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Appartenir, selon Derrida

Author(s): EVELYNE GROSSMAN


Source: Rue Descartes, No. 52, PENSER AVEC JACQUES DERRIDA (Mai 2006), pp. 6-14
Published by: Presses Universitaires de France
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EVELYNE GROSSMAN
selon Derrida*
Appartenir,
Que signifie« appartenir » ? C'estuneinterrogation qui revient, sousuneformeou uneautre,
à traverstoutel'œuvrede JacquesDerrida.Pluslargement, la questionrésonneà nouveau
dansbiendesdomainesde la penséeactuelle,qu'elle émanede la philosophie, de la littérature
ou, pluslargement, des sciences humaines. On y entend aussibien la volonté d'interroger les
actuellescrispations identitaires la
que remise en cause de toute idée d'appartenance, qu'elle
soitlinguistique, nationale,communautaire ou sexuelle.Nul doutequ'il soitnécessairede
mettreen parallèleces « crispations » et ces « remisesen cause», tantil estvraiqu'il s'agitlà
desdeuxpôlesd'unmêmesymptôme.
De ce pointde vue,la questionposéeà travers biendestextesde JacquesDerridaestau moins
double.Premièrement : que reste-t-ilde nosappartenances, de ce qui,d'unecertainefaçonet
selondes voiesmultiples sansdoute,nousfaisaittenirensemble ? Questionincontestablement
nostalgique mais qui, pluslargement, recouvre celle du sens partagéet de la communauté.
Deuxièmement : faut-iltenterde réinventer de nouvellesformes d'appartenance, sousquelles
conditions,dansquelleslimites?Questionqui, cettefois,concernel'à-venir, commedisait
JacquesDerrida,et là encore,plusessentiellement, le sensà donnerà touteœuvre,qu'elle
soitlittéraire -
ou philosophique, œuvred'art ou œuvrede vie. Et nul douteque Jacques
Derridaentendait de fairede sa vieaussiuneœuvred'art- fantasme qui n'estpas seulement,
commel'on sait,un fantasme d'écrivain.Commetoujoursou presque,on peutrepérerà
l'intérieurdes textesde JacquesDerridaune doubleattitudeapparemment contradictoire.
D'une partle refusde l'appartenance de
au sensde l'identité, l'enracinement, du propre,du
soi-même, etc.On reconnaît là uncertainnombrede thèmesfamiliers de sa philosophie, à tel
pointque Geoffrey Bennington évoque son «impatience devant l'identification grégaire,
devantle militantisme de l'appartenance en général»: « Ce malde l'appartenance, on dirait
presquede l'identification, je croisqu'il affectetoutel'œuvre Jacquesde Derrida et la
"déconstruction du propre"en est, me semble-t-il, la penséemême1.» D'autre part,et

* Communication présentéeà l 'occasion du colloque «Après-coup. L'inevitabile ritardo», organisé par


Manliolofri da à l 'Université de Bologne,les 13 et 14 juin 2005.
1. GeoffreyBennington et Jacques Derrida, JacquesDerrida,Seuil , «Les contemporains»,1991, p. 300-
301.

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pourtant, la nécessitéd'appartenir. Il fautrappelerici par exemplele développement qu'il


consacredans Le Monolinguisme de l'autreaux risquesd'effondrement ou de crispation
auxquelspeutexposerunrefusou uneimpossibilité d'appartenir :
«La ruptureavecla tradition, le déracinement, [...] l'amnésie,l'indéchiffrabilité, etc., tout
cela déchaînela pulsiongénéalogique, le désirde l'idiome... Í...1. L'absenced'un modèle
d'identification stablepourun ego- danstoutesses dimensions : linguistiques,culturelles,
-
etc., provoqueà desmouvements toujoursau bordde l'effondrement 2.»
qui [se trouvent]
En ce sens,on le voit,l'appartenance chez lui tientconjointement de l'impossibleet du
nécessaire.C'est à la foiset indistinctement: je refusemais aussije ne peux pas (car la
question n'est pas simple; elle est tout autant théoriquequ'intimement douloureuse).On se
souvient de cettebelleformule de drconfession : « qui suis-jesije ne suispas ce que j'habiteet
où j'ai lieu3?». Jereviendrai plus tard sur cette questiondu lieumaisje voudraisd'abordfaire
un détourparun autreexemple,que je ne choisispas complètement au hasard: celuide la
réflexion de JacquesDerridasurl'Europe,la communauté européenne, commel'on dit,dans
L'Autre Cap. Ce livre,on le sait,futà l'origineune intervention dans un colloque sur
«l'identitéculturelleeuropéenne»tenu à Turin,en 1990. Il y interrogeprécisément la
de
question l'appartenance ou non à une supposée identité européenne.Que signifie être un
philosophe européen,demande-t-il, quandon essaied'inventer un autregesteidentitaire et
discursif, un gesteparadoxalconsistant à la foisà se rassembler dansla différence avecsoi-
mêmeet à s'ouvrirsanspouvoirplus se rassembler. Est-ceque cela signifie, par exemple,
incarner à soi seulcettecrisepermanente de l'espriteuropéendontparlaitdéjà PaulValéry?
Première idée,donc: appartenir à l'Europene va pas de soi.
Jene dirairienici de cetteconsternation qui a saisibiendes intellectuels françaisdevantce
récent« non» en Franceà la nouvelleconstitution européenne : collusion de populismeet de
démagogie, alliancebrun-rouge d'extrémismes et d'archaïsmes surfondde peurde l'étranger
et d'angoissede l'avenir.. . c'est ainsique beaucoupontanalyséce refus.Il n'estpas interdit
d'y voirun signesupplémentaire de la crisepolitiqueprofondequi en France- depuisau
moinsce 21 avriloù le représentant de l'extrêmedroitenationaliste, populisteet raciste,est
arrivéen deuxièmepositionau premiertourde l'électionprésidentielle -
frappele système
de la représentation politique.En France,commesans doute aussiailleursen Europe,se
décèleunecrisede l'idée mêmed'appartenance à unecommunauté, à unensembleplusvaste
que soi au moment même où l'idée de limite et d'identité estremise en cause,voirerisquede

2. Le Monolinguisme de l'autre, Galilée, 1996. p. 116. |3. Geoffrey Bennington et Jacques Derrida,
Jacques Derrida, op. cit., p. 279.

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se perdre.Or précisément, l'une deshypothèses de JacquesDerridaétaitd'essayerde penser


une autretopologie,un autrerapportà l'espaceet à la théoriedes ensembles -, topologiea
où,
prioriparadoxale par exemple, partie la seraitplus vasteque le tout et le dehorsserait
aussidedans.Nuldoutequ'il nousfaudrait interroger sérieusement cette hypothèse. Avantd'y
revenir, il fautrelirela conclusion de ce textesurl'Europe,VAutre Cap:
«Jesuiseuropéen, je suissans doute un intellectueleuropéen, j'aime le rappeler[...]. Maisje
ne suispas,ni ne me sensdepartenparteuropéen.[. . .] L'appartenance "à partentière" et le
"de part en part"devraientêtreincompatibles. Mon identitéculturelle,celle au nom de
laquelleje parle,n'estpas seulement européenne, ellen'estpas identiqueà elle-même[. . .]
Sije déclarais pour conclure queje me sens européenentreautreschoses,serait-ce êtreparlà,
en cettedéclaration même,plus ou moins européen ? Les deux sans doute4. »
Jen'insistepas surla différence subtileque JacquesDerridaintroduit entre« appartenance à
partentière»et «appartenance de parten part». Outrele jeu surles mots(appartenir, la
le la il
part, parti, partie,etc.), distingue ici une «à
appartenance part entière» (c'est-à-dire
sans restriction) et une appartenance«de part en part» (c'est-à-direen totalité,en
rassemblant sansreste toutesles partsou toutesles parties).Jesuisdonc,dit-il,sansrestriction
européen mais je ne le suispas totalement. Que veutdoncdireêtreà la foisplusqu'européen
et moinsqu'européen?C'est justementrenoncerau «de part en part», à la totalitéde
l'appartenance, c'esttenterde tenirce paradoxeapparemment intenable d'uneappartenance
traversée parde l'hétérogène, de la dissemblance, c'est en inventer la penséeet l'écriture, la
dans l'écriture. Seule l'écriture en effet- c'estce me semble-t-
pensée qu'a toujourssuggéré,
il, JacquesDerrida- peutfairetenirensemble dans le fragileéquilibred'une formulation
précaire,les forcescontradictoires de paradoxesqui menacenttoujoursde se figeren
oppositions binaires.
Cettedéfinition derridienne de l'appartenance qui a l'airfinalement de bonsens(qui pourrait
en effetse dire«de parten parteuropéen»?), il fautje crois,pourl'entendrevraiment, la
mettreen rapportavecce qui,par-delàle réel,a toujoursconstitué Jacques chez Derrida un
fantasme de l'étrangeté ou de l'étranger. Jevoudrais rappelerà ce proposcetteremarquequ'il
fitlors d'un colloque organiséà Montréalen 1979 et que rapportait récemment Régine
ne
Robin,remarquequi,dit-elle, passapasinaperçue. Lors de la discussion, il déclaraen effet
ceci: « Si je ne me trompepas,aucundes sujetsqui se trouvent à cettetablen'a le français
pour languematernelle, saufpeut-êtrenous deux, et encore,vous,vous êtes français(il

4. L'AutreCap, Éditions de Minuit, 1991, p. 80.

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s'agissaitdu psychanalyste FrançoisPeraldi),moi non. Moi,je viensd'Algérie5...». Phrase


d'autantplus curieuse,remarqueRégine Robin, que pour les universitaires québécois,
Derridaincarnait sansdoutela francité la plus classique.C'est ce fantasme-là -
appartenir
sansappartenir, êtrefrançais maispas complètement, -
pas «de parten part» que j'aimerais
un instantanalyser.Un fantasme, rappelons-leau passage,n'est pas nécessairement une
illusion.Maisil fautd'abordrappelerce «troublede l'identité»(l'expressionestde lui) que
Derrida a souventévoqué à propos de lui-même,pour dire tout simplementqu'il en
souffrait:
«Etre franco -maghrébin, l'être"commemoi",ce n'estpas [...] un surcroît ou une richesse
d'identités [...]. Cela trahiraitplutôt,d'abord, un troublede l'identité6».
Jen'insistepas ici surces faitsbienconnusde sa biographie, faitsqu'il a lui-mêmesouvent
rappelés : ainsi le désespoir d'avoirété, comme il l'écritdansdrconfession , « le petitjuifchassé
du lycéeBenAknoun»d'Alger,à la suitede l'abolitionen octobre1940du décretCrémieux,
décretqui, depuis 1870, avaitaccordéla nationalité françaiseaux juifsd'Algérie.Cette
«ablationde la citoyenneté»dura deux ans et JacquesDerrida a dit plus d'une foisla
souffrance et le deuil inconsolabled'avoirété ainsibrutalement pointécommeétranger,
exclu, hors communauté, d'où aussi cette position intenablequ'il cherchera à assumersa vie
durant: êtrefrançais sansl'être(du moinsdanssonfantasme), parlantunelanguequi n'estpas
la sienne(commetoutun chacun,certes: « Oui, je n'ai qu'une langue,or ce n'est pas la
mienne7»,écrit-il;maisplus profondément et douloureusement, justement,que toutun
chacun...). On pourraitajouter à cette liste non exhaustive des paradoxesintimesqui
tissèrentson« troublede l'identité » : êtrejuifsansjudaïsme,d'où peut-être sa parenté,pour
ne pasdiresonétrange identificationà Freud,qui luifitparfois suggérer la
que déconstruction
étaituneforme(laïque? nonorthodoxe de
?) psychanalyse.
On ne peutse dispenser d'interroger le rapportintrinsèque qui se tisseentrela subjectivité du
philosophe(et par exempleici, ce troubleintimede l'appartenancequ'il interroge)et
l'élaboration de sa penséephilosophique. On saitd'ailleursà quel pointlui-mêmea toujours
étésoucieuxd'interroger ce rapport, rappelant volontiers que toutphilosophe estd'abordun
sujetvivant,qu'il a une vie une
personnelle, subjectivité, corps. un C'est l'idée amplement
illustrée(et qu'il a sciemment voulueet acceptée)dansle documentaire américain qui luifut
consacréen 2003, sous le titre«Derrida» et dans lequel on le voitpar exemplese faire
couperles cheveuxchezle coiffeur ou déjeunerdanssa cuisinede Ris-Orangis. Peut-être y

5. Régine Robin, «Autobiographie et judéité chez Jacques Demi da», in «Derrida lecteur», Études fran-
çaises n°38, Presses de l'Université de Montréal , 2002, p. 211. |6. Le Monolinguismede l'autre, p. 32.
|7. Ibid.. p. 15.

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10 I EVELYNE GROSSMAN

eut-ildes excèsdanscetteposition,on conçoitque d'aucunsaientpu crierà la complaisance


narcissique(anti-narcissique, en l'occurrence !) maisil en demeureà mes yeuxcetteidée
fondamentale : toute pensée est incarnéedans un corps. Mutatismutandis, on pourrait
d'ailleursavancerceci: de mêmeque Freuda montréqu'il y avaitde la pulsionsexuelleà la
base de toutacte sublimé,D errida a montréqu'il y avaitde la trivialité à la base de toute
pensée, fût-elle géniale. Ce futpeut-être aussi la force de la philosophie JacquesDerrida
de
d'impliquer de
(et supporter) cette exposition de sa vie.
J'évoquaisdonc un fantasmede l'étrangerou de l'étrange té chez JacquesDerrida.Par
fantasme, il fautentendreici un scénarioimaginaire, une véritableélaboration ou création
psychique qui lui a permis sansdoute d'inventer la forme singulière de sa pensée,sonidiome
Le
propre(et impropre). fantasme, ici, est un scheme de pensée; c'est la formeplastiqueet
- commeil le
paradoxalequi peu à peu donnalieuà sa pensée un lieu atopique,intenable,
souligna souvent, mais un lieu tout de même. Un lieu ou une scèned'écriture où putsejouerce
désircomplexe: êtreà la foisici et ailleurs,dehorset dedans,au centreet dansles marges,
français et étranger, ni l'un ni l'autre,etc.,pensantet écrivant dansune languequi incluela
langueet la penséede l'autre,luipermettant d'êtrealorsce philosophe en équilibreprécaire
au-dessus du vide,donnant en mêmetempsà penser,parun coupde géniequi luifutpropre,
les failleset les angoisses identitaires d'uneépoque.La nôtreencoreà ce jour.Il fut,on le sait,
quelqu'unqui n'a jamaispu appartenir à rien... ou jamaistrèslongtemps:aucungroupe,
aucuneinstitution, aucunlieu de pouvoir.L'inverseen ce sensde quelqu'uncommeMichel
Foucault,durablement installéau cœurmêmede l'institution universitaire et editoriale. De
l'un à l'autre,ce n'estsansdoutepas tout à fait la même dissidence. On pourrait en tout cas
relireà cettelumièrela récurrence régulièredansles textesde Derridade ce termemême
« Ce
d'appartenance. qui n'appartient plus.. . », parexemple,écrit-il volontiers (à compléter au
choix: ce qui n'appartient au
plus couple raison à
/déraison, l'opposition de la parole et de
l'écriture, de la formeet du sens,etc.).« Un secretn'appartient pas.. . » écrit-il dansDonner la
mort, ou encoredansunentretien surPaulCelan: « La languen'appartient pas».
Il élaboredoncdansses textesune topologieparadoxalede la notiond'appartenance, une
dire de
figurequ'on pourrait défigurée l'appartenance qui et serait comme l'antidote (ou le
pharmakon, peut-être) de nosvieilles notions épuisées de l'être-ensemble. Appartenir, comme
chacunsait,sansêtrenécessairement trèsversédansles questionsmathématiques (pas plus
qu'il ne le fut, de toute façon), est aussi un tropemathématique relevant de la théorie

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élémentaire des ensembles,celle qui définitles relationsd'inclusionou d'exclusiondes


élémentsdansune collectiond'objets.Dans la logiquedu tiersexclu qui la sous-tend, un
élémenta ne peutpas à lajois appartenir et ne pas appartenir à l'ensembleE. De même,
l'élémentest,par définition, pluspetitque l'ensembleauquelil appartient...puisqu'ilest
dedans.Or,dansla topologieparadoxalequ'exploreJacquesDerridadepuissestoutpremiers
textes,des figures commele supplément, la trace,le pli,l'hymen,etc. mettenten échecla
stabilitéde ces relationsd'inclusionet d'appartenance. Chez lui, la partiepeut êtreplus
grandeque le tout,l'élémentplusvasteque l'ensemble(voirla notionde doubleinvagination
dans« La doubleséance» à proposde Mallarmé,notionqu'il reprendra à proposde Maurice
BlanchotdansParages). De mêmequ'un élémentpeutêtreà la foisincluset exclu,ni là ni
ailleurs,récusant parlà mêmetoutestabilité de cesnotionsde limites, de dehorset de dedans.
Alorsles frontières et les bordsdeviennent problématiques.
C'est ainsipar exemplequ'il exploredansun de ses dernierstextes,à proposdes archives
d'Hélène Cixousqui venaitde léguerà la Bibliothèque nationalede Franceses brouillons et
manuscrits, cettelogiqued'écritureet de penséequ'il appelle« unetopologiquefolle». Quel
est ce lieu,demande-t-il, qui prétendaccueillirle corpus,le corpsd'un écrivain ? Le corps
d'un écrivainest-ilarchivable ? Ne déborde-t-il pas l'ensemble qui prétend l'inclure?
«La topo-logiqueatopique,folle(atoposveut aussi dire «fou», «extravagant»en grec),
l'impensablegéométried'une partieplus grandeque ce qui l'inclut,d'une partieplus
puissanteque le tout,d'une phrasehorsde proportion avec le quoi et le qui de ce qui la
contientet de quiconquela comprend,l'atopie et l'aporie d'un élémentapparemment
atomiquequi inclutà sontour,au-dedansde soi,l'élémentqui le débordeet dontil entame
unesortede fission en chaîne,unevéritable explosionatomique[. . .] 8. »
Alorspeut-être, la scènephilosophique devientautrechosequ'un espaceclos - et on sait
l'intérêtde JacquesDerrida pour les questionsde théâtreet d'architecture, ces lieux
d'invention d'autresdimensions de l'espace.Jen'insisterai pas surla logiquequi s'esquisse
également ici du voyage et de l'infinie« destinerrance », ce mouvement deet dansl'espacequi
rendimpossible touteinclusion du sujet,son englobement commeson exclusion.Est-ceque
cela signifiepourautantla finde touteidée d'appartenance commepossibilité defairepartie
d'un même ensemble,d'une même communauté?Comment,face à ces redéfinitions
paradoxalesde l'appartenancequ'il a constamment cherchées,commentconcevoirune
nouvellepolitiquede l'être-ensemble ? C'est la questionque j'aimeraisaborderpour finir.

8. Genèses, généalogies, genres et le génie, Galilée, 2003, p. 71.

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12 I EYELYNE GROSSMAN

D'abordparcequ'elle estessentielle pourcomprendre ce qui estapparuplusclairement dans


ces dix dernièresannéescommeune réflexiondirectement de
politique Jacques Derrida,
mêmesi,commeil l'a souventrépétéà justetitre,toutesa penséedepuisle débutétait,sinon
«de parten part», du moins«à partentière»politique.Ensuiteparcequ'elle peutnous
permettre d'avanceruneréflexion surce que nouspouvons,nonpas«faireavec» la penséede
Derrida(au sensinstrumental du terme),maiscontinuer à penseren sa compagnie. Ausensoù,
au débutde Spectres deMarx,il imaginait quelqu'un s'avancer en disant : «Je voudrais
apprendre
à vivre.Enfin.[. . .] Apprendre à vivreaveclesfantômes, dansl'entretien, la compagnie [. . .] des
fantômes9».Et le fantôme, le spectre,le revenant, il l'a amplement montré,ce n'est pas
nécessairement funèbre.
Jereviensdonc,pourfinir, surcettevastequestionde la communauté que JacquesDerridaa
repriseà sontouraprèsNietzscheet GeorgesBataille, aprèsle débatentreJean- Luc Nancyet
MauriceBlanchot. La réflexionde Jean-Luc Nancy dans son ouvrage La Communauté désœuvrée,
paru initialement sous forme d'article en 1982, étaitd'abord un questionnement la faillite
de
de l'idée même de communauté après l'effondrement de l'idéal communiste. Son livre
commençait ainsi:
« Le témoignage le plusimportant et le pluspénibledu mondemoderne,celuiqui rassemble
peut-être tous les autres témoignages que cetteépoquese trouvechargéed'assumer, [. . .] estle
témoignage de la dissolution,de la dislocation ou de la conflagration de la communauté 10.»
Sartre,on s'en souvient, avaitproclaméque le communisme était«l'horizonindépassable de
notretemps».C'est de cettedéclaration sartrienne, si cruellement désavouée par l'histoire,
que partJean-LucNancy.Ce qu'emblématisait le communisme, le désird'un lieu de la
communauté retrouvépar-delàles divisionssociales,n'a plus cours,écrit-il,«sinon pour
quelques-uns, d'une manièreattardée».L'individu, ajoutaitNancy,«n'est que le résidude
l'épreuve de la dissolution de la communauté» ; est,commeson noml'indique,l'atome,
il
l'insécable, le résultat abstraitd'une décomposition. On saitque le textede MauriceBlanchot
estun dialogueaveccetteréflexion de Nancy,un dialoguequi porteen particulier surle sens
à donnerauxmotsde communisme et de communauté. Il se peut,diten effet MauriceBlanchot,
que ces mots« portent toutautrechoseque ce qui peutêtrecommun à ceuxqui prétendraient
appartenir à un ensemble, à ungroupe, à un conseil,à un collectif»11. Toutela questionétait
en effet de savoir(et c'estuneidéeque reprendra JacquesDerrida)si danstoutecommunauté
il n'y a pas nécessairement de Vautre, de la différence, de la déliaison...autrement dit,tout

désœuvrée, Christian
9. Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 14-15. 110. Jean-Luc Nancy, La Communauté
Bourgois, nouvelle édition revue et augmentée 1999, p. 11. |ll. Maurice Blanchot, La Communauté
inavouable, Minuit, 1983, p. 9.

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CORPUS I 13

autrechoseque du collectif et de la totalité.. . seulement. Et dansce cas,ne faut-il pas penser


l'individuautrement que comme un simple résidu, un déchet de ce qui, de la communauté,
s'estdésagrégé - ainsi,parparenthèse, unecertainevulgateactuellesurle supposé
rejoignant
individualisme triomphant des sociétésoccidentales ?
Jacques Derrida a souvent affirmé qu'il n'était pas très «communautaire» et que s'il croyait à
une possibilitéde communauté, c'était une «communautéde la déliaisonsociale», une
communauté sans communauté commedisaitBlanchot,ou encoreune appartenance sans
appartenance.Commentpenser cela? En envisageant, peut-être,un autre lien entre
l'individuel et le collectif, le singulier et la pluralitédes individus rassemblés. Un lienqui ne
séparerait pas plus qu'il ne relieraitdeux ensembles distincts dans une géométriefixedes
espacesélémentaires. Jacques Derrida n'a fait
jamais partie de ceux qui stigmatisent la montée
des individualismes, ou qui voientdansl'individu un résidude la décomposition de la sphère
sociale.De façonsans doute plus complexeet plus difficile à saisir,il eut constamment
l'exigencede repenser, de réinventer uneautrearticulation entrela sphèreprivéeet la sphère
publique,une articulation qui complexifie les supposéeslimitesstablesentreles deux et
montreà quel pointtoutbordestà la foispropreet impropre. Alorstoutesphèredébordeen
ses limites,elle s'ouvreet se dissémine, elle contamine ce qui dansl'autrese croyait à l'abri
danssespropresfrontières. Untoutautredébatdonc,que Yengagement au sensde Sartre, lequel
impliquait au moinsdansun premiertempsune tranquille distinction de l'individuel et du
social,l'individu étantappeléà mettresesforcesau serviced'unecauseà défendre, avantde se
fondreéventuellement dans la jouissancefusionnelle de l'actioncollective.Or, entrele
singulier etle collectif, pourDerrida,il ya précisément unentre quilesmetenmouvement, qui
les déforme et les défait, les faitpasserl'un dansl'autre,leurinterdisant de se fixerfaceà face
commedeuxentités distinctes. Entrele singulier etle collectif,il ya parexemplecetteétrange
figure qu'il nomme le spectre ou le revenant, le fantôme. Le spectren'estniprivénipublic; il
estl'unetl'autreettoujoursdouble.Traversant lesfrontières de l'intimeet du collectif, il està
la foisle souvenir endeuilléde mespropresmorts(le fantôme du pèrede Hamletrevenant le
hanter) et la horde infinie des revenants de toutes les guerres,exterminations, oppressions,
violences -
spectredu communisme aussibienqui revient hanterSpectres deMarx.
«Apprendre à vivreavecles fantômes, dansl'entretien, la compagnieou le compagnonnage,
dansle commercesanscommercedes fantômes», commeil nousy invite,commentfaut-il
l'entendre ? « Pas d'être- avecl'autre,écrit-ilencore,pas de sociussanscetavec-làqui nousrend

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14 I EVELYNE GROSSMAN

Vetre-avec en généralplus énigmatique que jamais12.» Jerisqueraiune hypothèse. Toutesa


réflexion, me semble-t-il, est ici une ré-élaboration de l'idée même de communauté et
Il ne
d'appartenance. s'agitplus d'un « êtreensemble » de la communauté, comme chez Nancy
ou Blanchot, maisd'un« êtreavec». Et avecqui s'agit-ild'être?Avecuneombre,unautrequi
n'estpas, ou qui n'est plus,ou pas encore.Un passant(trépassé)entrevie et mortet qui
revient.De quoi s'agit-ilfinalement? De prendreen compteune épaisseur,une infinie
complexité de ce que nous nommions tropvitepeut-être une communauté, commesi un tel
ne
ensemble comportait les les
que présents, vivants, les éléments numerables et dénombrables
dansleurêtre-làicietmaintenant. La conclusion de Spectres deMarxestalorsla suivante : il faut
apprendre à vivre avecle fantôme, « en non
apprenant pas à faire la conversation avecle fantôme
maisà s entretenir aveclui,avecelle,à lui laisserou à lui rendrela parole,fût-ceen soi, en
l'autre,à l'autreen soi: ilssonttoujourslà, les spectres, mêmes'ilsn'existent pas,mêmes'ils
ne sontplus,mêmes'ilsne sontpasencore.Ilsnousdonnent à repenser le "là"dèsqu'on ouvre
la bouche[...] »13. Non plusdonc«être ensemble»mais«être avec»; nonplusappartenir
(dansunelogiquedu lieu,de l'êtrelà, de la relationdu toutà la partie)maisentretenir, tenir
entre,maintenir mutuellement, le tenirencoredansla viecommeil metientdéjàdansla mort.
Le spectre, celuiquin'appartient à aucunlieumaisleshantetous,le spectreestalorspeut-être
une autrefigure du philosophe en équilibre, suspenduau-dessusdu vide,se fantasmant ici et
ailleurs,dehorset dedans,mortet vivant,toujourssur-vivant, se tenantdans l'intenable,
l'impensable. C'est cela qu'il nous suggère sans doute aussi : sortir de cetteaxiomatique du soi
et du chezsoi(ce qu'il appelleparfois :
Yipséité c'est-à-dire le rassemblement réappropriant de
soi).Alors il a
n'y plus de maison mais du Unheimliche à demeure.
La questionde l'appartenance, pardéfinition, estappeléeà resteren suspens.Il nousfaudra
donc continuerà pensercette«appartenancesans appartenance»que JacquesDerridaa
vécueet théorisée.La penséedu spectreest-elle appelée,commeil le suggérait, à revenir
éternellement età « fairesigne[. . .] versl'avenir», commeunepromessed'émancipation - ce
qu'il appelait«un messianisme sansreligion»? Avons-nous encorebesoind'un messianisme,
fût-il« sansreligion » ? La questionresteouverte.

12. Spectres de Marx, p. 15. 113. Ibid. , p. 279.

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