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OLIVIER TRUC est né à Dax. Journaliste, il vit à Stockholm depuis 1994 où il est le
correspondant du Monde. Spécialiste des pays nordiques et baltes, il est aussi
documentariste. Il est l’auteur de L’Imposteur, du Dernier Lapon, pour lequel il a
reçu entre autres le prix des lecteurs Quais du Polar et le prix Mystère de la
critique, et du Détroit du Loup.
Olivier TRUC
LE CARTOGRAPHE
DES INDES BORÉALES
Éditions Métailié
20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris
www.editions-metailie.com
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Couverture :
Design VPC
Illustrations © De Agostini/Biblioteca Ambrosiana/Getty Images
et © Historic Map Works LLC and Osher Map Library/Getty Images
© Olivier Truc, 2019 (par accord avec Pontas Literary & Film Agency)
Et © Éditions Métailié, Paris, 2019 pour la présente édition
e-ISBN : 979-10-226-0868-8
Pour Laurinda Gouveia, Rosa Conde, Luaty Beirão, Domingos da Cruz, Nito
Alves, Mbanza Hamza, José Hata, Samussuko Tchikunde, Inocêncio Brito,
Sedrick de Carvalho, Albano Bingo, Fernando Matias, Nelson Dibango, Arante
Kivuvu Lopes, Nuno Álvaro Dala, Benedito Jeremias,
Osvaldo Caholo, et tous les jeunes rêveurs angolais.
PRÉCISIONS
L’auteur a volontairement utilisé le terme “lapon”, en usage à l’époque, et non
“sami”.
Par souci de simplification, les distances sont exprimées uniformément selon
l’échelle suivante :
1 pouce = 2,7 cm
1 pied = 32 cm
1 pas = 62,4 cm, soit 50 pas = 30 m
1 lieue = 5 km
La carte présentée ici indique les frontières modernes, différentes de celles du
XVIIe siècle, notamment en Laponie, où le flou était de rigueur, jusqu’au premier
tracé reconnu dans la région, entre la Suède et la Norvège, datant de 1751.
Avant-propos
En France…
IZKO DETCHEVERRY, jeune homme de Saint-Jean-de-Luz, qui se rêve chasseur
de baleines, dans la crainte de Dieu
PASKOAL DETCHEVERRY, père d’Izko, chasseur de baleines renommé et
armateur
ALAIA SALABERRIA, mère d’Izko
FRèRE JEAN ELIZONDO, prêtre franciscain du couvent des Récollets de Saint-
Jean-de-Luz
PIERRE DE LANCRE et JACQUES DE MONS, juges au parlement de Bordeaux
Au Portugal…
FABIO DA FARO, capitaine du terço de l’Algarve, forteresse de Sagres
MARIO DE OLIVEIRA, prêtre à la forteresse de Sagres
FEDERICO DE CARVALHO, frère dominicain, juge inquisiteur à Lisbonne
LUIS LAVANHA, cosmographe et cartographe à la Casa da India, à Lisbonne
En Suède…
FREDRIK EKEBLAD, homme du roi (puis de la reine)
LENA et ANNA EKEBLAD, filles de Fredrik
KRISTINA, princesse, puis reine de Suède
PAULINUS LENAEUS, pasteur luthérien puis évêque
CARL PONTANUS, pasteur luthérien, disciple de Lenaeus
IVAR GRUBB, contremaître et homme des pasteurs
AMBROSIUS BIURMAN, géomètre, originaire d’Uppsala
MARKUS SAND, soldat de ville à Göteborg
ANDREAS BUREUS, architecte suprême du royaume
OLOF TRESK, chef de l’expédition de Nasafjäll
BENNT PERSSON, ancien marin du Vasa
PER SARRI, diacre lapon, un des six enfants
En Laponie…
ISAK, l’homme du Vasa
DARJA, la femme en vert
LE CLAN KIERRI : SAHKAR, ASLAK, ISSAT
DáVVET SEVĀ, chef de clan lapon, intermédiaire des Suédois
AILA, petite-fille de Dávvet
ERET LURFWO, chef de clan lapon et guide
ABRAHAM JONSSON, commissaire aux affaires lapones à Piteå
LAURENTIUS GOTHUS, pasteur en Laponie
KNUT CLEMETSSON, paysan de Piteå, fils du vieux CLEMET, et père du jeune
CLEMET
LARS HENRIKSSON, géomètre suédois, membre de l’équipe d’Olof Tresk
CHRISTIERN MANSFELDER, mineur allemand
… plus quelques autres, ici et là, avec qui la vie n’est pas toujours tendre.
Mais l’époque était-elle tendre pour quiconque ?
I
1628
“Salut, Étoile de la mer…”
On était au milieu de l’après-midi quand une clameur immense s’éleva des îles
alentour. Izko Detcheverry oublia un instant la petite fille à ses pieds. La rumeur
se répercuta sur les flots, bouscula les barques, rebondit des façades de la cité aux
falaises où le jeune garçon se tenait, se nourrit de chaque murmure. Paysannes.
Soldats. Vendeuses. Nobles. Artisans. Tous balayés par la vision étincelante.
Tous agitant un chapeau ou un mouchoir d’un même élan. Et le grondement
enflait, virevoltait. Jamais Izko n’avait ressenti une telle ferveur.
Au retour des pêcheurs peut-être ? Même pas. Et pourtant, moi le premier, je prie
chaque seconde quand les voiles s’annoncent à l’entrée du golfe de Biscaye. J’ai appris à maudire le vent qui
ne pousse pas les navires assez vite vers moi, j’ai appris à le supplier de ramener mon père en vie sans le faire
chavirer au dernier moment !
Mais rien de comparable à maintenant. Tant d’attente, tant d’espoirs, tant de
fierté. Il frissonna, tous les sens en éveil, s’ouvrant à la vague qui le traversait
pour emporter les autres et revenir plus forte encore. Il n’osait pas crier sa joie,
pour ne pas effrayer la fillette, mais sa poitrine se gonfla d’émotion. La clameur
tournoyait, fusait, à croire qu’elle allait elle-même gonfler les voiles du vaisseau
magnifiquement orné de centaines de sculptures en bois aux peintures éclatantes.
Le Vasa, majestueux et terrible, quittait enfin la berge du château où il avait été
amarré depuis la fin du printemps pour y charger les canons de l’arsenal.
Le drapeau flottant au faîte du navire n’était pas le sien, mais Izko ressentit la
même exaltation que s’il avait été suédois. Il prit la fillette sur ses genoux et lui
montra le bateau.
– Regarde, il est à toi !
La petite fille aux yeux bleus, bientôt deux ans, avait un visage chafouin
encadré de fines boucles châtain clair. D’un air buté, elle ignora le bateau, mais
tira les mèches d’Izko.
À treize ans, le jeune garçon portait les cheveux mi-longs, épais et ondulés, qui
se séparaient en deux au milieu du front pour couvrir ses tempes et ses oreilles.
Ils étaient plus foncés que ses yeux souvent graves qui avaient l’éclat de la
châtaigne tout juste tombée au pied de l’arbre. Son nez droit et fin répondait
parfaitement à l’alignement régulier de sa bouche aux lèvres charnues. La fillette
tira jusqu’à obtenir la grimace qu’Izko lui concéda. Elle rit. Alors, elle consentit à
regarder le bateau.
Le Vasa glissait le long de Stockholm, venant dans leur direction, vers l’île
située juste au sud de la cité.
– Ah, les braves gens, s’exclama Fredrik, il faut dire qu’ils n’ont guère
l’occasion de se réjouir. Mais regardez ces splendeurs, ces sculptures des gloires
grecques et romaines, la Méditerranée vient à nous sans que l’on quitte la
Baltique. Ah, qu’il est beau et bon d’être suédois en ce jour !
2. La Vierge verte
Lorsque le Suédois les retrouva dans sa demeure le soir, il jeta son chapeau à
terre de rage.
Les premiers interrogatoires avaient démarré au château dès l’après-midi.
Outre Arendt de Groot, le commandant du navire, Söfring Hansson, qui avait
réussi à sauver sa peau, était passé lui aussi à la question.
– Chacun a tenté de se disculper. Bande d’incapables ! Lâches ! Le plus gros
vaisseau jamais construit par la Suède ! Dis-moi, Izko, toi qui étais un peu plus
en contrebas, d’après ce que m’a dit le pasteur, tu as vu peut-être des choses qui
nous ont échappé ?
Izko sentit le sang quitter son visage. Il contrôla sa respiration, priant pour
que l’affolement des battements de son cœur ne fasse pas d’écho dans la vaste
pièce d’où il pouvait apercevoir la berge de l’île du sud.
– Non, rien, je n’ai rien vu.
Trop vite, j’ai parlé trop vite, pensa-t-il aussitôt.
Fredrik le regardait avec un air concentré. Le pasteur Paulinus Lenaeus
l’observait avec le même air revêche que la veille.
– Vraiment… Tu as dû le voir d’encore plus près pourtant…
Izko jeta un coup d’œil à son père, qui l’encouragea d’un signe.
– Je me suis fait une réflexion, si cela peut vous être utile. Je l’ai vu basculer
sur tribord d’abord, de mon côté, puis brutalement sur bâbord. Mais quand il
est passé à mes pieds, je me souviens avoir songé un instant que je pourrais
presque, avec beaucoup d’élan bien sûr, sauter et atterrir sans dommage sur le
pont supérieur qui était bien haut.
Izko garda le silence, attendant les réactions. Venait-il de trahir sa position ? Il
ne le pensait pas.
Le pasteur Lenaeus passa derrière lui et se pencha à son oreille.
– Et tu es bien sûr que tu n’as rien vu d’autre ? Un tel navire ne coule pas
comme ça. Il n’a pu sombrer que par la grâce de Dieu ou par la main de
l’homme. As-tu vu trace d’acte de sabotage ?
Izko ne comprenait plus ce que le pasteur tentait de lui dire. En quelques
mois, il avait appris assez de suédois pour saisir ce qu’il lui demandait, mais
qu’entendait-il par sabotage ?
Des images confuses s’entrechoquaient, Izko revoyait la scène, mais les cris de
Kristina brouillaient son entendement.
– Non, non, je me souviens des gens courant sur le pont, des enfants qui
jouaient d’abord, puis soudain le sauve-qui-peut, ces mêmes pauvres gens
sautant à l’eau, se débattant dans les bouillonnements, je ne sais plus, vous
comprenez, d’où j’étais, je ne voyais pas si bien en fait, et puis j’avais la princesse,
oui la princesse, c’était elle avant tout qui avait toute mon attention.
– Oui, bien sûr…
Le pasteur se planta face à lui. Izko se retint de frémir. Chez lui à Saint-Jean-
de-Luz, on racontait ces histoires d’inquisiteurs qui terrifiaient les populations,
passaient les gens à la question. Izko savait que ces hommes de justice et de foi
les sauvaient du diable et de ses démons, leur bras ne devait pas faiblir. Izko les
admirait, et les redoutait, une peur égale à celle de manquer à ses prières. De voir
cet homme sec et accusateur tout de noir vêtu, jusqu’au sommet du crâne, si près
de lui, et semblant le soupçonner, le pétrifia.
– On me dit qu’une femme est soupçonnée d’avoir porté le malheur, elle était
impure, et d’après ce que j’en sais, elle en a réchappé. Une jeteuse de sort, à
moitié sauvage…
Cette fois-ci, Izko ne put s’empêcher de déglutir. Le mouvement de sa glotte
avait dû se voir à des lieues à la ronde. Le pasteur devait sentir sa sueur perler à
fleur de peau, humer l’odeur de la peur qui allait lui faire perdre pied.
Izko se taisait. Réduit à la souffrance, luttant pour ne rien laisser paraître.
Lenaeus lui tournait autour. Si Izko parlait, cette femme moitié sauvage lui
jetterait-elle un sort ? Ou peut-être l’avait-elle déjà fait ? Cette main levée aux
doigts durs, ce feulement. Peut-être la pourriture faisait-elle déjà son chemin en
lui… Les histoires de sorcières de son pays lui revenaient en tête. Peut-être
n’avait-elle pas survécu ? Mais elle pourrait bien le poursuivre à distance. Et ce
pasteur, de quels pouvoirs disposait-il ? Pouvait-il fouiller son âme, sa conscience
? D’un effort qui lui sembla surhumain, Izko garda le masque, mais il se
liquéfiait intérieurement.
Paskoal s’avança alors.
– Sans vouloir vous manquer de respect, monsieur, je ne crois guère à ces
histoires de jeteuse de sort et de sorcellerie.
– Et c’est un catholique qui dit ça ! s’emporta Lenaeus. Comment osez-vous ?
Vous ignorez sans doute que notre foi, la foi chrétienne enfin purifiée, subit les
attaques de mille fronts. Et pas seulement de vos acolytes catholiques. Les diables
et les sorciers sont légion, ils tambourinent à nos portes, prennent les visages les
plus abjects et les plus doux.
– Nous ne le savons que trop bien, le coupa Paskoal. Pensez-vous que nous
n’avons pas nos démons ?
– Vous êtes les démons ! éructa Lenaeus.
– Allons, monsieur, temporisa Fredrik Ekeblad, Paskoal est ici mon ami, et un
démon ne m’aurait pas sauvé la vie, accordez-lui ça.
Paskoal ignora le pasteur et s’adressa au colonel.
– Izko a fait une observation intéressante. Il disait qu’il aurait presque pu
sauter tant le pont supérieur lui paraissait proche. À la réflexion, j’ai pensé aussi
que ce pont supérieur était bien haut, et bien large dans sa partie supérieure, et
peu large à sa base, vu sa hauteur inhabituelle. Comme une sorte de
disproportion.
– Disproportion ? Comment osez-vous ? s’emporta de nouveau le pasteur. Un
navire royal disproportionné ? La grandeur et la force seraient-elles
disproportionnées quand elles se mettent au service du roi et de Dieu ? Votre
tête doit être bien malade pour énoncer de tels blasphèmes !
– Voilà de quoi nourrir ma réflexion, intervint Fredrik, mettant fin à
l’échange. Monsieur, nous nous verrons à l’église ce soir.
Le pasteur quitta la salle d’un pas vif, sans un mot. Fredrik s’approcha de
Paskoal.
– Mon cher Paskoal, vous êtes mon ami et vous ne craignez rien chez moi.
Mais méfiez-vous tout de même. N’allez pas crier sur les toits que vous êtes
catholique.
– Mais je n’ai rien dit qui ne soit de bon sens !
– Certes, mais la Suède craint toujours de retomber sous l’influence de Rome,
poursuivit Fredrik, et on ne plaisante pas avec cette menace ici.
– Une menace ? s’enquit Paskoal. Nos deux pays sont alliés.
– Certes, certes, mais vous m’avez sauvé la vie, et je vous dois la franchise.
Cette belle alliance n’empêche pas votre Richelieu de poursuivre les protestants
en France, et l’honnêteté exige de vous dire que chez nous, depuis une dizaine
d’années, tout Suédois qui se convertit au catholicisme est déshérité et expulsé
du pays.
Tout le monde garda le silence. La discussion dépassait Izko, qui n’avait en
tête que cette femme mystérieuse.
Fredrik sourit.
– Le pasteur Paulinus Lenaeus se comporte de façon un peu… abrupte. Mais
sa mission le transcende. Il a mon soutien entier, je connais la pureté de ses
intentions. Mais vous savez que l’installation de la foi luthérienne est récente ici.
Elle doit s’imposer. Sans Église, le pouvoir terrestre est bien fragile, il faut en
convenir.
– Et parfois le pouvoir terrestre sait se marier avec celui de l’Église pour
parvenir à ses fins. Dans mon pays, ce sont les juges qui font œuvre
d’inquisiteurs.
– Eh oui, c’est la modernité, elle frappe même Stockholm. Notre roi s’est mis
en tête de muscler son administration et de faire de Stockholm sa vraie capitale.
Pourquoi pensez-vous que toutes les activités de construction de navires soient
concentrées ici ? Allez, je vous emmène à la taverne pour oublier tout ça.
Ils remontèrent jusqu’à la grande place, s’écartèrent pour laisser passer les
charrettes de ramassage d’ordures tirées par les condamnés récents.
– Qu’est-ce que je vous disais, montra Fredrik. Notre roi veut embellir sa
ville. Mais après tout, voilà bien cinq années que la peste nous fiche la paix.
Ils arrivèrent à l’extrémité de l’île, où le vent de la Baltique parvenait presque à
chasser la puanteur. Rådhuskällaren, la plus grande taverne de la cité, bénéficiait
de cet emplacement privilégié. Deux animaux étranges ressemblant à des cerfs,
en plus petits, étaient parqués dans un enclos coincé entre la taverne et le lac.
Izko marqua un temps d’arrêt. Dans un coin de l’enclos, deux formes humaines
accroupies cachaient leur tête dans leurs bras. À moins que ces êtres ne fussent
endormis. Les deux animaux au pelage fauve étaient de la taille d’un veau, mais
leurs bois sans fin doublaient leur hauteur.
– Ne vous inquiétez pas, dit Fredrik, ils ne vous feront pas de mal. Des
sauvages, mais parfaitement inoffensifs. Ils vivent dans les montagnes. Tellement
original. Malheureusement, ils ne durent guère longtemps hors de leur habitat
traditionnel. Mais c’est un cadeau toujours apprécié, qui montre combien notre
royaume est vaste, puisqu’il a ses propres Indiens. Ils sont très populaires dans les
cours d’Europe. J’imagine que ceux-là attendent d’être expédiés. Venez, allons
nous restaurer.
Un des sauvages, un homme, releva lentement la tête. Son regard sombre
croisa un instant celui d’Izko. Il faisait noir, mais pas assez. Izko frissonna et se
signa aussitôt. Fredrik éclata de rire et prit le jeune homme par l’épaule avant de
pousser la porte de la taverne.
Une servante, la taille serrée d’un tablier de drap bleu, s’empressa d’apporter
de la bière, du pain et du beurre.
– Sers-nous du poisson de Bergen, je sais qu’il vient d’en arriver, et des
langues de bœuf.
Elle revint avec tout cela, et encore des saucisses et de l’oignon, des œufs et des
gélinottes, du vinaigre et des racines de persil, du miel et du sel.
– De la part de messire Paulus, dit-elle en désignant le patron.
Fredrik leva sa pinte en direction de Paulus Eriksson. Celui-ci s’enrichissait et
grossissait à vue d’œil depuis que la population de Stockholm explosait. Les
personnels royaux et militaires affluaient, les nobles aussi, les affaires allaient bon
train. Sans compter les Allemands et les Hollandais, qui transformaient
Stockholm en une de leurs bases commerciales pour leurs affaires autour de la
mer Baltique.
– Vois-tu, Paskoal, c’est pour cela que j’ai insisté pour que tu restes un peu
avant de rejoindre ton Pays basque. Si tu veux te développer, tu pourras avec
moi compter sur un ami éternel, et sur un partenaire bien introduit. Et ce qui
vaut pour toi vaut pour Izko. Il sera toujours accueilli ici comme mon propre
fils.
Izko savait que pour Fredrik, une telle parole n’était pas une simple politesse.
Sa femme lui avait donné neuf enfants, dont quatre avaient passé l’âge de cinq
ans, mais, par une étrange fatalité, seules les filles avaient survécu.
À la table voisine étaient installés des marchands hollandais, trois hommes en
habit sombre et col blanc que Fredrik salua d’un geste. L’un d’eux le lui rendit.
Une foule sombre et bruyante parlait dans toutes les langues de la terre. Des
pasteurs buvaient trop et parlaient fort, s’escrimant en latin.
– Vous voyez ce que je voulais dire, Paskoal, tous les hommes d’Église n’ont
pas la droiture du pasteur Lenaeus.
Izko ne perdait pas une miette du spectacle. Fasciné, honteux aussi de se
trouver dans un tel lieu, gêné d’y être en compagnie de son père, qu’il n’aurait
jamais imaginé pouvoir fréquenter ce type d’établissement. Paskoal conservait
son air sombre. Izko l’imita.
Les voûtes qui les recouvraient dansaient par la magie des bougies posées avec
parcimonie sur les lourdes tables de chêne. Izko regardait toujours son père,
réalisant qu’il demeurait impassible face à sa chope tandis qu’il avait vidé la
sienne. La bière forte aida à diluer les visions de la femme à la bouche
ensanglantée et au regard fou. Mais les paroles du pasteur s’incrustaient en lui.
Cette femme avait-elle vraiment survécu après son accouchement ? L’homme
l’avait-il rattrapée ?