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ANNEXE : LEIBNIZ, SUR LA VRAIE THÉOLOGIE MYSTIQUE

[1698-1701?]
Arnaud Pelletier

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

2010/2 n° 247 | pages 267 à 270


ISSN 0012-4273

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ISBN 9782130577188
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Annexe : Leibniz, Sur la vraie théologie mystique [1698-1701 ?]

Le manuscrit qui porte le titre, de la main de Leibniz, Von der wahren Theologia Mystica
(Sur la vraie théologie mystique) est un unique folio recto verso conservé à la Bibliothèque
Gottfried-Wilhelm-Leibniz – Bibliothèque régionale de Basse-Saxe sous la cote lh I, 5, f.1.
En attendant sa publication critique définitive dans l’Édition de référence des Académies des

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Sciences de Berlin et de Göttingen (A), nous disposons de trois éditions aux corrections suc-
cessives : la première édition de Guhrauer, nettement défectueuse, fut partiellement corrigée
par Grua, et entièrement corrigée par Vonessen, pour ce qui concerne le dernier état du texte,
et en dehors des différentes strates raturées1.
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Gaston Grua fut le premier à suggérer la datation possible de 1698 en invoquant à la fois


une possible « influence de Fardella » dans l’opposition augustinienne de la lumière inté-
rieure du verbe et des maîtres extérieurs, mais aussi un rejet de la tripartition esprit, âme,
corps « trouvée chez Thomasius et Helmont en 1694-1697 », et enfin une mention du calcul
binaire similaire à certaines lettres de 1698 (op. cit, p. 147). Susanne Edel a depuis lors avancé
de solides raisons pour penser que le texte a été écrit après 1698, c’est-à-dire au moment de la
correspondance avec Andreas Morell au sujet de Jakob Böhme, et dont l’un des points de dis-
cussion fut l’identification de la raison avec une lumière intérieure2. En particulier, dans une
lettre du 16 janvier 1700, Morell mentionne à Leibniz l’ouvrage du böhmien John Pordage,
la Theologia Mystica, tout en reconnaissant que « deux ou trois pages de Jakob Böhme sur
la même matière » l’instruisent autant que tout le livre3. Il est donc possible que le texte de
Leibniz ait été suscité à cette occasion, même s’il est peu vraisemblable qu’il soit une réponse
directe au texte de Pordage.
Notre traduction suit l’édition de Franz Vonessen, que nous avons comparée au manuscrit
original4.

[1º] Sur la vraie théologie mystique.


Toute perfection des créatures découle immédiatement de Dieu (ainsi l’être, la
force, la réalité, la grandeur, le savoir, la volonté).
Les manques inhérents viennent des créatures elles-mêmes et de leurs bornes, ce
non plus ultra ou cette limitation qu’elles portent en elles (ainsi les limites de l’être, la

1. Cf. Leibniz, Deutsche Schriften (éd. Guhrauer), 1838 (Hildesheim, Olms, 1966), I, p.  410-
413 ; Leibniz, Textes inédits (éd. Grua), 1948 (Paris, puf, 1998), p. 146-147 ; Franz  Vonessen,
« Gottfried Wilhelm Leibniz, Zwei kleine philosophische Schriften » in: Reim und Zahl bei Leibniz,
Sonderheft de la revue Antaios, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, Bd. 8, 2, 1966, p. 128-133.
2. Susanne Edel, Die individuelle Substanz bei Böhme und Leibniz. Die kabbala als tertium compa-
rationis für eine rezeptionsgeschichtliche Untersuchung, in: Studia leibnitiana, Sonderheft 23, Stuttgart,
Franz Steiner, 1995, p. 120-123.
3.  Andreas  Morell à Leibniz du 16  janvier 1700, A I, 18, 271. Le texte mentionné est le sui-
vant : John  Pordage, Theologia mystica oder geheime und verborgene göttlich Lehre von den ewigen
Unsichtbarlichkeiten, Amsterdam, 1698.
4. Une traduction partielle du texte se trouve dans : Jean Baruzi, Leibniz, Paris, Librairie Bloud,
1909, p. 375-377.
XVIIe siècle, n° 247, 62e année, n° 2-2010
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résistance à la force, la passivité dans la réalité, le confinement des grandeurs, l’obs-


curité dans le savoir, les hésitations de la volonté).
C’est par la connaissance des perfections que nous connaissons Dieu.
Seule la lumière intérieure que Dieu allume en nous est capable de nous donner
une juste connaissance de Dieu.
C’est par elle seulement que l’on parvient à contempler clairement l’être et la
vérité, de sorte qu’aucune autre preuve de la vérité ni aucune autre explication d’un
tel être n’est nécessaire. [Car] les perfections divines sont cachées en toutes choses,
mais très peu savent les y trouver.
La connaissance de Dieu est le début de la sagesse. Les propriétés divines sont les
racines de l’ordre juste de la connaissance.
De même qu’elles précèdent les autres choses et que celles-ci en proviennent, de

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même sont-elles connues par elles-mêmes en premier, et les autres par leur moyen.
Dieu est ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile à connaître : de premier et de
plus facile sur la voie de la lumière ; de dernier et de plus difficile sur la voie de l’obs-
curité [car Dieu est alors caché et éclaire le moins].
La plus grande partie de notre savoir et de nos manières de faire sont dans l’obscu-
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rité : ainsi l’histoire, les langues, les usages des hommes et les usages de la nature.
Il y a bien quelque lumière dans cette obscurité, mais peu savent y prendre part.
Tout comme les témoignages sur les usages des hommes dans l’antiquité romaine
peuvent être utiles chez nous, mais n’aident en rien le colon en terre barbare5, de
même, la science des usages de la nature n’est utile que pour cette vie en ce monde-ci,
mais elle ne peut rendre l’âme plus parfaite ni lui venir en aide si elle a écarté Dieu
de ce monde.
En attendant, ces témoignages ont leur utilité et leur intérêt, non seulement pour
suppléer aux besoins de la vie et de la société, mais aussi comme moyens pour avancer
sans entrave sur la voie de la lumière.
Il ne faut ainsi employer les divertissements des sens et la contemplation des ombres
que comme des moyens ou des expédients, mais il ne faut pas s’en contenter6.
L’un peut bien être savant sans pourtant être éclairé s’il ne croit pas Dieu, ou la
lumière, et s’il croit seulement son maître d’ici-bas, ou encore ses sens externes, et s’il
en reste ainsi à la contemplation de ce qui est imparfait.
Cette lumière ne vient pas du dehors même si ce que nous recevons du dehors
peut et même doit parfois nous donner l’occasion de l’apercevoir.
Parmi tous les maîtres extérieurs, deux ravivent au mieux la lumière intérieure : le
livre des Écritures Saintes et l’expérience de la nature. Mais les deux ne mènent à rien
sans le concours de la lumière intérieure.
La lumière essentielle est la parole éternelle de Dieu qui contient toute sagesse,
toute lumière, et en fait le modèle de tout être et la source de toute vérité. Sans les
rayons de cette lumière, la foi ne peut être juste, et sans une foi juste personne n’est
bienheureux7.

5. Suit le passage non complètement lisible : « bien que la science des usages de la nature, comme
des pouvoirs des plantes [….] ».
6. Tout ce passage depuis « C’est par elle seulement que l’on parvient à contempler … » est un ajout
de Leibniz.
7. Leibniz a supprimé ici : | Beaucoup parlent de cette lumière, mais peu en ont une connaissance
distincte. Veux-tu savoir jusqu’où va untel, alors regarde ce qui l’amuse. Qu’il retire une autre volupté
de cette contemplation, et il n’en a pas encore goûté la saveur |.
Leibniz, Sur la vraie théologie mystique 269

Cette lumière comble l’esprit de clarté et de certitude, et non d’imagination ou de


mouvement extravagant. Certains se forgent dans le cerveau un monde de lumière
et pensent y voir un éclat de la gloire, et être entourés de milliers de lumières. Mais
ce n’est pas là la vraie lumière, juste un échauffement du sang [le soi-disant monde
de lumière].
Lorsque l’on voit la juste lumière, on est convaincu qu’elle vient de Dieu et non
du diable ou de la chair. Tout comme le soleil se prouve par lui-même, de même cette
lumière.
Toutes les créatures sont de Dieu et du néant ; leur être propre de Dieu, leur non-
être du néant. Cela est merveilleusement clair dans les nombres, et l’être des choses
est semblable aux nombres.
Aucune créature ne peut être sans non-être, sinon elle serait Dieu. Les anges et les

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saints doivent aussi avoir du non-être8.
La juste connaissance de soi consiste à bien distinguer notre être propre de notre
non-être.
[1vº] Il y a au fond de notre être propre une infinité, une empreinte et une image
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de l’omniscience et de la toute-puissance de Dieu.


Toute substance singulière, comme toi et moi, est une chose une, indivisible,
indestructible et qui n’est pas constituée des trois parties que sont l’âme, l’esprit et
le corps ; et pourtant il lui appartient de près plus de choses, qui lui sont comme
incorporées [selon l’état dans lequel elle se trouve].
Bien que chaque substance singulière soit sans partie, d’autres choses sont cepen-
dant enfouies en elle sans pourtant occuper le même espace.
Tout se trouve en toute chose, mais avec un certain degré de clarté9.
Les corps ne sont que l’œuvre de Dieu, mais les esprits sont proprement le royaume
de Dieu10.
Dieu m’appartient plus prochainement que le corps11. Les choses corporelles ne
sont que des ombres qui passent, des instants, des figures, des rêves véridiques. [Mais]
la vérité essentielle se trouve seulement dans l’esprit. Même [s’il est vrai que] les
hommes inexpérimentés prennent ce qui est spirituel pour un rêve et ce qui est
concevable pour la vérité.
Le péché ne vient pas de Dieu, mais le péché originel s’est formé chez certaines
créatures à partir du non-être, et donc à partir du rien.
Dieu a permis le péché parce qu’il savait qu’un plus grand bien se tirerait du mal.
Seuls les malins ont subi une perte dans le péché, mais la création de Dieu dans
son ensemble n’a rien perdu et y a au contraire gagné. Dieu n’a pas une volonté arbi-
traire, mais veut tout selon une cause et pour le meilleur. Sa miséricorde vient de sa
prévoyance originelle de la dignité de l’homme, et ainsi ni de la prévoyance de la foi
ni de la prévoyance des œuvres, mais de causes bien plus élevées : que l’homme croit
ou qu’il pense et fasse le bien vient du choix antérieur de Dieu dans le Christ.

8. Leibniz a supprimé ici : | C’est déjà assez s’ils connaissent leur être propre et s’élancent au-dessus
du non-être. Le non-être n’est pas un péché, mais une origine des péchés |.
9.  Allusion à la formule de Paul, « Dieu opère tout en tous » (première épître aux Corinthiens 12, 6).
10. Leibniz a supprimé ici : | Les substances corporelles appartiennent à l’œuvre de Dieu, les subs-
tances spirituelles au royaume de Dieu |.
11. Leibniz a supprimé ici : | Les corps en eux-mêmes ne sont pas des substances mais des ombres
qui passent |.
270 Arnaud Pelletier

Dieu veut le meilleur et le salut pour toute créature, et ce n’est pas par volonté aveu-
gle qu’il en choisit une plutôt que l’autre, ni en raison du mérite ou de la dignité, autre-
ment dit il ne choisit ni approximativement ni les meilleures (car c’est par lui seulement
qu’elles le deviennent), mais celles dont le choix permet le meilleur dans l’ensemble.
Car une chose infime ajoutée à une autre chose infime permet souvent de parvenir
à quelque chose de meilleur que la combinaison de deux autres qui sont en elles-
mêmes supérieures à chacune des deux premières. C’est en cela que consiste le secret
de la miséricorde et la solution de sa difficulté (deux choses irrégulières forment
parfois quelque chose de plus régulier que deux choses régulières).
La négation de soi est la haine du non-être en nous, et l’amour pour la source de
notre être propre, qui est Dieu.
C’est en cela que consiste crucifier le vieil Adam et revêtir le Christ, mourir à

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Adam et vivre au Christ : renoncer au non-être et s’attacher à l’être propre12.
Celui qui sait préférer la lumière essentielle aux images sensibles, ou l’être propre
au non-être, aime Dieu par-dessus tout.
Celui qui craint seulement Dieu s’aime soi-même et son non-être plus que Dieu.
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La foi sans connaissance ne vient pas de l’esprit de Dieu, mais n’est que lettres
mortes ou qu’une cymbale qui résonne.
La foi sans lumière ne produit aucun amour, mais seulement la crainte ou l’espé-
rance, et n’est pas vivante.
Qui n’agit pas selon la foi ne croit pas, quoiqu’il s’en vante.
Il est à regretter que si peu d’hommes savent ce que sont la lumière et la foi,
l’amour et la vie, le Christ et la Béatitude.
L’enseignement du Christ est Esprit et Vérité, mais beaucoup en font chair et
ombre.
Il n’y a rien de sérieux chez la plupart des hommes, ils n’ont pas goûté la vérité, et
s’enfoncent en secret dans un manque de foi.
Que chacun examine s’il a la foi et la vie13. S’il trouve une joie ou un plaisir
plus grand que dans l’amour de Dieu et dans l’accomplissement de sa volonté, alors
il ne connaît pas suffisamment le Christ et ne ressent pas encore la direction du
Saint Esprit.
L’Écriture donne un beau moyen de savoir si l’homme aime Dieu, à savoir quand
il aime son frère, et quand il s’efforce d’aider et de servir les autres autant qu’il est
possible. Celui qui ne le fait pas se vante faussement d’une inspiration, du Christ ou
de son esprit.

Traduit de l’allemand par Arnaud Pelletier

12.  Allusions aux formules pauliniennes sur « le vieil homme » (cf. épîtres aux Romains, 5, 12 ; aux
Colossiens 3, 9-10 ; deuxième épître aux Corinthiens, 4-5).
13. Leibniz a supprimé ici la correction de « examine » par | s’il veut savoir s’il est sur le bon
chemin |.

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