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TÉMOIGNAGE

AXA, UNE CROISSANCE


EXPONENTIELLE (1975-
1999)

Entretien avec Claude BÉBÉAR

Le parcours de Claude Bébéar est fait d’une succes-


© DR

sion de batailles, conduites dans un style quasi-


napoléonien. La première est une lutte de succes-
sion. Elle passe par l’organisation d’un putsch des
cadres contre le successeur désigné et aboutit à la
prise, par Claude Bébéar, des Anciennes Mutuelles
de Rouen, une petite compagnie qui n’est, en 1975,
que la vingt-quatrième compagnie d’assurance
française, avec moins de 1 % des parts du marché
de l’assurance. Huit grandes opérations de fusion et
acquisition et vingt-quatre ans plus tard, AXA est le
Numéro Un mondial de l’assurance, avec 74,8 mil-
liards d’Euros de chiffre d’affaires et 910 milliards
d’Euros d’actifs gérés en 1999.
Comment expliquer cette croissance exponentielle, alternance d’acquisitions et de
mises en valeur d’entreprises ? (voir figure 1). Nous répondrons ici en suivant une
démarche centrée sur l’analyse critique du récit des événements fait par celui qui est
le mieux placé pour les connaître : Claude Bébéar lui-même.

ENTRETIEN MENÉ PAR Michel VILLETTE, ENSIA (1)

(1) Avec le soutien financier du programme « Travail et Temps » du ministère de la Recherche et de la Technologie. villette@ensia.inra.fr

Je remercie Claude Bébéar, Michel Berry, Louis Deroye, Pascal Lefebvre, Daniel Fixari, Jean Pierre Briand et Thierry Weil pour leurs contributions à
la préparation de cet article.

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affaires. Ayant abandonné - enfin - tiels et deviner le prix qu’ils sont

n
pourra constater avec amu-

MICHEL VILLETTE
sement que, lorsqu’on se l’hypothèse de l’information par- prêts à payer. On peut aussi
réfère précisément au témoi- faite, il devient possible de penser essayer d’estimer, pour son propre
gnage direct d’un homme d’affaires l’habileté en affaires et, donc, de compte, la valeur d’usage poten-
sur ses faits et gestes, on n’obtient préparer la construction d’un pont tiel de l’entreprise visée, autre-
pas le sempiternel discours de jus- entre économie, sociologie et ment dit les bénéfices futurs
tification du capitalisme délivré management. (financiers et non financiers)
par les institutions établies. Plus Les « bonnes affaires » réalisées par qu’on en tirera en l’exploitant à sa
exactement, on verra que l’explica- AXA ont souvent quelque chose à façon. Il y a « bonne affaire » lors-
tion du succès en affaires par la voir avec l’asymétrie d’informa- qu’on peut revendre une entrepri-
prise de risque et l’innovation est tion. Mais, en approfondissant, se à quelqu’un qui lui attribue
fragile, partiale, incomplète et on se rend compte que ce n’est une forte valeur d’usage ou lors-
qu’elle mérite d’être révisée (2). pas tout à fait cela. Il faut aller qu’on peut acheter une entreprise
Le prix Nobel d’économie 2001 plus loin, mieux écouter les à quelqu’un qui ne sait pas en
vient de récompenser trois cher- témoignages de l’homme d’af- faire bon usage et cherche à s’en
cheurs spécialisés dans l’étude des faires et de ses proches. On débarrasser. Plus le marché est
asymétries d’information sur les constate alors qu’il ne s’agit pas étroit ou biaisé par l’intervention
marchés : G. Akerlof, M. Spence et exactement d’asymétrie d’infor- d’instances corporatistes, de fonc-
J. Stiglitz. La contribution de ces mation puisque l’information tionnaires ou de politiques, et
auteurs au renouvellement de la n’est pas pré-donnée. plus l’écart entre les valeurs sub-
microéconomie est d’autant plus Des hommes d’affaires comme jectives en présence a de chances
importante, à mon avis, que l’on Claude Bébéar et les membres de de se creuser. Avec un peu d’habi-
prolonge l’étude des conditions de sa garde rapprochée passent leur leté et beaucoup d’acharnement,
l’équilibre des marchés où règne temps à construire de l’informa- un homme d’affaires peut
l’asymétrie d’information (préoc- tion, tantôt pour leur usage exclu- d’ailleurs contribuer à creuser
cupation théorique de l’économis- sif, tantôt pour la diffuser directe- encore un peu plus ce différentiel,
te) par l’étude des stratégies ment et indirectement auprès de voire le fabriquer de toutes pièces,
d’hommes d’affaires en quête de partenaires dont il s’agit d’informer un peu à la manière d’un prestidi-
plus-value locale (3). Au prix de ce les perceptions subjectives de la gitateur : acheter et vendre de
déplacement, ces auteurs nous valeur avant d’entrer en négocia- grandes entreprises est toujours et
aident à formuler une vision un tion avec eux. avant tout un acte politique (5).
peu plus réaliste de la vie des En pratique, les hommes d’affaires Claude Bébéar fait partie de ces
ne disposent d’aucun moyen hommes qui voient de la valeur
objectif pour déterminer la valeur potentielle là où les autres ne
(2) La persistance et la fragilité de la thèse de des entreprises qu’ils achètent et voient encore que des pertes. Lui
l’explication de la réussite des entrepreneurs par
la prise de risque et l’innovation me semble qu’ils vendent : il n’y a que des et ses proches collaborateurs
parfaitement illustrée par les débats d’un heuristiques (produit de théories voient de la faisabilité là où
colloque qui s’est tenu à la Sorbonne en 2000 :
Créateurs et Création d’entreprises de la diverses) et des promesses, qui ne d’autres ne perçoivent encore
révolution industrielle à nos jours, [Actes publiés sont pas exactement des informa- qu’impossibilité. Ce sont aussi
sous la Direction de Jacques Marseille, ADHE,
Paris, 2000]. Tandis que la première phrase de tions puisqu’elles ne sont encore ni des gens capables de promettre à
la présentation rédigée par Jacques Marseille
affirme : « La prise de risques du créateur
vraies, ni fausses (4). des partenaires qu’un « citron »
d’entreprise est au cœur du processus de croissance On le sait, lorsqu’il s’agit de dis- (6) vaudra bientôt une fortune et
économique. C’est elle qui renouvelle en
permanence le tissu industriel, stimule le progrès cuter de la valeur d’une entreprise de faire partager cette croyance
technique et satisfait le mieux le marché » (p. 7), avant de la vendre ou de l’acheter, jusqu’à ce qu’éventuellement, cela
on trouve dans le corps de l’ouvrage de
nombreuses monographies d’historiens qui deux types d’argumentation sont finisse par devenir vrai.
montrent que les voies de la réussite en affaires principalement utilisés. On peut,
sont autres. On lira en particulier les
contributions de Claude Malon, Catherine en premier lieu, estimer la
Vuillermot, Pierre Antoine Decaux et de « valeur de marché », autrement
Sophie Garamond qui, toutes, mettent en (5) March James G [1962]. « The Business
avant les importantes anomalies de marché dit essayer de connaître le nombre Firm as a Political Coalition », Journal of
dont l’entrepreneur tire parti pour réussir. Politics, 24, 662-678.
et l’identité des acheteurs poten-
(3) Sur le thème de la quête des plus values (6) Akerlof G. [1970] « The market for
locales, voir notamment Jean-Marc Oury Lemons : Quality Uncertainty and the Market
[1983], Économie Politique de la Vigilance, (4) Pierre Noël Giraud [2000], Le Commerce Mechanism » Quarterly Journal of Economics,
Calmann Lévy, Paris. des Promesses, Seuil. 84, 485-500.

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d’un gouvernement d’Union de la mées, du moins si on les interprète à
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SOURCES ET HYPOTHÈSES Gauche (1981) et de la brusque la lettre et au sens strict.


variation de valeur des sociétés Du strict point de vue des tech-
L’Histoire d’AXA est un livre écrit, à « nationalisables » que cette arrivée niques assurantielles, pendant
la demande de Claude Bébéar, par induit. Face à cette menace, il se toute sa phase de croissance, AXA
une jeune femme de formation lit- comporte en chevalier blanc. En n’est pratiquement jamais exposé à
téraire, Caroline Desaegher, effet, le statut mutualiste dont il un risque plus grand que ses
embauchée à cette fin chez AXA et dispose peut être mobilisé comme rivales.
qui y est restée depuis. Claude protection juridique. Cette cir- Quant à l’innovation, le groupe
Bébéar lui a fourni les éléments constance lui fournit l’occasion de AXA profitera constamment des
nécessaires à un récit circonstancié sa meilleure affaire, base de toutes innovations réalisées à grands frais
et précis des principaux épisodes de les autres : l’acquisition du groupe et à grands risques par les compa-
son parcours. Drouot ; gnies d’assurances qu’il rachète, à
Lisant ce texte après avoir lu de 4) Les débuts de l’ascension d’AXA commencer par le groupe Drouot,
nombreuses autres biographies se font dans un environnement précurseur de l’informatisation et
d’homme d’affaires, je l’ai trouvé concurrentiel relativement bénin, pionnier de l’assurance automobile.
particulièrement informatif et pré- au moment où les barrières protec-
cis. Il décrit en détail la conduite trices d’une profession sclérosée
d’opérations souvent passées sous commencent à s’écrouler. Les QUESTION DE MÉTHODE :
silence par les historiographes (7). entreprises concurrentes sont diri- HISTOIRE D’UNE ENTREPRISE,
À sa lecture, j’ai formulé six hypo- gées par des notables vieillissants. D’UN SECTEUR, D’UNE ÉQUIPE
thèses — les plus simples possibles Claude Bébéar est quasiment le OU D’UN HOMME ?
— me paraissant nécessaires et suf- seul outsider jeune, bien informé
fisantes pour expliquer la croissan- et disponible, en état de percevoir L’Histoire d’AXA insiste sur les ver-
ce d’AXA. Les voici : et de saisir les occasions qui vont se tus du travail en équipe. Par
1) L’acquisition des cibles se fait à présenter ; ailleurs, Claude Bébéar se présente
un moment de forte incertitude 5) Dans ce contexte, Claude lui-même comme un homme au
sur leur valeur et Claude Bébéar, Bébéar prend plus de risque que les service de l’institution qu’il a créée,
en tant que professionnel des autres et, en particulier, des risques AXA. Le titre du livre manifeste
assurances, dispose d’informa- techniques dans le domaine de l’as- parfaitement cette volonté de mise
tions privées et, surtout, d’une surance et de la réassurance ; en avant de l’entreprise, considérée
vision prospective du métier d’as- 6) Claude Bébéar se montre, enfin, comme un collectif derrière lequel
sureur qui le conduit à apprécier plus innovant que les autres, en l’individu doit s’effacer.
la valeur de l’entreprise différem- particulier en matière d’organisa- Cependant, en le lisant, j’ai remar-
ment des autres intervenants sur tion interne des entreprises et de qué que la personne de Claude
le marché ; techniques de commercialisation. Bébéar était le seul élément vérita-
2) Claude Bébéar attaque les entre- Une bonne façon de tester ces blement constant, celui que l’on
prises momentanément vulné- hypothèses était de demander un retrouve à toutes les étapes clefs du
rables sans être jamais attaqué, entretien à Claude Bébéar, pour récit, et le principal moteur de l’ac-
parce qu’il dispose de la protection approfondir avec lui tous les points tion. Voici ce que l’intéressé a
juridique que lui confère un statut qui me paraissaient obscurs. Il m’a répondu à mes observations :
mutualiste qui rend pratiquement reçu avec une grande courtoisie et MV : Êtes-vous un homme seul ou
impossible une OPA inamicale ; s’est efforcé de répondre avec exac- l’animateur d’une équipe ? L’histoire
3) Claude Bébéar, comme beau- titude à toutes les questions que je d’AXA est-elle une histoire collective
coup d’autres au même moment et lui avais communiquées par écrit, ou un parcours individuel ?
dans d’autres industries, profite des avant la rencontre, pour éviter de Claude Bébéar (CB) : Le problè-
perturbations de marché induites perdre du temps et le rassurer sur me dans la constitution des
par l’arrivée au pouvoir, en France, mes intentions. groupes, surtout avec une croissan-
Je présente ci-dessous de larges ce très rapide, c’est que vous avez
(7) Cependant, le risque d’interprétation extraits de notre dialogue. Elle abou- des gens qui sont adaptés à un
malveillante est limité, puisque l’ouvrage n’est
pas disponible en librairie, n’a pas été publié tit clairement à une confirmation moment donné et qui, ensuite,
par un éditeur, ne comporte pas de N° ISBN des hypothèses 1, 2, 3 et 4, tandis deviennent dépassés. Vous avez
et ne peut être acheté : AXA l’offre à certains
de ses employés et partenaires. que les hypothèses 5 et 6 sont infir- donc autour de vous une équipe,

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© Nicolas TAVERNIER/REA

MICHEL VILLETTE
Claude Bébéar se présente comme un homme au service de l’institution qu’il a créée

c’est mon concept, mais cette équi- manifestent des conceptions diffé- d’autre d’un guéridon, comme si la
pe change au fil du temps ; elle est renciées de l’autorité, de l’efficacité conversation devait se dérouler
à géométrie variable parce que, à et de la grandeur. Le siège mondial entre égaux et sur une base parfai-
un moment donné, vous avez du groupe AXA se trouve au 25, tement symétrique. L’hôte vous
besoin de nouvelles compétences avenue Matignon, à Paris (à proxi- propose lui-même un café, en
ou bien parce que certains n’ont mité immédiate du palais de l’Ély- toute simplicité. Le personnel atta-
plus la compétence nécessaire. sée). Le siège comprend deux par- ché à sa personne (secrétaires parti-
Il y a des gens comme ça, qui pas- ties : un immeuble moderne et un culières, collaborateurs directs) se
sent du premier cercle au second, hôtel particulier du XVIIIe siècle, trouve retiré au bout d’un petit
puis au troisième, etc. Certains le parfaitement restauré. Cet hôtel couloir, derrière les lambris,
comprennent parfaitement et comprend des salons de réception comme pouvaient l’être les camé-
d’autres sont frustrés, évidemment. au rez-de-chaussée, un escalier ristes au temps de la vieille aristo-
monumental, une vaste anti- cratie.
chambre et deux « chambres » fai- La personnification du pouvoir
LE LIEU D’ACHÈVEMENT DE sant office de bureaux, l’une pour est marquée par la disposition des
L’ODYSSÉE : UN HÔTEL Claude Bébéar, ancien patron et lieux et cette disposition n’est ni
PARTICULIER DU XVIIIe SIÈCLE président du conseil de surveillan- le produit du hasard, ni le fruit de
ce et l’autre, pour de Henri de l’histoire. Elle a été voulue et
Les sièges sociaux mondiaux rivali- Castries, président du directoire choisie. Bébéar, fils d’enseignant,
sent de prestige et aucun n’échappe depuis 1999. pur produit de la méritocratie
complètement à la logique des On attend dans l’antichambre. Le scolaire républicaine, a choisi de
dépenses somptuaires. C’est dans dirigeant en personne vient cour- finir sa carrière en gouvernant
la manière et les formes architectu- toisement à votre rencontre pour dans le style du XVIIIe siècle. Sans
rales que s’exprime la symbolique vous faire entrer dans ses apparte- doute s’est-t-il aussi choisi un
d’une culture d’entreprise et que se ments. On se trouve assis de part et successeur assorti aux lieux parmi

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les héritiers de la vieille aristocra- travailler dans le domaine de l’assu- disait : le métier de patron s’apprend
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tie française : Henri de la Croix rance vie, il passe le diplôme de au biberon. Il avait donc choisi de
de Castries descend, en effet, en l’Institut des actuaires de Paris. De prendre un jeune « au biberon »
ligne directe d’un Maréchal de 1964 à 1966, il effectue une mis- (c’est-à-dire sortant de
France (Charles Eugène, 1727- sion au Canada où il crée la Polytechnique) et de lui apprendre le
1800). Fils de banquier branche assurance vie de Provinces métier. Je suis entré chez lui comme
(François), châtelain, il est marié Unies, filiale du groupe Anciennes dauphin et le deal que j’avais avec
avec Anne de Grandmaison, aris- Mutuelles. Il acquiert là une pre- lui était : soit, je réussis et je deviens
tocrate comme lui. mière expérience internationale. le patron sans concurrence, soit je ne
Comment en est-on arrivé à cette En 1972, après le décès d’André réussis pas, et alors, je m’en vais. Il ne
situation, qui rappelle, à bien des Sahut d’Izarn, comme prévu, c’est voulait pas qu’une bande de jeunes
égards, celle de Napoléon et des Aubert, un vieux compagnon de loups gaspillent leur énergie à se
maréchaux d’Empire après leur son prédécesseur, qui devient res- bouffer le nez dans une lutte pour le
formidable épopée guerrière ? ponsable. Dans l’Histoire d’AXA pouvoir.
(pp. 20 à 23), il est dit que celui-ci Ce qui m’a amusé, c’est d’entrer dans
aurait commis des maladresses cette petite entreprise (alors que
PREMIÈRE BATAILLE : LA LUTTE ayant considérablement affaibli sa j’avais une proposition d’embauche
DE SUCCESSION ET LA PRISE DE position. En particulier, il serait chez Schlumberger). Si c’était
POUVOIR (1975) sorti discrédité d’une grève dure (le aujourd’hui, je ferais une start up.
niveau des salaires était très bas aux J’avais un esprit d’entrepreneur et ce
Claude Bébéar est né le 29 juillet Anciennes Mutuelles de Rouen). qui me plaisait, c’était d’entrer tout
1935, à Issac en Dordogne. Ses Bébéar, avec d’autres cadres de la de suite dans le Saint des Saints, de
parents sont enseignants, son père maison, organise alors une sorte de participer aux décisions, de voir com-
directeur de Collège et sa mère ins- putsch qui contraint Aubert à la ment les gens décidaient, d’apprendre
titutrice (8). Il est le second d’une démission et s’installe à sa place. à porter des jugements sur la marche
famille de trois enfants, sa sœur et Voici ce qu’on peut lire à ce propos des affaires.
son frère sont tous deux médecins. dans l’Histoire d’AXA : Mon séjour au Canada a été décisif.
Après des études à Saint-Astier, « Un lundi matin du mois de juillet, J’ai compris, dès cette époque, que la
puis à Périgueux, en Dordogne, il Bébéar est donc chargé de la difficile France était un petit pays, qu’il y
prépare les grandes écoles au Lycée mission d’annoncer la nouvelle à aurait forcément une mondialisa-
Saint-Louis à Paris. Il entre qua- Aubert. Celui-ci demande aussitôt à tion, que, pour participer à cette
trième, en 1955, à l’École voir, un à un, tous les directeurs. mondialisation, il fallait être fort
Polytechnique et est élu respon- L’un d’eux, Pierre Fort, se présente dans son marché domestique ».
sable de sa promotion. C’est là spontanément, par amitié pour
qu’il est recruté par le père d’un de Aubert : « Il savait aussi être un
ses camarades, André Sahut homme charmant. Je lui ai dit que SECONDE BATAILLE : LA PRISE
d’Izarn, qui dirige alors le groupe je l’aimais beaucoup, que je le DE CONTRÔLE DE DROUOT
des Anciennes Mutuelles comprenais, mais que j’étais obligé (1982) ET DE QUELQUES
d’Assurances de Rouen et se cherche de reconnaître que les autres AUTRES
un successeur. Il y entre en 1958, avaient raison, qu’il fallait être luci-
après l’École de Cavalerie de de et modifier profondément les Les années 1980 sont, en France, des
Saumur et un service militaire choses. Je lui ai dit aussi que, dans années de croissance. En 1981, l’ar-
accompli en Algérie. le projet, on lui laissait quand
Jusqu’en 1975, il assume diverses même la présidence du conseil
(9) Les propos de Claude Bébéar sont restitués
responsabilités. Commençant par d’administration, ce qui n’était pas ici dans un style parlé, aussi fidèle que possible
si mal : pour lui, l’honneur était à l’enregistrement. Nous avons conservé à
dessein certaines tournures familières et
(8) La notice de Claude Bébéar dans le Who’s sauf. Il n’avait plus qu’à nommer argotiques qui font évidemment partie du
Who qualifie son père de « principal » de Bébéar directeur général » […] » personnage. La tournure des phrases donne
collège, mais l’Annuaire de l’Éducation un aperçu du mode de pensée usuel de notre
Nationale de 1962 qualifie bien André Bébéar (p. 23). interlocuteur : l’idée principale est souvent
de « directeur » du collège d’enseignement Voici le commentaire que donne énoncée au début en une phrase elliptique,
général d’Eymet, en Dordogne, et signale qu’il puis reprise et nuancée en un développement
est aussi l’économe du collège et le gérant de Claude Bébéar de cet épisode au ponctué de « donc », nourri d’anecdotes et
l’internat, à son compte. Il porte le titre de cours de notre entretien (9) : éventuellement d’allusions polémiques
« directeur » et non de « principal » parce qu’il incidentes, bien faites pour rappeler que
relève du corps des enseignants du primaire. « Sahut d’Izarn était monarchiste et la vie des affaires est un perpétuel combat.

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rivée de la gauche au pouvoir et les sode, au cours de notre entretien : (10), on a échangé leurs titres

MICHEL VILLETTE
craintes de nationalisation du sec- MV : Expliquez-moi comment vous contre des titres Drouot. Mais, vu
teur de l’assurance offrent à Claude réussissez, à partir de 1981, un la valeur qu’avaient pris les titres
Bébéar l’opportunité de prendre le enchaînement ininterrompu d’ac- Drouot, on avait l’impression de
contrôle du Groupe Drouot. Premier quisitions en France, puis à l’étran- payer Présence trop cher. On l’a fait
groupe privé d’assurance, le Groupe ger ? Je voudrais une explication sans tout de même. Mon raisonnement,
Drouot est alors confronté à de magie, avec des chiffres et des faits. à l’époque, était de dire : les actions
graves difficultés financières, dues à CB : En aucun cas, il n’y a de de Drouot, je les ai eues pratique-
un engagement trop important dans magie ! Il n’y a rien d’extraordinaire. ment pour rien ; donc, je paie avec
l’immobilier. Bien que d’une taille Le premier coup qu’on fait, c’est une monnaie qui me donne sur le
double de celle des Mutuelles Unies, Drouot, qu’on achète à un prix plan stratégique quelque chose de
Drouot perd, en 1982, l’équivalent dérisoirement bas parce que l’arri- très important mais qui, en vérité,
de ce que gagnent ces dernières. vée de la gauche au pouvoir crée la ne m’a pas coûté grand-chose. Si
Claude Bébéar en prend la présiden- panique. j’évalue Drouot à son coût histo-
ce, en même temps que celle des MV : L’affaire aurait pu être conclue rique, l’achat de Présence ne me
Mutuelles Unies et il s’installe au à un prix encore plus avantageux coûte rien. Si j’évalue Drouot à sa
siège de Drouot. pour vous si elle n’avait pas traîné valeur du moment, je paie Présence
Un an de désinvestissement massif (voir l’Histoire d’AXA, p. 84-93). très cher.
de l’immobilier et de redressement CB : Oui, on s’était mis d’accord MV : Pourquoi est-ce que Drouot
des résultats de l’assurance permet- sur un prix et les gens de Drouot valait si peu au départ et si cher à
tra de supprimer les pertes dès ont été attaqués par Bouygues. Ils l’arrivée ?
l’exercice 1983. ont résisté, ils ont gagné leur pro- CB : C’est exactement comme
L’acquisition du groupe Drouot est cès contre Bouygues et ils sont reve- pour Équitable. Si vous voulez, les
décrite en détail dans l’Histoire nus me voir en disant : « On avait gens étudient très mal leurs dos-
d’AXA, p. 84-93. Voici, à titre envisagé quelque chose ensemble, on siers. Ils étudient les choses superfi-
d’échantillon, ce que l’on peut lire est toujours d’accord, au même ciellement. Drouot était une entre-
à ce propos : prix ». Pour eux, c’était une ques- prise qui avait un très beau fond de
« Pendant l’été, les négociations entre tion d’honneur, de respect de la commerce et qui avait fait des
Bébéar, Térren et Simon-Barboux, parole donnée. Mais comme bêtises dans l’immobilier. Sur ce,
son dauphin, avancent favorable- Bouygues leur avait promis un Drouot est repris à la hussarde par
ment, dans une ambiance sérieuse et meilleur prix que nous, j’ai estimé Bouygues. Or Bouygues ne connaît
amicale. Le 23 juillet 1981, soit seu- souhaitable de leur donner 15 % pas le métier d’assureur : il s’en
lement deux mois après l’élection de de plus que ce dont nous étions tient donc à un raisonnement
Mitterrand, lors du conseil d’adminis- convenus. Résultat : nous avons d’analyste financier, c’est-à-dire
tration d’Ufipar, Térren affirme à ses acquis pour deux cent cinquante qu’il raisonne à court terme. Il se
actionnaires que les études avec millions de francs une entreprise dit : « Oh ! Il y a un trou dans cette
« notre ami Bébéar » sur la possibili- estimée à cinq milliards de francs affaire, c’est affreux ». Il ne voit pas
té de mutualiser le groupe Drouot sont quatre ans plus tard… la valeur du fonds de commerce.
bien avancées. Mais il émet déjà Deuxième opération : lorsqu’on a Nous le rachetons donc à un prix
quelques réserves en critiquant le prix mis la main sur le groupe Présence très bas parce que Drouot paraissait
proposé qui serait, selon lui, « une être une boîte quasi-exsangue.
offre de crise ». Ces réserves ont le Mais nous, qui sommes des profes-
(10) En septembre 1985, le redressement de
don d’agacer Jean-Claude Aaron et Drouot étant totalement terminé, un
sionnels de l’assurance, tout de
Henry Hottinguer, qui apprécient rapprochement avec d’autres grandes suite, on redresse l’affaire, on
compagnies d’assurances françaises apparaît
Claude Bébéar et recherchent, avant judicieux. Providence et Secours sont contrôlées remonte les tarifs, etc., et tout
tout, une issue rapide à ces négocia- par une société cotée, La Providence, dont les repart très vite. Lorsqu’on la rachè-
actionnaires principaux sont Paribas et
tions. Ils rappellent que « le 10 sep- Schneider. Les propositions de rapprochement te, elle perd deux cents millions ;
tembre nous saurons qui sera natio- amiable sont repoussées et, pour pouvoir l’année suivante elle est équilibrée
réaliser l’opération, une OPA hostile est lancée.
nalisé. Et si nous sommes sur la C’est la première, en France, depuis l’échec de et la troisième année, elle gagne
liste, ce sera trop tard, nous aurons l’opération BSN/Saint-Gobain. C’est un succès, deux cents millions.
après huit mois de bataille acharnée entre
les doigts coincés » » (p. 84-85). Claude Bébéar et Bernard Pagézy, représentant Même chose avec Équitable aux
la Compagnie du Midi, chevalier blanc de la
Voici maintenant le commentaire Providence et, à cette époque, première
USA. Tous les journaux de Wall
qu’a fait Claude Bébéar sur cet épi- capitalisation de la Bourse de Paris. Street tenaient cette entreprise

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pour perdue. Le milieu financier sont les avantages qu’on avait par faire une bonne affaire, on profite
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s’attendait à une banqueroute d’un rapport aux autres. Il n’y a là aucun d’un moment de vulnérabilité de
moment à l’autre. Or, Michel miracle. l’autre (ce qui ne veut pas dire qu’on
François-Poncet, ancien patron de Pour l’UAP, même chose. On va le maltraiter, on peut être élégant)
Paribas, vient me voir et me dit : connaissait cette société depuis tou- et on joue sur l’asymétrie d’informa-
« Écoute, tu devrais regarder cette jours, on la voyait s’enfoncer, se cas- tions ?
entreprise ». Je lui rétorque : « Ça ser la figure ; on voyait aussi que, CB : Absolument !
ne vaut pas un clou, c’est pourri ». contrairement à ce que pensaient ses MV : Vous n’êtes pas contre cette
Mais il insiste : « Tu as tort, tu dirigeants, dans leur tour d’ivoire, le interprétation ?
devrais venir la voir ». Je vais donc à marché serait de plus en plus sévère CB : Ah ! Non, pas du tout ! Vous
New York, je regarde, je discute avec l’UAP. Cette société avait une savez, dans une entreprise, il y a
avec les patrons et je me dis : là valeur intrinsèque forte mais, étant de l’objectif et il y a du subjectif.
aussi, il y a un fonds de commerce en décadence, elle avait une image En plus, une entreprise peut
formidable ; il faut estimer le mon- très mauvaise. Du coup, elle était valoir quelque chose pour moi,
tant du trou financier et le compa- sousévaluée sur le marché et elle était compte tenu de ce qu’est mon
rer avec la valeur du fonds de com- en état de faiblesse stratégique. On a activité, compte tenu de mes
merce ! On a donc étudié la société pu faire une opération éclair. C’est la savoir-faire et, au contraire, pour
pendant cinq mois, ce que person- guerre des six jours qu’on a menée l’homme d’affaires d’à côté, ça
ne n’avait fait. C’était un pari en trois jours. peut être une catastrophe, un
gagné d’avance. Comme tout le boulet. Vous avez vu, tout à l’heu-
monde disait du mal de cette socié- re, Bouygues. Il achète une compa-
té, je me suis dit que, lorsqu’elle QU’EST-CE QU’UNE BONNE gnie d’assurances par hasard. Il se
serait introduite en Bourse, elle AFFAIRE ? rend compte que ce n’est pas son
serait massacrée. On a donc fait métier et, aussitôt, il s’en va. C’est
une offre, en disant : « C’est la MV : Si je vous comprends bien - une bonne décision de chef d’en-
Bourse qui fixera la valeur ». Pour le vous me corrigerez si j’ai tort - pour treprise.
directeur des assurances MV : Oui, en tant que

© Benoît DECOUT/REA
de New York, c’était professionnel, vous avez
merveilleux parce que votre propre capacité à
c’était rassurant. Pour estimer la valeur et à
nous, compte tenu de donner de la valeur.
l’information dispo- Quant aux tiers (les ana-
nible sur le marché, lystes financiers, les mar-
c’était l’assurance de chés, les investisseurs non
faire une bonne affaire. spécialisés….), ils se
Ce qui est merveilleux trompent souvent, selon
dans cette histoire, c’est vous, car ils ont un biais
que, lorsqu’on a fait le d’information. La bonne
deal, le patron de l’en- affaire consiste alors à
treprise m’a dit : profiter de ce biais.
« Claude, vous connais- CB : Oui, tout à fait.
sez maintenant l’entre- Et pourtant, on respec-
prise beaucoup mieux te les règles du marché.
que moi ! » Et c’était Mais l’estimation du
vrai : on l’avait vrai- potentiel de valorisa-
ment étudiée à fond. tion ne suffit pas. Il
Pour faire des affaires faut ensuite que vous
comme cela, il faut être ayez les hommes
dans un métier que vous capables de prendre les
connaissez, faire une choses en mains et que
étude très approfondie et l’entreprise que vous
avoir une capacité de intégrez soit compa-
Dans les entreprises de service, ce qui fait la différence, c’est la capacité des
décision très rapide. Ce hommes à être créatifs et motivés. tible avec vos autres

10 GÉRER ET COMPRENDRE •
activités. Il ne suffit pas d’acqué- n’est pas la meilleure, elle existe et l’argent. Quelqu’un vient alors

MICHEL VILLETTE
rir une affaire, il faut la gérer et elle évite de perdre du temps. nous voir et nous conseille d’inves-
l’intégrer. Il faut aussi veiller aux tir dans Revillon en présentant cela
contraintes politiques et régle- comme une « belle affaire ». On le
mentaires qui peuvent rendre UNE BONNE AFFAIRE EST-ELLE fait et c’est une bonne affaire finan-
impossible sa valorisation ulté- TOUJOURS STRATÉGIQUE ? cière. Ça se passe bien. Mais je
rieure. DEUX CONTRE-EXEMPLES m’aperçois à ce moment-là que je
MV : Votre histoire est une alternan- néglige mon métier d’assureur. Or,
ce de phases de captation de valeur CB : La bonne affaire se juge sur le ça se passe à une période où le
(des batailles) et de mise en valeur, long terme. Le journalisme pousse métier connaît des difficultés :
au cours desquelles les entreprises que à définir la bonne affaire dans l’ins- marché difficile, problèmes dans le
vous avez acquises expriment leur tant et à ne retenir que ce qui est secteur de l’assurance automobile
valeur latente. Quels sont les points sensationnel. Or, ce qui est specta- en France, etc. Et je m’aperçois
clefs dans cette seconde phase du cycle culaire est bien souvent une mau- que, par négligence, on n’a pas pris
de croissance ? vaise affaire. Donc, il faut que, sur les bonnes décisions. Pourquoi ?
CB : On avance un pied puis, le long terme, elle ajoute de la Parce que j’avais l’esprit occupé
avant d’avancer le pied suivant, il valeur à votre entreprise parce ailleurs. Je comprends alors qu’une
faut assurer. Une fois qu’on a qu’elle lui apporte un supplément diversification peut être une bonne
consolidé l’acquisition précéden- et parce que vous êtes capable de la affaire du point de vue financier,
te, on consulte notre liste d’op- mener à bien. La bonne affaire tout en étant une erreur straté-
portunités et on prépare le pas s’exprime en termes financiers, gique, parce cela détourne l’atten-
suivant. mais aussi humains. Il faut qu’elle tion du métier, là où se joue l’es-
MV : Au fil de votre histoire, on a vous permette d’améliorer la capa- sentiel. À partir de ce moment, je
l’impression que les phases de consoli- cité humaine de votre équipe : ce revends tous mes investissements
dation après acquisitions sont de plus n’est pas seulement le bénéfice hors assurance et je me concentre
en plus rapides. On a le sentiment comptable qui importe. Il faut sur les acquisitions stratégiques.
que vous avez une méthode bien aussi que ça vous permette de récu- De même, lorsqu’on a repris Équi-
rodée. pérer ou d’embaucher des talents table, les consultants et les ana-
CB : On a compris une chose : les qu’autrement vous n’auriez pas pu lystes financiers nous ont dit :
gens n’aiment pas l’incertitude. avoir chez vous. Une bonne affaire « Revendez tout de suite la filiale
Lorsqu’ils sont incertains, ils ne vous donne une plus grande capa- DLG (banque d’investissement)
travaillent pas, ils se bagarrent cité à faire d’autres bonnes affaires car ce n’est pas votre métier ». Là,
entre eux, ils discutent. Donc, par la suite. Parce que, finalement, j’étais très partagé parce qu’il me
lorsqu’on reprend une entreprise, dans les entreprises de service, ce semblait que DLG portait en elle
il faut soit appliquer la méthode qui fait la différence, ce sont des quelque chose d’intéressant. Il y
brutale de Général Electric et vider hommes : on n’a pas d’investisse- avait chez DLG une qualité
tout l’ancien management soit, ments énormes, on n’est pas proté- d’hommes tout à fait extraordinaire.
comme chez AXA, trier très vite et gé par des brevets. Ce qui compte, Je savais qu’à un moment donné,
constituer une équipe mixte à c’est la capacité des hommes à être on la vendrait, mais je n’étais pas
partir d’éléments sélectionnés créatifs et motivés. pressé. Selon le principe de non-
dans l’entreprise acquéreuse et Si vous faites une bonne affaire diversification que j’ai énoncé tout
dans l’entreprise acquise. Par financière et qu’elle ne s’inscrit pas à l’heure, lorsqu’on avait fait le cal-
exemple, dans le cas de l’UAP, on dans votre stratégie, elle pollue cul de la valeur d’Équitable, on
en a pris le contrôle le cette stratégie, elle distrait votre avait en effet compté DLG pour
11 novembre et à la fin décembre, attention, vous fait perdre votre rien, même si, au moment du deal,
tous les principaux responsables temps et risque de vous coûter plus un acheteur nous en proposait déjà
étaient nommés. Ensuite, on est cher qu’elle ne vous rapporte. C’est quatre cents millions de dollars.
descendu dans la hiérarchie et on ce que montre l’exemple de notre C’était énorme, mais j’ai suivi les
a fait le tri, au fur et à mesure. investissement de diversification conseils du patron et fondateur
MV : Vous reconstituez rapidement dans Revillon, entre 1976 et 1981. d’Équitable qui m’a dit : « Gardez-
une ligne hiérarchique de managers. À cette époque, on est une petite la, il n’y a pas de danger. Faites-vous
Est-ce aussi simple que cela ? mutuelle, on essaie de se dévelop- votre opinion d’abord ».
CB : Oui. Même si votre ligne per dans notre métier et on a de J’ai gardé DLG dans le groupe et,

GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69 11


en 1996, quelqu’un nous en a pro- Pagésy). Comment expliquez-vous te, on développe une confiance
T É M O I G NAG E

posé un milliard et demi de dol- cela ? Question subsidiaire : à l’inté- réciproque. Chez nos administra-
lars ! Alors là, j’aurais bien vendu, rieur même de votre entreprise, com- teurs, il n’y a pas de volonté de
mais ça n’a pas marché pour des ment faites-vous pour exercer un lea- pouvoir ou de puissance. Ils sont là
raisons de réglementation améri- dership incontesté (depuis le début) pour nous aider.
caine. Donc, on l’a gardée encore alors que vous êtes le dirigeant d’une En ce qui concerne maintenant les
une fois… On surveille cette affai- mutuelle où s’applique en principe la prises de contrôle hostiles venant
re comme le lait sur le feu, en règle démocratique : un homme, une de l’extérieur, les Mutuelles Unies
disant : ce n’est pas notre business, voix ? sont restées majoritaires jusqu’en
ça prend de l’importance, ça prend CB : Dans les mutuelles sans inter- 1983. C’est en rachetant l’UAP
de la valeur et il y aura un moment médiaire, des sociétaires et clients qu’on a perdu la majorité ; jusque
où il y aura un risque, un moment peuvent se dire : « Tiens, je peux là, on était facilement attaquable,
où il faudra mettre beaucoup d’ar- prendre le pouvoir ». Vous avez ainsi mais on contrôlait la majorité du
gent. C’est ce qui se passe en 2000. des gens qui n’ont aucune compé- capital et, pour nous attaquer, il
Les dirigeants de DLG savent tence technique, mais qui sont ani- aurait fallu monter au niveau des
qu’on ne veut pas investir beau- més par des ambitions politiques et Mutuelles. Comme je vous l’ai déjà
coup dans leur business et ils nous qui veulent diriger. C’est ce qui se expliqué, il est très difficile de
proposent de les vendre. On leur passe dans certaines mutuelles de prendre le pouvoir dans une
dit d’accord, mais trouvez-nous fonctionnaires comme la Maif, ou mutuelle avec intermédiaires.
l’acquéreur et, si le prix nous paraît dans des banques comme le Crédit Aujourd’hui (en 2000), théorique-
correct, on va revendre dix mil- Mutuel. ment, les mutuelles ne contrôlent
liards de dollars ce qu’on avait Le cas d’AXA est très différent. Il plus qu’un tiers des votes et on
acheté quatre cents millions. C’est s’agit d’une mutuelle avec intermé- peut imaginer qu’un contre-pou-
l’exception qui confirme la règle… diaires. Entre l’entreprise et l’assu- voir capitalistique pourrait se for-
Lorsqu’on en discutait avec les ré, il y a l’agent. Les assurés sont là mer. C’est possible. Mais pour
marchés financiers, je leur disais : pour être assurés et ne s’occupent prendre le contrôle, il faudrait
« Ce n’est pas notre core business pas de l’entreprise, ils font confian- mettre quelque chose comme
(métier) » et ils nous répondaient ce à leurs agents. On a d’ailleurs soixante milliards de dollars sur la
« Pourquoi ne la vendez-vous pas ? ». beaucoup de mal à les faire voter. table. Ce n’est pas rien !
Je ne la vendais pas parce que j’at- On a toujours du mal à atteindre le MV : Finalement vous avez bénéfi-
tendais l’occasion. Si vous voulez, quorum pour prendre une déci- cié d’un avantage compétitif lié à
les marchés financiers sont dans sion. une réglementation ancienne, un peu
l’instant. Ils ne savent pas apprécier Certaines mutuelles sont entre les archaïque, dont vous avez détourné
les choses. Pour eux, c’est blanc ou mains de la franc-maçonnerie, du habilement la vocation initiale ?
c’est noir. Ils ont des idées trop parti socialiste ou du parti commu- CB : C’est ce que j’ai expliqué à
simples : si c’est votre core business, niste mais, chez nous, ce n’est pas certains hommes politiques, qui
vous gardez, si ce n’est pas votre possible. Nous n’avons jamais eu ne comprenaient pas, dont
core business, vous vendez… de gens qui, par ambition person- Monsieur Balladur. Je leur ai dit :
MV : Oui, ils appliquent une doctri- nelle, voulaient mettre la main sur « Si je n’avais pas eu cette protec-
ne. Or, les affaires ne se font pas à l’entreprise. De toute façon, même tion mutualiste, je n’aurais pas pu
coup de doctrine. s’ils l’avaient voulu, ils n’auraient faire le groupe AXA ». Pourquoi ?
CB : Non, les affaires, c’est le prag- pas pu, parce que les agents Je vous donne un exemple :
matisme. auraient fait écran. lorsque nous avons fait l’affaire
MV : Lorsque vous rachetez Drouot, d’Équitable, la valeur de notre
on a l’impression que vous prenez titre a été divisée par deux. Si
COMMENT ATTAQUER SANS pratiquement seul cette décision si nous n’avions pas été protégés par
CESSE, TOUT EN ÉCHAPPANT lourde de conséquences… les Mutuelles, à ce moment là, on
AUX ATTAQUES DES AUTRES ? CB : Si le conseil d’administration se faisait manger.
avait pensé que c’était une bêtise, il MV : Vous apportez par avance une
MV : Vous attaquez sans cesse des s’y serait opposé. Mais il y a une réponse à la question sur la prise de
entreprises cibles pour les acquérir et grande complicité (au bon sens du risque que je vais vous poser tout à
vous, de votre côté, semblez n’être terme) entre le conseil d’adminis- l’heure : Si vous avez pu vous atta-
jamais attaqué (sauf dans l’épisode tration et le dirigeant : on se coop- quer à des entreprises plus grosses que

12 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69


la vôtre pour les absorber, c’est que hypothèse de travail raisonnable et elles se terminent souvent par

MICHEL VILLETTE
vous ne courriez pas le risque d’être consiste à supposer que les concur- une perte financière ou un succès
absorbé à votre tour, dans l’éventua- rents n’étaient ni très virulents, ni limité. Pour les grands coups, il
lité où le marché aurait sanctionné très efficaces, ni très habiles en faut attendre l’occasion. Ainsi,
négativement votre acquisition par affaires, pour s’être laissés ainsi pendant six ans, de 1975 à 1981,
une baisse de valeur de vos titres. conquérir les uns après les autres. Claude Bébéar a dû attendre, sans
CB : Bien sûr ! Une autre hypothèse, non exclusi- pouvoir se lancer véritablement
MV : Cela vous donnait du temps, ve de la précédente, conduirait à dans la réalisation des projets de
des mois de sursis, pour digérer une supposer que Claude Bébéar ait croissance à grande échelle qu’il
acquisition et démontrer au marché pris de plus grands risques tech- avait conçus.
son bien fondé. niques que les autres pour dégager MV : Lorsque vous étiez PDG des
CB : C’est un avantage énorme ! les ressources financières néces- Mutuelles Unies, alors qu’elles
Après la reprise d’Équitable, pen- saires à sa conquête. Une troisième étaient encore une petite compagnie
dant un an, le marché était désap- hypothèse, enfin, reviendrait à sup- d’assurances de province, avez-vous
probateur et puis, tout à coup, il poser qu’AXA ait supplanté ses pris des risques particuliers (par rap-
s’est rallié à la justesse de nos concurrents grâce à des innova- port à la concurrence) pour tenter de
vues. tions en matière d’organisation, de vous hisser, coûte que coûte, dans la
technique assurantielle ou de com- cour des grands de l’assurance ? Avez-
mercialisation. vous pris des risques techniques ?
LA FULGURANTE ASCENSION Voyons le crédit que Claude CB : On a pris des petits risques en
D’AXA S’EST-ELLE FAITE DANS Bébéar accorde à ces trois hypo- matière de réassurance, mais on n’a
UN ENVIRONNEMENT BÉNIN ET thèses. pas fait de réassurance en grand.
FAUTE DE CONCURRENCE C’est facile de faire de la réassuran-
SÉRIEUSE ? ce. Vous pouvez souscrire à tout ce
L’hypothèse d’une forte prise de que vous voulez. Nous n’avons pas
Face à une croissance aussi rapide risques n’est pas confirmée par voulu prendre des parts chez un
et forte que celle d’AXA sur un Claude Bébéar réassureur mais apprendre le
marché de l’assurance française métier par nous-mêmes, en for-
qui, entre 1975 et 1990, était un Faut-il prendre des risques hors du mant une équipe à la réassurance.
marché mature, à croissance faible commun pour connaître une crois- Dans le même temps, nous avons
et relativement peu innovant, sance exponentielle ? Non, dit investi dans une affaire
l’analyste ne peut manquer de son- Claude Bébéar. Les prises de risque (Appalachian) aux USA, qui nous a
ger aux théories de l’écologie des doivent être limitées. Elles ne ser- causé des soucis. L’idée était de
populations d’entreprise. Une vent qu’à apprendre, à se préparer dire : on ne met pas beaucoup sur

Chiffre d’affaire total


Milliards d’euros UAP
71,9
Nippon Dantai
57,0 GRE
National
Mutual
Equitable
Midi
Providence 23,6
Drouot 18,3
7,3
1,4 3,4
0,2

1980 1983 1986 1989 1992* 1995** 1997 1999***


proforma
Fig 1. La croissance d’AXA : une suite d’acquisitions réussies
(Source : Louis Deroye, Groupe AXA, novembre 2000)

GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69 13


la table, mais on apprend aux autres compagnies d’assurances ce qu’il y avait à faire à l’époque.
T É M O I G NAG E

l’Amérique. En même temps, sur la comparables. Comment faisiez- Ses intuitions étaient bonnes, mais
France, où on connaissait les entre- vous ? il avait déjà 74 ans lorsqu’il a cédé
prises, on regardait en pensant CB : Pendant que mes chers col- le pouvoir - trop tard - à un suc-
« croissance interne », parce que, lègues faisaient de l’immobilier et cesseur qui n’a pu redresser ce qui
dans l’assurance, la croissance des trucs comme ça, nous, nous aurait dû devenir la plus belle com-
externe n’était, à l’époque, pas pos- faisions de l’assurance. On faisait pagnie d’assurance française.
sible. Il y avait aussi les mutuelles notre métier. C’est tout. (11) L’autre homme qui aurait pu révo-
sans intermédiaires, qui rendaient lutionner l’assurance française,
le métier difficile et peu rentable. c’est Bernard Pagézy (de la
En 1978, on a pris un risque sur L’hypothèse de la faiblesse des Compagnie du Midi) : un véritable
une petite affaire, la Mutuelle concurrents est confirmée entrepreneur. Non pas industriel,
Parisienne de Garantie, qui était en mais financier. Seulement, il a fait
mauvais état. On l’a pratiquement MV : J’ai l’impression qu’à la fin des une erreur stratégique formidable.
acquise pour rien, mais elle pouvait années 70, vous étiez un jeune pre- Il a cru que le métier de l’assurance
nous faire perdre de l’argent parce mier pratiquement sans rivaux dans était foutu et il qu’il fallait investir
qu’elle était en très mauvais état. Un le secteur de l’assurance. N’y avait-il dans d’autres secteurs : il a alors
de nos directeurs a dit, à l’époque : vraiment face à vous que de char- investi dans le grain, la bière, etc. Il
« Ça va être le Vietnam ! ». Bon, si ça mants vieux messieurs passant leur a voulu faire un conglomérat au
avait mal tourné, on l’aurait ven- temps à jouer au golf ? moment même où, la compétition
due, on l’aurait liquidée, mais ça CB : On était en France, les socié- mondiale devenant plus forte, il
aurait pu nous faire beaucoup de tés d’assurances françaises étaient fallait se concentrer sur son métier.
mal et, surtout, nous faire perdre du dirigées par des polytechniciens L’hypothèse de l’innovation n’est
temps. Mais c’était la première qui faisaient de la technique d’as- pas confirmée : ce sont les autres
acquisition qu’on faisait. On s’est surance et qui n’avaient pas l’esprit qui innovaient.
trompé. La remise sur pieds deman- d’entreprise. Ils étaient, finale- MV : Drouot avait donc une avance
dait des efforts disproportionnés par ment, des fonctionnaires. L’idéal technique. Au même moment, vous
rapport au retour qu’on pouvait en du Français, c’est d’être haut fonc- étiez à la tête d’une entreprise
attendre. On l’a redressée, on n’a tionnaire. Beaucoup de mes cama- vieillotte…
pas eu le choix. Mais, de 1978 à rades de l’X démissionnaient pour CB : Très traditionnelle…
1991, on en a bavé, avec cette affai- aller dans le privé parce qu’ils MV : Lorsqu’on retrace l’histoire des
re ! n’avaient pas pu avoir le poste de grands hommes d’affaires, on dit sou-
Durant cette période, je suis donc fonctionnaire qu’ils convoitaient. vent, pour expliquer leur parcours,
à Rouen, en position d’attente ; Ils étaient dans une entreprise pri- qu’ils ont été des innovateurs. Et
les Anciennes Mutuelles ont de l’ar- vée, mais gardaient un esprit de vous ? Vous ne vous présentez jamais
gent, une croissance externe serait fonctionnaire. Ce n’étaient pas des comme un innovateur ?
donc possible, mais le marché est entrepreneurs. Seule exception, CB : En France, l’inventeur de l’as-
bloqué et il n’y a pas d’entreprise à Tattevin, du groupe Drouot. surance automobile moderne s’ap-
reprendre dans notre secteur, sauf C’était un visionnaire, mais il était pelle Jacques Vandier. C’était le
de toutes petites entreprises de imprudent. Il a coulé par mégalo- patron de la Macif. Il a réellement
province qui ne représentent rien. manie. Il s’entichait de progrès, de inventé des critères nouveaux.
Je sens qu’il faut faire des coups modernité, d’informatique, et ce Moi, je dois dire que je n’ai jamais
importants, mais on n’a rien de n’était peut-être pas l’essentiel de rien inventé. Ce que j’ai su faire,
mieux à faire que du bricolage à c’est me rendre compte de la fai-
petite échelle. En même temps, (11) Ce « C’est tout » est un peu elliptique. blesse des autres entreprises et d’ex-
cela nous permet d’apprendre et L’Histoire d’AXA nous informe (p. 8) qu’avant ploiter cette faiblesse. C’est-à-dire
la prise de pouvoir de Claude Bébéar, les
de constituer l’équipe. C’est une Anciennes Mutuelles avaient une tradition qu’au moment où des opportunités
période de maturation qui va nous particulièrement rigoureuse d’économie sur les se présentaient, j’ai osé faire ce que
frais généraux et concédaient au personnel des
permettre, ensuite d’aller plus salaires parmi les plus bas de la profession les autres n’osaient pas, sans
vite. (p. 25). Cette situation de départ a permis à d’ailleurs prendre de risques consi-
Claude Bébéar d’augmenter les salaires - et
MV : Lorsque vous en étiez le direc- donc d’améliorer le climat social et de stimuler dérables. C’est tout simplement
la productivité - tout en restant dans une
teur général, les Anciennes Mutuelles enveloppe de frais de fonctionnement très
parce qu’en face de moi, j’avais des
avaient une rentabilité supérieure supportable. gens timorés, des fonctionnaires,

14 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69


des notables… magnifiques illustrations du rôle alors que vous leur avez promis de

MICHEL VILLETTE
MV : Vous avez aussi racheté les crucial des promesses dans les respecter leur autonomie au sein du
innovations des autres et, lorsqu’elles affaires. groupe…
étaient bonnes, vous les avez valori- MV : Vous avez un petit accent du CB : Je croyais à l’époque que l’on
sées et généralisées dans le groupe. sud-ouest qui donne beaucoup de pouvait faire vivre ensemble des
Vous avez également récupéré des charme à votre conversation et un entreprises au sein d’un groupe, en
gens de talent, de la main d’œuvre talent de communicateur indé- les laissant séparées. On a eu des
qualifiée, ce qui vous a fait gagner niable… séminaires de direction pour réflé-
beaucoup de temps par rapport à un CB : Je ne le fais pas exprès, c’est chir sur tout cela et notre concep-
processus d’innovation interne. comme ça. Un chef d’entreprise est tion à évoluée. Je me souviens
CB : Attendez ! Chez AXA, nous une locomotive. Il doit tirer, qu’on avait fait venir un jour Roger
ne sommes pas de grands innova- convaincre. Il faut à la fois com- Martin, l’ancien patron de Saint-
teurs, c’est vrai - bien que nous muniquer l’enthousiasme et veiller Gobain, qui avait regardé notre
ayons souvent essayé - mais, par à ce que l’intérêt des gens et l’inté- organisation et m’avait dit : « Ça ne
contre, nous sommes en évolution rêt de l’entreprise soient liés. Vous tient pas debout votre organisation !
perpétuelle. Nous considérons avez évoqué tout à l’heure les Je vous assure que vous en changerez !
qu’il faut sans cesse changer, Anciennes Mutuelles : personnel Il faut fusionner vos entreprises ! ».
s’adapter, se transformer. Ça, c’est mal payé, mauvaises conditions de Lorsqu’on a absorbé la Providence,
la stratégie. Il ne faut jamais s’en- travail, etc. Vous dites que j’ai aug- on s’est aperçu que Roger Martin
foncer dans la routine, dans la menté les salaires. Oui, c’est vrai, avait raison. Ça devenait une évi-
simple gestion des affaires cou- mais l’essentiel, c’est qu’on a dit dence et, comme vous dites, à ce
rantes. J’ai créé, dès le départ, le aux gens : « On augmente vos moment là, je me trouvais pris à
sentiment qu’il faut sans cesse salaires, mais on fait en même temps contre-pied, puisque je m’étais
renouveler ce qu’on fait, qu’on ne une mesure de productivité (12). On trompé…
peut pas se contenter de reprodui- vous donne 15 ou 20 % d’augmen- MV : Vous étiez pris au piège de
re ce qui a été fait auparavant. tation, il faudra rattraper ces 15 ou votre propre conception…
MV : En ce qui concerne la tech- 20 % en productivité et, lorsque vous CB : Voilà. Alors, il fallait que les
nique d’assurance proprement dite, les aurez rattrapés, on augmentera à gens découvrent par eux-mêmes la
modélisation mathématique ou nouveau les salaires de 15 ou bonne solution. Il fallait les faire
autre, vous n’avez pas chez vous un 20 % ». C’est l’idée du partage de sortir du cadre. C’est pour cela
savoir-faire particulier ? la croissance. À l’époque, on sortait qu’on les a tous transportés en
CB : Non, pas spécialement. Par d’une grève très dure, avec occupa- plein désert du Ténéré, à dormir
contre, nous avons toujours accor- tion des locaux ; la plus dure qu’il dans des tentes, à la dure. Les gens
dé beaucoup d’importance à la ges- n’y eut jamais dans l’assurance sont arrivés sur place convaincus
tion, au reporting, aux tableaux de française. Devant la CGT, j’ai dit : qu’il fallait maintenir les opéra-
bord. Nous avons une approche « Il faut qu’on gagne de l’argent et, tions des trois entreprises séparées,
très pragmatique, nous testons les pour celà, qu’on améliore la produc- puis on leur a dit : « Imaginez ce
critères (de calcul du montant des tivité ». Et c’est passé. que sera le Groupe AXA en l’an
primes) pour voir si ça marche. MV : En lisant l’Histoire d’AXA, 2000 ». Et ils ont découvert d’eux-
C’est du réglage fin de nos instru- j’ai relevé les moments où l’on vous mêmes que l’idée d’une fusion les
ments de gestion. voit dans un rôle de communicateur. faisait rêver. Ils sont sortis de là en
Tout se passe comme si, plus vous disant : « Oui, on pourrait peut-être
avez un message difficile à faire pas- fusionner, mais pas tout de suite ».
L’ART DE PROMETTRE ET DE ser, plus vous communiquez. Le clou, J’ai annoncé alors que l’intégration
RÉVISER SES PROMESSES c’est le fameux séminaire du Ténéré, des opérations n’aurait probable-
au cours duquel vous devez ment lieu qu’en 2000… Puis,
La publication récente du livre de convaincre les cadres dirigeants des quelque temps plus tard (et c’est là
Pierre Noël Giraud, Le commerce quatre compagnies fusionnées de la qu’il y a un peu de manipulation),
des promesses [Seuil, 2000], nous nécessaire intégration des opérations, on a dit : « Hé, dites donc, puisqu’il
rappelle l’importance stratégique faut fusionner, pourquoi ne pas s’y
de la logique des promesses dans la mettre tout de suite, pour ne pas
(12) Avec humour et lucidité, Claude Bébéar
vie des affaires. Le parcours de ajoute même : « Une formule tarabiscotée censée
perdre de temps ? » Et là, les gens
Claude Bébéar offre quelques lier les deux mathématiquement ». ont été pris dans un projet auquel

GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69 15


ils avaient eux-mêmes participé. Mulliez, Paul-Louis Halley, Denis quoi je ne suis pas plus riche que je
T É M O I G NAG E

De toute façon, les Mutuelles Defforey, François Pinault, ne le suis ? L’explication est simple.
Unies, c’était 1 % du marché fran- Bernard Arnaud, etc. La revue Premièrement, je suis fils de fonc-
çais et Drouot, 3 % : les gens ont américaine Forbes le laisse hors de tionnaires ; mes parents étaient
bien fini par comprendre que ça son hit parade mondial des cinq dans l’enseignement, j’étais plus
n’avait pas de sens de les maintenir cents plus grosses fortunes. Le tenté par l’entreprise et le pouvoir
en parallèle et en concurrence. Il y numéro spécial de la revue dans l’entreprise que par l’enrichis-
avait 96 % du marché à conquérir ! Challenge, consacré aux grandes sement.
fortunes, en juillet 1999, ne le clas- Deuxièmement, je suis entré dans
se qu’au 168e rang des fortunes une mutuelle où, normalement, on
POURQUOI CLAUDE BÉBÉAR françaises, avec un patrimoine esti- ne doit pas faire fortune. Je n’ai
N’EST-IL PAS DEVENU L’UN DES mé de six cent sept millions de commencé à m’enrichir personnel-
HOMMES LES PLUS RICHES DU francs. lement qu’après l’acquisition de
MONDE ? Trois hypothèses pourraient expli- Drouot (en 1982) et, surtout, après
quer cette position relativement la mise en place du système des
Aujourd’hui, et sous l’influence de modeste : stocks options par Pierre
la culture des États-Unis, on tend a/en dépit des pleins pouvoirs dont Bérégovoy. Au moment de l’achat
de plus en plus à évaluer l’impor- il disposait et de sa réussite specta- du groupe Drouot, j’aurais pu faire
tance des personnes au montant de culaire, Claude Bébéar s’est attri- un gros coup financier personnel,
leur fortune personnelle. Des clas- bué moins de rétribution que ses en ce sens que j’aurais pu acheter
sements sont publiés par la presse pairs, les autres grands patrons ; 10 % de la société de contrôle du
pour nous indiquer qui sont les b/le statut de mutuelle de sa hol- groupe Drouot pour pas grand-
hommes les plus riches du monde. ding l’a longtemps empêché de se chose, en faisant un emprunt. Ce
En dépit de son parcours profes- verser des salaires du même ordre n’était pas risqué, c’était facile,
sionnel fulgurant, Claude Bébéar que ceux des dirigeants d’entre- mais ça ne m’est pas venu à l’idée.
ne figure pas en tête des classements prises capitalistes classiques ; C’est ce qu’aurait fait mon ami
au coté de ses pairs, Gérard c/Claude Bébéar aurait une maîtrise Bernard Arnaud, sans doute. Ça ne
parfaite des techniques d’optimisa- m’est pas venu à l’idée, parce que
tion fiscale j’estimais que cet argent devait
et aurait revenir à l’entreprise et non à moi.
choisi, J’aurais vécu ça comme une capta-
c o m m e tion indue, même si c’était techni-
beaucoup quement et légalement faisable.
d’autres, de Ensuite, j’ai commencé à m’enri-
s o u s t r a i re chir lorsque les stocks options sont
une bonne devenues légales en France. Évi-
part de ses demment, les actions d’AXA ont
revenus à la pris beaucoup de valeur depuis.
forte pres- MV : Il me semble aussi que vous
sion fiscale construisiez un empire et que
qui sévit en l’amour de l’empire était plus fort
France. que l’amour de l’argent.
Voyons si CB : Aujourd’hui, j’ai tout de
certaines de même un patrimoine très impor-
ces hypo- tant. Il n’a rien à voir avec ceux des
t h è s e s Pinault, Arnault, Mulliez, etc.,
recueillent mais, vous savez, j’ai donné de l’ar-
son assenti- gent à mes enfants, à mes petits
© Benoît DECOUT/REA

ment. enfants, je les ai faits riches, trop


CB : Votre riches d’ailleurs. Moi, j’ai plus qu’il
dernière ne m’en faut, je vis très largement.
question, Qu’est-ce que vous voulez que j’en
Au moment où des opportunités se présentaient, j’ai osé faire ce que les autres c’est pour- fasse ?
n’osaient pas

16 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2002 • N° 69


MV : Oui, parce que la détention de ont en commun une réussite éco- pour réaliser une plus-value locale

S É M I NA I R E C O N D O R — H E RV É D U M E Z
capitaux n’a pas été nécessaire, jus- nomique exceptionnelle, quelles et temporaire. Ensuite, il reste à
qu’ici, au maintien de votre contrôle constantes peut-on trouver dans la tirer habilement parti de la posi-
financier sur l’empire que vous avez liste des causes, en commençant tion dominante et plus ou moins
bâti. Arnault ou Pinault avaient par les plus immédiates, celles qui irréversible acquise par chance,
absolument besoin de la propriété du expliquent le plus directement le ruse ou habileté.
capital pour éviter la perte de contrô- processus d’accumulation ? Pour acquérir des compagnies d’as-
le. Pas vous, grâce au système mutua- En dépit de l’extrême diversité des surances, Claude Bébéar disposait
liste. circonstances, une première for- de ressources financières limitées
CB : Il y a autre chose aussi. Ça mulation (provisoire) semble mais d’une forte volonté de
peut devenir un jeu. Bernard convenir pour rendre compte de conquête (13), d’une grande habi-
Arnault, aujourd’hui, dispose tous les processus d’enrichisse- leté politique et d’une forte capaci-
d’une fortune qui est de l’ordre de ment : chaque homme d’affaires a té à s’engager dans des opérations
cent cinquante milliards. Ça n’a bénéficié, au début de sa phase de de lobbying et de relations
plus aucun sens mais, pour lui, décollage, d’un accès privilégié à publiques (pour séduire des action-
c’est une mesure de performance. une ressource ou à un débouché. naires minoritaires, par exemple, et
Ce n’est pas qu’il aime l’argent, il Cet avantage compétitif est, à les convaincre d’apporter leurs
n’est pas comme l’Oncle Picsou. chaque fois, le produit de circons- actions. Voir, à ce propos, l’Histoire
Pour lui, c’est une simple mesure tances spécifiques. Parfois, il a été d’AXA, pp. 154 ; 213). Cette capa-
de performance… obtenu par hasard (comme dans le cité à négocier et à convaincre a
Il y a vingt ans, l’ambiance n’était cas de John D. Rockfeller). trouvé une occasion extraordinai-
pas la même. Aujourd’hui, peut- D’autres fois, l’homme d’affaires et rement favorable de s’appliquer
être que je jouerais, moi aussi, à ce ses alliés ont dû le faire apparaître avec l’arrivée au pouvoir de
jeu. Peut-être que j’essaierais d’ac- au prix d’une perspicacité rare, François Mitterrand.
quérir, par des opérations finan- doublée d’habilité et d’acharne- Claude Bébéar a fait une habile et
cières, un contrôle plus important ment. Souvent, ils ont dû pour rapide exploitation de la baisse
sur l’entreprise. Mais ce n’est pas l’obtenir, transgresser certains momentanée de la valeur des actifs
mon problème. Je suis plusieurs usages : bousculer les habitudes induite par la crainte des nationali-
fois millionnaire, donc je ne vois techniques, les méthodes commer- sations. Fort d’un avantage décisif
pas pourquoi je chercherais à en ciales, les pratiques financières, les acquis par hasard (le statut juri-
avoir encore plus ! convenances sociales ou les règles dique de mutuelle de la compagnie
MV : Et le plaisir dans tout ça ? du jeu politique. qu’il dirigeait), il a convaincu des
CB : Vous savez, une entreprise, ce Une fois identifié, aménagé et sys- actionnaires effrayés de lui céder
n’est pas amusant à gérer. Ce qui tématiquement exploité, cet avan- des entreprises à « prix cassé ». La
est amusant, c’est de la faire pro- tage a fait la différence. C’est le fac- cause principale du succès était une
gresser, d’essayer de faire mieux teur déclenchant et décisif. Celui menace qui n’émanait pas de
que les autres, de faire des choses qui explique qu’un passage à l’acte Claude Bébéar lui-même, mais
que les autres ne font pas. C’est ça, a pu avoir lieu, là où d’autres sont d’hommes politiques avec lesquels
l’esprit de l’entrepreneur. restés bloqués dans leurs ambi- il n’avait d’ailleurs aucune accoin-
tions. tance particulière. Il s’est comporté
Au fond, la constitution de grandes en « chevalier blanc », en « protec-
PRISE DE RISQUES, fortunes pourrait se résumer à deux teur » de notables effrayés de
INNOVATION, ASYMÉTRIE sortes de bonnes affaires : celles qui perdre leurs avantages acquis.
D’INFORMATIONS OU consistent à se procurer des res- Le reste n’est que persévérance et
CAPTATION DE RESSOURCES sources (capitaux, matières pre- bonne gestion. ■
À BAS PRIX ? mières, main d’œuvre, technologie,
etc.) à un prix plus bas que les
Au cours du XXe siècle et de par le autres opérateurs et celles qui
monde, quelques centaines de per- consistent à vendre des biens ou
sonnes ont réussi à bâtir en des services plus cher que les autres (13) Claude Bébéar a une solide réputation de
quelques décennies des empires intervenants sur le marché. Dans chasseur, amateur de gros gibier. On peut
penser qu’il a mis cette passion au service de la
industriels, commerciaux ou finan- l’un et l’autre cas, il s’agit de tirer traque d’entreprises cibles dont plusieurs
ciers gigantesques. Sachant qu’ils parti d’une anomalie de marché n’étaient pas sans ressemblance avec l’éléphant.

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D É BAT

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