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Ayant grandi au milieu de la débâcle wagnérienne et commencé d’écrire parmi les ruines du debussysme, imiter
Debussy ne me paraît plus aujourd’hui que la pire forme de la nécrophagie. Depuis, nous avons eu le cirque, le
music-hall, les parades foraines et les orchestres américains. Comment oublier le Casino de Paris, ce petit cirque,
boulevard Saint-Jacques, ses trombones, ses tambours. Tout cela nous a réveillés.
C’est ainsi que le compositeur Georges Auric, dans le premier numéro de la revue Le Coq, allait exprimer la
nécessité d’un renouveau artistique au début des années 1920. Ce mouvement ne concerne pas que les seuls
musiciens. Tout un groupe d’écrivains, de peintres et d’intellectuels s’est déjà rallié autour du poète Jean Coc-
teau, le rassembleur. Touche-à-tout et avant-gardiste, Cocteau fréquente les Ballets russes dès 1910. Passionné
par l’œuvre de Stravinsky, il prend parti contre les détracteurs du Sacre du Printemps et, surtout, se lie avec Erik
Satie, dont l’originalité du style et l’engagement auront un impact profond sur ses idées. Car avant même que
les Six ne soient officiellement lancés par Cocteau et le critique musical Henri Collet, en janvier 1920, Satie
avait déjà révélé les signes de la nouvelle tendance, entre autres dans son ballet Parade, créé en 1917.
Avec Parade, le cirque cesse d’être seulement une attraction pour les enfants : il devient un symbole artistique.
♫ Satie, Parade
À la différence de ses jeunes confrères, Satie est un idéologue extrémiste. Il vit ses idées sans complaisance et
sans intransigeance, même s’il souffre de son isolement et de sa pauvreté. « Cette vie de mendigot me ré-
pugne », écrivait-il à Valentine Gross-Hugo.
Dès leur premier concert en 1917, les jeunes musiciens (qui ne sont pas encore « Groupe des Six ») invitent
Satie à jouer Parade à quatre mains avec Juliette Meerovitch. En 1918, avant un concert des « Nouveaux
Jeunes », Satie présente au public les talents de chacun des six musiciens. Mais Satie n’a pas l’aisance d’un Coc-
teau au milieu de la société parisienne.
Jean Cocteau (1889-1963), poète, écrivain, dramaturge, cinéaste, critique, dessinateur, n’a pas oublié de pla-
cer la musique parmi ses centres d’intérêt. Il collabore à d’importants spectacles musicaux, soutient les jeunes
compositeurs à partir de la Première Guerre mondiale, écrit de nombreux articles pour les défendre en même
temps qu’un art « spécifiquement français », mais il reste mélomane, pianote quelque peu sans avoir appris à
jouer. Dès l’enfance, il est impressionné par le quatuor d’amis réuni par son grand-père ; et lorsqu’il voit ses
parents partir à l’Opéra ou à la Comédie-Française, il construit un théâtre miniature grâce auquel il fait ses
premiers essais de mises en scène. Combiné à cet attrait pour le théâtre, la musique et la poésie, Cocteau
montre un intérêt tout particulier pour le monde du music-hall.
Jean Cocteau est l’archétype de l’intellectuel en ce début de siècle. Il brille d’un salon à un autre, lorsqu’il n’est
pas sur la Côte d’Azur pour mieux fuir la société parisienne qu’il hait mais dont il ne peut se passer. Il sait frap-
per aux bonnes portes pour trouver un mécène (Coco Chanel, par exemple) ou une figure importante du
paysage artistique (Serge de Diaghilev, par exemple) qui le soutiendra dans ses projets.
Après le choc qu’il subit lors de la première du Sacre du Printemps, en 1913, une autre rencontre capitale, qui
influencera profondément ses convictions sur l’avenir de la musique, aura lieu en 1915 : Erik Satie. Cocteau
trouve dans la musique de Satie ce qu’il attendait comme renouveau pour l’art musical : ils se lancent alors
ensemble dans l’aventure de Parade, rejoints par Picasso pour la réalisation des décors et des costumes.
Grâce à Satie, Cocteau rencontre les « Nouveaux Jeunes » et prend rapidement sa place, laissant à Satie le rôle
du « fétiche », du « modèle ».
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Texte intégral sur https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Coq_et_l%E2%80%99Arlequin
La création du groupe
Le 8 janvier 1920, Darius Milhaud, récemment rentré du Brésil, où il a été le secrétaire particulier de
l’Ambassadeur Paul Claudel, reçoit chez lui des critiques musicaux en vue de leur faire connaître quelques-uns
de ses jeunes collègues les plus talentueux. Cinq répondent à l’appel : Durey, Auric, Tailleferre, Poulenc et
Honegger. On fait connaissance, on bavarde, on fait de la musique. L’un de ces critiques, Henri Collet, ami de
Cocteau, également compositeur et grand expert en musique espagnole, est particulièrement impressionné.
Une semaine plus tard, le 16 janvier, il fait paraître dans la revue Comœdia un article intitulé : « Un ouvrage de
Rimsky et un ouvrage de... Cocteau : les Cinq Russes, les Six Français ». Quelques jours plus tard un second
article suit : « Les Six Français ».
Voilà donc réunis à leur insu six personnalités censées partager un même état d’esprit : une syntaxe musicale
épurée, à la fois éloignée de Wagner et de l’impressionnisme, lorgnant du côté des classiques (Bach avant tout)
comme du côté du music-hall et du jazz. Mais chacun des compositeurs développera son esthétique propre, le
groupe restant ce qu’il se voulait à l’origine : un groupe d’amis prenant plaisir à créer leurs œuvres dans les
mêmes concerts.
Cocteau se chargera de lui créer sa légende à laquelle les Six participent d’abord volontiers. Ils produisent
collectivement un recueil pour le piano, Album des Six (1920) et surtout le ballet Les Mariés de la Tour Eiffel
(1921, argument de Cocteau), qui provoque un beau tumulte. Mais Durey quitte le groupe en 1923 suite à un
désaccord à propos de Maurice Ravel.
Les Mariés de la Tour Eiffel tirent leur origine de la foire et plus particulièrement du jeu de massacre : le titre
initialement prévu était d’ailleurs La Noce massacrée. Il s’agit d’une combinaison de danse, de pantomime,
d’acrobatie, de féerie, de drame, de satire, d’orchestre et de parole, d’une farce, qui, pour la première fois, se
moque de tout ce qui semblait respectable en 1900. Cocteau veut réaliser de la poésie de théâtre et non de la
poésie au théâtre, et il trouve en chacun des musiciens une réponse à ses attentes.
Une pièce de théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique, jouée, dansée par un seul
homme. Cet athlète complet n’existe pas. Il importe donc de remplacer l’individu par ce qui ressemble le plus à
un individu : un groupe amical. (Cocteau)
La musique des Mariés se compose de :
Ouverture ‘le 14 juillet’ (Auric)
Marche nuptiale (Milhaud)
Discours du Général et La Baigneuse de Trouville (Poulenc)
Fugue du massacre (Milhaud)
Valse des dépêches (Tailleferre)
Marche funèbre sur la mort du Général (Honegger)
Quadrille (Tailleferre)
Trois ritournelles (Auric)
Sortie de la Noce (Milhaud)
Les « Six » se retrouveront tous les dix ans au moins, pour le traditionnel anniversaire, prétexte à diverses
manifestations musicales. Malgré leurs différences, leur amitié ne faiblira jamais. Satie constatera qu’il n’y a pas
de « Groupe des Six » mais, plutôt, six musiciens. En 1923, il affirmait déjà : « Les Six sont Auric, Milhaud et
Poulenc. » Cette même année, Satie inspire un autre mouvement appelé « École d’Arcueil » : Henri Sauguet,
Maxime Jacob, Henri Cliquet-Pleyel et Roger Desormières semblent prendre la relève, mais faute d’un réel
meneur, ce second groupe sera encore plus éphémère que celui des Six.
Francis Poulenc est né à Paris, le 7 janvier 1899, et toujours il affirma ses racines
parisiennes. Son père aime la musique, surtout celle de Beethoven, de Berlioz et
de Franck. Sa mère joue du piano, aime Mozart, Chopin, Schubert, Schumann
mais aussi Grieg et Rubinstein. La famille maternelle communique à Francis sa
passion pour tous les arts : enfant, il lit des pièces de théâtre et récite de la poé-
sie ; ses parents l’emmènent au concert. Mais Poulenc est également attiré par les
bals musettes et les guinguettes de Nogent-sur-Marne où il passe ses vacances
dans la maison familiale. Il pianote dès l’âge de cinq ans, et, trois ans plus tard, il
suit quelques cours avant d’être confié à Ricardo Viñes. Son père ne l’autorise
cependant pas à entrer au Conservatoire et Poulenc doit donc poursuivre ses
études au Lycée Condorcet, tout en apprenant par lui-même son métier de musi-
cien et de compositeur. Debussy, Schubert et Stravinsky sont les premières
amours et les influences musicales subies par Poulenc, jusqu’à sa rencontre avec
Satie, par l’intermédiaire de Viñes.
Grâce à son maître, Poulenc fait aussi la connaissance de Georges Auric, qui deviendra son complice, son
« frère jumeau ». Les deux compositeurs participent ensemble aux réunions d’artistes et défendent avec achar-
nement la musique de Stravinsky et de Satie. Avec Auric, Poulenc fréquente la librairie d’Adrienne Monnier,
« Aux amis des livres », où des écrivains comme Léon-Paul Fargue, Valéry Larbaud, André Gide, James Joyce
partagent leur amour commun de la poésie. Poulenc y fera également la connaissance de Breton, Éluard et
Aragon – futurs surréalistes. Poulenc affirmera souvent ce qu’il doit aux poètes :
Les musiciens m’apprennent la technique, ce sont les écrivains et les artistes qui me fournissent les idées [...]. J’ai
l’esprit poétique, je suis un visuel, un concret, et jamais un abstrait.
Poulenc fréquentera d’autres lieux de rassemblement d’artistes, et se retrouve alors souvent auprès des
mêmes compositeurs qui admirent Satie et Stravinsky, et qui collaborent avec Jean Cocteau, Pablo Picasso, le
chorégraphe Serge de Diaghilev et d’autres peintres et poètes. Des passerelles sont ainsi tendues entre les
différents arts grâce à la création de spectacles ou de ballets. C’est ainsi que Poulenc creuse sa place dans le
milieu parisien, en participant à ces manifestations culturelles. Diaghilev lui commande d’ailleurs la partition du
ballet Les Biches. Après le succès des Mariés de la Tour Eiffel (18 juin 1921) – qui témoigne de l’amitié entre les
compositeurs du Groupe des Six, Poulenc se décide à travailler son métier de compositeur et s’adresse pour
cela à Charles Kœchlin. Mais il complétera surtout sa formation par lui-même, en se plongeant dans les traités
et les partitions des anciens maîtres :
J’ai travaillé mon piano avec Viñes et la composition presque uniquement dans les livres parce que je redoutais
l’influence du maître. J’ai lu énormément de musique et beaucoup médité sur l’esthétique musicale. Ainsi j’ai ai-
mé de plus en plus certains auteurs et détesté d’autres. Mes quatre auteurs préférés, mes seuls maîtres sont
Bach, Mozart, Satie et Stravinsky. [...] Maintenant, point capital, je ne suis pas un musicien Cubiste, encore
moins Futuriste, et bien entendu pas Impressionniste. Je suis un musicien, sans étiquette.
Très tôt, Poulenc a donc la possibilité de travailler avec d’illustres poètes, peintres ou chorégraphes, ce qui lui
permet de se forger un langage personnel empreint de ses découvertes dans les différents arts. Dans le do-
maine pictural par exemple, il a su exploiter ce qui servait la musique ; il n’a d’ailleurs jamais cessé de rappeler
l’importance qu’il accordait à la peinture et aux artistes dont il suivait les recherches :
La peinture est, avec la musique, l’art qui me touche le plus. Ainsi, Renoir et Debussy, porte à porte, ont embelli
maintes journées où je rentrais du lycée morose et anxieux de moi-même.
7F. Poulenc, Journal de mes Mélodies. Édition intégrale et notes établies par Renaud Machart, Paris, Cicero éditeurs, 1993,
pp. 13-14.
Tout est nuance dans cet orchestre « normal », avec les vents par 3 (plus 4 cors et un tuba), 2 harpes, un pia-
no, une percussion assez importante mais employée très discrètement, et une légère prédominance des bois,
qui colorent doucement l’ensemble. Tout en laissant la priorité aux voix, cet orchestre ne les accompagne pas
servilement et ne se contente pas de se faire oublier. Sur un autre plan, sa partie est aussi importante que la
partie vocale, qu’elle enveloppe ou commente, en ajoutant une dimension à ce qui se passe sur la scène. C’est
l’orchestre, notamment, qui énonce les leitmotive qui donnent de l’unité et de la continuité à l’ensemble. Il ne
s’agit pas ici de leitmotive à la manière dont Wagner s’en servait – et l’on sait que Poulenc n’aimait guère Wa-
gner ! – mais bien de motifs musicaux qui ont pour rôle de renforcer l’émotion, sous la forme de persuasions
secrètes, puisqu’on ne les reconnaît pas toujours à la première audition. On peut ainsi distinguer les motifs de
la peur, de l’anxiété, de la crainte, ou les motifs associés à certains personnages comme le Marquis ou Blanche.
Argument
L’action se situe à Paris et au couvent des Carmélites à Compiègne. Elle commence en avril 1789, au début de
la Révolution française. Blanche de la Force, jeune aristocrate, annonce à son père son intention d’entrer au
Carmel. La mère supérieure du couvent de Compiègne la reçoit et lui demande d’exposer les raisons qui la
poussent à rejoindre cet ordre religieux. Devenue novice, Blanche va vivre les derniers jours de la congrégation
mise à mal par la Révolution française. La troupe envahit le couvent, mais Blanche réussit à s’échapper. Les
ordres religieux sont supprimés et les religieuses sont condamnées à mort. Elles montent à l’échafaud en chan-
tant le Salve Regina. Après bien des hésitations, des doutes sur sa raison d’être, Blanche les rejoint.
L’opéra est découpé en trois actes et douze tableaux, liés par des intermèdes orchestraux que Poulenc a ajou-
tés après les premières représentations parisiennes de manière à laisser plus de temps aux changements de
décors.
Dès le début, nous sommes plongés dans cette atmosphère d’inquiétude, d’angoisse diffuse et mystérieuse, de
malaise même qui explique le caractère de Blanche. L’opéra commence brusquement, sans ouverture ni pré-
lude qui permettrait de deviner ce qui va suivre. Le spectateur, l’auditeur, se trouve soudain plongé, sans pré-
paration, dans une scène de famille somme toute anodine : un fils parle à son père, et sa sœur apparaît. Toutes
ces personnes vont se retrouver, à l’instar des autres protagonistes, prises dans un tourbillon qui va les trans-
former, bien malgré elles, à cause de la Révolution française.
L’opéra peut être lu comme une évocation profonde et bouleversante du martyre, et une dénonciation de la
terreur. Ce sont deux conceptions du monde qui s’opposent, « celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait
pas », mais aussi et surtout, comme un drame personnel vécu par Blanche. Son choix d’entrer au Carmel n’est
pas dicté par une foi inébranlable. Son père lui assène « on ne quitte pas le monde par dépit ». Si elle choisit au
dernier moment de rejoindre ses compagnes pour mourir, elle a longtemps hésité, assaillie par un doute quasi-
récurrent, sur sa foi, et, principalement, sur son devenir terrestre.
Acte III
Les Carmélites font vœu de martyre pour sauver leur ordre. Mais elles sont arrêtées et emmenées à la Bastille.
Seule Blanche a pu s’échapper. Le jour de l’exécution, elle assiste à la mort de ses sœurs en religion, puis, fidèle
à son serment, elle sort de la foule et suit la dernière des victimes sur l’échafaud.
4e Tableau = Place de la Révolution, les Carmélites s’avancent vers l’échafaud.
Marche au supplice, présence de la mort sur fond sonore de la foule. Chez Bernanos, la foule est silencieuse
dans cette dernière scène. Poulenc la fait chanter en chœur, mais sans paroles, comme une toile de fond qui
renforce l’harmonie sans participer à l’action. L’orchestre, presque uniquement en accords, impose comme un
ostinato le motif de la mort. Les religieuses chantent le Salve Regina en un diminuendo scandé par la guillotine,
au bruit lourd et sifflant, difficilement supportable, les voix s’arrêtant net l’une après l’autre tandis que les
autres continuent à chanter. Quand il ne reste plus que Sœur Constance, le thème lumineux de Blanche, qui
apparaît à travers la foule, rayonne un instant aux cordes. Poulenc dit avoir trouvé ce passage final « dans un
extraordinaire moment d’émotion et de bouleversement ». Il a compris que le sujet essentiel de l’œuvre est
moins la peur que la grâce et le transfert de la grâce. D’où le calme et la confiance extraordinaire des Carmé-
Quel est le paysage musical en France en ces années d’après-guerre ? Il est totalement dominé par l’École de
Darmstadt, sous l’égide de René Leibowitz et Pierre Boulez (qui vient d’achever Le Marteau sans maître), et l’on
ignore superbement l’art lyrique, trop directement relié à la tradition combattue, honnie même. Seul Milhaud
compose des opéras, mais sans grand succès (Bolivar, David). Le genre se porte mieux en dehors de la France.
Ces années cinquante voient ainsi les créations de Il Prigionero de Dallapiccola, The Pilgrim’s Progress (Vaughan
Williams), The Rake’s Progress (Stravinsky), Billy Budd et The Turn of the screw (Britten), Boulevard Solitude
(Henze). L’année même de la première des Dialogues à la Scala de Milan virent le jour Moses und Aaron de
Schoenberg et Die Harmonie der Welt d’Hindemith, deux œuvres graves.
Après les périodes de surréalisme, de « retour à », de dodécaphonisme pur et dur, l’opéra de Poulenc était
véritablement nouveau, par l’apport d’un souffle spirituel aussi intense que dramatique, incarné par des person-
nages profondément humains. Personne n’est pas resté insensible à la souffrance, et à la description, si concrète
et présente, de cette torturante mais révélatrice angoisse spirituelle. C’est cela, allié à la clarté de la perfection
formelle tout en étant coulée dans le moule traditionnel du genre opéra, qui allait donner cette stature unique,
et, partant, classique, aux Dialogues des Carmélites. L’œuvre transcende l’aspect purement français, historique et
catholique, et parvient à l’universalité de par cette spécificité même. Dépassant toute question de langage, Pou-
lenc a su parler vrai au cœur des hommes, dans une langue très classique, parfaitement claire, résolument to-
nale ou modale, le plus souvent diatonique.
Pour aller plus loin…
Cette œuvre profondément humaine met en scène une galerie de personnages complexes, dont le plus com-
plexe est sans nul doute Blanche de la Force. Vers elle convergent tous les thèmes de l’ouvrage. Elle représente
les caractéristiques individuelles des différents personnages. Elle a l’angoisse et la grandeur de Madame de
Croissy (la première prieure), l’honneur et la fierté de Mère Marie, la jeunesse et la spontanéité de Constance,
l’humilité et le bon sens de Madame Lidoine (la nouvelle prieure). Blanche est marquée, dès son départ dans la
vie, par les circonstances exceptionnelles de sa naissance, qui, sur le plan humain, expliquent le caractère psy-
chopathologique de sa peur. Celle-ci, transcendée, lui fera accomplir le chemin qui va de l’angoisse à la gloire.
Souffrant toujours de cette angoisse, source d’humiliation permanente, Blanche, désarmée devant chaque accès
de frayeur, voit dans les épreuves successives qu’elle rencontre, la marque de sa vocation religieuse.
À ces thèmes de la lucidité dans l’épreuve et de la prise de conscience d’une vocation dans la souffrance
s’ajoute celui de l’honneur et du courage, valeur liée autant au caractère de Blanche qu’à sa classe sociale, et
reflétant en cette caractéristique les croyances mêmes de Bernanos. Proie de la peur, mais en même temps
grandie par elle, Blanche travaille sans le savoir au salut de l’humanité. Son sentiment de solitude est intense. Il
va jusqu’à l’impression d’être totalement abandonnée. La qualité de l’isolement de Blanche devient plus aiguë
d’un tableau à l’autre. Tour à tour séparée de son père, du monde de l’enfance, de Madame de Croissy auprès
de laquelle elle espérait trouver une protection, de son frère, et des autres religieuses du Carmel, c’est tout à
la fois le monde profane et le monde religieux qui se dérobent à elle. L’une après l’autre, toutes les formes de
l’isolement la laissent démunie, cernée par la peur. Et cette peur a deux dimensions, l’une humaine, irraisonnée,
qui la pousse à la fuite, l’autre métaphysique, à laquelle elle est prédestinée et qui est la marque de Dieu sur
elle, ces stigmates qu’elle essaie confusément d’accepter. À travers tous ces thèmes essentiels, Blanche est
profondément humaine et vivante, toute en contrastes, faible et résolue, pitoyable et agressive, elle est
l’expression même de la dualité qui existe en tout être.
Tout l’Opéra sera la traversée, le chemin de croix de Blanche, avec toute l’angoisse, le désespoir, les reculs
d’une âme humaine confrontée à une dimension qui la dépasse, terrorisée non pas devant la mort elle-même
mais devant l’acte de mourir, le passage, ce passage éperdument recherché par les grandes héroïnes de la litté-
rature comme du théâtre. Blanche se bat contre le destin qu’elle a choisi en régressant, en se recroquevillant,
en se délabrant, mais consciemment ou non, elle sait qu’il lui est impossible de rebrousser chemin et qu’elle
devra toujours aller de l’avant, à la rencontre éperdue de Dieu. Rester humbles, disponibles, réceptifs, c’est ce
que Dieu a toujours imposé à ses Saints. C’est ce que la Prieure demande à Blanche. Celle-ci, malgré la cons-
cience qu’elle a de son destin, a du mal à entrer dans le moule qu’elle s’est choisi elle-même car, comme le lui
dira Madame de Croissy, ce n’est pas la « Règle » qui nous garde, c’est nous qui gardons la « Règle ».
Révolution musicale ?
L’abandon de la tonalité comme du thème avec par voie de conséquence l’emploi de petites formes, une nou-
velle distribution des timbres, et à partir de 1923 l’utilisation de la série, telles sont les principales raisons qui
attachent l’épithète de révolutionnaire à la Seconde École de Vienne. Celle-ci constitue une entité à partir de
1908, date des premiers opus de Webern (1883-1945) et de Berg (1885-1935), élèves depuis 1904 de Schoen-
berg (1874-1951). Ce dernier, qui en reste le chef de file, a contesté le terme même de révolution, à mettre,
selon lui, au compte de la méconnaissance : ces changements, si profonds soient-ils, s’inscrivent dans l’histoire
et résultent d’une évolution.
Ses premières œuvres ne reçoivent qu’un accueil mitigé, ce qui ne le décourage pas. Peu à peu, partant d’une
analyse logique de l’évolution de l’harmonie à la fin du romantisme, il se permet des dissonances de plus en plus
audacieuses... jusqu’à l’abandon total de la tonalité. Notons qu’au même moment, et aussi à Vienne, Vassily
Kandinsky risque le grand saut dans l’abstraction : Schoenberg, qui était aussi un peintre expressionniste, ne
pouvait l’ignorer.
La spécificité de son écriture s’affirme néanmoins dès les premiers Lieder op. 1 et op. 2 (1900) par le rapport
complexe entre une phraséologie tonale (articulations, points d’appui, polarités fortes) et une invention mélo-
dique riche par la nature même des intervalles ; si Wolf (dont les derniers Lieder remontent à 1897) et même
Brahms avaient déjà largement engagé la modernité sur cette voie, Schoenberg accentue la disjonction par des
parcours harmoniques très incertains (résolutions harmoniques ambiguës).
8Un an après la disparition de Mathilde Zemlinsky (la sœur du compositeur) dont il aura deux enfants, il épouse en 1924,
Gertrud Kolisch qui restera à ses côtés jusqu’à la fin de sa vie. Trois enfants naîtront dont l’aînée, Nuria, épousera Luigi
Nono en 1955.
Dès 1903, il enseigne l’harmonie et le contrepoint à Vienne (école privée d’Eugénie Schwarzwald) ; l’activité de
professeur restera au cœur de toute son existence, de Berlin (1926) à Los Angeles (jusqu’en 1944) et se pro-
longera à travers des cours privés. Longtemps après les premiers élèves Anton Webern et Alban Berg (1904),
avec lesquels se forme ce que l’histoire retiendra sous le nom de « Seconde École de Vienne », de nombreux
autres créateurs suivront ses cours, dont Hanns Eisler et John Cage.
Parallèlement aux recherches sur le timbre émerge une autre conception de l’orchestre et de sa sonorité :
écriture solistique, intégration d’instruments inusités dans ce cadre (mandoline, guitare, harmonium, clarinette
basse), nouveaux modes de jeu, …
Les 5 Pièces pour orchestre de l’op. 16 de Schoenberg approfondissent la notion de « chromatisme total ». Écrite
dans une période de crise personnelle et artistique pour Schoenberg, cette œuvre semble en refléter les ten-
sions et la violence extrême. Esthétiquement, cette musique entre en parallèle avec le mouvement expression-
niste de la même époque, en particulier dans son intérêt pour l’inconscient et la folie naissante.
♫ Schoenberg, 3. Farben > Fünf Orchesterstücke op. 16
Lors de son premier séjour à Berlin (1901), Schoenberg rencontre Richard Strauss dont l’influence marque le
poème symphonique Pelléas et Mélisande op. 5. Il y croisera aussi Ferruccio Busoni – défenseur de la nouvelle
musique avec qui les rapports sont plutôt bons – mais c’est avec le peintre Kandinsky (rencontré à Munich)
qu’il échangera une longue et précieuse correspondance (1911-1936). Une autre facette de sa personnalité
créatrice, le montre en tant que peintre : dès 1908, Schoenberg se prend en effet de passion pour la peinture
et réalise de nombreux portraits et autoportraits. Il peint également des visions hallucinées qu’il appelle des
Regards.
Même si son langage musical devient atonal dès les années 1906-1907, il faudra attendre 1921-1924 pour voir
apparaître le plus strict dodécaphonisme (à la même époque environ que Webern). La révolution dodécapho-
nique ne s’est donc pas faite en un jour mais est plutôt le fruit d’une recherche menée en collaboration avec
Berg et Webern.
Le point culminant de ses recherches à l’époque est bien entendu son Pierrot Lunaire10, suite de 21 mélodrames
organisés en trois cycles, pour soprano et huit instruments solistes, sur des textes d’Albert Giraud (dans une
version allemande d’Otto Erich Hartleben). Œuvre pour petite formation, donc, en réaction totale contre les
grandes fresques de Bruckner, Mahler, Wagner ou Strauss. Par ailleurs, chaque pièce possède une instrumenta-
tion différente : certaines se contentent du piccolo et piano, de l’alto et violoncelle, la dernière étant un tutti.
La voix devient un instrument parmi les autres.
Dans cette œuvre, Schoenberg rompt totalement avec la tonalité, traitant même la partie vocale en « parlé-
chanté » ou Sprechgesang. Prémices de la nouvelle vocalité, le Sprechgesang rend compte des angoisses et des
phantasmes du protagoniste comme le faisait la voix de la femme dans Erwartung.
Apparenté au récitatif, le Sprechgesang est un parlé-chanté à mi-chemin entre une récitation parlée très empha-
tique et un chant véritable. Inventé par Engelbert Humberdinck (1854-1921) dans son opéra Les enfants royaux,
le procédé est d’abord repris par Schoenberg dans ses Gurre-Lieder (1900-1912) avec la partie finale du récitant,
avant d’être développé dans le Pierrot Lunaire, où il veut dépasser l’opposition classique entre parties récitées et
parties chantées. Il montre aussi l’influence de la culture du cabaret et s’inscrit dans le prolongement du Pelléas
et Mélisande de Debussy qui s’opposait également aux voix de diva que l’on célébrait encore chez Wagner.
Dans le prologue accompagnant la partition du Pierrot Lunaire, Schoenberg indique que l’interprète doit trans-
former les notes indiquées sur la portée en une « mélodie parlée » tout en veillant scrupuleusement à « res-
pecter les hauteurs de ton indiquées ». L’intérêt pour le compositeur était que la voix soit chargée d’une ten-
sion dialectique permanente entre l’interprétation théâtrale des poèmes, et l’interprétation chantée dialoguant
avec les instruments. Mais, si explicites que soient les intentions de Schoenberg, de gros problèmes
d’interprétation se posent. Pierre Boulez écrira en 1963 : « La question se pose de savoir s’il est réellement
possible de parler selon une notation conçue pour le chant. C’était le vrai problème à la racine de toutes les
controverses. Les propres remarques de Schoenberg sur le sujet ne sont pas claires... »
♫ Schoenberg, Pierrot Lunaire
9 http://www.espritsnomades.com/siteclassique/schoenbergerwartung/schoenbergerwartung.html
10 http://www.espritsnomades.com/siteclassique/schoenbergpierrotlunaire/schoenbergpierrotlunaire.html
Dodécaphonisme et Sérialisme
Cette remise en cause profonde des fondements de la musique occidentale effraye Schoenberg lui-même, qui
vient de traverser une période de doutes et de réflexion. Ce n’est qu’après huit années de repli qu’il reprend la
composition sur de nouvelles bases, empruntées au système rigide de son contemporain Josef Matthias Hauer
(1883-1959), qu’il assouplit et rend plus expressif.
« Dodécaphonisme » est le nom donné par René Leibowitz, un ancien élève de Schoenberg et Webern, à la
méthode de composition fondée sur douze sons en rapport les uns avec les autres. Cette appellation est utili-
sée aujourd’hui pour désigner cette première forme de sérialité.
Josef Matthias Hauer a développé un système de composition à douze sons (dodécaphonisme) qu’il a abon-
damment théorisé par la suite. Ses compositions, très nombreuses et pour la plupart extrêmement courtes
(moins de cinq minutes), sont généralement destinées à de petits ensembles ou à des instruments solistes. Pour
Hauer, le rôle du compositeur n’était plus de susciter de l’émotion ou de véhiculer un sens, un contenu, un
message : il s’agissait à ses yeux, littéralement, uniquement de produire des sons, une succession de notes et de
sons interchangeables. Sa musique vise la neutralité, l’inexpressivité, l’effacement total de la personnalité de
l’artiste, aussi bien du créateur que de l’interprète. Cette vision radicale n’a été pleinement comprise qu’avec
l’apparition du courant minimaliste.
Faisant apparaître dans un ordre quelconque chacun des douze sons de l’échelle chromatique (aucune répéti-
tion n’est possible à ce stage de l’élaboration), Schoenberg obtient une série de douze sons, constituant un
véritable « ensemble ».
Cette série est présentable
dans sa forme originelle (Grundgestalt) appelée aussi forme droite
en récurrence (la série est prise par la fin) appelée aussi forme rétrograde
en renversement (tous les intervalles sont imités en mouvement contraire, c’est-à-dire qu’un intervalle
descendant devient ascendant et vice-versa) appelée aussi forme miroir
en récurrence du renversement appelée aussi forme miroir du rétrograde
La série originale, dans ses quatre formes, est elle-même transposable sur les onze autres degrés de l’échelle
chromatique. Son énonciation est donc possible sous 48 formes différentes car la transposition n’altère en rien
les intervalles qui mettent en rapport les sons les uns avec les autres et constituent la série : celle-ci tire, en
effet, son identité des intervalles et des hauteurs de sons. En outre, la série peut être présentée en entier ou
par fragments, dans une succession horizontale ou dans une agrégation verticale, combinables à volonté : ce
double usage, mélodique et harmonique, différencie radicalement la série du thème.
Pour Schoenberg à l’époque, la série n’affecte que les hauteurs, les autres paramètres du son (durée, timbre,
dynamisme) continuant à être choisis comme auparavant. Le dodécaphonisme n’est donc qu’un premier état de
la musique sérielle. Webern exploitera avec rigueur les techniques du sérialisme proposées par Schoenberg à
partir de 1923, comme dans le Concerto pour neuf instruments op. 24. Il ira même jusqu’à appliquer la série non
plus seulement au hauteurs mais également aux durées.
♫ Webern, Konzert : 3. Sehr rasch op. 24 (1934)
D’abord enivré par son procédé, il déclare : « Mon invention assurera la suprématie de la musique allemande
pour les cent ans à venir ». Mais par la suite il n’hésitera pas à prendre des libertés avec son propre système. Il
applique en tout cas la méthode de composition à douze sons dans la Sérénade op. 24 (1923) pour septuor à
vents et dans la Suite pour piano op. 25 (1924). Son emploi sera systématique jusqu’aux Variations pour orchestre
op. 31 et jusqu’à Von Heute auf Morgen (D’Aujourd’hui à demain, op. 32, 1929), opéra en un acte strictement
dodécaphonique.
En 1925, il devient professeur à l’Académie prussienne d’Art mais s’en voit éjecté, en 1933, avec l’arrivée
d’Hitler au pouvoir. Cette année 1933 est décisive : reconversion au judaïsme, à Paris, le 25 octobre (abandon-
né en 1898) et départ définitif pour les États-Unis (Boston puis, pour raisons de santé, la côte Ouest) ; s’il amé-
ricanise aussitôt l’orthographe de son nom (le ö devient oe) et écrit dorénavant directement en anglais, il ne
deviendra citoyen américain que le 11 avril 1941.
Jusqu’à la fin, ce sera le temps des relations fécondes, conflictuelles parfois, avec Alma Mahler-Werfel, Thomas
Mann, Berthold Brecht, Hans Eisler et Theodor W. Adorno.
Après un second repli de 1933 à 1935, succèdent les années d’épanouissement du style où ses puissantes
œuvres tardives affirment une parfaite maîtrise de la technique sérielle. C’est par exemple le cas du Concerto
pour violon op. 36 (1934/36) ou du Concerto pour piano op. 42 (1942), du Trio à cordes op. 45 (1946).
♫ Schoenberg, Concerto pour piano op. 42
Mais la période américaine est surtout marquée par la réintroduction d’éléments caractéristiques du langage
tonal (octaves, accords parfaits) comme dans la Deuxième Symphonie de chambre op. 38 (1939).
♫ Schoenberg, 2. Kammersinfonie : II. Con fuoco op. 38
Trop fatigué par de lourds et fréquents problèmes de santé, Schoenberg ne peut se rendre en 1949 à
Darmstadt où commence à s’élaborer la postérité du courant qu’il avait lui-même porté si haut. Il meurt à Los
Angeles, le 13 juillet 1951.
À écouter : Émission radiophonique sur France Culture :
« Une Vie, une Œuvre – Arnold Schoenberg (1874-1951) »
https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/arnold-schoenberg-1874-1951
Mais le résultat est une musique souvent cérébrale et hermétique pour l’auditeur moyen. Aussi chaque compo-
siteur ne tarde pas à abandonner un rigorisme trop strict pour s’engager, chacun à sa façon, dans des voies plus
personnelles.
Alban Berg naît au sein d’une famille viennoise aisée. Enfant, son inclinaison va davantage à la littérature qu’à la
musique ; c’est adolescent qu’il commence à composer des Lieder en autodidacte (le genre lui restera toujours
familier par la suite). Il devient l’élève de Schoenberg, en octobre 1904. Il étudie avec lui le contrepoint et
l’harmonie dans une perspective toujours historiciste. À 21 ans, il ne se consacre plus qu’à la musique et, un an
plus tard, commence à composer, cela directement dans l’esthétique révolutionnaire de Schoenberg : si les
Sieben frühe Lieder (Sept Lieder de jeunesse) gardent leurs fonctions tonales, la Sonate op. 1 les bousculent déjà
nettement.
♫ Berg, Sieben frühe Lieder : Nacht
Berg devient une figure ardente de la Vienne au crépuscule, pour reprendre le titre du roman d’Arthur Schnit-
zler publié en 1908. Il fréquente les compositeurs Alexander von Zemlinsky et Franz Schreker, le peintre Gus-
tav Klimt, le poète Peter Altenberg. Il rencontre Hélène Nahowski et, comme jadis Schumann confronté au
père de Clara, a quelques difficultés à l’épouser (en 1911). C’est l’incontournable Schoenberg qui dirige en 1913
l’orchestre des Cinq Lieder sur des textes de cartes postales de Peter Altenberg 11 lesquels déclenchent un terrible
chahut dans la salle : Berg est officiellement devenu un « compositeur radical ». L’œuvre choque moins encore
par son langage que par la démesure luxueuse de son orchestre, qui semble se gâcher dans des mélodies très
brèves.
Vient la guerre. D’abord patriote enthousiaste, Berg est vite déçu par sa vie de soldat (1915-1918). Cette expé-
rience influencera le livret de l’opéra Wozzeck, d’après la pièce Woyzeck (1837) de Büchner, qui raconte les
déboires d’un troufion psychologiquement instable. Ébauché durant cette période traumatisante, l’opéra s’écrit
lentement jusqu’en 1922. Le chef-d’œuvre, qui bénéficie d’un nombre de répétitions exceptionnel, est créé le
14 décembre 1925 à Berlin, sous la baguette assurée d’Erich Kleiber. Le succès est rapide et bientôt internatio-
nal. Berg semble avoir dépassé le maître Schoenberg, et d’un point de vue social, c’est alors un fait certain. Il
aura été le seul des trois Viennois à provoquer un engouement un tant soit peu populaire.
La Suite Lyrique, son second quatuor à cordes, sera la première œuvre réellement dodécaphonique de bout en
bout, après les essais du Concerto de chambre. Berg, malgré le succès, reste donc fidèle à l’exemple de Schoen-
berg. L’œuvre semble inspirée d’une relation mystérieuse avec Hanna Fuchs, femme mariée comme lui.
♫ Berg, Suite Lyrique
Après le succès de Wozzeck, le prochain grand projet sera le second opéra, qui deviendra Lulu, d’après deux
pièces du scandaleux dramaturge de Munich Frank Wedekind, mises en livret par Berg lui-même (L’Esprit de la
terre, 1895, et La Boîte de Pandore, 1902). Deux commandes s’immiscent dans la composition de ce second chef-
d’œuvre dramatique et engendrent Le Vin, d’après des poèmes de Baudelaire, et le célèbre Concerto pour violon
dit « à la mémoire d’un ange » (en hommage à Manon, fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius,
morte à 18 ans de la poliomyélite). Le concerto doit son succès, sans doute, à son retour relatif à un langage
sinon tonal, du moins plus ancré dans le répertoire connu du public, notamment par ses citations. Ce léger
retour imprègne également le langage de Lulu, qui contient aussi quelques éléments tonals. L’opéra retrace les
splendeurs et misères d’une courtisane amorale, réponse féminine logique à l’oppression masculine. L’opéra
restera cependant inachevé.
Berg meurt le 24 décembre 1935, tué par une simple piqûre d’insecte qui engendre un abcès au dos, bientôt
compliqué en septicémie (les antibiotiques seront inventés quatre années plus tard…). Il faudra attendre 1979
pour qu’on entende, à l’Opéra de Paris, dirigée par Boulez, une version de Lulu complétée par Friedrich Cerha.
♫ Berg, Concerto à la mémoire d’un ange
11Les Altenberg Lieder (titre exact : Fünf Orchesterlieder, nach Ansichtkarten-Texten von Peter Altenberg) op. 4 datent de 1911-
1912 et sont écrits pour mezzo-soprano et orchestre. Le contenu des textes dévoile les faces à la fois tourmentées et
belles de l’âme humaine, mais aussi une expression sensuelle de l’amour et du désir.
Vienne est restée le point d’ancrage principal de Webern qui y passera la majeure partie de sa vie. Né dans ce
foyer culturel exceptionnel, Webern participe à cette quête de renouvellement artistique au sein de « l’école
de Vienne » sous l’égide de Schoenberg dont il a été, l’un des plus remarquables élèves. Au-delà de cette rela-
tion pédagogique, Webern a voué à son maître une véritable vénération, le suivant, au sens propre comme au
figuré, dans ses aventures musicales. Le contexte politique des années trente, avec le départ forcé de Schoen-
berg en 1933, démis de ses fonctions parce que juif, et de nombre d’autres, séparera les deux hommes alors
que Webern ne songe pas à abandonner sa Vienne natale, ni la « grande Allemagne » en laquelle il croit farou-
chement, comme en témoignera son engagement en faveur du national-socialisme de Hitler. Il n’en continue
pas moins, dans un isolement quasi complet, à élaborer une œuvre qui, du fait de son incompatibilité avec les
canons esthétiques du IIIe Reich, reste essentiellement confidentielle durant ces années jusqu’à sa mort en
1945. L’après-guerre verra une reconnaissance inversement proportionnelle de sa musique par la jeune généra-
tion de compositeurs qui, avec Boulez et Stockhausen, le désignera comme la seule source digne d’être exploi-
tée et poursuivie.
Fils d’un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, le jeune Webern suit son père dans les postes qu’il occupe
avant de revenir à Vienne. Parallèlement à ses études musicales en piano et en violoncelle apparaissent ses
toutes premières œuvres dès 1899, dans le domaine de la musique de chambre, et bientôt des Lieder qui se-
ront une constante de son œuvre de maturité. Ses premiers poètes, Ferdinand Avenarius, et surtout Richard
Dehmel et Stefan George, révèlent son goût pour les esthétiques impressionnistes et symbolistes qui le mar-
queront jusque dans ses premiers opus. Un voyage à Bayreuth en 1902, où il assiste notamment à une repré-
sentation de Parsifal, lui laisse une profonde impression, Wagner, puis Richard Strauss constituant ses pre-
mières références à cette époque.
La même année 1902, Webern s’inscrit à l’université de Vienne où il suit des cours de musicologie, d’harmonie,
et de contrepoint. Webern sera l’un des rares compositeurs à acquérir une solide formation de musicologue,
sanctionnée en 1906 par un doctorat (sous la direction d’Adler) consacré au compositeur Heinrich Isaac.
L’étude de ce polyphoniste de la Renaissance n’est pas sans relation avec les choix du jeune compositeur qui se
nourrira du contrepoint canonique d’Isaac dans les œuvres de sa première période avec la Passacaille op. 1 par
exemple, puis plus tard au moment de l’adoption de la série dodécaphonique (Symphonie op. 21).
♫ Webern, Passacaille pour orchestre op. 1
Cette même année 1904, le jeune Webern se rend à Berlin dans le but d’étudier avec Hans Pfitzner, mais en
reviendra déçu après les propos très dépréciatifs que ce dernier porte sur la musique de Strauss et de Mahler.
De retour à Vienne, et sous la forte impression de l’audition de Verklärte Nacht, il intègre les cours de Schoen-
berg, bientôt rejoint par Berg.
Lorsque Schoenberg quitte Vienne pour Berlin en 1911, Webern le suit et participe activement à la vie musicale
de son maître. Parallèlement, sa vie professionnelle se développe en tant que chef d’orchestre dans des
théâtres (Innsbruck en 1909, Bad Teplitz et Danzig en 1910, Prague en 1911, Stettin en 1912) où il reste fort
peu de temps à chaque fois, manifestant ainsi un malaise et une instabilité qui seront récurrentes par la suite.
Cette époque correspond à la période « atonale » de sa musique, marquée par un extrême souci de concentra-
tion. Marié à sa cousine Wilhelmine en 1911, Webern est mobilisé en 1915, puis habite Prague avant de re-
joindre Schoenberg à Mödling, dans la banlieue de Vienne, en 1917. Il abandonnera la particule « von » de son
nom en 1918.
Les années d’après-guerre sont surtout marquées par la « Société d’exécutions viennoises privées » (1918-
1922) imaginée par Schoenberg et dans laquelle ses élèves sont fortement mis à contribution (117 concerts
consacrés à la musique essentiellement contemporaine.) C’est également l’époque où Schoenberg met au point
sa « méthode de douze sons », immédiatement adoptée par Webern dès 1925 (à partir des Lieder op. 17 et
18), et qu’il utilisera de façon beaucoup plus rigoureuse que son maître.
Après plusieurs tentatives infructueuses, Webern tiendra finalement deux séries de conférences consacrées à la
musique de douze sons en 1932-1933, publiées après sa mort en 1960, d’après les notes de son élève Willy
Reich sous le titre de Chemin vers la nouvelle musique. L’activité de chef de chœur de Webern à partir de 1921,
puis de chef d’orchestre en 1927 lui apportent une certaine renommée, en particulier dans le répertoire des