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Journal of medieval and humanistic studies
23 | 2012
Pour une poétique de l'exemplum courtois
La réécriture entrelacée
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud
Leticia Ding
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/crm/12850
DOI : 10.4000/crm.12850
ISSN : 2273-0893
Éditeur
Classiques Garnier
Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2012
Pagination : 311-332
ISSN : 2115-6360
Référence électronique
Leticia Ding, « La réécriture entrelacée », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne],
23 | 2012, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/
crm/12850 ; DOI : 10.4000/crm.12850
Abstract: The Chevalier Silence, written by the Oulipian author Jacques Roubaud, is a
rewriting of a thirteenth-century novel: the Roman de Silence by Heldris of Cornwall. The
source of the adaptation is recorded in the prologue, however Roubaud’s tale is full of
passages borrowed from medieval literary tradition and in particular the Arthurian cycle.
The adaptation of the tale into an Arthurian story is marked, amongst other elements, by the
introduction of marvellous elements and fantastical creatures. It is through these aspects of
the marvellous that this article aims to examine the process of rewriting adopted by Roubaud.
The author remains faithful to the norms of medieval writing while also leaving space for
invention and creation consistent with the ethos of the Oulipo. The text thus takes on the
appearance of an interlacing of the past and of modernity in accordance with both Roubaud’s
love of medieval literature and the expectations of the modern reader.
Résumé: Le Chevalier Silence, récit de l’oulipien Jacques Roubaud, est une réécriture d’un
roman du XIIIe siècle : Le Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles. Cette reprise est
attestée dès le prologue, pourtant le conte roubaldien regorge de passages empruntés à la
tradition littéraire médiévale et en particulier au cycle arthurien. L’ « arthurianisation » du
conte se marque entre autres par l’apparition de phénomènes merveilleux et la présence de
créatures fantastiques. C’est au travers de ces éléments de l’Ailleurs que nous nous
proposons d’étudier le mécanisme de réécriture choisi par Roubaud. L’auteur reste fidèle à
l’écriture médiévale marquée par l’emprunt tout en laissant place à une grande part
d’invention et de création conforme à l’Oulipo. Ainsi s’opère dans le texte un entrelacement
entre passé et modernité qui répond conjointement à l’amour que porte Roubaud à la
littérature médiévale et aux attentes d’un lecteur moderne.
1
S. Chevallier, « Le Chevalier Silence une aventure des temps aventureux de Jacques
Roubaud, une création oulipo-médiévale », N. Koble et M. Séguy (dir.), Passé présent, le
Moyen Âge dans les fictions contemporaines, Paris, Rue d’Ulm, coll. « Aesthetica », 2009,
p. 141.
2
Y. Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique, Paris, Seuil, 2006, p. 123-129.
Roubaud et l’ont poussé à retravailler la matière bretonne, lui procurant une place de
pionnier dans la réactivation contemporaine des récits médiévaux.
Né en 1932, Jacques Roubaud est admis à l’Oulipo en 1966 grâce à Raymond
Queneau. Il se revendique « compositeur de poésie, de mathématique et de
littérature »3, même si, comme l’indique Agnès Disson, cette description ne suffit
pas à rendre compte de la complexité foisonnante de l’œuvre de Roubaud4.
L’abondance dans ses écrits se situe à première vue au niveau du genre : l’auteur
oulipien s’essaie en effet à la poésie, à la prose, à l’autobiographie, à l’autofiction, à
l’essai, à la nouvelle, ou encore au théâtre. L’écriture se nourrit de sources dont la
diversité surprend « sur le double plan historique et géographique » : elles
proviennent à la fois de l’époque médiévale, de l’Angleterre victorienne, ou encore
de la poésie japonaise, tout en passant par la discipline des mathématiques5.
Ces multiples composants de création littéraire (genres et sources)
entretiennent des relations mutuelles qui s’expliquent par l’entrelacement. Ce
dernier tient ses origines de l’entrebascar des troubadours, notamment d’Arnaut
Daniel, troubadour occitan de la fin du XIIe siècle et inventeur de la sextine, auquel
Roubaud rend hommage en suivant ses traces6. Ce mécanisme d’entrelacement
s’illustre au niveau narratif par l’enchevêtrement métrique et mélodique des vers, ou
encore par l’enlacement de différentes aventures dans la diégèse, où tous les fils se
résolvent en fin de récit7. L’entrelacement se marque aussi par des éléments
empruntés, retravaillés et insérés dans un ensemble pour façonner une nouvelle
création littéraire, car comme le rappelle Florence Marsal, l’écriture au Moyen Âge
est avant tout un travail de réécriture plus qu’une invention ex nihilo, « car ce type
de création est le propre de Dieu et de Dieu seul »8.
C’est sous l’angle de ce processus de réécriture entrelacée que nous
abordons le conte de Roubaud, Le Chevalier Silence9 publié en 1997, où Moyen Âge
et modernité se confondent. Ce récit, dans lequel la matière de Bretagne est
retravaillée, raconte les aventures d’une jeune fille prénommée Silence, de son frère
adoptif Walllwein, et des événements qui bouleversent leur royaume. Roubaud
effectue une réécriture d’un roman peu connu qui date du XIIIe siècle : le Roman de
Silence10 d’Heldris de Cornouailles. En plus du titre éponyme, le prologue
roubaldien atteste l’auctoritas d’Heldris à laquelle se rattache son histoire : il est
3
J. Roubaud, Poésie, Paris, Seuil, 2000, p. 65.
4
A. Disson, « introduction », A. Disson et V. Montémont, Jacques Roubaud compositeur de
mathématique et de poésie, Charenton-le-Pont, Absalon, 2011, p. 17.
5
Ibid., p. 25.
6
Ibid., p. 23. Voir, en particulier, J. Roubaud, « Métrico-rythmico-linguistico-algébrico
syntaxe », Cahiers de poétique comparée, 3/1, 1977, p. 78 et La Fleur inverse, Paris, Les
Belles Lettres, 1994, p. 319-323.
7
F. Marsal, Jacques Roubaud. Prose de la mémoire et errance chevaleresque, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 42.
8
Ibid., p. 43.
9
J. Roubaud, Le Chevalier Silence : une aventure des temps aventureux, Paris, Gallimard,
1997 ; dorénavant abrégé CS.
10
Heldris de Cornouailles, Le Roman de Silence, éd. L. Thorpe, Cambridge, Heffer, 1972 ;
trad. F. Bouchet, Récits d’amour et de chevalerie, éd. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont
(Bouquins), 2000, p. 459-557.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 313
11
Sur cette notion, voir R. Saint-Gelais, « La Fiction à travers l’intertexte. Pour une théorie de
la transfictionnalité », Frontières de la fiction, éd. A. Gefen et R. Audet, Québec/Boureaux,
Nota Bene / Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, p. 43-75.
12
F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe – XIIIe siècles) :
l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, p. 133. Voir également C. Ferlampin-
Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion,
2003, p. 17-23.
13
C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse…, op. cit., p. 356-357.
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emprunts et les contraintes, mais aussi les détournements et les libertés qui
s’inscrivent par les clinamens ou les synthoulipismes14. Comme le démontre Suzy
Chevallier, Le Chevalier Silence répond au double projet de réécrire un texte à la
manière d’un auteur du Moyen Âge tout en produisant un récit oulipien15. Les
emprunts des éléments merveilleux sont nombreux et ils forment des contraintes
pour la plupart implicites, mais facilement visibles pour un lecteur initié à la
littérature médiévale. Il parvient à reconnaître les emprunts à la légende de Tristan et
Iseult, au Bel Inconnu ou encore au Roman de Thèbes. Seulement, ces liens sont
peut-être moins apparents pour un lecteur ordinaire. La question se pose dès lors de
comprendre comment Roubaud parvient à répondre aux attentes de ce lecteur en
proposant une approche des phénomènes surnaturels de manière plus moderne. Un
premier constat, qui se fait avant d’entrer dans le vif du sujet et qui marque
l’adaptation à une conception moderne, est le changement de genre littéraire : le
roman d’Heldris devient le conte de Roubaud. L’étiquette de « conte » véhicule
différentes valences sémantiques. D’une part, il peut être compris au sens médiéval
de « récit », à l’exemple du Conte du Graal ou du Conte du Papegau. D’autre part,
dans une conception plus moderne, le conte renvoi à des histoires qui manquent de
vraisemblance en s’inscrivant dans la tradition des contes de fées. Ainsi, ce genre
prépare mieux le lecteur à découvrir des aventures imaginaires, surtout si l’action est
placée dans un passé lointain ou non défini, comme les temps aventureux16.
14
M. Lapprand, Poétique de l’Oulipo, Amsterdam, Rodopi, 1998, p. 49-51.
15
S. Chevallier, « Le Chevalier Silence une aventure des temps aventureux… », art. cit.,
p. 147.
16
T. Todorov, « Lo Extraño y lo maravilloso », D. Roas, Teorias de lo fantastico, Madrid,
Arcos/Libros, 2001, p. 80.
17
Les noms des parents de Silence font écho au cycle des Hortense. Morgannww et Gortensja
n’est qu’une autre typographie d’Hortense et de son amant Morgan. J. Roubaud, La Belle
Hortense, Paris, Éditions Seghers, 1990. –, L’Enlèvement d’Hortense, Paris, Éditions Seghers,
1991. -, L’Exil d’Hortense, Paris, Éditions Seghers, 1990.
18
[…] reflexion of the Tristan story in an episode where the duke, ill from the poison in a
dragon’s tooth, is healed by his future wife […], N. J. Lacy, « Echoes of Silence : From
Heldris de Cornuälle to Jacques Roubaud », « Chançon legiere a chanter », ed. K. Fresco and
W. Pfeffer, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 2007, p. 448.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 315
Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée
âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller à quelque
distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s’échauffa contre son corps,
et, dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé (T&I
p. 41)21.
19
Heldris de Cornouailles, Le Roman de Silence, éd. cit., v. 559.
20
Voir, entre autres, les vers 639-641, 771-773 et 1112-1116. Les amants de Cornouailles sont
cités aux vers 3700-3701. Sur l’importance de l’intertexte tristanien dans le Roman de
Silence, cf. L. E. Doggett, Love Cures: Healing and Love Magic in Old French Romance,
Pennsylvania State University Press, University Park, 2009, p. 178-220 et L. M. Dahmen, The
Roman de Silence and the Narrative Traditions of the Thirteenth Century, PhD, Indiana
University, 2000, p. 93-98.
21
J, Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut, Paris, Union générale d’Editions (Edition 10/18),
1981, p. 41. Parmi les nombreuses variantes de la légende de Tristan, nous retenons la version
moderne de Joseph Bédier, où les références sont reproduites dans leur intégralité. Nous
pouvons considérer ce texte comme un possible hypotexte, car il est probable que Roubaud ait
été influencé par le récit de Bédier, publié en 1900 et largement diffusé. Certaines similitudes
se retrouvent chez ces deux auteurs : d’une part, la structure des deux passages, qui mettent en
scène un dragon, est relativement proche ; d’autre part, le rapprochement entre les deux
auteurs se justifie par le fait qu’ils partagent tout deux le souhait de revisiter les matières
médiévales, cf. A. Corbellari, Joseph Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997,
p. 287.
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22
C. Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons, croyances et merveilles, Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 97.
23
Sur ce procédé, voir M. Lapprand, Poétique de l’Oulipo, op. cit., p. 124.
24
Toutefois l’épreuve de la Guivre conserve sa fonction de quête identitaire pour Silence : la
lumière est enfin faite sur l’ambiguïté sexuelle de la jeune fille.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 317
Tout ce dont je n’ai pas été témoin direct je rapporte selon le témoignage de
personnes dignes de foi. Il n’y a pas, croyez-moi, d’ouvrage où l’Histoire ait été plus
scrupuleusement respectée (CS p. 10).
La guivre autre fois le rencline / Vers lui doucement s’umelie / Il se retint, ne le fiert
mie / Il l’esgarde, par ne s’oublie / Ne de rien nulle ne fercele / Et si a il molt grant
mervele / De la bouce qu’a si vermelle / Tout s’enten en li regarder / Que d’autre
part ne pot garder / La guivre vers lui se lança / Et en la bouce le baissa (v. 3176-
3186, nous soulignons).
25
F. Dubost, Aspects fantastiques…, op. cit., p. 251.
26
Ibid., p. 370.
27
Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd, trad. M. Perret et I. Weil, Paris, Champion, 2003,
p. 188.
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28
F. Dubost, Aspects fantastiques…, op. cit., p. 483.
29
En faisant de l’Amour des Troubadours la clé de l’énigme, Roubaud rattache le partimen à
son origine. Sur ce genre littéraire, voir A. Jeanroy, La Poésie lyrique des Troubadours,
Genève, Slatkine, 1998, [1934], p. 264-266. À noter que dans l’Exil d’Hortense (éd. cit,
p. 244-245), Roubaud associe déjà la Guivre, le Fier Baiser et un partimen, « méthode
infaillible pour distinguer le Vrai du Faux, en Amour » (p. 244).
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 319
Par un commentaire placé entre parenthèses, le narrateur laisse planer le doute sur
les origines de la Guivre : « ce qui nous permet de verser l’acide du doute sur le
métal de sa véracité et sur son histoire d’enchantement par Bréhus sans Pitié » (CS
p. 65). Le caractère morganien marque traditionnellement l’initiation à l’Éros, et
Roubaud reste fidèle à cette propriété de la fée. Toutefois, même si Walllwein est
séquestré, comme le veut la tradition médiévale30, un déplacement de personnage
s’effectue par rapport au Bel Inconnu, car, dans le roman de Renaud, l’initiation est
prise en charge par la fée de l’Île d’Or et non par la reine de Galles, transformée en
guivre. Cette dernière devient morganienne dans le Chevalier Silence. Enfin, la
parodie se marque aussi par un lexique familier et enfantin, par l’emploi
d’onomatopées qui parcourent le chapitre quinze, tel qu’« un bruit glougloutant » ou
« un bon poutou qui pue » (CS p. 61).
En définitive, ce passage prend des aspects fantastiques par la réaction que
suscite la Guivre chez Walllwein, mais il glisse rapidement dans le registre comique.
Par contre, lorsque Silence se retrouve devant la Guivre, aucune réaction ne
transparaît et l’effet comique n’est pas reproduit. L’impassibilité de Silence marque
son aveuglement devant tout danger potentiel. Cet aveuglement est dû à la témérité
et au désir qu’a la jeune fille de venger le chevalier. On constate alors que les
phénomènes liés au surnaturel suscitent peu ou pas d’étonnement de la part de la
jeune fille : la Guivre ne l’impressionne en aucune manière. Par conséquent, Silence
affronte la créature de manière inhabituelle. Elle ne respecte pas les conditions
imposées pour franchir les étapes. Le « Fier Baiser » se trouve détourné : comme
c’est une femme, « il y [a] maldonne […] le jeu [est] faussé » (CS p. 72). La
merveille est décidément subjective car, comme le rappelle Christine Ferlampin-
Acher, elle est associée à une vision faussée qui entraîne le héros à décrypter des
signes en mobilisant les sens et la raison31. Par conséquent, la merveille dépend de la
perception et du regard du personnage qui lui seul juge du degré insolite du
phénomène. Dans Le Chevalier Silence, même si l’héroïne n’a pas la vision faussée,
l’horizon d’attente et les références associées à l’hypotexte incitent le lecteur à y
déceler une manifestation du merveilleux. Ce processus est encore plus marqué dans
le passage de la Sphinge où un décalage s’opère entre la description effrayante du
repaire de la bête et la réaction flegmatique de Silence.
Pour parvenir à sauver Walllwein prisonnier de la fée Morgane, Silence et
Renart – nouveau compagnon d’aventure des personnages32 – doivent se rendre sur
30
Contrairement à Mélusine, Morgane attire l’élu de son cœur dans son royaume et tente de le
retenir. L. Harf-Lancner, Les fées au Moyen Age : Morgane et Mélusine la naissance des fées,
Paris, Champion, 1984, p. 203.
31
C. Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons…, op. cit., p. 355-357.
32
Personnage emprunté au Roman de Renart, dans lequel les personnages anthropomorphes
sont des animaux qui agissent comme des humains. Dans le conte de Roubaud, humains et
animaux comprennent le langage de chacun. Roubaud souligne ces capacités communicatives,
lorsque Walllwein s’entretient avec son cheval avant d’arriver chez la Guivre : « voilà encore
un passage que mon scribe français avait censuré, il n’y a pas d’autre mot ; sous prétexte que
chez lui les animaux ne parlent pas. Ce qui voulait dire c’est que lui et les siens ne
comprennent pas ce qu’ils disent. Mais en Brycheiniog, il en va tout autrement. D’ailleurs, la
plupart des animaux du monde comprennent très bien le gallois. Quant à nous, nous les
entendons bien aussi » (CS p. 57).
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Au pied de la montagne coulait une rivière froide et roide. La rivière faisait le tour
de la montagne par le bas (le contraire eût été étonnant) et se retrouvait, toujours
roide et froide, de l’autre côté ; le chemin traversait la rivière sur un pont étroit et
passait par un col, juste sous le sommet, où se trouvait, d’après saint Munnu, la
caverne de la Sphinge. La montagne était escarpée, de parois presque verticales,
lisses. Si on suivait le chemin, taillé dans le roc, il fallait absolument passer par la
demeure de la Sphinge (CS p. 129, nous soulignons).
Le repaire de la bête suggère une sensation d’effroi par la verticalité des versants et
l’étroitesse des passages. Cette description – qui laisse entrevoir l’érudition de
l’auteur en choisissant la forme archaïque courante dans la littérature médiévale du
doublet synonymique pour marquer la rime de roide et froide – instaure également
un environnement diabolique, comparable à l’Enfer, rappelé par la puanteur du
« sang frais et des cadavres pourris » (CS p. 129). Ou encore, par l’évocation du pont
étroit entre deux parois escarpées, ce paysage sublime peut renvoyer à une des
nombreuses représentations picturales du pont du diable. Un paradoxe s’installe
dans la mesure où Saint Munnu désigne la Sphinge en tant que « bête très païenne »
(CS p. 128) – pourtant la description du paysage glisse vers une perception
chrétienne qui rapproche la créature du diable. Roubaud se rapproche là encore des
33
Le Roman de Thèbes, éd., trad. F. Mora-Lebrun, Paris, Librairie générale française (Livre
de Poche, Lettres gothiques), 1995; dorénavant abrégé RT.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 321
Une devinaille aveit fait, / que home ne devinot pur nul plait ; / et neporoc bien
otreoit / que si nuls home la devinot, / de lui preïst lors la vengeance : / le chief
perdist sanz demorance ; / s’il ne la poet deviner mie, / seürs seit de perdre la vie.
(RT v. 283-290).
Une fois la solution trouvée, le héros tue le Sphinx, tandis que Silence tue la
Sphinge sans « chercher à résoudre l’énigme » (CS p. 131). L’énigme, comme
l’indique Daniel Poirion, sert à définir l’homme et elle est « le type même de
question touchant les origines, la naissance et donc le mystère de la sexualité, en
relation avec un inceste »38. Si le thème de l’inceste est évacué dans Le Chevalier
Silence, l’identité sexuelle constitue par contre un vrai enjeu. Celui-ci est pris en
charge par la Guivre ; dès lors, l’énigme de la Sphinge n’a plus lieu d’être, puisque
le mystère de la sexualité et des origines identitaires est déjà résolu. C’est pourquoi,
d’une part, Silence ne prend pas la peine de résoudre l’énigme et, de l’autre, la
réponse qui était « l’homme » aussi bien pour le texte antique et médiéval devient
« le renard » (CS p. 130) dans le conte de Roubaud. Une réponse qui est intimement
liée aux origines et au lignage, car Renart la tient de ses ancêtres :
34
D. Poiron, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982,
p. 37-38.
35
S. Chevallier, « Le Chevalier Silence une aventure des temps aventureux… », art. cit.,
p. 147.
36
Sophocle, Œdipe roi, éd. A. Dain et trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1994, vol. 2,
p. 72-128, v. 130.
37
F. Marsal, Jacques Roubaud. Prose de la mémoire et errance chevaleresque, op. cit., p. 42.
38
D. Poiron, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Age, op. cit., p. 38.
322 Leticia DING
Alors Renart la prit à part et lui dit : « Je sais par mon père qui le tenait du sien qui le
tenait du sien qui le tenait du sien, quelle est l’énigme que la Sphinge va te nommer
de résoudre. Et je connais une solution » (CS p. 130).
Cil le vit grant, corsu et fort, / idonc ot il poor de mort ; / poor ot grant, mais
neporoec, / volsist ou non, estoet illoec. (RT v. 295-298)
41
Voir aussi J. Roubaud, Graal fiction, Gallimard, Paris, 1978, p. 152.
42
J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge : temps, travail et culture en Occident, Paris,
Gallimard, 1977, p. 283.
43
Floriant et Florete, éd. A. Combes et R. Trachsler, Paris, Champion, 2003.
324 Leticia DING
le Bout du Monde qui représente les limites de la Terre, mais bien qu’il ne se situe
pas encore sur la face opposée du disque terrestre, les caractéristiques d’un Ailleurs
sont amorcées. La topographie et la population de cette contrée lointaine présentent
des éléments étranges et surnaturels. Le second nous entraîne sur la face inverse de
la Terre, lorsque les héros arrivent aux Antipodes et notamment dans l’univers
morganien, où les aspects merveilleux sont omniprésents.
Le Bout du Monde fait partie des espaces où le monde connu de la société du
Moyen Âge occidental s’estompe pour laisser place à des terres estranges peuplées
d’espèces dont la morphologie, les mœurs et la morale sont différentes44 . C’est
justement la différence marquée entre le monde connu et inconnu qui fait apparaître
le merveilleux, en plaçant les personnages dans un rapport d’altérité. Les
protagonistes du Chevalier Silence, en entreprenant un voyage au bout de la Terre,
quittent leur cadre de référence familier. Dès lors, l’effet de surprise et en particulier
la crainte qui peut être suscitée chez les personnages par l’apparition d’événements
surnaturels sont atténués. De la même manière, la rencontre de phénomènes étranges
respecte l’horizon d’attente d’un lecteur initié. Toutefois, les personnages se
montrent étonnés et émerveillés face aux éléments insolites et, en l’absence d’un
sentiment de peur, ils développent une grande curiosité.
Le voyage au bout de la Terre débute au trente-deuxième chapitre du
Chevalier Silence et s’ouvre sur une description succincte des paysages et des lieux
menant aux Antipodes. Cette brève description met déjà en exergue l’aspect étrange
au travers « des monstres », « des bêtes fabuleuses », « des peuples étranges, hostiles
et farouches » (CS p. 121) et l’aspect inquiétant de cet univers « semé d’embûches,
de pièges […] d’obstacles » (CS p. 121). Et, plus Silence et Renart avancent dans
leur voyage, plus les phénomènes de l’ordre de la merveille se concrétisent.
D’ailleurs, au fil de l’aventure, on perçoit trois contrées distinctes dans lesquelles les
éléments surnaturels prennent des dimensions diverses. La première perception du
Bout du Monde prend les traits de récits de voyage, comparables à ceux produits
entre le XVIe et XVIIIe siècle, en offrant une description moins fabuleuse des
populations rencontrées dans des espaces naturels ouverts sur la vie sauvage et
éloignés du continent européen. C’est avant tout une vision sociologique de l’altérité
qui s’amorce à la rencontre des habitants du Bout du Monde. Les personnages
découvrent des peuples dont la langue, les mœurs, la nourriture, les visages et la
couleur de peau divergent du modèle de l’homme blanc européen. Cette première
rencontre retrace effectivement les différentes ethnies de l’espèce humaine : « ils
croisèrent des chevaliers noirs, des chevaliers jaunes, des chevaliers rouges » (CS
p. 123). Cette vision anthropologique est, cependant, mâtinée de culture médiévale,
puisque le substantif « chevalier » est utilisé pour désigner les hommes de ces
contrées lointaines, de manière à les ramener à quelque chose de connu.
En avançant dans cette région du Bout du Monde, plus nous nous dirigeons
vers l’inconnu et plus un univers de légende se dessine : l’espèce humaine tend à se
modifier et à adopter une morphologie imaginaire. Il s’agit en effet « des hommes
verts, moitié hommes, moitié arbres » (CS p. 123) que croisent les personnages sur
leur chemin. Ce passage, décrivant cette nouvelle espèce humaine, se trouve à
cheval entre une approche anthropologique et une immersion dans un univers
44
F. Dubost, Aspects fantastiques…, op. cit., p. 252-253.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 325
47
Ibid., p. 72.
48
Ibid., p. 70.
49
D. Poiron, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Age, op. cit., p. 7-9. Voir
aussi F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., p. 61.
50
S. Chevallier, « Le Chevalier Silence une aventure des temps aventureux… », art. cit.,
p. 152 ; voir aussi p. 148.
51
F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., p. 62.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 327
cognitive, puisque les visions, les croyances et l’illusion sont les manifestations qui
interviennent dans cet espace52. Puis, la catégorie événementielle est celle qui ressort
dans le pays de saint Munnu, par la capacité qu’a ce saint de ressusciter les morts53.
On constate également que les aspects merveilleux évoluent en fonction de leur
chevauchée ; leur avancée horizontale s’accompagne d’une élévation verticale, allant
de la terre au ciel. En effet, le premier pays – celui des arbres – est enraciné dans de
la terre. La deuxième contrée, quant à elle, par sa nature impalpable renvoie à un
environnement aérien. Enfin, les éléments sacrés du pays de saint Munnu évoquent
les cieux. Ce déplacement à la fois horizontal et vertical confirme le déplacement
des personnages dans un Ailleurs détaché du monde réel et du cadre quotidien. La
variété des éléments merveilleux ouvre au lecteur plusieurs pans de l’esprit
roubaldien dans la mesure où elle laisse entrevoir une pluralité des mondes possibles
ou plutôt compossibles, selon le terme choisi par Roubaud54 . Elle renvoie également
à sa stratégie d’écriture en semant dans son texte des composants provenant d’autres
récits. Ce procédé de création cher à Roubaud, qui confère au lecteur l’étoffe d’un
enquêteur, est tout aussi présent dans l’épisode des Antipodes.
Ces contrées, dont l’entrée est marquée par la Sphinge, sont un autre lieu
immergé dans la merveille, délimité par des contraintes du relief qui annoncent
l’avènement de phénomènes insolites. Ces contraintes sont essentiellement
représentées par des montagnes, des cours d’eau et des océans. D’ailleurs, la face
inverse de la Terre est majoritairement composée d’eau :
Les Antipodes sont presque entièrement recouverts d’eau ; d’un océan unique,
parsemé de petites îles […] (CS p. 136).
52
Ibid.
53
Ibid., p. 61.
54
Voir C. Reig, Mimer, miner, rimer, le cycle romanesque de Jacques Roubaud, Amsterdam,
New York, 2006, p. 196.
55
G. Moretti, Gli Antpodi, Aventure letterarie di un mito scientifico, Parma, Pratiche Editrice,
1994, p. 105.
56
Cl.-C. Kappler, Monstres, …, op. cit., p. 39.
328 Leticia DING
L’eau tournait dans le sens rétrograde de celui que nous connaissons (ce qui est
normal, vu qu’on était aux Antipodes) et le navire s’enfonçait, s’enfonçait (CS
p. 143).
57
G. Moretti, Gli Antipodi…, op. cit., p. 104.
58
C. Klaus, « De l’Enfer au Paradis… et retour, dans l’Architrenuis de Jean de Hanville »,
Pour une mythologie du Moyen Âge, éd. L. Harf-Lancner et D. Boutet, Paris, PENSJ, 1988,
p. 31.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 329
La masse d’eau tombait verticalement d’une lieue au moins, mais elle ne semblait
pas aller plus vite ; elle paraissait plus calme au contraire, comme s’il s’agissait
d’une rivière ordinaire coulant majestueusement entre des rives vertes et peuplées.
Et d’ailleurs quand le passeur engagea la barque dans le courant, ils ne se sentirent
pas projetés en avant comme s’ils tombaient d’une tour, mais demeurèrent bien assis
à leur place (CS p. 134).
L’île est souvent entourée de brumes ; une température agréable y règne toute
l’année. Son sol est fertile et produit en abondance et simultanément sur les mêmes
arbres fleurs et fruits de toutes latitudes, mais surtout pommes, tomates et citrons
[…] (CS p. 136)60 .
Or, l’île est par nature, comme l’ont montré Francis Dubost et Claude-Claire
Kappler, « un lieu où le merveilleux existe pour lui-même hors des lois communes
et sous un régime qui lui est propre : c’est le lieu de l’arbitraire »61 . Ainsi, la simple
mention de la présence d’îles aux Antipodes prépare le lecteur à rencontrer des
éléments de l’ordre de la merveille. Ils apparaissent, dans un premier temps, en lien
avec les valets du roi des Antipodes, Pwyll62. Ce sont essentiellement des « trolls » et
des « lutins » (CS p. 127). Dans un deuxième temps, ils sont suscités par la présence
de Morgane qui règne sur l’île d’Avalon. Ce second aspect est un thème récurrent de
la littérature médiévale, dans laquelle les fées ont un lien constant avec l’univers
aquatique et insulaire : leurs châteaux « sont souvent installés sur des îles ; l’on
pensera bien sûr à Avalon, associée à une fée anonyme dans le lai de Guingamor et
59
F. Dubost, Aspects fantastiques…, op. cit., p. 288.
60
Cette description, mise textuellement en évidence par des guillemets, est une référence à un
texte médiéval. Roubaud indique au lecteur sa source, il respecte alors l’esthétique oulipienne
de s’imposer des contraintes en citant certaines de ses sources. Seulement, il s’avère que cet
extrait est une fausse citation, puisque, dans Le Chevalier Silence, cette description de l’île est
attribuée à Girardus Cambrensis, mais Suzy Chevallier précise qu’elle vient en réalité d’un
autre récit de Jacques Roubaud, Graal fiction. Dans ce dernier, la description renvoie à son
tour à la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth. Voir S. Chevallier, « Le Chevalier Silence
une aventure des temps aventureux…», art. cit., p. 145 et J. Roubaud, Graal fiction, op. cit.,
p. 152.
61
Cl.-C. Kappler, Monstres, …, op. cit., p. 35. Voir aussi F. Dubost, Aspects fantastiques…,
op. cit., p. 285-288.
62
Ce roi règne sur l’Autre Monde dans la mythologie celtique : « Pwyll est celui qui, dans les
‘mabinogion’ gallois, échange son royaume pour un an avec Arawn, roi des Enfers, cf.
J. Roubaud, Graal fiction, op. cit., p. 179.
330 Leticia DING
à Morgue dès le roman d’Erec, de Chrétien de Troyes »63. Encore une fois, Roubaud
suit une tradition fortement ancrée dans la littérature médiévale, notamment dans le
cycle arthurien. Il respecte également les caractéristiques de Morgane ; au contraire
de Mélusine, celle-ci « entraîne le héros dans son royaume, où elle tente de le
retenir »64. Cet aspect se traduit par l’enlèvement de Walllwein par la fée, dans le but
de le garder dans son royaume et s’adonner avec lui à des actes moralement
répréhensibles :
Et elle avait attiré Walllwein dans le volcan parce qu’elle avait envie de faire (de
refaire ; souvenez-vous de la Guivre) avec lui toutes ces choses que la morale
réprouve, mais qui lui sont bien agréables (CS p. 137).
Walllwein dont elle avait apprécié vivement (quand elle était Guivre), la beauté, la
jeunesse, la fougue et les charmes, se montra décevant au possible. Le visage fermé,
boudeur, insensible aux menaces comme aux excitations lascives et aux drogues,
engoncé stupidement (pensait Morgane) dans son Amour pour Silence, il fit preuve
d’une passivité polie, d’une indifférence insultante, qui d’abord la stimula, puis
l’exaspéra et finit tout simplement par l’ennuyer (CS p. 139-140).
63
A. Guerreau-Jalabert, « Fées et chevalerie. Observation sur le sens social d’un thème dit
merveilleux », Actes de congrès de la Société des historiens médiévistes et l’enseignement
supérieur public, Orléans, 1994, p. 136.
64
L. Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’occident médiéval, Paris, Hachette, 2003, p. 66.
65
Ibid., p. 86.
66
D. Lewis, De la pluralité des mondes, trad. M. Caveribère et J.-P. Cometti, Paris, Tel-Aviv,
Édition de l’Éclat, 2007 [1986].
67
Ibid., p. 17.
Le Merveilleux dans le Chevalier Silence de Jacques Roubaud 331
68
J. Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Paris, Gallimard, 1991.
69
D. Lewis, De la pluralité des mondes, op. cit., p. 18.
70
Ibid., p. 221.
71
F. Marsal, Jacques Roubaud. Prose de la mémoire et errance chevaleresque, op. cit.,
p. 150.
72
Ibid., p. 148.
73
Ibid.
332 Leticia DING
Leticia Ding
Université de Lausanne
74
C. Reig, Mimer, miner, rimer, le cycle romanesque de Jacques Roubaud, op. cit., p. 197.