Vous êtes sur la page 1sur 3

« Le temps des mutants: POST HUMAN »

de Paul Ardenne

? Ardenne P., L’ image corps, Figures de l’ humain dans


l’
art du XX e siècle, Editions du regard, Paris, 2001.

« Les années 80, de concert avec le déclin des idéologies collectivistes, resteront
pour l’historien du futur celles du retour en force de l’individualisme. Un tel retour à
l’individualisme, encore s’agit-il de le préciser, ne sera que de façon résiduelle celui du
sujet en tant que citoyen (ce qui signalerait une attention politique revendicatrice portée
par la question de la responsabilité). Il se caractérise plutôt par le triomphe d’un type
social non pas exactement nouveau, le consommateur, mais prompt alors à déporter la
notion de “consommation” de son élémentaire (consommer pour jouir) vers l’attention
portée en priorité à l’apparence de soi (le moi comme sujet de jouissance) : époque bénie
de l’aérobic, du développement des implants physiques, des stratégies sociales fondées
sur le paraître, du “culte du corps”. De manière parallèle, et quoiqu’elles baignent dans
un regain de l’activité économique qui excite le facteur de consommation (du moins
jusqu’en octobre 1987, date du krach boursier que connaît la société occidentale, facteur
de récessions locales), les années 80 se signalent par l’émergence de phénomènes
ralentissant cette euphorie “corporiste” : la croissance des MST (maladies sexuellement
transmissibles), en premier lieu le sida ; les débats de nature éthique ou technique relatifs
à la génétique et aux biotechnologies ; l’affermissement d’une société électronique pétrie
dans le “temps réel”, autorisant l’ubiquité instantanée (Internet, téléphonie portative) ; la

1
toute-puissance de la simulation accompagnant le développement des techniques de la
virtualité (conception assistée par ordinateur, morphing, forums et jeux vidéo interactifs).
Pour diverses que soient en Occident ces reformulations d’ordre technique ou mental, se
dessine à partir d’elles le profil unitaire d’une ère qualifiée diversement de “post-
moderne” ou de “post-historique”, ère correspondant grosso modo au dernier quart du
20e siècle et se caractérisant par une relativisation des valeurs traditionnelles bénéficiant
au critère de l’utilité (ce qui est utile est bon, indépendamment de sa nature). Ce
mouvement spécifique de l’histoire occidentale, qui voit s’effriter les dernières certitudes
métaphysiques, ouvrira aussi pour certains observateurs, précisément, à ce moment “post-
humain” évoqué à l’instant. Une exposition du même nom, Post Human, proposée à
Lausanne durant l’été 1992, achevant d’imposer ce concept et le vulgarisant.

L’exposition Post Human, devenue un repère dans la chronologie de l’art “corporiste”,


fait l’effet d’un bilan à chaud de cette évolution en cours, qu’ellle tente à la fois de
cerner, d’expliciter et d’illustrer. Comme le veut son commissaire, le critique et
marchand d’art américain Jeffrey Deitch, l’exposition se distingue d’emblée par sa
double orientation. D’un côté, on y produit un fort appareillage documentaire et théorique
(penser le “post-humain” comme phénomène intime et social). De l’autre, l’exposition à
proprement parler : trente-six artistes, jeunes le plus souvent, à peine connus pour
certains d’entre eux (situer l’art vivant par rapport au “post-humain” ). Si l’on s’en tient
au lexique, le “post-humain” suggérera non seulement que l’ère de l’humanité est
achevée, mais encore que quelque chose a survécu à l’humanité, qui lui emprunte au
moins pour partie mais la dépasse de manière irrémédiable. Le “post-humain”, ainsi
compris, c’est le futur de l’humain mais sans l’humain, ou plutôt avec lui mais dans les
termes d’une mutation accomplie. Comprenons que dorénavant, c’est l’“humanité” même
qui est dépassée, telle du moins que la conçoit la pensée humaniste traditionnelle, celle-ci
entendant que l’humanité, pour comptable qu’elle soit évidemment d’une réalité
biologique, le soit aussi d’un destin métaphysique. Au-delà de la catégorisation
historique, le “post-humain” est cependant, pour Jeffrey Deitch, beaucoup plus : une
nouvelle culture, pour tout dire, si l’on entend que la culture est la somme de nos
représentations formelles comme symboliques…

2
La question que l’on ne manquera pas de poser a trait à l’origine d’une telle
évolution, au changement des mentalités d’où surgit le “post-humain” - étant entendu
qu’il ne suffit pas que les techniques existent pour que l’on s’en serve. Une réponse
précise sur ce point exigeant un plein volume, on s’autorisera après Jeffrey Deitch
quelques raccourcis, en insistant d’abord sur le rôle fondateur de l’esprit des Lumières et
de l’Aufklärung. À compter du 18e siècle, ainsi, les Lumières mettent en avant une idée
nouvelle du Moi hérité de l’humanisme, faite d’ “approfondissement du sentiment
individuel”. Cette propension individualiste, une fois amorcée, tend à retourner l’être vers
lui-même. Ainsi se consacre-t-elle, avec le 19e siècle, à l’ “exploration progressive de
l’inconscient”, comme le souligne Deitch en référence aux progrès de la psychologie
classique et analytique, puis à l’ “adaptation de la personnalité à l’accélération de la
nouvelle société urbaine et industrielle”. Pour finir, elle triomphe dans la culmination
permissive constatée autour de Mai 68, nourrie du développement de la contre-culture.
Où l’on note au passage cette évolution contradictoire : forgées dans le mouvement de
l’humanisme historique, les mentalités structurant le “post-humain” contestent au bout du
compte celui-ci, dans la mesure notamment où le concept d’ “individu” y tend à
remplacer celui de l’ “Homme” (la théorie de la “mort de l’homme” énoncée dans Les
Mots et les Choses, par Michel Foucault, n’est pas loin), dans la mesure encore où la
préoccupation intime (le “souci de soi”, pour citer de nouveau Foucault) prend le pas sur
l’investissement humain global. Non que toute métaphysique s’engloutisse, elle se
résume bientôt dans l’usage privé. Si “dans les années 1970, la décennie du « moi », on
était obsédé par sa conscience du moi et de sa propre amélioration, écrit de la sorte
Jeffrey Deitch, la décennie suivante fut centrée sur l’image de ce moi et l’auto-
indulgence. Ces tendances sont symptomatiques de la volonté de redéfinir le moi et peut-
être d’en revoir la formulation sociale.” En l’occurrence, les modèles coercitifs à l’amont
de la construction de la personnalité (y compris l’auto-flagellation) cèdent alors le pas
devant une attitude plus fluide de l’individu, se socialisant ou non selon l’humeur,
adhérant ou non aux modèles dominants, un individu dont le premier modèle, au
demeurant, reste le soi et sa demande spécifique en termes narcissiques. »

Vous aimerez peut-être aussi