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2004/1 - n° 153
pages 62 à 72
ISSN 0458-726X
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Jean-Michel Adam
Ute Heidmann
Centre de Recherches Interdisciplinaires en Analyse textuelle
et comparée des Discours.
Université de Lausanne
La question des genres de discours, et avec elle la réflexion sur la diversité des
pratiques discursives, était déjà centrale dans la mise au point que proposait, en
1987, D. Maingueneau, dans Nouvelles tendances en analyse du discours. C’était par
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Des genres à la généricité
1. Nous étudions plus en détail la place de la généricité dans l’ensemble des relations transtex-
tuelles dans Adam & Heidmann 2003.
2. Nous n’abordons pas ici la question de l’identité double de l’auteur (Charles Perrault et/ou
Pierre Darmancour), longuement étudiée et linguistiquement décrite dans Adam 2002b.
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Des genres à la généricité
1.1.3. Sur le plan de sa réception, tout texte est affecté, tout au long de
l’histoire de sa lecture, par les différentes grilles interprétatives qui lui sont
appliquées (généricité lectoriale). Pour ne prendre qu’un exemple, La Barbe
bleue diffère sensiblement du merveilleux de La Belle au bois dormant ou de
Cendrillon. Dans l’interdiscours de la formation sociale cultivée de la fin du
XVIIe siècle, en dépit de l’incise célèbre « car la clé était Fée », La Barbe bleue a
plus à voir avec le genre populaire des canards sanglants qu’avec le conte de
fées. Le texte de Perrault correspond à ce qu’on appelle des « histoires
tragiques » (Poli 1991, Zufferey 2000 & 2001). À l’époque, Les Histoires tragiques
de nostre temps (1614) de François de Rosset et les Spectacles d’horreur (1630) de
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appelés à décoder. Les deux frères allemands sont en revanche plus discrets en
ce qui concerne la transformation qu’ils opèrent pour passer de la poésie du
peuple (Volkspoesie) à leurs Kinder- und Hausmärchen. Loin de se limiter, comme
ils le prétendent, à la simple récolte et à la transcription fidèle de ce qu’ils disent
avoir entendu dans le peuple, ils s’emploient à écrire et à réécrire d’une façon
bien spécifique les récits collectionnés auprès de conteuses pour la plupart très
cultivées. Ils assurent avoir saisi « ces innocents contes domestiques » (1994 :
36) « dans toute leur pureté » (1994 : 41), mais ils imprègnent en réalité leur
narration d’un style, d’options génériques et compositionnelles et, par là même,
d’une visée idéologique si marquée (analysée dans Adam-Heidmann 2002 &
2003) qu’il est justifié de parler, comme Jolles le suggère, d’une « Gattung
Grimm », d’un « genre Grimm » (1972 : 173-188).
Dans la préface de la première édition, à propos des contes populaires, il est
dit que « ces œuvres sont traversées par la même pureté intérieure qui nous fait
apparaître les enfants si merveilleux et bienheureux » (1994 : 37). On se rend
néanmoins compte que le changement d’étiquette générique qui amène les
Grimm à choisir comme titre, non pas Volksmärchen, mais Kinder- und Hausmär-
chen, ne sert ici pas à désigner, comme chez Perrault, la transformation aucto-
riale du genre populaire de départ, mais à attribuer au genre du Volksmärchen
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Des genres à la généricité
2.1.3. Sur le plan des faits que Genette range dans l’hypertextualité, souli-
gnons qu’une traduction peut affecter le genre de l’hypotexte de départ. Il est
également possible que, dans la langue d’arrivée, le genre soit sans correspon-
dant. Une parodie opère souvent un glissement de genre. Une réécriture peut
rester dans le cadre du genre de départ ou être guidée par un changement de
genre ou introduire une complexité générique absente de l’hypotexte. C’est ce
que fait Cendrars en copiant – et en signalant cette copie – un fait divers (hypo-
texte) pour en faire un poème futuriste (hypertexte) par un travail de transfor-
mation et de transposition qui, bien que ne touchant que des détails micro-
textuels, modifie en profondeur le genre (Adam 1999 : 175-188). Une procédure
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Des genres à la généricité
3. Ce terme est utile en dépit de sa proximité avec celui de co-texte (opposé à contexte) qui
désigne les relations linguistiques entre énoncés à l’intérieur d’un texte donné.
cette ballade populaire, Goethe lui-même disait qu’il s’agit d’un Barbe bleue
« nordique ». Ce Volkslied comporte le motif des femmes tuées et l’appel déses-
péré auquel répond le plus jeune frère. Comme dans le conte de Blaubart, ce
dernier est assis dans une forêt en train de boire un vin frais lorsqu’il entend
l’appel de sa sœur. Le Volkslied qui circule dans l’interdiscours de langue alle-
mande remplace donc l’intertexte latin et explique la disparition de la sœur
Anne, devenue inutile dans le texte des Grimm. Cet exemple montre à quel
point le dialogisme intertextuel structure tout texte et en affecte la généricité. Le
transfert des mêmes motifs (pour ne pas dire de la même histoire) d’une langue
dans une autre et d’un texte dans un autre engage l’interdiscours d’une forma-
tion sociale donnée, à une époque donnée.
chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thématique) et son
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Des genres à la généricité
avec les genres. D. Combe (2002) parle, à ce sujet, après d’autres, de la nécessité
d’une « stylistique des genres ». Le niveau compositionnel – c’est-à-dire pour
nous les plans de textes, les agencements de séquences (descriptives, narratives,
argumentatives, explicatives ou dialogales), les rapports entre texte et image dans
certaines formes textuelles pluri-sémiotiques – est très largement affecté par la
généricité. Il faut encore ajouter le niveau matériel du média (média-support,
longueur, mise en page et mise en forme typographique) qui a longtemps été
négligé alors qu’il joue un rôle important, impliqué dans la généricité.
Tout texte est défini par les forces centripètes qui en assurent l’homogénéité
(partie la plus sombre du schéma) et par les forces centrifuges de la transtextua-
lité (partie supérieure grisée, plus claire). Ce qui place tout texte réalisé au
milieu de deux champs de forces et implique une double dimension de
l’analyse textuelle des discours que résume le schéma suivant :
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INTERDISCOURS
Langue(s) Genre(s)
E T R A N S-
n T E X T U A L I T E d
Pi
o HYPO-TEXTE(S)
r a
n EPITEXTE(S)
i l
c COTEXTES n o
i
PERI-TEXTE c g
a
t
T E X T E i i
Thèmes & Motifs p q
i
énoncés e u
o méta & inter-
n textuel(s)
e
Style Composition
Texture Structure
micro-linguistique compositionnelle
Références bibliographiques
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— 2002a : « Textualité et transtextualité d’une préface de Perrault », Polyphonie – linguistique et
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— 2002b : « De la période à la séquence. Contribution à une (trans)linguistique textuelle
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BARCHILON, Jacques 1956 : Perrault’s Tales of Mother Goose, The Pierpont Morgan Library, New
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