier, A Communications Theory of Urban Growth, Cambridge,


Massachusetts, MIT Press, 1965, p. г et Olivier Doixfus, U espace géographique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1970, p. 14.

264
DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

de l'espace, avec une sorte d'influence descendante à partir de l'échelle


la plus élevée. Les influences externes ne sont toutefois pas réalisées d'une
façon arbitraire ou accidentelle. EUes supposent un certain ordre et
même des lois, en ce sens qu'on peut déceler une sorte de permanence
en ce qui concerne la diffusion de ces influences externes. Elles ne
sont rien d'autre que l'émanation des systèmes constitués ailleurs
et représentant une combinaison différente de variables et de
forces.
Nous l'avons vu, à l'échelle mondiale, les systèmes évoluent et
changent : c'est l'histoire envisagée comme succession et cimetière de systèmes ;
l'arrangement des variables et les relations maintenues entre elles changent
également. L'espace est le témoin, l'assise et l'objet des successions
d'influences temporelles.
Du fait qu'ils sont dérivés, ces espaces s'organisent ou se
réorganisent au service d'intérêts lointains : leur aménagement est fonction
de besoins exogènes et dépend de paramètres importés, empruntés aux
systèmes représentatifs des intérêts lointains.
En effet, il faut se référer à des systèmes, avec un centre, ou pôle,
et une périphérie. Le centre est représenté par les espaces dominants,
les pays qui disposent des conditions de demandeurs; la périphérie est
représentée par les espaces dépendants, les pays qui répondent à la
demande des centres. Les espaces dérivés sont précisément ces pays
dépendants.
Les forces qui déterminent les nouveaux besoins et créent de
nouvelles demandes dans les pays périphériques constituent dans le pays
centre, c'est-à-dire dans le pôle, un élément banal du système. Même
s'il s'agit d'une innovation récente, cela se produit sans heurt. Le passage
d'une situation à une autre est graduelle. Dans les pays sous-développés
au contraire l'impact des nouveautés est brutal. Ainsi, dire qu'un espace
est dérivé équivaut à signaler les tensions que provoque l'irruption
d'une innovation, soit qu'elle se présente par l'intermédiaire des
consommations nouvelles imposées, soit qu'elle se crée dans le domaine de la
production ou des supports, comme les transports et communications.
De ce fait, l'espace est en situation critique chaque fois qu'une nouvelle
innovation vient heurter une situation déjà acquise. L'espace dérivé
représente ainsi une rupture souvent brutale avec le passé : c'est pourquoi
l'espace se transforme rapidement, appelant de nouvelles formules
d'étude et de nouveaux modèles de planification, car le mouvement

265
MILTON SANTOS

est la règle. Encore une fois, la notion de temps gagne ici une dimension
nouvelle et déterminante.

ILchelles du temps et échelles de V espace : les sous-espaces

Si l'on admet que les systèmes spatiaux ne sont rien d'autre que la
projection localisée des systèmes temporels, l'échelle de temps
correspondant au lieu lui donnerait aussi bien le rythme de son histoire
événementielle que celui de son histoire spatiale. Ainsi, et pour cause, le
système temporel et le système spatial seraient marqués par la même mesure
de temps. On finirait par tout réduire à la notion de durée particulière
à chaque division de l'espace.
Les divisions de l'espace seraient alors en rapport avec le parallélisme
des deux systèmes et leur identification directement liée aux structures
spatio-temporelles résultant de la superposition des deux systèmes.
En descendant dans l'échelle de l'espace, on réduit simultanément
l'échelle du temps. C'est-à-dire que si l'on augmente les sous-divisions
de l'espace, soumis à un numérateur plus élevé, à une parcellisation plus
importante, on est par là même aux prises avec des périodes de
temps relativement bien plus courtes, une périodisation bien plus
morcelée.
N'importe quelle sous-division spatiale se distinguerait de sa voisine
du fait que chacune admet une mesure différente du temps, disons du
temps spatial, à toutes les échelles. Cette constatation pourra-t-elle aider
à la définition du sous-espace à l'échelle la plus réduite, ce que l'on
pourrait appeler le sous-espace « atomique » ou « cellulaire » ?
Examinons-le de plus près.
Les difficultés pratiques d'une telle démarche tiennent
essentiellement à deux éléments :
— par-dessus l'échelle de temps particulière à chaque sous-espace, il
y a l'échelle de temps qui intéresse un espace plus large, auquel
participe le sous-espace en question. Cette dernière échelle de temps
contribue à ce que le sous-espace de référence apparaisse avec
certaines caractéristiques communes à des sous-espaces voisins. Le
problème ici est de séparer ce qui est plus général et ce qui est plus
spécifique à chaque sous-espace;
— la seconde difficulté tient au fait que chaque sous-espace est, d'ordi-

266
DIMENSION TEMPORELLE ET SYSTÈMES SPATIAUX

naire, le résultat d'accumulations. Si l'action du dernier (en date)


système temporel prime sur celle des autres par sa force de
remodelage, elle n'en est pas moins conditionnée par l'acquis du passé.
Le problème est celui de savoir si l'on doit travaHler avec un
« concept » transtemporel ou diachronique pour définir chaque sous-
espace ou si l'analyse de la situation plus récente ne serait pas
suffisante.

La première hypothèse serait la plus logique, si l'évolution n'était


pas responsable des changements de dimension des cellules spatiales.
A chaque période les frontières de la « combinaison localisée de variables »
changent, et avec elles la taille du sous-espace. Sans doute peut-on
suivre l'évolution complète de l'aire étudiée, avec, naturellement, celle
des aires adjacentes. Mais c'est finalement le présent qui nous intéresse.
Notre problème serait celui de bien saisir les mécanismes de
transcription spatiale des systèmes temporels. Si l'impact d'un système
temporel sur une portion de l'espace n'était pas récurrent (i), chaque système
temporel pourrait imprimer complètement sa marque sur la portion
de l'espace considérée. Puisque l'action d'un système temporel précédent
laisse des traces, on est donc en présence de superpositions. L'espace,
du reste, se définit ainsi, sauf dans le cas d'espaces vierges touchés pour
la première fois par l'impact modernisateur originaire, naturellement,
de forces externes.
En dehors de ce cas extrême, un même sous-espace est en réalité
le théâtre de l'action de systèmes contemporains entre eux mais d'échelle
différente. Ces échelles correspondent à des préséances dans la possession
d'une innovation.
L'effet de modernisation est générateur d'un effet de spécialisation,
c'est-à-dire d'une possibilité de domination. La spécialisation est
responsable d'une polarisation. Le sous-espace plus modernisé, spécialisé,
prend ainsi la position de pôle (de diffusion) vis-à-vis d'autres sous-
espaces. Ceux-ci deviennent ainsi l'objet d'impacts de plusieurs origines,
d'ordres et significations divers. Le sous-système correspondant à un
sous-espace donné est dépendant de plusieurs systèmes d'échelons
supérieurs ; ceux-ci peuvent soit être liés entre eux par des liens de
dépendance, soit coexister simplement. De toute façon le sous-système situé

(i) Jan O. M. Broek, Geografia, su ambito y su transcendencia, Manuales Uteba, Mexico,


1967, p. 105.

267
MILTON SANTOS

à l'échelon inférieur en est dépendant. Il y a donc une sorte de


hiérarchisation des espaces et des systèmes correspondants.
Or, comme dans chaque système, il y a combinaison de variables
à des échelles et des âges différents, chaque système transmettant des
éléments différemment datés. Du reste, le sous-espace d'accueH est
lui-même sélectif. Toutes les variables « modernes » ne sont pas accueillies.
Les variables accueillies ne sont pas forcément de la même génération.
C'est là le fondement non seulement de la différenciation des paysages
à la surface du globe, mais aussi du comportement des sous-espaces,
la raison de leur originalité et de leur définition particulière.

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