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Les Temps hyper-modernes, de Gilles Lipovetsky (avec Sébastien Charles), éd. Grasset, 186 p.
L'Ere du vide, Le Crépuscule du devoir et L'Empire de l'éphémère sont disponibles en Folio.
"Les Temps hyper-modernes", de Gilles Lipovetsky
Après avoir pointé, il y a vingt ans, l'individualisme de la société "postmoderne", le philosophe voit
venir le temps de l'hyper liberté et de l'hyper anxiété. Mais il demeure optimiste.
La sortie de "L'Ere du vide", en 1983, fit grand bruit.
Gilles Lipovetsky apparaissait comme un observateur judicieux de la société postmoderne, celle
qui voyait simultanément l'écroulement des grandes idéologies et le développement de
l'individualisme.
Son livre marquait l'entrée en scène tonitruante d'un Narcisse cool et affranchi, libéré et
consommateur.
Vingt ans plus tard, le sociologue philosophe pointe Les Temps hyper-modernes où tout semble
aspiré par l'urgence et la profusion - libéralisme économique, fluidité médiatique, hyper-
consommation, hyper-anxiété - et s'attache à repérer les paradoxes qui traversent nos sociétés.
On vit dans l'instant mais on s'inquiète du futur, on subit les médias mais on filtre leurs messages,
on déserte la politique mais on s'investit dans le bénévolat.
Narcisse se pommade et vit au bord de la crise de nerfs. Pas de panique cependant : pour
Lipovetsky, la vitalité démocratique est toujours à l’œuvre. Les grands systèmes agonisent, mais
l'individu est encore plein de ressources. Le constat malheureusement ne débouche sur aucune
proposition concrète. Une sociologie hyper-moderne ?
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Interview
Télérama : Dans L'Ere du vide, vous repreniez à votre compte la notion de post-modernité. D'où
vient-elle ?
Gilles Lipovetsky : C'est le philosophe Jean-François Lyotard qui a lancé le concept à la fin des
années 70. Il l'avait résumé dans une formule célèbre : « la défaillance des grands récits ». La
période précédente, celle de la modernité, avait commencé au XVIIIe siècle, avec les Lumières.
C'était le temps de la révolution, de l'arrachement aux traditions, celui où l'on croyait dur comme
fer aux bienfaits de la raison, aux conquêtes de la science, au progrès indéfini de l'histoire. Après
les catastrophes dont le XXe siècle a été le témoin, ces grands récits messianiques avaient perdu
tout crédit. Les gens ne croyaient plus aux lendemains radieux de la révolution, à l'irrésistible
odyssée de l'histoire. Pour Lyotard, nous avions tourné une page, celle de la « post-modernité ».
Dans L'Ere du vide, j'ai repris cette notion de manière pragmatique pour montrer que ce nouvel
état des sociétés développées ne se caractérisait pas seulement par la montée du scepticisme et
de l'incrédulité, qu'il s'agissait aussi d'une formidable transformation des comportements et des
modes de vie. Dans les années 50-60, la révolution de la consommation et de la communication
de masse a en effet propulsé les valeurs hédonistes sur le devant de la scène : goût des
nouveautés, promotion du futile et du frivole, culte des loisirs et du plaisir. Ajoutez à cela l'esprit
de Mai 68, la libération sexuelle, les mouvements féministes et homosexuels. Et vous obteniez
une société recentrée sur l'individu, le bien-être et l'accomplissement de soi.
Télérama : Une société de l'ici et maintenant...
Gilles Lipovetsky : Jouir, s'éclater, s'épanouir. Tout de suite. Vivre au présent et non plus en
fonction du passé et du futur. C'était le nouvel air du temps que j'avais alors qualifié de « néo-
narcissisme ». Des lignes de force qui ont conduit les individus à se libérer de leur monde
d'appartenance, à prendre leur autonomie par rapport aux voies toutes tracées de la tradition.
Autrefois, quand on était ouvrier, on avait un mode de vie ouvrier, avec des comportements
propres à ce milieu. Quand on était catholique, on était assujetti à un certain nombre de normes
collectives. La famille aussi imposait ses lois. En 1950, une femme divorcée était encore montrée
du doigt ! L'ère postmoderne a tout chamboulé. Vivre libre sans contraintes, choisir de part en
part son mode d'existence, ces nouveaux paradigmes marquaient l'avènement de ce que j'ai
appelé la vie « en libre-service ».
Télérama : Vingt ans plus tard, vous dites que le postmoderne a fait son temps, que nous
sommes passés à l'âge « hyper-moderne ». Vous étiez-vous trompé ?
Gilles Lipovetsky : Je m'explique. La première révolution moderne, en gros du XVIIIe siècle à
1950, s'est constituée autour de trois pôles. Premièrement, l'individu : la conquête de son
autonomie, la valorisation de la personne humaine, les droits de l'homme. Deuxièmement, le
marché : Adam Smith publie ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
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nations, premier grand traité du capitalisme libéral, en 1776. Et, troisièmement, la dynamique de
la techno-science. Mais, pendant deux siècles et demi, le développement de ces trois axes a été
entravé par tout un ensemble de contrepoids, contre-modèles et contre-valeurs. L'esprit de
tradition perdurait et ses représentants freinaient des quatre fers. Tout change dans les années
60. L'Etat recule, la religion et la famille se privatisent, la société de marché s'impose. On passe
alors à une seconde modernité, délivrée de ses ennemis et qui n'a plus qu'à se moderniser elle-
même. D'où cette idée de modernité élevée à la puissance superlative. Hyper-capitalisme, hyper-
puissance, hyper-terrorisme, hyper-individualisme, hypermarché, hypertexte. Tout est « hyper »
aujourd'hui. Au point que la notion de post-modernité devient un peu désuète.
Télérama : Et, avec elle, la vision optimiste que vous en donniez dans L'Ere du vide...
Gilles Lipovetsky : Les années postmodernes étaient euphoriques. On avait le sentiment de
s'arracher, de se délivrer, de pouvoir enfin s'éclater. Mais depuis le milieu des années 80, les
contraintes réapparaissent sur le devant de la scène. La peur domine face au marchandisage
proliférant, aux dérégulations économiques, au réchauffement de la planète, à la précarisation du
travail, au chômage, au déchaînement techno-scientifique dont les effets sont autant porteurs de
promesses que de périls. L'obsession de soi se manifeste aujourd'hui dans la crainte de la
maladie et de l'âge. Comment expliquer, par exemple, la démarche de ces jeunes de 25 ans qui
descendaient l'an dernier dans la rue pour défendre leurs retraites ?
Télérama : Parmi les sources de tension que vous évoquez, vous semblez évacuer les classes
sociales qui s'estomperaient au profit de l'individu autonome...
Gilles Lipovetsky : J'essaie de me garder des lectures univoques de la réalité, de ne pas
contourner ses contradictions, de proposer des éléments d'analyse qui permettent d'en rendre
tous les aspects. Je récuse par exemple les critiques catastrophistes qui voudraient que l'hyper
individualisme soit forcément synonyme d'égoïsme, qu'il conduise inévitablement à une
décadence des valeurs qui finirait par vider la démocratie de ses fondements.
Télérama : On peut tout de même s'inquiéter de la montée de l'individu roi, du citoyen-
consommateur exigeant sur ses droits mais peu regardant sur ses devoirs vis-à-vis de la
collectivité...
Gilles Lipovetsky : Certes. On peut soutenir que nos démocraties s'affaiblissent. Mais on peut
aussi remarquer qu'elles sont plus ouvertes, plus respectueuses des minorités, plus
respectueuses de la vie privée des gens. Que le relativisme est une face possible de l'hyper
modernité, mais que les droits de l'homme n'ont jamais été vécus de manière aussi consensuelle
qu'aujourd'hui. On peut aussi souligner qu'il y a, selon les sources, entre sept et onze millions de
bénévoles en France. Pas mal pour une société hyper-individualiste, non ? Bref, les vraies
menaces pour la démocratie tiennent moins à l'individu qu'à la place de l'Etat envers le marché, à
sa capacité de résister aux désordres de la mondialisation.
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Télérama : Quel est le rôle des intellectuels aujourd'hui ?


Gilles Lipovetsky : Comme je l'ai rappelé, la modernité s'est construite contre la tradition, l'Eglise,
la famille. Ce combat est terminé et, par conséquent, le rôle des intellectuels a changé.
Aujourd'hui, il n'y a plus de « ismes », ni de grandes écoles de philosophie. C'est un signe des
temps. Les grandes argumentations qui tournent à la pure abstraction ne m'intéressent guère. Je
me sens hégélien sur ce plan : pour moi, la philosophie a pour tâche de fournir une intelligibilité
du réel, elle n'est pas là pour donner des leçons.
Télérama : Vous montrez systématiquement le côté ombre et le côté lumière des évolutions que
vous constatez. Comment voyez-vous l'avenir ?
Gilles Lipovetsky : La grande idée de la modernité, c'était la réconciliation. L'hyper modernité
conduit à faire le deuil de cette utopie. La démocratie est une société de pluralisme et par
conséquent de contradictions. Nous allons à la fois vers l'ombre et vers la lumière, car nous
savons aujourd'hui que le progrès dans le bonheur n'existe pas. L'hyper modernité a rendu les
hommes globalement plus libres, ils vont avoir de plus en plus de satisfactions, de plus en plus de
sollicitations, mais en même temps de plus en plus d'anxiété. Ce n'est ni contradictoire, ni
exaltant. Télérama n° 2826 - 13 mars 2004

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