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Relativisme et perspectivisme chez Leibniz 133

donc qu’on doit trop aussi aux autres ? On me dira que cela ne s’entend que d’une
volonté juste. Mais ainsi cette règle, bien loin de servir de mesure, en aurait besoin.
Le véritable sens de la règle est que la place d’autrui est le vrai point de vue pour
juger équitablement lorsqu’on s’y met. »

NOTES SUR LA VIE SOCIALE


sans date, dans G. Grua, Leibniz, Textes inédits, Paris, 1948, p. 699-702

B. LA PLACE D’AUTRUY

« [La place d’autruy est le vrai point de perspective en politique aussi bien qu’en
morale.] Et le précepte de Jésus-Christ de se mettre à la place d’autruy44 ne sert pas

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seulement au but dont parle Notre Seigneur, c’est-à-dire la morale, pour connoitre
notre devoir envers le prochain, mais encore à la politique, pour connoitre les vues
que notre voisin peut avoir contre nous. On n’y entre jamais mieux que lorsqu’on se
met à sa place, ou lorsqu’on se feint conseiller et ministre d’Estat d’un prince
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ennemy ou suspect. On pense alors ce qu’il pourroit penser ou entreprendre, et ce


qu’on luy pourroit conseiller. Cette fiction excite nos pensées, et m’a servi plus
d’une fois à deviner au juste ce qui se faisoit ailleurs. Il se peut à la vérité que le voi-
sin ne soit pas si mal intentionné, ni meme si clairvoyant que je le fais, mais le plus
seur est de prendrre les choses au pis en politique, c’est-à-dire quand il s’agit de se
précautionner et de la defensive, comme il faut prendre les choses au mieux en
morale lorsqu’il est question de nuire et d’offenser autruy. Cependant la morale
meme permet cette politique, lorsque le mal que l’on craint est grand, c’est-à-dire
que la pretention de la seureté ou caution ne cause pas des plus grands maux que le
mal, et il y a une actio damni infecti de droit naturel. Ainsi la jurisprudence commuta-
tive, [ou si vous voulez conservative] y donne les mains, c’est-à-dire celle qui
conserve à chacun ce qu’il tient.
« Mr Sharrock ne croit pas que ce principe de morale “ne fais point ce que tu ne
veux point qu’on te fasse” soit de vérité absolue. Mr Reyher dans les notes p. 127, et
Pufendorf de jure naturae Lib. 5, c. 13 le soutiennent, mais ils adjoutent qu’il faut
entendre une volonté réglée, qui n’est point infectée par une fausse philautie, et qui
se soumet aux ordres de Dieu et des puissances légitimes, suivant Amesius cas.
consc. lib. 3 (ou 5), c. 1, q. 6. Pufendorf le rapporte à la loy qui ordonne de nous ega-
ler aux autres hommes, loco dicto in fine 5. Voy. M. Strimesius dans les origines mora-
les, diss. de principio morali omnium primo, § 18. Mais aussi tost qu’il faut cette
grande limitation et qu’il faut examiner les volontés et quelle sera l’utilité du prin-
cipe, [il cessera de servir de marque] il a besoin d’autres marques.
« Ainsi on peut dire que la place d’autruy en morale comme en politique est une
place propre à nous faire decouvrir des considerations qui sans cela ne nous seroient
point venues, et que tout ce que nous trouverions injuste si nous etions à la place
d’autruy nous doit paroitre suspect d’injustice. Et meme tout ce que nous ne vou-
drions pas si nous etions à cette place doit nous arrester pour l’examiner plus meure-

44. Matth. 7, 12 ; Luc 6, 31 après Tobie 4, 16.


134 Martine de Gaudemar

ment. Ainsi le sens du principe est : ne fais pas ou ne refuse pas aisément ce que tu
voudrais qu’on te fît ou qu’on ne te refusast pas. Penses y plus meurement, après
t’estre mis à la place d’autruy, qui te fournira des considérations propres à mieux
connoistre les consequences de ce que tu fais. On peut encore distinguer la volonté
qu’on aurait estant à la place de l’autre, qui peut estre injuste, comme de ne vouloir
point payer, et le jugement qu’on feroit alors, car on sera tousjours obligé d’avouer
qu’on doit payer. La volonté est une marque inferieure du jugement, mais l’un et
l’autre n’est pas une marque certaine de la vérité, et ne sert qu’à nos arrester, à exci-
ter nostre attention, et à nous aider dans la connoissance des consequences et de la
grandeur des maux que cela pourra faire naistre dans autruy.
« C. Il faut toujours regarder les gens par leur bon costé, excepté quand on est
obligé de s’embarquer avec eux dans quelque affaire, car alors il est raisonnable de

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prendre ses precautions.
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« F. C’est quelquefois utile que nous souffrions qu’on nous fasse quelque tort
dans une matière de peu de conséquence, car si quelque grand y a trempé, cela luy
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donnera quelque penchant (s’il est d’un bon naturel) à nous faire du bien dans
quelque rencontre, et on peut menager la chose en sorte que la seconde soit plus
importante à nous que la premiere ».
Martine de GAUDEMAR,
Université de Paris X - Nanterre.

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