Vous êtes sur la page 1sur 36

QUELQUES ODES DE HAFIZ

TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN


FRANÇAIS

A. L. M. NICOLAS

PREMIER DROGMAN DU CONSULAT


GÉNÉRAL DE FRANCE A SMYRNE

CET OUVRAGE A OBTENU UN PRIX AU


CONCOURS DU MINISTÈRE DES
AFFAIRES ÉTRANGÈRES POUR 1897.

PARIS

ERNEST LEROUX, EDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28


1898
Library Catalouging Information:

Author: Hafiz, 14th cent.

Title: Quelques odes de Hafiz / tr. pour la


premiére fois en français par A.L.M. Nicolas.

Year Published: 1898

Publisher: Paris: E. Leroux, 1898.

Description: [4], xi, [1], 65, [2] p. Reprint has 30


pages. There are no changes in the text except
correction of spelling and punctuation errors.

Notes: "Cet ouvrage a obtenu un prix au concours


du Ministère des affaires étrangères pour 1897."

Series Title: Bibliothèque orientale elzévirienne, 73

Other Name(s): Nicolas, Louis Alphonse Daniel,


1864-

Subject(s): Persian literature--Translations into


French.

Dewy Call Number: 891.55 H11N

Library of Congress Call Number: PK6465.Z42 N5


1898a

2
AVERTISSEMENT

Traduire un poète persan est œuvre


essentiellement épineuse, que je n'eusse pas tentée
si je n'avais été séduit par la beauté et l'élégance
des vers, la richesse des images, la profondeur de
la pensée et la contradiction qui semble exister
entre le texte même et la signification qu'il lui faut
donner. Je n'ai cependant pas douté un instant que
mes forces ne fussent au-dessous de la tâche que je
m'étais assignée: cette conviction m'a longtemps
fait hésiter à présenter ce modeste essai aux
savants maîtres qui seront chargés de l'examiner,
mais la bienveillance qu'ils ont témoignée à mon
premier travail a levé mes derniers scrupules.
Il existe, en effet, deux méthodes à
employer pour traduire une œuvre étrangère.
L'une consiste à suivre l'auteur dans un mot à mot
strict, qui rende le sens pour ainsi dire matériel du
contexte en une langue cependant suffisamment
claire pour ne pas laisser prise aux erreurs. L'autre
méthode recommande non plus une interprétation
servile, mais une paraphrase élégante, qui, tout en
rendant les idées même du poète, les transcrive
cependant avec des images nouvelles plus
appropriées aux goûts des lecteurs nouveaux.
La première de ces deux méthodes est, je
crois, celle que l'on s'accorde généralement à
reconnaître comme la meilleure, et j'eusse bien
voulu m'y soumettre si la chose ne m'eût pas paru
impossible.
En effet, Hafiz, comme tous les poètes
persans d'ailleurs, écrit avec une concision qui fait
le désespoir des Européens qui veulent le lire. La
grande élégance, chez les maîtres de l'Iran, ne

3
consiste pas dans une description minutieuse des
scènes qu'ils présentent ou dans une explication
détaillée des sentiments qui les animent. Il est à
remarquer qu'en général les deux distiques d'un
vers forment un sens complet et qu'on pour-rait,
comme cela se fait dans tous les manuscrits,
intervertir complètement l'ordre des vers dans une
même ode sans rien leur retirer de leur valeur ou
de leur signification. Enfermée dans ces bornes
étroites, la pensée n'a plus, pour s'exprimer, qu'un
petit nombre de mots à sa disposition. Il faut donc
que ces mots fassent jaillir avec force du cerveau
du lecteur l'idée ou l'image de la scène évoquée.
Dans ces conditions, l'obscurité eût régné en
souveraine maîtresse si le poète ne s'appuyait,
pour nous guider, sur des jeux de mots ou sur des
allusions constantes aux mœurs, aux idées, à la
religion, à l'histoire de son pays. On concevra dès
lors combien une traduction “fidèle” resterait au-
dessous du texte primitif et présenterait peu
d'agrément au lecteur européen.
Mais, d'un autre côté, une paraphrase, ou,
comme dit Voltaire, “une traduction libre d'un
texte souvent trop libre,” ne donnerait aucune idée
de l'originalité de l'œuvre et du mode de penser
des Persans.
La difficulté est donc réelle et l'écueil
inévitable. Je n'en citerai que deux exemples bien
caractéristiques, l'un emprunté à Hafiz et l'autre à
Sa'adi.
La douzième ode renferme le vers que j'ai
traduit ainsi: Oui tes lèvres, tes jolies lèvres étaient
en droit de déverser sur les blessures brûlantes de
mon cœur tout le sel dont elles sont empreintes.
Le sel est, évidemment ici, les railleries ou
le dédain qui accueillent les transports amoureux

4
du poète. Ces railleries ou ce dédain augmentent
en même temps et les douleurs et l'amour de notre
auteur comme le sel appliqué sur une plaie vive
exaspère la souffrance et empire le mal.
L'interprétation est bien dans la note persane, et
cependant j'ai trahi complètement la pensée de
Hafiz. J'ai dénaturé le sens littéral et j'ai remplacé
une image par une autre. Que j'aie eu tort, j'en
demeure convaincu, mais, cependant, je doute que
l'on accueille avec aisance la ligure que je vais
expliquer ici.
Il est d'usage courant de dire en Perse, pour
exprimer une beauté qui séduit — “mon foie
brûle,” “mon foie est un rôti,” — et encore, — j'en
demande pardon au lecteur européen, — cela veut-
il dire: “rôti à la broche,” Le rossignol de Ghiraz est
certainement, à notre point de vue, bien étrange,
puisque le sens absolu de ce vers est: “Tes lèvres de
rubis ont raison de se moquer d'un amoureux
comme moi, car l'éclat de ta radieuse beauté est
au-des-sus d'un mendiant de mon espèce; c'est
donc à juste titre que tu railles, et pour pour moi
tes railleries ont l'amertume du sel. Cependant ton
amour me brûle comme le feu cuit une pièce de
viande à la broche mise en sa présence. Tu le sais,
à ce mets ainsi préparé il faut du sel pour en
relever le goût. Ton œuvre n'eut donc pas été
complète si tu ne m'avais accablé de tes dédains:
complètement cuit et brûlé par ton amour, il ne
manquait que du sel au plat préparé par toi avec
ma personne, eh bien, ce sel, tu Tas déversé sur
moi avec tes railleries.”
Cette comparaison peut-elle être admise? Je
ne le pense pas, pas plus d'ailleurs que celle de
Sa'adi qui s'écrie dans son Terdji Bend: “Je n'avais

5
jamais vu la lune avec un chapeau, je n'avais
jamais vu un cyprès habillé.”
Réduite à ces proportions la traduction
n'évoque plus que l'idée d'une image grotesque
indigne de la renommée de notre auteur. On sait
que les Orientaux en général, et les Persans en
particulier, sont fort amateurs de beautés
plantureuses. Le critérium de leurs comparaisons
réside justement dans la rondeur d'un visage trop
bien portant rapprochée de celle de la lune à son
quatorzième jour. Ton visage ressemble à celui de
la lune, s'écrient à chaque instant nos poètes, et
Sa'adi va plus loin: “Tu es la lune même descendue
sur la terre, dit-il, et j'ai vu ce miracle, la lune
couverte des ornements d'une femme.”
La taille est toujours comparée, pour
l'élévation, la finesse et la flexibilité, à celle du
cyprès, et, là encore, Saadi, transporté
d'enthousiasme, dépasse l'exagération de ses
confrères et trouve que son amoureuse est le
cyprès lui-même fait femme et revêtue des habits
de son sexe.
L'œuvre du poète donne donc lieu à une
foule d'interprétations différentes. Le charme,
pour les Persans, réside précisément dans cette
rêverie qu'entraîne forcément la lecture d'une
oeuvre poétique. La scène à peine ébauchée, le
sentiment à peine exprimé laissent une liberté
d'allures excessive à l'imagination vagabonde. Le
lecteur se laisse entraîner aux souvenirs, aux rêves,
aux aspirations de son âme. Il est sans cesse
ramené aux scènes de la vie qu'il a vécue et entre
personnellement en jeu au milieu des larges
mailles de ce filet, alors que, d'un autre côté, les
allusions amoureuses à la Divinité s'adaptent pour
lui à chaque instant de son existence. Les lisant

6
dans un moment où ses sens parlent plus haut que
son imagination, il se soucie fort peu du
mysticisme qui les enveloppe et se laisse entraîner
sur la pente rapide de l'amour charnel; préoccupé
au contraire de pensées élevées, rassasié pour un
moment des excès ou des plaisirs de ce basmonde,
il s'exalte alors a l'idée de cet amour divin et
trouve, en réalité, dans la même page, le poison et
l'antidote.1
Et maintenant quel moyen choisir pour
rendre exactement la pensée des poètes de l'Iran?
Traduire mot à mot en rejetant en note, presque à
chaque phrase, une explication longue et par suite
pénible, serait imposer aux lecteur une double
fatigue à laquelle aucun d'entre eux ne voudrait se
soumettre; paraphraser d'une façon générale et
1
M. Anatole France exprime avec tant de précision
les idées que je tâche d'indiquer ici, que je ne puis
m'empècher de citer ce passage du Jardin d'Épicure: “Quand
on lit un livre, on le lit comme on veut, on en lit uu plutôt on
y lit ce qu'on veut. Le livre laisse tout à faire à l'imagination.
Aussi les esprits rudes et communs n'y prennent-ils, pour la
plupart, qu'un pâle et froid plaisir. Le théâtre, au contraire,
fait tout voir et dispense de rien imaginer. C'est pourquoi il
contente le plus grand nombre. C'est aussi pourquoi il plaît
médiocrement aux esprits rêveurs et méditatifs.
“Ceux-là n'aiment les idées que pour le
prolongement qu'ils leur donnent et pour l'écho mélodieux
qu'elles éveillent en eux-mêmes. Ils n'ont que faire dans un
théâtre et préfèrent au plaisir passif du spectacle le plaisir
actif de la lecture. Qu’est-ce qu’un livre? Une suite de petits
signes. Rien de plus. C’est au lecteur à tirer lui-même les
formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes
correspondent. Il dépendra de lui que ce livre soit terne ou
brillant, ardent ou glacé. Je dirai, si vous préférez, que
chaque mot d'un livre est un doigt mystérieux, qui effleure
une fibre de notre cerveau comme la corde d'une harpe
éveille ainsi une note dans notre âme sonore. En vain, la
main de l'artiste sera inspirée et savante. Le son qu'elle
rendra dépend de la qualité de nos cordes intimes.”

7
continue serait s'attirer le qualificatif de traditore
du proverbe italien; j'ai pensé devoir user avec
ménagement de l'une et de l'autre méthode; j'ai
employé ou j'ai cru employer le moins de mots
possible pour rendre le sens complet; mais je
crains que mes forces ne m'aient trahi et que je
m'attire par là les reproches des deux écoles que
j'ai tenté de concilier dans cet humble essai.
A.-L.-M. NICOLAS.

8
ODE 1

Attention, ô échanson! fais circuler la coupe, invite


les convives à boire, car, voistu, l'amour nous a
d'abord semblé chose facile, mais ensuite que de
difficultés se sont présentées!

Grâce à ce délicieux parfum que le zéphir détache


de cette belle chevelure, de ces boucles empreintes
de musc, torses en tous sens, tous les cœurs sont
inondés de sang! 2

Imprègne de vin le tapis de la prière, si c'est le chef


de la taverne3 qui t'y convie, car celui qui suit une
route n'ignore ni son chemin, ni l'état des étapes
qu'il parcourt.4

De quelle joie, de quel repos veut-on que je jouisse


en cette demeure de ma mie, lorsqu'à chaque
instant les grelots de la caravane me convient à me
préparer au départ!5

2
Le musc est, d'après les Persans, du sang extrait du
nombril de la gazelle. Le poète a voulu éta blir un certain
rapport entre ce sang parfumé et celui dont les cœurs sont
inondés par la violence de l'amour qui les embrase.
3
Le Mourchid, c'est-à-dire le guide spirituel que doit
prendre tout Saleq.
4
Une variante de texte d'un autre manuscrit peut se
traduire par: “Car celui qui nous guide n'ignore pas la route
et connaît le chemin qne nous avons à suivre dans cette
voie.”
5
On peut traduire aussi: “De quelle joie, de quel
repos veut-on que je jouisse en cette demeure de ma mie
lorsqu'à chaque instant les grelots de la caravane
m'annoncent son prochain départ!” Mais je pense que la
première leçon est plus poétique et surtout plus conforme à
la philosophie du poète.

9
La nuit est profonde, le danger des vagues et des
tourbillons de la vie est pressant. Quelle idée
peuvent se faire de notre pitoyable état ceux qui,
allégés de tout, se trouvent en repos au bord de
cette mer?

Tous mes actes accomplis de mon propre gré


m'ont conduit à la déconsidération. Oh! comment
eut-il pu rester caché ce secret de mon cœur qui
fait en ce moment le sujet de toutes les
conversations?

Veux-tu jouir de la présence divine, ô Hafiz? ne


t'absente pas un instant de celle de ta bien-aimée.
Dès que tes regards la rencontrent, renonce au
monde, abandonnele pour la suivre.

10
Ode II

Si cette belle Turque de Chiraz vient à satisfaire les


vœux de mon cœur, je lui fais don, pour le seul
amour de son noir grain de beauté, de
Samarquand et de Bokhara.

Apporte, ô échanson! apporte le reste de notre vin,


car tu ne saurais trouver en Paradis ni cette rive de
Roukn Abad ni les jardins de Goulguecht ou de
Mousalla.6

Hélas! semblables aux Turcs dévastateurs qui


pillent et saccagent la table d'un festin, ces belles
aux doux regards, ces perles de beauté dont les
charmes embrasent tous les cœurs, ont mis à
néant le repos7 dont le mien jouissait.

Dans la plénitude de sa beauté notre amie n'a


aucun souci de notre incomplet amour. Un joli
visage, quel besoin peut-il avoir de teint, de
coloris, de grain de beauté ou de duvet naissant
sur Ja joue?8
6
Rivière et jardins de Chiraz. Ces vers sont trop
connus pour avoir besoin de commentaires.
7
Il sera facile de retrouver par la suite des plaintes
de ce genre. Hafiz dit autre part: Mon amie m'a conseillé de
ne pas me livrer au repos, quoiqu'elle sût que c'était là' mon
désir. Et Mohammed Ibn-Mohammed Darabi explique: Mon
amie véritable, qui m'a emporté le cœur, a vu que ce n'était
pas le moment du repos quoiqu'elle sût que j'en avais envie.
Ce vers se rapproche de ce Hadis: Combien il y a de choses
que vous n'aimez pas, mais qui sont bonnes pour vous, et
combien il y a de choses que vous aimez et qui vous sont
nuisibles. En vérité, il y en a, parmi mes serviteurs qui, si je
les laissais à eux-mêmes, mourraient.
8
Quel rapport? Quelle liaison y a-t-il entre le
premier hémistiche et le second? Peut-être faut-il

11
Je savais bien qu'à voir cette beauté chaque jour
plus éclatante de Joseph, l'amour soulèverait enfin
le voile sous lequel se cachait la vertu de
Zouleikha.

Répète, ô échanson, répète-nous tes refrains qui


parlent du vin et de la danse: un peu moins de zèle
à rechercher les mystères de la création; car, vois
tu, personne jusqu'ici n'a, par la science, résolu
cette énigme et personne ne la résoudra.9

Écoute - bien ce conseil, ô mon âme! écoute-le, car


les jeunes gens favorisés du ciel préfèrent à leur
propre vie les avis d'un vieux savant.

Tu m'as grondé, j'en suis ravi, Dieu te le rende, tu


as bien fait, car des paroles empreintes
d'amertume, cela sied à des lèvres de rubis d'où
découle la douceur.

comprendre: L'incomplet amour du poète pour l'objet chéri


de son cœur, dont la beauté infinie mériterait, selon lui, un
amour plus violent encore, peut-il lui servir d'ornement et
ajouter à ses charmes? — Cependant je doute de cette
explication.
9
A rapprocher de ces vers d'Hafiz. Tu ne
comprendras pas un point des secrets du monde quand
même tu y tournerais comme le compas dans le cercle. Vers
que Darabi explique ainsi: Ceci est une allusion aux
croyances de ceux-là qui voient dans la créature la preuve de
l'existence de Dieu. Chebistery dit à ce propos: le hilosophe
est stupéfait de ne voir dans le monde que la créature. De la
créature il veut donner la preuve de l'existence de Dieu, c'est
pour cela qu'il demeure étonné devant son essence. J'admire
l'ignorant qui prend un flambeau pour chercher le soleil. Il
faut, en effet, savoir que les choses que nous voyons
n'existent pas en ellesmêmes, l'on ne peut donc en tirer la
preuve de l'existence de Dieu. Il faudrait, en effet, que la
preuve fût alors plus évidente que Dieu lui-même.

12
Cette ode, ô Hafiz, véritable perle que tu as percée,
viens nous la chanter de ta charmante voix, afin
que le ciel, détachant le nœud qui retient l'écrin
des pléiades, les fasse en offrande pleuvoir sur toi.

13
Ode III

O’ vous! dont le resplendissant visage donne à la


lune tout l'éclat dont elle brille dans le ciel! au
puits10 creusé sur votre menton est puisée la plus
belle eau des perles de beauté.

Brûlant du désir de se joindre à vous, mon âme est


déjà sur mes lèvres:11 doit-elle retourner sur ses
pas? doit-elle s'envoler vers vous? dites, quels sont
vos ordres?

Oh! mon cœur se brise, prévenez-en ma mie.


Alerte! ô mes amis! faites-le pour l'amour de mon
âme, pour l'amour de la vôtre.

Personne, ici bas, n'a échappé au mal que font vos


beaux yeux de narcisse! Oh! ne vaudrait-il pas
mieux qu'ils ne montrassent jamais leur
amoureuse langueur à ceux qui sont ivres de votre
amour?

10
Fossette, voir plus loin.
11
Expression qui se rencontre souvent chez les
poètes persans et qui veut dire: je meurs d'amour. c'est-à-
dire l'image méme de la multiplicité et dès lors les pensées
matérielles ont étéun rideau entre Dieu et moi: mon gibier
s'est échappé. Hafiz dit encore: Ne m'interroge pas, car j'ai
trop à me plaindre de la noirceur de tes boucles de cheveux,
elle a aussi détruit ma fortune de façon que je ne saurais dire.
Chébistery écrit: Ne me demandez pas de nouvelles de ses
boucles frisées, ne touchez pas les chaines des fous.
Maintenant que nous avons bien compris de quelle
façon on voit Dieu et ce que veut dire cette expression on
comprendra que le vers suivant de Hafiz n'enferme aucune
faute: Cette àme que mon amie m'a confiée en dépòt, le jour
où je la reverrai je la lui rendrai.

14
Notre fortune, endormie comme elle est, se
réveillera-t-elle parce que des gouttes de vos joues
vermeilles auront perlé sur nos yeux?

Envoyez-nous par le Zéphyr un bouquet cueilli sur


vos joues fleuries, peut-être qu'alors nous
pourrons respirer le parfum de la poussière du
seuil de votre porte.

Je fais des vœux pour l'éternité de votre existence,


ô échanson du festin de Djem, 12 bien que ma coupe
n'ait pas été remplie durant vos libations.

O Zéphyr, dis de ma part aux habitants de Yezd:


Puissent les têtes des ingrats servir de boules
à leur jeu de mail!

Dis-leur que tout éloignés que nous soyons par le


fait, nous sommes proches par la force de la
volonté; dis-leur que nous sommes à la fois leur
panégyriste et l'esclave de leur roi.

Oh! quand vous passerez près de nous, relevez le


pan de vos robes, évitez de le souiller par le contact
de la poussière et du sang13 où nous gisons, car sur
ce chemin de l'amour les victimes sont
nombreuses; puis-sent-elles toutes vous ètre
offertes en holocauste!

O roi des rois, un peu de générosité envers nous,


afin que nous puissions – comme le fait le ciel –
aller baiser la poussière du seuil de votre porte.

12
Djemchid, ancien roi de la Perse.
13
Comparez ce vers: Oh! j'étendrais mon cœur
comme un tapis sous vos pas si je ne craignais que vos pieds
ne se blessent à une des épines que vous y avez enfoncées.

15
Écoutez la prière que fait Hafez et dites: Ainsi soit-
il! Puissent vos lèvres roses, d'où découle la
douceur, me servir d'aliment!
Ode IV

Oh! viens, Souri, viens, le cristal de la coupe est


diaphane, viens admirer la couleur de rubis14 du
vin qu'elle contient.

L'Unka15 a ne deviendra jamais la proie de


personne, emporte tes filets, car, vois-tu, dans
cette voie, le filet16 ne peut servir qu'À recevoir le
vent.

Dans ce banquet de plaisirs,17 vide une ou deux


coupes et va-t-en. Je veux dire: ne prétends pas
à la présence constante de ta mie.18
14
Plus particulièrement rubis balais. Les vins de
Chiraz sont toujours blancs.
15
Nom d'oiseau: il est, comme le phénix, unique de
son espèce. Chez les Souris son nom signitic la connaissance
de l'essence de Dieu. Les philosophes ont dit que l'essence de
Dieu était impossible à connaitre; la création elle-mème ne
peut ètre pénétrée dans son essence. Ce que l'homme pense
de la connaissance de Dieu est autre que ce qui est. Le
connaitre tel qu'il est est d'impossibilité absolue, mais
chacun peut le voir suivant son intelligence. Mohammed ibn-
Mohammed Darabi. T. L. U. G.
16
Dans la voie du vÉritable amour point n'est besoin
de ruses et de tromperies. Donnez votre cœur, donnez-le tout
entier, et dépouillez-vous de tous les accessoires terrestres.
17
Dans ce bas monde.
18
Ici-bas, voir Dieu est difficile: si un instant tu le
trouves, ne sois pas avide de l'avoir toujours, car l'éternité de
la vue de Dieu est impossible sur cette terre: il n'apparait que
comme un éclair. Mohammed a dit: “Moi, j'ai un instant avec
Dieu: je suis le seul à avoir cet instant: ni l'ange, ni les
prophètes ne l'ont eu.” C'est-à -dire je n'ai pu qu'un instant
contempler Dieu. Il a dit encore autre part: “Dieu apparait
dans mon cœur et m'accorde sa protection soixante et dix

16
Profite du présent pour te réjouir, ò ami, car Adam
lui-mème a renoncé au Paradis dès que ses
provisions furent épuisées.

Les mystères qui nous sont cachés derrière le


rideau, demandes en l'explication aux buveurs pris
de vin; car, vois-tu, cette faculté n'a pas été donnée
aux seigneurs dévots du clergé.

Oh! mon pauvre cœur, le temps de ta jeunesse est


passé sans que tu aies pu cueillir une fleur dans le
jardin de la vie. N'essaye donc pas aujourd'hui de
faire d'un grand renom, d'une réputation sage un
ornement pour tes blancs cheveux.19

Hafiz est l'esclave de la coupe de Djem. O Zéphyr,


va-t-en et, de ma part, présente mes hommages au
cheikh de Djam.20

Ode V

fois par jour.” Mohammed ibn Mohammed Darabi.


Terdjumé lisan oui ghèib.
19
Comme on le sait, le bien et le mal n'existent pas
en réalité, et toutes nos actions, inscrites d'avance sur les
feuillets de l'Univers, sont indifférentes. Ne t'occupe donc
pas de l'opinion que les hommes peuvent avoir de toi,
qu'importe leur estime, qu'importe leur opprobc. N'aie
devant les yeux que le but vers lequel tu tends de par ta
nature elle-mème, c'est-à-dire Dieu, et méprise les clameurs
humaines.
20
Prètre célèbre par l'austérité de ses mœurs et sa
sainteté. Il y a là en mème temps qu'un double jeu de mots
par le rapprochement de Djem, Djam, et Djam, qui veut dire
coupe, une ironie sanglante à l'adresse des prètres de l'Islam.

17
O échanson! lève-toi! remplis la coupe! jette une
poignÉe de terre21 sur les chagrins de l'avenir.

Mets-moi à la main une coupe de vin pour que je


puisse rejeter loin de moi ce froc fait d'hypocrisie.

Bien que, auprès des hommes intelligents 22 ce soit


un déshonneur; mais nous, nous nous soucions
fort peu de la bonne renommée.

Va, verse le vin! jusques à quand soufflera donc le


vent de l'orgueil? Jette une poignée de poussière
sur cette concupiscence aux suites funestes.

Je ne vois personne, personne, parmi les grands ou


les petits qui soit digne de partager le secret que
renferme mon cœur exaspéré.

C'est auprès d'une de ces belles qui calment les


cœurs que le mien se trouve tout réjoui; car, par sa
présence, elle met à néant le calme de mon cœur.23

O Hafiz, prends patience, supporte ton mal jour et


nuit, à la fin le moment viendra où tu atteindras le
but de tes désirs.
Ode VI

21
Idiotisme persan pour: N'aie aucun chagrin,
méprise les vicissitudes de ce monde.
22
Intelligents aux yeux du monde, mais non pas aux
yeux de l'intelligence. Ce mot doit ètre compris ici dans le
sens que donnent quelques personnes aux mots «les gens
bien pensants».
23
Ici quelques manuscrits donnent le vers suivant:
“Oh! quiconque a jeté les yeux sur cette belle au corps
argenté, à la taille de cyprès, détournera désormais ses
regards du cyprès de la prairie.”

18
Mon cœur m'échappe des mains, ô hommes
compatissants! Pour l'amour de Dieu! au secours!
hélas! mon secret le plus caché va ètre dévoilé.

Nous voguons sur le vaisseau du monde: ô vent


favorable! lève-toi, il se peut que gràce à toi nous
revoyions l'objet chéri de notre cœur.24

La faveur de ce monde n'est qu'une fable, une fable


d'à peine dix jours de durée. O amie, ne laisse donc
point échapper cette occasion de faire un peu de
bien à ceux qui t'aiment.

Le miroir d'Alexandre n'est que la coupe de Djem


– considère cette coupe, elle t'apprendra l'État de
Darius.25

O toi qui es si généreuse, daigne t'informer, ne fùt-


ce que sous la forme d'un remerciement à Dieu
pour la santé dont tu jouis, de l'état du pauvre
derviche dénué de tout.

24
Sorti des mains de Dieu et lancé dans le néant de
l'existence, l'homme doit aspirer à retrouver la divinité. Les
pièges de ce bas monde, les illusions ou plutôt la
fantasmagorie d'ici-bas nous trompent et cherchent à nous
égarer: perdus sur l'immensité de cet océan sans limite, le
poète appelle à lui le vent favorable qui, le poussant dans la
bonne direction, le fasse arriver au but pour lequel il a été
créé.
25
Le miroir d'Alexandre, la coupe de Djem: deux
objets magiques dans lesquels on pouvait voir ce qui se
passait dans le monde. Tu apprendras l'état de Darius, c'est-
à-dire tu te rendras compte du néant des grandeurs
humaines et de la rapidité de leur chute.

19
La paix des deux mondes repose sur ces deux
mots: bienveillance envers les amis, modération
envers les ennemis.

Il ne nous a pas été donné accès dans la demeure


de la bonne renommée: si tel que nous sommes tu
te nous agrées pas, va, change les arrèts du
destin.26
Cet amer27 qu'on qualifie de mère de tous les vices
est pour nous plus appétissant, plus doux qu'un
baiser sur la joue d'une vierge.

Ne fais point le revèche, car, tu le sais, notre


puissante amie pourrait en retour, allumée par le
feu de la revanche, te consumer comme une
résine,28 le caillou le plus dur étant entre ses mains
mou comme de la cire.

Dans ta détresse efforce-toi de te divertir: aie


recours à l'ivresse, car cette alchimie de l'ètre
réduit mème un Karoun29 à la mendicité.

26
“Ne blàme pas les savants, ô dévot adorateur des
choses extérieures, ô dévot dont l'argile est pur, car on ne te
rendra pas responsable des fautes d'autrui.” On lit dans le
Koran: “On ne rend pas responsable quelqu'un d'un péché
commis par au- trui.”
“Que je sois bon ou mauvais, va, et occupe-toi de tes
affaires, chacun récoltera ce qu'il aura semé.” Ce dernier vers
est conforme au verset qui dit: “Ce bas monde est une terre
cultivée pour l'autre vie.”
27
Le vin.
28
Le texte porte «chandelle».
29
Karoun, Corée, cousin de Moїse célèbre par ses
immenses richesses: Corée et Djemchid sont les ternies de
comparaison les plus fréquents pour indiquer un homme
possédant tous les trésors de ce monde.

20
Hier, sur le soir, entre les roses et le vin le
rossignol chantait joyeusement: apportez la coupe.
Oh! vous tous qui ètes pris de vin, salut sur vous.

Ce n'est pas de plein gré que Hafiz a endossé ce


froc souillé de vin. O vous, cheikh plein de pudeur,
sachez-le et excusez-moi.30

30
Avant ce vers un manuscrit porte celui-ci: Ces vers
persans chantés par le chanteur et par de joyeux convives,
mettraient en branle les vieux les plus dévots.

21
Ode VII

D'un côté le temps de la jeunesse, d'un autre les


jardins fleuris. Les roses semblent donner cette
bonne nouvelle au rossignol mélodieux.

O Zéphyr, si tu viens à passer près des jeunes


plantes de la prairie, présente mes respects au
cyprès, aux roses, aux basilics.

O toi qui si coquettement formes de tes cheveux


ambrés de ravissantes boucles qui encadrent ton
visage, oh! ne martyrise pas ainsi mon cœur, mon
cœur déjà si profon-dément plongé dans le
vertige.

J'ai bien peur qu'un jour ceux qui se moquent si


ouvertement des buveurs ne finissent eux-
m˻mes par porter en offrande toute leur
dévotion à la taverne.

Sois l'ami de ceux qui aiment Dieu; car, dans


l'arche de Noé, il était une terre qui n'eut rien
à voir avec le déluge universel.31

Va-t-en, sors de ce monde et ne sollicite pas de lui


un morceau de pain, car ce mauvais hôte finit
toujours par tuer ses convives.32
31
Ceux qui aiment Dieu sont les prophètes.
Mohammed a dit: “Les gens de ma maison sont comme ceux
de l'arche de Noé; tous ceux qui y entrèrent furent sauvés,
ceux qui restèrent dehors turent noyés.” C'est en conformité
avec ce Hadis que Hafiz a dit: “Attache-toi aux pas des
hommes du prophète afin d'ètre délivré de la tempète et de
l'ignorance; car, dans les déserts de l'erreur tu mourras.”
32
Quelques manuscrits donnent ici ce vers: “Tu
n'apprendras jamais un mot des mystères de la création, tant
que dans ce monde des possibilities, tu ne seras pas hors de

22
Oh! si c'est avec ce charme que la servante du
cabaret remplit son office, je veux désormais que
mes sourcils servent de balai au seuil de la taverne.

Chacun ici-bas aura pour couchette deux poignées


de terre. Dis donc aux riches: quel besoin avez-
vous d'élever jusqu'aux nues les murs de vos
palais?

Je ne sais vraiment pas ce que tu veux faire avec ta


chevelure, car tu mets en désordre tes boucles qui
embaument le musc.33

Oh! ma lune de Chanaan, 34 le trône d'Egypte est


désormais ta propriété, le temps est donc venu
pour toi de dire adieu à la prison.35

toi-mème.”
33
Quelques manuscrits donnent ici ce vers: “Le
royaume de la liberté et la résignation sont un trésor
qu'aucun sultan ne pourrait acquérir par la force de son
sabre.”
34
Joseph.
35
O àme du royaume d'Égypte, c'est-à-dire du
royaume des cieux ou bien encore du royaume oÀ¹ l'on a
abandonné tout désir du monde. Ce royaume t'a appartenu,
maintenant il est temps que tu sortes de cette vie corporelle.
Dans les hadis il est dit: “Ce bas monde est la prison pour les
croyants et le Paradis pour les infidèles.” C'est pour cette
raison que le marcheur dans la voie spirituelle dÉsire se
débarrasser des liens du corps. Djellal-ed-Din a dit: “Si la
mort est un homme, dites-lui de venir chez moi – pour que je
l'embrasse Étroitement. Je prendrai d'elle une À¢me
immortelle, --
elle prendra de moi un vieux vètement bariolé.”
Hatiz dit aussi: “Mon corps est un rideau pour mon àme. Il
serait bon que j'éloigne de moi ce rideau. Cette cage est
mauvaise pour moi dont la voix est mélodieuse, je veux partir
pour les jardins célestes, puisque je suis un oiseau des
bosquets du Paradis.”

23
O Hatiz, bois du vin, sois insouciant, sois joyeux,
mais ne fais pas, comme les autres, du Koran un
objet de ruse et d'hypocrisie.36

36
Allusion aux hypocrites qui cachent leurs
déportements sous le voile de la religion. On peut penser
aussi qu'il s'agisse ici des Sunnites qui, combattant les
Persans, imaginèrent de mettre le Koran au haut d'un
étendard et marchèrent ainsi à l'ennemi. Les Chiites
n'osèrent tirer sur le livre sacré et furent vaincus.

24
Ode VIII

O Zéphyr! dis à cette charmante gazelle, le plus


doucement possible : c'est toi qui es cause que
nous errons sur les montagnes et dans les
plaines.37

Pourquoi celle dont les paroles sont si douces —


puisse sa vie se prolonger — pourquoi ne
s'informe-t-elle pas de ce pauvre perroquet qui
aime tant le sucre?

Serait-ce la fierté que t'inspire ta beauté, ô rose,


qui ne t'a point permis de t'informer de l'état du
pauvre Rossignol au désespoir?

Je ne sais vraiment pas pourquoi ces belles à taille


élancée, aux yeux noirs, au visage dont l'éclat
rivalise avec celui de l'astre des nuits, éprouvent de
Féloignement pour toute liaison amoureuse.

Le seul défaut que l'on puisse relever dans ta


ravissante beauté, c'est que les jolis visages sont
d'ordinaire privés de ce grain de beauté qui est
l'emblème de l'amour et de la fidélité.38

Quand tu seras en compagnie de ton ami vidant


joyeusement ta coupe, aie au moins un souvenir

37
Ce passage fait allusion à Medjnoun, qui,
malheureux dans son amour pour Leila, s'en alla, de
désespoir, vivre avec les bêtes féroces sur les montagnes.
38
Ta beauté est parfaite, mais tu manques, hélas! de
cette fidélité qui en rehausserait encore l'éclat. Allusion aux
difficultés qu'éprouve le Saleq pour rencontrer la Divinité,
celle-ci semble prêté à se montrer, puis disparaît tout à coup
derrière de nouveaux obstacles.

25
pour les pauvres amis qui n'ont que du vent dans
la leur.

C'est avec la gentillesse, l'amabilité qu'on capture


le cœur des hommes de goût; ce n'est pas avec un
filet et des grains de froment qu'on prend l'oiseau
intelligent.

Quoi de surprenant à ce que, entendant les vers de


Hafiz, le Zohré, dans le ciel, transporté de joie et
d'allégresse, excite à la danse même les enfants de
Jésus!39

39
Hafiz, Hatif, Saadi, l'auteur du Mesnevi, et bien
d'autres, expriment, d'une façon toujours saisissante,
l'opinion que la différence des religions n'existe pas ou tout
au moins n'a aucune importance. Juifs, Chrétiens, Guèbres,
Idolâtres, adorent Dieu; la Synagogue, l'Eglise, le Pyrée, la
Pagode sont des temples élevés à la plus grande gloire de
Dieu. Qu'y a-t-il de surprenant à ce que la planète Vénus,
applaudissant à cette pensée dont sont empreints les vers du
poète, aussi bien qu'à cette recherche continue de la Divinité
qu'il conseille à ses lecteurs, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'elle
fasse partager son allégresse aux sectateurs de toutes les
religions qui, sous une autre étiquette que l'Islam, ont, eux
aussi, tendu toutes les forces vives de leur âme vers le but
que poursuivent les Soufis?

26
Ode IX

Hier au soir le directeur de nos consciences, en


sortant de la Mosquée, se dirigea vers la taverne! O
amis! quelle doit être notre conduite après un tel
exemple!40

40
Qu'on n'oublie pas, dit Mohammed ibn
Mohammed Darabi, que Meï Khané, suivant les termes
techniques des Soufis, est l'état dans lequel se trouve le
marcheur dans la voie spirituelle, lorsqu'il est inondé par les
rayons divins, qui éloignent de lui les pensées de la vie
matérielle, pensées qui sont un obstacle à son arrivée à Dieu.
Il est dit dans les hadis: «En vérité, Dieu a un vin qu'il donne
à ses amis. Quand ils en boivent ils sont ivres, ivres ils sont
joyeux, joyeux ils recherchent, en recherchant ils trouvent,
ayant trouvé ils volent, quand ils volent ils fondent, fondus
ils sont purs, purs ils arrivent, arrivés ils se confondent,
confondus, il n'y a plus de différence entre ces amants et
Dieu.»
La pensée de Harlz est que le directeur de
nos consciences, et, en réalité, Ali, qui est le Mourchid des
Mourchids, celui qui nous montre la route qui conduit à
Dieu, hier soir, sortant de la Mosquée, qui est un lieu
d'intelligence et d'existence, est arrivé à la taverne qui est un
lieu d'ivresse. C'est-à- dire que notre directeur a ouvert le
rideau de son existence, et ce rideau était un mur entre Dieu
et lui : ce mur il l'a détruit. Alors, que devons-nous faire? si
ce n'est obéir et imiter notre Mourchid.
Comme un mort reste inerte entre les mains des
laveurs, livrons-nous au Mourchid, car, avoir une pensée
propre, un désir, est une offense envers notre Mourchid,
offense qui nous éloigne de Dieu.
N'allez pas croire que cette submersion en Dieu —
qui est un des dogmes de la philosophie soune, soit contraire
à la religion. Ils ne disent pas, en effet, que l'homme arrive à
l'essence de Dieu. Peutêtre pourrait-on le comprendre ainsi
que le fait Djellal-cd-Din Roumi, quand il dit: «Quelle est la
couleur de Dieu? C'est cette couleur qui ne laisse subsister
aucune tâche et qui est elle-même une teinte. Si quelqu'un se
rencontre qui soit de la couleur de Dieu et que vous

27
Nous, pauvres brebis, comment pourrions-nous
avoir la face tournée vers la Kaaba, notre pasteur
ayant la sienne tournée vers le cabaret?

Réunissons-nous donc tous chez le mar chand de


vin, puisque, de toute éternité, notre sort l'a ainsi
décidé.

Oh! si l'intelligence savait combien le cœur se


trouve bien suspendu à une belle chevelure, tous
les hommes d'esprit deviendraient fous pour la
chaîne qui nous tient en si douce captivité.

Mon cœur avait enfin saisi comme une proie un


instant de repos, lorsque, hélas! en dénouant ta
merveilleuse chevelure, tu l'exaspéras derechef et
le replongeas dans ses cruels tourments.41

l'appeliez, il vous dira: Ne parle pas, je suis Dieu! Quelle est


donc la couleur de Dieu? et c'est cependant là ce qui fait dire
à cet homme: Je suis Dieu. Le fer rouge prend la couleur du
feu, mais ce n'est cependant que du fer. Dire: Je suis Dieu,
est exactement la même chose que le fait pour le fer rougi de
dire: “Je suis feu,”, prétention qui n'a aucune valeur, pas plus
que celle d'une glace qui, reflétant le soleil, dirait: Je suis
l'astre du jour!
Ferid ud-dine Attar a écrit: “As-tu jamais vu
qu'une créature ait été Dieu ou le soit? En vérité, il se peut
qu'une créature abandonne son essence et ses qualités, mais
Dieu a dit: un homme ne sera pas Moi, mais il peut être
comme Moi.”
Les philosophes reconnaissent que Zeid et
Amr ne sont qu'un, quant au sens, que l'homme et le cheval
ne sont qu'un en tant qu'existence. Pour les Soufis “l'union”
consiste en ceci: que la pensée soit une avec Dieu.
41
On peut aussi traduire: l'oiseau qui réunit les
amants était enfin pris au filet de moncœur, mais tu dénouas
ta chevelure et il s'est envolé derechef.

28
Ton joli visage est pour nous un échantillon de la
beauté divine; voilà pourquoi, dans nos poétiques
narrations, il n'est question que de charmes et
d'attraits.

Ton cœur de pierre sera-t-il enfin une fois au


moins touche par nos lamentations cuisantes, par
nos soupirs brûlants, qui, la nuit, nous
tourmentent?

Le zéphyr doucement éparpilla tes belles tresses et


mes yeux, à cette vue éblouis, furent aussitôt
envahis de ténèbres. Voilà, cruelle, tout le profit
qui m'est revenu de l'admiration que m'inspira ta
belle chevelure.

La flèche de mes soupirs franchit les limites du


monde. O Hafiz,42 tais-toi donc, aie pitié de ton
âme! mets-là à l'abri de ses terribles atteintes.

42
D'autres manuscrits offrent, à mon sens, une
meilleure leçon, en remplaçant ici les mots: O’ Hafiz, par: O’
amie. Le poète dit, en effet, que la flèche Je ses soupirs
franchit les limites du monde et il invite sa bien-aimée à ne
pas se trouver sur sa route. L'ode se termine alors par ces
vers qui rappellent le début: “A l'exemple de Hafiz, je ne veux
plus bouger du seuil de la taverne, puisque notre compagnon
de foi, notre pasteur, en est lui-même devenu le commensal.
»

29
Ode X

Quel est celui qui se chargera de porter ma


supplique à ma reine et osera lui dire: par égard
pour ta souveraineté, ne chasse pas loin de tes
regards ce pauvre mendiant?

Je cherche constamment refuge auprès de Dieu


contre mes rivaux, dans l'espoir que le Chouhab,
avec sa flèche acérée, viendra au secours de la
pauvre Souha.43

Tu n'as qu'à dévoiler ton beau visage pour


enflammer tous les cœurs! Mais quel peut être ton
profit, dis, à agir ainsi sans modération?

Si tes noirs sourcils te suggèrent l'idée de ma mort,


défie-toi, ô beauté ravissante, de leurs conseils
trompeurs et mets fin à tes erreurs.

Je passe toutes mes nuits dans l'espoir que le


zéphyr du matin m'apportera une de ces nouvelles
qui, embaumées du parfum de l'amour, viennent
réjouir le cœur de l'ami qui attend!

43
Le Chouhab est une étoile filante qui s'élance du
haut de l'éther pour empêcher le démon de monter aux cieux
et de se mêler des choses célestes. Le Suha est une petite et
mesquine étoile à laquelle, par humilité, se compare notre
poète. Il espère que le Chouhable préservera du mal que ses
rivaux, qu'il compare à des démons, pourraient taire à son
cœur enflammé d'amour.

30
Pour l'amour de Dieu, verse une gorgée de vin à
Hafiz, lui qui est si matinal, afin que sa prière du
matin puisse avoir quelque effet favorable.44
Ode XI

Voyez oùsont les actes pies, et voyez oùje suis, moi,


pris de vin; vois la distance qui nous sépare, oùelle
'commence et oùelle finit.

Quelle comparaison entre un débauché tel que


moi, les bonnes œuvres et la dévotion! Quelle
différence énorme entre entendre un sermon ou
les accords d'un violon!45

Mon cœur se détache de la Mosquée, il rejette ce


troc fait d'hypocrisie. Montrezmoi la taverne, oh!
dites-moi oùest ce vin limpide?

Le beau temps de la présence de ma mie est passé,


puisse ce ravissant souvenir demeurer dans mon
esprit! Mais elle, elle, animée d'une vaine colère,
oùest-elle allée? Qu'est-elle devenue?

Un cœur indifférent, quel plaisir trouve- t-il à


contempler les charmes de l'objet chéri? 46 Quelle
différence entre des flambeaux éteints et la
lumière resplendissante du soleil?
44
D'autres manuscrits donnent: “Quel est donc, ô
amour de mon âme, ce trouble, ce désordre que tu as jeté
dans tous les cœurs? Tu possèdes un visage dont l'éclat
éclipse celui de l'astre des nuits et avec cela tu as un cœur de
pierre.”
45
Inutile de dire ici que Hafiz raille les dévots
adorateurs des choses extérieures. Il n'est débauché que pour
ceux-là qui ne comprennent rien à son état d'àme non plus
qu'à sa façon de s'exprimer. On retrouve chez Kheyyam le
méme genre d'ironie, mais beaucoup plus tranchante.
46
La Divinité.

31
Regarde ce menton arrondi comme une pomme,
mais prends garde au puits47 creusé au milieu du
chemin. [Oh! mon cœur, dans quel sentier
périlleux tu t'es engage], où vas-tu donc avec tant
de prècipitation?48

La poussière de tes pieds est l'unique collyre de


mes yeux, où puis-je me retirer, dites? en quittant
ces lieux, où voulez-vous que je porte mes pas?
Le calme, le sommeil, ne demandez donc pas ces
choses à Hafiz, car qu'est-ce donc pour lui, le
calme, la patience, le sommeil?

47
Fossette, au milieu du menton.
48
Hafiz donne un conseil au Saleq. Dans un état
agrable qui t'adviendra, ne va pas sans guide. Tomber dans le
puits, c'est tomber d'un degré supérieur à un inférieur, car il
se peut que le Saleq glisse de ses pensées et tombe. O Khyzr
ne va pas sur cette route sans compagnon, car elle est pleine
de ténébres. Crains, crains le danger de te perdre. Djellal-
eddin Roumi a dit: “Oh! mon fils, la route est longue et
pleine de dangers, celui qui marche a besoin d'un
conducteur: si tu vas sans conducteur, fusses-tu comme un
lion, tu peux te perdre et tomber dans un puits.”

32
Ode XII

Oh! échanson! verse, fais resplendir notre coupe


par l'éclat du vin. Chanteur! continue ton refrain,
car les douceurs de ce monde répondent à nos
dèsirs.

Nous avons vu, reflétée dans la coupe, 49 l'image de


l'objet aimé, sachez-le, ô vous qui ignorez les
dèlices de nos constantes libations!

Quels que soient la gràce, les mignardises


délicates, les gestes amoureux de ces grandes et
belles crèatures, elles sont éclipsées dès
qu'apparait ma bien-aimée, à la taille élancée
comme celle d'un cyprès, à la démarche lente et
gracieuse.

Celui à qui l'amour a donné la vie ne mourra


jamais. C'est pourquoi l'éternité de notre existence
est inscrite sur les feuillets de l'univers.

49
La coupe est le cœur du Souri éclairé par la lumière
spirituelle; mais c'est aussi l'univers inondé de la splendeur
de Dieu. Dieu s'y reflète, et c'est ainsi que je l'ai vu; pourquoi
vous étonner dès lors si je chante les louanges de la coupe et
si je veux y tremper mes lèvres? Vous n'y connaissez rien,
vous qui nous donnez le nom d'ivrogne et de débauché.

33
Je crains bien qu'au jour du jugement dernier le
pain licite du cheikh50 n'ait aucun mÉrite sur notre
illicite boisson.
O Zéphyr, si tu viens à passer par l'Élysée où sont
réunis nos amis, n'oublie pas notre mie51 et en lui
présentant nos saluts, dis-lui: Pourquoi, dès à
présent et de propos délibéré, nous oublier ainsi?
Assez tôt viendra le temps où tu oublieras jusqu'à
notre nom.52

L'effet des vapeurs du vin sied aux yeux


langoureux de notre ravissants amie. Là, est la
raison pour laquelle on nous a predestine à cette
douce ivresse à laquelle nous nous livrons.

Cette plaine céleste, semblable à une mer sans


bornes, et ce croissant qui, tel qu'un navire, semble
voguer sur l'onde, sont inondés des bienfaits de
notre Hadji Qawam.53

50
Ainsi que nous l'avons dit, le bien et le mal
n'existent pas en ce bas-monde. Dès lors, au jugement
dernier, quelle diffèrence y aura-t-il entre le vin que nous
avons bu, et qui est impur, et le pain sans tache des docteurs
musulmans? Cela veut dire, en généralisant, que les actions
prétendues orthodoxes des docteurs musulmans ne seront
pas élevées au-dessus de notre dèbauche et de notre
ivrognerie.
51
La divinité, objet de notre unique amour.
52
Quelques manuscrits donnent ici ce vers: “Dans
son ardent désir d'atteindre l'objet de son amour, mon cœur,
semblable à la tulipe, se resserre et se trouveà l'étroit. Oh!
fortune, oiseau volage, quand nous seras-tu propice?”
53
Après les strophes précédentes si poétiquement
mystiques, le lecteur est surpris de voir Hafiz tomber dans
une banalité pareille, dans le but unique d'ètre agréable à
Hadji Qawam, son contemporain et ministre puissant à
Chiraz, en exagérant sa libéralité jusqu'à vouloir que le ciel et
la lune lui en soient reconnaissants.

34
Donne un libre cours à tes larmes, ô Hafiz, laisse
couler ces grains de perle, il se peut qu'alors, attiré
par ces appâts, l'oiseau compatissant qui
rapproche les amants vienne se prendre dans nos
filets!

Ode XIII

L'aurore commence à poindre, les nues se


rassemblent comme des troupeaux de moutons.
Oh! amis, du vin! du vin!54

Les gouttes de rosée perlent sur les tulipes, ô amis!


du vin du matin! du vin!

Le zéphyr du séjour céleste souffle et traverse la


prairie. Oh! buvez! buvez! buvez constamment du
vin limpide.

Les fleurs entrelacées forment un trône d'or sur le


gazon; oh! profite d'un tel moment, jouis de ce vin
couleur de feu.

Désormais la porte de la taverne est fermée, ouvre-


la, toi qui ouvres toutes les portes.55

54
Particulièrement le vin du matin, il est
recommandé, en effet, en l'erse, de boire une ou deux coupes
devin le matin; au réveil après une nuit d'orgie. Ils se
débarrassent ainsi, disent-ils, du mal de tète qui suit les
excès; le veut du matin jouit aussi, parait-il, de propriétés
thérapeutiques du inclue genre.
55
Allusion à un passsage du Koran où Dieu est
qualifié d'ouvreur de toutes les portes.

35
Il est étrange qu'en une saison pareille l'on mette
tant d'empressement à fermer les portes de la
taverne.

Si, comme Alexandre, tu prétends à la vie


éternelle, cherche-la sur les lèvres roses de cette
ravissante beauté.

Oui, tes lèvres, tes jolies lèvres étaient en droit de


déverser sur les blessures brùlantes de mon cœur
tout le sel dont elles sont empreintes.

O Hafiz, n'aie aucun chagrin, car la fortune, cette


amante chérie, finira bien par soulever son voile en
ta faveur.

36

Vous aimerez peut-être aussi