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DECOUVERTE PHILOSOPHIQUE DE L’ÂME

MIRACLE GREC

Léon Robin, dans son livre La pensée grecque i , a particulièrement manifesté la nature du
“miracle grec” en philosophie. Ce fut, depuis les premières réflexions morales d’Homère et
d’Hésiode jusqu’à la régression post-aristotélicienne et la renaissance plotinnienne, la lente
transformation d’une pensée mythologique en réflexion rationnelle. L’interrogation naturelle
et positive remplace progressivement l’intuition religieuse. Ce progrès a son martyr : Socrate
demeure à jamais le philosophe condamné pour impiété par le pouvoir politico-religieux. Le
drame s’est noué lorsqu’une intelligence a voulu passer au crible du raisonnement les
croyances les plus élevées de l’humanité.
La succession des différentes conceptions de l’âme est tout à fait représentative de cette
évolution. Aristote en est le témoin privilégié dans son Traité de l’Âme, où il fait pour nous
une large recension de toutes les doctrines qui ont précédé sa propre pensée. Ce n’est pas là le
moindre intérêt de ce traité, petit par la taille mais inépuisable par la profondeur de la pensée
et la hauteur des perspectives.
Il peut être alors paradoxal de penser que cet ouvrage fut apparemment - avec Avicenne,
Averroès, Thomas d’Aquin et d’autres - le fondement d’un mouvement exactement inverse de
la pensée allant du naturel au surnaturel. Tel est l’objet de notre présente réflexion : “en quoi
une conception rationnelle de l’âme, telle qu’elle est développée dans le Traité de l’âme
d’Aristote, peut servir, malgré elle, de fondement à une approche théologique”
Pour ce faire, nous observerons d’abord les diverses voies d’accès à la découverte de
l’âme. Puis nous verrons comment Aristote en fait la synthèse rationnelle dans le concept de
vie. Enfin, nous nous appuierons sur les spécificités de la vie spirituelle et de l’âme humaine
pour essayer d’envisager le problème de l’immortalité de l’âme.
* *
*
1° LES QUATRE VOIES VERS L’ÂME

Quatre chemins conduisent l’homme à la rencontre de son âme :


• Le désir persistant d’éternité
• La conscience de penser
• Le sentiment d’autonomie dans ses mouvements
• La certitude intime de l’unité personnelle

a) Désir d’éternité

Le désir d’éternité est le plus antique et le plus universel motif d’affirmer l’existence
d’une âme, aussi ancien et répandu que le sentiment religieux dont il est une des premières
manifestations. Toutes les civilisations, qu’elles soient occidentales, orientales, africaines ou
océaniennes, ont formalisé des rites sociaux et domestiques pour rendre un culte aux morts,
certaines qu’elles sont de la continuité mystérieuse de la vie au delà de sa fin biologique. Au
point que les traces de pratiques funéraires sont pour les archéologues le signe évident de la
présence de sociétés humaines.
L’espérance d’éternité est le propre de l’homme, les marques de respect rendues aux
ancêtres et aux défunts en sont l’expression liturgique. Tandis que le corps est redonné à la
nature, le plus souvent dans l’attente d’une destinée future, l’âme rejoint le monde mystérieux
que sa vie terrestre lui a valu. Les offrandes déposées dans les tombeaux pour permettre la
subsistance, les armes, ou les bijoux ayant appartenu au mort, la disposition du cadavre en
position fœtale en vue d’une renaissance, ou encore, dans les pyramides, l’infrastructure d’un
voyage solaire, témoignent de la croyance en la destinée éternelle de celui qui a quitté les
siens.
Parce qu’immortelle, l’âme est quelque chose de divin, une étincelle de la divinité. Cette
seconde certitude n’appartient pas moins que la première au fonds mystico-philosophique
quasi universel de l’humanité. Les Grecs et Aristote honorent Homère comme leur père
spirituel, celui qui les a engendré à la vertu de religion et à l’intuition d’une vie divine. Ils
reconnaissent à sa suite le THUMOS périssable des vivants et la PSUCHE éternelle des
morts. Le même Aristote affirme être débiteur d’Anaxagore lorsqu’il voit dans l’intelligence
une faculté divine potentiellement ouverte à tout être. Le présocratique avait - à raison selon
lui - identifié l’âme à Dieu comme puissance infinie.
L’homme ne peut en effet se satisfaire de la précarité qu’il expérimente concrètement, et
refuse d’y voir la frontière définitive de son être. Le rejet de la finitude est sans conteste le
berceau du concept d’âme comme éclat de la substance divine éternelle et parfaite. Notons
que cette vision conduit à réserver l’attribution de l’âme à la seule nature humaine, à
l’exclusion de tout autre être vivant. Même dans l’hypothèse de la métempsycose, l’animal
n’est le plus souvent “animé” que parce qu’il est le réceptacle d’une âme qui fut d’abord
humaine, ou qui est appelée à le devenir avant de rejoindre son lieu originel.
L’esprit positiviste ne peut que classer ces conceptions parmi les croyances irrationnelles
d’une réflexion pré-scientifique. Naguère, de telles affirmations étaient combattues avec
hargne et mépris, au nom de la Philosophie des Lumières. Notre époque est en progrès sur ce
passé récent. Elle tend à reconnaître deux univers intellectuels légitimes quoique sans
dialogue possible : celui de la science, qui balaie tout le domaine du rationnel et celui de la
croyance à qui appartient le champ de l’irrationnel et du sentiment. Chacun ne peut
légitimement ni confirmer ni infirmer l’autre. Un ouvrage comme Dieu face à la science ii de
Monsieur le Ministre Claude Allègre est particulièrement emblématique de cet état d’esprit.
Pour l’instant, la conviction de l’existence d’une âme telle que nous l’avons définie relève
encore du second domaine. Le progrès tient au fait que la science se refuse aujourd’hui à
combattre la croyance.

b) Conscience de penser

Presque aussi ancienne que la précédente, la découverte de l’âme à partir de l’expérience


de la pensée caractérise cependant plus précisément le monde occidental et la démarche
rationnelle. Aristote en fait le plus grand cas dans son Traité de l’âme ( la moitié de
l’ouvrage).
Nous retiendrons comme lui un sens tout à fait général au terme “penser”. Celui avec
lequel les présocratiques confondaient perception sensible et conception intellectuelle en un
même connaître. iii Nous pouvons définir cette opération comme l’acte d’acquérir les
caractéristiques d’autrui sous le rapport où elles restent celles d’autrui. Connaître s’oppose ici
à s’approprier ou à assimiler, opérations qui se traduisent, pour l’objet, par un changement
d’identité ou de propriétaire. Au contraire, en pensant, c’est l’âme qui devient l’objet. A la
suite d’Empédocle, mais dans un sens différent, Aristote définit l’âme capable de connaître,
comme étant « d’une certaine façon l’ensemble des réalités ». iv
A la connaissance s’associe la conscience. Elle a un double aspect selon que c’est la
sensation ou l’intelligence qui s’exerce. Toute perception s’accompagne de la sensation de
sentir. Là se joue une des différences majeures entre l’œil et l’appareil photo. C’est parce qu’il
est conscient de percevoir, que l’animal “connaît”. Il se sait connaître. Le même organe de la
vue qui perçoit la couleur, perçoit, simultanément et dans un même acte, qu’il reçoit une
sensation.
Pareillement, l’intellect prend connaissance de lui-même en exerçant son opération de
conceptualisation de la réalité extérieure. Pure potentialité envers tout ce qui est, l’intelligence
n’a aucune détermination propre en dehors de celle que lui donne l’essence de l’objet connu.
C’est ainsi qu’elle est disponible pour tout connaissable. Elle ne peut donc se connaître elle-
même a priori dans l’absolu, mais seulement rétrospectivement dans l’acte de connaître
autrui. Chez l’homme, du fait de son intellectualité, la conscience de sentir est elle-même
double : comme l’animal, il sent qu’il sent, mais dans un même mouvement, il sait en outre
conceptuellement qu’il perçoit et qu’il en a conscience.
En ce sens, l’âme s’attribue à tout être doué de sensation et / ou d’intelligence. Aura une
âme, l’ “animal”, par opposition aux êtres insensibles que sont les végétaux et les minéraux.
Cette perception de l’âme reçoit une jeunesse nouvelle et encore florissante avec le
“cogito” de Descartes. L’âme est « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que
de penser », v par opposition au corps, “substance étendue”. La perspective est cependant
quelque peu différente. La pensée est réduite à l’acte de l’intelligence, et à nouveau, seul
l’homme possède une âme. Le philosophe français tombe dans le travers que déjà Aristote
reprochait à Platon : « c’est qu’aujourd’hui, ceux qui parlent de l’âme ont l’air de faire porter
leur examen sur la seule âme humaine ». vi En faisant de l’âme une substance, Descartes pose
les bases du dualisme moderne. De même, en faisant de la connaissance de la pensée la
première certitude sur laquelle se fonde toute la philosophie, il établit le subjectivisme radical.
Tout penseur postérieur, jusqu’au phénoménologue et à l’existentialiste, lui en est débiteur.

c) Autonomie de mouvement

Vous et moi sommes certains qu’un nombre conséquent de nos gestes et déplacements
n’ont d’autre cause que notre volonté. Ils sont le résultat orchestré de nos désirs et de nos
propos. Nous avons en nous notre propre principe d’animation consciente, qui ne se réduit pas
à un simple équilibre dynamique de forces mécaniques au sein notre corps.
Par analogie - certains diraient par anthropomorphisme - on étend volontiers cette
propriété à tout ce qui parait avoir un mouvement dont le moteur est intime au mobile, et non
provoqué de l’extérieur. Il est arrivé à l’homme d’attribuer une âme à tout ce qui bouge de lui-
même : l’animal et le végétal, certes, mais aussi les astres et l’univers, et même à ce qui existe
en général. L’animisme est un réflexe courant de l’esprit, qui aboutit aisément à une
conception matérialiste de l’âme. Démocrite la voyait comme une particule sphérique en
perpétuelle agitation.
Notre monde actuel est partagé devant cette constatation. L’animisme est rejeté au rang
des sentiments religieux archaïques et frustres. Mais la manière dont l’homme déclenche une
succession de mouvements coordonnés pour poursuivre ce qu’il se propose mentalement
d’obtenir, ce passage du psychique au physique, cet empire du spirituel sur le mécanique,
reste un mystère inexpliqué aux yeux de la psychologie expérimentale comme de la
physiologie ou de l’anatomie.

d) Unité personnelle

La voie de recherche de l’âme à partir de l’expérience de l’unité personnelle présente un


aspect très actuel, avec parfois des connotations orientales fort à la mode. Elle consiste à
expérimenter en soi son unité dynamique foncière, à la source de tous les mouvements et de
toutes les opérations dont nous sommes le sujet, conscient ou non, volontaire ou passif. Tout
ce qui se passe en moi m’advient dans ma totalité. Ce sont mes poumons et moi qui respirons,
mon cœur et moi qui battons, mon pied et moi qui marchons, etc.
Il s’agit d’une expérience subjective par excellence, découvrant la personne ou le “moi”
comme principe premier de tout événement personnel, en amont du corps, des membres, du
cerveau. Une telle unité ne saurait s’attribuer à la coordination harmonieuse d’organes
complémentaires providentiellement mis en présence par un heureux hasard. L’harmonie est
le résultat de l’animation, non sa cause, et elle se désagrège avec la disparition de l’âme.
Attribuer cette voie à Aristote est délicat. Commentant un mot du Philosophe, Thomas
d’Aquin écrit : « tout un chacun peut expérimenter qu’il a une âme et que celle-ci le fait
vivre ». vii Il veut expliquer pourquoi Aristote affirme que la science de l’âme est
« certaine ». viii Mais ni le mot du second, qui peut se prêter à diverses interprétations, ni la
phrase du premier, qui n’est pas non plus explicite pour notre propos, ne confirment avec
évidence l’interprétation que nous en donnons.
Il reste cependant que la plus grande certitude sur l’existence d’une réalité vient de
l’expérience sensible. Or l’expérience de l’âme ne peut qu’être interne (nous savons que
Charcot ne l’a jamais trouvée au bout de son scalpel !). Or nous avons l’expérience interne
très certaine que nous vivons. C’est même en raison de cette conviction intime que nous
attribuons la vie à d’autres êtres qui nous ressemblent de près ou de loin. Nous savons qu’en
amont de nos pensées, de nos passions et de nos mouvements, nous vivons et que cette vie est
le dynamisme universel à la racine de toute activité. Parce que cette vie est une, nous lui
reconnaissons une source unique et nous l’appelons âme.
Sans doute est-ce cette expérience de l’unité vivante de l’homme que les adeptes de la
recherche de soi essaient de cerner et d’amplifier en s’efforçant d’évacuer l’agitation, les
désirs, les passions et même les actes de l’intelligence et de la volonté. Peut-être cherchent-ils
un état de sensation pur de l’âme, avant toute opération, en faisant le vide de tout ce par quoi
se concrétise la vie. Cette démarche est très en phase avec l’esprit de l’Hindouisme et d’un
certain Bouddhisme.
Un tel courant de pensée attribue l’âme à tout ce qui a vie, homme, animal ou végétal, et
cela explique certainement le très grand respect des religions orientales pour tout être vivant.
On pourrait qualifier cette voie de “post-moderne”, tant sa pratique est fréquente parmi
les savants déçus du positivisme. Elle se classerait volontiers elle-même parmi les disciplines
irrationnelles, mais pour la raison qu’elle voit dans le rationnel pur, une limite et une
imperfection. Elle se veut en fait “supra-rationnelle” et ses velléités mystiques sont
indéniables même en l’absence de révélation surnaturelle.

2° LA VIE, POINT CRUCIAL

Aristote voit dans le principe de la vie la synthèse naturelle qui opère la jonction entre ces
quatre voies, et qui les maintient à un niveau purement philosophique.

a) Qu’est-ce que le vivant ?

« L’animé se distingue de l’inanimé par le fait qu’il est en vie ». ix Ce principe posé,
savoir ce qu’est la vie demeure très obscur. On ne parvient guère à la saisir mieux que selon le
concept de “dynamisme interne à l’origine des opérations différenciées de l’être vivant”, par
opposition à l’extériorité des causes de mouvements subits ou imposés, qui sont généralement
uniformes. C’est du moins ce que nous en expérimentons par nous-même, et cette obscurité
n’empêche en rien la très grande certitude x que nous sommes vivant. « L’ être pour le vivant,
c’est la vie », xi et Aristote aurait pu écrire : “vivo ergo sum”. En savoir plus de l’intérieur
demande de connaître ce qu’est l’âme dans ses causes propres et relève d’une intelligence qui
transcende l’ordre de la vie naturelle.
Ce dynamisme a une cause : l’âme, et des effets : les opérations vitales. C’est par ces
deux extrémités qu’Aristote analyse la question. L’âme est d’abord ce qui permet à l’animé de
différer du non-vivant, parce qu’elle est la raison pour laquelle le vivant vit.
Qu’il y ait distinction entre vivant et non-vivant, deux constatations suffiront à le
démontrer : 1- il y a une différence de nature et non pas seulement de degré entre le corps
complexe, différencié et organisé du vivant et la structure homogène et uniforme du minéral ;
2- la toute première caractéristique évidente de la vie est la capacité à se reproduire presque à
l’identique.
Que ce soit par l’âme que le vivant vit, c’est pour le manifester qu’Aristote établit sa
célèbre définition : « l’âme est l’acte premier d’un corps physique organisé ». xii L’être vivant
est en effet une substance individuelle naturelle, résultant de l’union intrinsèque d’une matière
et d’une forme. La matière est organisée par la forme plutôt que l’inverse, car celle-là se tient
du côté de la potentialité et celle-ci du côté de l’actualisation. Nous appellerons âme le
principe de structuration de ce corps organisé. C’est donc grâce à l’âme que le corps est
potentiellement vivant et capable d’opérer, au moyen des organes nombreux et différenciés
dont il jouit. L’âme est donc forme en un sens suréminent. Non seulement elle confère au
vivant les mêmes propriétés que l’inerte, à savoir la permanence dans l’être, et les propriétés
inhérentes à tout corps physique (volume, poids, couleur, consistance, ...), mais elle lui offre
la capacité d’opérations sui-generis qui le caractérise comme vivant. Aller plus loin dans
l’analyse de l’âme demande donc maintenant de passer à l’autre extrême : l’étude de ces
opérations vitales dont l’âme est la cause.

b) Les opérations de la vie biologique

Redisons le, pouvoir se reproduire est la première manifestation claire de la vie. Nous
pourrions appeler biologiques les opérations fondamentales qu’Aristote met en relief, à savoir
l’alimentation, la croissance et la reproduction. Biologiques, parce que ces fonctions sont
communes à tout être vivant, et sont au fondement même de la vie. C’est (encore aujourd’hui)
parce qu’on observe qu’un être se nourrit, se développe et se reproduit avant de mourir qu’on
le déclare vivant. Aristote parle à ce propos d’âme et de vie végétatives. Celles-ci connaissent
leur perfection dans la fertilité, qui caractérise l’adulte parvenu à maturité. L’âme se définit
alors : l’acte « qui peut engendrer un autre être semblable selon l’espèce ». xiii
Déjà par la nutrition, l’âme pose la subjectivité avant même toute émergence de la
conscience. Le végétal assimile le monde extérieur, il dissout ce qui est autre, pour le “trans-
former” en lui-même. Telle est l’opération universelle et première de la vie : prendre
possession du monde pour le faire soi. En cela, le vivant, même inconscient, est sujet.
L’alimentation concrétise aussi l’effort du vivant pour prolonger la vie. Elle permet
l’entretien, la restauration, la croissance et la fortification de l’organisme, afin de demeurer et
de progresser dans le temps. Mais c’est surtout avec la reproduction que le vivant recherche
l’éternité. Ne pouvant perdurer individuellement, l’âme biologique tend à se maintenir
spécifiquement par la génération. L’espèce est perpétuelle, comme l’est l’univers, car selon
une remarque constante chez Aristote, tout être physique cherche à rejoindre selon ses
possibilités son principe divin. « Un végétal génère un végétal de manière à participer à
l’éternel et au divin autant que possible ». xiv Malgré le poète, la rose veut vivre l’espace
d’une éternité. C’est ainsi que déjà, la seule vie biologique répond à deux des voies que nous
avons proposées : subjectivité et désir d’éternité.
c) la vie animale et humaine

Transcendant la vie biologique, l’animalité est caractérisée par la sensibilité. L ’animal


(et l’homme, qui est de ce fait une sorte d’animal) se reconnaît à une opération tout à fait
originale, qu’on pourrait nommer “observation - réaction”. Il est capable d’être affecté par son
environnement de façon qu’il en prenne connaissance avant - et afin - d’adopter une réponse
circonstanciée.
Il a la faculté de recevoir en lui un certain nombre de déterminations qui caractérisent les
corps extérieurs, telles que la coloration provoquée par le rayonnement de photons, la sonorité
due à l’ondulation mécanique de l’atmosphère, etc. Connaître consiste à devenir soi-même
consciemment les caractéristiques de l’autre, en reconnaissant qu’elles sont “de l’autre”. C’est
devenir l’autre “intentionnellement”, et non pas matériellement. « Le sens constitue ce qui est
propre à recevoir les formes sensibles sans la matière ». xv La faculté de sensation est
physiquement organisée pour cette opération, et Aristote développe cette analyse dans une
partie conséquente et très originale du Traité de l’âme. xvi Ainsi l’âme animale est apte à être
d’une certaine façon - c’est à dire intentionnellement - l’ensemble des réalités sensibles. Avec
elle s’ouvre la deuxième voie vers l’âme, celle de la connaissance et de la conscience.
La connaissance sensible est souvent source d’actions, de poursuite, de repos, de défense ou
de fuite, selon les infinies variétés du désir et de l’instinct animal. Cette capacité de
mouvement programmé chez beaucoup d’entre eux signale la présence d’une faculté de
synthèse des sensations permettant une certaine appréciation subjective du bénéfique et du
nuisible, ainsi qu’une anticipation du futur immédiat. Ce jugement s’accompagne d’un
déclenchement de la motivation et de la motricité animale, afin d’atteindre le résultat
considéré comme désirable. L’activité conséquente de l’animal vers son but est la
manifestation de l’âme source unique de mouvements concertés.

d) Conclusion provisoire

Ainsi, en se tenant à la considération de l’animalité et de la biologie, c’est à dire à des


faits strictement naturels, sans aucun élément de religiosité ni de mythologie, nous avons
établi philosophiquement la légitimité des quatre voies conduisant à la découverte de l’âme.
Mais loin de nous ouvrir sur le surnaturel, cette perspective nous enferme au contraire
dans une vision quasi positiviste de l’âme, même lorsqu’il s’agit du divin. En cela, Aristote
contribue grandement au “miracle” évoqué en introduction ; il est particulièrement
représentatif de l’esprit grec.

3° L’ÂME SPIRITUELLE

L’étape que nous venons de franchir était utile pour comprendre comment on peut
découvrir l’âme spirituelle avec le même état d’esprit positif.

a) L’objet de la connaissance intellectuelle

Pour comprendre la connaissance intellectuelle, et découvrir ainsi la spécificité de l’âme


humaine, il est essentiel de respecter l’ordre de procéder qu’Aristote définit dans son Traité :
remonter de l’objet à l’opération, de l’opération à la faculté et de la faculté à l’essence. On
doit en effet se fonder sur le plus obvie pour essayer d’approcher la nature de ce qui est plus
caché. xvii
L’objet de l’intelligence tel que le voit Aristote est, pour une bonne part, déjà celui de
Platon : l’universel. Nous expérimentons en effet que nous pensons par “concept”. Celui-ci
donne des choses une connaissance selon des caractéristiques propres. Ainsi, le mot “table”
désigne une certaine notion, applicable à toutes les tables existantes. Celle-ci correspond à une
définition du meuble que l’on pourrait énoncer ainsi : “surface plane apte à supporter des
objets”.
A la différence du concept, l’image, le plan, le schéma ou la description d’une table est
nécessairement particulier. Il attribue à l’objet une taille déterminée, une matière définie, un
nombre de pieds précis, une forme extérieure originale. Il s’agit en bref d’une table concrète,
différente des autres, et jamais de “la” table en général. Alors que le concept réfère à tout
objet qui répond à la définition, quels que soient le nombre (ou l’absence) de pieds, les
matériaux choisis, la forme et le style retenus, etc. Comme dit Platon, le cheval sensible est
particulier et changeant, alors que l’idée de cheval est universelle et éternelle, et vaut pour
tous les chevaux. Telle est la différence essentielle entre l’objet des sens et celui de
l’intelligence. Le sens porte sur des qualités externes de la réalité concrète, l’intelligence
conçoit l’essence de ce qui existe, abstraction faite de toute matérialisation individuelle.
Autrement dit, le concept est la similitude de la forme de l’objet extérieur, sans les
particularités données par la matière. L’objet de la connaissance intellectuelle est immatériel.
Le problème cependant réside dans le fait qu’aucune essence ne vient spontanément
d’elle-même à l’esprit humain. Nous ne conceptualisons rien qui ne nous soit d’abord donné
par les sens. Nous n’avons, hélas, ni sixième sens, ni troisièmeœil qui permette d’avoir en
direct l’intuition de l’essence des choses. Or les sens ne nous donnent qu’une connaissance
d’objets concrets, matériels et particuliers. Comment peuvent-ils servir (malgré eux) à une
conception universelle des choses ? On connaît la réponse du Maître de l’Académie : par la
dialectique et la réminiscence, l’intelligence s’élève du monde des réalités sensibles terrestres,
à celui, séparé, des idées intelligibles.
Là, le disciple ne veut plus suivre. Pour Aristote, l’universel demeure à l’intérieur même
de l’individuel et ne doit pas être cherché dans un univers idéal autre que celui que nous
habitons. De ce principe découle toute la théorie aristotélicienne de la connaissance. Nos
seules fenêtres sur le monde sont nos cinq sens externes, en lesquels toute connaissance
trouve son origine. Même nos plus hautes spéculations métaphysiques reposent en dernier
ressort sur un matériaux somme toute très pauvre : quelques caractéristiques externes de la
réalité, telles que la couleur, la sonorité, la consistance physique, ..., perçues en direct par les
sens animaux. L’intellection a aussi la même provenance. En fait, l’objet propre de
l’intelligence, c’est la réalité en tant que “perçue”, c’est à dire conceptualisée à partir de la
représentation des choses dans l’imagination, et non directement reçue par une intuition
immédiate de l’être réel. De cette logique proviennent les théories si controversées de
‘‘l’abstraction” et de “l’intellect agent”.
Pour parvenir à ce résultat, il faut, en effet, supposer en l’âme humaine un pouvoir
d’extraire dans la représentation sensible, l’essence immatérielle implicitement contenue, en
faisant abstraction de tout ce qui, dans l’image interne, appartient au conditionnement
matériel de l’objet perçu ou remémoré. Aristote compare cet acte à la lumière xviii qui, en
inondant l’atmosphère, dissipe l’obscurité et rend soudain visible la couleur. On nomme
traditionnellement “intellect agent” la faculté douée de ce pouvoir. Son rôle est comme
d’éclairer spirituellement la représentation sensible pour en faire jaillir l’intellectualité sous-
jacente et la présenter à l’intelligence pour qu’elle en formule le concept. On appellera
“abstraction” cette opération d’illumination intellectuelle. C’est ainsi que l’objet de
l’intelligence est définitivement constitué.
b) L’intelligence

Tout ce qui peut être perçu peut donc être connu, et nous pouvons conceptualiser
l’essence de toute réalité, pourvu que cette dernière nous soit sensiblement accessible, au
moins indirectement, comme par ses effets concrets. De cela, nous sommes aussi certains que
de la constatation que nous pensons par concepts. La conséquence est immédiate quant à
l’idée que l’on peut se faire de la nature de l’intelligence. C’est une faculté capable de
recevoir immatériellement - intentionnellement, en un sens plus radical que pour la sensation -
la forme de tout ce qui existe.
la connaissance intellectuelle est la réception dans l’intelligence, de façon intentionnelle
et non matérielle, d’une forme, abstraite de la représentation sensible par l’opération de
l’intellect agent. Pour accueillir un tel objet, sans le modifier ni l’altérer, l’intelligence doit
être elle-même nécessairement immatérielle.
La constitution physiologique de l’organe sensible conditionne en effet la sensation.
Ainsi, l’œil humain est réceptif à une certaine gamme de rayonnement, et une échelle précise
de longueurs d’ondes supporte les couleurs perçues par la vue. Au delà ou en deçà, l’œil ne
voit plus rien. De même une excitation trop intense de l’organe peut le blesser ou même le
détruire, on nous en a suffisamment averti lors de l’éclipse d’août 1999. L’œil ne peut voir
que ce qui est visible, car la visibilité requiert une réaction physique à partir d’un
rayonnement de photons. Tandis que l’intelligence peut connaître tout ce qui est, quelle qu’en
soit la matérialité, et même - à supposer que de tels êtres existent et laissent des traces
sensibles - les réalités purement immatérielles. Par conséquent, un conditionnement matériel
serait pour l’intelligence un obstacle majeur à la bonne fin de l’intellection. Autrement dit, si
l’intelligence avait un organe - mettons le cerveau -, la structure anatomique de ce dernier
interférerait nécessairement avec l’appréhension de l’essence, un peu comme des lunettes
colorées modifient et obscurcissent la perception des couleurs. La conceptualisation serait
circonscrite, voire polluée, par l’essence de l’organe supposé être celui de l’intelligence et ne
pourrait porter sur tout ce qui est, mais seulement sur tout ce qui fait réagir l’organe. “Surface
plane apte à supporter des objets” ne serait plus fidèlement l’essence de la table, mais un
mixte indiscernable entre cette forme et la forme du cerveau, à supposer du moins que
l’essence en question soit matériellement apte à stimuler la matière grise.
Mais ce n’est pas de cela que nous avons l’expérience, et notre intelligence se dispense
d’organe pour opérer. Elle est immatérielle et de ce fait, parfaitement impassible devant tout
événement physique. Rien de ce qui est tel ne peut l’affecter tangiblement. Elle est ouverte à
toutes les essences, et pour cela doit être en elle-même pure indétermination. L’intelligence
comme faculté universelle de connaissance, ne peut avoir d’autre nature que d’être “pure
potentialité”. C’est aussi pourquoi est nécessaire l’intellect agent, car livrée à elle seule, la
puissance est incapable de passer d’elle-même à l’acte et ne peut rien connaître.
L’objet intelligible définit donc la faculté d’intelligence comme “pure puissance,
immatérielle et impassible”. xix Cette définition rejaillit à plus forte raison sur l’idée qu’on
peut se faire de l’intellect agent : “pure actualité, immatérielle et impassible”. xx Parce que
pure actualité, c’est à dire autonomie d’action plénière et constante dès qu’il vient à
l’existence, l’intellect agent a quelque chose de divin dans sa nature même, et non dans sa
seule finalité, à l’instar de la vie biologique. « L’intellect agent est une certaine force
immatérielle, capable de rendre autrui semblable à lui-même, c’est à dire immatériel, car
c’est par ce mode qu’il fait de l’intelligible en puissance un intelligible en acte. Ce pouvoir
actif est une sorte de participation à la lumière intellectuelle des substances séparées [les
purs esprits et Dieu] ». xxi
c) Indépendance de l’âme

Ces définitions sont essentielles pour notre propos, car Aristote pose au début de son
étude, les conditions permettant d’envisager pour l’âme humaine un sort indépendant de celui
du corps : « s’il est une des opérations, ou des affections de l’âme qui lui soit propre [et non
partagée avec le corps], on peut admettre que l’âme se sépare [du corps] ». xxii Tout le traité de
la connaissance sensible et intellectuelle semble comme sous-tendu par cette interrogation
majeure. Comme si Aristote n’avait d’autre souci que d’y répondre. Et sa conclusion est
indubitablement positive : l’âme humaine, par ses facultés intellectuelles inorganiques, est
séparable du corps, même si elle n’est pas actuellement séparée.
Que la puissance intellectuelle dans sa globalité soit “séparée” signifie comme nous
l’avons vu que son opération et sa nature sont indépendantes de la matérialité. En d’autres
termes, cela veut affirmer qu’elle n’a pas d’organe et ne peut donc être directement atteinte
par rien de corporel, pas même par la corruption et la désagrégation de la biologie. Tel est
l’enjeu plénier de la quête du Stagirite. Cette incorruptibilité actuelle de la faculté laisse
deviner l’incorruptibilité finale de l’âme dans son essence même. Le sort dernier de l’âme
humaine n’est pas dépendant de celui du corps, et cela s’établit rationnellement sur la très
grande certitude expérimentale que nous avons une âme et qu’elle formule des concepts.

* *
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RAISON ET REVELATION

Nous sommes ainsi parvenu au terme de notre enquête : le Traité de l’Âme d’Aristote
offre à la théologie la démonstration rationnelle que l’homme jouit d’une âme spirituelle
(nous nommerons ainsi celle qui est capable d’intellection), dont le destin est en partie
découplé de celui du corps. L’apport est peut-être quantitativement restreint, mais il est
fondamental. Mais quant à déterminer quel est l’avenir réservé, post-mortem, à l’âme,
Thomas d’Aquin nous prévient que « ce n’est pas [dans le Traité de l’âme] l’intention
présente d’en discuter ». xxiii Il est cependant évident que selon la réponse donnée, la voie
reposant sur le désir d’éternité prend une dimension très variable, et peut devenir majeure.
On peut avancer diverses hypothèses :
- 1° l’âme est anéantie à l’instant même où elle est séparée du corps (en continuant
d’affirmer que la corruption physique n’est pas cause de cet anéantissement), ou bien
disparaît quelques (?) temps après.
- 2° Privée, par la mort biologique, de la sensibilité et de l’imagination où elle puise ses
concepts, l’âme est réduite aux seules forces inorganiques et impassibles de l’intellect.
Elle demeure alors indéfiniment dans un état stable d’intellection en acte de la dernière
forme abstraite. Cette hypothèse parait la plus philosophique car la plus proche des
conclusions dégagées sur la nature de l’âme. Elle alerte sur l’importance de l’état
d’esprit à l’heure de la mort : l’âme quitte le monde avec sa dernière pensée pour
éternelle méditation.
- 3° Rien n’interdit de penser enfin que l’âme se réincarne immédiatement après le
décès, ou quelques (?) temps après. Cette régénération doit cependant respecter la
nature d’ « acte premier d’un corps physique organisé ». L’âme ne peut se retrouver
prisonnière d’un corps étranger déjà vivant par lui-même, comme une substance
enfermée dans une autre substance. Elle ne peut que réanimer le corps propre avec
lequel elle a constitué - et fait revivre - une substance individuelle. Rien ne s’oppose à
parler alors de “résurrection”.
Mais autant l’hypothèse 1 que la 3 font appel à un agent “méta-physique” qui excède la
capacité de notre considération strictement naturelle. Une intervention extérieure est en effet
nécessaire soit pour anéantir soit pour régénérer l’âme.
Sur cet exemple, nous pouvons conclure que la philosophie ne conduira jamais à
l’explication de dogmes de foi comme la résurrection finale de la chair. Ceux-ci resteront
toujours des révélations hors d’atteinte de la raison. On peut même dire que, livrée à ses
seules forces, cette dernière tend vers des hypothèses en partie différentes. C’est le cas, autre
exemple, de l’alternative : « éternité du monde ou création ? », où la philosophie penche
plutôt du côté de l’éternité, mais laisse envisageable la solution de la création, dans le cadre
de conditions qui excèdent l’exercice strictement scientifique de la raison (autrement dit,
l’hypothèse « création » n’est pas de soi contradictoire). Il est intéressant de constater qu’ici
comme là, la raison laisse une pleine ouverture à la révélation, sans que jamais théologie et
philosophie ne se confondent.

G. F. DELAPORTE
2 janvier 2000

i
ROBIN Léon, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, réédition, Paris, Albin Michel,
1963, passim
ii
ALLEGRE Claude, Dieu face à la science, Paris, Fayard, 1997, notamment p. 301
iii
ARISTOTE, De l’âme, traduction BODEÜS Richard, Paris, GF-Flammarion, 1993, 427 a 21
iv
ARISTOTE, id., 431 b 20
v
DESCARTES René, Discours de la Méthode, Paris, Aubier, 1951, quatrième partie
vi
ARISTOTE, id., 402 b 4
vii
THOMAS d’AQUIN, Commentaire du Traité de l’âme, édition Pirotta, Turin, Marietti, 1959, L1, lec.1,
n°6 (traduction personnelle)
viii
ARISTOTE, id., 402 a 2 (trad. d’après le texte utilisé par Thomas d’Aquin)
ix
ARISTOTE, id., 413 a 21
x
ARISTOTE, id., 413 a 12
xi
ARISTOTE, id., 415 b 13
xii
ARISTOTE, id., 412 b 5 (trad. d’après le texte utilisé par Thomas d’Aquin)
xiii
THOMAS d’AQUIN, id., L2, lec. 9, n° 347, commentant ARISTOTE, id., 415 a 26
xiv
ARISTOTE, id., 415 a 30
xv
ARISTOTE, id., 424 a 18
xvi
ARISTOTE, id., Livre 2, ch. 5 à 12
xvii
ARISTOTE, id., 415 a 14 à 22
xviii
ARISTOTE, id., 430 a 15
xix
ARISTOTE, id., 429 a 15 à 20
xx
ARISTOTE, id., 430 a 17
xxi
THOMAS d’AQUIN, id., L3, lec. 10, n° 734, commentant ARISTOTE, id., 430 a 19
xxii
ARISTOTE, id., 403 a 11
xxiii
THOMAS d’AQUIN, id., L3, lec. 10, n° 745, commentant ARISTOTE, id., 430 a 25

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