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Puis donc qu’il est le fils de Poros et de Pénia, Eros se trouve dans la condition que voici. D’abord, il est
toujours pauvre, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et beau, comme le croient la plupart des gens. Au
contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure,
dormant à la belle étoile sur le pas des portes et le bord des chemins, car puisqu’il tient de sa mère, c’est
l’indigence qu’il a en partage. A l’exemple de son père en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce
qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable ; il ne cesse de tramer des ruses, il est
passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son temps à philosopher, c’est un sorcier
redoutable, un magicien et un expert. Il faut ajouter que par nature il n’est ni immortel, ni mortel [6]. En
l’espace d’une même journée, tantôt il est fleur plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il revient à la vie quand
ses expédients réussissent en vertu de la nature qu’il tient de son père ; mais ce que lui procurent ces
expédients sans cesse lui échappe ; aussi Eros n’est-il jamais ni dans l’indigence, ni dans l’opulence.
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance. Voici en effet ce qui en est. Aucun dieu ne
tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on est savant, on n’a pas besoin de tendre
vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne désirent devenir savants. Mais
c’est justement ce qu’il y a de fâcheux dans l’ignorance : alors que l’on n’est ni beau, ni bon, ni savant, on
croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne s’imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit
pas devoir être pourvu.
Socrate : Qui donc, Diotime, sont ceux qui tendent vers le savoir, si ce ne sont ni les savants, ni les ignorants
?
Diotime : D’ores et déjà, il est parfaitement clair, même pour un enfant, que ce sont ceux qui se trouvent
entre les deux, et qu’Eros doit être du nombre. Il va de soi en effet, que le savoir compte parmi les choses qui
sont les plus belles ; or Eros est amour du beau. Par suite, Eros doit nécessairement tendre vers le
savoir [7] et, puisqu’il tend vers le savoir, il doit tenir le milieu entre celui qui sait et l’ignorant. Et ce qui en lui
explique ces traits, c’est son origine : car il est né d’un père doté de savoir et plein de ressources, et d’une
mère dépourvue de savoir et de ressources. Telle est bien mon cher Socrate, la nature de ce daïmon.
PLATON, Le Banquet
[1] Métis est la première épouse de Zeus. Elle incarne l’intelligence, la ruse.
[2] Poros est le dieu de l’abondance (poros signifie « plein de ressources en grec)
[6] Eros est un daïmon, un être intermédiaire entre les dieux et les hommes
C’est dans Le Banquet que Platon fonde sa théorie du désir, qui longtemps influencera notre conception
occidentale. Le désir y est en effet présenté comme manque essentiel (c’est à dire que le désir est manque
par essence), pénurie et pauvreté ; aux antipodes de la plénitude, il est au contraire incomplétude et
détresse.
Dans Le Banquet, Platon développe un mythe afin de justifier sa position. Ce mythe est celui de la naissance
d’Eros (l’Amour, qui est également l’incarnation du Désir), dont le père était Poros, l’Abondance, et la mère
Pénia, la Pénurie. Héréditairement marqué, Eros oscille ainsi sans cesse entre la Pauvreté et la richesse. Il est
un entre-deux, un mixte. Mais, bien souvent, il crie misère et est en détresse, éternel gueux que la misère ne
lâche jamais.
Si Platon ne peut s’empêcher de lui reconnaître certaines vertus créatrices et de nombreux talents, le Désir
demeure, chez Platon, fondamentalement manque d’Etre : ainsi,
"Il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, …"Mais dans la même
journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt (...). Ce qu’il
acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence".
2-Fils de Poros et de Pénia, qui signifient respectivement Abondance et Pénurie, Eros semble né sous le signe
de la contradiction et du manque, comme si ce demi-dieu, du surcroît conçu par la ruse (on raconte que sa
mère Pénia a profité du sommeil de son père Poros pour se faire engrosser...), était condamné à rechercher
indéfiniment son « identité »… On nous dit aussi que, ayant été engendré lors des fêtes données en l’honneur
d’Aphrodite, si Eros « est par nature amoureux du beau c’est parce qu’Aphrodite est belle ». Précision
capitale au vu de ce qui va suivre. On peut remarquer l’originalité du point de vue consistant à centrer le
désir au cœur d’une dualité entre la faiblesse et la force, la passivité et l’activité. Ceci tranche avec la
conception développée jusqu’à plus soif dans les précédents discours, fondés uniquement sur les vertus de la
virilité et de la maîtrise de soi. D’une certaine façon Eros nous est présenté ici comme un éternel adolescent,
fragile et insatisfait, curieux et par-dessus tout désireux de savoir. Or cette qualité définit précisément
le philosophe, selon Diotime. A ce titre il tient le milieu entre les ignorants et les dieux « savants » : les
premiers ne philosophent pas puisqu’ils ignorent jusqu’à leur propre ignorance, les seconds sont
omniscients et donc n’éprouvent aucun besoin de philosopher. Il est à noter que le « savoir » ici prêté aux
dieux, non sans une probable ironie de la part de Platon, n’a strictement aucun rapport avec le savoir visé
par le philosophe. La connaissance traditionnellement prêtée aux dieux est de l’ordre du savoir-faire possédé
par l’artisan, lequel à la fois « sait comment les choses sont faites » (puisqu’ils les a faites) et qui peut à
loisir contempler son ouvrage. Tandis que le savoir philosophique, dans l’esprit de Socrate et de Platon,
consiste surtout à connaître les Idées c’est-à-dire à découvrir au moyen de la raison les grands principes de
l’existence (le Beau, le Bien, le Vrai).
3-
Rappelant que le désir est manque,Diotime démontre au jeune Socrate qu'Éros ne saurait être un dieu
puisqu'il aspire, encore et toujours, à des « choses qui lui manquent » : beauté, bonté, savoir, bonheur alors
que les dieux, eux, en sont abondamment pourvus. Éros est « un grand démon », non un dieu, c'est-à-dire un
être intermédiaire et médiateur dont la vocation et même l'essence sont de « faire en sorte que chaque partie
soit liée aux autres dans l'univers. » Ce type d'êtres unit en particulier les hommes et les dieux, se faisant
l'agent et le garant des échanges établis par les prières, les cultes et les offrandes. Il se manifeste aux
hommes dans le songe ou dans la veille — Hypnos est lui aussi un grand démon — et, quand l'expression
d'« homme démonique » est employée pour qualifier celui qui entretient par ce médium des relations avec la
puissance transcendante (quelle qu'elle soit), l'on ne peut s'empêcher de penser à Socrate lui-même, au
début du dialogue, s'arrêtant sous l'auvent de la maison des voisins au lieu d'entrer dans celle d'Agathon et
restant là en communication avec l'inconnu. L'on pense plus fortement encore à notre philosophe va-nu-
pieds quand, après avoir raconté sous la forme d'un mythe la conception d'Éros lors des fêtes saluant la
naissance d'Aphrodite, le fils de Poros (l'Expédient) et de Pénia (la Misère) est dépeint comme un être
« rude, malpropre », sans logis et errant à l'aventure. Toutefois il est animé d'une ardeur insatiable pour « ce
qui est beau et ce qui est bon » et se révèle « chasseur redoutable », « passionné de savoir » et passant tout
son temps à « philosopher. » Mais il a ainsi, tenant de son père le rusé, quelque chose du « sorcier », du
« magicien » et de « l'expert ». « Ni mortel ni immortel », il ne cesse de croître et de décroître, de s'épanouir
et de se flétrir, de gagner et de perdre, passant de l'indigence à l'opulence et vice-versa sans transition ni
cesse. Ni savant ni ignorant, il en sait tout de même assez pour être conscient de sa déficience et souhaiter
s'améliorer sans jamais parvenir, là non plus, à la stabilité.
Diotime en revient alors à ce qui restera l'une des définitions-clefs de ce grand démon : « Éros est amour du
beau », ce qui implique ipso facto désir du savoir et du bien. Et la prophétesse en profite pour renverser une
idée reçue, pour détruire une image toute faite : dans la relation amoureuse telle que l'envisagent les Grecs
de l'époque classique, Éros ne tiendrait pas le rôle de l'aimé qui, bien sûr, est beau et comblé de tous les
charmes possibles mais celui de l'amant en quête et requête perpétuelles. Éros n'est pas l'éromène, mais
l'éraste, il n'est pas celui qui accorde et offre en s'offrant mais celui qui ne cesse de chercher et de demander
et n'obtient jamais exactement ce qu'il souhaite. Au fait, que souhaite et que cherche vraiment un
amoureux ? Diotime va maintenant entreprendre de répondre à cette immense question.
Mais d’où vient cette illimitation essentielle du désir ? le désir est par essence tendu entre le dénuement et
l’abondance. « Mais dans la même journée, écrit Platon, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est
dans l’abondance, tantôt il meurt […]. Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais
ni dans l’indigence ni dans l’opulence ». Autrement dit, le désir est par nature illimité parce qu’il est
cette tension, ce mouvement sans fin et sans terme possible qui a pour origine un manque.