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d’imiter qu’à la surface. […] Le modelage de Dieu n’est pas pareil. Il a modelé l’homme
et son activité ouvrière en organisa toutes les composantes en profondeur, en partant de
l’intérieur. S’il me restait suffisamment de loisir pour te montrer ce qu’est la structure
de l’homme, tu apprendrais à partir de toi-même la science que Dieu a déployée en toi ;
car, en vérité, l’homme est un monde en miniature et ils ont bien fait, ceux qui l’ont
honoré de ce nom. Que d’études ont été consacrées à cette matière ! Les physiologies
des médecins, les manuels des maîtres-gymnastes sur la proportion ou la symétrie des
membres entre eux ou encore sur la répartition des chairs, tout cela vient témoigner
en faveur du modelage de l’homme2.
Cet éloge du vivant créé par Dieu dans sa complexité, comme le montre
la suite du développement de Basile sur la merveille qu’est l’œil, n’est pas
sans nous faire penser à un texte de Galien que Jackie Pigeaud commente
de cette formule : « La nature est un statuaire de l’intérieur3 ».
Cette nature qui conforme les parties et qui les accroît peu à peu les pénètre absolument
et complètement, car elle les nourrit, les conforme et les accroît non pas à l’extérieur
seulement, mais dans leur totalité. Un Praxitèle, un Phidias ou quelque autre statuaire
se bornent à former la matière extérieure, celle qu’on peut toucher ; quant à la partie
profonde, ils la laissent privée d’ornements, brute, non travaillée et ne s’en occupent
même pas, incapables qu’ils sont d’y pénétrer4.
Sans négliger les différences entre ces auteurs, l’un attribuant à Dieu ce
que l’autre attribue à la nature, on retrouve une même admiration pour les
merveilles que révèle l’intérieur du vivant, par opposition avec la surface
qui est le seul objet des soins des statuaires.
L’insistance mise à détailler la complexité du vivant et le prodige que
constitue l’acte de création de l’homme dans le ventre de sa mère seront
utilisés comme argument a fortiori pour prouver, contre les critiques
païennes, la possibilité de la résurrection : si Dieu a été capable de « façonner
même des liquides en statues dans un ventre », selon l’expression de Nil
d’Ancyre5, à plus forte raison lui sera-t-il plus facile de remodeler la statue
en la tirant de la terre. Dans les deux cas, il y a insufflation de la vie à un
être modelé, mais l’acte de création première est encore plus prodigieux
(paradoxovteron) dans la mesure où
une simple goutte devient l’argile des êtres à modeler ; un être doué de raison est façonné
à partir d’une goutte. Ô art qui sculpte des statues avec de l’eau ! Et il nous offre plus
que cette seule merveille qui consiste à sculpter l’eau en une statue animée ; il donne
aussi à sa création liquide une architecture interne. […] La femme est là comme un
atelier de peintre, l’homme y apportant la matière des couleurs. Il y a dans la matrice un
2. Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, 1970 (SC 160), II, 14, p. 267-269.
3. Jackie Pigeaud, L’art et le vivant, op. cit., p. 117.
4. Galien, Des facultés naturelles, 1994, L. II, ch. 3, p. 49.
5. Nil d’Ancyre, Deuxième sermon sur Pâques, dans Photius, Bibliothèque, 1959-1965, 276, 514a,
p. 125.
peintre qui, à partir d’une seule teinte, émaille de couleurs une image faite d’éléments
multiples. Comment, à partir d’une semence boueuse, a-t-il mis dans les yeux l’éclat
de la pupille ? Comment, à partir d’une substance fluide, a-t-il donné leur solidité aux
os ? Comment, à partir d’un germe inconsistant, a-t-il donné aux nerfs leur résistance
et leur tension ? Comment a-t-il foré les veines en vaisseaux pour le sang ? Comment
a-t-il agencé dans le cerveau la position des os ? Comment l’enfant qui s’élaborait
dans une officine obscure a-t-il reçu pour ses membres des emplacements qui ne se
confondent pas6 ?
C’est ce souci tout à fait remarquable pour le corps qui explique qu’on ne
puisse envisager que Dieu le laisse pourrir dans la terre sans lui redonner
vie. « Et celui qui, avant de se soucier de la vertu, s’est tellement soucié du
corps dans la matrice, comment, après avoir créé la vertu, laissera-t-il ce
corps se dissoudre en terre sans honneurs ?7 » Non seulement la résurrection
est dans la logique du soin que Dieu porte au corps humain, mais elle n’est
pas techniquement impossible si on la compare à la technique même dont
font preuve des artistes humains. Nil d’Ancyre recourt ainsi à un nouveau
raisonnement a fortiori : si les artistes humains sont capables de passer au
feu du verre ou de l’or pour en séparer les particules, la puissance divine
peut elle aussi rassembler les diverses combinaisons des corps et les séparer
pour rendre chacun à sa nature propre. Ces textes qui comparent l’art du
créateur à celui des statuaires font du corps humain un éloge si remarquable
qu’il vaut la peine de les noter avant de voir que d’autres auteurs chrétiens
auront une conception plus platonicienne de l’homme véritable, réduit à
l’intellect.
Outre la beauté que confère au vivant la complexité de ses organes
internes qui lui permettent respiration et mouvement, le vivant l’emporte
aussi sur la statue en ce qu’il possède la vie qui le fait participer à la beauté
de l’intelligible. Ainsi, pour Plotin, un visage laid mais vivant l’emporte sur
un visage beau mais privé de vie, et les statues les plus belles sont les plus
vivantes, c’est-à-dire celles qui donnent à voir le mouvement au risque de
perdre la symétrie.
Pourquoi est-ce sur un visage vivant que resplendit au plus haut point la splendeur de
la beauté, alors que sur un visage mort, on n’en voit plus que le vestige, même si ce
visage n’est pas encore détruit dans sa chair et sa symétrie ? Et pour ce qui est des statues,
ne sont-ce pas les plus vivantes qui sont les plus belles, même si les autres ont plus de
symétrie ? Et un homme laid, s’il est vivant, n’est-il pas plus beau qu’un homme, sans
doute beau, mais représenté dans une statue8 ?
6. Id.
7. Ibid., p. 126.
8. Plotin, Traité 38 [Ennéades, VI, 7], 1987, p. 145.
9. Ibid., p. 291.
10. Plotin, Ennéades, VI, 2, 7 [Traité 43], dans la traduction d’Émile Bréhier, 1963, p. 106.
11. Voir Charly Clerc, Les théories relatives au culte des images chez les auteurs grecs du IIe siècle après
J.C., 1915, p. 90-123.
12. Épictète, Entretiens, 1948-1950, II, 8, 20.
13. Voir, par exemple, le Deutéronome, 4, 28 : « Et vous rendrez là-bas un culte à d’autres dieux, œuvres
de mains d’homme, objets de bois et de pierre, qui ne verront pas, n’entendront pas, ne mangeront pas
ni ne sentiront. » Ou Jérémie, 10, 3 : « Oui, les coutumes des peuples ne sont que vanité ; ce n’est que
du bois coupé dans une forêt, travaillé par le sculpteur, ciseau en main, puis enjolivé d’argent et d’or.
Avec des clous, à coups de marteau, on le fixe, pour qu’il ne bouge pas. Comme un épouvantail dans
un champ de concombres, ils ne parlent pas ; il faut les porter, car ils ne marchent pas ! N’en ayez pas
peur : ils ne peuvent faire de mal, et de bien, pas davantage. »
Que sont en effet les idoles ? Voici ce qu’en dit l’Écriture : « Elles ont des yeux et ne
verront pas » (Ps, 114, 5) et tout ce qu’on devrait dire d’analogue à propos d’objets
matériels, qui si habilement travaillés soient-ils, n’en sont pas moins dépourvus de vie
et de sens14.
Or, si la meilleure image est celle qui est la plus proche de son modèle, les
statues apparaissent bien éloignées de leur archétype, car quoique étant
inanimées, elles se donnent pour une représentation de ce qui est animé. Dans
le cas de la représentation de Dieu, elles ne peuvent donc prétendre être des
images fidèles de celui qui est par excellence le vivant. Tel est l’argument utilisé
par Lactance dans sa critique du culte rendu aux statues par les païens :
Les statues (simulacra) sont complètement privées de sens. Or un simulacre du Dieu
qui vit éternellement doit être vivant et avoir des sens. Car si le mot simulacre vient
de similitude, comment ces simulacres peuvent-ils être considérés comme semblables
à Dieu, eux qui ne possèdent ni sensibilité ni mouvement15 ?
La conclusion de Lactance est que la seule statue ressemblante de Dieu est
l’homme lui-même. « C’est pourquoi le simulacre de Dieu n’est pas l’objet
fabriqué par la main de l’homme avec de la pierre ou une autre matière,
mais l’homme lui-même, puisqu’il a des sens, qu’il se meut et accomplit de
nombreuses et importantes actions.16 »
Si quelqu’un s’applique à fixer l’aspect des saints en des icônes inanimées et muettes,
faites de couleurs mortes, et qui n’apportent aucun profit – car c’est une idée folle et
l’invention de l’artifice diabolique – et s’il ne dessine pas bien plutôt en lui-même
comme une image animée leurs vertus qu’on connaît par les récits écrits, et qu’il n’est
pas, par cela, stimulé à avoir le même zèle que ces saints, comme disent nos saints
pères, qu’il soit anathème19.
À partir du moment où l’art ne peut que réaliser des figures inanimées, il
faut se tourner vers l’homme vivant lui-même pour y trouver une image
adéquate du divin. L’homme doit dessiner en lui-même son modèle, que
ce modèle soit Dieu lui-même ou un saint, et cette imitation passe par la
réalisation des vertus20. Autre point remarquable : le modèle à imiter se
trouve consigné par écrit dans des récits. L’Écriture est ainsi opposée aux
représentations figurées comme étant le seul lieu où l’on puisse faire face à
une authentique image de Dieu ou de ses saints.
19. Giovanni Domenico Mansi et al. (éds.), Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio,
1901-1927, t. 13, col. 345CD, cité par Christoph Schönborn, L’icône du Christ, op. cit., p. 159-160.
20. On trouve cette idée que c’est par la réalisation des vertus que l’on fabrique la meilleure
statue de Dieu chez Plutarque, À un chef mal éduqué, 1983, p. 41, 780e-f : « Le souverain est l’image
de Dieu qui ordonne toutes choses. Nul besoin pour modeler une telle image d’un Phidias, d’un
Polyclète, d’un Myron ; c’est le prince lui-même qui, par le moyen de la vertu, se rend semblable à
la divinité et qui crée, de toutes les statues, la plus réjouissante au regard et la plus digne d’un dieu
(dhmiourgw`n ajgalmavtwn to; h{diston ojfqh`nai kai; qeoprepevstaton) ». La comparaison avec
Phidias est ici utilisée pour montrer que le bon souverain est celui qui modèle sa propre statue à
l’image de Dieu.
le Créateur de l’univers, le « père, dont l’art est sans égal21 » a façonné une telle statue
animée : c’est nous, c’est l’homme (Movno~ oJ tw`n o{lwn dhmiourgov~, oJ ajristotevcna~
pathvr, toiou`ton a[galma e[myucon hJma`~ tØ a[nqrwpon e[plasen); tandis que votre
Olympien, image d’une image et si discordante de la vérité, n’est que l’œuvre stupide
de mains attiques. « Image de Dieu » (2 Cor, 4, 4) est son Logos (et ce divin Logos
est fils authentique de l’Intellect, lumière archétype de la lumière), et image du Logos
est l’homme véritable, l’intellect qui est dans l’homme, et qui est dit, à cause de cela,
avoir été fait « à l’image » de Dieu et « à sa ressemblance » (Gen, 1, 26), assimilé au divin
Logos par l’intelligence de son cœur et, par là, raisonnable. Mais les statues à figures
humaines ne sont qu’une image terrestre de l’homme tel qu’on le voit, né de la terre,
et elles n’apparaissent que comme une reproduction passagère bien éloignée de la vérité
(povrrw th`~ ajlhqeiva~)22.
Si la supériorité de Dieu sur Phidias se manifeste d’abord sur le plan de la réalisation
technique, puisque le premier est capable de donner vie à sa création, et qui plus
est, une vie promise à l’immortalité, cette supériorité apparaît aussi à un deuxième
niveau, celui du rapport à la vérité. Toute image étant éloignée d’un degré par
rapport à l’original, l’Olympien comme l’homme qui sont dits « image d’image »
sont marqués par une double déperdition. Mais la statue de Phidias est encore plus
éloignée en ce qu’elle est une image terrestre de l’homme sensible, lui-même image
d’un autre archétype, non nommé par Clément, peut-être l’homme véritable. On
reconnaît ici la réflexion platonicienne sur l’art d’imitation qui se trouve éloigné
au troisième degré par rapport à la vérité23 : le portrait étant le reflet (ei[dwlon) de
l’homme visible qui n’est lui-même que le reflet de l’idée d’homme. Mais chez
Clément, ce premier redoublement d’image semble articulé sur un deuxième, qui
éloigne d’autant la statue de Phidias de la vérité. En effet, cet homme véritable,
que Clément définit comme l’intellect, est lui-même, selon le texte de la Genèse,
créé « à l’image de Dieu », ce qui signifie pour Clément qu’il est image du Logos,
lui-même image de Dieu24. Si l’on admet que l’homme sensible à l’image duquel
la statue est fabriquée, est bien l’image de l’homme véritable et si l’on articule ce
premier couple au deuxième qui fait de l’intellect l’image du Logos image de Dieu,
on comprend la virulence du propos de Clément contre la statue de Phidias qu’il
déclare « si discordante de la vérité ».
21. Cf. Pindare fr. 57. Cette expression est également citée par Clément, Stromate V, 1981 (SC 278),
XIV, 102, 2, p. 195, et par Méthode d’Olympe, De Resurrectione, 1917 (GCS 27), I, 35, 4, p. 275,
4-9.
22. Clément d’Alexandrie, Protreptique, 2004 (SC 2bis), X, 98, 1-4, p. 166.
23. Platon, République, L. X, 597e, 1996, p. 87 : le peintre est appelé imitateur, étant éloigné de
trois degrés de la nature ; ibid., L. X, 598b, p. 88 : la peinture, qui est imitation de l’apparence, est bien
éloignée de la vérité (povrrw tou` ajlhqou`~).
24. Voir aussi Clément d’Alexandrie, Stromate V, op. cit., XIV, 94, 5, p. 181 : « Car l’‘‘image de
Dieu’’, c’est le Logos divin et royal, l’homme exempt de passion, et l’intellect humain est image d’image ».
Stromate VII, 1997 (SC 428), III, 16 6, p. 79 : l’image divine imprimée comme un sceau dans le gnostique
par le Monogène lui-même empreinte du Père occupe donc « le troisième rang ».
25. Plotin, Ennéades, V, 8, 1 [Traité 31], dans la traduction d’Émile Bréhier, p. 136.
26. Jean Pépin, « L’épisode du portrait de Plotin (VP 1. 4-9) », 1992, p. 319.
27. Sur l’histoire du thème, voir Jean Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, 1971, et André-Jean
Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, vol. IV, Le Dieu inconnu et la gnose, 1954, p. 211-218.
28. Voir, par exemple, Cicéron, Traité des lois, 1959, I, 22, 59 : « Car tout homme qui se connaît
sentira d’abord qu’il possède quelque chose de divin, et la force spirituelle qui est en lui lui paraîtra
comme une effigie sacrée (ingeniumque in se suum sicut simulacrum aliquod dicatum putabit). »
29. Porphyre, Lettre à Marcella, 1982, 11. Voir aussi 19 : « Que pour toi, je le répète, le temple de
Dieu soit l’intellect : c’est lui qu’il faut préparer et orner pour le rendre apte à recevoir Dieu ».
30. Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 69, dans Œuvres de Philon d’Alexandrie 1, 1961,
p. 187.
31. Ibid., 137, p. 233.
32. Clément d’Alexandrie, Stromate VII, op. cit., III, 16, 5, p. 77. Pour l’expression « statue divine
et semblable à Dieu », voir Tragicorum Graecorum fragmenta, 1889, adesp 117.
Ce peut être aussi le gnostique, cet être d’une haute dignité, d’un grand prix, dans
lequel Dieu a pris place, ou autrement dit, dans lequel la connaissance de Dieu se
trouve consacrée. Là nous découvrirons la copie fidèle (ajpeikovnisma), la statue divine
et sainte (to; qei`on kai; a{gion a[galma) dans l’âme juste, quand elle est devenue elle-
même bienheureuse, elle qui aura été purifiée au préalable et qui accomplit les œuvres
bienheureuses33.
La ressemblance ne se situe pas dans la configuration extérieure, mais dans
l’imitation des belles actions et, pour le vrai gnostique, dans le fait qu’il
assume le rôle du Logos pédagogue34.
33. Clément d’Alexandrie, Stromate VII, op. cit., V, 29, 5-6, p. 111. Voir aussi ibid., IX, 52, 2-3,
p. 175-176, où l’homme est appelé « statue animée ».
34. Voir aussi Stromate VI, 1999 (SC 446), XVI 136, 3, p. 333 : « Dès lors n’a-t-on pas eu quelque
raison de dire que l’homme a été fait à l’image de Dieu, non pas au titre de sa configuration extérieure,
mais parce que Dieu crée l’univers par son Logos et que l’homme, s’il est devenu gnostique, accomplit
de belles actions par l’usage de la partie ‘‘logique’’ de son âme ? »
35. Plotin Ennéade, op. cit., I, 6, 9, p. 105 : « Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas
encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie,
il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre. »
36. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, 1968 (SC 1ter), II, 313, p. 319 : « Après tout cela il s’approche de
la montagne du repos, il ne met pas le pied sur la terre d’en-bas, vers laquelle le peuple d’en-bas regarde, se
souvenant de la promesse : il ne goûte plus les nourritures terrestres, lui qui s’est appliqué à vivre de celles
qui descendent d’en-haut, mais s’étant élevé à la cime même de la montagne, comme un habile statuaire,
qui a achevé soigneusement la statue de sa propre vie (w{sper ti~ ajndriantopoio;~ ejpisthvmwn, o{lon
eJautou` to;n ajndriavnta tou` bivou ejxergasavmeno~ ajkribw`~), au terme de son œuvre, il y met non une
fin, mais un couronnement. » Voir aussi Sur les titres des Psaumes, 2002 (SC 466), XI, 53, p. 372-374. Sur
l’influence de Plotin sur Grégoire de Nysse, voir Jean Daniélou, « Grégoire de Nysse et Plotin », 1954.
37. Grégoire de Nazianze, Discours, 1978 (SC 250), 27, 7, p. 87 : « Portons notre regard sur nous-
mêmes et amenons à sa perfection le théologien comme on polit une statue ».
« Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen, 1, 26) Le peintre de cette
image est le Fils de Dieu, peintre d’une telle qualité et d’une telle puissance que son image
peut bien être obscurcie par la négligence, mais non détériorée par la malice. L’image de
Dieu subsiste toujours en toi, quand bien même tu lui superposes « l’image du terrestre ».
Ce tableau-là, c’est toi qui en es le peintre. La luxure t’a terni ? C’est une couleur terrestre
que tu as appliquée. La cupidité te brûle ? C’est une autre couleur que tu y as mêlée. […]
Ainsi, par chacune des espèces de la malice, comme par l’assemblage de diverses couleurs,
tu peins toi-même cette « image du terrestre » que Dieu n’a pas mise en toi38.
Ce texte d’Origène décrit le cheminement inverse par rapport au
statuaire qui polit sa statue : alors que l’homme qui tend à la perfection
élimine ce qui peut cacher sa beauté intérieure, l’homme qui s’adonne au
mal recouvre de couches de peintures cette même image. Dans les deux cas,
l’image subsiste, mais elle peut être dévoilée ou obscurcie par des couleurs
qui barbouillent l’image du céleste, en la recouvrant par l’image du terrestre
(cf. 1 Corinthiens 15, 49).
Le fait que l’intellect humain soit la vraie statue vivante de Dieu autorise-
t-il à recourir à la statuaire anthropomorphique pour représenter Dieu ? On
voit sur cette question s’opposer Porphyre et Eusèbe de Césarée. Ce dernier
cite ainsi la justification que Porphyre donne des statues dans son ouvrage Du
culte des images : « Ils représentaient les dieux sous des traits humains, parce que
la divinité est raisonnable39 » ; « [i]ls ont anthropomorphisé la représentation de
Zeus, parce que c’était selon l’intellect qu’il créait et par des raisons séminales
qu’il exécutait tout.40 » Porphyre justifie la représentation du divin sous la
forme extérieure du corps humain par le fait que le divin est pourvu d’un
intellect et que l’intellect est ordinairement logé dans un homme. Le corps
humain apparaît donc comme la bonne médiation pour représenter le divin.
Ce raisonnement prend donc appui sur une théorie du symbole qui voit une
adéquation entre la forme visible et ce qu’elle signifie.
Or, c’est précisément ce saut que refuse Eusèbe ainsi que toute théologie
aniconique. Il récuse qu’on puisse ainsi alléguer le lien entre l’intellect
humain et la forme corporelle dans laquelle il habite pour figurer l’intellect
divin sous forme anthropomorphique.
Puisque, dit Porphyre, il n’était pas possible de créer une image telle que la raison l’avait
indiquée, pour ce motif ils ont anthropomorphisé la représentation de Zeus, parce que
c’était selon l’intellect qu’il créait et par des raisons séminales qu’il exécutait tout. Et
comment, s’il n’était pas possible de faire une image telle que la raison l’avait indiquée (ce
qu’elle avait indiqué, c’étaient sans doute les parties du monde apparent et visible, le ciel
et ce qu’il contient, l’air, la terre et ce qu’ils contiennent); si donc il n’était pas possible de
composer une image des parties visibles du monde, puisque Dieu était intellect, comment
pourrait-on créer son image ? Qu’est-ce qu’un corps humain pourrait avoir de semblable
à l’intellect divin ? À mon avis, pas même à l’intellect humain : celui-ci est incorporel,
incomposé, sans parties, tandis que l’œuvre artisanale imite la nature du corps mortel, et
de la chair vivante, au moyen d’une matière morte et inanimée, trace une image sourde et
muette. C’est l’âme raisonnable et immortelle, l’intellect sans passions, qui, dans la nature
humaine, me semblent mériter qu’on les dise garder l’image et la ressemblance divines,
dans la mesure où leur essence a été formée immatérielle, incorporelle, intellectuelle,
raisonnable, étant capable de vertu et de sagesse. Or si quelqu’un pouvait élaborer sous
forme d’image une statue avec les traits d’une âme (yuch`~ a[galma kai; morfh;n ejn
eijkovni tekthvnasqai), celui-là le pourrait aussi pour des êtres supérieurs ; mais si l’intellect
humain est sans traits, invisible, sans forme, imperceptible à la vue, incompréhensible
dans son essence à la parole et à l’ouïe, qui serait assez fou pour prétendre que la sculpture
anthropomorphe reproduit la forme et l’image du Dieu suprême ? La nature divine apparaît
étrangère à toute nature mortelle ; il faut pour la concevoir un intellect translucide, des
âmes que le silence a purifiées ; mais la représentation du Zeus visible dans sa statue (ejn tw/`
deikhvlÛ : représentation) serait l’image d’un homme mortel par nature, et elle n’imiterait
pas tout l’homme, mais sa partie inférieure, puisqu’il n’y entrerait aucun vestige de vie
et d’âme. Comment donc le Dieu universel et l’intellect créateur du Tout pourraient-ils
être le Zeus que figurent le bronze ou l’ivoire mort41 ?
On retiendra ici deux points fondamentaux de la réfutation qu’Eusèbe
propose de Porphyre : d’une part, les statues sont faites avec de la matière
inanimée, de sorte qu’elles ne peuvent imiter que la partie inférieure
de l’homme, celle qui est privée d’âme42 ; d’autre part, s’il doit y avoir
41. Eusèbe, Préparation évangélique, op. cit., III, 10, 13-19, p. 205-207.
42. Voir aussi ibid., III, 13, 22-23 : ils auraient dû « célébrer le seul Dieu unique et invisible
simplement, purement, sans périphrase honteuse » au lieu de « croire honorer les forces divines dans
des statues tirées d’une matière sans vie (ejn xoavnoi~ ejx ajyuvcou pepoihmevnoi~ u{lh~), de penser être
agréables à Dieu par des exhalaisons terrestres de sang frais ou figé, et par le sang d’animaux mort’ ».
43. Origène, Contre Celse, 1968 (SC 136), III, 40, p. 95. Voir aussi Contre Celse, 1969 (SC 147),
VI, 14, p. 213 : « Ceux mêmes qui prétendent que ce ne sont point là des dieux, mais des imitations des
dieux véritables et leurs symboles, sont tout aussi bien des gens sans éducation, esclaves, sans instruction,
puisqu’ils imaginent de mettre les imitations de la divinité entre les mains d’artisans. » Et Contre Celse,
1969 (SC 150), VII, 44, p. 119.
44. Ibid., VII, 62, p. 161.
45. Ibid., VII, 66, p. 169.
46. Contre Celse, op. cit., VI, 63, p. 339.
qui plaisent à Dieu sont celles que le Logos de Dieu forme en l’homme :
ce sont les vertus.
On peut comparer […] les statues intérieures à l’âme de ceux qui ont de la piété envers
le Dieu de l’univers, aux statues de Phidias, de Polyclète et de leurs semblables. On
verra clairement que celles-ci son inanimées (a[yuca), soumises à l’usure du temps,
mais que celles-là demeurent dans l’âme immortelle tant que l’âme raisonnable veut
qu’elles subsistent en elle47.
À nouveau est réaffirmée l’idée que les statues des meilleurs sculpteurs, étant
inanimées, ne peuvent représenter adéquatement le divin, et que seule l’âme
humaine est la statue vivante sculptée à l’image de Dieu.
après avoir préparé l’univers comme une très belle maison, « il a introduit dans
le monde cette imitation ressemblante de sa propre image, ayant fabriqué de
ses mains une statue brillante comme dans un beau temple (mivmhma th`~ ijdiva~
eijkovno~ ejmfere;~ eij~ to;n kovsmon eijshvgagen, a[galma wJ~ ejn naw`/ kalw`/
faidro;n tai`~ eJautou` cersi; kataskeuavsa~)49 ». Remarquons qu’ici le temple
n’est plus, comme chez les Alexandrins, identifié avec le corps, mais avec le
monde. Cette statue, fabriquée par les mains mêmes de Dieu et à sa ressemblance,
est donc l’homme, sans autre précision. Mais la suite ne permet pas de douter
que Méthode l’entend à la fois du corps et de l’âme. « Pour dire la vérité la plus
complète, l’homme n’est par nature ni une âme sans corps, ni inversement un
corps sans âme, mais ce qui est composé par la réunion de l’âme et du corps50 ».
Or, à nouveau Phidias va être invoqué, cette fois-ci en bonne part, dans un
raisonnement a fortiori. En effet, pour appuyer son affirmation que Dieu a
créé l’homme immortel, à son origine, Méthode invoque l’analogie des artistes
humains. Ceux-ci ne se contentent pas de se préoccuper de la beauté de leurs
statues, mais prennent aussi soin, par avance, de l’immortalité de leurs créations,
afin qu’elles soient préservées le plus longtemps possible. C’est précisément ce
qu’a fait Phidias lorsqu’il a ordonné que soit versé de l’huile autour des pieds
de sa statue, afin de la garder le plus possible immortelle.
Donc si les artisans des productions de main d’homme agissent ainsi, Dieu, l’artiste
incomparable, qui peut tout faire même en le tirant du néant, n’a-t-il pas, davantage
encore, fait en sorte que sa statue douée de raison, l’homme, soit absolument et
nécessairement indestructible et immortelle51 ?
L’art du Créateur divin est ici comparé à celui de Phidias pour leur souci
commun non seulement de la beauté, mais aussi de la permanence de leur
statue. Si l’analogie est chez Méthode plus élogieuse pour Phidias que chez
Clément ou Origène, même si la supériorité de Dieu est maintenue avec
le terme pindarique (ajristotevcna~), c’est sans doute que Méthode a une
conception moins intellectualiste que les Alexandrins : la statue que Dieu
façonne à sa ressemblance est bien un corps doté d’une âme.
Cependant, même chez un auteur aussi platonicien que Clément
d’Alexandrie, dont on a vu à quel point il se coulait dans la tradition faisant
de l’intellect l’homme véritable, et donc la vraie statue de Dieu, certains textes
redonnent au corps sa dignité de statue, image du Logos. C’est en fait parce que
Dieu s’est incarné que le corps humain apparaît conforme à celui du Christ.
« Comment ne seraient-ils pas des athées ceux qui outragent le corps qui est
conforme à celui du Seigneur52 ? » H.I. Marrou commente ainsi ce retournement
paradoxal de Clément : « Par un renversement hardi de perspective, le corps
humain lui apparaît en effet “conforme”, suvmmorfo~, à celui du Seigneur dont
il est comme une “belle image” eijkwvn (III, 20, 4-5) – il dira ailleurs le “portrait”,
la “statue’’ (ajndriav~) – dont nous ne devons pas, par des initiatives perverses,
altérer, souiller la magnifique eurythmie (III, 64, 3).53 »
59. Giovanni Domenico Mansi et al., Sacrorum conciliorum, op. cit., t. 13, col. 40E-41A = Mansi
XI, col. 977E-980B, cité par Christoph Schönborn, L’icône du Christ, op. cit., p. 185.
60. Voir André Grabar, L’iconoclasme byzantin, 1984, p. 155 et suivantes.
61. François Boespflug, « Le dogme trinitaire et l’essor de son iconographie en Occident », 1994,
p. 182-183.
62. C’est en effet sur cette question que se sont affrontés à diverses reprises les tenants de
l’anthropomorphisme et leurs opposants, par exemple en 399 lorsque le patriarche Théophile d’Alexandrie
a dû faire face à une crise suscitée par des moines anti-origénistes.
Marie-Odile Boulnois
École pratique des hautes études
63. Horos du Concile de Nicée II, cité et traduit dans François Boespflug et Nadejda Lossky (éds.),
Nicée II 787-1987 : douze siècles d’images religieuses […], 1987, p. 33.
64. Cyrille d’Alexandrie, Le Christ est un, op. cit., 753bc, p. 431-433 : « Et dans le Christ on trouvait
cet insolite, cet étrange paradoxe : la Seigneurie en la forme d’un serviteur, la gloire divine dans la petitesse
humaine, la parure royale couronnant ce qui est sous le joug – eu égard aux limites humaines – et la
bassesse exaltée jusqu’aux sommets. »
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