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Aline Rousselle

Aspects sociaux du recrutement ecclésiastique au IVe siècle


In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 89, N°1. 1977. pp. 333-370.

Résumé
Aline Rousselle, Aspects sociaux du recrutement ecclésiastique au IVe siècle, p. 333-370.

Le christianisme institutionnel a progressé très lentement en Gaule. Les documents font apparaître de nombreux obstacles au
recrutement des cadres des communautés. Les textes ecclésiastiques montrent que les restrictions se multiplient, et en
particulier les interdits sexuels. Les documents ecclésiastiques et impériaux font état de la contradiction entre les nécessités de
ce recrutement et la progressive fixation héréditaire à la profession et aux charges curiales des propriétaires fonciers. Les clercs
inférieurs peuvent être recrutés parmi les affranchis, les anciens soldats, les fonctionnaires à la retraite; les clercs supérieurs
chastes, parmi les clarissimes libres d'obligations professionnelles.

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Rousselle Aline. Aspects sociaux du recrutement ecclésiastique au IVe siècle. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome.
Antiquité T. 89, N°1. 1977. pp. 333-370.

doi : 10.3406/mefr.1977.1104

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1977_num_89_1_1104
ALINE ROUSSELLE

ASPECTS SOCIAUX
DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE
AU IVe SIÈCLE

Le christianisme est resté seule religion en Europe méditerranéenne, et


a fait réléguer sous le nom de paganisme un foisonnement religieux dont il
est cependant l'héritier. Le passage des hommes d'une foi à une autre à une
époque si éloignée, est loin d'être connu. Les documents montrent les rét
icences de quelques païens et la réponse apologétique de leurs amis chrét
iens. Tout ceci est en général pensé, dans le cadre de la mission pauli-
nienne, comme une vaste entreprise de conversion du monde, et de prédica
tion à thème spirituel. N'apparaissent aucunement les demandes d'informat
ions et d'intégration des païens intrigués par ce culte comme ils l'avaient été
par d'autres. La conversion de la Gaule au christianisme, à peine amorcée au
début du IVe siècle, s'est faite presqu'entièrement dans un temps de christi
anismeà la fois licite et profitable. On constate pourtant les difficultés de la
progression de cette religion. Il ne s'agit pas seulement d'une résistance de
croyances païennes bien solides qui n'ont finalement jamais empêché les
Gaulois de se sentir chrétiens, mais des conditions de plus en plus tatillon
nes mises par la loi chrétienne et par la loi impériale, au recrutement des
cadres qui pouvaient donner forme et continuité aux groupes religieux issus
des conversions.
L'objet de cette étude, limitée à la Gaule, est d'examiner à la fois les
conditions du recrutement sacerdotal chrétien et les conséquences sociales
des restrictions apportées par l'Eglise et par l'Etat romain à ce recrutement.

A - Les obstacles religieux au recrutement ecclésiastique

\ - V importance numérique des chrétiens.

Chaque Eglise recrute un personnel varié pour des fonctions précises de


gouvernement, de service, de gestion. Le nombre des clercs dépend en pre
mier lieu des nécessités locales, partant, du nombre des chrétiens de la cité.
334 ALINE ROUSSELLE

Néanmoins, quel que soit ce nombre, un groupe de clercs est indispensable


pour les fonctions proprement religieuses.
Au début du IVe siècle en Gaule, le christianisme institutionnel (Eglises
constituées, avec un évêque et un personnel) n'atteint pas le quart des cités1.
Le premier document sur la présence d'Eglises en Gaule est la lettre des
chrétiens de Lyon après les exécutions de 1772. On y relève la présence
d'Eglises organisées à Lyon et à Vienne. Encore n'est il pas certain que
Vienne soit alors Eglise episcopale. Deuxième attestation certaine : un évê
que d'Arles, Marcianus, connu vers le milieu du IIIe siècle par la correspon
dance de Saint Cyprien3. Un christianisme rhodanien somme toute, et proba
blement, comme cela a été soutenu dès les premières études, oriental et
commerçant.
Il faut ensuite attendre 314 et la réunion en Arles d'un concile des Egli
ses d'Occident par Constantin, récemment converti, pour connaître d'autres
Eglises gauloises4.

1 Sur l'extension du christianisme (et non des seules églises constituées : J. Gaude-
met, L'Eglise dans l'Empire romain (IVe-Ve siècle), Paris, 1958, p. 87-98 et ses notes
bibliographiques; H.I. Marrou, dans J. Daniélou et H.-I. Marrou, Nouvelle Histoire de
l'Eglise, t. II, Des Origines à Saint Grégoire le Grand, Paris, 1963, p. 333-341 et surtout
Carte de l'extension du christianisme au milieu du IIIe siècle, p. 248-249; F. Van der Meer
et Christine Mohrmann, Atlas of early Christian World; voir les suggestions de J. Gaude-
met, Société religieuse et monde laïc au Bas-Empire, dans Iura, X, 1959, particulièr
ement p. 88-91 sur l'extension géographique et sociale du christianisme. Sur l'extension
du christianisme constitué en Gaule, L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne
Gaule, t. 1 et 2, Paris, 1907-1910, t. 3, 1915, reste essentiel. J.R. Palanque, Les évêchés de
Narbonnaise I à l'époque romaine, dans les Annales de l'Université de Montpellier et du
Languedoc Méditerranéen-Roussillon, 1. 1, 1943, p. 177-186 et Les évêchés provençaux à
l'époque romaine dans Provence Historique, 1. 1, 1951, p. 105-114. Il est question pour
nous de christianisation institutionnelle : progression numérique et organisation. Nous
ne présentons pas l'étude qualitative des croyances, problème d'évangélisation.
2 Ap. Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, V, 1, 47, éd. et trad. G. Bardy, Sources Chré
tiennes, 41, t. 2, Paris, 1955. Discussion sur la date de cette persécution qu'on pourrait
placer en 180, P. Keresztes, Marcus Aurelius, a persecutor? dans Harv. Th. Rev., LXI,
1968, p. 321-341; cf. T. Barnes, Legislation against the Christians, dans J.RS., LVIII, 1968,
p. 32-50.
3 Cyprien, ep. 68, 3, 1, éd. et trad. Bayard, t. II, 1925, p. 236, Coll. des Univ. de France.
4 Edition des textes conciliaires : Mansi, Sacrorum Conciliorum nova et amplissima
collectio, Florence- Venise, 1758, sq.; avec les analyses et commentaires de K.J. Hefele,
Konziliengeschichte, Frankfurt, 1873-1890, dans l'édition française complétée par
H. Leclercq, Histoire des Conciles, Paris, 1907-1952. Les conciles gaulois du IVe siècle et
les Statuta Ecclesiae antiqua ont été édités par H. Munier, Concilia Galliae, a. 314-a. 506,
Corpus Christianorum 148, Turnhout, 1963, et a. 511-a. 695, ibid., 148 A, 1963. L'édition
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 335

Tableau I
LES ÉGLISES GAULOISES AU CONCILE D'ARLES (314)

Viennoise
Marseille évêque lecteur
Arles évêque 1 prêtre 4 diacres
Vienne évêque exorciste
Vaison évêque exorciste

Orange 1 prêtre

Alpes Maritimes
Nice (portus) 1 diacre exorciste

Narbonnaise II
Apt 1 prêtre exorciste

Gaules
Reims évêque diacre
Rouen évêque diacre
Autun évêque prêtre diacre
Lyon évêque exorciste
Cologne évêque diacre
Trêves évêque exorciste

Aquitaine
Bordeaux évêque diacre
Gabales diacre

Au bas de résolutions (canons) de l'assemblée d'Arles, ont souscrit les


représentants des diverses Eglises. Certains sont évêques, accompagnés ou
non d'un ou de plusieurs membres de leur Eglise. Certaines Eglises n'ont pas
envoyé d'évêque et sont représentées par un ou plusieurs clercs. On en a
conclu que leur évêque, empêché, les avait délégués en son nom au concile.
Cette hypothèse prend appui sur la 5ème souscription du concile : deux prê
tres et deux diacres de la ville de Rome « envoyés par l'évêque Sylvestre » :
situation exceptionnelle, il s'agit du pape. Supposons que les cités représen-

des conciles tenus en Espagne : J. Vives, J. Marin, G. Martinez, Concilios visigoticos e


hispano-romanos, Barcelone-Madrid, 1963.
336 ALINE ROUSSELLE

tées par des clercs n'aient pas eu d'évêques, les souscriptions d'Arles permett
ent alors de se représenter ainsi la situation en Gaule5.
La chrétienté de la vallée du Rhône compte alors quatre solides Eglises
épiscopales : Lyon, Vienne, Arles et Marseille, qui ont réussi à faire souche
dans quatre villes secondaires : Vaison, sérieuse implantation avec un évê-
que, à l'écart du Rhône mais toute proche; Orange, dans la vallée, au départ
de la route de Vaison; sur la route du Mont-Genèvre au départ d'Arles, Apt;
Nice, qui n'est pas chef-lieu de cité et ne sera que tardivement siège episcop
al, est peut-être christianisée par Marseille dont elle a longtemps dépendu.
Les Eglises du nord et de l'ouest sont localisées dans des villes import
antes : Reims, Rouen, Autun, Cologne, Trêves, Bordeaux : toutes épiscopales,
quelques points dans un désert païen. La seule Eglise un peu à l'écart des
grands courants est celle des Gabales : sans évêque. Hypothèse que cela,
vision dynamique d'un document muet.

2 - Flux et reflux des communautés chrétiennes.

En 314 donc, 11 Eglises épiscopales assurées, dont 3 connues dès le IIe


siècle (Lyon, Vienne) et le IIIe siècle (Arles), et 4 Eglises, pionnières peut-
être. Neuf autres Eglises prétendent à une origine préconstantinienne, toute
absentes de ce premier concile gaulois : Narbonne, Béziers, Toulouse, Saint
es,Paris, Limoges, Tours, Clermont et Bourges6. Leurs origines anciennes
sont suggérées par deux types de documents : passions et listes épiscopales,
documents peu crédibles et qui doivent être confrontés à d'autres sources
pour vérification.
Dans ces neuf cas la confrontation est impossible. Ce sont évidemment
les cités de Narbonnaise I qui posent le problème le plus sérieux : comment
croire qu'entre Arles et Bordeaux, représentées au concile de 314, Béziers,
Narbonne et Toulouse soient dépourvues de communautés chrétiennes. Il
n'est pas question de reprendre ici l'étude de documents suffisamment tortu
rés.On peut noter cependant qu'évangélisation et conversion ne signifient
pas établissement et institutions : il y faut le nombre et les qualifications.
Quatre de ces Eglises aux origines douteuses sont connues dans la
seconde moitié du IVe siècle. Un concile fut réuni à Béziers en 356 : on sup
pose qu'elle avait donc un évêque7. L'évêque de Toulouse, Rhodanius fut à

5 Voir tableau I.
6 L'honnête scepticisme de L. Duchesne reste de mise aujourd'hui.
7 Concile de tendance arienne qui aurait provoqué l'exil d'Hilaire de Poitiers par
Constance II : Sulpice Sévère, Chron. II, 39, éd. Halm, CSEL, I, p. 92 et Hilaire, Contra
Constantium imperatorem, 2.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 337

cette même date exilé avec Hilaire8. A Tours, l'évêque Litorius fut consacré
en 337 9 et Clermont aurait eu un évêque nommé Urbicus avant les deux évê-
ques connus à l'époque de la crise priscillianiste, à la fin du IVe siècle 10. Pour
ces deux derniers sièges épiscopaux, accordons quelque crédit à Grégoire
devenu évêque de Tours après avoir été élevé dans l'église de Clermont.
Les cinq autres églises: Narbonne11, Saintes12, Paris13, Limoges14, Bourg
es15, ne sont attestées sérieusement qu'au Ve siècle. Ces églises, fondées ta
rdivement, ont eu sans doute le désir de se donner de nobles origines et de
naître du sang des martyrs. Peut-être d'ailleurs avaient-elles innocemment
raison, mais n'imaginant pas de chrétiens sans évêques, elles ont confondu la
présence chrétienne avec l'église organisée. Il n'est pas si hasardeux d'imagi
ner la présence sporadique de païens séduits par les discours de voyageurs
ou par les échos recueillis au cours de leurs propres déplacements, ajoutant
à leurs dieux un Christ encore mal défini, puis admettant la substitution.
C'est même ainsi que dut se propager la nouvelle religion : comme d'autres.
Des récits viennent confirmer cette hypothèse de flux et reflux d'une
croyance qui tend à s'institutionnaliser mais n'y parviendra que très lente
ment.
Les listes elles mêmes s'en font le reflet. A Poitiers : Hilaire évêque en
356. Deuxième évêque connu : Adelfius au concile d'Orléans de 511. On peut
tout aussi bien supposer une lacune dans la documentation, que des inte
rmittences dans la succession episcopale.
Grégoire de Tours donne une explication suggestive de l'interruption de
la série episcopale entre la mission (probablement mythique) de Gatien au
IIIe siècle et l'élection du prédécesseur de Martin sur le siège de Tours, Lito
rius, en 337 : « Si quelqu'un demande pourquoi depuis le trépas de l'évêque
Gatien jusqu'à Saint Martin il n'y a eu qu'un seul évêque, à savoir Litorius,
qu'il sache qu'à cause de l'opposition des païens, la cité de Tours est demeur
ée longtemps privée de la bénédiction episcopale. En effet les chrétiens de
ce temps célébraient l'office divin en cachette et dans des endroits secrets
car lorsque les païens découvraient des chrétiens, ceux-ci étaient accablés de

8 Sulpice Sévère, Chron. II, 39-45.


9 Litorius : Grégoire de Tours, Hist. Francorum, I, 48.
10 Grégoire de Tours, H.F. I, 44.
11 Hilaire, connu par les lettres pontificales de 417, 419, 422, Jaffé, 332, 349, 362.
12 Vivien, Vita par Fortunat, I, 12; Grégoire de Tours, De gloria confessorum, 57.
13 Héraclius, 15e évêque de la liste episcopale, attesté par ailleurs en 511.
14 Rurice, en 485, avec un prédécesseur.
15 Palladius au Ve siècle.

MEFRA 1977, 1. 22
338 ALINE ROUSSELLE

coups ou égorgés»16. Grégoire donne ici une explication plausible d'un


reflux des institutions chrétiennes.
L'invention de tombes épiscopales a suivi à la fin du IVe siècle et dans
les siècles suivants les inventions de reliques. C'est ainsi qu'à Saint-Lizier au
VIe siècle, l'évêque Théodore découvrit le tombeau et les restes d'un certain
Valerius qu'on prit pour le premier évêque de la cité17. On imaginait alors
aisément qu'une église n'ait pas eu un développement uniforme. Il dut y
avoir un assez bon nombre de cas semblables de communautés chrétiennes
à la recherche de leurs origines, dont il ne faut pas à toute force nier la réal
ité précoce.
Leur organisation en église hiérarchique, seule trace possible d'une exis
tence bien assurée, vint certainement bien après les premiers ferments de
conversions individuelles ou familiales.
Saint Martin, visionnaire de génie, s'opposa un jour à l'une de ces pré
tendues inventions : l'église de Tours avait élevé un autel sur la tombe d'un
de ces martyrs présumés. Il fit avouer le mort qui recevait des hommages
indus. Vision contre vision, l'homme qui devait à l'incitation d'Ambroise
introduire en Gaule le culte des reliques «inventées», refusait à sa propre
église des mérites imaginaires18.
A Périgueux, Paternus, évêque arianisant fut déposé en 360 lors du
retour d'Hilaire. Entre Paternus et Pégase qu'une citation de Paulin de Noie
par Grégoire de Tours nous fait connaître à la fin du IVe siècle, aucun évêque
n'est connu19.
Nous retiendrons donc comme églises organisées au début du IVe siècle
uniquement celles qui ont souscrit au concile d'Arles20, en y comprenant les
églises dont l'évêque est absent ou inexistant, soit 1 1 églises épiscopales et 4
églises représentées par des clercs. L'église d'Arles, privilégiée puisque le
concile se tint dans sa ville apporte six souscriptions : un évêque, un prêtre
et quatre diacres : probablement tout son clergé supérieur et donne ainsi
une idée de l'importance du personnel ecclésiastique d'une cité de bonne
taille, comme l'est Arles, un moment résidence impériale en ce début du
IVe siècle.

16 Grégoire de Tours, Hist. Francorum, I, 48 dans la traduction de R. Latouche, Col


lection des Universités de France, 1. 1, 1963, p. 69.
17 Grégoire de Tours, De gloria confessorum, 83. Successeur à Saint-Lizier de Glycé-
rius qui a souscrit en 506 au concile d'Agde.
18 Sulpice Sévère, Vita Martini, éd. et trad. J. Fontaine, Sources Chrétiennes 133, 1. 1,
Paris, 1967.
19 Paulin de Noie ap. Grégoire de Tours, Historia Francorum, II, 3.
20 De là la différence de notre carte avec celle de H.I. Marrou, op. cit., p. 477.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 339

La carte des évêques gaulois de 418 dont nous ne donnons pas ici les jus
tifications, montre la progression considérable de l'église établie au cours du
IVe siècle, avant l'installation en Aquitaine des Wisigoths ariens. Il reste de
vastes zones inaltérées, principalement dans l'ouest. Mais dans les régions
déjà bien christianisées, le réseau n'a pas atteint encore toutes les cités.
Ainsi, dans le sud de la Gaule, le nombre des sièges épiscopaux doublera
encore au Ve siècle : dans la zone sous domination wisigothique arienne au
même rythme que dans la zone libre provençale. Au début du IVe siècle,
l'implantation des églises chrétiennes est donc à peine amorcée et à la fin du
IVe siècle, elle est loin d'atteindre toutes les cités.

3 - Les interdits canoniques: obstacles à


l'expansion du christianisme et au
recrutement des clercs.

Au début du IVe siècle. '

Si l'on veut se donner une idée des difficultés du recrutement ecclésias


tique, il faut se représenter la masse des croyants parmi lesquels sera choisi
l'évêque qui choisira ensuite ses clercs.
A bien considérer la législation canonique, on doit imaginer une proport
ion considérable de chrétiens tenus à l'écart des sacrements de manière
définitive (sans réconciliation à l'article de la mort ou seulement à ce
moment-là) ou temporaire : impossible de choisir parmi eux les permanents
de la communauté.
Viennent ensuite les précisions canoniques qui, parmi les fidèles admis à
la communion, écartent du corps des éligibles un certain nombre de chrét
iens. C'est dans ce domaine que le IVe siècle voit les interdits se multiplier
et se préciser, amenuisant le nombre des clercs potentiels.
Les évêques et les clercs réunis par Constantin en Arles avaient connais
sance des canons d'Elvire21 qu'ils ont partiellement repris. Une série d'inter
dits écarte de la communion certains des croyants.
Interdits sexuels22 : les fornicateurs repentis qui récidivent, ainsi que les
époux qui forniquent, sont exclus de la communion pour la vie. C'est-à-dire

21 Ch. de Clercq, Ossius of Cordoba. A contribution to the history of constantinian


period, Washington, 1954, p. 86. Ed. des canons d'Elvire, J. Vives, Concilios visigoticos,
loc. cit., p. 1-15. Discussion de la date du concile d'Elvire, J. Gaudemet, L'Eglise dans
l'Empire romain, loc. cit., p. 33.
22 Canons 7, 47, 61, 69, 71, 78.
340 ALINE ROUSSELLE

que tout acte sexuel accompli hors du mariage est considéré comme une
faute irrémissible. Au mieux, une seule relation sexuelle peut-être effacée.
Les époux fornicateurs ne sont pas ici les adultères, dont le cas est réglé par
d'autres canons, maix ceux dont les pratiques sexuelles conjugales sont
condamnées. C'est déjà écarter de la communion un bon nombre de
croyants. Les veufs qui épousent leur belle-sœur, ceux qui détournent des
enfants ne représentent que des cas isolés à côté de la masse des fornica
teurs.Une exclusion temporaire de 5 ans frappe ceux que condamne un uni
que adultère (même peine pour l'adultère commis avec une juive ou une
païenne).
Interdits concernant les fondements de la foi23 : on craint les retours au
paganisme, surtout pour prophylaxie, on écarte les hérétiques, on se distin
gue du judaïsme. Ainsi doit-on passer d'une foi à une autre en abandonnant
toutes les vieilles sécurités : combien ont dû regarder en arrière, qui furent
ensuite laissés à la porte des églises, indécis entre un dieu nouveau et des
pratiques anciennes dont le christianisme n'offrait pas encore tous les équi
valents!
Interdits sociaux : les gens du spectacle24, les professionnels de l'accusa
tion alors que la justice fonctionne par accusation privée. Les délateurs sont
excommuniés à vie pour une cause capitale, 5 ans pour une cause moins
grave. Les faux témoins sont exclus à proportion de la cause. Ceux qui accu
sent sans preuves prêtres et évêques sont exclus à vie25.
Le concile d'Arles ne reprend pas tous ces interdits tenus pour acquis.
Au terme d'une période troublée, réunie par un prince chrétien, l'assemblée
excommunie les agitateurs et les séditieux26.
A ces conditions d'entrée et de maintien dans la communauté chrétienne
il faut ajouter les interdits qui concernent plus directement les clercs.
Conditions d'accès à la cléricature : on écarte à Elvire27, tout au moins
des fonctions supérieures (à partir du rang de sous-diacre) ceux qui ont for
niqué après leur baptême. On écarte encore les affranchis dont le patron est

23 Canons 1, 2, 3, 17, 34, 40, 41, 46, 59, 72 concernant le paganisme; 22 : l'hérésie; 49,
150, le judaïsme. Les interdits sexuels reposent sur une construction théologique et,
tout comme les relations avec le paganisme, le concile tente de les saisir dans la réalité
dont peuvent être apportés des témoignages. A mesure que s'estompent les soucis du
paganisme et de l'hérésie, les mesures disciplinaires concernent davantage les aspects
de la vie morale; c'est pourquoi j'ai séparé interdits sexuels et rigueurs théologiques.
24 Elvire, canon 62.
25 Elvire, canons 73, 74, 75.
26 Arles, canons 3 et 4.
27 Elvire, canons 30, 80, 29.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 341

en vie et les énergumènes, malheureux possédés admis à la communion mais


à qui l'église ne peut confier aucun service28.
Le précieux clerc recruté dans un groupe restreint d'une communauté
chrétienne peu nombreuse pouvait encore être destitué et réduit à la com
munion laïque. Ici encore apparaissent les interdits sexuels29. Les évêques,
prêtres et diacres qui forniquent au cours de leur ministère sont excommun
iés à vie. Ils sont seulement destitués s'ils ont des relations sexuelles avec
leur propre épouse.
On craint d'une part l'ordination d'inconnus, risque d'ordonner des
esclaves fugitifs, des condamnés en fuite, des hérétiques, des clercs destitués
par leur évêque et qui tentent de recommencer ailleurs une carrière ecclé
siastique30, et d'autre part l'absence du chef de la communauté31, la fuite des
clercs32; on renouvelle enfin l'interdiction faite aux clercs de prêter à inté
rêt33.

Au cours du IVe siècle

A mesure que s'étendait la communauté chrétienne et que ses besoins


en personnel s'accroissaient, les restrictions canoniques s'aggravaient. Deux
points ont retenu l'attention des évêques gaulois au cours du IVe siècle : le
nombre des clercs vagabonds et la question de la pureté sexuelle.
Ainsi le concile de Nîmes en 394 ou 396 34 refuse d'ordonner de faux prê
tres et diacres immigrés du fin fond de l'Orient35 ou des clercs échappés
d'autres diocèses36.
Mais c'est sur le plan sexuel que les précisions se font plus pressantes.
Le concile de Valence en 374 interdit d'ordonner clercs les digames,· veufs
remariés, ou les époux d'une femme qui a déjà été mariée37. Le concile réuni

28 On doit exorciser le démon qui les habite. J. Daniélou, V° Exorcisme, dans Dic
tionnaire de Spiritualité, p. 1995-2004.
29 Elvire, canons 18 et 33.
30 Elvire, canon 24.
31 Pour ses affaires personnelles s'il commerce. Elvire, canon 19.
32 Arles, canon 21.
33 Elvire, canon 20; Arles, canon 13.
34 Ch. Munier, Concilia Galliae, op. cit., p. 49.
35 Canon 1.
36 Canons 3 et 4.
37 Valence, canon 1.
Il est vrai que la législation civile ne favorisait guère les secondes noces, non par
souci de pureté sexuelle, mais par sourci des biens qui sont la condition de l'exercice
des munera, biens dont la transmission doit être assurée. L'Eglise qui déconseille les
342 ALINE ROUSSELLE

à Turin en 398 38 pour régler les conflits nés de la condamnation à mort de


Priscillien avec l'accord d'évêques gaulois, précise que les clercs inférieurs
qui auront engendré des enfants pendant leur ministère ne pourront accéder
aux ordres supérieurs. Les clercs supérieurs, diacres, prêtres, évêques, doi
vent s'ils ont été mariés, garder la continence totale sous peine de destitu
tion39. Les clercs inférieurs se voient donc recommander la continence et
priver de faire carrière dans l'église si la preuve de leur incontinence est
apportée par la naissance d'enfants40.
En 398 s'interrompt la série des conciles gaulois, qui ne reprendra en
439 qu'avec la série des conciles provençaux de la zone encore reliée au gou
vernement impérial d'Italie. En Espagne, lacune plus importante encore
entre le concile de Tolède (397-400) et le concile de Tarragone en 516. Cette
période de vide conciliaire commence avec la crise priscillianniste en pleine
guerre civile entre Maxime et Grauen (382-383)41. Il était alors impossible
après l'exécution de Priscillien, de réunir des évêques dont la réconciliation,
imposée, ne se fit qu'à Turin en 398.
Quatre ans plus tard (402) on se battait en Italie. De 407 à 409 les barbar
es venus du Rhin traversent la Gaule avant de poursuivre en Espagne leurs
ravages. En 412-413 Ataulf conduit d'Italie en Gaule le peuple des Wisigoths
qui sera fixé en Aquitaine en 418. Réunir des évêques dut paraître difficile :
l'inquiétude locale, même en l'absence de sérieux désastres, les communicat
ions rompues, le gouvernement occupé au maintien de l'empire, les restric
tionsmises à l'utilisation du cursus publicus, rien ne favorisait de grandes
rencontres occidentales.
C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les premiers appels à l'autorité
pontificale.

secondes noces les préfère cependant aux dérèglements d'un veuvage mal supporté.
Sur la législation civile : Cl. Dupont, Les constitutions de Constantin et le droit privé au
début du IVe siècle, les personnes, Lille, 1937, p. 114 sq., qu'il s'agisse du remariage du
père (C. Th., 8, 18, 3, de 334) ou de la mère (C. Th., 9, 21, 4, de 329; 1, 22, 2, de 334). En
dernier lieu, M. Humbert, Le remariage à Rome, Etude d'histoire juridique et sociale,
Milan, 1972 (Pubbl. dell'Istituto di Diritto Romano, Univ. di Roma, XLIV).
38 Sur la date du concile de Turin, J.R. Palanque, Les Discussions des Eglises des
Gaules à la fin du IVe siècle et la date du concile de Turin, dans Revue d'Histoire de
l'Eglise de France, t. XXI, 1935, p. 3-22.
39 Elvire, canon 33.
40 Toute pratique restrictive des naissances étant par ailleurs interdite.
41 Le débarquement de Maxime en Gaule après son usurpation est daté générale
ment du printemps 383. V. Grumel, Rev. des Etudes Byzantines, XII, 1954, a proposé
l'automne 382.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 343

Les décrétâtes de Sirice et d'Innocent


Aux trois lettres adressées à des évêques gaulois42, joignons la decretale
adressée en 385 par le pape Sirice (384-398) à Himère évêque de Tarragone43.
Le pape priait l'évêque espagnol de faire connaître ses décisions «aux évê
ques de Carthaginoise, Bétique, Lusitanie et Galice, et à ceux des provinces
limitrophes» c'est-à-dire à toute l'Espagne et aux provinces de Gaule méri
dionale.
La lettre ad gallos episcopos et la lettre de Sirice à Himère sont les deux
textes fondamentaux concernant les conditions d'accès à la cléricature. Ils
seront constamment cités par les papes postérieurs.

Interdits sexuels
Les quatre décrétâtes précisent et aggravent encore les interdits sexuels
et en font la condition du cursus ecclésiastique. « Avec quelle pudeur osera-t-
il prêcher aux vierges et aux veuves la virginité ou la continence, persuader
de garder chaste le lit nuptial, si lui-même met toute son énergie à engendrer
des fils pour le siècle et non pour Dieu»44.
L'accès à la cléricature est interdit à ceux qui ont forniqué après le bap
tême45, à ceux qui ont été mariés plusieurs fois46, ont épousé une veuve, ont
dû faire pénitence47. La lettre à Himère, pour la première fois en Occident
demande que le clerc marié ait reçu sa femme vierge48. Innocent Ier le rap
pellera en 405 à Victrice de Rouen49 mais le dira plus fermement encore

42 Lettre ad Gallos episcopos, ap. Sirice, epist, 5, P.L· t. XIII, coll. 1191 sq.; à consul
ter de préférence dans l'édition de Ch. E. Babut, La plus ancienne decretale, Paris, 1904.
Babut attribuait cette lettre à Damase. On peut encore hésiter entre Damase (366-384)
et Sirice (384-398), voir J.R. Palanque, dans J.R. Palanque, G. Bardy, P. de Labriolle, His
toire de l'Eglise, t. III, De la paix constantinienne à la mort de Théodose, Paris, 1950,
p. 482-483.
Les deux décrétales d'Innocent I (402-417) : à Victrice évêque de Rouen, 15 février
404, Jaffé 286, P.L., t. XX, epist. 2, coll. 469-481; à Exupère évêque de Toulouse, 20
février 405, Jaffé 293, ibid, epist. 6, coll. 495-502.
43 P.L· XIII, col. 1131-1147.
44 Ep. ad Gallos episcopos, II, 5, texte latin, Babut, loc. cit., p. 76.
45 Ep. ad Gallos episcopos, V.
46 Sirice à Himère, 8.
47 Sirice à Himère, 15.
48 Sirice à Himère, 9 et 10.
49 Sous forme de rappel de l'Ecriture : Levit. XXI, 14, 13; Ezech. XLTV, 22 : Sacerdos
uxorem virginem accipiant, non viduam, non éjectant
344 ALINE ROUSSELLE

dans une decretale adressée aux évêques espagnols : l'évêque doit demander
au futur clerc s'il a pris sa femme vierge50.
Les clercs peuvent être destitués pour avoir transgressé les interdits : le
clerc qui épouse une veuve ou se remarie est réduit à la communion la
ïque51; toutes les décrétales rappellent que les évêques, prêtres et diacres
sont astreints à la continence parfaite et que, s'ils sont surpris avec leur
femme, ils doivent être excommuniés pour la vie52.
Ainsi les papes se voient-ils contraints de rappeler les décisions des
conciles (374 pour les digames, le blocage de la carrière pour les clercs qui
ont engendré), mais ils se font encore l'écho des obsessions orientales qui,
avec le mouvement monastique, s'acheminent vers l'Occident. Aux condi
tions déjà étroites : continence du clerc jusqu'à son mariage, on ajoute
l'enquête sur la virginité de son épouse.
Cette législation répétée entravait le recrutement ecclésiastique en
Gaule. Pour tout dire elle n'était pas respectée : « Nous avons appris que des
prêtres et lévites du Christ, longtemps après leur consécration ont engendré
des enfants, soit de leur propre épouse, soit d'un coït honteux»53. Himère
avait informé le pape Damase. Elu à la mort de ce pape, Sirice lui répondit et
lui rappela les normes : « tout cela les évêques de votre région n'en tiennent
aucun compte, c'est tout juste s'ils n'ont pas institué le contraire ».
Le bruit en vint aux oreilles de Jérôme, à Bethléem et comme il connaiss
ait l'un des opposants gaulois au célibat ecclésiastique, un homme soucieux
du recrutement clérical, c'est à ce Vigilance qu'il s'en prit. A en croire Vigi
lance, des évêques occidentaux n'ordonnaient que de futurs pères54.

Les signes d'une crise du recrutement


Nombreux devaient être les clercs destitués qui partaient chercher plus
à l'ouest, en pays missionnaire, un évêque accueillant malgré les interdits.
Chaque concile du IVe siècle revient sur la plaie des clercs vagabonds. Le

50 Innocent, ep. 3, 5, P.L·, t. XX, col. 492.


51 Sirice, ep. à Himère, 11.
52 Lettre ad Gallos episcopos, 5; Sirice, ep. à Himère, 7; Innocent, à Victrice, 10; à
Exupère, 2.
53 Sirice, à Himère, 7.
54 Jérôme, Contra Vigilantium (404), P.L·, XXIII, col. 341. Sur Vigilance, J. Labourt,
éd. et trad, des lettres de Jérôme, Paris, Coll. des Universités de France, III, 1953, p. 243.
Il faut situer la Calagurris de Vigilance à Saint-Martory chez les Convenae, et non à
Calahorra en Espagne. E. Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, II, p. 368;
C. Manière, Voies et ponts antiques de la commune de St-Martory, dans Gallia, XXVII,
1969, p. 163-170.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 345

concile de Valence en 374 s'étonne qu'on ait ordonné des femmes : c'est
peut-être bien le signe que l'église manquait d'hommes. La multiplication et
la fréquence des rappels des interdits sexuels, les destitutions de clercs supé
rieurs qu'ils devaient normalement entraîner montrent bien la difficulté de
mener de front la christianisation d'une terre païenne et le recrutement local
de cadres parfaitement continents.
Les évêques occidentaux réunis en concile rappelaient les principes et
rentraient gouverner. Avec la phase de recours à l'autorité pontificale l'Occi
dentpaysan et païen se vit contraint d'adopter la vitesse de la progression
idéologique de l'Orient citadin et chrétien. On peut croire évidemment que
les décisions pontificales restaient sans effet. Mais la législation impériale
nous prouve qu'une application sérieuse en fut faite : en 408, les clercs desti
tués furent appelés à la curie, ou si l'insuffisance de leurs biens propres les
en dispensait, contraints d'entrer dans la fonction publique55.

Fonction publique et cléricature

Trois de nos décrétâtes font apparaître avec insistance un problème


nouveau : l'ordination de fonctionnaires impériaux.
La lettre de Sirice à Himère ne fait qu'une rapide allusion aux baptisés
qui reprennent le service de l'Etat56. Il ne s'agit là que de la communion et
non du service ecclésiastique. Dans sa réponse à Exupère en 405, Innocent
n'évoque pas non plus l'accession à la cléricature des soldats ou des fonc
tionnaires57 : «tu m'as demandé la règle pour ceux qui ont eu des fonctions
publiques après le baptême et ont fait donner la torture ou même prononcé
des sentences capitales. Nous ne voyons rien de défini par les anciens».
Innocent rappelait ensuite que tout pouvoir vient de Dieu (Rom. XIII, 1, 4) et
qu'on ne saurait faire grief à ces hommes de leur obéissance.
C'était la doctine de la lettre aux évêques gaulois58 : «de même celui qui
déjà fidèle a servi dans les services de l'Etat, on sait bien qu'il fait usage des
libertés publiques. Qui peut le surveiller? Qui peut témoigner qu'il a méprisé
les spectacles, qu'il n'est pas mû par le pouvoir de l'argent, qu'il est pur de
toute injustice?. . . Il est clair qu'on ne peut trouver purs de tout péché ceux
qui revêtus du pouvoir séculier ont exercé la justice séculière. Ils sont ame-

55 C. Th., 16, 2, 39 = Sirm. 9, du 27 novembre 408.


56 Sirice, ep. à Himère, 5 : «qui acta poenitentia, tamquam canes ac sues ad vomitus
pristinos et ad volutabra redeuntes, et militiae cingulum, et ludicras voluptates appetivere
concubitus». Le baudrier est porté par les serviteurs civils et militaires de l'Etat, dont
le service est nommé militia (C. Th., 6, 26 passim).
51 Innocent, à Exupère, 7 et 8.
58 Ad Gallos episcopos, 7 et 13.
346 ALINE ROUSSELLE

nés à user du ius gladii, à rendre des sentences injustes ou si la cause l'exige,
à appliquer la torture; ou encore à prendre en charge l'organisation des
spectacles, à assister à ceux qui sont donnés, mêlés enfin à tout ce à quoi ils
avaient renoncé, au mépris de la discipline d'observance qu'ils avaient reçue.
Il vaut mieux qu'ils ne briguent pas l'épiscopat. Toutefois on peut les laisser
approcher des autels après un certain temps s'ils font pénitence pour tout
cela ».
Néanmoins on allait parfois jusqu'à ordonner ces hommes que les papes
admettaient tout juste à la communion après pénitence59. «Souvent certains
de nos frères prétendent ordonner clercs des curiales ou des hommes
employés à toutes autres fonctions publiques. Par la suite ces hommes en
tirent davantage de tristesse que de reconnaissance quand une décision
impériale contraint à les révoquer. Ils sont évidemment obligés, dans l'exer
cicede leurs fonctions, de donner des spectacles, invention diabolique, cela
est certain, et de présider ou au moins d'assister aux magnificences des jeux
et des spectacles. Que vous serve d'exemple l'inquiétude et la tristesse des
frères, que nous avons souvent soulevée en présence de l'empereur, (et tu as
pu toi-même t'en rendre compte auprès de nous), les nombreuses fois que
nous sommes intervenus pour les curiales clercs inférieurs1 ou même déjà
élus évêques et que menaçait une mesure de rappel ».
Pour la première fois est évoqué par l'église le cas de curiales ordonnés
clercs, de fonctionnaires ordonnés clercs. Les raisons canoniques de leur
exclusion étaient déjà suffisantes, sans doute difficiles à appliquer. Il s'y
ajoute la crainte de voir renvoyer à leurs obligations civiles des clercs déjà
en fonction. On s'intéresse donc alors à ces hommes que le concile d'Arles
recommandait de surveiller : les fonctionnaires60. Ils sont nombreux dans les
fonctions ecclésiastiques61. «Combien en avons nous trouvés, enrôlés pour le
sacerdoce, qui après avoir reçu la grâce, se sont dirigés vers l'exercice du
barreau et se sont entêtés à plaider? Et parmi eux dit-on, Rufin et Grégoire.
Combien, venus d'une milice (civile ou militaire) qui, obéissant au pouvoir
ont nécessairement fait ce qu'on leur imposait? Combien d'anciens curiales,
qui sur l'ordre du pouvoir ont accompli ce qu'on leur ordonnait? Combien

59 Innocent, à Victrice, 14.


60 Concile d'Arles, canon 7. Les gouverneurs de province (praesides) et les fonction
naireschrétiens appelés loin du lieu de leur baptême doivent recevoir des lettres de
communion qu'ils présenteront aux évêques de leurs lieux de résidence et qu'on leur
retirera s'ils ne respectent pas la discipline.
61 Innocent, ep. 3, 4, P.L, t. XX, col. 490-491 aux évêques d'Espagne.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV' SIÈCLE 347

qui ont offert au peuple des jeux et des spectacles sont parvenus à l'honneur
du sacerdoce suprême? Et aucun d'entre eux n'aurait dû être compté au
nombre des clercs de quelque rang que ce soit».
Pourquoi prendre des risques, canoniques et civils, en élisant des hom
mes souillés par le péché, à la merci d'une révocation impériale, si l'on dis
posait d'autres candidatures? Dans quel milieu social l'Eglise pouvait-elle
alors recruter ses cadres? Toute une législation impériale interdit de recru
ter ici ou là les clercs des églises, interdit à l'un ou à l'autre de se faire clerc
ou en pose les conditions. Ce n'est pas l'ensemble de cette législation que
nous allons reprendre ici. Il faut envisager toutes les classes de la société et
dans la progression du IVe siècle. On verra alors comment, au cours du
IVe siècle les possibilités de recrutement légal se sont taries et comment aux
multiples interdits religieux s'ajoutent les interdits impériaux.

Β - Les obstacles de la législation impériale

A bien considérer les nécessités de la production agricole en vue d'une


consommation urbaine d'une part et militaire d'autre part, organisée par
l'Etat au moyen des services du fisc, on comprend que les professions réqui
sitionnées les premières aient été celles qui touchant à la production
(colons) au prélèvement (curiales) au transport (naviculaires), à la transfor
mationet à la vente (boulangers) du blé précieux qui garantissait la sécurité
intérieure et extérieure.
La stratégie d'ailleurs reposait sur les villes et l'accroissement du sec
teur tertiaire (administration, gestion, transports) s'ajoutant à l'accroiss
ement considérable d'une armée composée de plus en plus d'étrangers,
imposa comme une solution nécessaire le contrôle de l'approvisionnement
des greniers impériaux qui versaient les salaires et les soldes partiellement
en nature.

1 - Sous le règne de Constantin.

a) Les obligations professionnelles.

Sous le règne de Constantin les mesures antérieures furent systématis


ées.
348 ALINE ROUSSELLE

Les colons62

Au IIIe siècle on avait commencé de fixer à la terre les fermiers libres et


leurs enfants63. Même si ce régime était connu de Constantin en 31964, c'est
une loi de 332 qui nous montre pour la première fois de façon précise le lien
du colon au domaine qu'il cultive, en raison de l'impôt de capitation que le
dominus paie pour lui65.

Les décurions66

Les propriétaires fonciers de chaque cité sont rendus solidairement re


sponsables de la rentrée de l'impôt et chargés de la surveillance des magasins
où les produits prélevés seront entreposés. Pour assurer cette mission, pour
en assurer la continuité, Constantin reprit les mesures de son prédécess
eur67 : non seulement les décurions qu'il faut sans doute confondre dès le
début du IVe siècle avec l'ensemble des curiales68, sont fixés à leur sort69, liés

62 Nous n'évoquons pas ici, cela est inutile, l'origine du colonat, ni sa signification
sociale. Ce qui nous intéresse c'est l'attache au sol, quelles qu'en soient les formes, et
l'hérédité de cette attache. Sur le colonat, bibliographie des travaux parus avant 1950 :
E. Volterra, Bibliographia di Diritto Agrario Romano, (Osservatorio Italiano di Diritto
Agrario), Florence, 1951. M. Pallasse, Orient et Occident. A propos du colonat romain au
Bas- Empire, Bibliothèque de la Faculté de Droit de l'Université d'Alger, Lyon, 1950. P. Col-
linet, Le Colonat dans l'Empire romain, Recueils de la Société Jean Bodin, 2, Le Servage,
Bruxelles, 1937, dans la 2e édition revue et augmentée, 1959, avec une note complé
mentaire de M. Pallasse, p. 121 sq.
63 C.J., 10, 39, 3, de Philippe; C.J., 10, 40, 5, de Dioclétien.
64 C.J., 11, 63, 1, de 319.
65 C. Th., 5, 7, 1, du 30 octobre 332. Celui chez qui on aura trouvé un colon alieni
juris devra le rendre à son origo et payer la capitation qui pèse sur lui pour le temps
passé chez lui. Les colons qui forment le projet de fuir doivent être enchaînés et
réduits à condition servile.
66 L'étude fondamentale reste J. Declareuil, Quelques problèmes d'histoire des insti
tutions municipales au temps de l'Empire romain, dans Nouvelle Revue Historique de
Droit, 28e année, 1904, p. 306 sq., 474 sq., 578 sq. La législation de Constantin a été étu
diée par J. Gaudemet, Constantin et les curies municipales, dans Iura II, 1951, p. 44-75.
Voir M. Nuyens, Le statut obligatoire des décurions dans le droit constantinien, Louvain,
1964. Sur le rôle de Libanius, E. Lo Cascio, Intorno a una legge di Licinio suH'obligo
curiale, dans Helicon Vili, 1968, p. 354-359.
67 Cl, 10, 32, 7 (293).
68 A. Piganiol, L'Empire Chrétien (325-396), Paris, 1947, dans la 2e édition mise à jour
par A. Chastagnol, 1972, p. 394.
69 Dès le règne de Constantin on veille à les exclure de l'armée ou de la fonction
publique; par exemple C.J., 10, 32, 17 (326); surtout C. Th., 12, 1, 14 (326). Exclusion du
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 349

à la cité dont ils possèdent le sol et gèrent les services collectifs, mais leurs
enfants dès l'âge de 18 ans sont tous acquis à Yordo70.
Dioclétien déjà avait voulu que les biens des curiales restassent indivis
entre les frères successeurs, chacun d'entre eux exerçant les charges municip
ales71. Constantin aussi craignait que le partage excessif des biens fonds
entre les héritiers n'aboutît à la paupérisation, donc à l'exemption de char
gesde ces hommes sur lesquels reposait la gestion des villes et de l'impôt72.
Une telle politique ne pouvait qu'inciter à la restriction des naissances et
à défaut aux abandons d'enfants.
En même temps Constantin ou ses fils enlevèrent leurs biens aux villes
au profit du fisc73 et mirent à la charge des curiales les services collectifs jus
que-là financés en partie par les revenus municipaux. Les profits réalisés par
les moyens propriétaires fonciers qu'étaient les curiales, sur le produit de
leurs terres cultivées par les colons, étaient donc absorbés partie par les
impôts partie par les charges onéreuses qu'ils exerçaient dans la cité. Ils
devenaient au profit de l'Etat les gestionnaires de leur propre patrimoine.
On s'explique aisément leurs manœuvres pour échapper à cette condition
s'ils n'adoptaient pas la motivation idéologique lancée par les princes : la
défense de la Romanité, idéologie fondée sur la conjoncture et peut-être
incapable de motiver pendant plus d'un siècle le nivellement des conditions.

Les naviculaires et les boulangers74

Les naviculaires qui furent dispensés de toute autre charge75, furent


fixés à leur métier et leurs enfants furent astreints à en reprendre l'exercice

clergé : voir le dossier rassemblé par J. Declareuil, Les curies municipales et le clergé au
Bas-Empire, dans RHD, 1935, p. 50-52, et J. Gaudemet, Constantin et les curies municipal
es, loc. cit., p. 55-56.
70 C Th., 12, 1, 7 (20 fév. 320) et C. Th., 12, 1, 19, (4 août 331). Est-ce dans ce but qu'il
décourage les secondes noces? Toute la législation incite à la restriction des naissan
ces alors que son but est d'assurer la pleine mise en valeur de l'Empire. La régulation
de l'exploitation des ressources, dans un temps où les besoins militaires réclamaient
une politique nataliste, s'est faite par une politique forcenée de plein emploi obliga
toireet héréditaire.
71 Cl, 10, 32, 7 (293).
72 C. Th., 12, 17, 1 (324).
73 A.H.M. Jones, The Later Roman Empire, 284-602, Oxford, 1964, II, p. 733. Julien
rendit aux villes les biens confisqués par ses prédécesseurs. Les biens des temples,
dont bénéficiaient aussi les cités, furent confisqués sans doute aussi par Constantin.
74 J.P. Waltzing, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les
Romains, 4 vol. 1895-1900, réimprimé 1968, II, p. 259 sq.
75 C. Th., 13, 5, 5 (18 sept. 329), (date corrigée par O. Seeck), adressée au Préfet du
Prétoire d'Orient, pour les naviculaires de tout l'Empire.
350 ALINE ROUSSELLE

avec les biens dès 314 et 31576. Les boulangers furent aussi en 315 organisés
en profession héréditaire. Les deux professions étant très liées, on dut préci
serque le naviculaire héritier d'une boulangerie devrait en céder le fonds
ainsi que les biens du défunt à la corporation des boulangers, s'il ne désirait
pas gérer la boulangerie lui-même77.

Autres mesures fixant l'hérédité des conditions


Les premiers ouvriers fixés à leur tâche furent les monetarii1 % , sans obli
gation d'hérédité. Aussi essentiels dans leur dur travail, que les hommes du
blé, c'est dans la même perspective qu'il faut comprendre leur réquisition.
C'est le problème du recrutement militaire et civil en revanche qui expli
queles mesures fixant l'hérédité de la condition militaire79, et l'obligation de
faire carrière dans les bureaux pour les fils de fonctionnaires80.

b) Les immunités
Au moment où s'appesantissaient les munera des curiales, les princes en
exemptaient la plupart de leurs fonctionnaires, les soldats et les professions
libérales. Ils firent bénéficier le clergé de la même immunité.
Les clarissimes81, auxquels sont agrégés de nombreux fonctionnaires à
leur sortie de charge, sont exemptés des charges municipales82. Ils ont d'ail
leurs leurs propres charges, qui pèsent moins sur leurs amples fortunes, au
début du IVe siècle, que les charges curiales sur les moyens propriétaires
fonciers. Les vétérans lors de leur congé définitif furent exemptés des char
gesde la cité où ils s'établissaient83, mais leurs fils inaptes au service, ou
récalcitrants, revenaient à la curie84. Il fallait à l'Etat qui se privait de recru
ter ses serviteurs parmi les professions réquisitionnées, particulièrement les
propriétaires fonciers, une masse d'hommes parmi lesquels trouver les com
pétences pour la fonction publique. Constantin, en exemptant 35 métiers et
professions libérales85, suggérait aux intéressés de profiter de cette immun
itépour consacrer leur ressources à l'instruction de leurs fils.

76 C. Th., 13, 5, 1 (19 mars 314); 13, 5, 2 (1er juin 315) et 13, 5, 3 (28 mai 319).
77 C. Th., 13, 5, 2.
78 C. Th., 10, 20, 1 (21 juillet 317).
79 C. Th., 7, 22, 1 (319).
80 C. Th., 7, 22, 3.
81 J. Declareuil, Quelques problèmes des Institutions municipales, loc. cit., p. 312-316 :
les codicilles d'anoblissement.
82 C. Th., 12, 1, 24 (338), les codicilles obtenus indûment.
83 C. Th., 7, 20, 2 (Ι« mars 320 ?); 7, 20, 4 (17 juin 325).
MC.Tk, 7, 22, 1 (319).
85 C. Th., 13, 4, 2 (337).
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 35 1

Quant à l'Eglise, à laquelle Constantin interdisait de recruter ses cadres


dans la classe moyenne des curiales et d'ailleurs parmi tous ceux que rete
naient leurs obligations professionnelles ou civiques86, on lui suggérait par
les mêmes textes de choisir ses clercs parmi les pauvres, inaptes aux charges
civiques : « il convient que les riches subviennent aux nécessités du siècle et
que les pauvres soient entretenus par les richesses des églises»; «il faut
substituer aux clercs défunts ceux qui sont dépourvus de biens et ne sont
astreints à aucune charge civique».
On ne trouvait guère encore de chrétiens parmi les paysans que fixait au
sol la loi. Dans les villes, le clergé pouvait encore recruter ses membres
parmi les pauvres des petits métiers, mais surtout alors parmi les clarissimes
et les artisans, dans les professions libérales, tous exemptés. Enfin, les fonc
tionnaires sortis de charge avec l'immunité, les vétérans après leurs 25
années de service, pouvaient libres de toute obligation envers l'Etat, servir le
Christ. L'Eglise, somme toute, n'était alors privée que des moyens propriétai
res fonciers, des naviculaires et des boulangers.

2 -L'évolution au cours du IVe siècle.

Par la suite il n'y eut que des accommodements à cet ordre fixé par
Constantin. La plupart des professions ne furent soumises au même régime
que les naviculaires et les boulangers qu'à la fin du siècle87. Les variations
essentielles au cours du IVe siècle sont dues à la contradiction d'un système
qui fixe les classes moyennes dans les fonctions locales tout en accroissant le
nombre des fonctionnaires dont l'existence suppose la mobilité sociale (pas
sage d'une classe à une autre, recrutement sur compétences) et la mobilité
géographique.

Les restrictions à l'immunité68.

On fit rentrer dans le corps des curiales ceux qui y échappaient jusque
là soit par leur haute position, soit par la modestie de leur fortune.

86 Textes essentiels : C. Th., 16, 2, 6 de 329 (date corrigée par 0. Seeck) et C. Th., 16,
2, 3 (18 juillet 329).
87 Rappel des obligations des naviculaires en 371, C. Th., 13, 5, 14 (390), C. Th., 13, 5,
19 et 412, C. Th., 13, 5, 35; des boulangers, C. Th., 14, 3, 3 (364); C. Th., 14, 3, 13 (369). S'y
ajoutent les charcutiers, C. Th., 14, 4, 5 (389) avec des rappels et précisions ultérieures.
Une constitution d'Arcadius et d'Honorius évoque pour la première fois en 397 (C Th.,
14, 7, 1) l'obligation de tous les collegiati ou de leurs successeurs (agnats) de rester à
leur point d'origine.
88 Sur la chasse aux immunistes abusifs, J. Declareuil, op. cit., p. 313-314. Restric
tions apportées au passage de la classe curiale à celle des clarissimes, p. 316.
352 ALINE ROUSSELLE

Lorsqu'un décurion en fin de carrière, après avoir accompli toutes les hautes
charges de la cité, recevait un codicille d'anoblissement, tous ses fils le sui
vaient dans l'immunité. On commença par refuser cet honneur aux fils nés
avant l'anoblissement89. Puis en 371 on n'autorisa plus qu'un seul fils à sui
vre la nouvelle condition paternelle, tous les autres restant curiales90. Seuls à
partir de 390 les quelques centaines de sénateurs de rang illustre conser
vaient l'immunité des charges locales91, tous les autres étaient rendus aux
curies. Les charges municipales s'ajoutant aux charges sénatoriales, bien des
sénateurs ne parvenaient pas à tenir leur rang92.
Julien supprima l'immunité du clergé chrétien pour remplir les curies93.
Il était difficile de revenir tout à fait en arrière. Valentinien confirma donc
l'exemption des curiales déjà clercs à son avènement, mais contraignit tous
les autres à leurs obligations dont ils ne devaient être exemptés qu'après dix
ans de cléricature94. Les soldats eux-mêmes perdirent, dès le règne de Cons
tance95 puis davantage encore sous les règnes de Valentinien et de Valens,
les privilèges mérités par leur service96. D'autre part on étendit le nombre
des curiales en soumettant aux obligations non seulement d'anciens immu-
nistes, mais ceux que la pauvreté ou l'absence de patrimoine foncier tenaient
jusque-là à l'abri.
Les curies avaient dû s'amenuiser sous le règne de Constance. Il avait
considérablement accru le nombre des fonctionnaires en alourdissant la
bureaucratie. Il fallait bien les recruter quelque part. De plus, on laissa peu à
peu les églises choisir leurs clercs dans les rang des curiales et il fallut
ensuite régler le problème de leur remplacement. Constance décida que les
clercs recrutés librement par l'église parmi les curiales devraient laisser
leurs biens à leurs enfants qui reprendraient la charge patrimoniale, et à
défaut d'enfants, à leurs parents les plus proches ou à la curie97. Julien qui
rendit aux villes leurs biens, allégeant ainsi les charges des curiales sans
doute, leur permit d'accoître leur corps des plus riches plébéiens (non pro
priétaires fonciers donc artisans et commerçants) qu'il exempta du chrysar-
gyre. Le blé primait tout. L'épuration considérable de l'administration de

89 C. Th., 12, 1, 57 (364), 69 (365).


90 C. Th., 12, 1, 74 (371) confirmée en 382, C. Th., 12, 1, 90 et 91.
91 C. Th., 12, 1, 122 (390) et 12, 1, 123 (391).
92 C. Th., 6, 2, 15 (393); 6, 2, 23 (414); 12, 1, 180 (416), 183 (418).
93 C. Th., 12, 1, 50 (362).
94 C. Th., 16, 2, 20 (370) et 16, 2, 19 (370).
95 C. Th., 7, 20, 6, de 352, qui les exempte des seuls munera personalia.
96 C. Th., 1, 20, 8 (364).
97 C. Th., 12, 1, 49 (361).
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 353

Constance et la réduction du personnel administratif durent aussi rendre


aux curies quelques-uns de leurs membres. Tout en exemptant plus larg
ement que ses prédécesseurs les serviteurs de l'Etat, Julien semble avoir inau
guré la chasse systématique aux curiales dans les services armés et civils,
chasse que poursuivirent ses successeurs.
On assiste ainsi à une contradiction du système mis en place par Cons
tantin : les classes moyennes, parmi lesquelles peuvent se recruter les profes
sionslibérales et la masse des fonctionnaires et des clercs, sont fixées par la
loi d'hérédité, précisément au moment où les besoins en personnels civils,
militaires et religieux, s'accroissent98.
Le problème du recrutement du clergé pour les tâches de gouvernement
(évêque) et de gestion (prêtres, diacres) était le même que celui des services
palatins, avec cette nuance : l'hérédité de la fonction cléricale était plus diffi
cile à assurer que celle de la fonction publique.
On peut avec raison supposer que les périodes d'épuration sévère des
services impériaux doivent être accompagnées de mesures d'épuration du
clergé et de surveillance du recrutement clérical. Si le prince renvoie ses ser
viteurs à la curie, comment n'y ramènerait-il pas ceux de l'Eglise.

a) Renforcement des lois d'hérédité et de l'obligation professionnelle.

Les colons.
A partir de 366 apparaît dans les textes juridiques la catégorie des ad-
scripticii. C'est à ce moment, quand les différenciations sont les plus mar
quées dans le droit, que la réalité des conditions devient plus uniforme. En
380 le dominus qui a accueilli le colon d'autrui n'est plus comme en 332
astreint seulement à le rendre et à payer sa capitation, il est condamné à une
amende, plus importante si le colon vient du patrimoine impérial, moins
importante si c'est un colon privé". L'inquilinus, le plus libre des cultiva
teurs,est soumis dès 365 aux mêmes contraintes que le colon100. En 400 un
rescrit adressé au préfet du prétoire des Gaules Vincentius101 reconnaît que

98 F.L. Ganshof, Le statut personnel du colon au Bas-Empire, dans L'Antiquité Classi


que,XIV, 1945, p. 261-277 montre que les différences de statuts couvrent une identité
de sorts : la servitus terrae.
99 C. Th., 5, 17, 2 (386).
100 CL, 11, 48, 6 (365); C. Th., 10, 12, 2 (368 avec la correction de O. Seeck); CL, 11,
51, 1, s.d. de Valentinien, Théodose et Arcadius.
mCL, 11,48, 13 (400).

MEFRA 1977, 1. 23
354 ALINE ROUSSELLE

la condition de Yinquilinus est «pratiquement la même» que celle du colon,


rappelle qu'il est fixé à son origo et que son statut est héréditaire.
C'est donc maintenant toute la population rurale qui est fixée au sol et
astreinte à l'obligation héréditaire. Le signe du début de sa christianisation
nous est donné par les constitutions impériales qui interdisent au colon
d'être candidat au clergé102·

Les citadins, artisans et commerçants.


Julien les avait contraints aux services de la curie. Ses successeurs leur
interdirent l'accès au clergé qui leur était sans doute encore possible, les
assimilant en tout aux curiales103. En deux mots Valentinien interdit à tous
les citadins de fortune suffisante pour être soumis aux charges, l'accès aux
fonctions cléricales.
Aux boulangers de Rome qui depuis Constantin devaient assurer toute
leur vie leur profession devenu service et la transmettre à leurs fils ou gen
dres, Valentinien Ier en 365 interdit l'entrée dans le clergé104 et il ramena à
leur boulangerie ceux qui s'y étaient glissés. Les charcutiers dont le recrute
ment héréditaire avait été fixé en 389 et 397 105 et fut confirmé ensuite, se
virent eux aussi interdire l'accès à la cléricature106.
Interdictions de toutes parts, dont l'inefficacité est flagrante en raison
des nécessités du recrutement de la fonction publique et du clergé. Les cons
titutions qui évoquent la chasse aux corporati et aux curiales concernent sur
tout les rouages de l'Etat et de l'Eglise. Le parallèle est utile. Quand le prince
réduit le personnel des bureaux pour repeupler les curies, quand il sup
prime pour ses propres serviteurs la dispense des frais de la curie, il va de
soi qu'il ne peut laisser l'Eglise recruter des hommes qu'elle rendra légal
ement immunistes. L'Administration et l'Eglise étaient les deux grands corps
où l'on pouvait sans risques (à la différence de l'armée) faire carrière et
acquérir l'immunité. C'est donc là qu'il faut chercher ceux que la disparition
de leurs profit incitait à trouver des professions dont les revenus seraient
grevés de moindres charges. En effet, il ne faut pas oublier que, si les évê-
ques, prêtres et diacres étaient astreints à un célibat parfaitement continent,
les clercs inférieurs mariés et pères de famille pouvaient assurer leur service

102 Dès le règne de Théodose, C.J., 1, 3, 16 (409) sauf si le maître y consent; Valenti
nienNov. 3, § 4 (439) et 35 § 3 et 6 (452).
103 C. Th., 16, 2, 17 (364) : plebeios divites ab ecclesia suscipi penitus arcemus.
™C.Th., 14,3, 11 (365).
105 C. Th., 14, 4, 5 (389) et 7 (397).
106 C. Th., 14, 4, 8 (408).
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 355

dans l'Eglise, tout en continuant de veiller à leurs affaires propres et de


gérer leur patrimoine107.

b) Le recrutement des fonctionnaires.

Constantin qui avait conféré l'immunité aux palatins fut amené à suggé
rer le recrutement par hérédité des officiates.
Mais l'accroissement du personnel des bureaux dut engager les chefs
des services à recruter parmi les curiales tout au moins les cadres locaux ou
diocésains de l'administration impériale. Dès le début du règne de Constance
on tenta une épuration108.
En même temps, Constance confirmait les privilèges héréditaires
d'exemption des fonctionnaires des cubicula, de la memoria, des epistulae,
libelles, largesses, des comitantenses et de chaque ville : les instruments de la
centralisation devaient être entièrement acquis à la confiance impériale109.
En 354 il étendait ces privilèges à d'autres bureaux en précisant pour la pre
mière fois le temps de service nécessaire pour sortir de charge exempté110.
Les fonctionnaires recrutés par l'Eglise avant leur temps doivent, comme on
l'avait imposé aux curiales en 362, laisser deux tiers de leurs biens à leurs
enfants ou proches, ou à défaut à leurs officia111. Ceci implique que l'Eglise
pouvait recruter des fonctionnaires à la retraite, qui gardaient la libre dispo
sition de leurs biens pourvu qu'ils aient averti leurs supérieurs.
Julien ramena à 15 ans le temps de service avant l'obtention de l'immun
ité, pour les fonctionnaires de la memoria, des lettres et libelles, d'origine
curiale112, et à 3 ans le temps des agentes in rebuslli.
Valentinien confirma les privilèges ainsi accordés aux curiales recrutés
par les bureaux. Il établit des équivalences entre les services : 25 ans de ser
vice civil ou 5 ans de service armé, libérèrent des obligations curiales114 à

107 A commencer par l'évêque : concile d'Elvire, canon 19.


108 C. Th., 6, 22, 2 (338); 8, 2, 1 (341). Si on découvre les curiales dans les services
avant 5 ans; 8, 7, 2 (346) et 8, 7, 3 (349).
109 C. Th., 6, 35 (352, correction de O. Seeck).
110 C. Th., 6, 27, 1 (354) : les agentes in rebus, cancellarti, largitionales, les comtes de
la res privata, après 20 ans de service; 8, 7, 5 (354) après 25 ans de service pour les
bureaux de l'armée; 8, 7, 6 (354) après 25 ans de service pour les fonctionnaires de
finances, les officiâtes des préfets des vicaires, 10 ans pour les primipiles, 25 ans pour
les officiates du préfet de la Ville.
111 C. Th., 8, 4, 7 (361).
112 C. Th., 6, 26, 1 (362).
113 C. Th., 6, 27, 2 (363).
114 C. Th., 8, 4, 8 (364); 7, 1, 6, s.d., de Valentinien et Valens.
356 ALINE ROUSSELLE

condition que les enfants suivissent la profession paternelle. On espérait


ainsi tarir le recrutement des fonctionnaires dans la classe curiale. Pour la
première fois était faite la distinction entre les grades supérieurs de la fonc
tion publique, exemptés, et les fonctions subalternes, soumises à l'obligation
curiale. A la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle, des mesures plus sévè
reslimitèrent le nombre des fonctionnaires et renvoyèrent aux curies et aux
collèges les surnuméraires115. Une loi de Gratien, Valentinien et Théodose en
380 116 interdit de recruter pour le service de l'Etat les scribes et logographes
des cités (curiales). Dans le texte de la loi apparaît nettement la crise du
recrutement : « on peut recruter pour ce corps, en cherchant bien, parmi les
chômeurs, les fils de vétérans et les personnes sans obligations ».
Il faut donc prendre au sérieux les inquiétudes d'Innocent Ier, telles que
les révèle sa lettre à Victrice évêque de Rouen.

C - Les conditions du recrutement ecclésiastique


ÀLAMDU IV* SIÈCLE

Dans le monde paysan dont commence la lente conversion il est quasi


ment impossible de recruter des clercs, surtout pour le service urbain117.
En ville les plébéiens ne peuvent être recrutés. D'ailleurs ils sont entrés
dans la classe curiale qui fait l'objet de la même interdiction.
Constance faisait une différence entre les curiales élus sous la pression
populaire, qui conservaient leurs biens, leur fonction cléricale, et l'immun
ité118, et ceux qui, pour avoir sollicité leur entrée dans l'Eglise, devaient

115 C. Th., 1, 15, 12 (386) à tous les vicaires : il faut limiter le nombre des fonction
nairesdiocésains à 300 (ce nombre est certainement inférieur aux besoins de person
nel ecclésiastique par diocèse si l'on compte au moins 8 clercs par cité).
C. Th., 1, 12, 4 (393) destinée à la province d'Afrique. Il faut renvoyer les surnumér
aires curiales et corporati
C. Th., 6, 30, 16 (22 décembre 399) au préfet du prétoire d'Italie et mêmes disposi
tionsle lendemain (23 décembre 399, C. Th., 6, 30, 17 au compte des Largesses
Sacrées), limite à 546 les officiates des sacrae larguions et à 300 ceux de la res privata.
Tous ceux qui s'y trouvent tout en appartenant à un ordre doivent y être renvoyés,
curiales, collegiati, appariteurs des Juges. Sera déporté celui qui recrutera au delà du
nombre prévu.
116 C. Th., 8, 2, 3 (380) «hoc admodum sufficiente numero militae supplementis, qui ex
vagis veteranorumque filiis vacantibusque potuerit fida pervestigatione compleri».
117 C. Th., 16, 2, 33 (398). On n'ordonnera clercs, dans les villages ou domaines où
ils exerceront, que des hommes originaires du lieu, pour qu'ils acquittent eux-mêmes
leur capitation.
118 C. Th., 12, 1, 49 (361).
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV' SIÈCLE 357

renoncer aux deux tiers de leurs biens. On peut supposer que de réels candi
datsse firent supplier par le peuple pour être élus, mais les curiales chré
tiens ne devaient pas volontiers acclamer, malgré lui, l'un d'entre eux,
puisqu'on perdait ainsi sa contribution. Julien abrogea cette mesure de
Constance et rendit les clercs aux curies. Malgré quelque bonne volonté
Valentien Ier fut réduit à la même politique119. Arcadius et Honorius appli
quèrent à l'Eglise le système inauguré pour la fonction publique par Valenti-
nien : les cadres supérieurs (évêques, prêtres, diacres), conservèrent leurs
fonctions et leur immunité, les clercs inférieurs furent rendus à la curie120.
Cette mesure fut encore reprise jusqu'à Majorien en 458 121.
Le retour à la curie ne signifiait pas l'abandon des fonctions ecclésiasti
ques mais d'une part l'Eglise perdait la plus grande partie du temps de son
clerc occupé à ses fonctions municipales122, et d'autre part, comme l'indique
la lettre d'Innocent à Sirice, le clerc curiale était amené à organiser des spect
acles, à se mettre par fonction en dehors de la communion chrétienne.
L'élection du curiale s'imposait en cas de crise du recrutement : ce
n'était qu'un pis-aller. Un pis-aller pour l'église, un pis-aller pour la commun
autéchrétienne qui voyait fuir un contribuable. On avait de toutes parts
intérêt à faire élire aux fonctions cléricales des hommes exemptés de toute
charge. En restait- il?
Les soldats restent, après leurs 25 années de service, des recrues possi
bles, à la condition toutefois qu'ils n'aient pas reçu le baptême avant leur
congé définitif. L'Eglise qui recrutait des retraités123, soldats ou anciens fonc
tionnaires devait renouveler souvent des cadres trop âgés à leur entrée en
fonction. Elle pouvait tenter de recruter des affranchis encore jeunes puis
que le concile de Tolède en reconnaît la possibilité canonique124.
Elle pouvait encore élever des enfants abandonnés, avec la confiance
qu'une éducation donnée dans l'Eglise en ferait de bonnes recrues125. Les

119 C. Th., 12, 1, 121 (390).


120 C. Th., 12, 1, 163 (399).
121 Nov. Ma], 7, 7 (458).
122 II fallait donc en recruter davantage. Les tâches de gestion s'alourdirent avec
l'accroissement du patrimoine de l'Eglise.
123 II faut sans doute considérer que les temps de service militaire et surtout civil
fixés à 25 ans sont en rapport avec l'espérance de vie. La retraite des fonctionnaires,
c'est-à-dire l'âge à partir duquel ils peuvent se retirer sans que leurs bureaux soint gr
avement affectés par la perte de leur capacité de travail, se situerait vers 45 ans.
124 397-400. Avec l'accord du patron. On craint la révocation de l'affranchissement
pour ingratitude, révocation autorisée par la loi : C. Th., 4, 10, 1 (332); 4, 10, 2 (423).
125 Sur les abandons d'enfants, C. Th., 5, 9, 1 (331) : l'enfant exposé, si le père ou le
dominus est au courant, peut être élevé par celui qui le recueille, comme esclave ou
358 ALINE ROUSSELLE

décrétales de Sirice et d'Innocent envisagent le cursus ecclésiastique de ceux


qui se sont trouvés dans l'Eglise ab infantici126 : «Celui qui s'est voué depuis
son jeune âge au service de l'Eglise doit être baptisé avant la puberté et
affecté au ministère des lecteurs. Si depuis l'adolescence jusqu'à trente ans il
vit honnêtement, se satisfaisant d'une seule épouse qu'il aura reçue, vierge,
de la bénédiction episcopale, il doit être promu acolyte et sous-diacre.
Ensuite, s'il met tous ses soins à s'en montrer digne, par une continence
exemplaire, qu'il accède au grade de diacre. Là, s'il accomplit son service
dignement pendant au moins cinq ans, il convient de le faire prêtre. De là.
après une dizaine d'années, il pourra accéder au siège episcopal, s'il a fait la
preuve pendant tout ce temps de l'intégrité de sa vie et de sa foi».
Celui que l'on recrutait déjà avancé en âge parmi les curiales, les pau
vres ou les clarissimes, ou parmi les retraités, devait aussi accomplir dans
l'Eglise un cursus dont la decretale de Sirice précisait les étapes obligatoi
res : « le laïc converti plus âgé à un but meilleur, et qui tente de s'élever au
service sacré, n'obtiendra ce qu'il désire qu'aux conditions suivantes : après
son baptême, il sera mis au nombre des lecteurs ou des exorcistes; et cela s'il
prouve qu'il n'a eu qu'une seule femme et qu'il l'a reçue vierge. Deux ans
après ce début, il restera cinq ans acolyte et sous-diacre et ainsi il pourra
passer au diaconat (si on l'en a jugé digne pendant ce temps). Ensuite, si les
clercs et la plèbe veulent l'élire, lorsqu'il en sera temps, qu'il soit élu s'il le
mérite ».
Le principe posé par les décrétales est celui d'un seul cursus ecclésiasti
que qui, après le baptême, conduit des ordres inférieurs (lecteur, exorciste
ou acolyte, sous-diacre) aux ordres supérieurs (diacre, prêtre) et pour quel
ques uns, jusqu'au sacerdoce suprême de l'épiscopat. La réalité est loin de
refléter ce vœu de l'autorité pontificale.

1 - Le «cursus» inférieur: soldats et affranchis.

Les soldats, recrutés dans la masse rurale païenne, avaient peu de chan
cesd'être chrétiens127. Ils avaient néanmoins d'excellentes raisons de se
convertir à un Dieu dont la protection se révélait efficace. Avant la conver
sionde Constantin, le Christianisme avait trouvé des adeptes dans les

comme fils. Ventes d'enfants par pauvreté ou manque de nourriture : C. J., 4, 43, 2 du
même Constantin.
126 Sirice, ep., à Himère, 9.
127 C'est l'opinion de A.H.M. Jones, op, cit., I, p. 96.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IVe SIÈCLE 359

armées128. Les trois cents soixante soldats de la garde de Julien en Gaule «ne
savaient que marmonner des prières»129. Les soldats en congé pouvaient
donc devenir des recrues pour les ordres ecclésiastiques.

Le cas personnel de saint Martin.

Soldat, Martin le fut comme son père130. Né en Pannonie, il fut élevé en


Italie puis enrôlé à l'âge de quinze ans. « II servit dans la cavalerie de la garde
impériale sous l'empereur Constance, puis sous le César Julien». Chrétien
depuis l'enfance il voulut être catéchumène à dix ans, vivre au désert à
douze ans. Il fut baptisé à dix-huit ans après trois ans de service armé131. Sul-
pice Sévère raconte que Martin voulait abandonner les armes lors de son
baptême mais qu'il se laissa convaincre de rester dans la garde par un tribun
qui « promettait de renoncer au monde » à l'expiration de son tribunat. Deux
points à relever : dès les premières manifestations de la vocation ascétique
de Martin, il entraîne un de ses compagnons d'armes. Le second point est la
référence implicite de Sulpice Sévère à la législation canonique : on aurait
dû par la suite écarter des ordres un homme qui avait fait couler le sang
après son baptême, d'où l'insistance de Sulpice sur la volonté de Martin de
se retirer des armes après le baptême : il n'en était sans doute pas question
après trois ans de service. C'est seulement à quarante ans132, après ses vingt-
cinq années de service que Martin demande sa missio. Il quittait l'armée
pour une autre milice. L'évêque de Poitiers, Hilaire l'agrégea à son clergé en
qualité d'exorciste, rang inférieur du cursus ecclésiastique. Après un voyage
en Pannonie, qui coïncide avec l'exil d'Hilaire, Martin rentra à Poitiers où il
vécut en ermite. La population de la ville de Tours parvint à l'élire évêque,
malgré l'opposition des évêques voisins venus pour imposer les mains à

Delehaye, La persécution dans l'armée de Dioclétien, dans Bull, de l'Acad.


Royale de Belgique, Classe des Lettres, 1921, p. 150-166 = Mélanges d'hagiographie grecque
et latine, Bruxelles, 1966, Subsidia hagiographica, 42, p. 256-268.
129 Julien s'en plaignait, Zosime, III, 3, 2.
130 Sulpice Sévère, Vita Martini, 2.
131 Sulpice Sévère, Vita Martini, 2, 6.
132 Pour obtenir un congé avancé ou une permission libératoire, parfaitement irré
gulière, il fallait l'autorisation du Dux de Province ou du Cornes rei militaris ou du
Magister militum, mais la législation qui punit les tribuns coupables de distribuer des
permissions (corruption?) suggère de nombreuses irrégularités, C. Th., 7, 12, 1 (323) et
2 (353). Cl. Dupont, Le Droit criminel dans les constitutions de Constantin, I, des Infract
ions,Lille, 1953, p. 112. L'homme à corrompre est donc le tribun : S. Mazzarino, Aspetti
sociali del quarto secolo, Rome, 1951, p. 53-54 et 382.
360 ALINE ROUSSELLE

l'élu133. «Néanmoins quelques assistants, et quelques uns des évêques appel


éspour ordonner le futur prélat, faisaient une opposition impie. Ils disaient
que Martin était un personnage méprisable. Ils déclaraient indigne de l'épis-
copat un homme de si piteuse mine, mal vêtu, mal peigné». L'opposition du
corps episcopal ne cessa de se manifester jusqu'à la mort de Martin et au
delà. Pourtant Martin, évêque, avait le champ libre. La Vita Martini fait le
silence sur les recrues monastiques, ou ecclésiastiques de Martin, se conten
tant de rappeler la noble origine de certains moines de Marmoutiers. Une
fois seulement, Sulpice mentionne auprès de Martin un soldat devenu
moine134 : «Un soldat avait jeté son ceinturon dans l'église pour faire profes
sionde moine, il s'était bâti une cellule au loin, dans un lieu écarté, pour y
vivre en ermite».

L'entourage de Martin.

La correspondance de Paulin de Noie avec ses amis restés en Gaule nous


montre d'autres soldats engagés dans la vie monastique autour de Martin. Le
courrier entre Sulpice Sévère et Paulin fut acheminé par deux d'entre eux.
Le premier, Marracinus, n'eut pas l'heur de plaire à Paulin. « Son habit et sa
chaussure n'annonçaient pas un moine : son visage était aussi rouge que la
casaque militaire qui lui couvrait les épaules»135. Il avait apporté la lettre à
laquelle Paulin répondit en 398 136. Il retourna à Primuliacum et revint, à pied,
en 399, avec une lettre qu'il confia à Rome à un autre messager137. Pourtant
cet homme était moine « lui qui rougit d'être et même de paraître religieux ».
Le second moine-soldat, Victor est aussi messager entre les deux amis138.
Replié à Primuliacum avec Clair, après la mort de Martin, il était peut-être en
difficulté avec Brice, le successeur de celui-ci. Il ne s'agit, dans les trois cas

133 Sulpice Sévère, Vita Martini, 9, 3, 4, trad. Monceaux, loc. cit., p. 87.
134 Sulpice Sévère, Dial II, 11, trad. Monceaux, p. 212.
135 Trad. A. Baudrillart, Saint Paulin de Noie (353-431), Paris, 1905, p. 116-117. Des
cription de Marracinus par Paulin, ep. 22, trad. p. 117.
136 Paulin, ep. 17. Sur le port des lettres dans l'Antiquité tardive : D. Gorce, Les
voyages, l'hospitalité et le port des lettres dans le monde chrétien des IVe et Ve siècles,
Paris, 1925, et M.R.P. Mac Guire, Letters and Letter carriers in Christian antiquity, dans
Classical World, LUI, 1960, p. 148-153.
137 Paulin, ep. 22.
138 Victor était compagnon d'armes du destinataire de la lettre 25 et de la lettre
25 * de Paulin. Celui-ci, à la demande de Victor, tentait de convertir ce soldat à la vie
ascétique.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 36 1

que nous avons relevés, que de moines-soldats. Ils n'étaient pas entrés dans
le clergé de Tours.
Après Martin recruté comme exorciste et élu évêque par la suite, nous
ne connaissons qu'un autre exemple de soldat entré dans le clergé. C'est un
autre évêque, Victrice de Rouen139. Tous deux, en zone peu christianisée,
inaugurèrent un type d'épiscopat missionnaire, partant en guerre contre les
fêtes et les monuments du paganisme, en vrais soldats du Christ. On peut
tout juste soupçonner qu'ils se firent aider dans cette militia par d'anciens
compagnons de combat.
Dans la Gaule méridionale et centrale, démilitarisée, on ne pouvait faire
appel à des soldats pour les tâches subalternes de l'organisation ecclésiasti
que. Les lettres de Paulin de Noie montrent qu'on y employait des affranchis.
En 397, Paulin fit porter une lettre à un prêtre de Bordeaux Amandus,
par un de ses affranchis, Sanemarius 140. Paulin demandait à l'évêque de Bor
deaux de faire entrer cet homme dans les ordres et de l'affecter à la memona
de ses parents.
Un autre affranchi, Vigilance, a été le courrier de Sévère141, puis de Paul
in142, avant de devenir prêtre à Barcelone143. C'était une habitude de faire
porter le courrier par des esclaves. Quelle commodité de faire entrer dans
l'Eglise un de ses propres esclaves qu'on y affranchissait et qui continuait
son office!
Un autre courrier entre Bordeaux et Noie avait été acteur, Cardamas,
peut-être affranchi de Paulin144. Il a porté les lettres des années 399 et 400;
En 399, envoyé pour la première fois à Noie, déjà âgé, il était libre et clerc,
connu de Paulin qui admira ses efforts en carême. « Nous avons compris qu'il

139 Victrice, ancien soldat, voir Paulin, ep. 18, 7. Le de Laude Sanctorum de Victrice
est intéressant par son vocabulaire militaire. Sur Victrice : E. De Moreau, Saint Victrice
de Rouen, apôtre de la Belgica Ia, dans Rev. Belge de Philologie et d'Histoire, V, 1926,
p. 71-79. Trad, du de Laude Sanctorum, R. Herval, Des origines chrétiennes de la IIe Lyonn
aise gallo-romaine à la Normandie ducale, FVe-XIe siècles, Rouen-Paris, 1966, p. 108 sq.
140 Paulin, ep. 12.
141 Paulin, ep. 5, 11, loc. cit., p. 32.
142 Jérôme, ep. 58, 11.
143 Gennade, De vir. ill, 36.
144 Cardamas, porteur des lettres 14 et 15 en 399 et 19-20 en 401. On a supposé qu'il
était un ancien esclave de Paulin qui le nomme «confamulus». A. Baudrillart, op. cit.,
p. 107. P. Fabre ne le croit pas, Essai sur la chronologie, loc. cit., p. 59. J'incline à penser
que Paulin a donné des terres à l'Eglise de Bordeaux, et que Cardamas qui était
esclave fut alors affranchi par l'évêque. Il a sans doute été affranchi dans l'église : « ut
plenius homini liber esset, cum Christi libertus esse coepisset». Cela est possible depuis
Constantin, C. Th., 4, 7.
362 ALINE ROUSSELLE

s'est amendé près de votre sainteté. . . béni soit le seigneur. . . qui l'a fait
clerc, cela nous l'avons vu; sobre, il a fallu le croire»145. Paulin se préoccup
ait de son sort, agissant en patron auprès du patron réel, depuis la donation
de ses biens, l'évêque de Bordeaux : « la femme (de Cardamas) est impotente
et ne peut le servir. S'il en est vraiment ainsi, je demande qu'on lui donne
quelqu'esclave». L'année suivante Delphinus évêque de Bordeaux employait
à nouveau Cardamas promu exorciste, au courrier. Paulin demanda qu'on
respectât sa vieillesse en le laissant se reposer.

2 - U η «cursus» supérieur: la chasteté des


clarissimes.

Il devenait évident qu'un clerc supérieur ne pouvait être qu'un homme


totalement acquis à la vertu de chasteté. Les Églises ne pouvaient fermer les
yeux sur leurs écarts lorsque ces hommes allaient rejoindre une épouse que
l'élection forcée les avait contraints d'abandonner, ou que, dans un moment
de grande confiance ils avaient convaincue de garder la continence.
Il se trouve que la conviction de l'excellence de la chasteté était accom
pagnée de la conviction qu'il fallait se retirer du monde pour prier, chez la
plupart des hommes qui la pratiquèrent volontairement en ce temps. A
renoncer à la vie sexuelle, il fallait renoncer à tout, c'est-à-dire aux bienfaits
de la nature. C'est bien ainsi d'ailleurs qu'était née la vertu de continence,
dans son concept même. Mais si la chasteté et bientôt la virginité du corps et
de l'esprit étaient nécessaires à la célébration des offices divins, il fallait
trouver des hommes capables de chasteté tout en vivant dans le siècle.
C'était le meilleur moyen de ne pas ordonner des prêtres ou des évêques
qu'il faudrait un jour renvoyer.
Résumons : le mouvement monastique créa une obsession de la chasteté.
On se mit à exiger la virginité des serviteurs de l'autel. Il devint alors normal
de chercher parmi les moines les pasteurs de la communauté.
Les moines du désert égyptien étaient des paysans, mais leurs visiteurs
grecs et occidentaux étaient, comme le montrent les textes, des hommes de
bon milieu, et à la fin du IVe siècle, des clarissimes. Ce sont eux qui élaborè
rent la théologie de la vie monastique, et entraînèrent, en Occident, les hom
mes et les femmes de leur classe dans une recherche passionnée du néant,
condition de l'union à Dieu.
Au moment où l'Empire était une immense fourmilière, où les efforts de
tous étaient exigés par une administration toute puissante, quelques hom-

145 Paulin, ep. 15, 4, loc. cit., p. 113.


ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU TV' SIÈCLE 363

mes, parmi les privilégiés de l'oisiveté luxueuse, se retirèrent du combat


vital : ceux qui gardaient encore pouvoir sur leurs biens et avaient la possibil
ité légale de s'en défaire.
En Gaule, quatre centres monastiques masculins sont nés au cours du
IVe siècle et au début du Ve siècle : Marmoutiers, autour de Saint Martin146;
le petit ascétère de Sulpice Sévère à Primuliacum147, expérience sans lende
main; la communauté lérinienne qui suivit Honorât revenu d'Orient148 et
enfin le monastère de Jean Cassien à Saint- Victor de Marseille149.
Martin, soldat libéré du service par un congé définitif fut élu évêque de
Tours vers 371 15° après un temps de vie érémitique près de Poitiers151. Une
fois élu il continua de vivre à l'écart, en ascète, et fut rejoint dans sa retraite
par des disciples, au nombre d'environ quatre-vingts : « personne n'y possé
daitrien en propre, tout était en commun. Défense de rien acheter ou de
rien vendre, comme le font bien des moines. On n'y exerçait aucun art,
excepté celui du copiste; encore ce travail était-il réservé aux plus jeunes, les
anciens vaquant à la prière ».
«La plupart étaient vêtus de poil de chameau; là c'était un crime de por
ter des vêtements délicats. Ces austérités sont d'autant plus admirables que
beaucoup des moines étaient, disait-on, des nobles : élevés tout autrement,
ils s'étaient astreints à cette vie d'humilité et de privations. Plusieurs d'entre
eux, dans la suite, nous les avons vus évêques. En effet, quelle cité, quelle

146 Sur le mouvement monastique en Gaule on doit encore consulter J.M. Besse,
Les Moines de l'ancienne France (période gallo-romaine et mérovingienne), dans Archives
de la France Monastique, Paris, 1906; on gagne toujours à relire Tillemont (Le Nain de),
Mémoire pour servir à l'Histoire ecclésiastique des six premiers siècles, Paris, 1711, XIV,
XV, XVI. Sur saint Martin l'ouvrage de Ch. E. Babut, Saint Martin de Tours, Paris, 1912,
reste stimulant, ainsi que l'article, plus récent de Ch. Courtois, L'évolution du Mona-
chisme en Gaule de saint Martin à saint Colomban, dans Settimana di studio del centro it
aliano di studi sull'alto medioevo, IV, 1957, p. 47-72. Les quelques pages d'A. Piganiol,
L'Empire chrétien, loc. cit., p. 414-420, pourraient être la meilleure introduction à une
étude qui voudrait tenter d'expliquer l'extension du mouvement monastique et sa
signification sociale.
147 Sur Primuliacum, J. Fontaine, Vie de Saint Martin, loc. cit., I, p. 17-58.
148 Sur Lérins, Alliez, Histoire du monastère de Lérins, Paris, 1862, I, consulter de
préférence le chapitre consacré par N.K. Chadwick, Poetry and Letters in early Christian
Gaul, Londres, 1955.
149 Voir O. Chadwick, John Cassian, A Study in primitive monasticism, Cambridge,
1950. Bibliographie dans J.C. Guy, éd. et trad, de Jean Cassien, Institutions Cénobitiques,
Sources Chrétiennes, îi° 109, Paris, 1965, p. 16-19.
150 Sur la date de l'élection de Martin, E. Griffe, La Gaule chrétienne à l'époque
romaine, I, Des origines chrétiennes à la fin du IVe siècle, Paris, 1964, p. 281.
151 Sulpice Sévère, Vita Martini, 7, 1.
364 ALINE ROUSSELLE

église n'aurait pas désiré avoir un évêque sorti du monastère de saint Mart
in?»152.
Nous connaissons certains de ces disciples. Parmi eux d'abord Clair «de
haute noblesse, qui plus tard devint prêtre»153, et Brice, qui succéda à Mart
insur le siège de Tours154. De celui-ci voici ce que nous apprend Sulpice
Sévère : « Brictio, qui avant d'entrer dans le clergé n'avait jamais rien pos
sédé, qui même avait été nourri au monastère par la charité de Martin, Bric
tioélevait maintenant des chevaux, achetait des esclaves» . . . «dès ses pre
mières années, il avait été élevé au monastère par Martin lui-même»155. Un
troisième disciple est Gallus, le narrateur du deuxième Dialogue de Sulpice
Sévère. Il avait été avocat156, c'était un homme de bonne famille, dont l'oncle
Evanthius possédait des esclaves157. Entre l'élection de Martin vers 370 et sa
mort en 397, nous voyons autour de l'évêque-moine un groupe de nobles. Ils
n'ont pas abandonné leurs biens : ils les ont mis au service de l'Eglise, appa
remment sans même une donation. Les quatre-vingts moines ne peuvent
vivre de la vente des manuscrits copiés par les jeunes. Avec les biens de la
communauté Brice peut mener grande vie, acheter des chevaux, des esclaves
hommes et femmes. Ce Brice entré tout enfant au monastère, élevé dans la
chasteté en milieu masculin était tout désigné pour une carrière ecclésiasti
que : il y parvint.
Dans les années qui précèdent la mort de Martin, l'un des plus riches
propriétaires fonciers de l'Occident158 liquida ses biens pour suivre le pré-

152 Sulpice Sévère, Vita Martini, 10, 6 et 8 dans la traduction de P. Monceaux, Saint
Martin. Récits de Sulpice Sévère mis en Français, Paris, 1927, p. 90.
153 Sulpice Sévère, Vita Martini, 23, 1 : «nobilissimus».
154 Brictio est connu comme moine par Sulpice Sévère et comme évêque grâce à
deux lettres du pape Zosime en 417, P.L., XX, col. 656 et 662. Il avait été accusé
d'immoralité devant le concile de Turin (398), ce qui répond assez bien au portrait fait
de lui par Sulpice Sévère.
155 Sulpice Sévère, Dialogue II, 15, trad. P. Monceaux, loc. cit., p. 246.
156 Sulpice Sévère, Dialogue I, 27, éd. Halm; CSEL, 1, p. 180 : Scholasticus.
157 Sulpice Sévère, Dialogue II, 2.
iss Prudence, /. Contra Symmachum, v. 558, éd. et trad. M. Lavarenne, Collection des
Universités de France, III, Psychomachie contre Symmaque, p. 154. Avec un peu d'exagé
rationle poète met les Paulin à égalité de fortune avec les Bassi, la plus riche famille
d'Italie. Reportant à l'époque du IIe siècle la critique païenne d'un phénomène plus
tardif, Prudence écrivait : « vos frères ont grand soin de vous offrir, après avoir vendu
leurs biens, des milliers de sesterces. On vend à de honteuses enchères les domaines
des ancêtres. L'héritier fruste de la succession en gémit. On regarde comme le comble
de la piété de dépouiller ses chers enfants. . . L'utilité publique, les finances du prince
et celles de l'Etat réclament que cet argent soit consacré au paiement des soldes, et
aide ainsi notre empereur ». Peristephanon, Hymne II, v. 74-80 et 89-92, loc. cit., IV, p. 34-
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV' SIÈCLE 365

cepte évangélique : « va, vends tout tes biens et suis-moi ». C'était un acte
révolutionnaire. Il choqua ou enthousiasma. Encouragé par deux lettres de
Jérôme à qui il avait confié son projet, Paulin donna ce qu'il ne pouvait ven
dre159. Le produit de la vente fut envoyé à Bethléem et à Jérusalem pour
nourrir les moines et financer des constructions chrétiennes160. Vigilance, un
affranchi de Paulin ou de Sulpice Sévère161 apporta à Jérôme les sommes
retirées de cette liquidation162. Il en revint révolté contre des pratiques qui
appauvrissaient l'Occident au profit d'un Orient monastique improductif:
« si tous se cloîtrent et s'établissent dans la solitude, qui accomplira les célé
brations de l'Eglise? qui sanctifiera les hommes du siècle? qui exhortera les
pécheurs à la vertu?163.
Soucieux des églises, Vigilance s'opposait à la virginité comme à la dis
persion de biens dont les églises locales auraient pu faire meilleur usage.
Paulin était, quand il vendit ses biens (394-395) à plus de 40 ans, ancien
consulaire de Campanie. Il avait été baptisé à Bordeaux après avoir renoncé
à la carrière administrative. Au sommet de la hiérarchie sociale, il était libre
parmi les libres. Vir illustris il pouvait aliéner ses biens. Ces terres sénatorial
es n'entraînaient pour l'acheteur que des contributions fiscales supportab
les. Les terres des curiales entraînaient au contraire les charges qu'avait
supportées le vendeur. Données aux églises locales les terres de Paulin
n'apportaient aucune charge municipale. Le droit privé laissait cet homme
libre de tout vendre : son père était mort, ses biens lui appartenaient. Il avait
perdu un fils nouveau-né auquel il aurait pu laisser ses domaines avant de se
consacrer à Dieu. Son unique frère avait disparu de mort violente, nous igno
rons comment. Il était difficile à des parents plus éloignés d'exiger sa mise

35. Sur la biographie de Paulin de Noie : P. Fabre, Saint Paulin de Noie et l'amitié chré
tienne, dans BEFAR, Paris, 1949 et Essai sur la chronologie de l'œuvre de Saint Paulin de
Noie, Paris, 1948.
159 Jérôme, ep. LUI, 11, éd. et trad. J. Labourt, Collection des Universités de France,
III, 1953, p. 24.
160 Jérôme, Contra Vigilantium, XIII, P.L, t. XXIII, col. 349.
161 Ch. E. Babut proposait de le considérer comme un affranchi de Sulpice Sévère,
car celui-ci parle d'un affranchi ingrat, (Dial. I, 12), Ch. E. Babut, Trois lignes inédites de
Sulpice Sévère, dans Le Moyen- Age, n.s. X, 1906, p. 205-213. Peut-être affranchi de Paulin
qui le nomme (comme d'autres) «Vigilantius noster» ep. 5, 11, éd. Hartel, CSEL, XXIX,
p. 32.
162 Jérôme, Contra Vigilantium, 13, écrit en 404. P.L·, XXIII, col. 349 : «tu refuses
l'envoi à Jérusalem d'un soutien prélevé pour les saints sur le produit de la vente des
biens. . . Alors que si tu n'étais pas venu à Jérusalem répandre ton argent ou plutôt
celui de tes patrons, nous serions tous morts de faim».
163 Vigilance, ap. Jérôme, Contra Vigilantium, 15, loc. cit., col. 351.
366 ALINE ROUSSELLE

sous tutelle pour prodigalité 164 : illustre et sans parenté, Paulin pouvait ce
qui était exclu pour les autres. Il encouragea son ami Sévère à le suivre dans
cette voie. Celui-ci, veuf, en opposition complète avec son père, vivait des
biens de sa défunte épouse, avec l'accord d'une belle-mère mondaine mais
solidement acquise à la foi nouvelle. Sans doute obtint-il l'accord de celle-ci
pour vendre tous les biens de la dot, ne gardant qu'un petit domaine à Pri-
muliacum en Première Narbonnaise165.
A l'époque de la vente de ses biens, Paulin fut ordonné prêtre à Barce
lone(Noël 394), avec la promesse qu'on ne le retiendrait pas dans son projet
de vivre en Campanie. Il vivait déjà dans la continence, avec sa femme Thera-
sia, convertie comme lui à l'ascétisme.
Quelques années plus tard dans l'île de Lérins face à la côte provençale,
un monastère fut fondé par Honorât (vers 405-410). L'un des membres de sa
famille avait eu l'honneur du consulat166, mais Honorât se tourna très jeune
vers la vie ascétique et entraîna son frère Venance ainsi qu'un vieux solitaire
dans une expédition orientale, espérant connaître les sources de la vie
monastique. Au retour, il s'installa à Lérins à la demande de l'évêque de Fré-
jus. Il y fut peu après ordonné prêtre avec l'autorisation de ne pas demeurer
dans l'Eglise de Fréjus. Nous retrouvons le cursus ecclésiastique de Paulin :
le clarissime converti à l'ascétisme, ordonné prêtre et poursuivant sa vie soli
taire.
L'Eglise d'Arles en 426, après la mort violente de son évêque Patrocle,
choisit un ermite des îles Stoechades comme évêque. Cet Helladius disparut
en 427. La cité pria l'abbé de Lérins d'accepter sa succession.

164 Sur les biens et les conditions de leur aliénation, P. Bonfante, Corso di diritto
romano, II, La propietà, éd. Milan 1968. Cl. Dupont, Les Donations dans les constitutions
de Constantin, RIDA, IX, 1962, p. 291-324; et La vente et les conditions socio-économiques
dans l'Empire romain de 312 à 355 après J.-C, dans RIDA, XIX, 1972, p. 275-310. Sur la
curatelle du fou et du prodigue, Cl. Dupont, Les constitutions de Constantin et le droit
privé au début du IVe siècle, Les personnes, Lille, 1937, p. 201. La curatelle du fou et du
prodigue, qui protégeait la propriété et l'héritage depuis les débuts de la République
(A. Garinon, // «Furiosus» e il «Prodigus» nelle «XII Tabulae», Ann. Catania, III, 1949,
p. 194-203, réimpr. dans Le origini quiritarie, Naples, 1973, p. 244-253) fut confirmée
jusqu'au IVe siècle : Constantin, C. Th., 9, 43, 1 (321) dans une autre perspective. Protec
tion du prodigue lui-même, comme le suggère Cl. Dupont, plus probablement encore
protection du patrimoine, plus important pour le prince que la personne du prodigue
ou du dément.
165 Paulin, ep. 24, à Sévère (printemps 400), loc. cit., p. 202.
166 Hilaire, Sermo de Vita beati Honorati, P.L, t. L, col. 1251.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 367

Tableau II
LES ÉVÊQUES SÉNATEURS EN GAULE DE 314 À 418*

Amator, évêque d'Auxerre, né en 344 (n° 16).


Artémius, évêque de Clermont, légat de Maxime avant 388, probablement immun
iste, élu à Clermont dont il n'est pas originaire.
Germain, évêque d'Auxerre, élu en 418 (n° 178).
Hilaire, évêque de Poitiers (n° 192).
Maxentius, évêque de Poitiers, début du IVe siècle (n° 243).
Maximinus, évêque de Trêves, avant la 2e moitié du IVe siècle (n° 244).
Paulin, évêque de Trêves, à partir de 347 (n° 288).
Réticius, évêque d'Autun (Grégoire de Tours, De gloria confessorum, 74, nobilissi-
mis parentibus. . .).
Simplicius, évêque d'Autun vers la moitié du IVe siècle (n° 361).
Urbicus, évêque de Clermont (n° 399).
Venerandus, évêque de Clermont (n° 405).

* Les nos renvoient aux rubriques de K.F. Stroheker, Der senatorische Adel im spä
tantiken Gallien, Tübingen, 1948.

Tableau III
LES ÉVÊQUES LÉRINIENS AU V<= SIÈCLE*

426-427 (Helladius, ermite des Stœchades, évêque d'Arles).


426-478 Loup, évêque de Troyes, beau-frère d'Hilaire.
? Antiole évêque de ?
427-430 Honorât, évêque d'Arles (n° 196).
430-449 Hilaire, évêque d'Arles (n° 193); parent d'Honorat.
v. 432-449 Eucher, évêque de Lyon (n° 120).
433-461 Maxime évêque de Riez.
433 (Théodore ermite des Stœchades, évêque de Fréjus).
442 Veranus, évêque de Vence (n° 406) fils d'Eucher.
? Salonius, évêque de Genève (n° 341) fils d'Eucher.
461-484 (485) Fauste, évêque de Riez.
480 ou 493 Apollinaris, évêque de Valence (n° 23) frère d'Avitus, évêque de Vienne.
503-543 Césaire, évêque d'Arles (n° 80).

* Les nos renvoient à K.F. Stroheker, op. cit. Ce sont les évêques moines de famille
sénatoriale. Peut-être faut-il leur joindre Loup, beau-frère d'Hilaire. Vita Lupi, 1-3,
M.G.H., s.r.m., VII, ed. B. Krusch et W. Levison, p. 295-296. Il avait étudié la rhétorique,
comme Fauste de Riez.
368 ALINE ROUSSELLE

Honorât tenta de se dérober, puis accepta167. Il fut le premier des évê


ques sortis de Lérins. Au Ve siècle, ce monastère fournit aux Eglises de Gaule
au moins 10 évêques. Parmi ceux-ci 7 au moins étaient sénateurs168 et prove
naient parfois d'une même famille. Il s'établit donc un cursus particulier:
des hommes de haute noblesse, convertis à la vie ascétique et parfaitement
chastes, entrent, dépouillés de tous leurs biens, dans un monastère. Là, ils
sont parfois ordonnés prêtres sans affectation à une église. Puis, à la mort
d'un des évêques de la province, la plèbe et les clercs viennent au monastère
chercher leur futur évêque, un homme continent que ne retiennent ni
parents ni biens, un homme qui correspond aux normes canoniques et civi
les.
Autre cursus lérinien, semblable à celui de Paulin, celui d'Eucher qui
était son correspondant. Marié et père de deux jeunes garçons, Eucher aban
donna une carrière publique et fit un premier séjour à Lérins. Ensuite, sa
femme Galla le rejoignit avec leurs fils et ils vécurent tous à Léro, l'île voi
sine. Le père et les fils encore jeunes entrèrent plus tard dans la commun
autélérinienne. Tous trois devaient être évêques.

3 - U η autre «cursus» supérieur: la richesse des


clarissimes.

Tous les clarissimes chrétiens n'étaient pas des adeptes de la vie ascéti
que.Mais c'étaient les seuls hommes libres de l'Empire. On ne s'étonnera
pas de les voir élire évêques sans qu'ils aient jamais manifesté l'intention de
faire carrière dans l'Eglise, et même parfois malgré eux. Les premières élec
tions de non-candidats récalcitrants doivent être mises en relation avec la
pénurie de candidatures, ajoutée à la pénurie d'hommes libres de leur dest
in. Certes la foi suppléait la vocation. La certitude de la désignation par
Dieu, quand la foule acclamait un laïc même non baptisé 169, venait en aide à
celui qu'on privait de sa vie et de sa famille, parfois de sa carrière. Mais cer-

167 Hilaire, Sermo de Vita beati Honorati, 6, loc. cit., col. 1263.
168 Voir tableau III.
169 Sur les modalités juridiques des élections : F.L. Ganshof, Note sur l'élection des
évêques dans l'Empire romain au IVe et pendant la première moitié du Ve siècle, dans
RIDA, 4, 1960 = Mélanges de Wisscher, p. 487-469. En considérant essentiellement les
élections dans lesquelles le refus du candidat forcé est dû à son désir de rester moine,
refus qui prit l'allure d'un rite, on a pu comparer ces dérobades à celles des emper
eurs : Jean Béranger, Le Refus du Pouvoir, dans Museum Helveticum, V, 1948, p. 178-
196, réimpr. : Principatus, dans Mélanges J. Béranger, Genève, 1973, p. 165-190.
ASPECTS SOCIAUX DU RECRUTEMENT ECCLÉSIASTIQUE AU IV« SIÈCLE 369

tains ne pouvaient s'en consoler. Ils allaient même jusqu'à s'accuser de cr


imes imaginaires. En 374 le concile de Valence eut à connaître d'un cas sem
blable dans l'Eglise de Fréjus. Le concile décida que « pour garder l'épiscópat
libre de tout soupçon, fondé ou non, l'évêque qui s'accuserait de crimes
serait démis de son grade ».
L'élection d'un sénateur présentait d'autres avantages. On pouvait espé
rerqu'il doterait son église par dons ou par legs.
Les domaines sénatoriaux n'étaient pas grevés des lourdes charges qui
pesaient sur les terres curiales. Les plus puissants des sénateurs parvenaient
à éviter tout contrôle sur la levée de l'impôt foncier dont ils étaient redevab
les. Les terres sénatoriales entrées dans le patrimoine ecclésiastique apport
aient donc un profit qu'aucune autre terre n'était encore en mesure
d'apporter. Les biens des églises170 après une longue période d'immunité,
furent soumis à l'impôt foncier par Honorais171. C'était peu de chose à côté
des charges des terres curiales. Le sénateur-évêque pouvait difficilement gar
der ses biens à l'abri de la contribution. Et finalement, comme celui du patr
imoine ecclésiastique, le revenu de son propre patrimoine rentrait dans le
circuit économique. Localement, tous les dépendants, au moins urbains, en
profitaient. Ceux qui ne détenaient dans la cité aucune part de pouvoir se
trouvaient alors pressurés par les potentats locaux qui tentaient de sauver
du fisc un profit personnel. L'Etat devait même empêcher ces derniers de
réduire à la famine les producteurs sur lesquels reposait la sécurité de
l'Empire172. Les richesses des églises, le produit vivrier de leurs terres, en
soulageant ces misères, permettaient aux magistrats municipaux de mainten
ir leur profit. A la fin du IVe siècle et au cours du Ve siècle en Gaule des évê-
ques sauvèrent leur cité de la famine en les nourrissant du produit de leurs
terres personnelles173. Des évêques bâtirent à leurs frais des églises ou des
baptistères 174 : les nouveaux centres monumentaux de la vie urbaine. On

170 Sur la propriété ecclésiastique, J. Gaudemet, L'Eglise dans l'Empire romain,


Paris, 1958, p. 288-315 et Institutions de l'Antiquité, Paris, 1967, p. 699.
171 C. Th., 16, 2, 40 (412); sévérité accrue en 423, C. Th., 15, 3, 6 en 441, Nov. Valenti-
nien, 10, et en 445, Cl, 1, 2, 11 (445).
172 A. Piganiol, L'Empire Chrétien, loc. cit., p. 398 : les défenseurs de la plèbe
devaient « protéger les pauvres contre les impôts injustes ».
173 Patiens de Lyon en 471, Sidoine Apollinaire, Epist. VI, 12. Aumônes de Reticius
d'Autun, Greg. Tur., de Glor. Conf., 74, et de Simplicius d'Autun (n° 361), ibid, 73, 75, 76.
174 Avitus, évêque de Vienne (n° 60 de Stroheker); Namatius, évêque de Clermont
(n° 255); Amator à Auxerre (n° 16). Le Ve siècle est une époque de constructions rel
igieuses : J. Hubert, Ce que nous pouvons savoir de l'architecture religieuse en Gaule au Ve
siècle, dans Saint Germain d' Auxerre et son temps, Auxerre, 1950.

MEFRA 1977, 1. 24
370 ALINE ROUSSELLE

peut ramener cela à un simple évergétisme. Il faut peut être aller plus loin et
considérer la fonction episcopale comme un munus de type particulier, qui
fait rentrer dans le sort commun de riches sénateurs qui, seuls, lui échap
paient encore175.

Centre Universitaire de Perpignan Aline Rousselle

175 On voit alors s'établir dans la fonction episcopale l'hérédité professionnelle à


laquelle échappaient les clarissimes. Laissons à part le cas des conversions familiales,
comme nous l'avons vu à Lérins. A Bourges les Palladii et une famille alliée se succè
dent, L. Duchesne, Fastes épiscopaux, loc. cit., IL p. 26; à Vienne, Avitus succède à son
père Isychius en 494 (ibid., I, p. 206), tandis que son frère, lérinien était élu à Valence. A
Narbonne l'évêque Rusticus est fils de l'évêque Bonosus, neveu de l'évêque Arator
(M. Chalon, A propos des inscriptions dédicatoires de l'évêque Rusticus, Congrès de la
Fédération Historique du Languedoc Méditerranéen et du Roussillon, Montpellier, 1973).

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