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L’homme, statue vivante

Quelques réflexions sur les relations entre l’art,


le vivant et la représentation du divin
dans les premiers siècles du christianisme

Cette contribution est née de la rencontre entre la lecture de l’ouvrage


de Jackie Pigeaud, L’art et le vivant, et de mes propres recherches sur la
patristique grecque. Je partirai de ce qu’il déclare dans la présentation de ce
livre : « La beauté du vivant intrigue, dans son principe. Faut-il la limiter à
une simple forme ? En quoi différerait-elle alors de la beauté des statues de
Phidias ou de Polyclète1 ? » Même si mon champ d’étude diffère de celui de
Jackie Pigeaud, cette méditation sur l’écart qui sépare la beauté du vivant
de celle des statues de Phidias m’est apparue comme une clé intéressante
pour aborder un certain nombre de textes chrétiens qui présentent l’homme
comme une « statue vivante » et qui, tout en reprenant certains lieux
communs de la philosophie païenne, ont élaboré leur propre réflexion sur
la question de la représentation du divin.

1. La création de Dieu comparée à celle de Phidias : la vie supérieure


à l’art

La merveille de l’être vivant


Le premier leitmotiv frappant, quand on étudie les textes évaluant l’art
du Créateur par rapport à celui des grands artistes grecs, est l’idée que la
distance qui les sépare est incommensurable. Basile de Césarée, comparant
le modelage effectué par Dieu à celui des statuaires, met l’accent sur la
supériorité incomparable de la création divine qui ne se contente pas de
produire une belle surface, mais organise en profondeur la complexité du
vivant.
« Dieu modela ». A-t-il modelé à la manière des modeleurs d’argile, à la manière des
fondeurs de bronze ? Mais le modelage d’une statue et le moulage de plâtre n’exigent

1. Jackie Pigeaud, L’art et le vivant, 1995, p. 16.

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d’imiter qu’à la surface. […] Le modelage de Dieu n’est pas pareil. Il a modelé l’homme
et son activité ouvrière en organisa toutes les composantes en profondeur, en partant de
l’intérieur. S’il me restait suffisamment de loisir pour te montrer ce qu’est la structure
de l’homme, tu apprendrais à partir de toi-même la science que Dieu a déployée en toi ;
car, en vérité, l’homme est un monde en miniature et ils ont bien fait, ceux qui l’ont
honoré de ce nom. Que d’études ont été consacrées à cette matière ! Les physiologies
des médecins, les manuels des maîtres-gymnastes sur la proportion ou la symétrie des
membres entre eux ou encore sur la répartition des chairs, tout cela vient témoigner
en faveur du modelage de l’homme2.
Cet éloge du vivant créé par Dieu dans sa complexité, comme le montre
la suite du développement de Basile sur la merveille qu’est l’œil, n’est pas
sans nous faire penser à un texte de Galien que Jackie Pigeaud commente
de cette formule : « La nature est un statuaire de l’intérieur3 ».
Cette nature qui conforme les parties et qui les accroît peu à peu les pénètre absolument
et complètement, car elle les nourrit, les conforme et les accroît non pas à l’extérieur
seulement, mais dans leur totalité. Un Praxitèle, un Phidias ou quelque autre statuaire
se bornent à former la matière extérieure, celle qu’on peut toucher ; quant à la partie
profonde, ils la laissent privée d’ornements, brute, non travaillée et ne s’en occupent
même pas, incapables qu’ils sont d’y pénétrer4.
Sans négliger les différences entre ces auteurs, l’un attribuant à Dieu ce
que l’autre attribue à la nature, on retrouve une même admiration pour les
merveilles que révèle l’intérieur du vivant, par opposition avec la surface
qui est le seul objet des soins des statuaires.
L’insistance mise à détailler la complexité du vivant et le prodige que
constitue l’acte de création de l’homme dans le ventre de sa mère seront
utilisés comme argument a fortiori pour prouver, contre les critiques
païennes, la possibilité de la résurrection : si Dieu a été capable de « façonner
même des liquides en statues dans un ventre », selon l’expression de Nil
d’Ancyre5, à plus forte raison lui sera-t-il plus facile de remodeler la statue
en la tirant de la terre. Dans les deux cas, il y a insufflation de la vie à un
être modelé, mais l’acte de création première est encore plus prodigieux
(paradoxovteron) dans la mesure où
une simple goutte devient l’argile des êtres à modeler ; un être doué de raison est façonné
à partir d’une goutte. Ô art qui sculpte des statues avec de l’eau ! Et il nous offre plus
que cette seule merveille qui consiste à sculpter l’eau en une statue animée ; il donne
aussi à sa création liquide une architecture interne. […] La femme est là comme un
atelier de peintre, l’homme y apportant la matière des couleurs. Il y a dans la matrice un

2. Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, 1970 (SC 160), II, 14, p. 267-269.
3. Jackie Pigeaud, L’art et le vivant, op. cit., p. 117.
4. Galien, Des facultés naturelles, 1994, L. II, ch. 3, p. 49.
5. Nil d’Ancyre, Deuxième sermon sur Pâques, dans Photius, Bibliothèque, 1959-1965, 276, 514a,
p. 125.

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peintre qui, à partir d’une seule teinte, émaille de couleurs une image faite d’éléments
multiples. Comment, à partir d’une semence boueuse, a-t-il mis dans les yeux l’éclat
de la pupille ? Comment, à partir d’une substance fluide, a-t-il donné leur solidité aux
os ? Comment, à partir d’un germe inconsistant, a-t-il donné aux nerfs leur résistance
et leur tension ? Comment a-t-il foré les veines en vaisseaux pour le sang ? Comment
a-t-il agencé dans le cerveau la position des os ? Comment l’enfant qui s’élaborait
dans une officine obscure a-t-il reçu pour ses membres des emplacements qui ne se
confondent pas6 ?
C’est ce souci tout à fait remarquable pour le corps qui explique qu’on ne
puisse envisager que Dieu le laisse pourrir dans la terre sans lui redonner
vie. « Et celui qui, avant de se soucier de la vertu, s’est tellement soucié du
corps dans la matrice, comment, après avoir créé la vertu, laissera-t-il ce
corps se dissoudre en terre sans honneurs ?7 » Non seulement la résurrection
est dans la logique du soin que Dieu porte au corps humain, mais elle n’est
pas techniquement impossible si on la compare à la technique même dont
font preuve des artistes humains. Nil d’Ancyre recourt ainsi à un nouveau
raisonnement a fortiori : si les artistes humains sont capables de passer au
feu du verre ou de l’or pour en séparer les particules, la puissance divine
peut elle aussi rassembler les diverses combinaisons des corps et les séparer
pour rendre chacun à sa nature propre. Ces textes qui comparent l’art du
créateur à celui des statuaires font du corps humain un éloge si remarquable
qu’il vaut la peine de les noter avant de voir que d’autres auteurs chrétiens
auront une conception plus platonicienne de l’homme véritable, réduit à
l’intellect.
Outre la beauté que confère au vivant la complexité de ses organes
internes qui lui permettent respiration et mouvement, le vivant l’emporte
aussi sur la statue en ce qu’il possède la vie qui le fait participer à la beauté
de l’intelligible. Ainsi, pour Plotin, un visage laid mais vivant l’emporte sur
un visage beau mais privé de vie, et les statues les plus belles sont les plus
vivantes, c’est-à-dire celles qui donnent à voir le mouvement au risque de
perdre la symétrie.
Pourquoi est-ce sur un visage vivant que resplendit au plus haut point la splendeur de
la beauté, alors que sur un visage mort, on n’en voit plus que le vestige, même si ce
visage n’est pas encore détruit dans sa chair et sa symétrie ? Et pour ce qui est des statues,
ne sont-ce pas les plus vivantes qui sont les plus belles, même si les autres ont plus de
symétrie ? Et un homme laid, s’il est vivant, n’est-il pas plus beau qu’un homme, sans
doute beau, mais représenté dans une statue8 ?

6. Id.
7. Ibid., p. 126.
8. Plotin, Traité 38 [Ennéades, VI, 7], 1987, p. 145.

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Le vrai critère de la beauté est métaphysique. Un être qui possède la


vie est plus beau qu’un être qui en est dépourvu, même si ses traits sont
empreints de laideur, car « la vie est la trace du Bien9 » et la lumière du Bien
brille sur elle. Or, c’est attirée par cette lumière du Bien que l’âme s’élève et
connaît l’union avec le Principe. « Comme dans le portrait d’un homme il
manque bien des choses et particulièrement le principal, qui est la vie, ainsi
l’être des choses sensibles est une ombre de l’être, séparée de l’être au sens
fort qui est dans son modèle et qui y est la vie10 ». La supériorité de l’homme
vivant sur le portrait correspond à la supériorité de l’homme véritable sur
le sensible, dans la mesure où tous deux ont part à la vie.

Une statue inanimée ne peut être l’image d’un Dieu vivant


C’est en se fondant sur une telle supériorité de ce qui est animé sur ce
qui est inanimé que bien des auteurs, païens, juifs et chrétiens, ont développé
leur critique de l’idolâtrie. Chez les païens, innombrables sont les satires de
ces statues inanimées qui sont belles à l’extérieur, mais ne sont que traverses
de bois et clous à l’intérieur11. Épictète oppose ainsi l’art de Phidias à celui
de Dieu qui a fait l’homme :
Entre cet artiste [Phidias] et cet Autre [Dieu], cet ouvrage et celui-là, peut-on établir
une comparaison ? Bref, quelle œuvre d’artiste contient en elle les facultés même que
la sculpture manifeste ? N’est-elle point pierre ou bronze ou or ou ivoire ? L’Athéna
de Phidias, une fois qu’elle a étendu sa main pour y recevoir la Victoire demeure ainsi
indéfiniment, tandis que les œuvres de Dieu se meuvent, respirent, sont capables d’user
de représentations et de porter des jugements12.
En puisant à cette source dont ils reprennent certains thèmes, tout en
y associant les attaques virulentes qu’ils trouvaient dans la Bible juive13,
les chrétiens ont à leur tour trouvé dans cette opposition entre l’animé
et l’inanimé un des fondements de leurs critiques du pouvoir accordé
aux statues. Après avoir utilisé le témoignage d’Hermès Trismégiste qui
condamne les fabricants de dieux, Augustin déclare :

9. Ibid., p. 291.
10. Plotin, Ennéades, VI, 2, 7 [Traité 43], dans la traduction d’Émile Bréhier, 1963, p. 106.
11. Voir Charly Clerc, Les théories relatives au culte des images chez les auteurs grecs du IIe siècle après
J.C., 1915, p. 90-123.
12. Épictète, Entretiens, 1948-1950, II, 8, 20.
13. Voir, par exemple, le Deutéronome, 4, 28 : « Et vous rendrez là-bas un culte à d’autres dieux, œuvres
de mains d’homme, objets de bois et de pierre, qui ne verront pas, n’entendront pas, ne mangeront pas
ni ne sentiront. » Ou Jérémie, 10, 3 : « Oui, les coutumes des peuples ne sont que vanité ; ce n’est que
du bois coupé dans une forêt, travaillé par le sculpteur, ciseau en main, puis enjolivé d’argent et d’or.
Avec des clous, à coups de marteau, on le fixe, pour qu’il ne bouge pas. Comme un épouvantail dans
un champ de concombres, ils ne parlent pas ; il faut les porter, car ils ne marchent pas ! N’en ayez pas
peur : ils ne peuvent faire de mal, et de bien, pas davantage. »

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Que sont en effet les idoles ? Voici ce qu’en dit l’Écriture : « Elles ont des yeux et ne
verront pas » (Ps, 114, 5) et tout ce qu’on devrait dire d’analogue à propos d’objets
matériels, qui si habilement travaillés soient-ils, n’en sont pas moins dépourvus de vie
et de sens14.
Or, si la meilleure image est celle qui est la plus proche de son modèle, les
statues apparaissent bien éloignées de leur archétype, car quoique étant
inanimées, elles se donnent pour une représentation de ce qui est animé. Dans
le cas de la représentation de Dieu, elles ne peuvent donc prétendre être des
images fidèles de celui qui est par excellence le vivant. Tel est l’argument utilisé
par Lactance dans sa critique du culte rendu aux statues par les païens :
Les statues (simulacra) sont complètement privées de sens. Or un simulacre du Dieu
qui vit éternellement doit être vivant et avoir des sens. Car si le mot simulacre vient
de similitude, comment ces simulacres peuvent-ils être considérés comme semblables
à Dieu, eux qui ne possèdent ni sensibilité ni mouvement15 ?
La conclusion de Lactance est que la seule statue ressemblante de Dieu est
l’homme lui-même. « C’est pourquoi le simulacre de Dieu n’est pas l’objet
fabriqué par la main de l’homme avec de la pierre ou une autre matière,
mais l’homme lui-même, puisqu’il a des sens, qu’il se meut et accomplit de
nombreuses et importantes actions.16 »

Les sources de l’iconoclasme


Or, il est très intéressant de noter que c’est entre autres sur cette opposition
entre image vivante et image morte que s’appuieront les iconoclastes pour
condamner toute représentation figurée du divin17. L’empereur Léon III,
qui détruisit en 726 l’image du Christ au-dessus de la Porte de Bronze (à
l’entrée principale du palais), la remplaça par une croix et écrivit au-dessous :
« L’empereur ne supporte pas qu’on dessine du Christ un portrait sans voix,
privé de souffle, fait de matière terrestre, méprisée dans les Écritures (a[fwnon
ei\do~, kai; pnoh`~ ejxhrmevnon Cristo;n gravfesqai mh; fevrwn oJ despovth~
u{lh/ gehra/` tai`~ grafai`~ patoumevnë)18 ». On retrouve ici une attaque
classique contre le caractère inanimé des statues qui sont incapables de
représenter fidèlement un être vivant. Le synode iconoclaste de 754 poursuit
l’analyse de ce que peut être une authentique représentation :

14. Augustin, La cité de Dieu, 1959, L. VIII, ch. 24, 2, p. 323.


15. Lactance, Institutions divines, 1987 (SC 337), ch. 2, 9-10, p. 37.
16. Ibid., ch. 2, 10, p. 37.
17. Pour une analyse des sources de l’iconoclasme, voir Christoph Schönborn, L’icône du Christ.
Fondements théologiques, Paris, 1986.
18. Texte conservé par Théodore Stoudite, Refutatio et subversio impiorum poematum XV, dans
Patrologie grecque, 1889, t. 99, col. 461B.

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Si quelqu’un s’applique à fixer l’aspect des saints en des icônes inanimées et muettes,
faites de couleurs mortes, et qui n’apportent aucun profit – car c’est une idée folle et
l’invention de l’artifice diabolique – et s’il ne dessine pas bien plutôt en lui-même
comme une image animée leurs vertus qu’on connaît par les récits écrits, et qu’il n’est
pas, par cela, stimulé à avoir le même zèle que ces saints, comme disent nos saints
pères, qu’il soit anathème19.
À partir du moment où l’art ne peut que réaliser des figures inanimées, il
faut se tourner vers l’homme vivant lui-même pour y trouver une image
adéquate du divin. L’homme doit dessiner en lui-même son modèle, que
ce modèle soit Dieu lui-même ou un saint, et cette imitation passe par la
réalisation des vertus20. Autre point remarquable : le modèle à imiter se
trouve consigné par écrit dans des récits. L’Écriture est ainsi opposée aux
représentations figurées comme étant le seul lieu où l’on puisse faire face à
une authentique image de Dieu ou de ses saints.

Les rapports d’image à modèle


C’est chez Clément d’Alexandrie que l’on trouve le plus clairement
synthétisées ces deux idées majeures que nous venons de dégager : la
supériorité de l’art du créateur sur l’art de Phidias se manifeste à la fois par
le fait que le premier crée une statue animée, avec toute la complexité des
organes internes qui caractérise l’être vivant, et par le fait que dans l’ordre
de la représentation du divin, l’homme est une image plus fidèle que la
statue de l’Olympien.
Qu’ils s’approchent, votre Phidias et votre Polyclète et Praxitèle encore avec Apelle,
et tous ceux qui exercent les métiers des artisans, terrestres ouvriers de la terre ! Une
prophétie annonce que les affaires d’ici-bas iront mal quand on mettra sa foi en des
statues (cf. Ps, 114, 8). Qu’ils viennent donc, je ne cesserai de les appeler, ces artistes aux
méprisables créations ! Nul d’entre eux n’a fait une image qui respire, ni tiré de la terre
la souplesse d’une tendre chair. Qui a coulé de la moëlle, et qui a solidifié des os ? Qui
a tendu des fibres, qui a gonflé des veines ? Qui a versé en elles du sang, et qui a revêtu
la chair de peau ? (Job, 10, 11) Où l’un d’entre eux a-t-il fait des yeux qui voient ? Qui
a insufflé une âme ? Qui lui a donné la justice ? Qui lui a promis l’immortalité ? Seul

19. Giovanni Domenico Mansi et al. (éds.), Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio,
1901-1927, t. 13, col. 345CD, cité par Christoph Schönborn, L’icône du Christ, op. cit., p. 159-160.
20. On trouve cette idée que c’est par la réalisation des vertus que l’on fabrique la meilleure
statue de Dieu chez Plutarque, À un chef mal éduqué, 1983, p. 41, 780e-f : « Le souverain est l’image
de Dieu qui ordonne toutes choses. Nul besoin pour modeler une telle image d’un Phidias, d’un
Polyclète, d’un Myron ; c’est le prince lui-même qui, par le moyen de la vertu, se rend semblable à
la divinité et qui crée, de toutes les statues, la plus réjouissante au regard et la plus digne d’un dieu
(dhmiourgw`n ajgalmavtwn to; h{diston ojfqh`nai kai; qeoprepevstaton) ». La comparaison avec
Phidias est ici utilisée pour montrer que le bon souverain est celui qui modèle sa propre statue à
l’image de Dieu.

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le Créateur de l’univers, le « père, dont l’art est sans égal21 » a façonné une telle statue
animée : c’est nous, c’est l’homme (Movno~ oJ tw`n o{lwn dhmiourgov~, oJ ajristotevcna~
pathvr, toiou`ton a[galma e[myucon hJma`~ tØ a[nqrwpon e[plasen); tandis que votre
Olympien, image d’une image et si discordante de la vérité, n’est que l’œuvre stupide
de mains attiques. « Image de Dieu » (2 Cor, 4, 4) est son Logos (et ce divin Logos
est fils authentique de l’Intellect, lumière archétype de la lumière), et image du Logos
est l’homme véritable, l’intellect qui est dans l’homme, et qui est dit, à cause de cela,
avoir été fait « à l’image » de Dieu et « à sa ressemblance » (Gen, 1, 26), assimilé au divin
Logos par l’intelligence de son cœur et, par là, raisonnable. Mais les statues à figures
humaines ne sont qu’une image terrestre de l’homme tel qu’on le voit, né de la terre,
et elles n’apparaissent que comme une reproduction passagère bien éloignée de la vérité
(povrrw th`~ ajlhqeiva~)22.
Si la supériorité de Dieu sur Phidias se manifeste d’abord sur le plan de la réalisation
technique, puisque le premier est capable de donner vie à sa création, et qui plus
est, une vie promise à l’immortalité, cette supériorité apparaît aussi à un deuxième
niveau, celui du rapport à la vérité. Toute image étant éloignée d’un degré par
rapport à l’original, l’Olympien comme l’homme qui sont dits « image d’image »
sont marqués par une double déperdition. Mais la statue de Phidias est encore plus
éloignée en ce qu’elle est une image terrestre de l’homme sensible, lui-même image
d’un autre archétype, non nommé par Clément, peut-être l’homme véritable. On
reconnaît ici la réflexion platonicienne sur l’art d’imitation qui se trouve éloigné
au troisième degré par rapport à la vérité23 : le portrait étant le reflet (ei[dwlon) de
l’homme visible qui n’est lui-même que le reflet de l’idée d’homme. Mais chez
Clément, ce premier redoublement d’image semble articulé sur un deuxième, qui
éloigne d’autant la statue de Phidias de la vérité. En effet, cet homme véritable,
que Clément définit comme l’intellect, est lui-même, selon le texte de la Genèse,
créé « à l’image de Dieu », ce qui signifie pour Clément qu’il est image du Logos,
lui-même image de Dieu24. Si l’on admet que l’homme sensible à l’image duquel
la statue est fabriquée, est bien l’image de l’homme véritable et si l’on articule ce
premier couple au deuxième qui fait de l’intellect l’image du Logos image de Dieu,
on comprend la virulence du propos de Clément contre la statue de Phidias qu’il
déclare « si discordante de la vérité ».

21. Cf. Pindare fr. 57. Cette expression est également citée par Clément, Stromate V, 1981 (SC 278),
XIV, 102, 2, p. 195, et par Méthode d’Olympe, De Resurrectione, 1917 (GCS 27), I, 35, 4, p. 275,
4-9.
22. Clément d’Alexandrie, Protreptique, 2004 (SC 2bis), X, 98, 1-4, p. 166.
23. Platon, République, L. X, 597e, 1996, p. 87 : le peintre est appelé imitateur, étant éloigné de
trois degrés de la nature ; ibid., L. X, 598b, p. 88 : la peinture, qui est imitation de l’apparence, est bien
éloignée de la vérité (povrrw tou` ajlhqou`~).
24. Voir aussi Clément d’Alexandrie, Stromate V, op. cit., XIV, 94, 5, p. 181 : « Car l’‘‘image de
Dieu’’, c’est le Logos divin et royal, l’homme exempt de passion, et l’intellect humain est image d’image ».
Stromate VII, 1997 (SC 428), III, 16 6, p. 79 : l’image divine imprimée comme un sceau dans le gnostique
par le Monogène lui-même empreinte du Père occupe donc « le troisième rang ».

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Remarquons que Clément dénie ici à Phidias la perfection que lui


reconnaissait Plotin, à savoir de s’être inspiré d’un modèle intelligible.
« Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel
qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards.25 » Devant un tel éloge de
l’art de Phidias, on peut se demander pourquoi Plotin aurait refusé qu’on
fasse son portrait sous prétexte que ce serait laisser derrière lui « un reflet de
reflet » (eijdwlou ei[dwlon), expression qui ne peut manquer de nous faire
penser au texte de Clément d’Alexandrie. En fait, ce refus n’est pas seulement
le refus des arts d’imitation, mais celui de faire une image de ce qui est
périssable. Jean Pépin, commentant cet épisode, explique qu’on rencontre
deux esthétiques chez Plotin, l’une condamnant l’art comme imitation du
sensible, ce qui explique qu’il refuse qu’on fasse de lui un portrait, et l’autre
considérant que l’art peut prendre pour modèle l’intelligible, perfection que
Phidias a réussi à atteindre.
Il y aurait au sommet, l’art souverain d’un Phidias, qui ne trouve pas dans le monde
sensible son point de départ, mais son point d’arrivée, et s’efforce de donner corps à une
inspiration venue d’ailleurs. Il y aurait au plus bas, l’art d’imitation décrié par Platon,
qui prend pour objet l’apparence extérieure, de faible consistance ontologique, pour
en produire une copie plus évanescente encore26.
Le refus de poser pour qu’un peintre fasse son portrait correspondrait donc
au mépris de Plotin pour l’art fondé sur l’imitation sensible. Mais à la limite,
un portrait aurait été acceptable si, comme l’a fait Phidias, le peintre avait
pris pour modèle non le sensible, mais le modèle intelligible.

2. L’homme, statue vivante, seule authentique statue divine


Dans la tradition platonicienne, l’intellect comme statue vivante27
Puisant sa source dans Alcibiade 130c et dans Timée 90c (« Sans cesse
le sage rend un culte à la divinité, sans cesse il entretient en bon état le
démon qui habite en lui »), la tradition platonicienne va développer l’idée
que l’homme véritable est l’intellect et que seul cet intellect peut porter une
image du divin. Ainsi l’expression qui fait de l’intellect ou de l’âme la statue
vivante de Dieu va-t-elle devenir un lieu commun philosophique28. Pour
ne citer qu’un exemple, nous nous limiterons à la lettre que Porphyre

25. Plotin, Ennéades, V, 8, 1 [Traité 31], dans la traduction d’Émile Bréhier, p. 136.
26. Jean Pépin, « L’épisode du portrait de Plotin (VP 1. 4-9) », 1992, p. 319.
27. Sur l’histoire du thème, voir Jean Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, 1971, et André-Jean
Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, vol. IV, Le Dieu inconnu et la gnose, 1954, p. 211-218.
28. Voir, par exemple, Cicéron, Traité des lois, 1959, I, 22, 59 : « Car tout homme qui se connaît
sentira d’abord qu’il possède quelque chose de divin, et la force spirituelle qui est en lui lui paraîtra
comme une effigie sacrée (ingeniumque in se suum sicut simulacrum aliquod dicatum putabit). »

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L’homme, statue vivante 59

écrit à sa femme Marcella, dont il est provisoirement séparé. Voulant


alléger sa souffrance, il lui explique que l’absence de son corps ne doit
pas être douloureuse, puisque le vrai Porphyre n’est pas l’homme sensible,
mais son intellect. Or, c’est cet intellect qui est la vraie statue vivante
de Dieu.
La philosophie enseigne que partout et totalement la divinité est présente ; « c’est à elle
que chez les hommes a été consacré un temple, la pensée, celle surtout du sage, ou
plutôt elle seule ». L’hommage convenable est rendu à Dieu par qui a le mieux appris
à le connaître ; et celui-là, naturellement, c’est seulement le sage, qui par la sagesse
doit honorer la divinité, par la sagesse lui préparer dans son esprit un sanctuaire, en
l’ornant d’une statue vivante (ejmyuvcw/ ajgavlmati), l’intellect, où <Dieu>a imprimé
son image29.
Ce thème fut largement repris par les juifs et les chrétiens, surtout les
Alexandrins. Commentant le texte de Genèse, 1, 26 où il est dit que l’homme
fut créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », Philon d’Alexandrie met
en garde contre toute idée anthropomorphique.
Cette ressemblance, que personne ne se la représente par les traits du corps : Dieu n’a
pas figure humaine, et le corps humain n’a pas la forme de Dieu. L’image s’applique
ici à l’intellect, le guide de l’âme. C’est bien sur le modèle de cet unique et universel
intellect qu’a été copié, comme d’après un archétype, celui de chaque homme particulier,
dieu en quelque sorte de qui le porte et le tient comme une statue divine (trovpon tina;
qeo;~ w]n tou` fevronto~ kai; ajgalmatoforou`nto~ aujtovn)30.
Il n’est pas question de représenter Dieu sous forme corporelle puisque ce
qui, dans l’homme, a été fait à l’image de Dieu est l’intellect, et non le corps,
même si ce dernier possède une certaine dignité, étant considéré comme
le temple construit pour abriter la statue divine qu’est l’âme31. De cette
tradition alexandrine qui fait de l’intellect seul l’image de Dieu, Clément
d’Alexandrie est un représentant remarquable, lorsqu’il déclare : « ‘‘Statue
divine et semblable à Dieu’’, l’âme de l’homme juste l’est plus que tout32 ».
Ainsi, cherchant à définir le seul temple qui soit digne de Dieu, il déclare
qu’il ne peut être un produit de l’art humain, mais qu’il est cet homme juste,
que Clément appelle aussi le vrai gnostique, parce qu’il fonde sa conduite
sur la connaissance de l’enseignement divin.

29. Porphyre, Lettre à Marcella, 1982, 11. Voir aussi 19 : « Que pour toi, je le répète, le temple de
Dieu soit l’intellect : c’est lui qu’il faut préparer et orner pour le rendre apte à recevoir Dieu ».
30. Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 69, dans Œuvres de Philon d’Alexandrie 1, 1961,
p. 187.
31. Ibid., 137, p. 233.
32. Clément d’Alexandrie, Stromate VII, op. cit., III, 16, 5, p. 77. Pour l’expression « statue divine
et semblable à Dieu », voir Tragicorum Graecorum fragmenta, 1889, adesp 117.

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60 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

Ce peut être aussi le gnostique, cet être d’une haute dignité, d’un grand prix, dans
lequel Dieu a pris place, ou autrement dit, dans lequel la connaissance de Dieu se
trouve consacrée. Là nous découvrirons la copie fidèle (ajpeikovnisma), la statue divine
et sainte (to; qei`on kai; a{gion a[galma) dans l’âme juste, quand elle est devenue elle-
même bienheureuse, elle qui aura été purifiée au préalable et qui accomplit les œuvres
bienheureuses33.
La ressemblance ne se situe pas dans la configuration extérieure, mais dans
l’imitation des belles actions et, pour le vrai gnostique, dans le fait qu’il
assume le rôle du Logos pédagogue34.

L’homme est son propre statuaire


Mais cette statue divine qui est dans l’homme doit être progressivement
dégagée par l’homme lui-même. Plotin incite ainsi l’homme à faire briller
la beauté qui est en lui, en agissant comme le sculpteur, c’est-à-dire en
éliminant ce qui la cache35. Filant la même métaphore, Grégoire de Nysse36
et Grégoire de Nazianze37 comparent le travail que l’homme, guidé par la
parole divine, doit accomplir pour devenir semblable à Dieu, au polissage
d’une statue. Cette statue qu’est l’homme a beau avoir été créée par Dieu
à son image, l’homme doit aussi être son propre statuaire, en dégageant
l’image qui est déjà présente en lui. Il peut aussi arriver que, selon une
autre métaphore, la peinture première réalisée par Dieu soit obscurcie par
d’autres couleurs rajoutées malencontreusement par l’homme.
Car c’est en toi qu’a été placée l’image du roi céleste. Quand Dieu fit l’homme, au
commencement, « il le fit à son image et à sa ressemblance », et il ne plaça pas l’image
à l’extérieur, mais au-dedans de lui. […] Voilà donc l’image dont le Père disait au Fils :

33. Clément d’Alexandrie, Stromate VII, op. cit., V, 29, 5-6, p. 111. Voir aussi ibid., IX, 52, 2-3,
p. 175-176, où l’homme est appelé « statue animée ».
34. Voir aussi Stromate VI, 1999 (SC 446), XVI 136, 3, p. 333 : « Dès lors n’a-t-on pas eu quelque
raison de dire que l’homme a été fait à l’image de Dieu, non pas au titre de sa configuration extérieure,
mais parce que Dieu crée l’univers par son Logos et que l’homme, s’il est devenu gnostique, accomplit
de belles actions par l’usage de la partie ‘‘logique’’ de son âme ? »
35. Plotin Ennéade, op. cit., I, 6, 9, p. 105 : « Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas
encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie,
il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre. »
36. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, 1968 (SC 1ter), II, 313, p. 319 : « Après tout cela il s’approche de
la montagne du repos, il ne met pas le pied sur la terre d’en-bas, vers laquelle le peuple d’en-bas regarde, se
souvenant de la promesse : il ne goûte plus les nourritures terrestres, lui qui s’est appliqué à vivre de celles
qui descendent d’en-haut, mais s’étant élevé à la cime même de la montagne, comme un habile statuaire,
qui a achevé soigneusement la statue de sa propre vie (w{sper ti~ ajndriantopoio;~ ejpisthvmwn, o{lon
eJautou` to;n ajndriavnta tou` bivou ejxergasavmeno~ ajkribw`~), au terme de son œuvre, il y met non une
fin, mais un couronnement. » Voir aussi Sur les titres des Psaumes, 2002 (SC 466), XI, 53, p. 372-374. Sur
l’influence de Plotin sur Grégoire de Nysse, voir Jean Daniélou, « Grégoire de Nysse et Plotin », 1954.
37. Grégoire de Nazianze, Discours, 1978 (SC 250), 27, 7, p. 87 : « Portons notre regard sur nous-
mêmes et amenons à sa perfection le théologien comme on polit une statue ».

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L’homme, statue vivante 61

« Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen, 1, 26) Le peintre de cette
image est le Fils de Dieu, peintre d’une telle qualité et d’une telle puissance que son image
peut bien être obscurcie par la négligence, mais non détériorée par la malice. L’image de
Dieu subsiste toujours en toi, quand bien même tu lui superposes « l’image du terrestre ».
Ce tableau-là, c’est toi qui en es le peintre. La luxure t’a terni ? C’est une couleur terrestre
que tu as appliquée. La cupidité te brûle ? C’est une autre couleur que tu y as mêlée. […]
Ainsi, par chacune des espèces de la malice, comme par l’assemblage de diverses couleurs,
tu peins toi-même cette « image du terrestre » que Dieu n’a pas mise en toi38.
Ce texte d’Origène décrit le cheminement inverse par rapport au
statuaire qui polit sa statue : alors que l’homme qui tend à la perfection
élimine ce qui peut cacher sa beauté intérieure, l’homme qui s’adonne au
mal recouvre de couches de peintures cette même image. Dans les deux cas,
l’image subsiste, mais elle peut être dévoilée ou obscurcie par des couleurs
qui barbouillent l’image du céleste, en la recouvrant par l’image du terrestre
(cf. 1 Corinthiens 15, 49).

La connaturalité de l’intellect humain avec la divinité justifie-t-elle


le recours à l’anthropomorphisme pour représenter le divin ?

Le fait que l’intellect humain soit la vraie statue vivante de Dieu autorise-
t-il à recourir à la statuaire anthropomorphique pour représenter Dieu ? On
voit sur cette question s’opposer Porphyre et Eusèbe de Césarée. Ce dernier
cite ainsi la justification que Porphyre donne des statues dans son ouvrage Du
culte des images : « Ils représentaient les dieux sous des traits humains, parce que
la divinité est raisonnable39 » ; « [i]ls ont anthropomorphisé la représentation de
Zeus, parce que c’était selon l’intellect qu’il créait et par des raisons séminales
qu’il exécutait tout.40 » Porphyre justifie la représentation du divin sous la

38. Origène, Homélies sur la Genèse, 1985 (SC 7bis), XIII, 4, p. 327-329.


39. Eusèbe, Préparation évangélique, 1976 (SC 228), III, 7, 3, p. 183.
40. Ibid., III, 9, 5. Cette idée se trouve déjà chez Varron, comme en témoigne Augustin, La cité de
Dieu, op. cit., L. VII, 5, p. 135 : « Il lui paraît que si l’on a donné à ces idoles une forme humaine c’est
d’après l’idée que l’âme des mortels présente dans le corps humain ressemble fort à l’âme immortelle :
comme si l’on prenait des vases pour désigner les dieux et qu’on mît un œnophore dans le temple de
Liber pour désigner le vin, le contenant signifiant le contenu. Il en est de même de la statue à forme
humaine : elle signifie l’âme raisonnable parce qu’elle contient d’habitude, comme en un vase, la
nature de l’âme, nature dont ils veulent que soit constitué Dieu ou les dieux. » C’est encore l’argument
qu’utilisera Dion Chrysostome quand il met dans la bouche de Phidias une justification de la forme
anthropomorphique de sa statue, Discours olympique 59 (trad. de Ch. Clerc, Les théories relatives au culte
des images, op. cit.) : « Puisque nous connaissons – et ne devinons pas seulement par la pensée – l’être en
qui habite la raison, c’est à lui que nous avons recours, et nous prêtons à Dieu le corps humain comme
étant le vase de la pensée et de la raison. Dans l’absence complète de modèle primitif, nous cherchons
à faire voir l’incomparable et l’invisible par le moyen du visible et du comparable. Nous mettons en
œuvre la puissance du symbole, d’une façon plus élevée que certains barbares qui, dans leur ignorance
et leur absurdité, assimilent la divinité aux formes animales. »

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62 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

forme extérieure du corps humain par le fait que le divin est pourvu d’un
intellect et que l’intellect est ordinairement logé dans un homme. Le corps
humain apparaît donc comme la bonne médiation pour représenter le divin.
Ce raisonnement prend donc appui sur une théorie du symbole qui voit une
adéquation entre la forme visible et ce qu’elle signifie.
Or, c’est précisément ce saut que refuse Eusèbe ainsi que toute théologie
aniconique. Il récuse qu’on puisse ainsi alléguer le lien entre l’intellect
humain et la forme corporelle dans laquelle il habite pour figurer l’intellect
divin sous forme anthropomorphique.
Puisque, dit Porphyre, il n’était pas possible de créer une image telle que la raison l’avait
indiquée, pour ce motif ils ont anthropomorphisé la représentation de Zeus, parce que
c’était selon l’intellect qu’il créait et par des raisons séminales qu’il exécutait tout. Et
comment, s’il n’était pas possible de faire une image telle que la raison l’avait indiquée (ce
qu’elle avait indiqué, c’étaient sans doute les parties du monde apparent et visible, le ciel
et ce qu’il contient, l’air, la terre et ce qu’ils contiennent); si donc il n’était pas possible de
composer une image des parties visibles du monde, puisque Dieu était intellect, comment
pourrait-on créer son image ? Qu’est-ce qu’un corps humain pourrait avoir de semblable
à l’intellect divin ? À mon avis, pas même à l’intellect humain : celui-ci est incorporel,
incomposé, sans parties, tandis que l’œuvre artisanale imite la nature du corps mortel, et
de la chair vivante, au moyen d’une matière morte et inanimée, trace une image sourde et
muette. C’est l’âme raisonnable et immortelle, l’intellect sans passions, qui, dans la nature
humaine, me semblent mériter qu’on les dise garder l’image et la ressemblance divines,
dans la mesure où leur essence a été formée immatérielle, incorporelle, intellectuelle,
raisonnable, étant capable de vertu et de sagesse. Or si quelqu’un pouvait élaborer sous
forme d’image une statue avec les traits d’une âme (yuch`~ a[galma kai; morfh;n ejn
eijkovni tekthvnasqai), celui-là le pourrait aussi pour des êtres supérieurs ; mais si l’intellect
humain est sans traits, invisible, sans forme, imperceptible à la vue, incompréhensible
dans son essence à la parole et à l’ouïe, qui serait assez fou pour prétendre que la sculpture
anthropomorphe reproduit la forme et l’image du Dieu suprême ? La nature divine apparaît
étrangère à toute nature mortelle ; il faut pour la concevoir un intellect translucide, des
âmes que le silence a purifiées ; mais la représentation du Zeus visible dans sa statue (ejn tw/`
deikhvlÛ : représentation) serait l’image d’un homme mortel par nature, et elle n’imiterait
pas tout l’homme, mais sa partie inférieure, puisqu’il n’y entrerait aucun vestige de vie
et d’âme. Comment donc le Dieu universel et l’intellect créateur du Tout pourraient-ils
être le Zeus que figurent le bronze ou l’ivoire mort41 ?
On retiendra ici deux points fondamentaux de la réfutation qu’Eusèbe
propose de Porphyre : d’une part, les statues sont faites avec de la matière
inanimée, de sorte qu’elles ne peuvent imiter que la partie inférieure
de l’homme, celle qui est privée d’âme42 ; d’autre part, s’il doit y avoir

41. Eusèbe, Préparation évangélique, op. cit., III, 10, 13-19, p. 205-207.
42. Voir aussi ibid., III, 13, 22-23 :  ils auraient dû « célébrer le seul Dieu unique et invisible
simplement, purement, sans périphrase honteuse » au lieu de « croire honorer les forces divines dans
des statues tirées d’une matière sans vie (ejn xoavnoi~ ejx ajyuvcou pepoihmevnoi~ u{lh~), de penser être
agréables à Dieu par des exhalaisons terrestres de sang frais ou figé, et par le sang d’animaux mort’ ».

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L’homme, statue vivante 63

ressemblance entre l’image et l’archétype, le corps humain ne peut en aucun


cas représenter l’intellect divin, ni même l’intellect humain qui est incorporel.
À la limite, la seule image ressemblante serait celle qui reproduirait les traits
de l’âme, ce qui est impossible puisqu’ils sont invisibles. Cette position
intransigeante qui revient à rendre impossible toute figuration de l’invisible
se fonde une fois de plus sur l’idée que seul l’intellect est image véritable
de Dieu.
Il n’est pas étonnant qu’on trouve déjà chez Origène, qui fut le maître
d’Eusèbe, ce refus de justifier les statues par le recours à la théorie du symbole.
« La notion commune exige de penser que Dieu n’est absolument pas une
matière corruptible et ne peut être honoré sous les formes façonnées par
les hommes dans des matières inanimées (ajyuvcoi~ u{lai~) qui seraient “à
son image” (cf. Gen, 1, 26) ou comme des symboles.43 » Ainsi sont réfutés
par Origène ceux qui, même sans croire que les statues sont des dieux, font
de celles-ci des symboles permettant de représenter le divin. Cependant, il
doit à son tour répondre à une objection de son adversaire païen, Celse, qui
relève une contradiction dans le discours chrétien : comment les chrétiens
peuvent-ils affirmer que la divinité n’a pas de forme humaine alors que Dieu
a fait l’homme à son image ? En conséquence, soit ils ne peuvent critiquer
la représentation des dieux sous forme de statues, soit « à leur insu, ils se
réfutent eux-mêmes quand ils disent : Dieu a fait l’homme à son image et
d’une forme semblable à la sienne44 ». Origène n’a pas de peine à écarter
cette objection en reprenant la théorie déjà développée par son prédécesseur,
Clément, que l’image de Dieu ne se trouve que dans l’âme45. Car, « pourrait-
on croire que, dans la partie inférieure du composé humain, je veux dire
dans le corps, existe ce qui est “à l’image de Dieu” et que, comme Celse l’a
compris, le corps soit “à son image” ? » Après avoir rejeté la possibilité que
l’image soit dans le seul corps, sans que l’âme y ait part, puis que l’image soit
dans l’âme et le corps ensemble, ce qui obligerait à concevoir Dieu comme
composé, Origène en conclut que cette image se trouve dans l’homme
intérieur, même si le corps en tire une certaine dignité puisqu’il se trouve
être le « temple » de cette âme46. En conséquence, les seules vraies statues

43. Origène, Contre Celse, 1968 (SC 136), III, 40, p. 95. Voir aussi Contre Celse, 1969 (SC 147),
VI, 14, p. 213 : « Ceux mêmes qui prétendent que ce ne sont point là des dieux, mais des imitations des
dieux véritables et leurs symboles, sont tout aussi bien des gens sans éducation, esclaves, sans instruction,
puisqu’ils imaginent de mettre les imitations de la divinité entre les mains d’artisans. » Et Contre Celse,
1969 (SC 150), VII, 44, p. 119.
44. Ibid., VII, 62, p. 161.
45. Ibid., VII, 66, p. 169.
46. Contre Celse, op. cit., VI, 63, p. 339.

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64 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

qui plaisent à Dieu sont celles que le Logos de Dieu forme en l’homme :
ce sont les vertus.
On peut comparer […] les statues intérieures à l’âme de ceux qui ont de la piété envers
le Dieu de l’univers, aux statues de Phidias, de Polyclète et de leurs semblables. On
verra clairement que celles-ci son inanimées (a[yuca), soumises à l’usure du temps,
mais que celles-là demeurent dans l’âme immortelle tant que l’âme raisonnable veut
qu’elles subsistent en elle47.
À nouveau est réaffirmée l’idée que les statues des meilleurs sculpteurs, étant
inanimées, ne peuvent représenter adéquatement le divin, et que seule l’âme
humaine est la statue vivante sculptée à l’image de Dieu.

Une réévaluation du corps chez les chrétiens


Il faut bien avouer qu’une telle position tend à dévaluer le corps. Et
c’est surtout dans la tradition asiatique, en réaction à une utilisation trop
platonicienne de ce thème par ceux qui seront taxés d’hérétiques, des
auteurs comme Irénée (contre les gnostiques) et Méthode d’Olympe (contre
Origène) défendent la dignité du corps humain, considéré comme étant
lui aussi créé à l’image divine. Il faut remarquer que cette réévaluation du
corps apparaît chez Irénée et chez Méthode dans le contexte d’une défense
de la résurrection des corps, comme on l’a déjà vu chez Nil d’Ancyre. Ainsi,
pour Irénée, c’est l’homme tout entier, c’est-à-dire l’union de la chair, de
l’âme et de l’esprit qui est à l’image de Dieu.
Par les mains du Père, en effet, c’est-à-dire par le Fils et l’Esprit, l’homme – et non une
partie de l’homme – devient à l’image et à la ressemblance de Dieu. […] L’homme
parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme, recevant l’Esprit du Père, mêlé à la chair,
modelé selon l’image de Dieu48.
Le texte de la Genèse 2, 7 (« Et Dieu façonna l’homme, poussière prise
à la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie et l’homme devint être
vivant ») joue, chez ces auteurs, un rôle majeur, à côté de celui de Genese,
1, 26. Il permet de décrire l’action créatrice de Dieu comme celle d’un
sculpteur qui modèle sa statue à partir de la terre, mais aussi la supériorité
de l’artiste divin qui insuffle à son ouvrage un souffle de vie. Or, on a vu à
quel point le don de cette vie rendait la création divine incomparable par
rapport à la création humaine.
C’est en combinant ces deux textes de la Genèse que Méthode d’Olympe
redonne au corps humain toute sa place. Dieu a en effet commencé par créer
l’univers, avec son ordre et sa beauté, pour pouvoir accueillir l’homme, puis,

47. Contre Celse, op. cit., VIII, 18, p. 215.


48. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, 1984, V, 6, 1, p. 582.

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L’homme, statue vivante 65

après avoir préparé l’univers comme une très belle maison, « il a introduit dans
le monde cette imitation ressemblante de sa propre image, ayant fabriqué de
ses mains une statue brillante comme dans un beau temple (mivmhma th`~ ijdiva~
eijkovno~ ejmfere;~ eij~ to;n kovsmon eijshvgagen, a[galma wJ~ ejn naw`/ kalw`/
faidro;n tai`~ eJautou` cersi; kataskeuavsa~)49 ». Remarquons qu’ici le temple
n’est plus, comme chez les Alexandrins, identifié avec le corps, mais avec le
monde. Cette statue, fabriquée par les mains mêmes de Dieu et à sa ressemblance,
est donc l’homme, sans autre précision. Mais la suite ne permet pas de douter
que Méthode l’entend à la fois du corps et de l’âme. « Pour dire la vérité la plus
complète, l’homme n’est par nature ni une âme sans corps, ni inversement un
corps sans âme, mais ce qui est composé par la réunion de l’âme et du corps50 ».
Or, à nouveau Phidias va être invoqué, cette fois-ci en bonne part, dans un
raisonnement a fortiori. En effet, pour appuyer son affirmation que Dieu a
créé l’homme immortel, à son origine, Méthode invoque l’analogie des artistes
humains. Ceux-ci ne se contentent pas de se préoccuper de la beauté de leurs
statues, mais prennent aussi soin, par avance, de l’immortalité de leurs créations,
afin qu’elles soient préservées le plus longtemps possible. C’est précisément ce
qu’a fait Phidias lorsqu’il a ordonné que soit versé de l’huile autour des pieds
de sa statue, afin de la garder le plus possible immortelle.
Donc si les artisans des productions de main d’homme agissent ainsi, Dieu, l’artiste
incomparable, qui peut tout faire même en le tirant du néant, n’a-t-il pas, davantage
encore, fait en sorte que sa statue douée de raison, l’homme, soit absolument et
nécessairement indestructible et immortelle51 ?
L’art du Créateur divin est ici comparé à celui de Phidias pour leur souci
commun non seulement de la beauté, mais aussi de la permanence de leur
statue. Si l’analogie est chez Méthode plus élogieuse pour Phidias que chez
Clément ou Origène, même si la supériorité de Dieu est maintenue avec
le terme pindarique (ajristotevcna~), c’est sans doute que Méthode a une
conception moins intellectualiste que les Alexandrins : la statue que Dieu
façonne à sa ressemblance est bien un corps doté d’une âme.
Cependant, même chez un auteur aussi platonicien que Clément
d’Alexandrie, dont on a vu à quel point il se coulait dans la tradition faisant
de l’intellect l’homme véritable, et donc la vraie statue de Dieu, certains textes
redonnent au corps sa dignité de statue, image du Logos. C’est en fait parce que

49. Méthode d’Olympe, De Resurrectione, 1917, I, 34, 1, p. 271, 8-10.


50. Ibid., I, 34, 4, p. 272, 7-9.
51. Ibid., I, 35, 4, p. 275, 3-7 : (kai; toivnun eij tw`n ceirokmhvtwn ou{tw~ oiJ dhmiourgoiv, qeo;~
oJ ajristotevcna~, o}~ pavnta duvnatai kai; ejx oujk o[ntwn poiei`n, ouj ma`llon to; a[galma to; logiko;n
eJautou`, to;n a[nqrwpon, ajnwvleqron kai; ajqavnaton ei\nai to; paravpan ejx aJpavsh~ ajnavgkh~
ejmhcanhvsato).

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66 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

Dieu s’est incarné que le corps humain apparaît conforme à celui du Christ.
« Comment ne seraient-ils pas des athées ceux qui outragent le corps qui est
conforme à celui du Seigneur52 ? » H.I. Marrou commente ainsi ce retournement
paradoxal de Clément : « Par un renversement hardi de perspective, le corps
humain lui apparaît en effet “conforme”, suvmmorfo~, à celui du Seigneur dont
il est comme une “belle image” eijkwvn (III, 20, 4-5) – il dira ailleurs le “portrait”,
la “statue’’ (ajndriav~) – dont nous ne devons pas, par des initiatives perverses,
altérer, souiller la magnifique eurythmie (III, 64, 3).53 »

3) Comment rendre visible l’invisible ?


- La splendeur de Dieu est insoutenable
Comme on l’a vu, les païens recourent à une théorie du symbole pour
justifier la fabrication de statues divines. Athénagore expose ainsi la position
de ceux qui défendent la nécessité de recourir aux statues comme moyen de
communication avec la divinité.
Eh bien, disent certains, ce sont là des images, et les dieux sont ceux à qui elles sont
dédiées ; les processions qu’on mène vers elles, les sacrifices qu’on leur offre s’adressent
aux dieux et ont lieu en leur honneur ; il n’existe pas d’autre moyen que celui-là
d’approcher les dieux : « la manifestation des dieux dans leur splendeur est insoutenable »
(Homère, Iliade, XX, 131 calepoi; de; qeoi; faivnesqai ejnargei`~).54
Athénagore prête donc aux païens l’invocation d’un vers de l’Iliade pour
justifier la nécessaire médiation des statues : la vision face à face des dieux
étant insoutenable, celles-ci permettent aux hommes d’en approcher.
Or, il est très remarquable que ce même vers de l’Iliade ait été repris par
Cyrille d’Alexandrie pour justifier, lui aussi, le recours à une médiation, non
plus celle des statues, mais celle de l’incarnation de Dieu.
Comment donc Dieu devait-il se rendre visible aux habitants de la terre ? Avec sa gloire
à nu, sans rien pour l’obscurcir ? Mais qui aurait pu soutenir une vue si vénérable et
difficile à supporter ? J’entends même l’un des poètes des Grecs, pourtant entraînés
dans l’erreur polythéiste, dire : « la manifestation des dieux dans leur splendeur est
insoutenable » (calepoi; de; qeoi; faivnesqai ejnargei`~) ».55
Et il poursuit en montrant que Moïse, en se faisant le médiateur entre Dieu
et son peuple effrayé par la théophanie du Sinaï, préfigurait l’incarnation
du Fils de Dieu. En effet, lui seul, qui est l’Image parfaite de Dieu peut
donner à voir le Père.

52. Clément d’Alexandrie, Le pédagogue III, 1970 (SC 158), 20, 5, p. 49.


53. Henri Irénée Marrou, « Introduction », dans Clément d’Alexandrie, Le pédagogue I, 1960 (SC
70), p. 37-38.
54. Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 1992 (SC 379), XVIII, 1, p. 127.
55. Cyrille d’Alexandrie, Lettre festale, 1998 (SC 434), XV, 4, 744C, p. 199.

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L’homme, statue vivante 67

On a vu que, dans la tradition alexandrine, l’homme était dit « à l’image


de Dieu », en tant qu’il était « image de l’image », c’est-à-dire image du Fils.
C’est pourquoi selon Origène, au-dessus de l’homme sculpté à l’image de
Dieu, qui est déjà incomparablement plus parfait que le Zeus Olympien
de Phidias, se trouve la plus belle de toutes les images qui existent dans la
création entière, à savoir le Sauveur56. Ainsi, seul le Fils, qui est image vivante
et parfaite de Dieu, peut dans on incarnation rendre visible l’invisible. Hilaire
de Poitiers poursuit cette réflexion sur la nécessité que le Dieu vivant ait
pour image un vivant, le Fils, et non un objet inanimé :
Les autres images reproduisent à l’aide de moyens divers, métaux, couleurs, allure
générale, artifices, l’apparence de ce dont elles ont été constituées images. Mais pour
devenir vraiment image, est-il possible, par hasard, que l’objet inanimé devienne l’égal
du vivant, et ce qui est peint, sculpté ou fondu, l’égal de ce qui est naturel ? Le Fils, lui,
n’est pas image pour le Père de cette façon-là ; il est l’image vivante d’un vivant ; né de
lui, il n’a pas une nature différente et n’étant en rien différent, il possède le pouvoir de
cette nature dont il n’est point différent. Être image est poussé pour lui jusqu’à une
naissance qui fait de Dieu le Père d’un Dieu Monogène, qui fait de ce dernier, d’autre
part, la forme et l’image du Dieu invisible.57
Néanmoins, pour Hilaire, ce n’est pas l’être de chair qui peut permettre de
contempler l’image de Dieu. L’humanité du Verbe ne peut être une copie
du Père, Dieu invisible. Ce n’est qu’à travers les actes qu’il accomplit qu’il
traduit ce qu’il est et qu’il peut être reconnu image de Dieu.

Une forme d’homme rend Dieu visible, sans attenter à sa transcendance


Bien qu’il soit de tradition alexandrine, Cyrille d’Alexandrie va pousser
plus loin les conséquences de l’Incarnation et renverser l’impossibilité de
figurer Dieu en proclamant avec un très grand réalisme l’union du Fils à sa
propre humanité. C’est donc à la fois parce que le Fils est la parfaite image
du Père et que ce Fils, s’étant incarné, a gardé cette ressemblance parfaite, que
la forme humaine se trouve à nouveau capable de rendre visible l’invisible.
« Une forme d’homme ne nous fait point voir Dieu sauf dans l’unique cas
du Verbe fait homme et semblable à nous, demeuré pourtant même en cet
état véritable Fils par nature. En lui, en tant qu’il est Dieu, on pouvait voir
cela de façon paradoxale58 ». Dans le Christ, Dieu a donc un visage humain
qui n’est pas un voile ou un symbole qu’il faudrait dépasser pour atteindre
la divinité elle-même.

56. Origène, Contre Celse, op. cit., VIII, 17, p. 213.


57. Hilaire de Poitiers, La Trinité, vol. II, 2000 (SC 448), L. VII, 37, p. 361.
58. Cyrille d’Alexandrie, Le Christ est un, dans Deux dialogues christologiques, 1964 (SC 97), 759b,
p. 453 (nous modifions légèrement la traduction de G.M. de Durand).

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68 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

Non seulement la représentation de Dieu sous forme humaine est


ainsi justifiée, mais refuser cette représentation, comme vont le faire
les iconoclastes, est même considéré par les défenseurs des images
comme une négation de l’Incarnation elle-même. C’est pourquoi, ce
serait en rester aux ombres et aux préfigurations de la vérité que de
représenter Dieu sous forme symbolique. Ainsi le canon 82 du concile
Quinisexte (In Trullo), réuni en 692 à Constantinople, ordonne-t-il
que la représentation symbolique du Christ sous la forme d’un agneau
soit remplacée par une figuration de forme humaine. Le genre d’images
dont fait partie l’agneau n’a plus de raison d’être depuis que la vérité
peut être figurée directement par la représentation du Verbe dans son
caractère humain. « Car par ce caractère nous comprenons la profondeur
de l’abaissement du Verbe de Dieu, et nous sommes amenés au souvenir
de sa vie dans la chair, de sa souffrance et de sa mort salutaire, ainsi que
de la rédemption du monde qui en est le fruit59. » On voit que c’est à
ce texte, ou aux idées sous-jacentes, que s’oppose, comme en antithèse,
le passage cité plus haut de l’empereur iconoclaste Léon III. Alors que
les « types » sont interdits en 692, c’est un « type », la croix, qui est la
seule figuration admise par les iconoclastes en 726. Alors que l’empereur
iconoclaste exclut toute possibilité de figurer le Christ sous forme d’un
portrait sans voix, le canon de 692 affirme au contraire la nécessité de
figurer le caractère humain du Christ60.
Même si le divin reste comme tel impossible à représenter, le corps
matériel qui fut assumé par Dieu dans la personne du Christ n’est plus
cet objet sans vie rejeté par les iconoclastes. « Le dogme de l’Incarnation a
donc ouvert une brèche dans le principe d’invisibilité de Dieu qui faisait
obstacle à sa représentation61 ». Ce n’est donc pas parce que Dieu a fait
l’homme à son image qu’on peut représenter Dieu sous forme humaine62,
mais parce que Dieu a lui-même pris un corps d’homme et que, selon le
renversement opéré par Clément, le corps humain est à la ressemblance de
celui du Christ. Ainsi sont posés quelques linéaments qui permettront à la
théologie de l’icône de se développer. Au concile de Nicée II (787), il sera

59. Giovanni Domenico Mansi et al., Sacrorum conciliorum, op. cit., t. 13, col. 40E-41A = Mansi
XI, col. 977E-980B, cité par Christoph Schönborn, L’icône du Christ, op. cit., p. 185.
60. Voir André Grabar, L’iconoclasme byzantin, 1984, p. 155 et suivantes.
61. François Boespflug, « Le dogme trinitaire et l’essor de son iconographie en Occident », 1994,
p. 182-183.
62. C’est en effet sur cette question que se sont affrontés à diverses reprises les tenants de
l’anthropomorphisme et leurs opposants, par exemple en 399 lorsque le patriarche Théophile d’Alexandrie
a dû faire face à une crise suscitée par des moines anti-origénistes.

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L’homme, statue vivante 69

ainsi proclamé que l’icône « sert à la confirmation de l’Incarnation, réelle


et non fantomatique, du Verbe de Dieu63 ». Mais ceci est une autre histoire
qui nous mènerait trop loin.
Au terme de cette méditation partie d’une réflexion chrétienne sur les
statues de Phidias, on voit que le souci de préserver la transcendance divine,
qui parcourt tout le courant hostile aux représentations anthropomorphiques
de Dieu, que ce soit chez les païens ou les chrétiens, aboutit à dévaluer le
corps et à donner le primat à l’intellect. Ce n’est qu’à la suite d’une réflexion
théologique sur l’union hypostatique des natures dans le Christ qu’il est
possible d’affirmer que cette transcendance se révèle, de la manière la plus
parfaite, même si c’est aussi de la manière la plus paradoxale, à travers
l’extrême abaissement de la divinité qui condescend à se faire corps64.
C’est alors seulement que l’art peut représenter le divin sous les traits d’un
homme.

Marie-Odile Boulnois
École pratique des hautes études

63. Horos du Concile de Nicée II, cité et traduit dans François Boespflug et Nadejda Lossky (éds.),
Nicée II 787-1987 : douze siècles d’images religieuses […], 1987, p. 33.
64. Cyrille d’Alexandrie, Le Christ est un, op. cit., 753bc, p. 431-433 : « Et dans le Christ on trouvait
cet insolite, cet étrange paradoxe : la Seigneurie en la forme d’un serviteur, la gloire divine dans la petitesse
humaine, la parure royale couronnant ce qui est sous le joug – eu égard aux limites humaines – et la
bassesse exaltée jusqu’aux sommets. »

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70 Une traversée des savoirs. mélanges offerts à Jackie Pigeaud

références
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