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Études rurales

Reconversion des élites agraires. [Du pouvoir local au pouvoir


national]
Du pouvoir local au pouvoir national
Afrânio Garcia Jr.

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Garcia Jr. Afrânio. Reconversion des élites agraires. [Du pouvoir local au pouvoir national]. In: Études rurales, n°131-132,
1993. Droit, politique, espace agraire au Brésil. pp. 89-105;

doi : 10.3406/rural.1993.3433

http://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1993_num_131_1_3433

Document généré le 31/05/2016


Résumé
Après la révolution de 1930, l'État brésilien a connu une centralisation sans précédent et la création
d'institutions publiques nouvelles liées à la modernisation sociale, économique et culturelle du pays.
L'analyse des biographies et de l'activité politique des deux principaux leaders de ce mouvement dans
le Nordeste - l'un militaire, l'autre civil - permet de comprendre comment les descendants des familles
de grands planteurs en déclin, localisées dans des régions marginales par rapport au pouvoir central et
cherchant à se reclasser, ont contribué à la reconstruction de l'État national. Leur nouvelle autorité et
les innovations institutionnelles introduites ont permis d'établir ou de renforcer localement le pouvoir de
leurs alliés.

Abstract
Converting Land-Holding Elites to National Politics -
Following the 1930 revolution, the Brazilian state underwent unprecedented centralization. New public
institutions were set up in order to modernize the country politically, economically and socially. The
analysis of the biographies and political activities of this movement's two major leaders in the Nordeste
- the one civilian, the other military - shows how descendants of the major plantation families
contributed to the national state's reconstruction. Located in outlying areas, these families, on the
decline, were looking for ways to improve their situation. The newly introduced institutional innovations
and their newly acquired authority enabled descendants to establish or reinforce their allies' power at
the local level.
AFRANIO GARCIA JR

DES ELITES

DU POUVOIR

AU POUVOIR
NATIONAL
national, qui modifie les données du jeu politique ? 89
Quels rapports y a-t-il entre cette construction et
les formes d'existence du pouvoir local ?
L'analyse des biographies et de l'activité politique
de deux leaders de la révolution de 1930, un militaire
- Juarez Tâvora - et un civil - José Américo de
Almeida -, tous deux issus des élites agraires du
Nordeste, présente un intérêt particulier pour la
discussion de ces questions. C'est en effet à cette date
que l'État brésilien a connu une centralisation sans
précédent [Fausto 1978 ; Miceli 1981], et ces deux
clientélisme est très souvent décrit responsables du succès du soulèvement militaire
comme une survivance des pratiques politiques dans le Nord ont fait partie du groupe de dirigeants à
traditionnelles, destinées à disparaître lorsque l'État l'origine de plusieurs institutions nationales
national se met en place1. Dans une telle nouvelles ainsi que de l'expansion et de la rationalisation
perspective, la coexistence entre les institutions publiques du marché des postes de la fonction publique de
rationalisées à caractère universel au sommet de l'État fédéral. Leurs origines provinciales ne les
l'État - telles les diverses formes de représentation prédestinaient pas à occuper des fonctions de premier
politique et la bureaucratie chargée d'assurer les plan dans la politique nationale, puisqu'ils
services publics - et le particularisme des descendaient de familles de grands propriétaires en déclin,
clientèles locales est interprétée comme un moment de localisées dans des régions marginales par rapport au
transition. Ce particularisme désigne le travail pouvoir central. Par ailleurs, appartenant à des
politique des élites traditionnelles lié au passé, ou courants opposés au départ, leur alliance politique n'était
tout au moins destiné à être dépassé par les pas du tout une fatalité.
nouvelles institutions liées à la modernité - l'univers
politique traditionnel étant construit d'un point de Le mariage d'un héros
vue négatif - à partir de l'absence des révolutionnaire : un acte politique ?
caractéristiques du monde moderne. L'acceptation d'un tel Déclenché le 3 octobre 1930 simultanément dans
schéma évite d'examiner dans le détail les agents à le Rio Grande do Sul, province frontière avec
l'origine des innovations institutionnelles et les
effets concrets que celles-ci ont exercés sur les 1. Les pratiques d'échange de vote en milieu rural contre
modalités du travail politique existant jusqu'alors. l'attribution d'avantages matériels pour l'électeur (champs,
vêtements, etc.) constituent une des préoccupations centrales de
Comment accumulait-on la reconnaissance et la la sociologie politique brésilienne. Une des études pionnières à
fidélité des clients ? Quelles ressources étaient ce propos [Leal 1975: 20] mettait l'accent sur le caractère
nécessaires pour que ce travail soit efficace ? résiduel des pratiques anciennes, mais faisait toutefois remarquer
que l'expansion des formes de représentations politiques
Qu'est-ce qui a poussé certains membres des modernes était liée au renforcement du pouvoir local des élites
anciennes élites du Brésil à la construction de l'État agraires.

Études rurales, juillet-décembre 1993, 131-132 : 89-105


AFRANIO GARCIA JR.

90 l'Uruguay, et dans la Paraïba située au nord-est, le fréquenter publiquement des notabilités provinciales
soulèvement armé avait pour but de créer deux de l'extrême Sud et du Nord du pays, un général et
foyers insurrectionnels à des points extrêmes par l'un des professeurs les plus éminents de la faculté
rapport à la capitale, Rio de Janeiro. Avant même de Médecine de Rio. Au centre de la photo, la
l'arrivée à Rio des troupes de Getûlio Vargas, en fiancée porte bien la robe traditionnelle et un bouquet de
moins d'un mois le président Washington Luiz était fleurs blanches, symbolisant son attente patiente du
déchu de ses fonctions par l'Armée, et l'ancien retour de son cousin à la vie publique ; à sa gauche,
président de la province du Rio Grande do Sul dut le fiancé est en tenue de gala de l'Armée, tout
assumer le contrôle de l'État fédéral. J. Tâvora, comme le général ministre qui est derrière lui. C'est
commandant militaire du soulèvement dans le là la meilleure preuve du revirement de la situation
Nord, qui a décidé de se marier le jour de son militaire de J. Tâvora, exclu des rangs de l'Armée à
trente-troisième anniversaire, le 14 janvier 1931, la suite de ses agissements depuis 1922. La présence
publie dans ses mémoires une photo très singulière du commandant en chef de l'Armée - tout officier
de cette cérémonie2. Dès 1922, il avait participé aux doit demander une permission officielle pour se
mouvements menés par de jeunes officiers de marier - n'est-elle pas le signe de l'approbation par
l'Armée pour renverser les élites politiques au la corporation des actes de J. Tâvora, désormais
pouvoir, jugées particularistes et rétrogrades ; depuis, perçus comme "héroïques" ?
sa vie n'avait été qu'une succession de combats, Assis à droite de la fiancée : G. Vargas, qui avait
d'emprisonnements, d'évasions spectaculaires et de été président du Rio Grande do Sul et candidat
périodes de clandestinité. Deux mois après la perdant aux élections présidentielles nationales, à
victoire révolutionnaire, il pouvait enfin se marier avec présent chef du nouveau gouvernement
sa cousine. Quoi de plus insolite que cette photo révolutionnaire ; à gauche du fiancé : Mme Vargas venue
d'un mariage selon les règles traditionnelles - le habiter le palais présidentiel. Derrière G. Vargas
mariage avec la fille de l'oncle maternel était figure J.A. de Almeida, alors ministre des Transports
fréquent parmi ses ascendants - réunissant G. Vargas, et Travaux publics. Jusqu'en octobre 1930, il n'était
le nouveau chef du gouvernement provisoire, son que secrétaire du gouverneur de la Paraïba. Élu
épouse, les ministres les plus éminents et leurs député fédéral au mois de mars, il avait vu son
conjointes ? Quoi de plus inhabituel qu'un cliché mandat invalidé par les anciennes autorités. Son
réalisé chez l'oncle maternel et beau-père, à Rio de entrée dans le gouvernement révolutionnaire,
Janeiro où celui-ci habitait depuis le début du devenu maître de la capitale fédérale, était due à
siècle, sans la présence de la famille des fiancés, à J. Tâvora. Il est vrai qu'il avait joué un rôle
l'exception de l'évêque ayant célébré le mariage, fondamental pour le succès du soulèvement armé dans la
oncle des fiancés, frère du maître de maison ? Paraïba en tant que commandant des forces de
Cette photo aurait été impossible à peine six mois police. Quoi qu'il en soit, le rapprochement entre
auparavant, car le fiancé vivait clandestinement dans le
2. C'est la seule photo de cet événement figurant dans ses
Nord-Est pour se dérober à un mandat d'arrêt lancé mémoires et qui donne de son mariage une version politique.
par la police ; il aurait été alors impensable qu'il pût Cf. J. Tâvora [1975-1976].
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

.*!(«**"*•«»«•** «««j* •«;**" I*- 91

Photo du mariage
de Juarez Tâvora
le 14.1.1931
à Rio de Janeiro.

J. Tâvora et son témoin pour la cérémonie de la Justice, et plus à droite l'évêque D. Carloto
religieuse était récent et directement lié aux ententes Tâvora, oncle des fiancés. O. Aranha était
révolutionnaires. secrétaire de G. Vargas lorsqu'il était à la tête du Rio
À côté de J.A. de Almeida se tient le ministre de Grande do Sul et fut le responsable de tous les
l'Armée, le général Leite de Castro, témoin préparatifs en vue du soulèvement armé ; sorte de bras
religieux de la fiancée. Les femmes des témoins sont droit de G. Vargas, il était comme lui issu d'une
encadrées par les hommes mais disposées en ordre famille de grands éleveurs du Sud et licencié en
inverse : les épouses à gauche de la photo sont Droit. Il est intéressant de constater que, outre la
celles des personnages occupant la partie droite du présence d'éminents responsables politiques,
tableau et vice- versa, comme pour signaler l'unité toutes les compétences acquises dans les
sociale des participants. Derrière J. Tâvora, on institutions de haut niveau sont réunies, depuis les Écoles
aperçoit le professeur de la faculté de Médecine de militaire et polytechnique jusqu'au séminaire
Rio, Miguel Couto, puis Osvaldo Aranha, ministre catholique, en passant par les facultés de Médecine et
AFRANIO GARCIA JR.

92 de Droit. Notons aussi que les pouvoirs culturels que la progression vers une reconnaissance
sont représentés dans leur diversité puisqu'on a un nationale de leur autorité politique. À la lumière de ces
scientifique, un homme de lettres et un données, nous nous interrogerons sur les nouvelles
ecclésiastique qui assistent à cette cérémonie. structures de l'État central qu'ils ont contribué à
Quelques années plus tard, cette photo devenait mettre en place et sur les usages locaux de leurs
impossible : l'alliance qu'elle symbolise devait renommées nationales.
être rompue sous le poids des divergences
politiques des protagonistes. Il s'agit donc bien de Carrières bloquées et
l'enregistrement d'un instantané, et cette photo en rencontres révolutionnaires
dit plus long sur la situation politique d'alors que Nos deux protagonistes sont nés dans les maisons
sur l'échange proprement matrimonial. Qu'est-ce de maîtres de grandes plantations, ce qui les oppose
qui a pu provoquer une alliance entre ces individus aussi bien aux habitants des grandes villes, comme
qui tiennent à manifester leur profonde union à les ports d'exportation et les centres politiques et
travers une cérémonie religieuse en janvier 1931 ? culturels - à l'exemple de Recife au nord et Rio de
Des noces seraient-elles plus efficaces pour Janeiro au sud -, qu'aux enfants des moradores
renouer et rendre publique une alliance que tout autre soumis à une relation de dépendance personnelle
acte proprement politique, comme la création d'un envers les propriétaires. Toutefois, si leurs familles
nouveau parti, la publication d'un manifeste ou occupaient des positions privilégiées, leurs
d'une photo de réunion ministérielle ? En tout cas, plantations étaient situées dans des régions marginales du
l'existence de ce cliché suggère la nécessité de point de vue économique et politique. Au cours de
développer la réflexion sur le rapport entre famille et leur vie, ils vont se déplacer de ce monde structuré
politique au Brésil, particulièrement au sein des par la dépendance personnalisée vers un univers où
nouvelles élites responsables de la construction de les pouvoirs s'exercent grâce à l'existence de règles
l'État national et de la modernisation économique, objectives et d'institutions. L'analyse de leurs
sociale et culturelle du pays3. En particulier, on est biographies permet de trouver les indices de la
en droit de se demander comment les nouvelles transformation des formes de domination et aussi
responsabilités politiques assumées par chacun se de mettre en parallèle le travail d'invention des
répercutent sur les autres membres de sa famille, et nouvelles institutions publiques avec les agents qui
de chercher à comprendre pourquoi de nouvelles ont contribué à produire ces changements.
alliances politiques se tissent en utilisant pour S'ils sont originaires de familles de propriétaires
métaphore les alliances familiales. relativement aisées, aucun des deux personnages
L'examen des origines sociales, des cursus n'a occupé la position d'héritier de l'exploitation
universitaires et des carrières politiques de J. Tâvora et J.A.
de Almeida, considérés en 1930 comme les deux 3. Cette photo est aussi reprise par L. Lewin [1987] dans son
principaux leaders de la révolution dans le Nord analyse sur le rôle essentiel des alliances matrimoniales des
grandes familles de la Paràiba dans les alliances politiques de
permet d'étudier les raisons du croisement de ces deux 1889 à 1930 ; elle souligne une certaine continuité de ces
trajectoires et les fondements de leur alliance, ainsi pratiques par la nouvelle élite révolutionnaire.
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

transmise par les parents ; cette liberté par rapport de ces deux leaders au mouvement de 1930, 93
à l'héritage leur a permis de s'investir très tôt dans comparons de plus près leurs origines sociales et
les études, perçues dès le départ comme un moyen interrogeons-nous sur les raisons de la rencontre de
de faire carrière, en particulier dans la haute leurs itinéraires politiques. Les biographies font
administration de l'État ou en politique. Si leurs deux apparaître que ces descendants des élites agraires
parcours ont été liés à la construction de l'État du Nord-Est, menacées de déclin, ont emprunté des
national, on notera cependant qu'ils n'ont pas suivi voies séparées de reconversion mais toutes deux
le même cursus universitaire : l'un a étudié le liées à la construction de l'État national.
Droit, formation la plus fréquente parmi les élites J.A. de Almeida est né en 1887 dans un engenho de
politiques traditionnelles ; l'autre est passé par la Paraïba, situé dans la commune d'Areia, à la
l'École militaire et l'École polytechnique. Leur limite de la région humide où l'on cultive la canne à
participation à l'insurrection armée de 1930 sucre, et de régions plus sèches, voire semi-arides,
s'explique sans doute par le sentiment que leurs de l'intérieur du pays. Selon ses propres termes,
carrières allaient être bloquées à cause de la il descend d'une famille de senhores de engenho
gestion exclusive des affaires de l'État par l'élite en [Camargo et al., eds. 1984 : 78], ce que l'on peut
place. effectivement constater au moins sur trois
J.A. de Almeida fit une carrière dans la générations, dans son ascendance paternelle aussi bien que
magistrature provinciale jusqu'en 1930 et n'accéda à un maternelle (voir généalogie p. 95). L'abolition de
niveau national qu'après cette date. Jusque-là son l'esclavage en 1888 n'a pas menacé le pouvoir des
profil ne diffère pas fondamentalement de celui des maîtres. Leur domination s'est maintenue par le
autres membres de l'élite provinciale. C'est recrutement d'une nouvelle forme de main-d'œuvre,
l'opposition entre les intérêts de sa province et ceux du les moradores, composée surtout de descendants
gouvernement de la République, qui provoqua son d'esclaves et gérée d'une manière originale qui
adhésion à l'insurrection. J. Tâvora, militaire, était rappelle le temps des esclaves. En offrant à chaque
membre du seul corps de fonctionnaires présent sur famille les moyens d'assurer sa vie matérielle - une
tout le territoire. En effet, la carrière d'un officier maison, un lopin de terre pour les cultures de
exigeait des déplacements constants et lui donnait subsistance, l'accès à l'eau et au bois -, mais aussi en
ainsi l'occasion de faire l'expérience du manque organisant les activités sociales et culturelles
d'unité nationale. D'autre part, le surnombre de - comme les fêtes, les pratiques religieuses, les
sous-officiers formés par les écoles militaires échanges interpersonnels de toutes sortes (touchant
suscitait le mécontentement de ces derniers et a même à la vie familiale) -, les propriétaires
provoqué de nombreux soulèvements à partir de cherchaient à fixer les travailleurs à l'intérieur de
1922. J. Tâvora a opté pour l'insurrection contre le l'espace physique de la plantation [Garcia Jr. 1989 ;
pouvoir central dès le début de ses fonctions Palmeira 1976]. Ils contrôlaient ainsi leur clientèle
comme officier, ce qui a été le cas de beaucoup en limitant ses horizons sociaux. Dans le même
d'élèves de sa génération. temps, l'administration de Y engenho leur assurait
Pour bien comprendre la participation de chacun les ressources nécessaires pour participer - sous des
AFRANIO GARCIA JR.

94 formes excluant les moradores - à certaines J.A. de Almeida vécut dans V engenho jusqu'à
activités qui se déroulaient dans les villes. Quoi qu'il en l'âge de 8 ans : il y apprit à lire et à écrire, puis
soit, l'existence d'une famille de senhores de partit habiter en ville chez son oncle paternel, curé
engenho impliquait non seulement la propriété d'Areia, pour poursuivre ses études. En 1899, son
d'une unité agro-industrielle, mais aussi la maîtrise père mourut, et la succession de la propriété se fit
d'une large clientèle sociale soumise à ses ordres. au bénéfice d'un frère aîné. En tant que cadet
La fin de l'esclavage ne semble pas avoir affecté la déshérité, il fut envoyé au séminaire. Mais après
richesse des planteurs (J.A. de Almeida raconte avoir provoqué un conflit familial en contestant la
que son père a émancipé ses esclaves avant la décision de sa mère et de ses frères, il put
promulgation de la loi), mais la région sucrière a fréquenter un lycée de la capitale de la province et réussit à
connu un fort déclin économique dont témoignent entrer à la faculté de Droit de Recife, centre de
les restructurations opérées dans les plantations formation de la plupart des hommes politiques du
pour faire face à la concurrence sur les marchés Nord du Brésil depuis l'Indépendance. Licencié en
internationaux. C'est l'époque de l'essor des 1908, il fut, après un court passage comme
premières usines à sucre qui a marqué le passage à procureur dans une commune de la région semi-aride,
une production à l'échelle industrielle, le nommé à 24 ans à un poste de haut magistrat
regroupement des plantations de canne et la subordination provincial grâce à l'appui de son oncle maternel
des anciens engenhos - désormais réduits à l'état - Monsenhor 4 Valfredo Leal qui avait été
de simples établissements agricoles, dénommés président de la Paraïba de 1905 à 1908 et demeurait le
"fournisseurs". La concentration du pouvoir dans chef politique d'un courant minoritaire de cette
les mains des propriétaires des usines déclassait les province. Il épousa une descendante d'une autre
anciens senhores de engenho des alentours. famille de senhores de engenho d'Areia, Ana Alice
Certains ont voulu continuer à utiliser leurs moulins de Azevedo Melo, et le jeune couple vint habiter la
pour fabriquer du sucre mais ont dû se résigner à capitale de la province. Jouissant d'une certaine
ne produire qu'une sorte de sucre brut, aisance financière, il put fréquenter les cercles
exclusivement destiné au marché interne. Ce fut le cas des littéraires dès 1915. Il commença à publier à partir
senhores d'Areia, et en particulier du père de J.A. de 1921 avec le soutien de l'imprimerie officielle
de Almeida. Toutefois, cette stratégie économique de la Paraïba où il a fait éditer en 1928 un roman, A
ne put freiner le déclin de ces familles et en différer bagaceira, sur le pouvoir arbitraire exercé par un
l'issue. Ajoutons à cela que les plantations de café senhor d'Areia sur tous les habitants de son
du Sud-Est ont connu une croissance remarquable domaine, y compris sur une famille de propriétaires
et ont représenté plus de 70% des exportations blancs de la région semi-aride, ruinée par la
avant la fin du XIXe siècle. Ainsi, les planteurs sécheresse. Bien accueilli par les principaux critiques
d'Areia demeuraient des senhores de engenho qui littéraires de Rio, le livre connut la même année
régnaient sur leurs moradores, mais leur position deux rééditions par des éditeurs de la capitale, et
au sein de la classe des planteurs brésiliens était en
net recul. 4. Dignitaire ecclésiastique non titulaire d'un évêché.
personnages ayant eu une activité politique
A = O A = O
Luiz José de Almeida Joana Albuquerque José Antonio dos Santos Leal Maria do Espirit
Senhor de engenho Fazendeiro Santo Coelho
Grand commerçant
Conseiller municipal
A == O A =
Augusto Clementino Arcanja Quitéria Capitaine Matias Maria Emilia Joaquim José
de Almeida de Albuquerque Soares dos Santos Leal dos Santos Le
Senhor Fazendeiro Politicien, empris
de engenho après l'assassinat
adversaire polit
A A A = O
Odilon Capitaine Inâcio Josefa Valfredo
Benvindo Augusto de Almeida dos Santos dos Santos
deFrancisco
Senhor
Coelho
engenho Curé d'Areia Senhor Leal Leal
de engenho Président
Conseiller de la Paraïba
municipal
A O O = O A A O o
t
/*
Généalogie de José Américo de Almeida (écrivain et homme politique)
AFRANIO GARCIA JR.

96 son auteur devint le pionnier du roman la République. L'appui, que le gouvernement


typiquement national, de sorte que sa notoriété littéraire central apportait à la politique conçue et pratiquée par
précéda sa renommée politique. Sâo Paulo pour contrôler l'offre de café et le
Membre actif de la faction politique de son oncle valoriser sur les marchés internationaux, était ressenti
maternel, minoritaire dans cette province alors par les autres provinces comme une sorte de
dominée par Epitâcio Pessoa - qui avait été président mainmise de Sâo Paulo sur l'État central. Ce sentiment
du Brésil entre 1918 et 1922 -, il n'a pas eu de devint plus aigu lorsque le président sortant, lié à
poste politique avant 1928. À cette date, il devint l'élite de Sâo Paulo, désigna comme candidat à sa
secrétaire de Joâo Pessoa, nouveau président de la succession un homme provenant de la même
Paraïba et neveu d'E. Pessoa : par l'intermédiaire province, violant ainsi l'accord tacite d'alternance qui,
des deux neveux s'établissait la paix entre des en 1930, devait mener une personne du Minas
factions rivales à l'échelle provinciale. Les Pessoa Gérais à la présidence. Les élites de cette province
disposaient d'un capital politique au niveau décidèrent de soutenir la candidature de G. Vargas,
national. C'est un concours de circonstances tenant à la à l'époque président de la province du Rio Grande
succession de la présidence de la République do Sul ; comme candidat à la vice-présidence fut
brésilienne qui va faire de J.A. de Almeida l'héritier du choisi J. Pessoa, président de la Paraïba "petite et
crédit accumulé à l'échelle nationale par la faction bonne". Le gouvernement de cette province est
rivale. ainsi devenu la composante la plus fragile d'une
En effet, depuis l'instauration de la République qui, coalition de forces s 'opposant au pouvoir central
en 1889, mettait fin à l'empire et au règne des contrôlé par les élites de Sâo Paulo.
descendants de la couronne portugaise, la forme de Au début de 1930 éclata une insurrection dans une
l'État fédéral se réduisait pour l'essentiel à la commune de la Paraïba contre le gouvernement de
juxtaposition des structures politiques provinciales : J. Pessoa ; la rébellion était stimulée et armée par
chaque province jouissant d'une assez large le gouvernement central et ses alliés des provinces
autonomie pouvait constituer ses propres milices, faire du Nord. Cette tentative de déstabilisation du
des emprunts à l'étranger, lever des impôts sur les pouvoir provincial par la voie des armes était la riposte
produits exportés, avoir sa propre magistrature, son à l'audace des élites politiques de rang inférieur
système d'éducation, etc. Leur puissance relative qui avaient défié les élites agraires hégémoniques.
dépendant de leurs activités économiques, les C'est alors que J.A. de Almeida prit le
provinces les plus riches avaient, dans ce contexte, une commandement de toutes les forces de police et participa
suprématie indéniable au sein de la Fédération. La directement aux combats. Il était aussi candidat au
province de Sâo Paulo, qui concentrait les mandat de député fédéral aux élections nationales
plantations de café les plus prospères, était hégémonique qui avaient lieu en même temps que celles du
dans l'union et, dès 1894, les élites politiques de président de la République. G. Vargas et J. Pessoa
Sâo Paulo et du Minas Gérais - autre province furent battus aux élections nationales de mars
productrice de café et ancienne source de minerais 1930 ; J.A. de Almeida et ses compagnons de liste
précieux - se relayaient à la tête de la présidence de avaient recueilli le plus grand nombre de suffrages
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

dans la Paraïba, mais des changements de dernière comme du côté maternel (voir généalogie p. 99) 97
heure dans la composition de la commission d'une famille de planteurs de coton (culture
électorale avait permis de déclarer leurs adversaires associée à l'élevage du bétail) qu'on nommait
vainqueurs. J.A. de Almeida vint à Rio pour fazendeiros. Dans cette région, l'esclavage fut
présenter un recours devant l'Assemblée nationale, toujours moins important que dans les plantations
mais celle-ci était complètement soumise à sucrières, mais la main-d'œuvre était aussi recrutée
l'exécutif fédéral. C'est à cette époque qu'il prit contact selon les modalités de la morada. Le déclin de la
avec les jeunes officiers de l'Armée prônant la famille de J. Tâvora fut directement lié au climat
révolution et approcha J. Tâvora, qui avait pour de la région fréquemment soumise à la sécheresse.
mission de préparer le soulèvement dans le Nord. Il est frappant de constater que tous les frères aînés
Selon les propres témoignages de J.A. de Almeida, ont cherché à se reconvertir, soit en faisant des
J. Pessoa était très hostile à la voie révolutionnaire études supérieures à Rio, soit en partant en
et avait été un des juges responsables de la Amazonie au moment du boom du caoutchouc ; aussi,
condamnation des jeunes officiers révoltés en les plus âgés ont facilité le départ des trois petits
1922, parmi lesquels figuraient J. Tâvora et ses derniers vers Rio pour qu'ils puissent y poursuivre
frères. L'alliance entre les élites de la Paraïba au leur scolarité. Cette tendance à la reconversion par
pouvoir et les mutins n'était pas du tout inévitable ; le biais des études était déjà observable dans la
elle résulta plutôt d'une convergence objective de fratrie de sa mère, ainsi que chez son futur beau-père,
deux forces ayant des intérêts opposés à ceux du licencié en Droit, occupant le poste de chef de
gouvernement central. Aucune opération militaire Police de la capitale fédérale au moment de son
ne fut déclenchée avant l'assassinat de J. Pessoa le arrivée à Rio. Grâce à leurs appuis familiaux sur
24 juillet 1930. Les hésitations de G. Vargas et de place, les trois frères cadets sont entrés directement
son entourage à prendre les armes trahissent bien le au lycée Pedro II, établissement public secondaire
fait que leur opposition visait surtout à faire modèle. Si dans ses mémoires J. Tâvora dit qu'il a
comprendre aux élites de Sâo Paulo que leur été un élève pauvre à Rio, c'est sans doute parce
domination était trop exclusive ; la décision du qu'il comparait son statut d'immigré récent avec le
soulèvement ne fut prise qu'après l'élimination style de vie des grandes familles dominantes de la
physique du chef allié le plus fragile, qui fut perçue métropole ; cependant, le choix de la formation
comme une atteinte directe à l'honneur de tous les scolaire est très révélateur de l'importance du
opposants. La mort de J. Pessoa faisait passer capital des familiers qui les accueillaient et de la
J.A. de Almeida au premier plan de la scène priorité accordée aux études pour se tailler une
provinciale : il devenait le responsable politique qui place dans le nouvel univers social.
pouvait assurer le succès du soulèvement souhaité Dès 1912, le cursus scolaire des deux cadets de la
et préparé de longue date par J. Tâvora. fratrie - Juarez et Fernando - et plus tard leur
J. Tâvora, né en 1898 dans une grande propriété de orientation vers la vie militaire, ainsi que leur
la région semi-aride du Cearâ, frère cadet d'une engagement révolutionnaire lui-même sont très liés à
famille de 15 enfants, descendait du côté paternel l'évolution de la carrière d'un des frères aînés
AFRANIO GARCIA JR.

- Joaquim, polytechnicien devenu officier de assuraient le financement des études et


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l'Armée. Ils complètent leurs études secondaires l'hébergement dans les grandes capitales - des boursiers en
dans un des grands lycées publics du Rio Grande quelque sorte - et constituaient ainsi une voie
do Sul, accompagnant Joaquim nommé professeur privilégiée pour les candidats à la reconversion, tandis
du Lycée militaire. En 1915, Juarez et Fernando que les facultés de Droit et de Médecine étaient
rentrent à Rio pour passer le concours de l'École peuplées d'étudiants d'origine plus aisée.
polytechnique, et l'année suivante, ils bénéficient Premier de sa promotion en 1919, Juarez Tâvora
du passage automatique des polytechniciens à devint membre du corps des ingénieurs de
l'École militaire. L'incorporation à l'Armée assura l'Armée, et après des débuts en province, fut
le financement de leurs études supérieures. Ce nommé à un poste d'enseignant à l'École militaire
choix, contraint par la nécessité économique, est de Rio en 1922, où il succéda à Luis Carlos
encore une fois ressenti par Juarez comme le signe Prestes, autre élève brillant et grand leader des
de la modicité des ressources familiales. De soulèvements des années 1920. Suite à la publication
nouveaux horizons ne pouvaient s'ouvrir à eux que par la presse de la capitale de lettres privées
grâce à l'État fédéral et au bon usage des attribuées au candidat à la présidence de la République
solidarités familiales. La comparaison entre leurs façons et considérées comme une offense à l'Armée, une
de gérer leur scolarité, leurs déplacements sur le crise, aiguisée par la fermeture du Club militaire et
territoire brésilien et la trajectoire de J.A. de l'incarcération d'un maréchal et ancien président
Almeida fait ressortir le cadre provincial de la vie du Brésil, déboucha sur le soulèvement du 5 juillet
de celui-ci et le cadre national des stratégies de 1922 dans lequel l'École militaire joua un rôle
reconversion des Tâvora. Mais quelles majeur. Officier responsable à cette date, Juarez
perspectives de carrière s'offraient donc à ceux qui participa activement à cette révolte qui se solda par
consentaient à payer le prix d'une sorte de un échec et son incarcération ainsi que celle de son
déracinement permanent pour tenter d'échapper au frère Joaquim, leader d'une conspiration dans la
déclin inscrit dans leur situation de départ ? province lointaine du Mato Grosso. Ils ne furent
L'Armée s'est trouvée dans la situation de ne libérés qu'en 1923 sans avoir été jugés : devant le
pouvoir assurer une promotion normale à toutes les risque de se voir exclure de l'Armée par les
jeunes recrues sorties des lycées militaires. Ce tribunaux, ils prirent la décision de déserter et
blocage des carrières a suscité le mécontentement des organisèrent de nouvelles conspirations pour
officiers de rang inférieur - en particulier des renverser le pouvoir central, avec la complicité de
lieutenants - et a été une des causes des soulèvements jeunes officiers restés dans les rangs. Le destin des
militaires des années 1920. Ce n'est d'ailleurs pas deux frères ne fut pas le même : si son engagement
un hasard si l'ensemble de ces révoltes fut nommé coûta la vie à Joaquim, Juarez devint une sorte de
Mouvement des lieutenants (Movimento tenentista). héros national après la victoire de 1930 et finira sa
Soulignons que les écoles militaires comprenaient carrière comme maréchal.
beaucoup d'élèves issus des familles de grands Joaquim fut un des leaders du soulèvement de
propriétaires, menacées de déclin, du fait qu'elles juillet 1924 qui réussit à prendre le contrôle de Sâo
personnages ayant eu une activité politique
Bernardino Tavares de Tâvora
Gouverneur du Pernambouc
/\ Manuel Peixoto da Silva Tâvora
A = O A = o
Manuel Isabel Alves Antonio Fernandes Idalina de Lima
do Nascimento Negreiros Tâvora Negreiros
Guedes Rolim Correia de Lima Fazendeiro
Fazendeiro
A A A = O A = O A = O
Antonio
Tâvora
da Silva Francisco Antonio Rosa Joaquim Antonio Clara Tâvora Elisiârio Tâvora Belisârio Tâvora Maria Joana
D.Tâvora
Évêque
Carloto do Nascimento do Nascimento (1859-1913) Magistrat Chef de Police Holanda
Fazendeiro (1844-1940)
Fazendeiro
A O A O A
<&
* frères ayant financé les études de Juarez, Fernando et Ademar
Généalogie de Juarez Tâvora (militaire et homme politique)
AFRANIO GARCIA JR.

100 Paulo ; il périt à la suite des combats contre les la manifestation de leur alliance sur la photo de
forces loyalistes voulant reprendre la ville. Juarez mariage ne doit pas faire oublier que leur union - si
prit part à l'organisation de la retraite des troupes union il y eut - fut plutôt de raison que de passion
révoltées en direction de l'extrême sud du pays qui pour les mêmes causes. La réussite de leur
avaient rejoint celles du Rio Grande do Sul sous le mouvement fut autant le produit de cette alliance que de
commandement de L.C. Prestes5. De 1924 à 1927, la conjoncture qui fit coïncider les crises politiques
ces troupes ont parcouru le territoire brésilien du détaillées ci-dessus avec la crise économique due
sud au nord pour retourner à leurs positions au krach boursier américain qui provoqua une
initiales, parcourant environ 20 000 km, échappant surproduction de produits agricoles dans les différentes
chaque fois à l'encerclement des forces fidèles au régions de plantations au Brésil.
gouvernement fédéral. Cette longue marche
représente un véritable exploit militaire, mais elle Pouvoir national et pouvoir local
s'accompagne d'un échec politique, car ces Juste après la victoire, la première mission confiée
hommes n'ont jamais réussi à soulever les couches à J. Tâvora et J.A. de Almeida fut de changer tous
paysannes des régions traversées. Tout ce à quoi ils les responsables à la tête des provinces du Nord, de
parvinrent, c'est à se faire reconnaître comme la Bahia jusqu'en Amazonie, ce qui leur valut d'être
force politique autonome et difficile à anéantir. surnommés "les vice-rois du Nord" : les "délégués
L.C. Prestes et J. Tâvora furent respectivement le du gouvernement provisoire", hier bannis de la vie
chef et le sous-chef de l'état-major de ces colonnes politique ou membres d'une élite provinciale de
d'insurgés, ce qui leur a assuré cette renommée de peu d'expression, en venaient à trancher sur le
guerriers. J. Tâvora fut fait prisonnier au combat en choix de tous les nouveaux dirigeants provinciaux
1925 dans une province du Nord-Est, voisine de sa de la moitié nord du Brésil. J. Tâvora put, au nom
région natale, et profita de son incarcération à Rio du nouveau pouvoir national, nommer à la tête
pour rédiger un des rares témoignages de l'époque de sa province natale - le Cearâ - son frère aîné,
sur la révolution brésilienne de 1924. Il s'évada en Manuel Fernandes, qui sortit directement de prison
1927, fut repris, et s'enfuit à nouveau en février pour assumer ses nouvelles fonctions au palais de
1930, passant dans le Nord-Est pour y préparer la l'ancien président de la province (il avait été
révolution dans la clandestinité. Choisi comme emprisonné à cause de ses activités comme journaliste
commandant en chef du soulèvement dans le Nord appuyant le front politique national dirigé par
du pays par G. Vargas et son entourage, il va se G. Vargas). Le cadet a donc installé l'aîné de la
rapprocher de J.A. de Almeida, alors chef des fratrie à la tête de la province et, à partir de 1930,
forces de police de la Paraïba où le complot des
5. L. C. Prestes s 'est querellé publiquement avec J. Tâvora en
jeunes officiers avait de fortes chances d'aboutir. mai 1930 lorsqu'il adhère au parti communiste et refusera de
Leur rencontre correspond ainsi au rapprochement s'allier à G. Vargas pour faire la révolution. Il restera
militaire des factions dominées des anciennes secrétaire général de ce parti jusqu'à la fin des années 1970. Ainsi
les jeunes officiers insurgés des années 1920 ont connu des
élites agraires pour renverser, par la violence, le évolutions très contrastées au sein du champ politique national qui
gouvernement central. Pour éclatante qu'elle soit, s 'est diversifié après 1930.
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

la famille Tâvora occupera le premier plan de la de réaffirmer l'unité des nouveaux dirigeants. La 101
scène politique dans le Cearâ (le fils et le petit-fils photo ne permettait-elle pas aussi de prouver que
de Manuel seront élus dans le demi-siècle qui suit à l'ancien guerrier, enfin disposé à s'installer dans la
des postes importants). Ainsi, le fondement du vie et à entamer une œuvre constructive, jouissait
pouvoir provincial d'une grande famille nécessita pour ce faire de la confiance de tous ceux qui
bien d'autres ressources politiques que les formes faisaient autorité à l'époque ?
traditionnelles du recrutement des clientèles Il est intéressant de noter que J. Tâvora a hésité
locales : la renommée auprès des élites nationales de plusieurs années entre une carrière politique et
premier ordre joua un rôle essentiel ; mais la suite militaire ou une carrière uniquement politique. Ce
de la carrière politique de J. Tâvora montrera que n'est qu'à la fin de 1932 qu'il accepta de redevenir
rien n'est définitivement acquis, y compris au niveau ministre de G. Vargas, pour s'occuper de
local, et que sa trajectoire devait aller bien au-delà du l'agriculture. La même année, les élites politiques de Sâo
pouvoir provincial de sa famille d'origine. Paulo avaient essayé de renverser par les armes le
L'appartenance de J. Tâvora au nouveau noyau gouvernement central et, une fois la rébellion
dirigeant de la nation était désormais évidente : il fut étouffée, G. Vargas dut procéder à des élections
également nommé ministre des Transports et des pour une Assemblée constituante.
Travaux publics du nouveau gouvernement Vargas. L'institutionnalisation du pouvoir politique issu de la Révolution
Certains de ses camarades militaires souhaitaient était désormais acquise. Comme membre de
même le voir prendre la place de ce dernier. Il fut l'équipe ministérielle, J. Tâvora espérait peser plus
accueilli à Rio tel un héros national. Sa nomination directement sur la composition de la nouvelle
comme membre du nouveau gouvernement Assemblée, et partant, sur la nouvelle organisation
cherchait à raffermir son alliance avec le président. Il constitutionnelle du pays. En même temps, il put
faut noter que J. Tâvora n'accepta de rester ministre contribuer à la naissance de nouveaux organismes
que peu de temps, faisant nommer J.A. de Almeida publics comme l'institut du Sucre et de l'Alcool6,
pour lui succéder. Il se plaça aussitôt en marge des qui prit en charge la réglementation complète du
fonctions civiles, préférant occuper la position de marché des dérivés de la canne. En fait, cette
leader de la nouvelle élite révolutionnaire. Il nouvelle élite était bien consciente de ce que seul le
assistait aux réunions des dirigeants suprêmes de la changement d'individus à la tête des provinces et
Révolution, qui se tenaient au palais présidentiel, et du gouvernement central ne suffirait pas à liquider
au cours desquelles on fixait les grandes lignes de le pouvoir des anciens dominants. Aux élections
l'action gouvernementale. Il participa ainsi générales on eut peur de la reconstitution de la
directement aux discussions sur les nouvelles orientations à force des élites déplacées, du fait que les clientèles
donner à la politique, mais sans se sentir subordonné politiques paysannes étaient demeurées intactes.
à G. Vargas en tant que ministre. On imagine que la
tension entre ces alliés d'hier, arrivés au pouvoir 6. Les implications de l'intervention de l'État sur la production
et la commercialisation des principaux produits d'exportation,
sans un programme d'action précis devait être très notamment le café et le sucre, sont analysées dans A. Garcia Jr.
forte, et que le mariage de J. Tâvora fut l'occasion [1989].
AFRANIO GARCIA JR.

102 La centralisation du pouvoir politique aux mains le score de ses alliés locaux mais ne réussit pas à se
du nouveau gouvernement et au détriment des faire élire "gouverneur de l'État" (nouvelle
anciennes provinces, les mesures d'unification appellation pour les présidents des anciennes provinces) :
du marché interne et la promotion des institutions son crédit reconnu sur la scène politique nationale
culturelles renforçant le sentiment d'unité - atout important à l'échelle locale - ne fut pas
nationale, en bref la construction d'un État national suffisant contre des concurrents mobilisant tous les
brésilien rattaché à la modernisation économique, réseaux de fidélités à l'ancienne manière et des
sociale et culturelle du pays fut l'énorme travail appuis au niveau national parmi ses adversaires
accompli par la nouvelle équipe et qui lui permit politiques. Cette expérience malheureuse affecta
d'asseoir sa place au premier plan de la scène profondément J. Tâvora : il s'éloigna de la politique
politique. La critique de la monopolisation du pouvoir pour s'investir à nouveau dans la carrière militaire,
par l'ancienne élite de Sâo Paulo se doublait ainsi alors qu'au même moment son frère était élu député
d'un élargissement des intérêts pris en compte par fédéral du Cearâ. Lui retourna dans le corps de
l'État fédéral. Dans ces circonstances, la décision l'Armée et fit preuve d'humilité en acceptant de
d'assumer un poste ministériel signifiait aussi reprendre sa carrière au grade qu'il avait atteint
promouvoir tout un ensemble d'innovations lorsqu'il quitta son poste au début des années 1920.
institutionnelles, car tel semblait bien être l'effort à Ce geste fut très apprécié par le corps des officiers
faire pour inscrire à la longue son nom sur la liste car il impliquait sa reconnaissance de la hiérarchie
de la nouvelle élite nationale. militaire ainsi que son renoncement au jeu politique
En tant que ministre, J. Tâvora participa activement immédiat. Il apportait à l'Armée la caution d'un
à l'élaboration de la nouvelle charte ancien combattant reconnu pour ses exploits
constitutionnelle, et, tout comme les autres principaux guerriers, caution d'autant plus importante pour une
dirigeants du mouvement de 1930, il se prononça Armée qui n'avait pas connu de guerre menaçant le
en faveur de l'élection de G. Vargas par territoire national. Il suivit les cours pour devenir
l'Assemblée, élection qui renforça sa légitimité pour un officier supérieur, et gravit rapidement les échelons
nouveau mandat à la tête de l'État. En juillet 1934, de la hiérarchie (en mars 1941, il faisait déjà partie
il quitta le ministère et investit la politique du de l' État-Major). Même en 1937, à l'occasion
Cearâ, cherchant à se faire élire comme gouverneur des nouvelles élections à la présidence de la
par la voie légale. Son frère aîné, n'ayant pas réussi République, il garda ses distances par rapport aux enjeux
à conserver ses fonctions dans cette province, lui politiques, n'apporta pas son soutien à J.A. de
demanda d'user de sa renommée nationale pour Almeida, candidat considéré comme plus proche
renforcer la position familiale dans le Cearâ. Tout des secteurs populaires, et, redoutant les
se passait donc comme si, pour faire légitimer son manœuvres habiles de G. Vargas pour se maintenir à la
capital politique à travers des élections, il avait tête de la nation, alla jusqu'à conseiller de voter
besoin de retourner à sa province natale et de pour son adversaire déclaré, un politicien de Sâo
mobiliser la collaboration directe des membres de Paulo. Lorsqu'en novembre 1937, G. Vargas
sa famille restés sur place. Il contribua à augmenter déclencha un coup d'État et instaura une dictature
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

qui allait durer jusqu'à la fin de la Deuxième guerre mesure son parcours personnel ne reflète pas 103
mondiale, J. Tâvora continua à se tenir à l'écart de l'absence d'autonomie des institutions politiques eu
la scène politique. égard au corps de l'Armée ? Vingt ans après avoir
Après la redémocratisation de 1945 et l'éloigne- quitté la scène de la concurrence électorale, tout se
ment du pouvoir de G. Vargas, il joua un rôle de passa comme si ses investissements militaires
premier plan dans le rapprochement stratégique avaient pu renforcer son capital proprement
avec les États-Unis à travers ses fonctions politique. Candidat à la présidence de la République en
militaires. Dès 1947, il s'engagea dans la polémique 1954, il fut battu par une coalition se réclamant de
qui avait débuté au Club militaire, à propos du l'héritage nationaliste de G. Vargas. Il ne se
monopole étatique sur les gisements pétroliers du représentera devant les électeurs qu'en 1962 à Rio pour
Brésil, défendant la participation des entreprises un mandat de député fédéral - son seul succès
américaines dans la prospection et l'exploitation électoral - dans un contexte d'affrontement plus aigu
des gisements. Il collabora également à la mise en entre ceux qui soutenaient Joào Goulart, héritier
place à Washington d'un plan de "défense du politique de G. Vargas, qui voulait promouvoir un
continent américain contre les menaces du développement autocentré du pays, et les forces
communisme international". Il dirigea dans les années qui craignaient ces changements assimilés au
1950 l'École supérieure de guerre qui donnait communisme et qui appuieront le putsch de 1964.
accès aux grades les plus hauts de l'Armée et d'où J. Tâvora n'a pas joué un grand rôle dans la
sont sortis la plupart de ceux qui ont déclenché le préparation du coup d'État, mais fit partie du premier
coup d'État de 1964. Sur de nombreux points, il cabinet ministériel du régime militaire. Sa carrière
s'opposait à la ligne d'action de G. Vargas, qui militaire et politique put cautionner l'entrée de
avait été réélu président en 1950 et cherchait à nouveaux dirigeants à des postes occupés
créer des entreprises publiques contrôlant les auparavant par des civils. Il se retira ensuite de la vie
industries de base pour poursuivre la forte publique et se consacra à la rédaction de ses
industrialisation engagée dans les années 1930. Le mémoires, publiés par l'Armée comme ceux d'un des
président poussait les intellectuels nationalistes à membres de son panthéon. D'une façon
soutenir son projet de développement autocentré ; significative, il a intitulé le premier tome De la plaine
s'opposaient à lui ceux qui, comme J. Tâvora, aux abords de la montagne, le deuxième Le
comptaient surtout sur l'appel aux entreprises chemin dans la montagne et le troisième De retour
internationales. à la plaine : cette métaphore topographique montre
Dans la crise qui suivit et qui culmina avec le bien qu'il ne se sentait pas destiné "aux sommets
suicide de G. Vargas en 1954, J. Tâvora figurait parmi de l'État" par ses origines sociales et met l'accent
les généraux exigeant sa destitution et fut nommé sur ce que lui a coûté son "escalade".
chef du Cabinet militaire pendant l'intérim Les parcours de nos deux protagonistes,
précédant les élections générales. À nouveau, il entrait caractérisés par de forts investissements scolaires qui
dans l'arène politique en tant que chef militaire passent par les grandes villes, révèlent la
de prestige ; et on peut se demander dans quelle contribution de certains descendants des grandes familles
AFRANIO GARCIA JR.

104 de planteurs de régions, progressivement développement editorial, accompagné d'un effort


marginalisées par l'évolution de la concurrence, à la mise de revalorisation de la culture nationale.
en place des nouvelles structures de l'État national. L'entreprise politique de cette nouvelle élite a contribué à
Toutefois, rien n'était donné à l'avance dans la créer les institutions nécessaires à l'apparition de
voie suivie par ces hommes venus de leur province ces différents marchés et à l'intensification des
natale. Leur action a eu pour premier effet d'élargir échanges dans les divers domaines.
la scène du jeu politique jusque-là plus ou moins Aucun déterminisme n'a provoqué la rencontre de
réduite à la concurrence entre provinces, en la J. Tâvora et J.A. de Almeida : ils appartenaient à
transformant en un espace plus spécifiquement des courants politiques opposés au départ et se sont
national : si J. Tâvora a eu un moment d'hésitation alliés dans une opposition commune aux forces
entre une carrière politique provinciale et le retour provinciales hégémoniques. Leurs carrières
à la carrière militaire, toutes ses interventions sur politiques se sont trouvées bloquées pour des motifs
la scène politique après son échec électoral au différents, et l'analyse des voies de reconversion
niveau provincial ont été celles d'un membre du qu'ils ont trouvées dans l'univers social par le biais
corps de l'Armée, et il a donc agi au nom d'intérêts de la fonction publique permet de comprendre le
nationaux. En effet, les deux biographies montrent fonctionnement de l'espace politique traditionnel
comment ces individus, entrés dans l'espace et de faire ressortir les contraintes qui pesaient sur
politique national à la suite d'enchaînements à la fois ceux qui ne faisaient pas partie des provinces les
structurels et événementiels, ont contribué à rendre plus puissantes. Leur accès au pouvoir central
cet élargissement irréversible par diverses supposa des conditions très particulières, et ils n'ont
innovations institutionnelles. Un des exemples les plus pu se maintenir en place que par des actions
frappants est celui de la réglementation complète novatrices. Ainsi, les personnages dont on a retracé la
des marchés des principaux produits d'exportation trajectoire dans cet article sont à la fois les indices
- le café et le sucre - et la gestion par le pouvoir et les acteurs de ces transformations de l'espace
fédéral des surplus agricoles. On peut rappeler politique.
aussi que J.A. de Almeida a érigé la sécheresse du Un mot encore sur les retombées locales de la
Nord-Est en "problème national", suscitant ainsi notoriété nationale, nouvellement acquise. On
une intervention directe du gouvernement central. constate que la reconnaissance nationale permet
On a montré ailleurs [Garcia Jr. 1993] que c'est d'aider des alliés locaux à accroître leurs pouvoirs,
pendant cette tranche de l'histoire du Brésil que se ce qui transforme les données de la concurrence
sont mis en place différents marchés de dimension politique au niveau local ; cependant, ce prestige
nationale : économique, par les tentatives sur la scène politique plus large n'implique pas
d'intégration des différentes économies régionales qui nécessairement le contrôle direct de la scène locale :
n'étaient pas reliées entre elles, créant ainsi un le cas de J. Tâvora est révélateur de ce que l'échec
marché interne qui a favorisé l'industrialisation ; dans la concurrence locale peut trouver une
culturel et scolaire, grâce à l'implantation d'un compensation dans le dévouement entier à la
système d'enseignement unifié pour tout le pays et au construction d'une institution nationale.
RECONVERSION DES ELITES AGRAIRES

Références bibliographiques 105

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