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À Bonne-Maman

Saigon, septembre 1932

– Debout Anne !
Madame Bartelot entre dans la chambre de sa fille et tire les rideaux en grand. La lumière du jour
entre à flots dans la pièce, aveuglant la jeune fille qui ouvre péniblement les yeux.
– Maman ? Mais que faites-vous ?
Anne s’est redressée sur son lit, ses cheveux roux tout ébouriffés.
– Aujourd’hui, nous déménageons ! annonce joyeusement sa mère.
Anne cligne des yeux plusieurs fois et la regarde sans comprendre.
– Déjà ? bredouille-t-elle.
Elles ne sont arrivées à Saigon qu’une semaine plus tôt pour suivre l’amiral Bartelot, qui vient d’être
nommé représentant de la marine française en Indochine. Son affectation doit durer deux ou trois ans et la
famille s’est installée à l’hôtel de la Marine, la splendide maison réservée à l’amiral durant son séjour.
Madame Bartelot sourit.
– Rassurez-vous, ma chérie, dit-elle. Nous ne bougeons pas d’ici mais il est grand temps que nous
aménagions cet endroit à notre goût.
Anne sourit à son tour.
– Vous avez raison ! Il me tarde de retirer quelques-unes de ces poteries grimaçantes en haut du grand
escalier. J’ai l’impression qu’elles me narguent à chaque fois que je passe.

– Alors debout ! reprend sa mère. Nous n’avons pas de temps à perdre.


Un peu plus tard, Anne et madame Bartelot se retrouvent dans le vaste hall de la maison.
– Par où commençons-nous ? demande Anne à sa mère.
Madame Bartelot a déjà réfléchi à la question.
– Nous ne pouvons toucher aux pièces de réception. C’est là qu’ont lieu toutes les visites officielles, le
mobilier présent doit y rester. En revanche les autres pièces…
Anne ne se le fait pas dire deux fois. Elle fonce vers la porte d’entrée et attrape l’énorme plaque ronde
émaillée ornée d’un horrible dragon et posée en travers du seuil.
– Depuis notre arrivée, je rêve d’ôter cette chose affreuse de l’entrée, dit-elle en soufflant sous le poids
de la plaque. Je ne comprends pas comment on peut penser accueillir quelqu’un convenablement en lui
barrant le passage avec…
Anne n’a pas le temps de terminer sa phrase. Une vieille femme au service de l’amiral et de sa famille
surgit à côté d’elle et lui retire la plaque des bras. D’ordinaire, l’objet serait sans doute beaucoup trop lourd
pour elle, mais la domestique semble animée d’une force surhumaine. Elle repose alors la plaque à sa place,
devant la porte d’entrée et se met à réciter des prières et à s’incliner plusieurs fois devant l’étrange objet.
– Diêm ! l’appelle madame Bartelot un peu sèchement. Que faites-vous ?
La vieille femme s’incline encore plusieurs fois devant la plaque émaillée et relève enfin la tête ; elle a
l’air terrifié.
– Que se passe-t-il ? lui demande la femme de l’amiral d’une voix plus douce cette fois-ci.
La pauvre Diêm a du mal à trouver ses mots. Quand elle parle enfin, Anne comprend qu’elle vient de
toucher à l’une des protections de la maison, objet de toutes les attentions du personnel indochinois. Cet
énorme disque en émail est un coupe-makoui chargé d’éloigner le makoui, un esprit malfaisant.
– Le makoui ne sait marcher que tout droit, explique Diêm quand elle a recouvré son calme. Le
coupe-makoui en travers de la porte l’empêche d’entrer dans la maison car le mauvais esprit ne fera pas de
détour pour le contourner.
C’est d’une simplicité et d’une logique déconcertantes. Anne sourit en imaginant l’esprit stupide faire
demi-tour en rouspétant.
– Ne souriez pas, mademoiselle Anne, lui dit Diêm sur un ton de reproche. Toucher au coupe-
makoui porte malheur…
II

Saigon, quatre mois plus tard

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Mardi 24 janvier 1933

Échauffourées autour d’une fumerie à


Saigon
a lutte contre la drogue s’intensifie. personnes arrêtées tard dans la
L Les autorités françaises ont décidé
de la fermeture d’une nouvelle
soirée. Les autorités françaises
soupçonnent les revendeurs
fumerie d’opium à cholon, le quartier d’opium d’entretenir ce climat de
chinois de saigon. Les réactions à cette tension en fournissant de la drogue
annonce ont été immédiates et violentes. – et des armes sans doute aussi –
Un petit groupe d’opiomanes a tenté aux consommateurs en échange de
d’entrer de force dans l’établissement leur collaboration. Le ton monte du
gardé par les militaires, qui en côté des trafiquants mais les
interdisaient l’accès. Certains étant autorités coloniales refusent de se
armés, quelques coups de feu ont été laisser intimider et restent très
échangés et plusieurs mobilisées.
Philippe Couturier

L’amiral Bartelot pose le journal à côté de sa tasse de petit déjeuner. Il retire ses lunettes en écaille et se
frotte les yeux.
– Quelque chose ne va pas, papa ? lui demande Anne assise en face de lui.
La jeune fille observe le visage soucieux de son père, les rides profondes qui se sont creusées sur son
front.
L’amiral se redresse et rechausse ses lunettes avec un sourire rassurant ; il n’aime pas afficher ses états
d’âme.
– Non, Anne. Ce n’est rien.
– De mauvaises nouvelles ? insiste-t-elle en montrant le journal du regard.
– Pas vraiment, soupire son père. Enfin, pas plus que de coutume.
– Les trafiquants ? interroge la jeune fille, qui sait combien le sujet préoccupe la communauté
française en ce moment.
L’amiral Bartelot hoche la tête. Il hésite puis se lance dans un compte-rendu détaillé de la situation.
Anne sourit : elle raffole de ces petits déjeuners avec son père qui lui parle de la colonie, des affaires, de la
France et des nouvelles du monde. Il est six heures et demie du matin. Le père et la fille sont seuls. Madame
Bartelot dort encore. Si elle s’écoutait, Anne dormirait elle aussi, mais depuis leur arrivée à Saigon, elle a
pris l’habitude de se réveiller tôt deux ou trois fois par semaine pour le seul plaisir d’un court tête-à-tête
avec son père. L’amiral est souvent parti ou retenu par ses obligations. Sans ces petits déjeuners, Anne ne le
verrait presque jamais.
À dire vrai, la situation n’est pas brillante. Après avoir longtemps profité du trafic d’opium dont elle
gérait la fabrication et la vente, la France a accepté de lutter contre la propagation de cette drogue comme
la plupart des autres pays dans le monde. Seulement, son changement d’attitude ne plaît pas à tout le monde
et les trafiquants de drogue, que la situation aidait à s’enrichir, se montrent de plus en plus nerveux et
agressifs. Plusieurs fumeries ont été reprises de force, des hommes ont été enlevés et ont fait l’objet d’odieux
chantages, et le gouvernement de la colonie reçoit chaque jour des menaces plus explicites.
– Avez-vous été menacé ? demande Anne, inquiète.
Son père secoue la tête.
– Pas personnellement, rassurez-vous. Mais je reste très en vue, et vous et votre mère aussi, ajoute-t-il
alors que son front se plisse de nouveau.
L’amiral Bartelot n’est pas homme à se laisser intimider et malgré les protestations de son entourage, il
continue d’aller avec pour seule escorte son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Hubert Le Baratoux. En
revanche, il ne prend rien à la légère dès lors qu’il s’agit de sa famille. Désormais madame Bartelot ne se
déplace jamais sans être accompagnée d’un jeune officier de marine chargé de veiller à sa sécurité. Quant à
Anne, son père l’a confiée aux bons soins du vieux Hô, le meilleur chauffeur de la marine française à
Saigon.
Hô est au service de la marine depuis des années. Tout le monde le surnomme le « vieux » Hô à
cause de ses cheveux gris et de sa peau parcheminée mais il a juste quarante ans. Les années semblent avoir
pesé deux fois plus sur lui. Sa frêle silhouette entretient elle aussi l’illusion de son grand âge, mais plus d’un
marin se souvient encore de la cuisante tannée qu’il a prise à vouloir défier le chauffeur. Hô excelle dans les
arts martiaux. L’amiral peut être rassuré au sujet de la sécurité de sa fille : son chauffeur est le plus efficace
des gardes du corps.
L’amiral avale la fin de son thé et repose sa tasse sur la table.
– Et vous ? Quel est votre programme aujourd’hui ? demande-t-il à sa fille. Vous rendez-vous au
dispensaire ?
Anne secoue la tête.
– Pas cette fois-ci. Nous attendons un nouvel arrivage de plumes en métal pour vacciner les enfants. Le
médecin m’a promis qu’il me montrerait comment les utiliser pour inciser la peau et faire pénétrer le
produit, mais il ne pensait pas les recevoir aujourd’hui. J’irai sans doute un peu plus tard dans la semaine.
Anne s’arrête en pensant aux enfants qui viennent au dispensaire se faire soigner. À son arrivée à
Saigon, elle a très rapidement proposé ses services pour assister les médecins sur place. Elle trouvait là un
moyen de s’occuper et de se sentir utile. De plus, cela l’aiderait à préparer un éventuel diplôme d’infirmière.
Elle ne s’attendait sûrement pas à voir tant de mauvaises blessures, de plaies dangereusement infectées ou
d’enfants si mal nourris. Chacun de ses passages au dispensaire lui fait mesurer à quel point elle est
privilégiée.
– Qu’allez-vous faire alors ? l’interroge à nouveau son père.
– Quelque chose de beaucoup plus futile ! répond Anne en plaisantant. Nous allons visiter le marché
aux fleurs, au nord de Saigon. J’en ai entendu tant de bien. Je veux découvrir toutes les richesses de ce beau
pays ! ajoute-t-elle avec fougue.
Son père jette un œil à sa montre et se lève. Il est temps de partir.
– Faites attention à vous, dit-il simplement en posant sa main sur la tête de sa fille. Je ne m’en
remettrais pas s’il vous arrivait quelque chose.
III

Un peu plus tard

– Stooop !
Le chauffeur écrase la pédale de frein de toutes ses forces. Les pneus crissent sur le gravier de la route.
L’automobile dérape, fait une embardée sur le côté et menace de basculer dans le fossé. Heureusement, le
pilote redresse les roues d’un habile coup de volant. La voiture s’immobilise dans un nuage de poussière.
Les mains crispées sur le volant, le chauffeur baisse la tête en soufflant de soulagement. Il a évité la
catastrophe de peu.
La vieille demoiselle de Kermanec assise à l’arrière redresse avec dignité son chapeau bordé de
mousseline blanche. Elle somnolait lorsque Anne a hurlé. Son cri puis les écarts de la voiture l’ont tirée de
sa rêverie en sursaut.
– Qu’est-ce que… commence-t-elle en se tournant vers sa ravissante voisine.
Anne est ravissante en effet. Des cheveux roux portés court, une peau très blanche, des yeux d’un
fascinant vert clair, un nez petit et droit, une bouche fine mais bien dessinée. Une vraie gravure de mode…
qui s’ignore ! Car Anne, à seize ans, n’est pas du genre à jouer les coquettes ou à s’éterniser devant un miroir.
D’ailleurs, pour l’heure, elle est à mille lieues de toute considération esthétique. Son joli minois est tendu et
les ailes de son nez frémissent de colère. Oui, vraiment, elle est ravissante mais c’est bien là le cadet de ses
soucis.
– Vous n’êtes pas mon chauffeur ! lâche-t-elle enfin d’une voix sourde.
L’homme assis à l’avant du véhicule tressaille imperceptiblement.
– Vous n’êtes pas mon chauffeur ! répète Anne en tentant d’analyser au mieux la situation.
L’automobile est arrêtée en rase campagne. Anne n’aperçoit aucune habitation à la ronde et il n’y a pas
âme qui vive. L’endroit est désert. Les propos de son père sur les trafiquants de drogue et le climat de plus
en plus tendu dans la colonie lui reviennent à l’esprit.
« C’est le lieu idéal pour une agression ou un enlèvement », pense-t-elle aussitôt.
– Que se passe-t-il ? s’impatiente mademoiselle de Kermanec qui ne comprend pas la raison de cet
arrêt brutal.
Anne se tourne vers elle et lui répond avec le plus grand calme en désignant l’homme qui conduit.
– Cet homme n’est pas notre chauffeur.
– Vous souffrez de la chaleur ? reprend la vieille dame, qui est sourde comme un pot.
Anne pince les lèvres et se tait. Elle préfère ne pas inquiéter celle qui est devenue son amie et une
véritable alliée.
Monsieur et madame Bartelot ont choisi mademoiselle de Kermanec pour être le chaperon de leur
fille durant tout leur séjour en Indochine. Elle leur a été recommandée en France par des amis qui leur ont
vanté sa respectabilité et sa morale parfaite. Dès leur première rencontre avec la demoiselle, les parents
d’Anne ont été persuadés du juste jugement de leurs amis. Mademoiselle de Kermanec a tout de la vieille
dame respectable en effet : le chignon bien rangé, la silhouette sèche, les lèvres pincées et l’œil sévère. Elle a
fait très grande impression à monsieur et madame Bartelot, qui se sont empressés de lui proposer une
coquette somme d’argent en échange de ses précieux services, convaincus que son sérieux et son grand âge
viendraient à bout des velléités aventureuses de leur fille. Ils se sont trompés…
Ce que les parents d’Anne ignorent, c’est que la pauvre mademoiselle de Kermanec ne doit son allure
si austère qu’à la triste vie qu’elle menait jusqu’alors. Si son chignon est impeccable, c’est qu’elle n’a jamais
eu le loisir de se décoiffer en dansant le charleston en vogue à l’époque. Ses lèvres sont pincées de n’avoir eu
aucune occasion de sourire à personne, sa seule compagnie étant sa mère malade depuis des années. Sa
silhouette n’a pas trouvé le temps de s’épaissir car elle menait une vie frugale. Quant à ses yeux, les parents
d’Anne y ont lu de la sévérité quand d’autres y verraient de l’ennui.
C’est donc confiants que monsieur et madame Bartelot ont embauché la vieille dame, qui s’est révélée
bien vite être le chaperon idéal… pour leur fille. Très dure d’oreille, elle ne comprend pas toujours ce
qu’Anne lui demande et accepte sans se méfier chacune de ses propositions. Ce n’est souvent qu’une fois
dans l’action qu’elle réalise ce qui se passe. Mais alors, loin de regimber et de s’offusquer, elle prend part à
tout sans hésitation et en éprouve même beaucoup de plaisir. Les situations rocambolesques dans lesquelles
elle se retrouve parfois la changent agréablement de ce qui faisait son triste quotidien.
Rien que durant leur voyage depuis Marseille, Anne et elle ont inspecté les cales du bateau qui les
conduisait à Saigon, caché un chiot dans leur cabine malgré les instructions de quarantaine, dîné en cachette
dans les cuisines du navire et parcouru le pont de nuit, en pleine tempête. Mademoiselle de Kermanec
découvre ce que vivre veut dire et elle ne donnerait sa place pour rien au monde. Quant à Anne, elle
apprécie cette grande liberté. Bien entendu, il s’agit là de leur secret, et un secret bien gardé. Anne ne fait
pas la moindre critique à l’encontre de la vieille demoiselle, craignant que ses parents ne la renvoient en
Bretagne et ne lui trouvent une remplaçante beaucoup moins téméraire. De son côté, mademoiselle de
Kermanec continue de faire bonne figure en soignant son apparence de vieille femme revêche. Seule Anne
la connaît suffisamment maintenant pour remarquer que sa taille s’épaissit doucement avec la bonne
nourriture qu’on leur prépare, que ses yeux pétillent désormais de malice et que ses lèvres sourient plus
souvent qu’elles ne font la grimace. Reste le chignon qui est encore impeccable, mais cela ne saurait durer
bien longtemps.

– Pardonnez-moi d’avoir crié, s’excuse finalement Anne. Ce ne sont pas des manières.
La vieille dame sourit et agite sa main devant son visage pour s’éventer un peu.
– Vous avez raison, allons prendre l’air.
Elle tapote sur l’épaule du chauffeur.
– Arrêtez-vous s’il vous plaît !
Puis réalisant que l’auto est déjà immobile depuis un moment, elle rit de son étourderie, ouvre la
portière et sort sur le bord de la route.
– Aaah ! soupire-t-elle d’aise en posant son regard sur la campagne environnante. Que j’aime
l’Indochine !
Si Anne était moins préoccupée par l’identité de son chauffeur, elle s’extasierait certainement sur la
beauté du paysage avec son amie. Tout en Indochine est si magnifique. Mais pour le moment, la jeune fille
doit tenter de découvrir qui est son chauffeur et ce qu’il lui veut. Loin de la paralyser, ce sentiment de
danger diffus l’électrise. Anne est comme son père, elle se laisse peu facilement impressionner. Seule enfant
du couple Bartelot, la jeune fille a été l’objet de toutes les attentions de l’amiral, qui a toujours refusé qu’elle
se contente de couture et de musique. Certes, il a veillé scrupuleusement – et il continue de le faire – à ce
que sa fille soit élégante et aimable en société, mais il lui a également appris à monter à cheval, à chasser, à
dépecer un lapin ou bien à manier la pelle et la pioche. Et Anne a adoré cela. Cette éducation a développé
son goût de l’aventure – un peu trop sans doute diraient ses parents – et son sens de la débrouillardise.

Sur le siège du conducteur, le chauffeur garde la tête obstinément baissée. Il réfléchit sans doute à la
meilleure façon de procéder maintenant qu’il est démasqué. Pour Anne, il s’agit de réagir avant lui. Les
idées se bousculent dans sa tête. Elle n’a rien dans son sac pour se défendre. Elle avise alors celui que
mademoiselle de Kermanec a laissé sur la banquette à côté d’elle. Sans quitter le chauffeur du regard, Anne
y glisse la main dans l’espoir de trouver quelque chose. Ses doigts rencontrent un objet long et froid. Elle les
replie tout autour et tire du sac un stylo en argent que mademoiselle de Kermanec ne quitte jamais. Anne le
serre fort dans sa main puis, retenant son souffle, elle le presse contre la nuque du chauffeur. Ce dernier se
raidit instantanément. Il relève la tête et son visage se fige en une expression d’effroi. Anne a du mal à cacher
sa surprise alors qu’elle le découvre dans le petit miroir du rétroviseur. Toute à ses affaires d’opium, elle s’est
figuré que le chauffeur serait un Chinois, membre de l’une des organisations de trafic de drogue. Or
l’homme qu’elle a devant elle ne ressemble pas du tout à un Chinois.
Avant son arrivée en Indochine, Anne n’avait jamais croisé un seul asiatique dans son petit village
breton loin de tout. Aussi, durant ses premières semaines à Saigon, tous les Indochinois qu’elle croisait la
fascinaient. Il lui semblait qu’ils se ressemblaient tous : les cheveux noirs et raides, la peau cuivrée, les yeux
en amande. Puis, à force de les côtoyer, elle a découvert une incroyable diversité de traits et appris à
reconnaître les caractéristiques des uns et des autres. Le chauffeur par exemple est trop brun de peau pour
être chinois, ses traits sont réguliers et plus fins, ses yeux moins étirés. Il est annamite, c’est certain.
Curieusement, cette constatation la rassure. Son père lui a dit de se méfier en priorité des Chinois mais pas
des Indochinois annamites.
– Qui êtes-vous ? demande-t-elle d’une voix incroyablement calme. Et que me voulez-vous ?
Comme l’homme ne répond pas, Anne presse un peu plus le stylo sur sa nuque.
– Qui êtes-vous ? répète-t-elle.
– Sinh, dit-il enfin dans un souffle.
« C’est bien ma chance, pense Anne. Il ne parle pas le français. »
Mais alors l’homme reprend d’une voix qu’il veut plus ferme.
– Je m’appelle Sinh.
Il s’apprête à ajouter quelque chose quand mademoiselle de Kermanec se penche à la portière.
– Venez vous dérouiller un peu les jambes, Anne. Ces voyages en voiture me paraissent toujours
interminables.
Anne escamote d’un geste rapide le stylo en argent qu’elle tient contre la nuque du chauffeur, le glisse
dans le sac de son chaperon et se tourne en souriant :
– Non merci, mademoiselle. Je préfère rester à l’intérieur.
– Vous voulez arriver à l’heure ! traduit la vieille avec un air désolé. Mais bien sûr. Vous avez raison.
Ne nous attardons pas. Il serait trop bête d’arriver après la fin du marché.
Ce disant, elle se glisse à l’intérieur du véhicule en grimaçant un peu à cause de ses rhumatismes et fait
signe au chauffeur.
– Vous pouvez repartir, lui lance-t-elle d’un ton enjoué. Et ne traînez pas en route !
Profitant de ce que cette intrusion détend subitement l’atmosphère, le chauffeur ne se fait pas prier. Il
passe une vitesse et l’automobile bondit en avant.
IV

Sinh sent peser sur lui le regard insistant de sa passagère. Elle ne le quitte pas des yeux, deux yeux verts
que l’on dirait taillés dans la même pierre que le petit éléphant de jade offert par le père du garçon à sa mère
pour leur mariage.
Le jeune homme reste concentré sur la route pour tenter de se faire oublier. S’il amène Anne où il
doit sans encombre, peut-être tout se passera-t-il bien.

Sinh savait que prendre la place de son père était dangereux et qu’il risquait à tout moment de se faire
démasquer, mais il n’avait pas le choix.
« Ceux que je véhicule à longueur de journée ne s’intéressent presque jamais à moi », lui répète
souvent son père.
Pourtant il a fallu que Sinh tombe sur l’exception qui confirme la règle. Non seulement Anne s’est
intéressée à son chauffeur mais, pire encore, elle l’a confondu. D’ailleurs le garçon ne comprend toujours
pas comment la jeune fille qu’il conduit a deviné qu’il n’était pas son chauffeur habituel. Ne lui répète-t-on
pas sans cesse qu’il est tout le portrait de son père ? La même taille, la même silhouette musclée et anguleuse,
les mêmes traits malgré la différence d’âge. Et pour parfaire cette ressemblance, Sinh s’est aspergé la tête de
farine de riz, ce matin en s’habillant. Ses cheveux trop noirs ont immédiatement pris la même teinte grise
que ceux de son père. Il a veillé aux moindres détails, enfilé des gants blancs pour dissimuler ses mains à la
peau trop lisse, pris soin de ne jamais redresser la tête, ni même de parler. En vain. Sinh ignore ce qui l’a
trahi…

Tout avait pourtant bien commencé. Un bon chauffeur sait rester de marbre en toute circonstance. Il
se contente de conduire et de se faire parfaitement oublier au point d’être considéré comme l’un des
éléments du véhicule. Sinh a fait siennes ces règles de discrétion. Il s’est si bien glissé dans le rôle du volant
ou du siège avant qu’il a vraiment l’impression d’être devenu l’un d’eux pour ses passagères. Il se sent
transparent. Enfin, il se sentait… Car jusqu’à il y a quelques minutes, il ne s’en sortait pas trop mal.
Pourtant ce n’est pas l’envie qui lui manque de s’intéresser à ses deux voyageuses. C’est la première fois
que Sinh approche d’aussi près la communauté française et sa curiosité est dévorante. Bien sûr il y a Bà
Joséphine, son ancienne maîtresse d’école, qui est française, mais elle vit depuis si longtemps parmi les
Indochinois qu’elle a adopté leurs coutumes et est devenue une des leurs. Rien à voir avec tous ces
Occidentaux habillés de blanc qui circulent en automobile et ne se déplacent presque jamais seuls. Les plus
jeunes en particulier sont toujours accompagnés d’un adulte qui les surveille de près.
– On appelle ces adultes des « chaperons », lui a expliqué son père un jour.
– Cela signifie-t-il que les jeunes Français font tant de bêtises qu’il faut toujours les garder à l’œil ? a
rétorqué le jeune homme.
Quelle étrange habitude ! Depuis qu’il est en âge de marcher tout seul, Sinh court partout sans la
surveillance de quiconque. Il est libre comme l’air et c’est ce qui lui plaît.
Tout en conduisant, Sinh a pu étudier un peu ses passagères à la dérobée. Il y a une jeune fille et une
dame âgée. Sinh sait par son père que mademoiselle Anne, la plus jeune, est la fille du nouvel amiral et
qu’elle a seize ans, presque comme lui. Le garçon est très intrigué par son physique, si éloigné des canons de
beauté asiatique. Ses cheveux roux lui rappellent une assiette de nouilles au paprika ! Quant à sa peau si
blanche, Sinh se demande s’il n’est pas possible de voir à travers. Il lui trouve les yeux trop ronds malgré leur
couleur extraordinaire, le nez trop pointu – petit certes mais vraiment trop pointu – et les lèvres
inexistantes. Sa voix, en revanche, lui plaît : elle est vive et on y entend toujours une pointe d’amusement. Il
faut dire qu’il y a de quoi rire. Depuis leur départ de l’hôtel de la Marine, Sinh écoute la jeune fille parler
avec mademoiselle de Kermanec et il a dû prendre sur lui plus d’une fois pour ne rien laisser paraître. La
vieille demoiselle ne semble entendre que la fin des phrases qu’on lui adresse. Elle y répond au petit
bonheur la chance, avec l’espoir sans doute que cela tombe à propos. C’est très rare que sa réponse soit
adéquate mais cela ne semble pas déranger le moins du monde la fille de l’amiral. Sinh la soupçonne même
d’en jouer un peu.
Mais à présent, le silence dans la voiture est glacial. Sinh sent que mademoiselle Anne scrute le
moindre de ses mouvements et cela le rend terriblement nerveux. Quand mademoiselle de Kermanec est
intervenue, il a eu le temps de voir que la jeune fille n’avait pas d’arme en réalité, mais il sait à présent qu’elle
ne manque pas de courage. Il ignore quelle sera sa réaction à l’arrivée et il craint déjà de devoir annoncer
une mauvaise nouvelle à son père. Pour ne pas y penser maintenant, Sinh se concentre sur la route. Il ne
faudrait pas, en plus, qu’ils aient un accident !
V

– Regardez ! Nous arrivons ! crie soudain mademoiselle de Kermanec en frappant au carreau de la


vitre.
Anne, qui fixe le chauffeur pour surveiller le moindre de ses mouvements, sursaute et regarde sa
voisine.
– Nous arrivons, j’en suis certaine, reprend la vieille dame en montrant quelques vendeurs ambulants
au bord du chemin.
Ils sont trois ou quatre en effet, assis à distance les uns des autres, à présenter devant eux quelques
fleurs fraîches posées sur un carré de tissu à même le sol. Installés sur le bord de la route, leurs étalages de
fortune empiètent dangereusement sur la chaussée et le chauffeur doit ralentir. Anne se tourne alors vers la
fenêtre pour regarder à son tour. Plus l’automobile avance et plus le nombre de petits vendeurs augmente.
Mademoiselle de Kermanec a raison, ils sont presque arrivés.
– Mais alors… pense-t-elle en dévisageant de nouveau le chauffeur à l’allure impénétrable.
Il n’a donc rien fait d’autre que de l’amener exactement là où elle souhaitait aller. Anne ne comprend
pas. Elle se penche en avant.
– Qui êtes-vous ? répète-t-elle à l’adresse du chauffeur.
– Je m’appelle Sinh, répond-il de nouveau.
Il hésite puis se lance :
– Je suis le fils de Hô, dit-il très vite. Mon père est souffrant depuis hier soir, j’ai pris sa place. Je ne
voulais pas vous faire peur.
Sa voix est profonde, son timbre franc. En parlant, le chauffeur s’est redressé et la regarde dans le
miroir du rétroviseur. Ses yeux en amande, très noirs, la fixent sans ciller. Son regard ne la fuit pas, au
contraire. Il n’a rien à cacher.
« Il dit la vérité », pense aussitôt Anne.
– Mais pourquoi n’en avoir rien dit ? s’étonne-t-elle tout haut.
Sinh n’a pas le temps de répondre. Mademoiselle de Kermanec les coupe une fois encore :
– Arrêtons-nous, s’il vous plaît. Je veux tout voir !
La vieille dame ressent une excitation de petite fille. Toutes ces fleurs et toutes ces couleurs lui
rappellent son jardin potager et elle veut pouvoir en profiter au maximum. En Bretagne, mademoiselle de
Kermanec cultivait les fleurs, les herbes et les légumes dans le grand potager à l’arrière du manoir de sa
mère. Ce jardin était toute sa vie, sa récréation, l’endroit où elle oubliait qu’elle avait sacrifié sa jeunesse
pour s’occuper de sa maman malade. Mademoiselle de Kermanec passait ainsi de longues heures à sarcler la
terre, bouturer, tailler, arroser, planter, semer… Aussi quand les parents d’Anne sont venus la trouver pour
lui proposer de chaperonner leur fille, elle a hésité à quitter son potager. Depuis la mort de sa mère, c’était
la seule chose qui lui donnait encore envie de se lever chaque matin. Mais une ultime attaque de limaces
dans ses salades l’a décidée. Sa vie valait mieux que des rangées de tomates ou des radis bien dodus ! Si elle ne
voulait pas terminer aussi aigrie que l’un de ses cornichons, elle devait s’en aller et commencer une autre vie.

Le chauffeur avise un renfoncement sur le côté et s’apprête à se garer quand Anne le retient.
– Continuez un peu s’il vous plaît, lui ordonne-t-elle.
Puis se tournant vers mademoiselle de Kermanec, elle lui dit :
– Nous sommes encore loin du marché aux fleurs il me semble. Mieux vaut avancer encore sinon nous
aurons trop à marcher.
– Le marché ? Oui, il faut nous arrêter ! insiste la vieille dame.
– C’est encore loin, répète Anne d’une voix plus forte.
– J’ai bien vu que c’était dans le coin, s’agace mademoiselle de Kermanec. Je suis sourde mais pas
aveugle !
Anne soupire en souriant. Sourde, son amie l’est vraiment beaucoup. La jeune fille redresse la tête et
voit le chauffeur qui sourit lui aussi.
– Bon arrêtez-vous, s’il vous plaît, lui dit-elle alors. Mais suivez-nous de près. Je doute que nous ayons
le courage de faire la route en sens inverse au retour.

Anne et sa compagne descendent de la voiture quelques mètres plus loin. Le nombre de marchands de
rue a encore augmenté et aux fleuristes ambulants s’est ajoutée une myriade de vendeurs en tout genre. Au
milieu des étals de fleurs colorés, des marchands de soupe ou de friandises proposent leurs mets dans des
bols qu’ils lavent ensuite dans un seau d’eau à côté de leur siège. Ça sent la viande, le bouillon de légumes, la
friture, le maïs grillé et toutes sortes de parfums de fleurs. L’air est saturé d’odeurs exotiques qui enchantent
les narines d’Anne. La France lui paraît si loin…
La jeune fille s’approche d’un vendeur de petits pains, qui propose aussi du thé. L’homme a installé ses
victuailles devant lui et il prépare de nouveaux petits pains qu’il fera cuire sur le brasero qu’il transporte au
bout d’un long bâton. Il travaille dans un nuage blanc de farine.
– Quelle est cette farine ? demande Anne à l’homme.
Ce dernier relève la tête et la regarde avec un grand sourire. Son visage est très beau et ses yeux
sombres en amande pétillent. Une fois encore Anne est saisie par la beauté et la gaieté de ce peuple qu’elle
côtoie depuis son arrivée en Indochine.
– Quelle est cette farine ? répète-t-elle en faisant quelques gestes pour tenter de se faire comprendre.
Sans quitter son sourire, l’homme s’incline alors plusieurs fois puis attrape un peu de farine qu’il tend
à Anne. Au toucher, elle ne ressemble pas à celle de blé.
– C’est de la farine de riz ? interroge la jeune fille.
Le vendeur fait de nouveau quelques courbettes en souriant. Son voisin, qui vend des graines de
sésame, prend alors la parole avec un très fort accent.
– Farine de riz, oui, dit-il en s’inclinant lui aussi.
– Merci beaucoup, répond Anne.
Elle s’incline à son tour pour remercier puis respire au-dessus de sa main. Cette odeur de farine, c’est
exactement celle qu’elle a remarquée en entrant dans la voiture tout à l’heure. Anne a été frappée par une
odeur inconnue qui n’était ni celle de l’eau de Cologne fleurie de mademoiselle de Kermanec, ni celle un
peu poivrée du vieux Hô. Quand Anne s’est rendu compte qu’elle provenait pourtant du vieux chauffeur,
elle a alors remarqué qu’il n’était pas celui qui l’accompagnait d’ordinaire. La jeune fille se tourne vers la
voiture qui les suit au pas. Le chauffeur a les yeux fixés sur elle et Anne détourne rapidement la tête.
À côté d’elle, mademoiselle de Kermanec s’extasie sur tous les étals de fleurs. Roses, chrysanthèmes,
pivoines, hibiscus, amaryllis… Il y en a de toutes les couleurs et de toutes les formes.
– Comment s’appelle celle-ci ? interroge-t-elle chaque fleuriste ambulant qui lui répond toujours par
un sourire aimable.
Et quand le hasard fait que l’un des vendeurs parle le français, c’est au tour de la vieille demoiselle de
s’incliner en souriant aimablement : elle n’entend les mots qu’à moitié et s’invente donc une botanique
imaginaire.

Soudain, tandis que les deux Françaises sont penchées au-dessus d’un étal de fleurs de lotus, un
homme surgit à vélo de derrière la voiture. Au milieu de toutes ces couleurs extraordinaires, le blanc des
tenues des deux Européennes saute immédiatement aux yeux. L’homme les remarque aussitôt. Il envoie
valser son vélo sur le bas-côté et se dirige sans hésitation vers elles, comme aimanté. Il a un teint blafard qui
tranche étrangement avec la peau habituellement dorée des Indochinois. Anne et sa dame de compagnie ne
voient pas l’homme qui se dirige vers elles. Lorsqu’il arrive à leur hauteur, il agrippe le bras d’Anne et le
presse sans ménagement.
– Aïe ! crie la jeune fille en se retournant pour voir qui l’agresse ainsi.
L’homme lui sourit de travers et presse un peu plus fort son bras. Son regard est vitreux et son front
couvert de sueur. Détail surprenant, il n’a qu’une oreille, la seconde étant réduite à l’état de moignon. Anne
grimace : cet homme est laid. Non, il est inquiétant plutôt. Il émane de lui quelque chose de malsain et de
menaçant.
– Piastres ! mugit-il.
Sa voix est pâteuse et Anne ne comprend pas tout de suite ce que l’homme lui veut.
– Piastres ! répète-t-il sur un ton plus pressant en tentant de plonger la main dans le petit sac que la
jeune fille porte à son bras.
« De l’argent, se dit Anne qui vient de comprendre. Il veut de l’argent. »
La jeune fille regarde autour d’elle. Personne n’a bougé et tout le monde scrute l’homme avec une
certaine crainte. La femme assise près de son étal de fleurs lui adresse un pauvre sourire, comme si elle lui
demandait d’accéder à la demande de cet homme pour qu’il reparte au plus vite.
Soudain, l’homme se redresse en hurlant. Il n’a pas vu venir le coup et il se prend les reins en criant de
douleur. Sinh, le jeune chauffeur, est arrivé par-derrière et lui a asséné un formidable coup de poing dans le
bas du dos. Il se tourne alors vers Anne.
– Montez dans la voiture, mademoiselle, lui dit-il d’une voix ferme. Et vous aussi, ajoute-t-il à l’adresse
de mademoiselle de Kermanec qui, toute à ses fleurs, ne s’est aperçue de rien.
Anne hésite. Après tout cet homme ne voulait qu’un peu d’argent, elle peut bien lui en donner et
poursuivre son chemin. Mais quand il se redresse, revenu de sa surprise, son visage est déformé par la colère.
Il fait un pas en avant, l’air menaçant. Anne se ravise, attrape le bras de son amie et la tire vers la voiture.
– Mais que… s’indigne mademoiselle de Kermanec.
Elle aperçoit alors l’homme qui la fusille du regard, laisse tomber la brassée de fleurs de lotus qu’elle
s’apprêtait à acheter et grimpe dans la voiture aussi vite qu’un lapin. Anne sourit malgré elle en constatant
que sa vieille amie garde des jambes de jeune fille quand elle en a besoin.
Les deux femmes à l’abri, Sinh bondit dans le véhicule et tourne la clé de contact. La voiture hoquette
et tarde un peu à démarrer. L’homme s’approche de la portière. Anne abaisse le système de verrouillage et
presse son chauffeur.
– Dépêchez-vous !
Enfin la voiture démarre et se dégage rapidement de la foule. L’homme lui court après, puis se ravise,
retourne à son vélo, l’enfourche et poursuit l’auto un moment. On devine à son visage tordu de colère le
flot d’insultes qu’il adresse aux deux Occidentales. Enfin, il abandonne et s’arrête, menaçant de son poing la
voiture de loin.
Après un long silence, Anne regarde le chauffeur dans le rétroviseur et lui sourit.
– Merci, dit-elle.
– Quel épouvantable individu ! s’exclame mademoiselle de Kermanec. Avez-vous vu son teint ignoble
et blafard ? Il était sans doute malade.
– C’était un fumeur d’opium, la renseigne Sinh osant prendre la parole sans permission.
– Une furie d’homme, oui, acquiesce la vieille dame.
Anne frissonne. C’est la première fois qu’elle voit un drogué. Sinh la rassure.
– Ne vous inquiétez pas, il n’en voulait qu’à votre argent. Cet homme était en manque.
– En manque ? interroge Anne.
Sinh s’assombrit. L’image de son cousin Phan en proie à une crise de manque lui revient
instantanément en mémoire. Il revoit ses traits crispés par la douleur, son front ruisselant de sueur, ses mains
secouées de tremblements. Sinh secoue la tête pour chasser cette vision et répond d’une voix neutre :
– Lorsque les effets de l’opium disparaissent, le corps réclame plus de drogue. La personne droguée est
si mal qu’elle n’aspire qu’à une seule chose : trouver de nouveau de la drogue pour se calmer.
Le jeune homme fronce les sourcils tout à coup et demande :
– Il ne vous a rien volé au moins ? s’inquiète-t-il.
Anne ouvre précipitamment son sac à main et en inspecte le contenu.
– Non, dit-elle après quelques secondes. J’ai toujours mes papiers et mon porte-monnaie est là
également. En revanche, j’ignore ce qu’est ceci, ajoute-t-elle en sortant une petite boîte ronde en métal. Je
n’ai rien mis de tel dans mon sac.
En apercevant l’objet, Sinh tressaille.
– De l’opium ! murmure-t-il.
VI

Anne regarde la petite boîte avec une curiosité non feinte. Voici donc ce qui déchaîne tant de passions
depuis de longues semaines. Elle tente de l’ouvrir pour regarder à quoi ressemble ce fameux opium mais la
boîte est scellée.
– Qu’est-ce que c’est ? lui demande mademoiselle de Kermanec. Est-ce ce que vous avez acheté sur le
marché ?
– Non, répond Anne. J’ai trouvé cela dans mon sac à l’instant.
– Un onguent ? s’étonne mademoiselle de Kermanec. J’ignorais que vous cherchiez de la pommade.
Les fleurs ont des vertus si extraordinaires…
La vieille dame s’arrête et regarde par la fenêtre un court instant. Les étals de fleurs sont toujours aussi
nombreux tout autour de la voiture. Elle se tourne alors vers sa voisine et lui sourit.
– Cela ne me regarde pas mais peut-être puis-je vous conseiller vous savez. J’ai quelques connaissances
en botanique moi aussi.
Anne la dévisage sans comprendre.
– De quoi souffrez-vous ? poursuit mademoiselle de Kermanec.
Anne hausse les sourcils, elle ignore totalement de quoi son amie veut parler.
– Votre pommade, reprend la vieille dame. C’est pour quoi ?
– Mais il n’est pas question de pommade, rétorque Anne. Pour être franche…
– Vous avez raison, la coupe mademoiselle de Kermanec. Gardez votre peau blanche et protégez-la
bien du soleil. Vous êtes si ravissante ainsi.
Anne lève les yeux au ciel, désespérée de ne pas pouvoir se faire mieux comprendre de son amie. Son
regard croise celui de Sinh dans le rétroviseur. Ses yeux sourient. Ce dialogue surréaliste l’enchante.
– Souhaitez-vous retourner au marché ? demande alors Anne d’une voix forte pour changer de sujet.
– Bien sûr ! s’exclame sa vieille amie. Je n’ai pas eu le temps de voir tout ce que je voulais. Nous
sommes parties si vite.
Anne se penche alors vers Sinh pour le prier de s’arrêter un peu plus loin.
– L’homme ne nous rejoindra pas, dit-elle.
Son ton est assuré mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter :
– N’est-ce pas ?
– Oui, mademoiselle Anne, répond Sinh. Nous sommes loin. L’homme va chercher une autre proie
maintenant.
– Parfait ! Alors arrêtez-vous, s’il vous plaît.
Sinh ralentit puis stoppe la voiture au milieu de la chaussée.
– Vous pouvez descendre, dit-il. Je vous suivrai avec la voiture comme tout à l’heure.
– Merci, murmure Anne, reconnaissante.
La jeune fille n’a pas vraiment peur mais elle doit s’avouer que la présence de son chauffeur la rassure
tout à fait. La réaction de celui-ci quand elle a été agressée l’a mise en confiance. Elle est certaine désormais
qu’il ne lui fera pas de mal.
– Nous descendons, dit-elle à mademoiselle de Kermanec. La voiture nous suivra.
– Oui, oui, ça ira, lui répond son amie. Mais pouvez-vous dire à la voiture de nous suivre ?
Anne plisse les lèvres, amusée.
– Ce sera plus pratique pour y déposer nos achats, continue la vieille Bretonne sans même attendre
une réponse.
Sur ces mots, elle ouvre la portière et sort de la voiture. Anne s’apprête à la suivre quand Sinh la
retient.
– Mademoiselle Anne ?
– Oui, répond-elle en s’arrêtant un pied au-dehors.
– Il est préférable que vous laissiez votre… « pommade »… dans la voiture. Donnez-la moi, je vais la
cacher. Si un policier vous arrêtait, vous auriez du mal à lui expliquer ce que fait cette boîte dans votre sac.
Vous risqueriez d’aller au-devant de sérieux ennuis.
Anne rit doucement.
– Il n’oserait pas, souffle-t-elle en quittant le véhicule. N’oubliez pas que nous sommes dans une
voiture officielle. Mon père est l’amiral de Saigon.
VII

Assis derrière son bureau, Philippe Couturier regarde sa montre. Il a promis à son rédacteur en chef
un nouvel article pour La Dépêche de Saigon et il sèche lamentablement. Il n’a plus d’idée, rien qui l’inspire
et lui donne envie de saisir sa plume qu’il a pourtant si alerte. Les quelques mondanités du moment ne
l’intéressent pas. L’arrivée du prochain navire américain n’est que pour le lendemain et, quand bien même,
il en a assez de couvrir toujours les mêmes événements avec l’accueil des marins, les cérémonies d’usage, les
bals organisés dans les plus grandes demeures de la ville. Il devra se résoudre néanmoins à écrire quelques
lignes là-dessus car les lecteurs de La Dépêche ne comprendraient pas, mais Philippe a envie d’autre chose.
Certes il y a aussi les tensions autour du trafic d’opium qui sont au cœur de l’actualité, mais même sur ce
sujet, les choses ne bougent pas beaucoup. En tout cas, pas assez au goût du jeune homme. Les événements
se suivent et se ressemblent. La colonie sévit et les trafiquants ripostent. Les forces coloniales punissent, les
opiomanes menacent. C’est une sorte de jeu du chat et de la souris où celui qui gagne un point un jour le
perd le lendemain.
Soudain, le jeune homme se lève. Il faut qu’il bouge ! Il n’en peut plus de rester là dans l’espoir qu’une
idée lumineuse lui traverse l’esprit. Il a besoin de s’aérer, de se perdre dans les rues de Saigon pour trouver
l’inspiration.
Philippe aime cette ville plus que beaucoup d’autres Occidentaux. Il y est né, il y a vingt-deux ans,
après que ses parents sont arrivés en Indochine avec le secret désir de faire fortune dans la vente de latex, qui
sert à faire le caoutchouc. La fortune n’a pas été au rendez-vous. Non pas que le latex ne se vendît pas bien.
Au contraire. Il était très profitable et l’est encore aujourd’hui. Mais les parents de Philippe ont rapidement
préféré s’occuper des populations locales plutôt que de leurs arbres. Ils ont maintenu leur activité de
production à un niveau juste suffisant pour vivre et faire vivre ceux qu’ils aidaient. Leur trésor a donc été
tout autre que celui qu’ils envisageaient au départ. Plutôt que de l’or, ils ont amassé des sourires, plutôt que
de brasser de l’argent, ils ont guéri les corps. Ils ont monté des écoles et plusieurs dispensaires pour soigner
les malades.
Philippe attrape le chapeau beige mou accroché derrière son bureau, son carnet de notes, un crayon,
et quitte la pièce d’un pas pressé. À peine sorti, il est saisi par le bruit de la ville. Les rues de Saigon sont
pleines de vie. À toute heure de la journée, des marchands ambulants les sillonnent et apostrophent les
passants pour leur proposer leurs services. Parfois, des paniers dégringolent des fenêtres des maisons au bout
d’une corde pour remonter chez leur propriétaire un bol de riz gluant ou un gâteau. Un peu plus loin, dans
le quartier chinois, les joueurs de mah-jong passent leur journée dehors à frapper les pièces de leur jeu sur
de petites tables ou à même le sol.
Juste au pied du petit immeuble où travaille Philippe, une vendeuse de soupe l’accoste avec familiarité.
– Bonjour Philippe !
– Huong ! s’exclame le jeune homme. Que fais-tu ici ?
– Je t’attendais.
– Pourquoi donc ?
– J’espérais que tu me demanderais en mariage aujourd’hui, répond la jeune fille, espiègle.
Philippe sourit. Il connaît Huong et il sait bien qu’elle n’épousera jamais un « long nez » comme lui.
C’est ainsi que les Indochinois appellent les Blancs dans leur dos. Son prince charmant, si tant est qu’il
existe, sera annamite comme elle ou ne sera pas. Huong n’aime pas les Blancs qui ont envahi son pays et s’y
comportent comme s’ils en étaient les propriétaires. Seuls Philippe et ses parents trouvent grâce à ses yeux
car ils ne sont pas comme les autres. Lorsque sa mère vivait encore, elle travaillait avec celle de Philippe dans
un de leurs dispensaires. À sa mort, Huong s’est retrouvée démunie, avec un père malade et cinq petits
frères et sœurs. Les parents de Philippe lui ont proposé de les loger et de les nourrir. La jeune fille, très fière,
a refusé. Certes, aujourd’hui, elle habite une minuscule maison construite par monsieur et madame
Couturier mais, chaque semaine, elle leur apporte de l’argent pour en payer le loyer. C’est elle aussi qui
subvient aux besoins de sa famille en faisant d’innombrables petits travaux. Instruite, elle pourrait sans
doute travailler dans l’administration coloniale mais Huong ne veut pas en entendre parler. Elle préfère
garder sa liberté plutôt que de dépendre de « l’envahisseur ». Alors Huong fait des ménages chez les riches
Chinois, vend de la soupe dans la journée, tresse des paniers, récupère du verre cassé ou bien vend les
journaux à la sauvette. Elle promène sa longue natte noire et sa silhouette menue partout dans Saigon, à
l’affût de tout ce qui pourrait lui permettre d’améliorer son quotidien et celui de sa famille. À force
d’arpenter la ville, elle est devenue sans le vouloir le meilleur informateur de Philippe.
Qu’il la rencontre juste au moment où il est en panne d’inspiration ne pouvait pas mieux tomber.
– Tu as quelque chose pour moi ? lui demande-t-il en fouillant dans ses poches pour y trouver de quoi
acheter une soupe à son amie.
Jamais Huong n’a demandé d’argent à Philippe pour les informations qu’elle lui fournit
régulièrement. Et jamais Philippe n’oserait lui en proposer de peur de heurter son immense fierté. Alors,
sans que l’un et l’autre n’aient jamais convenu de rien, le même rituel s’est instauré entre eux. Tandis que
Huong raconte ce qu’elle a vu, Philippe lui achète une soupe, un journal ou une galette en fonction de la
marchandise de son amie.
– La police contrôle les grands axes et toutes les entrées dans la ville, révèle Huong en plongeant sa
louche dans la marmite fumante posée à ses pieds.
– Je le sais, dit Philippe. Ils veulent saisir de la drogue.
– Les gens grognent, ajoute Huong. Il paraît que plus personne ne peut entrer ou sortir de la ville.
Même les longs nez sont fouillés…
Philippe hausse un sourcil, vivement intéressé.
– Ah bon ?
– Oui. Personne n’échappe au contrôle, poursuit Huong en veillant à ne pas renverser de soupe
partout. C’est à croire qu’ils soupçonnent enfin les longs nez de tremper eux aussi dans le trafic de drogue.
Philippe tend les mains pour attraper le bol de soupe brûlant. Il souffle longuement dessus avant de
plonger ses lèvres dedans. Tandis qu’il réfléchit, il regarde Huong avec les yeux dans le vague.
– Tu as raison, dit-il enfin. Je crois que je vais aller faire un tour du côté des barrages. Qui sait s’ils ne
feront pas une grosse prise devant moi…
Il ajoute en rendant le bol de soupe vide à son amie :
– Tu m’as toujours porté chance.
Puis tandis qu’il s’éloigne, Huong soupire en regardant disparaître la silhouette du jeune homme au
milieu de la foule. Quel dommage qu’il soit un long nez ! Elle est sûre que s’il était annamite, elle serait
amoureuse de lui.
VIII

Une grosse heure après avoir déposé les deux femmes, c’est une voiture débordante de fleurs qui
quitte le marché pour Saigon. Anne et surtout mademoiselle de Kermanec ont acheté des brassées de
plantes qui embaument dans l’habitacle.
– Êtes-vous certaine d’avoir assez de place dans votre chambre pour toutes ces fleurs ? demande Anne
à son amie. Vous en avez acheté énormément.
– Oui, votre maman sera satisfaite, répond la vieille dame. Quand elle a su que nous allions au marché,
elle m’a demandé de lui prendre des fleurs pour les bouquets de la maison. Elle tient à ce que la soirée
organisée pour les Américains demain soit irréprochable.
Pour une fois, et par hasard, mademoiselle de Kermanec a répondu à la question d’Anne, qui sourit.
– Maman vous a chargée des bouquets ? reprend-elle en criant presque.
– Oui et je suis enchantée. Et d’ailleurs si je m’en sors bien, votre mère m’a proposé de fleurir la
maison chaque semaine. Ce n’est pas moi qui irai acheter les fleurs mais elle s’en remet à moi pour le choix
des espèces. Elle m’a dit qu’elle enverrait quelqu’un de la maison au marché quand il faudra les remplacer.
– Cela vous rappellera votre potager.
– Diêm est trop âgée, c’est vrai. Je crois que votre mère demandera à quelqu’un de plus jeune.
La vieille dame s’arrête un instant, contemple les fleurs qui l’entourent et soupire en regardant sa jeune
compagne.
– Vous savez, cela me rappelle un peu mon potager…

Soudain, la voiture ralentit. Sinh aperçoit au loin un attroupement au milieu de la route et il lui paraît
plus prudent de réduire la vitesse de son véhicule.
– Un problème ? demande Anne en regardant dans la même direction que lui.
– Non, mademoiselle Anne, répond ce dernier. Mais il y a du monde arrêté là-bas.
– Sommes-nous encore loin de Saigon ?
– Nous y arrivons tout juste.
Dehors, en effet, les premières petites maisons de la ville s’alignent le long des champs et des chemins.
Bientôt, elles se resserreront de plus en plus au bord de la route pour former les premières vraies rues de la
ville.
– N’est-ce pas des uniformes que nous voyons ? demande Anne en plissant les yeux.
Sinh crispe ses mains sur le volant et baisse légèrement la tête.
– Ce doit être un contrôle, reprend Anne.
Son père, l’amiral Bartelot, lui a expliqué ce matin que la police coloniale multipliait les contrôles sur
tout le territoire pour tenter d’appréhender des trafiquants de drogue. Elle espère ainsi les décourager de
transporter de la drogue à travers tout le territoire.
– Qu’est-ce que c’est ? s’informe à son tour mademoiselle de Kermanec qui s’étonne de la vitesse
réduite de l’automobile.
Anne lui répond, les yeux rivés sur Sinh qui s’est enfoncé un peu plus dans son siège :
– Un contrôle.
– Vous dites ?
Anne se tourne vers elle et répète plus doucement :
– C’est sans doute un contrôle de police.
Mademoiselle de Kermanec hoche la tête, satisfaite.
– Vous avez raison de ralentir si la route glisse, dit-elle. Je n’ai jamais eu trop confiance en ces engins.
L’automobile est une formidable invention mais, Dieu, que c’est dangereux !
Se déplacer en automobile est l’une des grandes découvertes de ce voyage à l’autre bout du monde
pour la vieille demoiselle bretonne. Quand elle a quitté la France, il n’y avait encore qu’une seule voiture
dans son petit village, voiture dans laquelle elle avait eu l’occasion de monter une fois. Le médecin,
l’heureux propriétaire de la machine, lui avait proposé un jour de la conduire dans la grande allée du
manoir pour lui faire éprouver le confort et la vitesse de son véhicule. Mademoiselle de Kermanec en a
gardé un souvenir empreint d’effroi car le docteur conduisait en zigzag pour éviter les trous et les bosses du
chemin, qui risquaient d’abîmer la carrosserie de sa voiture. Arrivée au bout de l’allée, mademoiselle de
Kermanec avait poliment décliné la proposition de faire le chemin en sens inverse et avait préféré rentrer
chez elle à pied.

D’un geste rapide de la main, Sinh enfonce un peu plus profondément la casquette de son père sur sa
tête.
– Ne vous inquiétez pas, lui souffle Anne. Personne ne vous reconnaîtra. Regardez, mademoiselle de
Kermanec ne s’est toujours aperçue de rien.
Sinh n’est pas convaincu : Anne, elle, a bien su le démasquer.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Anne poursuit :
– C’est l’odeur de la farine de riz que vous avez mise sur vos cheveux qui m’a interpellée. Sans elle, je
croirais toujours que vous êtes le vieux Hô.
Sinh se tourne vers elle légèrement et la regarde sans comprendre. Anne rit et pointe son doigt sur le
bout de son nez.
– Aucune odeur n’échappe à mon nez, explique-t-elle, espiègle. Je n’y peux rien, c’est comme cela.
Et elle ajoute après un court silence :
– Vous n’avez pas la même odeur que votre père.
Sinh n’en revient pas. C’est son odeur qui l’a trahi ! Quelle étrange jeune fille…
– Ils ne vous reconnaîtront pas, reprend-elle avec assurance. Et puis, ils repérerons tout de suite notre
voiture officielle. Je suis la fille de l’amiral Bartelot. Ils nous laisseront passer sans même nous arrêter.
Anne a parlé un peu vite. Alors que la voiture arrive à hauteur du petit attroupement, un homme en
uniforme surgit devant le véhicule et lui fait signe de s’arrêter. Sinh presse le frein tandis qu’Anne ouvre la
fenêtre de sa portière et se penche au-dehors.
– Je suis la fille de l’amiral Bartelot, dit-elle avec un grand sourire au policier.
Il est annamite et sa peau foncée tranche avec le blanc immaculé de son uniforme. Il porte la main à
son chapeau colonial qui le protège du soleil et la salue.
– Veuillez nous laisser fouiller la voiture, mademoiselle, dit-il avec un fort accent.
Anne sourit de plus belle.
– Vous faites erreur. Ceci est une voiture officielle. Je suis attendue à l’hôtel de la Marine, mon père
est l’amiral Bartelot.
Mais le policier ne semble rien entendre. Il fronce les yeux et Anne remarque une petite cicatrice le
long d’un de ses sourcils.
– Pouvez-vous sortir de votre automobile, mademoiselle, s’il vous plaît, reprend-il. Nous avons ordre
de fouiller tous les véhicules.
Anne n’en croit pas ses oreilles. Avant qu’elle ait le temps de s’indigner davantage, le policier ouvre la
portière de la voiture et lui demande une nouvelle fois de descendre. Puis il se penche vers l’intérieur et
s’adresse à Sinh.
– Coupe le moteur ! lui ordonne-t-il sans ménagement. Et sors aussi. Madame, ajoute-t-il à l’adresse
de mademoiselle de Kermanec, pouvez-vous descendre ?
C’était inutile de demander à la vieille dame de sortir à son tour. En constatant que sa jeune protégée a
quitté le véhicule, elle s’apprêtait justement à la suivre. Il ne sera pas dit qu’elle prend son rôle de chaperon à
la légère.
– Que se passe-t-il ? lance-t-elle d’une voix forte en sortant de la voiture.
– Madame, la renseigne le policier, ceci est un contrôle de police.
Mademoiselle de Kermanec lève les yeux au ciel.
– Je sais que la route glisse ! On me l’a déjà dit. Mais est-il besoin de faire tant de manières ?
Un peu décontenancé, le policier ne sait comment réagir. Il hésite. C’est alors qu’un homme se
détache du petit groupe de policiers à quelques pas de là.
– Mademoiselle Bartelot ! s’écrie-t-il en s’avançant vers la jeune fille.
Anne relève la tête en entendant cette voix familière.
– Lieutenant Le Baratoux ! s’exclame-t-elle à son tour. Quelle chance de vous voir ici ! Pouvez-vous
dire à cet homme qui je suis ?
L’aide de camp de son père lui lance un sourire plein de miel et se tourne vers le policier qui vient de
faire sortir la jeune fille.
– Tout est en règle, lui dit-il. Il s’agit de la fille de l’amiral.
En même temps qu’il parle, l’aide de camp lance des regards insistants à Anne, qui n’y prête pas
attention. Elle a fait la connaissance du lieutenant Hubert Le Baratoux en arrivant à Saigon. Il vit dans la
capitale indochinoise depuis plusieurs années et sa maîtrise de la langue annamite en fait un précieux allié
pour les différents amiraux qui se succèdent à la tête de la colonie française. En deux mois à peine, le
lieutenant est devenu indispensable au père d’Anne, lui permettant d’aller au contact de la population sans
un interprète local et, donc, de résoudre les problèmes plus rapidement et plus facilement. L’amiral ne tarit
pas d’éloges sur son aide de camp, plein de qualités à son avis et fort bel homme, ce qui ne gâche rien.
Hubert Le Baratoux n’est pas très grand mais il émane de sa silhouette musclée une impression de sécurité
et de puissance. Ses yeux sont très bleus, ses cheveux châtains coupés court, sa mâchoire est presque carrée et
son front haut. Pourtant ce charme indéniable laisse Anne indifférente, sans doute parce qu’elle ne peut
penser à lui sans l’associer immédiatement à son père.
– Merci, lieutenant, répond simplement la jeune fille.
Elle s’apprête à rejoindre sa voiture quand le policier s’interpose.
– Pardon, mademoiselle, mais les ordres sont de fouiller toutes les voitures, les charrettes et chaque
voyageur qui passe par cette route.
Anne lui sourit aimablement.
– Eh bien, je dirai à mon père que vous remplissez admirablement vos obligations.
– Non, mademoiselle, s’excuse le policier.
– Pardon ? s’étonne Anne.
Le policier s’incline. Il semble de plus en plus mal à l’aise et jette parfois des regards pleins
d’inquiétude vers le lieutenant Le Baratoux. Pourtant, il tient bon.
– Les ordres sont formels : ils disent toutes les voitures, répète-t-il.
– J’ai bien entendu, s’agace Anne.
– Suffit ! lance le lieutenant Le Baratoux.
– Je dois donc fouiller votre voiture, poursuit le policier, inflexible.
– Voyons ! s’indigne le lieutenant. Je prends sur moi de laisser cette jeune fille passer sans être
contrôlée.
Anne le remercie d’un bref mouvement de tête.
– Je suis désolé, continue le policier. Ce n’est pas possible.
– Votre insistance vous coûtera cher ! s’offusque l’aide de camp.
Anne pince ses lèvres. Le ton du lieutenant sonne faux. Il surjoue les chevaliers servants pour lui
prouver son zèle.
– Qu’y a-t-il ? demande soudain mademoiselle de Kermanec qui ne saisit rien à la conversation depuis
le début.
La vieille dame n’est pas d’un naturel très patient. De surcroît, elle n’aime pas beaucoup Hubert Le
Baratoux. Elle le trouve trop sûr de lui et sa suffisance l’exaspère.
– C’est un contrôle de police, mademoiselle, lui répond l’aide de camp en parlant très fort car il
connaît les problèmes d’audition de son interlocutrice. Cet homme veut fouiller la voiture.
– Un contrôle de police ? s’étonne cette dernière en se tournant vers Anne.
Anne hoche la tête.
– Que cherche-t-il ? lance de nouveau mademoiselle de Kermanec, en parlant fort elle aussi.
– De l’opium, répond le lieutenant Le Baratoux.
Mademoiselle de Kermanec le toise, un sourire ironique sur les lèvres.
– Vous pouvez lui dire, monsieur, qu’il tient là une belle brochette de suspects, lui dit-elle en
désignant Anne ainsi qu’elle-même.
Le lieutenant ne relève pas la pique.
– Mademoiselle, reprend-il à l’intention d’Anne. J’ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour vous. Je
ne suis qu’un officier de la marine. Acceptez-vous que cet homme fouille la voiture ?
Anne soupire.
– Faites ! lâche-t-elle. Mais dépêchez-vous !
Le policier claque les talons, appelle un confrère et se penche à l’intérieur de la voiture. Les fleurs les
agacent dans leur recherche. L’un d’eux éternue même après avoir mis son nez dans trop de pollen. Anne ne
peut s’empêcher de s’en amuser. Après tout, ils l’ont bien mérité. Lorsque la fouille est enfin terminée, la
jeune fille s’apprête à remonter dans sa voiture quand le policier l’arrête de nouveau.
– Je dois voir vos sacs aussi ! dit-il.
IX

Anne tend son petit sac de mauvaise grâce au policier qui met tant d’ardeur à remplir sa mission. Cette
situation lui paraît ridicule mais elle ne veut pas mettre son père dans l’embarras en ne se pliant pas aux
ordres du pouvoir en place. Il n’empêche, ces hommes voient bien que mademoiselle de Kermanec et elle
n’ont pas l’air de trafiquantes. D’ailleurs, elle ne savait même pas à quoi ressemblait l’opium avant… À
l’instant où cette pensée lui traverse l’esprit, Anne pâlit. La boîte ! La petite boîte d’opium qu’elle a
découverte tout à l’heure est encore dans son sac ! Elle ne l’a pas donnée à son chauffeur comme il le lui
suggérait en arrivant au marché !
Au même moment, un sourire victorieux se dessine sur les lèvres du policier qui a plongé la main dans
son sac. Il vient de découvrir la petite boîte d’opium en question et cette prise semble le ravir. Sans un mot,
il la sort du sac de la fille de l’amiral et la montre à son collègue. Le même sourire de satisfaction illumine le
visage du second policier. À côté d’Anne, Sinh est d’une pâleur de mort. Mademoiselle de Kermanec ne
comprend rien puisqu’elle est persuadée qu’il s’agit là de pommade. Quant à Anne, elle a la gorge sèche tout
à coup.
– Mademoiselle ? l’interroge le policier.
Debout à côté d’elle, le lieutenant Le Baratoux ne cache pas sa surprise lui non plus. Il ouvre un peu
trop grands les yeux et la bouche, et mime un peu trop l’indignation, mais il est certain que cette découverte
le laisse sans voix.
– Je… Euh… bafouille Anne. C’est cet homme, au marché…
La jeune fille perd pied. Elle qui ne voulait pas mettre son père dans l’embarras se retrouve dans une
situation tout à fait inconfortable qui, si elle se sait, risque d’avoir des conséquences désastreuses sur la
carrière de l’amiral.
– Dites-le-lui ! supplie Anne en regardant son chauffeur qui pique du nez. L’homme ! Au marché !
Mais Sinh est terrorisé à l’idée d’être mêlé à cette histoire. Si l’aide de camp de l’amiral découvre qui il
est, son père perdra son emploi sur-le-champ. Pire encore, on risque de l’accuser de trafic de drogue et
d’avoir profité de la fille de l’amiral pour faire passer de la marchandise. Bien sûr, les quantités sont
minimes, les preuves inexistantes, mais quel poids pourraient avoir Sinh et sa famille face au représentant de
la marine nationale. Honteux et pétrifié, Sinh se tait et baisse la tête un peu plus. Anne, juste à côté de lui,
plisse le nez en sentant l’odeur de sueur amère qui se dégage de lui. Il sent la peur ! La jeune fille a pitié de
lui ; elle n’insiste pas. À côté d’elle, mademoiselle de Kermanec recommence à s’impatienter.
– Votre homme s’intéresse à la pommade de cette jeune fille ? demande-t-elle ironique.
Le lieutenant Le Baratoux ne sait que dire. La vieille demoiselle n’a apparemment aucune idée de la
découverte qui vient d’être faite dans les affaires de sa protégée.
– Non ! répond-il. Mais la fille de l’amiral…
– C’est un scandale en effet ! se fâche la vieille dame. Ceci n’a que trop duré !
Elle a élevé la voix, attirant les regards sur elle. Dans un petit groupe, plus loin, un jeune homme avec
un chapeau mou lève les yeux. Depuis plus d’une heure il interroge les passants qui viennent d’être contrôlés
et jauge leur état d’esprit face à ces fouilles systématiques. Il n’a rien trouvé de bien palpitant mais il ne
désespère pas. Philippe Couturier s’excuse auprès de ses interlocuteurs et s’avance lentement. Il n’est pas sûr
de lui mais il lui semble avoir reconnu la fille de l’amiral, qu’il a aperçue à plusieurs reprises lors de
cérémonies officielles.
« Ils contrôlent effectivement tout le monde », pense-t-il.
– Laissez-nous repartir maintenant ! ordonne mademoiselle de Kermanec. Ou bien j’en parlerai au
père de cette demoiselle.
Le lieutenant Le Baratoux paraît se ressaisir à l’évocation de son supérieur. Il attrape la petite boîte
dans la main du policier et la glisse dans la poche de son uniforme.
– Je m’en charge, dit-il vivement. Je me charge d’avertir son père.
Puis il pousse Anne Bartelot et son chaperon dans la voiture, fait signe au chauffeur de reprendre sa
place au volant et s’installe à ses côtés.
– Je m’en charge, répète-t-il à l’adresse du policier avant de claquer la portière.
Puis il ajoute à l’intention du chauffeur :
– Retournez à l’hôtel de la Marine, Hô. Et pas un mot de tout ceci à personne.
Sinh hoche la tête, soulagé à l’idée de ne pas avoir été reconnu. Il tourne la clé de contact et embraye.
La voiture tousse puis démarre et s’éloigne sans que le policier n’ait rien fait pour l’en empêcher et
récupérer sa prise.
« Si seulement l’autorité du lieutenant Le Baratoux avait été aussi efficace dès le début… », pense
désespérément Anne.
– Personne n’en saura rien, rassurez-vous, susurre alors le lieutenant en se tournant vers elle.

– Que s’est-il passé ? demande Philippe Couturier qui s’est approché et regarde la voiture s’éloigner.
Le policier auquel il vient de s’adresser reste muet.
– C’était la fille de l’amiral Bartelot, n’est-ce pas ? poursuit Philippe sur un ton détaché. Elle ne
semblait pas très heureuse que vous la contrôliez elle aussi.
Le policier le regarde avec méfiance. Philippe Couturier lui sourit et lui parle en annamite. Bien
souvent, cette seule attention suffit à délier des langues. Pas cette fois-ci pourtant.
– Je n’ai rien à vous dire, marmonne l’homme sur la défensive.
Le journaliste le dévisage attentivement. Une perle de sueur roule sur le front du policier, glisse le long
de la cicatrice qu’il a au-dessus de l’œil puis s’accroche à son sourcil. Philippe Couturier n’est pas dupe :
ceux qui n’ont rien à lui dire sont souvent ceux qui en savent le plus long. Pour lui, c’est une évidence, cet
homme sait quelque chose. Reste à découvrir quoi.
X

Debout à la fenêtre de son bureau, l’amiral Bartelot observe rêveusement les allées et venues des
domestiques annamites. Il doit écrire son discours de bienvenue pour le navire américain qui accoste
demain à Saigon et cette formalité l’ennuie.
« Chers amis et alliés, murmure-t-il sans enthousiasme. Au nom de la France et de la marine française,
c’est avec joie que
je… »
L’amiral Bartelot soupire. Quel pensum ! Il déteste les discours. Il est un homme de terrain et non de
représentation. Il aime être au milieu de ses hommes et partir en mission. Au lieu de cela, à Saigon, il doit
régulièrement accueillir des délégations étrangères, organiser des repas avec les autorités locales, visiter les
personnalités incontournables de la région. Ces multiples mondanités lui sont chaque fois plus pénibles
mais il ne peut, hélas, s’y soustraire. Il représente la marine française et cet honneur implique également des
devoirs, aussi désagréables lui semblent-ils.
Dehors, des domestiques indochinois s’activent autour des magnifiques palmiers en pots qui ornent la
terrasse. Certains fourragent dans la terre des grosses jardinières, d’autres inspectent les troncs avec
attention. La première fois que l’amiral Bartelot les a vus agir ainsi, il s’en est étonné. Désormais il s’est
habitué à voir les palmiers débarrassés de leurs fourmis avant chaque réception. Que ne ferait-on pas pour
éviter aux invités d’être colonisés par ces minuscules bestioles alors qu’ils discutent aimablement au-dehors !
Un peu plus loin, des femmes nettoient les terrasses avec de grands balais de feuillage. D’autres installent des
torches devant le magnifique hôtel particulier. Elles brûleront demain toute la nuit, baignant le jardin et le
bâtiment d’une lumière dorée.

Une voiture s’avance dans l’allée et vient s’arrêter devant le perron. L’amiral sourit : voici sa fille chérie
qui rentre du marché aux fleurs. Par réflexe, il regarde sa montre. Onze heures et demie. C’est bien ce
qu’elle avait annoncé. Depuis que la pression des trafiquants de drogue se fait plus forte, l’amiral exige de sa
femme et de sa fille qu’elles lui communiquent leur emploi du temps chaque semaine. En cas de problème,
ce qu’il redoute, il pourra réagir plus vite et saura où les trouver. Son aide de camp, le lieutenant Le
Baratoux, ainsi que son secrétaire particulier connaissent également les moindres déplacements de ces
dames. L’amiral les a autorisés à prendre toute décision concernant la sécurité de sa fille et de sa femme si
jamais il s’absente ou s’il n’est pas joignable.
La portière avant de la voiture s’ouvre et l’amiral Bartelot reconnaît non sans étonnement la silhouette
du lieutenant Le Baratoux justement. Que fait-il dans la voiture de sa fille ? N’a-t-il pas dit qu’il devait
s’absenter aujourd’hui pour affaire personnelle ? L’amiral fronce les sourcils et regarde son aide de camp
ouvrir la portière arrière de la voiture avec empressement. Se pourrait-il que le lieutenant, connaissant
l’emploi du temps de la jeune fille, ait trouvé un moyen de croiser son chemin « par hasard » ? Ou alors
l’aurait-il directement accompagnée au marché aux fleurs sans l’en avertir lui, son père ? L’amiral Bartelot
observe sans complaisance les gestes prévenants que son aide de camp a pour sa fille. Son cœur de père se
serre.
Il s’écarte vivement de la fenêtre, traverse son vaste bureau d’un pas décidé et ouvre la porte un peu
plus brusquement qu’il ne l’aurait souhaité. Lorsque le lieutenant Le Baratoux, sa fille et mademoiselle de
Kermanec entrent dans le vestibule, il les attend en haut de l’escalier, la mine renfrognée.
– Lieutenant ! appelle-t-il d’un ton sec.
Le lieutenant Le Baratoux se fige et lève la tête vers son supérieur. Sa gêne apparente irrite un peu plus
le père d’Anne.
– Amiral ? répond-il d’une voix mal assurée.
– Je croyais que vous deviez prendre votre journée pour affaire personnelle, lâche l’amiral.
L’aide de camp lance un regard oblique à Anne, qui a à peine levé la tête vers son père. Elle se dirige
vers l’arrière de la maison où sa mère attend sans doute ses fleurs.
– C’est que… commence le lieutenant, embarrassé. J’ai rencontré votre fille par hasard.
L’amiral claque la langue, agacé. Il n’aime pas beaucoup qu’on lui raconte des histoires. Si son aide de
camp veut courtiser sa fille, il aime autant qu’il lui en parle directement et lui en demande l’autorisation
plutôt que de tourner autour d’elle en feignant de ne pas le faire exprès.
– Anne ? appelle-t-il alors.
La jeune fille s’arrête, pâlit et lève la tête.
– Oui, papa.
Si Anne pouvait disparaître, elle le ferait bien volontiers. La jeune fille n’aspire qu’à rejoindre sa mère
et penser à autre chose qu’aux tout derniers événements. Le lieutenant Le Baratoux lui a promis d’étouffer
cette affaire, qu’elle voudrait oublier. Elle lui a raconté son agression sur le marché aux fleurs. En lui narrant
la scène, il lui a semblé que ce pouvait être le drogué qui avait glissé la petite boîte d’opium dans son sac.
Peut-être avait-il peur d’être contrôlé ? Il espérait sans doute faire passer sa drogue grâce à elle sous le nez de
la police.
– Votre promenade au marché aux fleurs s’est bien passée ? lui demande l’amiral toujours en haut de
l’escalier.
– Oui, oui, bredouille Anne.
– Bonjour amiral ! lance alors mademoiselle de Kermanec.
L’amiral sourit en saluant la vieille Bretonne. Sa présence le rassure aussitôt : avec un tel chaperon, sa
fille ne risque pas grand-chose. Il n’empêche qu’il doit savoir quelles sont les intentions de son aide de camp.
L’amiral apprécie beaucoup le lieutenant Hubert Le Baratoux mais celui-ci est plus âgé que sa fille. Il doit
être pressé, quand Anne est encore si jeune. L’amiral n’a aucune envie de précipiter les choses.
– Lieutenant, dit-il alors, j’aimerais vous parler.
XI

L’amiral Bartelot n’est pas du genre à s’embarrasser de précautions. Il est direct et expéditif. À peine le
lieutenant Le Baratoux a-t-il refermé la porte de son bureau que l’amiral entreprend de découvrir la vérité.
– Lieutenant, je n’ai pas pour habitude de m’intéresser aux activités de mes hommes durant leurs
congés, commence-t-il sans préambule. Néanmoins, comme vous êtes en uniforme, et ce malgré le jour de
repos que vous m’avez demandé, je suis en droit de vous demander pourquoi.
Le lieutenant Le Baratoux se trouble un instant.
– C’est que…
L’amiral sourit et poursuit sans détour.
– Le prestige de l’uniforme, n’est-ce pas ! Les femmes aiment cela, vous avez raison, mais ma fille…
– Votre fille ? le coupe l’aide de camp.
– Oui, ma fille, reprend l’amiral. Je vous concède qu’elle est tout à fait ravissante.
Le lieutenant ne peut s’empêcher de sourire. C’est vrai que mademoiselle Bartelot est d’une grande
beauté. Une beauté atypique à cause de ses cheveux roux, mais captivante.
– Mais elle est jeune, très jeune, poursuit l’amiral.
Hubert Le Baratoux ouvre de grands yeux étonnés. Il ne s’attendait pas à une telle conversation avec
son supérieur.
– Quel âge avez-vous, lieutenant ?
– Euh, vingt-sept ans, hésite ce dernier.
– Anne n’en a que seize. Et en tant que père…
– Mais monsieur ! pardon, amiral. Vous vous méprenez, lance alors l’aide de camp.
L’amiral Bartelot relève un sourcil sévère. Son interlocuteur semble déstabilisé.
– Je ne… bredouille-t-il.
– Ne vous cherchez pas d’excuse. Les faits sont là.
– Les faits ?
L’amiral croise les mains dans son dos et commence à faire les cent pas dans son bureau.
– Vous me demandez un jour de congé et je vous retrouve dans la voiture de ma fille, précise-t-il. En
uniforme ! Avouez que j’ai de quoi m’étonner.
– Mais, s’écrie le lieutenant, ce n’est pas…
– Allons, l’encourage l’amiral. Vous oseriez me dire que vous avez vraiment retrouvé ma fille par
hasard.
Le lieutenant rougit, confirmant là les soupçons de l’amiral.
– Je vous promets, amiral, nous nous sommes effectivement retrouvés par hasard.
L’amiral sourit : son aide de camp est un piètre menteur.
– Au marché aux fleurs ?
– Non, non…
– Où alors ?
L’aide de camp hésite.
– À un poste de contrôle, avoue-t-il après un long silence.
L’amiral se raidit, étonné.
– Un poste de contrôle ?
– Oui, amiral, poursuit le lieutenant. Vous savez que la police coloniale inspecte toutes les voitures.
– Et que faisiez-vous là-bas ? interroge l’amiral à qui le mensonge paraît un peu gros.
– Je passais lorsque j’ai reconnu votre fille. Un policier insistait pour fouiller sa voiture.
L’amiral Bartelot hausse les épaules, peu convaincu.
– C’est ridicule, dit-il. Les hommes n’ont pas à fouiller la voiture de ma fille. C’est une voiture
officielle.
– C’est ce que je leur ai dit mais ils n’ont rien voulu entendre.
– Est-ce à dire qu’ils l’ont effectivement fouillée ? demande l’amiral avec une curiosité agacée.
Le lieutenant Le Baratoux hoche la tête.
– Oui. Et son sac aussi…
– Le sac de ma fille ! Mais c’est insensé !
– C’est bien ce qu’il m’a semblé.
L’amiral regarde son lieutenant d’un air soupçonneux.
– Et vous n’avez rien pu faire ? Vous m’étonnez…
L’aide de camp écarte les bras en secouant la tête.
– Je n’ai pu empêcher la fouille, répond-il. Mais…
Il hésite un instant, puis sous l’œil insistant de son supérieur, il ajoute, évasif :
– J’ai évité que l’affaire ne tourne mal…
L’amiral cesse de marcher et se tourne vers le jeune lieutenant. Il déteste les airs de mystère que celui-ci
se donne depuis tout à l’heure. Ne peut-il pas tout simplement lui dire si oui ou non il courtise sa fille ?
– Venez-en aux faits ! coupe-t-il sèchement.
Le lieutenant redresse alors la tête et respire profondément avant de plonger la main dans la poche de
son uniforme.
– Voici ce que les policiers ont trouvé dans le sac de votre fille, souffle-t-il en tendant la petite boîte
ronde à son supérieur. J’ai promis à votre fille que personne n’en saurait rien.
XII

Hubert Le Baratoux referme la porte derrière lui et se dirige vers l’escalier. Arrivé sur le palier, il
s’arrête pour respirer plus librement. Un sourire traîne sur ses lèvres. Il n’imaginait pas que les choses
prendraient cette tournure mais cela lui convient tout à fait. Apprenant l’histoire de la boîte d’opium,
l’amiral Bartelot a immédiatement crié au complot et il l’a chargé de mener l’enquête. Du coup, l’amiral en
a oublié tout ce qu’il lui reprochait quelques minutes plus tôt : le port de son uniforme un jour de congé, sa
rencontre intempestive avec sa fille, ses piètres excuses. Le lieutenant s’en tire sans explications
supplémentaires à donner et cela lui va bien.
« Je compte sur vous pour rester le plus discret possible sur cette affaire, lui a dit l’amiral. Personne ne
doit savoir. Et vous veillerez aussi sur ma fille. Je vous la confie, lieutenant. »
L’amiral lui a renouvelé sa confiance : c’est inespéré.

C’est d’un pas presque léger que l’aide de camp dévale les marches du grand escalier. Arrivé tout en
bas, il croise un jeune homme que l’on vient de faire entrer dans le hall en lui indiquant l’étage. C’est là qu’il
doit s’adresser au secrétaire de l’amiral Bartelot afin d’obtenir un rendez-vous avec ce dernier. Il est grand,
les cheveux bruns ondulés, la peau brunie par le soleil, le nez légèrement busqué et les yeux d’une étrange
couleur dorée.
– Lieutenant Le Baratoux ! le salue le nouvel arrivant avec une politesse exagérée. Comment allez-
vous ?
L’aide de camp pince les lèvres : il déteste ce journaliste qui fourre son nez partout.
– Monsieur Couturier, salue-t-il à son tour du bout des lèvres.
Philippe Couturier sourit moqueusement.
– Lieutenant, appelez-moi Philippe ! Nous nous connaissons depuis si longtemps.
Son ton n’est pas franc et l’aide de camp ne se laisse pas tromper. Ces deux-là se détestent
cordialement. Fins connaisseurs de l’Indochine tous les deux, leurs points de vue sont si opposés qu’ils ne
peuvent pas s’entendre.
Sans plus se soucier du lieutenant, Philippe Couturier gravit les marches deux à deux.
– Monsieur Couturier ! le rappelle l’aide de camp. L’amiral vous attend ?
– Non, répond le journaliste. Mais je vais de ce pas me faire annoncer par son secrétaire. Il s’agit d’une
urgence et l’amiral me refuse rarement une urgence.
– Je doute que l’amiral vous reçoive. Il est préo… très occupé, se reprend Hubert Le Baratoux. Peut-
être puis-je vous renseigner moi-même ? C’est à quel sujet ?
Philippe Couturier plisse les yeux et sourit d’un air faussement aimable. Il n’a pas l’habitude de faire
des confidences au sujet de ses articles à venir.
– Des détails à propos de l’arrivée des Américains demain, improvise-t-il.
– Je saurai sans doute vous les donner, insiste le lieutenant Le Baratoux. Inutile de déranger l’amiral
pour des futilités.
– Merci à vous, enchaîne Philippe Couturier en gravissant quelques marches supplémentaires. Mais je
préfère m’adresser directement à l’amiral.
Et il franchit les dernière marches qui le séparent de l’étage.
Le lieutenant grimace. Cet homme lui est profondément antipathique et il ne peut se résoudre à lui
faire confiance. Il lui semble qu’il cache toujours quelque chose.
XIII

– Anne, que faites-vous ?


Madame Bartelot regarde sa fille qui dresse rêveusement quelques fleurs dans un vase. Elle est si peu à
son affaire qu’elle n’a même pas remarqué que la plupart avaient la tête en bas.
– Anne, ma chérie, dit sa mère en approchant. Où étiez-vous partie ?
Anne secoue la tête et revient à la réalité. Quand elle regarde son bouquet, elle sourit.
– Pardon, maman. Je pensais à autre chose.
Madame Bartelot sourit.
« Ah la jeunesse ! pense-t-elle. Toujours dans la lune. »
Cela lui rappelle le temps où elle rêvait beaucoup elle aussi. Elle devait être à peine plus âgée que sa
fille la première fois qu’elle avait aperçu le beau Paul Bartelot. Il avait cinq ans de plus qu’elle et elle l’avait
trouvé superbe. Elle se souvient encore comme si c’était hier de son arrivée dans le salon de ses parents,
impeccable dans son bel uniforme d’élève officier de la marine. Son cœur avait bondi dans sa poitrine et,
bien qu’il lui ait à peine adressé la parole, elle avait immédiatement su qu’il était l’homme de sa vie.
– Vous rêviez… dit doucement madame Bartelot en regardant sa fille avec douceur.
Anne hoche la tête et retourne à ses bouquets et à ses pensées. Mais sa mère serait bien attristée de
savoir qu’elles n’ont rien de romantique. Anne ne pense à aucun jeune homme, encore moins à l’amour.
Toute son attention est focalisée sur les événements de la matinée. Elle se demande ce qu’elle doit faire.
Certes, le lieutenant Le Baratoux lui a promis de ne pas s’inquiéter. Il lui a certifié que personne ne
saurait rien de ce qui s’est passé au poste de contrôle, pas même son père. Pourtant, Anne n’a pas la
conscience tranquille. L’idée d’être protégée par le silence de l’aide de camp lui convient, d’autant qu’il met
aussi son père à l’abri d’un scandale, pourtant elle a du mal à supporter l’idée de devoir mentir à l’amiral.
« Je ne vous demande pas de lui mentir, lui a dit le lieutenant dans la voiture, sur le chemin du retour.
Seulement, vous n’êtes pas obligée de tout lui dire. »
Le ton de l’aide de camp se voulait réconfortant et Anne le bénit d’avoir été là au bon moment. Qui
sait ce qui se serait passé si elle s’était retrouvée seule face au policier lorsqu’il avait fouillé son sac. Elle
n’aurait sans doute pas pu empêcher le scandale d’éclater. À cette seule pensée, elle éprouve un immense
sentiment de reconnaissance envers le lieutenant.

Une odeur d’encens monte alors par la porte-fenêtre jusqu’aux narines de la jeune fille. C’est très
diffus mais Anne la reconnaît aussitôt. Depuis qu’elle est toute petite, Anne est d’une sensibilité extrême
aux odeurs. Madame Bartelot lui raconte souvent que, tout bébé, elle souriait quand sa mère utilisait de
l’eau de rose pour lui nettoyer le visage. Longtemps, Anne a cru qu’elle n’était pas normale car elle sentait
des choses que personne ne percevait autour d’elle. À l’âge de douze ans, à la suite d’une leçon sur les cinq
sens, elle étudia son nez sous toutes les coutures pour tenter de découvrir ce qui le rendait si sensible. Elle
eut beau passer des heures devant le miroir, elle ne lui trouva rien d’anormal. Il n’était ni plus long ni plus
large que les autres nez, ni plus grand ni plus gros. À bien y regarder, Anne le trouva d’ailleurs plutôt bien
fait : droit et petit, elle estima qu’il lui allait bien ! Alors, elle cessa de s’inquiéter à ce propos et s’évertua à se
trouver d’autres défauts mineurs, comme toutes les jeunes filles de son âge. Un temps ce fut ses mollets
qu’elle trouva trop ronds, et qu’elle continue de scruter sans complaisance, puis ce furent ses yeux qu’elle
rêvait d’avoir en amande comme sa mère ; très souvent c’est la couleur de ses cheveux qu’elle ne supporte
plus.

Anne s’approche de la grande baie qui donne sur l’arrière de la maison, pour découvrir d’où vient
cette odeur d’encens. La vieille Diêm est là qui dépose quelques fleurs que lui ont données madame
Bartelot et mademoiselle de Kermanec. Elle les installe sur un petit autel aménagé dans un coin de la cour,
non loin des cuisines où elle œuvre d’habitude. Un bâton d’encens brûle lentement sur l’autel.
Diêm a toujours vécu dans l’hôtel de la Marine car son père et sa mère, avant elle, travaillaient eux
aussi pour les représentants de la marine française. C’est dans les murs mêmes de l’édifice que ses parents se
sont éteints d’ailleurs, usés par toute une vie de travail. C’est pourquoi c’est ici également que la vieille
domestique leur rend hommage, parfois plusieurs fois par jour. Elle leur a dressé un petit autel dans un
endroit discret qui ne gêne personne, et elle vient leur apporter régulièrement quelques offrandes et brûler
de l’encens. Diêm est persuadée que d’honorer ses défunts parents lui attirera leur protection. Avant les
grands événements, comme demain l’arrivée des Américains, la vieille femme redouble d’offrandes et de
prières pour que tout se passe bien et qu’il n’y ait pas d’accrocs. Ces jours-là, elle pose même sur le petit
autel quelques cigarettes allumées parce que son père les aimait beaucoup ! Pour sa mère, elle apporte
plutôt des fleurs.
Anne sourit. Depuis que l’amiral et sa famille se sont installés dans l’hôtel de la Marine de Saigon, il
n’est pas un seul jour sans qu’elle découvre Diêm en train de faire des offrandes. Tout est l’occasion pour
elle d’invoquer ses ancêtres. Parfois aussi, elle se rend au temple pour prier. Chaque instant de sa vie bien
réglée est ponctué de petits rituels, de gestes exécutés le plus discrètement possible, de prières marmonnées.
L’incroyable sens religieux de la vieille femme surprend toujours Anne, qui va simplement à la messe
chaque dimanche pour suivre ses parents et qui prie de temps à autre. Pour elle, la religion est abstraite,
extérieure à son quotidien. Dieu est un être lointain, inaccessible, qu’elle a accepté dans sa vie parce que ses
parents le lui ont présenté comme une évidence, presque même comme une obligation.

– Anne ! appelle une nouvelle fois madame Bartelot. Vous ne nous aidez pas beaucoup.
Anne se détourne de la fenêtre.
– Oui, je viens, dit-elle avec un peu de mollesse dans la voix.
Mais sa mère se redresse.
– Votre présence n’est pas nécessaire, ma chérie, déclare-t-elle. Mademoiselle de Kermanec et moi
nous débrouillerons très bien sans vous. Vous pouvez nous laisser. Allez plutôt voir quelle tenue vous
porterez demain soir. Cela vous amusera sans doute plus, ajoute-t-elle avec malice.
– Merci maman, s’empresse de dire Anne en quittant la pièce.
À peine Anne a-t-elle refermé la porte derrière elle que madame Bartelot s’adresse à la vieille
Bretonne concentrée sur ses bouquets.
– Anne est étrange, lui dit-elle d’une voix forte. Avez-vous remarqué quelque chose qui expliquerait
son attitude ?
Mademoiselle de Kermanec plisse les yeux et se concentre avant de répondre au plus juste à ce qu’elle
croit être la question de sa patronne.
– Anne est un ange, oui, s’exclame-t-elle alors. Elle est si parfaite, si charmante…
– Pensez-vous qu’elle puisse être amoureuse ? continue madame Bartelot sans se formaliser outre
mesure de la réponse de la vieille dame.
La femme de l’amiral est comme sa fille, les propos décousus de mademoiselle de Kermanec l’amusent,
et la rassurent aussi. Avec un chaperon aussi dur d’oreille, elle est persuadée que sa fille ne pourra jamais
faire grand-chose qui soit trop risqué. Le grand âge de la Bretonne le lui interdirait.
– Et curieuse aussi, vous avez raison, poursuit la demoiselle comme si de rien n’était.
Cette fois-ci, pourtant, madame Bartelot aimerait obtenir quelques informations plus fiables sur sa
fille. Elle se rapproche de la vieille dame et lui parle plus fort, juste à côté de l’oreille.
– Pensez-vous que ma fille Anne puisse être amoureuse ?
Mademoiselle de Kermanec se redresse, très surprise. La question de la femme de l’amiral la surprend
tout à fait, d’autant plus qu’elle ne parlait pas du tout dans ce sens à l’instant.
– Amoureuse, dites-vous ? répète-t-elle pour se laisser le temps de réfléchir.
Mademoiselle de Kermanec passe le plus clair de son temps avec Anne et il ne lui a pas semblé que son
attitude avait changé en quoi que ce soit.
– Amoureuse ? Non je ne crois pas. Je ne vois pas. Elle ne me parle que de visiter Saigon et ses
environs. Du dispensaire aussi. Mais pas de jeune homme.
Mademoiselle de Kermanec s’arrête soudain et regarde madame Bartelot.
– À moins, s’excuse-t-elle, qu’elle m’en ait touché quelques mots et que je n’aie pas entendu…
Madame Bartelot pose sa main sur l’épaule de la demoiselle et la presse gentiment.
– Ce n’est rien, lui dit-elle avec chaleur. Ma fille se confierait sans doute davantage à une camarade.
L’œil de mademoiselle de Kermanec s’allume aussitôt.
– De la pommade dites-vous ! s’écrie-t-elle. C’est vrai. Maintenant que vous l’évoquez…
Il lui revient en mémoire un épisode de la matinée. Ce ne serait sans doute pas trahir la confiance de
son amie de le relater à sa mère.
– Anne m’a montré ce matin une petite boîte ronde contenant de la pommade, continue-t-elle. Elle
espérait qu’elle l’aiderait à garder la peau bien blanche…
Il n’en faut pas plus à madame Bartelot pour imaginer mille choses.
– Il faut être amoureuse pour vouloir rester jolie, dit-elle rêveusement. De la pommade pour la peau
blanche… murmure-t-elle. J’ignorais que ma fille fût coquette à ce point…
XIV

Sinh se regarde dans le petit miroir du rétroviseur et il n’aime pas ce qu’il voit. Le regard fuyant, le
front perlé de sueur, la bouche pincée. Il ressemble à un lâche et il ne se supporte pas. Tout à l’heure, il
aurait pu parler, certifier que la fille de l’amiral avait été agressée dans la rue près du marché aux fleurs, dire
qu’elle avait découvert la petite boîte en métal par hasard, affirmer qu’elle ignorait de quoi il s’agissait. Il
aurait pu la disculper en quelques mots. Au lieu de cela, il s’est tu, terrorisé à la simple idée de révéler qui il
était vraiment. Sinh se méprise pour son manque d’honnêteté et de courage.
De courage, en revanche, mademoiselle Anne n’en a pas manqué. Elle a même fait preuve d’une
incroyable magnanimité. Elle ne l’a pas dénoncé alors qu’elle aurait pu le soupçonner d’être pour quelque
chose dans cette histoire. Mieux encore, elle n’a pas insisté quand il a refusé de la soutenir.
Sinh soupire et se laisse aller contre le dossier du siège du conducteur. Il ignore ce qu’il doit faire, car il
a peur de nuire à son père. Si Sinh révèle qu’il l’a remplacé, ce dernier risque de perdre son emploi. Certes,
c’est Sinh qui a insisté pour aller travailler à sa place. Au début le vieux Hô ne voulait rien entendre : ce
n’était pas la première fois qu’il était malade et qu’il travaillait malgré tout. Mais comme Sinh insistait et
que la fièvre ne tombait pas, il a finalement accepté. Sinh a conscience qu’il lui a un peu forcé la main, aussi
parce que cela l’amusait de pouvoir conduire. Hô lui a souvent donné des leçons de conduite. Le parc de
l’hôtel de la Marine est si grand que le chauffeur a pu apprendre à son fils aîné sans que personne ne s’en
rende compte. Ce matin, quand Sinh a pris la place de son père, il croyait que cet apprentissage clandestin
était une chance. Maintenant qu’il se trouve dans une situation délicate, il en doute.
XV

L’amiral, sortant de son bureau pour aller voir sa fille Anne, bouscule Philippe Couturier qui
s’apprêtait justement à frapper à la porte du bureau de son secrétaire particulier. Le jeune homme suspend
son geste, la main levée et les doigts repliés.
– Amiral Bartelot ?
L’amiral s’arrête net, le toise un instant et répond froidement :
– Oui.
Le journaliste lui tend la main et lui sourit aimablement.
– Philippe Couturier, amiral. Je suis journaliste.
– Je sais qui vous êtes, monsieur Couturier, répond l’amiral en lui serrant la main d’assez mauvaise
grâce. Mais il se trouve que vous tombez fort mal.
– Cela ne vous prendra pas beaucoup de temps, l’assure le journaliste. Je n’ai qu’une seule question à
vous poser pour me permettre de faire la vérité sur une rumeur qui ne va sans doute pas tarder à courir.
– Une rumeur, dites-vous ? se moque l’amiral. Depuis quand votre métier s’intéresse-t-il aux
rumeurs ?
– Chacun sait, amiral, qu’une rumeur ne démarre jamais sans raison. Pour nous, journalistes, elle est
souvent un commencement d’affaire.
Philippe marque une pause et reprend sur un ton plus confidentiel :
– Surtout quand cette rumeur concerne votre fille…
Si l’amiral Bartelot est touché par l’information que vient de lui révéler Philippe Couturier, il n’en
laisse rien paraître. Il garde une parfaite maîtrise de lui et c’est à peine si le journaliste note une légère
crispation de la mâchoire. L’amiral plante simplement ses yeux dans ceux du jeune homme et lui demande
sur le même ton :
– Ma fille ? Quel rôle joue-t-elle dans votre rumeur ?
– Le rôle principal, amiral.
L’amiral Bartelot saisit alors le bras du jeune homme, fait demi-tour et le conduit dans son bureau.
Quand il a fermé la porte derrière lui, il libère le bras de son interlocuteur, l’invite à s’asseoir tandis que lui
reste debout et l’interroge aussitôt :
– Ma fille est au cœur d’une rumeur ? s’inquiète-t-il.
Philippe Couturier prend son temps pour dévoiler ce qu’il sait. Et à dire vrai, il ne sait presque rien,
justement. Mais il espère qu’en bluffant un peu il obtiendra les informations qu’il est venu chercher.
Prêcher le faux pour savoir le vrai ; bien souvent cette méthode s’est révélée efficace.
– Votre fille a été contrôlée par la police ce matin… commence le journaliste en ne quittant pas
l’amiral des yeux afin de saisir la plus petite de ses réactions.
Cette fois encore, l’amiral reste de marbre.
« La partie s’annonce plus serrée que prévu », pense Philippe Couturier.
Car ses certitudes s’arrêtent là. Au poste de contrôle, il n’a rien vu, rien entendu. Ou presque rien.
Seule l’obstination du policier à ne rien vouloir lui dire lui a mis la puce à l’oreille. C’est maigre, et l’amiral
ne se contentera pas de cela. Le jeune homme décide de jouer son va-tout.
– Les policiers ont trouvé quelque chose, poursuit-il en détachant bien chaque mot.
Cette fois-ci, l’amiral a cillé. Ses yeux se sont détournés un très court instant. C’était imperceptible
mais Philippe Couturier en est certain. Il renchérit :
– Qui l’aurait cru ? À bord d’un véhicule officiel qui plus est !
Le journaliste se tait et observe l’amiral sans rien ajouter. Il espère qu’il va réagir cette fois-ci et lui
livrer des éléments nouveaux. En effet, Philippe Couturier est bien incapable d’ajouter quoi que ce soit. Son
coup de bluff ne peut aller bien loin si l’amiral n’ouvre pas la bouche. En dehors d’un pressentiment, le
journaliste n’a pas la moindre piste.
Après un silence qui lui paraît interminable, l’amiral Bartelot se décide enfin. Il plante ses yeux dans
ceux du jeune homme :
– Monsieur Couturier, commence-t-il d’une voix posée, j’ai entendu dire beaucoup de bien de vos
parents et vous savez également que je vous estime. Vous êtes un journaliste de valeur et croyez bien que ces
mots dans ma bouche ne sont pas un compliment de façade. Dieu sait si j’exècre bon nombre de vos
confrères qui viennent fourrer leur nez dans des affaires qui ne les regardent pas.
– C’est notre métier, monsieur, se défend Philippe Couturier qui n’aime pas entendre dire du mal de
sa profession.
– Votre métier, monsieur, est d’informer et tous les moyens ne sont pas bons pour y parvenir.
Certaines situations exigent une discrétion et une retenue extrêmes si l’on ne veut pas qu’elles aient des
conséquences déplorables.
– Et que faites-vous des scandales, alors ?
– Il y a des scandales qui, étalés au vu et au su de tous, font bien plus de dégâts que s’ils étaient étouffés.
– Me signifiez-vous par là que la rumeur liée à votre fille pourrait avoir des conséquences
désastreuses ? interroge Philippe Couturier.
L’amiral se raidit, hésite un bref instant puis déclare, solennel :
– Oui.
Comme le jeune homme ne réagit pas, il reprend :
– Les policiers ont effectivement trouvé une petite boîte d’opium dans le sac de ma fille. J’ignore
comment elle est arrivée là mais je suis certain qu’il s’agit d’un complot.
Philippe Couturier jubile mais il se garde bien de le manifester. Il avait raison, cette affaire était un
gros coup !
– Si vous ébruitez ce que vous savez, continue l’amiral, n’importe qui pourra me faire chanter.
– Vous pensez aux trafiquants ? demande Philippe Couturier avec intérêt.
L’amiral hoche la tête.
– Quelle aubaine pour eux, non ? La fille de l’un des personnages les plus haut placés de la colonie
mouillée dans une affaire de drogue ! Toute notre lutte contre le trafic d’opium est discréditée d’un coup.
On exigera de moi soit de juger ma fille, soit de fermer les yeux sur le trafic. Vous imaginez sans peine quel
déchirement ce serait de laisser ma fille accusée publiquement. Les trafiquants espèrent sans doute que mon
cœur de père ne s’y résoudra pas et que je choisirai plutôt de les laisser faire en toute impunité.
Philippe Couturier réfléchit vite. Les propos de l’amiral sont loin d’être dénués de fondement.
– À moins que vous ne prouviez qu’il s’agit effectivement d’un complot, rétorque le jeune homme.
L’amiral sourit. Ce journaliste est intelligent et cela lui plaît. Dommage que cette fois-ci la situation ne
soit pas à son avantage.
– C’est exactement ce que je veux faire, répond-il alors. Seulement…
– Vous avez besoin de temps, le coupe Philippe Couturier qui a tout compris.
L’amiral redresse la tête et regarde le journaliste droit dans les yeux.
– Oui, j’ai besoin de temps. Et je compte sur vous pour m’en laisser. Si vous divulguez cette
information, je suis coincé.
Philippe Couturier soutient son regard.
– Vous me demandez de ne pas faire mon métier en somme, rétorque-t-il.
L’amiral sourit imperceptiblement.
– Je vous demande plutôt de bien le faire et de ne rien écrire qui ne soit vrai.
– Voulez-vous que j’enquête pour votre compte ?
– C’est inutile, répond l’amiral. Mon aide de camp, le lieutenant Le Baratoux, s’en charge. Il a déjà tiré
ma fille d’un mauvais pas.
– Mais alors ? demande Philippe. Je ne vois aucune raison de me taire.
L’amiral plisse les yeux.
– L’honnêteté peut-être ? avance-t-il. Et je vous réserve la primeur de toutes les informations que nous
découvrirons.
Philippe Couturier se lève de son fauteuil et sourit énigmatiquement à l’amiral. Il lui tend la main
pour le saluer avant de quitter le bureau, non sans avoir ajouté :
– Votre proposition demande réflexion. Elle est alléchante mais cela ne me dit pas quel genre d’article
je vais écrire pour demain.
XVI

Anne n’a pas la tête à choisir une tenue de soirée. Après avoir sorti une ou deux robes de sa penderie,
elle se ravise, les pose sur son lit et sort précipitamment de sa chambre. Elle doit absolument parler à son
père, lui dire ce qui s’est passé ce matin. Si elle ne le fait pas, elle n’aura pas la conscience tranquille. Sur le
palier, en haut du grand escalier, Anne croise un homme qui sort justement du bureau de l’amiral. Il porte
la main à son chapeau mou qu’il vient de remettre sur sa tête et la salue avec un sourire :
– Mademoiselle !
Anne s’arrête, surprise dans son élan, hésite puis répond, alors que l’homme est déjà presque derrière
elle. Elle saisit aussitôt l’effluve léger de vétiver qu’il laisse derrière lui.
– Monsieur.
La jeune fille se demande qui il peut être puis s’arrête devant la porte du bureau de son père. Elle
respire profondément pour se donner du courage et l’image de la vieille Diêm priant ses ancêtres en toute
occasion lui traverse l’esprit.
– Seigneur faites que tout se passe bien, murmure-t-elle dans un élan du cœur.
C’est la première fois sans doute qu’elle s’adresse à Dieu aussi spontanément.

Anne frappe deux fois à la porte et sursaute quand son père ouvre assez vivement.
– Oui ! dit-il d’une voix sèche.
L’amiral est tendu de ne pas avoir obtenu une réponse claire de Philippe Couturier. Il pense que c’est
ce dernier qui vient le relancer mais quand il aperçoit sa fille, l’amiral se radoucit immédiatement.
– Anne ! Mais que… Je voulais justement…
Anne regarde son père et son cœur bondit dans sa poitrine. Elle s’est toujours sentie protégée lorsqu’il
était là. Il n’y a pas de raison qu’il ne la protège pas de nouveau, même si cette histoire absurde lui fait du
tort. Elle lui dira la vérité et il comprendra.
– Papa, je…
Au même moment, la porte du bureau du secrétaire particulier de l’amiral s’ouvre. Sa voix se fait
entendre.
– Repassez plus tard, lance-t-il sur un ton à peine aimable. L’amiral est occupé en ce moment.
Par réflexe, le père et la fille tournent les yeux vers le bureau du secrétaire pour voir qui demande un
rendez-vous. Lorsque la personne passe le pas de la porte, Anne sursaute.
– Sinh ? dit-elle d’une voix suffisamment forte pour que le jeune homme et son père l’entendent.
Sinh lève les yeux.
– Mademoiselle Anne ! Amiral !
Puis, soudain embarrassé, il baisse précipitamment le regard.
L’amiral le dévisage puis observe sa fille.
– Sinh ? répète-t-il. Qui est ce jeune homme ? Vous le connaissez ?
Anne rougit violemment, elle ne sait plus du tout comment se tirer de ce mauvais pas.
– Non, je… bredouille-t-elle. J’ai cru…
C’est alors que Sinh fait un pas en avant et ose affronter le regard de l’amiral.
– Amiral, tout est de ma faute. Mademoiselle Anne n’y est pour rien.
Anne tressaille et ouvre de grands yeux étonnés.
– Vous n’êtes pas obligé, souffle-t-elle.
Soudain l’amiral élève la voix.
– Cessez vos cachotteries tous les deux et entrez dans mon bureau. Il me semble que nous avons
quelques points à éclaircir vous et moi.
XVII

L’amiral regarde les deux jeunes gens debout devant lui. Il sourit malgré lui. Ce qu’il vient d’apprendre
le réconforte en dépit de la gravité de la situation. C’est bien ce que son cœur lui a immédiatement soufflé :
sa fille est innocente. Elle n’est que la victime au mieux d’un homme drogué isolé, au pire d’un complot plus
large. Le récit qu’elle vient de lui faire, corroboré par les propos du jeune Asiatique, l’atteste. Reste à
découvrir des preuves tangibles de ce qu’ils avancent l’un et l’autre. L’amiral sait que leur seule parole ne
fera pas le poids s’il devait avoir recours à un jugement.
– J’ai demandé au lieutenant Le Baratoux de mener l’enquête, déclare-t-il. Je lui rapporterai vos
propos. Nous pouvons lui faire confiance, il retrouvera la piste de cet homme. Les individus avec un
moignon d’oreille ne sont pas monnaie courante. Seulement, je compte sur votre discrétion, ajoute l’amiral.
Personne ne doit savoir ce qui est arrivé.
Il fait une courte pause et regarde sa fille avec une lueur d’inquiétude dans les yeux.
– Et mademoiselle de Kermanec ? demande-t-il soudain.
Anne sourit. À côté d’elle, Sinh fait de même.
– Elle a juste aperçu l’homme qui m’a agressée, répond Anne. Mais elle ne se doute de rien. Elle n’a
pas compris ce qui s’est passé au poste de contrôle. Elle croit que la boîte d’opium que j’ai trouvée dans mon
sac est une pommade pour garder la peau blanche.
L’amiral prend un air amusé.
– Cette chère mademoiselle de Kermanec… Pour une fois, sa surdité nous rend service. J’ignore
comment elle peut faire preuve d’autant d’imagination.
Sinh sourit de plus belle. Il partage tout à fait l’avis de l’amiral.

Ce dernier regarde soudain les deux jeunes gens qui lui font face. Ils ont presque la même taille mais
Sinh est aussi noir de cheveux que sa fille est rousse, il a la peau aussi brune que celle d’Anne est blanche.
Elle est gracile et fine, il respire la vigueur et la force. En revanche, ils ont le même regard franc, le même
sourire honnête, la même droiture. Si Sinh n’était pas le fils d’un domestique, l’amiral Bartelot se féliciterait
que sa fille ait trouvé là un compagnon. Depuis leur arrivée à Saigon, le père d’Anne se désespère de voir sa
fille si peu intéressée par les quelques jeunes gens de son âge qui vivent dans la colonie comme eux. Elle les
trouve futiles et sans saveur, passifs et sans curiosité. À moins que Hubert Le Baratoux ait trouvé grâce à ses
yeux…
– Allons, lance-t-il soudain pour mettre un terme à sa rêverie. Anne, votre mère doit nous attendre.
L’heure du déjeuner a sonné depuis longtemps déjà.
Il soupire.
– Et dire que je n’ai toujours pas écrit mon discours de bienvenue pour la réception de demain soir.
Pour lui donner du courage, Anne lui lance un sourire puis se tourne pour sortir. Sinh, lui emboîte le
pas.
– Sinh !
Le garçon s’arrête.
– Oui, monsieur.
– Comment va votre père ?
– Je l’ignore, monsieur, je ne suis pas retourné le voir depuis ce matin.
– Dites-lui de reprendre son travail dès qu’il le pourra.
– Oui, monsieur.
– Sinh ?
– Monsieur ?
– Quel âge avez-vous ?
– Ving et…
Le jeune homme baisse la tête et se reprend. Il est venu ici pour dire la vérité et l’amiral lui a fait
confiance.
– Dix-sept ans, monsieur.
L’amiral hoche la tête. C’est bien ce qu’il lui semblait. Ce jeune homme n’a pas du tout l’âge de
conduire un véhicule. Néanmoins, il aime sa franchise. Une fois de plus il lui a dit la vérité alors qu’il sait les
risques qu’il encourt. L’amiral Bartelot a déjà eu l’occasion de tester la valeur du vieux Hô, il semble que
son fils soit de la même trempe.
– Je compte sur vous pour que personne ne s’aperçoive que votre père n’est pas là… dit-il alors
simplement.
XVIII

De retour dans sa chambre après le déjeuner, Anne se sent légère et d’humeur joyeuse. La
conversation avec son père l’a libérée et elle a été heureuse de voir que Sinh avait osé venir lui aussi. C’était
courageux de sa part, et la réaction immédiate de colère de l’amiral en découvrant la supercherie a dû lui
faire regretter son geste. L’amiral est un homme sévère, mais il est juste. Il sait reconnaître le courage et la
valeur de ses interlocuteurs. Le mensonge de Sinh pour prendre la place de son père a vite été oublié quand
le jeune homme a dit pourquoi il venait se dénoncer : il voulait rétablir la vérité et ne pas laisser Anne dans
une situation embarrassante.
Anne sourit. C’est idiot mais elle a le sentiment qu’elle va très bien s’entendre avec Sinh. Depuis
qu’elle est arrivée à Saigon, c’est la première fois qu’elle éprouve un certain intérêt pour quelqu’un de son
âge. Sinh n’est pas comme les autres.
Anne attrape l’une des tenues jetées tout à l’heure sur son lit et la passe devant elle pour se regarder
dans la glace. Elle fait la moue…
– Blanc ! C’est trop blanc ! Tout est trop blanc.
Ici, à Saigon, le blanc est presque la seule et unique couleur en vogue dans la communauté française.
Les officiers de marine sont tout en blanc et leurs femmes et leurs filles ont adopté cette même couleur qui
sied, il est vrai, aux fortes chaleurs.
Anne cherche dans sa penderie quelque chose qui lui paraisse moins monotone et… moins triste. La
vieille Diêm lui a appris l’autre jour que le blanc était la couleur du deuil en Indochine.
« Comme nous devons leur paraître funèbres avec nos tenues immaculées », pense Anne en sortant
une robe avec quelques très délicats motifs blanc cassé.
Elle la passe et fronce le nez. Tout cela manque cruellement de fantaisie.
Elle fouille alors dans le tiroir de sa commode et en sort une pièce de soie rouge et orange qui lui a été
offerte par la princesse, fille du roi du Cambodge, peu après son arrivée à Saigon. Anne effleure le tissu du
bout des doigts.
« Rouge, porte bonheur ! » lui avait déclaré la princesse dans un français hésitant.
Anne drape le tissu sur son épaule et se contemple dans le miroir de sa chambre. Elle l’enroule autour
de sa taille et cherche la meilleure façon de l’utiliser et de le mettre en valeur. Si seulement elle osait ! Elle
imagine sans peine les cancaneries qu’elle provoquerait sur son passage et, en ce moment, mieux vaut ne pas
faire trop parler d’elle. Il n’empêche que la jeune fille trouve ce drapé de soie rouge superbe. Elle s’imagine
avec une ombrelle dans les mêmes tons et minaude quelques secondes devant la glace.
– Je suis asiatique ! lance-t-elle pour s’amuser.
Et comme, une fois de plus, elle trouve ses yeux trop ronds, elle les plisse légèrement pour leur donner
une jolie forme d’amande.
– Parfait, dit-elle en figeant son visage pour ne pas défaire son regard tout neuf.
Après quelques minutes pourtant, Anne se relâche. Garder les yeux froncés n’a rien de naturel. Elle
sent le mal de crâne qui monte sournoisement.
« Il faut souffrir pour être belle », lui répète parfois sa mère en riant.
D’accord, mais pas trop tout de même !

Anne enlève la pièce de soie et la lance sur son lit. Elle réajuste sa robe, trouve dans ses affaires une
ceinture verte qui rappelle la couleur de ses yeux et quelques bracelets larges en argent, un autre cadeau de
bienvenue. Avec un bandeau vert lui aussi, elle improvise une coiffe sur laquelle elle fixera une fleur de
lotus fraîche qu’elle ira chiper dans l’un des bouquets de mademoiselle de Kermanec.
En se contemplant une dernière fois dans le miroir, Anne hoche la tête. Voilà qui fera l’affaire.
Lentement, elle retire sa robe et la place sur un cintre pour éviter qu’elle ne se froisse. Elle regroupe
également sur la commode les accessoires qui ont eu son approbation.
« Pourvu que cette soirée soit riche en rebondissements », pense-t-elle en exécutant quelques pas de
danse.
XIX

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Mercredi 25 janvier 1933

État d’urgence en Allemagne


epuis plusieurs semaines, obtenir ainsi une plus grande majorité
D diriger l’Allemagne est devenu
de plus en plus compliqué. Le
qui lui permettrait de gouverner plus
librement. Sa manœuvre politique a
chancelier Schleicher n’a plus échoué et les langues vont bon train
suffisamment d’appuis pour faire pour dire que les jours du chancelier
voter les lois qu’il souhaite et le pays sont désormais comptés à la tête de
s’enfonce dans la crise. Et les choses l’État. Certains parlent déjà de son
ne vont pas aller en s’améliorant. Le successeur. On avance plusieurs
président Hindenburg vient en effet de noms, parmi lesquels celui d’Adolf
refuser la demande de Schleicher de Hitler revient de plus en plus
dissoudre le Reichstag, le parlement. fréquemment. Sera-t-il le sauveur que
Ce dernier espérait pourtant l’Allemagne attend ?
Philippe Couturier

Philippe Couturier soupire en relisant le journal dans lequel son nouvel article vient de paraître. Et
dire qu’il détenait une information croustillante qui aurait sans doute mis en émoi toute la colonie française
indochinoise ! Grâce à lui, les ventes du journal auraient sans doute explosé. Peut-être même aurait-il fallu
le rééditer dans la journée ! Sans compter les numéros à venir où il aurait pu livrer davantage de détails à
mesure que le scandale aurait enflé et que chacun y aurait ajouté son grain de sel. Au lieu de cela, le voilà
réduit à écrire sur ce qui se passe à l’étranger quand personne ne s’y intéresse vraiment. Qui donc, en effet, se
soucie de cet Adolf Hitler dont personne n’a presque jamais entendu parler ? En quoi cet illustre inconnu
allemand va-t-il bien changer la face du monde ? Philippe Couturier est un peu désabusé. Parfois il lui
semble qu’il ferait mieux de changer de métier. Il est trop influençable, trop honnête surtout. Car après son
entretien avec l’amiral Bartelot, il s’est senti incapable de le trahir et d’écrire exactement ce qu’il lui avait
demandé de taire. Il avait en face de lui un homme tiraillé entre son amour de père et son devoir de
militaire. Philippe Couturier n’a pas eu le cœur de le mettre au centre d’un scandale, lui pas plus que sa fille
d’ailleurs.
Philippe Couturier tiendra parole : il ne publiera rien tant qu’il n’aura pas la preuve de l’existence ou
non d’un complot. En revanche, il ne va pas attendre que l’information lui soit communiquée. Il ira la
chercher lui-même, sur le terrain. Le journaliste ne fait pas confiance au lieutenant Le Baratoux. Celui-ci
est capable de déformer la vérité, de transformer les faits juste pour qu’ils lui soient favorables. Si d’aventure
la fille de l’amiral est coupable, Le Baratoux sera tenté de rapporter le contraire à son supérieur pour
s’attirer ses bonnes grâces, et sans doute celles aussi de la jeune fille. Si Philippe Couturier a reporté son
article pour pouvoir découvrir la vérité, il n’est pas question qu’il publie la version de l’aide de camp de
l’amiral.

Pour commencer, Philippe Couturier veut retourner voir le policier qui a fouillé la voiture de la fille
de l’amiral. Avec un peu de chance, cet homme acceptera de lui en dire un peu plus, de lui décrire la boîte
d’opium et comment il l’a découverte. Mieux encore, il aura peut-être fait un rapport à ses supérieurs, qu’il
acceptera de lui communiquer. Après tout, à moins que l’amiral n’ait le bras assez long pour faire saisir ce
rapport, il doit bien exister quelque part.
Philippe Couturier attrape son chapeau mou qui ne le quitte jamais et le petit carnet sur lequel il
prend ses notes. La veille, avant de quitter le lieu du contrôle, il a pris le temps de glaner quelques
informations supplémentaires. Il a notamment réussi à savoir comment l’homme qui a fouillé la voiture
d’Anne Bartelot s’appelait et où il habitait. Par expérience, il sait que les Annamites qui travaillent dans la
police coloniale sont peu enclins à parler lorsqu’ils sont en poste. En revanche, ils sont souvent beaucoup
plus bavards chez eux. Loin des regards de leurs supérieurs et de leurs collègues, ils prennent même souvent
un malin plaisir à livrer quelques détails susceptibles de discréditer la police coloniale. Les Annamites qui se
plaignent de la présence française sont de plus en plus nombreux. Certains se sont même réunis dans de
petits groupes d’inspiration communiste pour s’opposer à l’occupant français. Pour Philippe Couturier, ils
sont une source d’information inépuisable et il y compte de nombreux amis, parmi lesquels la jeune
marchande Huong. Pourtant Philippe Couturier n’est pas un révolutionnaire dans l’âme, il n’est pas non
plus un anticolonialiste. Il sait garder un regard lucide sur la situation du pays. D’un côté, il voit le bien que
les Français ont fait autour d’eux pour les populations locales. Santé, instruction, alimentation… Leur aide
est précieuse. De l’autre, il reconnaît que certains abusent largement de leur domination.

Quand Philippe Couturier arrive à l’endroit où loge le policier qu’il est venu rencontrer, il découvre
une pauvre maison comme celles où habitent de nombreux Indochinois. Sans étage, ces minuscules
habitations sont souvent constituées d’une seule grande pièce où s’entasse la famille, parfois de trois
générations. Les Annamites ouvrent leurs maisons et invitent à leur table tous ceux qui passent. Il en résulte
une atmosphère toujours en effervescence, où les enfants courent en criant, les adultes s’apostrophent, les
vieux psalmodient des prières et les femmes chantonnent en cuisinant.
Contrairement aux maisons voisines, celle devant laquelle Philippe Couturier s’arrête est étrangement
silencieuse. Aucun bruit ne sort par la porte, seulement occultée par un long morceau de tissu qui bat
légèrement. Pas un cri d’enfant ne trouble l’atmosphère, lui donnant quelque chose d’irréel en cette fin de
matinée. Pas la moindre odeur ne filtre au-dehors alors que l’heure du déjeuner est toute proche.
Philippe Couturier s’approche de la porte.
– Il y a quelqu’un ? demande-t-il d’une voix forte.
Il a parlé en annamite pour être sûr d’être compris et, surtout, accepté. Rares sont les Français en effet
qui prennent la peine d’apprendre la langue du pays.
Un long gémissement lui répond.
– Il y a quelqu’un ? reprend Philippe Couturier.
Le journaliste écarte délicatement le tissu et passe la tête à l’intérieur de l’unique pièce où toute la
famille se tient d’ordinaire. Une très jeune femme est prostrée dans un coin. À côté d’elle, un homme est
étendu, qui ne bouge pas.
– Bonjour, lance le journaliste sans oser monter le volume de sa voix.
La femme relève alors la tête et le regarde sans le voir, les yeux hagards. Elle a les traits défaits et les
cheveux en bataille. Une larme brille au coin de l’une de ses paupières, sans tomber.
Philippe Couturier s’approche lentement et s’agenouille à ses côtés.
– Que se passe-t-il ? dit-il d’une voix douce.
La femme ne répond pas et le fixe toujours avec les mêmes yeux perdus dans le vide. C’est alors qu’il
remarque le visage de l’homme à côté d’elle. Il a les yeux grands ouverts, où se lit encore la stupeur, la
bouche de travers et le teint vert. Il est mort. Philippe Couturier retient un haut-le-cœur et détourne la tête.
– Quand est-il mort ? demande-t-il enfin après un long silence.
La femme cligne des yeux et semble seulement réaliser sa présence.
– Hier soir, articule-t-elle péniblement.
– Comment ?
Elle secoue la tête.
– Je ne sais pas. Il est rentré du travail et, juste avant le dîner, il s’est senti mal. Il s’est allongé et…
Elle s’arrête et étouffe un sanglot dans son poing.
– Il est mort !
Philippe n’en croit pas ses oreilles. Mourir comme ça, sans raison. L’homme lui avait semblé très jeune
quand il lui avait parlé au poste de contrôle. Car il s’agit bien du même policier. Il reconnaît la cicatrice
qu’il portait au front, juste au-dessus du sourcil.
– Avez-vous fait venir un médecin ? demande Philippe.
– À quoi bon ? Que peut-il faire maintenant ?
Rien évidemment, mais il pourrait au moins leur dire de quoi cet homme est mort.
– A-t-il mangé quelque chose de particulier hier ? interroge Philippe.
La jeune femme secoue la tête : non.
– A-t-il dit ou fait quelque chose d’étrange ? insiste le journaliste.
La jeune Annamite le dévisage sans comprendre.
– Que voulez-vous dire ? bredouille-t-elle.
Philippe Couturier balaye l’air de la main.
– Pardon, s’excuse-t-il. Ma curiosité est malvenue. Avez-vous prévenu quelqu’un ? Ses supérieurs ?
ajoute-t-il pour changer de sujet.
La femme gémit.
– Il ne devait reprendre le travail que dans une semaine. Ses supérieurs lui avaient donné un peu de
congé. Nous venions de nous marier, ajoute-t-elle avec un pauvre sourire.
La jeune fille est sous le choc et si déstabilisée que Philippe décide de l’aider en prenant les choses en
main. Il récupère les noms des amis du couple, des supérieurs du jeune policier, ainsi que celui de son
collègue le plus proche et promet de les avertir tous.
Alors qu’il est sur le point de partir, la jeune femme s’accroche à la manche de sa chemise.
– Un homme est venu voir mon mari, hier soir, juste avant le dîner, lui dit-elle simplement. Ils ont
discuté un peu dehors, bu une bière, et l’homme est reparti. Je ne l’avais jamais vu.
XX

Anne rajuste le bandeau vert qu’elle a passé autour de ses cheveux, lance un rapide regard vers l’un des
miroirs du grand salon et se dirige vers le buffet dressé dehors, sous les palmiers en pots. Elle a soif. Il faut
qu’elle prenne un verre d’eau pour se remettre du charleston endiablé qu’elle vient de danser. Anne aime
danser et elle le fait avec délectation depuis le début de la soirée. Il faut dire que les cavaliers ne manquent
pas pour les jeunes filles de la colonie. Tous les officiers du navire américain qui a accosté dans l’après-midi
sont présents à la réception. Et ils s’arrachent les jolies Françaises pour les faire tourbillonner sur la piste de
danse. Après les valses traditionnelles, l’orchestre a enchaîné avec les fox-trot, charlestons et autres quick-
step dans lesquels les marins américains excellent.
Anne attrape un verre et avale une grande gorgée d’eau. L’air du dehors, qui chatouille ses épaules
dénudées, est plus frais qu’à l’intérieur. C’est divin.
La jeune fille regarde la façade tout illuminée de l’hôtel de la Marine. Comme pour chaque réception,
des centaines de lumignons ont été allumés aux fenêtres et dans le jardin. La façade blanche de la grande
bâtisse est nimbée d’une sorte de reflet doré presque irréel.
Un officier s’approche de la fille de l’amiral et lui tend la main avec un large sourire pour l’inviter à
danser. Anne secoue la tête : pas maintenant. Elle veut respirer un peu. Ces Américains sont charmeurs et
inépuisables ! Ils ne s’arrêtent jamais de danser, d’autant que les conversations sont limitées. Anne, comme
beaucoup des jeunes filles présentes, n’a appris que des rudiments d’anglais, bien insuffisants pour discuter
librement. Quant aux officiers américains, ils ne savent que quelques mots de français pour la plupart.
– Mademoiselle Bartelot ?
Anne sursaute et tourne la tête. L’homme qui vient de lui parler est grand et mince. Il a les cheveux
gominés en arrière, d’étonnants yeux presque dorés et la peau brunie de ceux qui vivent souvent dehors.
Sans doute un Français de la colonie puisqu’il connaît son nom, mais elle ne l’a jamais vu. Elle lève la main
en signe de refus et s’excuse.
– Pas maintenant s’il vous plaît. J’ai besoin de me reposer un peu.
L’homme la dévisage avec un sourire amusé.
– Rassurez-vous, je ne voulais pas vous inviter à danser. Simplement faire votre connaissance.
Anne relève un sourcil étonné. Son interlocuteur s’incline poliment devant elle et se présente :
– Philippe Couturier.
Lorsqu’il se relève, une bouffée de vétiver parvient aux narines d’Anne. Son visage s’éclaire.
– Ne vous ai-je pas croisé, hier, alors que vous sortiez de chez mon père ? Mais…
Elle réajuste son bandeau.
– Vous portiez un chapeau, n’est-ce pas ?
Philippe Couturier s’incline de nouveau.
– Vous êtes observatrice.
Anne le dévisage attentivement. C’est étrange, il ne ressemble pas à tous les jeunes gens qui se pressent
d’ordinaire à ce genre de réception. Il a une sorte de décontraction naturelle qui tranche avec l’attitude
souvent pincée et guindée que se donnent les officiers ou les fils de la haute société. Ils pensent que leur air
sérieux suffira pour qu’on les croie intelligents. Mais Anne peut témoigner du contraire. Beaucoup de ces
jeunes gens sont d’un ennui mortel. La plupart ne connaissent rien d’autre que le cours du latex qui fait la
fortune de leur famille. La seule qualité qu’Anne leur reconnaît aisément, c’est qu’ils sont presque tous bons
danseurs. C’est un moindre mal qui lui permet de passer d’agréables soirées.
Soudain, un souvenir revient à l’esprit de la jeune fille :
– Philippe Couturier ! s’exclame-t-elle. N’est-ce pas vous qui écrivez dans La Dépêche de Saigon ?
Le jeune homme la regarde, surpris.
– Vous lisez mes articles ?
Anne le fusille du regard. Encore un qui la croit tout juste bonne à faire de la broderie et à essayer des
toilettes.
– J’ai appris à lire il y a peu, répond-elle, grinçante. Quelle merveille toutes ces petites lettres qui mises
bout à bout forment des mots !
Loin de s’excuser, Philippe Couturier se met à rire. La fille de l’amiral a de la repartie et cela lui plaît.
– Pardonnez-moi, dit-il tout de même. Ce n’était pas mon propos.
Anne grimace : elle a sans doute un peu exagéré.
– Si vous préférez que je me taise, reprend Philippe Couturier avec malice, peut-être accepterez-vous
la prochaine d…
Le jeune homme n’a pas le temps de terminer sa phrase. Un officier américain à la démarche vacillante
vient de poser familièrement la main sur l’épaule de la fille de l’amiral. Son sourire béat en dit long sur le
nombre de coupes de champagne qu’il a sans doute vidées. Anne fronce le nez : il empeste l’alcool. Elle
cherche à se dégager de son emprise mais il se penche alors à son oreille et lui souffle quelque chose dans un
français approximatif. En l’entendant, Anne pâlit subitement. Elle attrape vivement la main de l’homme sur
son épaule, la rejette, fait un pas en arrière et s’enfuit vers le fond du jardin avec les yeux d’une bête traquée.
Philippe Couturier, revenu de sa surprise – car tout est allé très vite –, agrippe l’Américain et se presse
contre lui. Le dominant d’une tête, il plante ses yeux menaçants dans les siens. L’homme complètement
saoul ne semble pas du tout impressionné.
– Que lui as-tu dit ? tonne Philippe tandis que certains autour s’approchent.
Le marin sourit bêtement. L’alcool lui a fait perdre toute retenue. Il répond dans un français teinté
d’anglais.
– I know elle avoir drogue, lance-t-il sans chercher à rester discret. Je lui demander opium !
Le poing de Philippe Couturier s’abat sur le nez de l’importun. Une femme hurle. Quelques officiers
français et américains se précipitent vers les deux hommes. Le marin américain se tient le nez en soufflant.
– Que se passe-t-il ? demande le lieutenant Le Baratoux qui de loin couvait des yeux la fille de
l’amiral.
– L’Américain a trop bu, clame l’un des spectateurs de la scène.
– Il a importuné la fille de l’amiral, lance un autre.
Une femme se tourne vers son mari.
– C’est étrange, non, dit-elle. Il a parlé de drogue…
L’aide de camp cherche des yeux Anne, qui a disparu dans le jardin. Il ne peut rien faire. La rumeur est
lancée…
XXI

Anne a trouvé refuge tout au bout du jardin de l’hôtel de la Marine, derrière les massifs de
frangipaniers qui poussent le long du mur d’enceinte de la propriété. Ses yeux sont secs, elle ne pleure pas.
Elle n’en a pas envie. Elle préférerait hurler un bon coup pour se libérer de la colère qui la submerge. La
jeune fille est furieuse. Furieuse contre cet imbécile d’Américain qui lui a demandé de la drogue.
– I know toi avoir drogue. Opium, lui a-t-il murmuré à l’oreille avec son haleine fétide. Toi donner à
moi. Please !
Comment a-t-il su ? Son père lui a pourtant bien dit qu’il ferait tout son possible pour étouffer
l’affaire le temps de découvrir qui se cachait derrière cette histoire.
Furieuse contre elle-même surtout. Elle n’aurait pas dû réagir si vivement. S’enfuir de la sorte. Quelle
idiote ! On aurait dit une fillette prise en faute après avoir fait une grosse bêtise. Pourquoi ne lui a-t-elle pas
simplement rabattu le caquet comme elle venait de le faire avec ce journaliste qui la prenait pour une
gamine sans cervelle ? Au moins, maintenant, il en est certain, car c’est effectivement ce qu’elle est. Anne
tape du pied, rageuse. Ce qu’elle vient de faire ne lui ressemble pas mais il est trop tard pour revenir en
arrière. De quoi aurait-elle l’air si elle réapparaissait soudain sur la terrasse de la maison ? Le mieux est
qu’elle aille se coucher ; ses parents ne s’étonneront pas de sa disparition. Ils ont l’habitude qu’elle quitte la
soirée quand elle est fatiguée.

Anne observe la grande maison qui lui fait face. Il n’est pas question qu’elle y retourne par la terrasse.
Le seul moyen de regagner sa chambre discrètement est de passer par les cuisines qui se trouvent dans l’aile
sur le côté de la maison. La jeune fille avance prudemment entre les arbres couverts de fleurs blanches et
odorantes. La lune brille peu, elle n’y voit pas grand-chose et ce n’est pas le moment de se tordre la cheville.
C’est la première fois qu’elle s’aventure dans cette partie du jardin, l’odeur entêtante qui s’en dégage la grise
légèrement. Elle lui trouve une saveur sucrée et légèrement vanillée, gourmande presque. Anne continue
d’avancer à tâtons dans la pénombre. Soudain, une nouvelle odeur l’effleure et la fait s’arrêter. Elle regarde
autour d’elle, tend le nez pour vérifier qu’elle ne s’est pas trompée. Non, outre le frangipanier, il y a dans
l’air un je-ne-sais-quoi de farine de riz.
– Sinh ? chuchote Anne en direction de l’endroit d’où provient l’odeur.
Aucun bruit ne lui répond.
– Sinh ?
Le silence toujours, mais l’odeur s’est légèrement déplacée. Anne en est presque certaine.
– Sinh ? appelle-t-elle une nouvelle fois. Votre odeur…
Alors les feuillages bougent un peu à quelques mètres d’elle. Anne retient sa respiration, puis souffle
quand elle aperçoit les cheveux poudrés de farine de riz de Sinh qui luisent dans la nuit.
– Mademoiselle Anne ? s’étonne le chauffeur. Que faites-vous ici ?
Anne sourit dans la pénombre. Elle ne saurait dire pourquoi, mais la présence du garçon la rassérène
tout à coup. Elle ne se sent plus aussi seule que tout à l’heure. En plus, Sinh sait pour l’opium, il
comprendra.
– Et vous ? Que faites-vous là ?
– Je regardais la réception, avoue Sinh en baissant la tête. C’est si beau.
Anne tourne les yeux vers la maison. Sa grosse masse qui frémit dans la lueur des bougies est
hypnotique en effet. On entend la musique et le brouhaha des conversations.
– Comment va votre père ? demande-t-elle doucement.
La jeune fille a tout son temps. Personne ne l’attend à la soirée et elle n’a plus envie de regagner sa
chambre maintenant. Pour une fois qu’elle est libre de faire et de dire ce qu’elle veut, sans un chaperon
pour la surveiller, elle souhaite en profiter.
– Il a toujours de la fièvre, répond Sinh.
Au son de sa voix, Anne le devine inquiet.
– Est-il allé voir un médecin ?
– La vieille Diêm lui a donné un remède de sa composition. Elle a aussi chassé les mauvais esprits de la
maison.
– Ah, les mauvais esprits ! reprend Anne pensive.
Sinh croit percevoir une pointe d’ironie dans les propos de la jeune fille.
– C’est ce que nous croyons, se défend-il.
Anne sourit pauvrement.
– Parfois je vous envie. Toutes ces croyances vous sécurisent alors que mon Dieu est si lointain.
– Pourquoi dites-vous cela ?
Anne soupire.
– Ce matin, j’ai repensé à Diêm justement, et à toutes ses prières. Avant d’entrer dans le bureau de
mon père, j’ai demandé à Dieu que tout se passe bien. Je voulais qu’il me donne du courage aussi. C’est
étrange, c’était la première fois que je m’adressais à lui directement, avec mes propres mots…
– Eh bien, vous voyez bien que votre Dieu n’est pas lointain, la coupe Sinh avec gaieté. Il vous a
entendue !
Anne le regarde avec un drôle d’air.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
– Notre conversation avec votre père s’est très bien passée. Je m’attendais à être chassé et que mon
père perde son travail. Au lieu de cela votre père nous a fait confiance.
Anne ouvre grands ses yeux. Elle n’avait pas du tout vu les choses sous cet angle-là. Sinh dit vrai. Mais
elle se renfrogne tout à coup.
– C’est vous qui aviez prié vos dieux alors, lui lance-t-elle.
Sinh rit franchement.
– Cette fois-ci, je vous promets que non ! J’étais si angoissé que je n’y ai pas pensé.
Mais Anne ne se laisse pas facilement convaincre.
– Je vous accorde que la conversation avec mon père s’est bien passée. Mais comment expliquez-vous
que les choses se soient tant compliquées ce soir ? demande-t-elle.
Sinh lui répond avec malice :
– Pourquoi croyez-vous que Diêm passe ses journées à faire des offrandes ? Pour vous, ce doit être la
même chose. Votre Dieu n’agit certainement pas une bonne fois pour toutes. Il faut sans doute lui
renouveler vos prières et votre confiance.
Anne observe le jeune homme tandis qu’il s’exprime. C’est étrange, ses mots la touchent et l’apaisent.
Lui si extérieur à sa religion lui en parle mieux que quiconque.
– Vous avez raison, s’exclame-t-elle. Je dois prier de nouveau, et tout de suite ! C’est urgent !
– Pourquoi ? Vous avez des ennuis ? Je peux vous aider ?
Anne rit : elle a retrouvé sa gaieté et son énergie. Elle ne peut pas rester là à attendre que les choses se
fassent et que le lieutenant Le Baratoux démêle toute l’histoire. Il n’est même pas venu la voir pour lui
demander des détails de son agression au marché aux fleurs. Il ne semble pas s’y intéresser le moins du
monde. Pourtant si une chose est sûre, c’est que c’est par là qu’il faut commencer. C’est donc à Anne de
prouver son innocence toute seule. Ou avec Sinh, s’il accepte de l’aider.
XXII

Le soleil commence à poindre à l’horizon quand les tout derniers invités de la fête quittent l’hôtel de
la Marine. Ils ont dansé toute la nuit puis se sont attardés longuement dans le jardin pour discuter et
profiter de la fraîcheur de l’air en cette heure matinale. La musique s’est tue depuis longtemps. Les bougies
se sont entièrement consumées dans leur petit écrin de verre. Les buffets ont été débarrassés de leurs
plateaux où il ne restait plus que des miettes de petits fours.

À l’étage de la grande bâtisse, Anne dort profondément. Elle n’est montée se coucher que fort tard,
après avoir échafaudé mille plans avec Sinh pour se sortir du mauvais pas dans lequel elle se trouve.
Le jeune homme a eu beau essayer de la dissuader de se lancer dans cette aventure, elle n’a rien voulu
entendre. Il l’a mise en garde contre les dangers qui pouvaient survenir ; les trafiquants de drogue sont loin
d’être des enfants de chœur. Mais rien n’y a fait. Anne veut passer à l’action. Elle ne supportera pas de rester
sans rien faire. Finalement, Sinh a capitulé et il a promis de l’aider. L’assurance d’avoir le garçon à ses côtés a
achevé de convaincre Anne qu’elle avait raison. Elle a l’impression qu’à eux deux ils seront plus forts.
C’est la première fois qu’Anne ressent cela avec quelqu’un : le garçon la comprend instantanément, et
réciproquement. Il s’enthousiasme pour les mêmes choses qu’elle et lui dit ce qu’il pense avec franchise.
Anne n’a jamais eu beaucoup d’amis jusqu’à présent, de vrais amis en tout cas. De ces personnes auxquelles
on peut tout dire parce qu’elles comprennent, forcément. De celles qui sont là quand tout va bien mais
aussi quand tout va mal. De celles sur lesquelles on peut compter, qui n’attendent rien en retour, qui ne
cherchent pas à nous changer.

Un peu plus loin dans la ville, un hangar résonne d’un bruit assourdissant. Les rotatives tournent à
plein régime pour terminer d’imprimer le prochain numéro de La Dépêche de Saigon. Dehors, une longue
file de petits vendeurs attend déjà que les journaux sortent de l’entrepôt. Ils ont dix ans, trente ans, soixante
ans. Ils sont grands, forts, fatigués, usés, nerveux… De la sortie du journal dépend une partie des revenus de
leur journée. Après avoir récupéré leurs exemplaires, ils se dispersent à travers toute la ville pour les vendre
à la criée. Les journaux destinés aux provinces avoisinantes sont déjà partis depuis longtemps, tous comme
ceux qui sont distribués à tous les abonnés.
Soudain la porte s’ouvre et un homme s’avance avec un chariot encombré de journaux qui sentent
encore l’encre fraîche. Huong, agile comme une chatte, s’approche d’un bond, attrape une grosse liasse et
donne au responsable le montant qu’elle lui doit. À elle maintenant de vendre ses journaux pour récupérer
son argent et plus. La jeune fille s’éloigne rapidement de la troupe, qui s’est transformée en une sorte de
horde sauvage. Tout le monde sait que les premiers servis seront ceux qui pourront occuper les endroits les
plus passants de la ville, ceux où ils ont le plus de chance d’écouler toute leur marchandise. Huong s’est
servie en premier mais elle n’est pas vraiment pressée : elle a ses habitués. Ceux qui n’achètent le journal
qu’à elle parce qu’elle prend le temps de le leur apporter chez eux, avec un sachet de graines de lotus cuites,
un peu de riz gluant ou parfois aussi un fond de pétrole pour ranimer leur lampe. Si Huong se précipite sur
les journaux, c’est parce qu’elle veut être la première à découvrir les nouvelles fraîches.
La jeune fille ouvre fébrilement le journal et cherche l’article écrit par son ami Philippe Couturier.
Quand elle le trouve enfin, elle est déçue.

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Jeudi 26 janvier 1933

Bienvenue !
es marins du navire américain le Ensuite, les marins se sont égaillés
L Freedom se souviendront de leur
débarquement à Saigon. Les
dans la ville tandis que leurs
supérieurs rejoignaient l’amiral et ses
autorités locales les ont accueillis en officiers pour visiter Saigon. Les
grande pompe, au son de la fanfare hommes ont trouvé très pittoresque de
de la Marine française, dont les se promener à travers les rues assis
cuivres étincelaient sous un soleil de dans les pousse-pousse. Hier soir, la
plomb. L’amirauté n’a rien laissé au journée s’est terminée par une grande
hasard pour cette journée et le réception à l’Hôtel de la Marine, où
programme de ces messieurs s’est les officiers du Freedom, mais aussi
déroulé sans un accroc. Après les toutes les personnalités locales,
discours d’usage, tout l’équipage étaient conviés. Gageons que cette
s’est rassemblé sur le pont pour une soirée laissera un souvenir
grande messe d’action de grâce. inoubliable à nos hôtes américains.
Philippe Couturier

Huong referme le journal et soupire. Depuis deux jours, elle trouve que Philippe Couturier écrit des
articles sans saveur. Elle lui avait pourtant donné quelques informations qui auraient pu l’intéresser. En tout
cas plus que les états d’âme de marins américains. Cela ne ressemble pas au journaliste qu’elle connaît. Soit il
est en panne d’inspiration et elle doit l’aider à trouver un sujet digne d’intérêt, soit il prépare quelque chose.
XXIII

La porte de la chambre s’ouvre avec fracas. L’amiral entre dans la pièce, les traits déformés par la
colère. Il se précipite vers le lit et arrache le drap.
– Petit imbécile ! tonne-t-il. Vous ne deviez rien dire !
Philippe Couturier roule sur le côté de son lit pour éviter la main de l’amiral qui veut l’attraper.
– Vous n’êtes qu’une ordure ! Un traîne-poubelle ! crie l’amiral en le fusillant du regard.
Le père d’Anne, d’ordinaire si digne et tout en retenue, est hors de lui cette fois-ci. Il plonge de
nouveau vers le lit pour saisir le jeune homme. Il a besoin de l’affronter physiquement pour évacuer sa
colère. Philippe Couturier, vif malgré sa surprise, l’évite une nouvelle fois. D’un mouvement leste, il saute
de son lit et se redresse, face à l’amiral. Les deux hommes ont presque la même taille. Philippe Couturier est
légèrement plus grand mais l’amiral n’a rien à lui envier du point de vue de la force physique.
– Vous n’avez pas attendu un jour pour distiller votre venin, grommelle l’amiral entre ses dents. Quel
plaisir prenez-vous à salir ainsi ma fille !
Il lève la main sur le jeune homme, qui lui attrape le poignet juste à temps et l’immobilise en l’air.
– Vous vous trompez, se défend-il d’une voix étonnamment calme malgré la situation.
Déstabilisé par l’aplomb du journaliste, l’amiral recouvre un peu de calme.
– Vous niez ? demande-t-il.
– Nier quoi ? J’ignore ce dont vous m’accusez.
– Avez-vous cassé le nez d’un officier américain hier ?
Philippe Couturier sourit : il ignorait qu’il avait réussi à casser le nez de son adversaire. Voilà qui
explique pourquoi son poing le fait souffrir.
– Il le méritait, lâche-t-il simplement.
L’amiral serre les dents.
– Comment osez-vous ?
– Cet homme est venu importuner votre fille tant et si bien qu’elle est partie en courant.
– Et pourquoi donc avez-vous évoqué cette affaire de drogue ?
Philippe Couturier ouvre les yeux, estomaqué.
– Mais ce n’est pas…
– Les gens qui vous entouraient vous ont entendu parler de drogue.
– Je ne…
– Le Baratoux lui-même était là !
Philippe Couturier plisse les lèvres, amer. Il ne manquait que celui-là.
– Vous avez dit à cet officier que ma fille détenait de la drogue.
– C’est faux ! s’exclame le journaliste, outré.
– On vous a entendu.
– Non ! C’est lui qui…
– Et maintenant le bruit circule que ma fille est en possession d’opium, ajoute l’amiral d’une voix
brisée.
Il baisse la tête, tire une chaise à lui et s’y assoit pesamment.
– Je pensais que vous étiez un homme honnête.
– Mais je le suis ! s’exclame Philippe Couturier qui espère avoir enfin l’occasion de se défendre. Je n’ai
rien dit sur votre fille. Regardez !
Il attrape le journal de la veille qui est encore sur son bureau et le tend à l’amiral.
– Et l’article d’aujourd’hui est aussi vide et inintéressant que celui-ci ! lance-t-il.
L’amiral attrape le journal en soupirant.
– J’ai lu votre article, je sais, dit-il. Vous n’avez rien écrit à ce sujet. Et c’est ce qui m’a fait penser à
votre intégrité pour commencer. Mais comment les Américains ont-ils pu savoir ce qui s’était passé la veille
avec ma fille alors même qu’ils n’étaient pas encore arrivés à Saigon ? Qui sinon vous, qui êtes allé les
accueillir avec tous les autres journalistes, a pu leur glisser cette information ?
– Le Baratoux est au courant lui aussi, suggère Philippe Couturier.
L’amiral se redresse comme si on venait de le piquer avec une aiguille.
– Le Baratoux ! Vous n’y pensez pas ! C’est lui-même qui a réussi à récupérer la boîte d’opium
retrouvée dans le sac de ma fille. Il voulait éviter que cela ne s’ébruite. Je lui ai demandé de faire en sorte
que personne n’en parle ensuite.
– Et jusqu’où peut-il aller pour faire taire ces bruits ? demande Philippe Couturier qui vient soudain
d’avoir une idée.
L’amiral Bartelot le regarde sans comprendre.
– Votre aide de camp est-il autorisé à faire taire un témoin gênant ?
– Que sous-entendez-vous par là ? demande l’amiral, la mine déconfite.
– Ce pourrait-il que le lieutenant Le Baratoux ait fait assassiner le policier qui a fouillé la voiture et le
sac de votre fille ?
L’amiral bondit de sa chaise comme un ressort.
– Vous calomniez !
Philippe Couturier le regarde fixement.
– Non, amiral. J’ai voulu rencontrer cet homme ce matin. Il était mort.
– Vous ne deviez pas mener l’enquête ! s’écrie l’amiral.
– J’ai accepté de ne rien écrire sur votre fille avant que la vérité soit établie. Mais j’ai aussi décidé de la
découvrir moi-même cette vérité. Et mes premiers pas dans cette affaire me glacent : ce policier est mort
hier soir, juste après sa journée de travail.
– Il aura fait un malaise.
– Il avait mon âge, vingt-deux ans.
L’amiral secoue la tête comme pour en chasser de sombres pensées.
– Non, c’est impossible ! J’ai dit à Le Baratoux de mettre au jour ce complot, pas de jouer les
mercenaires.
Un lourd silence s’installe entre les deux hommes. C’est Philippe Couturier qui le brise.
– Amiral, je vous donne ma parole que je ne suis pour rien dans cette rumeur.
L’amiral le regarde droit dans les yeux. Philippe Couturier ne cille pas.
– Je n’y suis pour rien, répète-t-il. Sauf pour le nez cassé.
– Mais alors ? demande l’amiral.
– Vous parliez d’un complot, poursuit Philippe Couturier. J’ai bien peur qu’il ne soit mieux organisé
que ce que vous imaginez.
XXIV

Madame Bartelot est assise sur la terrasse de l’hôtel de la Marine, une tasse de thé brûlant dans les
mains. Elle contemple les restes de la soirée. Les domestiques ont déjà balayé la terrasse, fait disparaître les
nappes sales, les verres et les bouteilles vides, les bougies dégoulinantes de cire fondue, mais il reste encore
quelques-unes des tables qui avaient été sorties pour le buffet, des sièges en rotin çà et là, disposés en cercle,
des torches plantées dans le sol.
– Bonjour maman ! lance Anne en rejoignant sa mère.
La jeune fille se penche et l’embrasse sur la joue.
– Vous êtes déjà réveillée ? s’étonne-t-elle.
Madame Bartelot lui sourit :
– Votre père s’est levé tôt ce matin et je n’ai pas réussi à me rendormir cette fois-ci. Mais vous aussi ma
chérie êtes tombée du lit.
– Je me suis couchée moins tard que vous.
Sa mère souffle sur son thé et avale une gorgée en grimaçant.
– C’est vrai que je ne vous ai plus vue assez rapidement. Vous êtes-vous ennuyée ?
Anne regarde sa mère avec attention. Cette dernière a l’air tout à fait détendue, elle n’a sans doute pas
eu vent de la scène dont sa fille a été l’objet la veille.
– Oh non ! J’ai beaucoup dansé et je me suis amusée. Mais j’étais fatiguée et ces Américains ont si peu
de conversation quand ils ont terminé de danser le charleston !
Madame Bartelot sourit, les yeux dans le vague.
– Je vous l’accorde. Ils parlent un bien pauvre français.
– Tout comme je parle un piètre anglais ! renchérit Anne.
Madame Bartelot verse du thé dans une tasse, y ajoute un peu de lait et la tend à sa fille. Anne prend la
tasse et s’assoit à côté de sa mère.
– Que comptez-vous faire aujourd’hui, maman ? lui demande-t-elle.
– Madame Givry m’a conviée à une petite réunion pour organiser la kermesse du cercle militaire qui
aura lieu dans un mois. Vous savez combien il est important que nous récoltions de l’argent pour lutter
contre la tuberculose.
– Organiserez-vous une tombola cette année ? J’ai hâte de voir cela ! J’ai entendu dire que celle de
l’année dernière avait eu un grand succès. Le premier prix était un éléphant !
Madame Bartelot rit.
– Je sais, oui. Et vous, ma chérie. Quel est votre programme ?
C’est la question qu’Anne attend et redoute depuis son arrivée sur la terrasse.
– Mademoiselle de Kermanec et moi allons au dispensaire, dit-elle avec le plus grand naturel. Ils ont
besoin de renfort car ils sont en pleine campagne de vaccination contre la variole.
– Inutile que je dise à Diêm de vous prévoir pour le déjeuner donc, en conclut madame Bartelot.
Vous ne rentrerez que tard ce soir.
– Je n’en suis même pas sûre, reprend Anne. Il se peut que nous dormions sur place.
– Sur place, mais…
– Maman, j’ai croisé le docteur, hier à la soirée. Il m’a avoué qu’il y avait beaucoup de travail,
beaucoup trop pour sa petite équipe. Je lui ai proposé de l’aide mais le dispensaire est loin. Si je dois y
retourner deux ou trois jours de suite, je préfère autant rester sur place. Cela sera beaucoup moins fatigant.
Madame Bartelot réfléchit quelques minutes. Le dispensaire est effectivement assez éloigné et la route
qui y mène est mauvaise.
– Mademoiselle de Kermanec sera avec moi, maman, je n’ai rien à craindre, ajoute Anne.
Madame Bartelot n’est pas tranquille pour autant.
– On parle d’une épidémie de gale, dit-elle. Et vous savez que la gale s’attrape surtout la nuit. On m’a
dit que les petites araignées qui véhiculent le microbe s’activent dès la tombée du jour.
Anne se veut rassurante.
– Je vous promets que je ne dormirai pas dans un lit ayant servi aux malades. S’il vous plaît, maman.
Cela m’évitera beaucoup de fatigue.
Et elle ajoute :
– Ainsi qu’à mademoiselle de Kermanec. Je la traîne partout avec moi, la pauvre ! Et jamais elle ne se
plaint. Je peux bien la ménager de temps en temps.
– Vous avez raison, dit finalement madame Bartelot. Je suis d’un naturel trop inquiet. Vous ne risquez
rien là-bas. Mais méfiez-vous de la gale !
– Oui maman, je ne dormirai que d’un œil !
XXV

L’attroupement devant la maison du second policier surprend à peine Philippe. Il entend les longs
sanglots des pleureuses tandis que des gens en blanc entrent et sortent de l’habitation. Quelqu’un vient de
mourir et le journaliste serait prêt à parier qu’il s’agit du policier qu’il espérait voir. Il s’approche de la
maison et accoste l’un des hommes, qui en sort justement.
– Qui est mort ? demande-t-il avec respect, dans la langue du pays.
– Vi Xuan Dac.
Philippe Couturier frémit : c’est bien ce qu’il pensait.
– Vi Xuan Dac le policier ? demande-t-il pour confirmation.
– Oui.
– Et quand est-il mort ?
– Avant hier. Il s’est senti mal après le dîner. Il s’est couché et il ne s’est pas réveillé.
– Savez-vous s’il avait reçu de la visite dans la soirée ? demande Philippe Couturier soupçonneux.
L’homme tressaille, s’écarte un peu de lui et le regarde avec suspicion.
– Qui êtes-vous ? Vous connaissez la famille ? s’inquiète-t-il.
Inutile de se faire passer pour un proche du défunt, personne ne le croirait. Philippe Couturier
préfère jouer franc jeu. Les Annamites sont peu bavards avec les Occidentaux qui se montrent un peu trop
curieux de leurs affaires, mais c’est un risque à courir. Philippe a besoin de détails et il ne pourra les obtenir
qu’en interrogeant la population qui l’entoure.
– Je suis allé voir le collègue de travail de Vi Xuan Dac, hier, avoue-t-il. Il est mort lui aussi, peu après
le dîner.
Il marque une pause pour donner à son interlocuteur le temps de digérer la nouvelle.
– Sa femme ignore ce qu’il a eu, continue-t-il. Lorsque je l’ai trouvée, elle était prostrée chez elle, à
côté du corps de son mari. Elle n’avait encore prévenu personne. Ils venaient juste de se marier. Quand je
suis parti, elle m’a dit qu’un homme était venu voir son mari. Elle ne le connaissait pas.
L’homme en face du journaliste pâlit à mesure que celui-ci lui parle. Il bredouille quelques mots que
Philippe ne comprend pas.
– Pardon ?
– Ce n’est pas possible ! Allez-vous en !
– Mais vous n’avez pas répondu à ma question.
– Je… je… je n’ai rien à vous dire. Les mauvais esprits sont sans doute sur cette maison, ajoute-t-il
terrifié. Je dois y aller…
Il jette un dernier regard apeuré et s’éloigne d’un pas rapide, proche de la course.
Philippe Couturier s’éloigne à son tour : inutile d’insister. La terreur de son interlocuteur suffit à lui
faire comprendre que Vi Xuan Dac est mort dans les mêmes conditions, inexpliquées, que son collègue.
Mais il ne pourra certainement rien apprendre de plus aujourd’hui. Il préfère laisser tranquille la famille
endeuillée. D’ici quelques jours, il reviendra pour tenter de découvrir qui est venu visiter Vi Xuan Dac juste
avant sa mort. Il a l’intime conviction qu’il s’agit de la même personne que celle qui est allée voir l’autre
policier.
Le journaliste se remémore la réaction de l’amiral à l’annonce de la mort du premier policier : ce ne
peut pas être lui qui a ordonné sa disparition. Quelqu’un d’autre se cache derrière ces deux morts
mystérieuses, quelqu’un qui ne recule devant rien, pas même l’assassinat. Qui est-il ? Et que poursuit-il ?
Philippe Couturier est bien décidé à le découvrir rapidement. Il se peut qu’il tienne là le meilleur article de
sa toute jeune carrière.
XXVI

Anne prépare vite ses affaires pour son expédition. Elle glisse quelques habits dans une valise,
privilégiant les tenues simples et confortables. Elle emporte également un tablier blanc et la paire de
chaussures en toile qu’elle a l’habitude de porter au dispensaire. Car la jeune fille part effectivement là-bas
pour aider à soigner les malades. Elle répugne à mentir à ses parents et, surtout, elle a besoin d’un alibi solide
pour s’échapper, qui puisse être vérifié. Avec Sinh, ils ont décidé que le mieux était donc de se rendre au
dispensaire. Pendant qu’Anne et mademoiselle de Kermanec y travailleront, Sinh sera libre de circuler avec
la voiture. C’est lui qui effectuera les premières recherches, Anne le rejoindra dans la soirée pour
poursuivre leur enquête. Quand la jeune fille a dit à sa mère qu’elle ne dormirait que d’un œil, elle disait
donc la stricte vérité.
Anne fouille dans ses tiroirs à la recherche de ce qu’elle aurait pu oublier et aperçoit le long tissu de
soie rouge qui lui a été offert. Elle le contemple, hésite puis le glisse dans sa valise. Elle emporte également la
petite somme d’argent que ses parents lui donnent chaque semaine pour s’acheter ce dont elle a besoin ou
envie. On ne sait jamais.
En fermant sa valise, Anne se demande soudain si elle ne fait pas une énorme bêtise. Sinh l’a inquiétée
malgré tout hier, quand il lui a décrit le monde de l’opium et le peu de scrupules des trafiquants. Peut-être
devrait-elle simplement laisser le lieutenant Le Baratoux s’occuper de cette affaire ? Après tout, si son père
lui fait confiance, il n’y a pas de raison qu’elle ne s’en remette pas à lui également. Mais Anne ne veut pas
attendre, à la merci d’un policier zélé ou d’un marin américain éméché. Elle a besoin de maîtriser un
minimum les choses.
La jeune fille pose les deux paumes à plat sur sa valise, ferme les yeux et souffle doucement.
– J’ai raison ! se répète-t-elle. Et puis Sinh est avec moi…

Sinh voyage léger. Il n’a pas besoin de grand-chose pour s’habiller, une chemise et un pantalon lui
suffisent. Quant aux chaussures, il s’en passe. Depuis toujours, il se déplace sans jamais porter de souliers et
les rares fois où cela lui arrive, il ne réussit qu’à attraper de grosses ampoules qui le font boitiller
rapidement.
Avant de quitter sa maison, Sinh va trouver son père. Le vieux Hô est toujours alité et Sinh lui trouve
l’air plus fatigué que jamais. Il s’inquiète à l’idée de le laisser seul mais Hô lui a interdit de rester pour lui. Si
la fille de l’amiral a besoin de ses services, il doit à tout prix se rendre disponible. Sinh a raconté à son père
que l’amiral savait désormais qui il était et comment il avait accepté de lui faire confiance.
– Ne trahis jamais cette confiance, mon fils ! lui souffle le vieux Hô alors que Sinh s’apprête à partir.
Quand le jeune homme sort de chez lui, il a le ventre noué. Les mots de son père lui font réaliser que
son expédition n’est peut-être pas une aussi bonne idée que ce qu’il pensait. S’il savait, l’amiral Bartelot lui
interdirait tout de suite d’entraîner sa fille dans cette aventure. C’est beaucoup trop dangereux. Il lui dirait
sans doute de laisser le lieutenant Le Baratoux agir de son côté et de ne pas se mêler de son enquête.
En arrivant devant la voiture, Sinh la regarde un moment. Il serait si simple de prétexter une panne de
moteur. Ni la fille de l’amiral ni mademoiselle de Kermanec ne seraient en mesure de le vérifier. Elles
seraient alors contraintes de rester là. Mais Sinh ne pense pas qu’Anne Bartelot se laissera décourager par un
simple incident de moteur. Elle trouvera une solution pour mener à bien son plan, Sinh ignore laquelle
mais il est sûr qu’elle trouvera. Il a déjà pu admirer son sang-froid et son courage. Et puis, au fond de lui, il
la comprend.
Alors, Sinh ouvre la portière de la voiture, s’installe sur le siège du conducteur et démarre.
« Allons-y, se dit-il. Mademoiselle Anne sait ce qu’elle fait ! »
XXVII

Philippe Couturier est comme un lion en cage dans son bureau. Il sent qu’il est sur une piste brûlante
mais il ne peut rien faire pour le moment. Il ne retournera pas voir les familles endeuillées avant deux jours
et ce n’est qu’alors qu’il pourra se mettre à la recherche du mystérieux visiteur – et assassin ? – des deux
policiers. Quant à interroger Anne Bartelot, le jeune homme doit encore patienter une heure ou deux. Il
est trop tôt pour se présenter à l’hôtel de la Marine et demander à la rencontrer.
En attendant, le journaliste relit les notes qu’il a prises deux jours plus tôt alors qu’il était près du poste
de contrôle. Il espère y trouver quelque chose qui pourrait le mettre sur une nouvelle piste. Mais les
témoignages qu’il a recueillis se ressemblent tous. Les gens sont excédés, mais quoi qu’il arrive, chacun se
plie sans résistance aux contrôles : le petit vendeur ambulant, l’exploitant européen, l’enfant avec du bétail,
le moine bonze, le tireur de pousse-pousse et son passager…
Tout d’un coup, Philippe Couturier pense au chauffeur qui accompagne la fille de l’amiral partout. Si
quelqu’un a pu assister au contrôle de cette dernière, c’est bien lui. Il aura peut-être remarqué des détails
troublants qui lui permettront d’avancer malgré tout. Philippe Couturier décide d’aller le trouver tout de
suite. Avec un peu de chance, la fille de l’amiral n’aura pas besoin de ses services ce matin et il acceptera de
lui parler un peu.

En arrivant aux abords de l’hôtel de la Marine, Philippe Couturier prend soin de ne pas emprunter
l’entrée principale. Il n’a aucune envie de tomber nez à nez avec l’amiral et encore moins avec le lieutenant
Le Baratoux. Il préfère contourner la large enceinte qui borne le bâtiment et ses jardins, et se faufiler par
l’arrière, du côté des constructions réservées aux domestiques.
Lorsqu’il s’approche d’une modeste maison, il aperçoit un petit autel sur lequel un bâton d’encens
peine à se consumer. Philippe Couturier s’arrête un instant, ranime la braise au bout du bâton et s’éloigne.
Il a toujours vu ses parents faire cela depuis qu’il est petit. Monsieur et madame Couturier sont
profondément catholiques mais ils respectent les croyances des Indochinois. Ils connaissent l’importance de
ces petits autels et aident donc à leur entretien si cela s’avère nécessaire.
La vieille Diêm, qui sort à l’instant des cuisines, remarque aussitôt cet étranger qui vient de s’arrêter
devant l’autel de ses ancêtres. Elle lui sourit de toutes ses dents qui sont de moins en moins nombreuses.
– Bonjour, la salue Philippe Couturier en approchant.
Il a parlé annamite, même s’il suppose que la femme maîtrise le français puisqu’elle travaille ici.
– Je cherche le chauffeur de mademoiselle Bartelot.
Philippe Couturier a un sourire doux. La domestique, sous le charme, ne se méfie pas une seule
seconde.
– Le vieux Hô ? demande-t-elle.
– Oui. Où habite-t-il ? Je me suis perdu.
Diêm pointe son doigt déformé par les travaux ménagers en direction d’une maison un peu à l’écart
des autres. À côté, une bâtisse légèrement plus grande est sans doute le garage.
– Savez-vous s’il est chez lui ?
Diêm hoche la tête.
– Oui. Il est malade depuis trois jours.
Philippe Couturier enregistre immédiatement cette information dans un coin de sa tête mais ne laisse
rien paraître. Il remercie la vieille domestique et se dirige vers la maisonnette qu’elle lui a indiquée. Tout en
marchant, il rumine ce qu’il vient d’apprendre. Si le vieux Hô est malade depuis trois jours, ce ne peut être
lui qui était présent lorsque Anne Bartelot a été contrôlée. Qui donc l’a remplacé ? N’est-ce là qu’un hasard
ou cette subite maladie a-t-elle été provoquée ? Tous ces concours de circonstances paraissent soudain bien
étranges.

C’est une voix très faible qui répond aux quelques coups que Philippe Couturier a frappés à la porte.
Le jeune homme ouvre doucement et entre dans la pièce plongée dans une demi-pénombre. Devant les
fenêtres, quelqu’un a installé de longs pans de tissu pour empêcher la lumière du jour d’entrer à flot, afin
qu’elle ne fatigue pas le malade.
Philippe Couturier s’approche d’une forme allongée sur un lit.
– Je m’appelle Philippe Couturier, se présente-t-il en annamite. Je suis journaliste. Pardonnez-moi de
vous déranger mais je poursuis la piste de trafiquants de drogue et vous seul pouvez m’aider.
L’homme allongé sur le lit tressaille. Le vieux Hô tourne la tête vers Philippe Couturier et le fixe de
ses yeux brillants. Le jeune homme ne peut s’empêcher de se pencher vers lui. Il pose sa main sur le front du
chauffeur et la retire, très inquiet.
– Mais vous êtes brûlant ! Je dois vous apporter des médicaments !
Hô sourit.
– Vous êtes bien le digne fils de vos parents, lui dit-il alors.
Hô, lui, a parlé en français. Philippe Couturier répond à son sourire.
– Vous connaissez mes parents ? demande-t-il, oubliant un moment l’objet de sa venue.
Le vieux Hô acquiesce.
– Les grandes âmes sont connues de tous.
Le jeune homme ferme les yeux avec émotion. Ses parents sont des gens extraordinaires, il le sait. Mais
chaque fois que quelqu’un le lui dit, il ne peut s’empêcher d’en éprouver une immense fierté.
– Je vous apporterai de quoi vous soigner, reprend-il doucement.
Le vieux Hô a un rire bref.
– Diêm me soigne, savez-vous.
Philippe Couturier comprend qu’il parle de la vieille domestique qu’il a vue tout à l’heure.
Diplomate, il reprend :
– Vous aurez donc deux fois plus de chance de guérir.
Après un court silence, le vieux Hô le regarde et lui dit :
– Mais vous n’êtes pas venu ici pour me soigner, n’est-ce pas ?
– Non, effectivement, répond Philippe. Je cherche qui conduisait mademoiselle Bartelot il y a trois
jours.
Les yeux du chauffeur se troublent un bref instant.
– Ce n’était pas vous, n’est-ce pas ?
Hô secoue doucement la tête dans son lit.
– Non, en effet.
Philippe Couturier n’ajoute rien. Il se contente de regarder le malade, qui reprend de lui-même :
– Mon fils m’a remplacé.
– Votre fils ?
– Oui, répond Hô. Je n’étais pas d’accord au départ mais Sinh a insisté. Il me trouvait trop malade. Je
pensais pourtant pouvoir conduire.
Le chauffeur soupire.
– Je me trompais, poursuit-il. Je suis beaucoup plus fatigué que je ne le pensais.
Philippe Couturier réfléchit puis demande :
– Depuis quand êtes-vous malade ?
– Cela a commencé il y a quatre jours. Et depuis trois jours, je suis presque incapable de me lever.
Un doute s’immisce aussitôt dans l’esprit de Philippe Couturier. Après de longues minutes, n’y tenant
plus, il lance :
– Monsieur Hô…
Le chauffeur se redresse légèrement dans son lit. Cette manière solennelle que ce jeune homme a
soudain de s’adresser à lui ne lui dit rien qui vaille.
– Monsieur Hô, reprend Philippe Couturier. Pardonnez-moi cette question, mais avez-vous
confiance en votre fils ?
XXVIII

Sinh regarde Anne et mademoiselle de Kermanec s’éloigner. Elles vont passer quelques heures au
dispensaire et il a été convenu qu’il retrouve Anne vers six heures de l’après-midi. Elle lui a dit qu’elle se
débrouillerait pour que mademoiselle de Kermanec ne soit pas avec elle. La jeune fille ne veut surtout pas
entraîner la vieille dame dans cette aventure. Elle ne leur sera d’aucune aide et elle risquerait de s’effrayer
pour de bon en découvrant les projets d’Anne. Jusqu’à maintenant, la demoiselle s’est montrée très ouverte
à toutes sortes de propositions de la part de sa protégée, mais aucune n’était aussi téméraire.
En attendant de retrouver Anne, Sinh a de quoi s’occuper. Il doit tenter de mettre la main sur le
drogué qui a agressé la fille de l’amiral. Pour cela, Anne et lui ont estimé que le plus simple, et sans doute le
plus efficace, serait d’arpenter le marché aux fleurs et d’interroger les petits marchands derrière leurs étals.
Si c’est un Européen qui les questionne, il y a fort à parier qu’aucun ne parlera. En revanche, face à un
Annamite, les langues se délieront plus facilement. Cela demandera certainement de longues heures de
recherche mais avant, Sinh a d’autres projets. Il veut profiter de la voiture de la marine française pour aller
trouver son cousin Phan. Phan fume de l’opium depuis de nombreuses années ; il est exactement l’homme
qu’il lui faut.

Lorsque Sinh arrive chez son cousin, deux heures plus tard, il le trouve dans son atelier, derrière son
tour de potier. D’un pied, l’artisan actionne la pédale de l’outil, qui tourne sur lui-même avec une régularité
hypnotique. Penché au-dessus de la glaise posée sur le tour, Phan fait monter et descendre ses mains, qui
donnent l’impression de caresser la terre. Sinh contemple un long moment son cousin, qui ne l’a pas
entendu arriver. Phan est un artisan extraordinaire, sans doute le plus habile de toute la région, et s’il le
voulait, il pourrait vendre ses poteries dans tout le pays. Hélas, Phan est également un opiomane avéré.
Quand ses mains ne dansent pas autour de son tour de potier, elles manipulent la pipe à opium pour
entraîner leur propriétaire dans un monde euphorique mais trompeur.
À le voir ainsi travailler, Sinh a du mal à admettre que son cousin est drogué. Il a l’air si normal, si
calme. Il faut le connaître parfaitement pour remarquer son teint légèrement cireux et ses yeux un peu
hagards. Mais si Phan paraît apaisé à cet instant, c’est justement parce qu’il est sous l’emprise de la drogue.
Désormais, dès que l’effet de l’opium s’estompe, il n’est plus capable de rien faire. Il retombe dans une
espèce de léthargie maladive qui ne disparaît qu’avec une nouvelle pipe d’opium. Et plus le temps passe, plus
les pipes sont rapprochées. Celles qui assuraient à Phan une journée de plénitude ne parviennent plus à le
faire tenir que quelques heures. La dépendance ne fait que grandir, même si Phan se défend d’être un
drogué.
« L’opium n’est rien d’autre qu’un plaisir », répète-t-il à ceux qui le mettent en garde.
Illusion…

Sinh tousse pour signaler sa présence. Phan lève le nez de son travail et sourit en reconnaissant son
cousin. Les deux garçons ont trois ans d’écart mais ils s’entendent à merveille. Petits, ils ne se quittaient
presque jamais.
– Sinh ! s’exclame Phan sans pour autant cesser d’actionner la pédale de son tour. Quelle joie de te
voir !
Sinh sourit. Il est heureux lui aussi. Phan tend une main pleine de glaise dans sa direction et lui dit :
– Je finis et je suis à toi.
Quelques minutes plus tard en effet, le tour s’immobilise. Phan détache délicatement le vase qu’il
vient de terminer et le pose sur une planche de bois pour qu’il sèche. Puis il plonge ses mains dans un grand
seau d’eau et retire la glaise en les frottant énergiquement. Il s’essuie sur son pantalon tout raide de terre et
serre la main de Sinh.
– Tu passais par là ? l’interroge-t-il.
Sinh fait la moue :
– En quelque sorte. Je suis venu car j’ai besoin de ton aide.
Phan regarde son cousin avec un sourire complice.
– Je suis ton homme ! s’exclame-t-il.
– C’est un peu particulier, dit Sinh en se raclant la gorge. J’ai peur que tu te mettes en colère.
Phan fronce les sourcils.
– Voyons voir…
– C’est à propos de l’opium, commence Sinh un peu tendu.
– Je t’ai déjà dit que c’était hors de question.
– Non, rétorque Sinh. Ce n’est pas ce que tu crois.
Phan tape du poing sur son tour de potier, envoyant gicler quelques gouttelettes de glaise.
– Ne compte pas sur moi !
Curieusement, Phan a toujours refusé de faire fumer la plus petite pipe d’opium à son cousin, même
pour voir. Sans doute est-il finalement plus lucide sur son état que ne le laissent supposer ses propos…
La colère subite de Phan prend Sinh de court, qui ne trouve plus ses mots.
– Ce n’est pas ça. D’ailleurs ce n’est pas pour moi. C’est pour une amie…
XXIX

Le lieutenant Le Baratoux ne s’attendait pas à ce que la nouvelle se répande aussi vite. Il a suffi d’une
minuscule étincelle pour que la rumeur se mette à galoper à travers toute la colonie. Partout, on chuchote
dans les salons que la fille de l’amiral Bartelot a été contrôlée avec de la drogue dans son sac. Beaucoup ont
du mal à le croire et contribuent à propager la fausse information en se renseignant davantage à droite à
gauche. Certains imaginent qu’il s’agit d’un coup monté et ils cherchent immédiatement des coupables.
D’autres, enfin, trouvent à Anne Bartelot tous les aspects d’une droguée, sa peau trop blanche, son manque
de sociabilité, et même son engagement au dispensaire devient louche. D’aucuns prétendent qu’elle s’y rend
pour voler des médicaments. Les langues vont bon train et la petite communauté s’en donne à cœur joie.
Voilà qui les change du quotidien parfois si monotone.
Une seule personne n’est pas au courant, bizarrement. C’est madame Bartelot, la propre mère d’Anne.
Dès qu’elle arrive quelque part, les mauvaises langues se taisent. On observe un silence gêné, on la dévisage
par en dessous, on se perd en considérations futiles à propos du temps qu’il fait ou du retard du dernier
bateau des Messageries maritimes, qui apporte le courrier chaque semaine. La femme de l’amiral semble
survoler la rumeur, ce qui ne fait que l’attiser un peu plus d’ailleurs.
« Avec une mère si peu attentive à ce qui se passe autour d’elle, chuchotent les mégères, il n’est pas
étonnant que sa fille se drogue. »

L’amiral, au contraire, est plongé dans la tourmente, et l’ampleur que prend cette affaire l’inquiète
par-dessus tout. Ce qu’il redoutait est arrivé et il ne sait comment endiguer le flot. Déjà, le gouverneur
général mis au courant le convoque cet après-midi. Il voudra connaître l’avancée de l’enquête. Pour cela,
l’amiral a besoin du lieutenant Le Baratoux.
– Lieutenant, où en êtes-vous de votre enquête ? Les bruits courent et je suis incapable de les arrêter.
Hubert Le Baratoux grimace.
– Je piétine, avoue-t-il après un court silence. Votre fille m’a parlé d’une agression au marché aux
fleurs mais les personnes que j’ai interrogées sur place ne se souviennent de rien.
– Ils ont peur, déclare l’amiral.
– Sans doute, oui. Les policiers…
– Je sais, oui, c’est horrible.
Le lieutenant Le Baratoux relève un sourcil surpris.
– Horrible ? répète-t-il prudemment.
– Philippe Couturier, de La Dépêche de Saigon, m’a dit que le policier qui a fouillé la voiture de ma
fille était mort.
L’aide de camp serre les dents en découvrant que le journaliste est sur l’affaire lui aussi.
– Amiral, vous m’aviez chargé de l’enquête, dit-il froidement. Alors pourquoi Philippe Couturier
vous informe-t-il lui aussi ?
Le lieutenant est piqué dans son orgueil : il pensait que l’amiral lui faisait une confiance aveugle, il se
trompait.
– Je ne lui ai rien demandé, le rassure l’amiral. C’est lui qui a décidé de mener ses propres recherches.
Il a accepté de ne rien écrire sur ma fille et cette affaire avant que la vérité soit établie. Je lui ai dit d’attendre
vos conclusions mais il n’a pas pu s’empêcher de fouiner.
– Satané journaliste ! grince le lieutenant.
Si ce Philippe Couturier continue, il risque de le prendre de vitesse. Alors tous les projets de l’aide de
camp s’effondreront.
– Que vous a-t-il dit au juste ? se renseigne-t-il par précaution.
– Rien de plus que ce que je viens de vous dire : le policier chargé de fouiller la voiture de ma fille est
mort. Il suppose d’ailleurs que le second a connu le même sort.
L’amiral relève la tête et fixe son aide de camp, droit dans les yeux.
– Je lui ai assuré que vous n’étiez pour rien dans ces disparitions. Ai-je eu tort ?
Le lieutenant encaisse le choc. Cette accusation…
– Amiral ! s’exclame-t-il, indigné.
L’amiral Bartelot sourit.
– Je savais que ce ne pouvait pas être vous, dit-il. Je vous ai dit d’enquêter, pas de dissimuler la vérité.
Le lieutenant Le Baratoux esquisse un sourire qui n’a rien de chaleureux. Ce subit soupçon l’a ébranlé.
– Mais dites-moi, poursuit l’amiral. Le second policier est-il mort lui aussi ?
L’aide de camp hésite quelques instants, réfléchissant à la meilleure manière de procéder dorénavant.
– Oui, avoue-t-il enfin.
L’amiral frappe du poing sur la table.
– Le Baratoux !
Le lieutenant sursaute pour de bon et regarde son supérieur avec inquiétude.
– Trouvez-moi ceux qui ont fait ça ! S’ils sont capables de tuer, ils sont capables de tout.
Hubert Le Baratoux claque les talons et se fige au garde-à-vous.
– À vos ordres, mon amiral ! Je vais les trouver !
XXX

L’odeur dans le dispensaire saute à la gorge sitôt que l’on passe le pas de la porte. L’endroit sent la
pourriture, le sang caillé et l’éther. Pour ne pas se laisser gagner par la nausée, Anne a fixé une petite fleur de
jasmin derrière son oreille. À force de pratique, elle parvient maintenant à se concentrer sur ce parfum
sucré et fort pour oublier tous les autres. À côté d’elle, mademoiselle de Kermanec ne semble pas du tout
importunée par la puanteur ambiante. La vieille Bretonne a l’habitude des chairs abîmées et des
médicaments. Durant des années, elle a patiemment soigné sa pauvre mère qui ne pouvait plus bouger de
son lit.

Les patients défilent sans discontinuer. Le docteur et les infirmières passent d’une plaie sans gravité
aux pires infections ou maladies. Ici, la mort s’invite quotidiennement même si tout est mis en œuvre pour
lui faire barrage.
Dans un coin du dispensaire, les Annamites ont installé un petit autel pour honorer les défunts. Juste à
côté, un oratoire avec une statue de la Vierge Marie et un crucifix permet au personnel soignant de venir se
recueillir quand il se sent démuni et impuissant. Chacun ici vit sa religion dans le respect de l’autre et tous
restent unis quand l’épreuve se présente.
Soudain, une mère arrive en courant. Elle tient dans ses bras son petit enfant, dont la main est toute
gonflée et bleue.
– Con ran giun ! hurle-t-elle, affolée. Con ran giun !
Anne ne comprend pas l’annamite mais à la réaction immédiate du docteur et de l’une de ses
infirmières, elle saisit que c’est grave.
– Un serpent ! lui lance alors le docteur en attrapant un garrot.
Il indique à la mère un lit sur lequel poser son enfant, mais elle refuse de le lâcher. Elle le tient si fort
dans ses bras que le médecin ne peut rien faire.
– Enlevez-lui son fils ! ordonne-t-il alors en essayant de rester calme. Sinon nous ne pourrons rien
faire pour lui.
C’est alors que mademoiselle de Kermanec s’approche de la femme et commence à lui caresser les
cheveux et à lui masser les épaules avec une douceur extrême. En même temps, elle marmonne quelque
chose qu’Anne n’arrive pas à comprendre. On dirait une prière, ou plutôt une sorte de conversation à une
voix. D’abord surprise et méfiante, la mère se détend peu à peu. Bientôt, elle desserre ses bras et libère son
enfant, que le médecin récupère aussitôt pour lui prodiguer les soins nécessaires. Mademoiselle de
Kermanec poursuit son étrange mélopée tandis que le docteur explique à Anne ce qu’il faut faire.
– Maintenez sa main vers le sol, lui recommande-t-il. Il faut empêcher le sang d’affluer trop vite au
cœur.
Anne s’exécute, tremblante. Le médecin agit rapidement, avec assurance. Du bout des doigts, il
cherche une veine pour piquer l’enfant et lui injecter un antidote. Puis il lui administre quelques calmants
et veille une nouvelle fois à désinfecter la plaie. Quand il a terminé, il se redresse tout à fait et se tourne vers
la mère, qui est apaisée désormais. Mademoiselle de Kermanec s’arrête aussitôt et s’écarte tandis que le
docteur explique à la femme qu’il veut garder son fils en observation encore quelques heures. La femme
acquiesce.
– Il a été piqué par un serpent minuscule qui mord entre les doigts, à l’endroit où la peau est la plus
tendre, explique alors le médecin à Anne.
– Peut-il en mourir ? demande-t-elle.
Le médecin hoche la tête.
– C’est possible mais je pense que cette femme est venue nous voir à temps. Les gens d’ici croient qu’il
faut mettre une pierre à serpents sur la plaie pour qu’elle aspire le venin, dit-il. Si la pierre est sans effet,
alors seulement ils viennent nous voir. Hélas, souvent, il est trop tard. Le venin a pénétré trop
profondément dans le corps.
– Une pierre à serpents ? interroge Anne, fascinée par tout ce qu’elle découvre de ce pays.
Le docteur lui sourit.
– Oui. La légende dit que c’est le serpent lui-même qui fabrique cette pierre. Il la garde dans sa gueule
tout le temps. Sauf quand il mange : il la pose alors et c’est à ce moment-là seulement que les hommes
peuvent la récupérer.
Il marque une pause et reprend, un brin fataliste :
– Si cet enfant s’en sort, il pourra remercier sa mère de ne pas avoir trouvé un jour une pierre à
serpents.
Il ébouriffe la tête du petit avec tendresse.
– Installez-le sur un lit pour la fin de la journée, dit-il à Anne. Assurez-vous qu’il n’ait pas trop chaud
et surveillez-le.
Il ajoute, en plongeant ses yeux dans ceux de la jeune fille.
– Et n’oubliez pas de prier pour lui.
Anne tressaille et ne peut s’empêcher une pointe d’ironie :
– La prière marcherait-elle mieux que la pierre à serpents ? demande-t-elle.
– Oui, répond sans hésiter le médecin en s’éloignant déjà pour s’occuper d’un autre patient.
Anne est éberluée, l’aplomb avec lequel le docteur lui a répondu la laisse perplexe. Comment un
homme de science peut-il croire à la prière ? Il faudra qu’elle le lui demande.

Anne conduit le petit enfant dans un coin du dispensaire et l’allonge sur un lit resté libre. Avant, elle a
pris soin de bien taper les draps pour en faire sortir tous les microbes et autres acariens qui pourraient s’y
trouver. Les finances du dispensaire sont trop limitées pour pouvoir changer les draps entre chaque malade,
aussi utilise-t-on les moyens du bord pour maintenir un semblant d’hygiène.
Peu après, une infirmière apporte un médicament à l’enfant.
– Quelles saletés ces serpents ! lance-t-elle à Anne. Il paraît qu’ils se laissent tomber des arbres sur leur
proie. J’en ai vu un une fois, c’est minuscule ! On ne se méfie jamais assez de ce qui paraît inoffensif.
XXXI

Sa pile de journaux sous le bras, Huong s’apprête à entrer dans une petite maison, lorsqu’il lui semble
apercevoir Philippe Couturier au loin. On dirait qu’il sort de l’hôtel de la Marine. La jeune fille serre ses
journaux plus fort et se met à courir.
– Philippe ! crie-t-elle quand elle est suffisamment proche de lui.
Le journaliste s’arrête et se retourne. La belle Annamite a les joues toutes roses d’avoir couru,
quelques cheveux se sont détachés de sa longue natte. Ses yeux sombres brillent intensément.
– Philippe ! répète-t-elle en reprenant son souffle. Je voulais te voir.
Le jeune homme sourit franchement. Une lueur amusée s’allume dans ses yeux.
– Viendrais-tu encore me demander en mariage ? plaisante-t-il.
Huong secoue énergiquement la tête.
– Certainement pas ! Tu n’es plus l’homme que j’ai connu.
Philippe Couturier ouvre de grands yeux surpris.
– Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
Huong attrape alors l’un des journaux qu’elle a sous le bras, le feuillette et l’ouvre tout entier à la page
où le journaliste écrit habituellement.
– Ça ! dit-elle simplement.
Philippe Couturier s’assombrit.
– Que se passe-t-il ? poursuit Huong. Tes articles deviennent insipides. Je me fiche bien de ces
Américains qui débarquent au son de la fanfare. Et de cette histoire en Allemagne ! N’as-tu rien de plus
intéressant à nous raconter ?
Le journaliste grimace car il partage l’avis de son amie. Ses derniers articles sont désespérants, mais
pour le moment, il ne peut rien écrire d’autre.
– Je sais, s’excuse-t-il. Mais je n’y peux rien.
Huong l’observe d’un air suspicieux.
– Tu n’y peux rien ? répète-t-elle, narquoise.
Philippe Couturier soupire.
– C’est compliqué, Huong !
La jeune fille se redresse, piquée au vif. Elle déteste quand on lui dit que quelque chose est compliqué.
Pour elle, tout a une solution. Elle a l’impression de passer sa vie à devoir trouver des solutions et elle ne voit
pas pourquoi les autres n’y arriveraient pas. Huong est une fille très entière qui ne connaît pas la demi-
mesure.
– Arrête ! grogne-t-elle. Ne me dis pas que quelqu’un te force à écrire des articles médiocres.
– C’est un peu ça pourtant.
– Et que fais-tu de ta liberté de journaliste ? Ta précieuse liberté dont tu te vantes régulièrement ! le
provoque la jeune vendeuse de journaux.
Philippe Couturier se redresse alors de toute sa personne, pose une main sur son épaule et enfonce son
regard dans le sien.
– Je suis sur une affaire énorme, Huong, lui dit-il alors sur un ton un peu trop solennel. Seulement je
ne peux rien écrire dessus pour le moment. Il me manque des preuves, tu comprends. Je veux faire un
article qui soit irréprochable ! En attendant, je meuble avec ce que je peux.
Huong sourit.
– Enfin, je te reconnais. J’ai cru un moment que tu t’étais perdu.
Philippe Couturier sourit à son tour.
– Quelle scène tu m’as faite ! la taquine-t-il.
– J’espérais te faire réagir.
– Eh bien, tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère !
Huong redevient sérieuse.
– Laisse-moi t’aider.
– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
– S’il te plaît ! Tu sais que je connais Saigon comme ma poche.
Le journaliste doit bien admettre que Huong n’a pas son pareil pour se repérer dans la ville et y
retrouver quelqu’un, mais il préférerait ne pas l’entraîner dans cette histoire. Le peu qu’il a déjà appris suffit
à lui faire mesurer le danger qu’il y a à se lancer à la poursuite de trafiquants. En outre, il a souvent écrit à
leur sujet. Il sait qu’ils sont des hommes sans scrupules, prêts à tout pour défendre leurs intérêts, fourbes et
lâches, amoureux de l’argent, insensibles… Les qualificatifs lui manquent pour les décrire tout à fait. Il
hésite vraiment à entraîner une fille là-dedans.
Mais finalement, Philippe Couturier se ravise. Après tout, Huong s’est toujours débrouillée, même
dans les pires situations. Et son aide lui serait très précieuse : elle lui permettrait de gagner tant de temps…
– Deux hommes sont morts, il y a deux jours. Tous les deux dans des circonstances étranges. Ils sont
rentrés de leur travail, ils ont reçu de la visite et, après le dîner, tout était fini.
– Ce sont des Blancs ? demande Huong qui l’écoute avec le plus grand sérieux.
– Non.
Huong a du mal à cacher sa surprise. Ce n’est pas l’habitude des journaux coloniaux de s’intéresser à la
mort de deux pauvres Indochinois.
– Ce sont des policiers annamites, reprend Philippe Couturier. Ils ont sans doute vu ou entendu
quelque chose qu’ils n’auraient pas dû.
– Ou fait quelque chose, complète Huong déjà passionnée par cette histoire.
Philippe acquiesce d’un signe de la tête.
– Qu’attends-tu de moi ? demande alors Huong.
– Je voudrais savoir qui était la personne qui est venue les voir tous les deux, juste avant le dîner. Était-
ce la même ? Les familles ont-elles découvert les causes exactes de la mort de leur proche ? Tu es annamite,
ils te parleront plus facilement qu’à moi.
Huong sourit : voilà qui lui plaît.
– Tu as sans doute des adresses à me communiquer, dit-elle avec une pointe d’excitation dans la voix.
Philippe Couturier griffonne quelques mots sur son petit carnet qui ne le quitte jamais, arrache la
page et la tend à Huong.
– Tu vas voir les deux familles et tu me rapportes tes informations, dit-il le plus sérieusement du
monde avant de lui laisser prendre le papier. Ensuite, ta mission est terminée.
Huong fait la moue.
– Tu ne prends aucune autre initiative, insiste le journaliste. C’est dangereux !
Philippe Couturier détache chaque syllabe pour donner plus de poids à ce qu’il dit. Il sait que la jeune
fille est fougueuse et capable de se lancer dans l’aventure sans prendre garde. Il se méfie.
– C’est d’accord, murmure-t-elle sans conviction.
– Huong !
– Oui, je te le promets, répète-t-elle plus fort.
Philippe sourit, rassuré.
– Je dois écrire un article pour demain, ajoute-t-il. Ensuite, je quitte Saigon pour le reste de la journée.
On se voit demain matin en bas de mon bureau !
XXXII

Lorsque le médecin revient en début d’après-midi pour voir l’enfant mordu par le serpent, il sourit de
satisfaction. Sa main a déjà dégonflé. Son teint est plus frais et sa respiration régulière.
– Sa mère va pouvoir le ramener chez elle ce soir, dit-il alors en se tournant vers Anne. C’est parfait.
Quand je vous disais qu’il fallait prier !
Anne rougit.
– Mais je ne l’ai pas fait, avoue-t-elle.
– Moi si, répond le médecin.
Anne regarde autour d’elle et constate que toutes les infirmières sont occupées ailleurs. Elle en profite
pour poser au docteur la question qui la taraude depuis le matin.
– Docteur, vous êtes un homme de science, commence-t-elle. Comment pouvez-vous croire dans la
prière ?
Le médecin sourit. Juste après le repas le dispensaire est toujours un peu plus calme. Il a donc un peu
de temps devant lui.
– Je ne crois pas dans la prière, je crois en Dieu, corrige-t-il.
Anne balaye l’air de la main comme pour remettre ses mots dans le bon ordre.
– Certes, vous croyez en Dieu. Je crois en lui aussi, ajoute-t-elle mécaniquement. Mais pensez-vous
vraiment qu’il ait le temps de s’intéresser à la prière de chacun de nous ? Il a bien plus important à faire
ailleurs avec toutes ces guerres, ces catastrophes.
Le médecin croise les bras sur sa poitrine et regarde la jeune fille avec un demi-sourire.
– Avez-vous des frères et sœurs, Anne ?
Anne soupire.
– Hélas, non.
– Peu importe, reprend le docteur. Vous connaissez ce qu’est l’amour d’un père pour ses enfants. Eh
bien…
Il s’arrête un instant, cherche ses mots et reprend :
– Eh bien imaginez une famille avec plusieurs enfants. L’un d’entre eux, un fils, est malade et demande
une attention de tous les instants. Ses parents doivent être à ses côtés en permanence pour soulager sa
souffrance, lui faire sentir qu’ils sont présents, même s’ils ne peuvent pas grand-chose d’autre.
Anne écoute avec attention. Elle se demande où le médecin veut en venir.
– Et imaginez que dans cette famille il y ait aussi une fillette. Elle a trois ou quatre ans, pas plus, et se
porte comme un charme. Elle est toujours joyeuse. Elle joue, elle rit.
Le médecin s’arrête.
– Vous imaginez ? demande-t-il.
– Mmm, murmure Anne.
– Un jour pourtant, la fillette de quatre ans vient voir son père car sa poupée est cassée ; sa tête s’est
décrochée. Ce n’est pas très grave, me direz-vous. En tout cas, ce n’est rien à côté de la maladie de son grand
frère. Croyez-vous pour autant que le père renverra sa fillette et ne s’occupera pas de sa poupée ?
Anne sourit.
– Non, répond-elle.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est son père.
Le médecin acquiesce.
– En effet. Malgré toute l’attention que lui demande son fils, il prendra tout de même le temps de
réparer la tête de la poupée de sa petite dernière. Il le fera parce qu’il est son père et qu’il l’aime.
Il s’arrête et regarde la jeune fille qui lui fait face.
– Dieu est notre père à tous, ajoute-t-il simplement. Et même s’il est sans cesse au chevet du monde
qui est malade, il a du temps pour les têtes de nos poupées cassées.
Les yeux d’Anne pétillent.
– À condition que nous lui demandions de les réparer, complète-t-elle.
Le médecin décroise ses bras et lui sourit.
– Vous feriez une bonne infirmière, Anne, lui dit-il en plaisantant. Vous comprenez vite !
XXXIII

Huong attend que la femme se soit suffisamment éloignée de la minuscule maison et s’avance enfin.
Cela fait longtemps qu’elle guette le meilleur moment pour approcher. Elle espère ne pas s’être trompée et
qu’il n’y a plus de visiteurs dans la maison.
La jeune fille respire un grand coup pour se donner du courage, se compose une mine de circonstance
et écarte le rideau tendu devant la porte.
– Bonjour ! dit-elle d’un air grave en entrant dans la maisonnette.
Celle-ci ne baigne plus dans la pénombre comme lorsque Philippe Couturier s’y est rendu la première
fois. Des bâtons d’encens fument un peu partout, emplissant la pièce unique d’une sorte de brouillard. Des
bougies sont allumées tout autour du corps du défunt. Les femmes qui l’ont préparé ont bien travaillé : il
n’a plus les yeux grands ouverts et le teint vert. Ses traits semblent détendus et on pourrait presque croire
qu’il dort.
Assise à côté de lui, habillée tout en blanc, une femme très jeune le regarde sans le voir. Elle est là,
perdue dans ses pensées, étrangère à tout ce qui se passe autour d’elle. Cette mort est si subite, si inattendue,
que son esprit semble s’être déconnecté du reste du monde. Le cœur de Huong se serre.
– Bonjour ! répète-t-elle d’une voix douce, gênée tout à coup de troubler le deuil de la jeune veuve.
Cette dernière tourne les yeux vers elle et lui sourit. Elle ne connaît pas cette belle Indochinoise qui
vient d’arriver mais tant de monde est venu honorer son époux.
– Je suis la fille de l’un des collègues de votre mari, se présente Huong qui a inventé tout cela. Mon
père n’a pas pu venir et il me charge de le représenter auprès de vous. Il partage votre douleur.
– Merci, répond la jeune femme du bout des lèvres.
Elle a parlé mécaniquement, comme elle le fait depuis deux jours.
– Votre mari est mort si soudainement, continue Huong avec mille précautions. Que s’est-il passé ?
La veuve la regarde avec une étrange lueur dans les yeux. C’est la première fois qu’un visiteur ose lui
poser cette question. Tous lui présentent leurs vœux de réconfort, lui assurent partager sa peine mais peu
osent la questionner sur ce qui s’est passé. Or, justement, elle aurait besoin d’en parler, elle. Pour se
débarrasser de ses mauvais souvenirs, pour se convaincre aussi qu’elle n’est responsable de rien. Alors,
contre toute attente, la jeune femme se met à parler en un flot ininterrompu. Huong n’a pas besoin de la
relancer souvent pour qu’elle lui raconte tout dans les détails.

Quand Huong sort de la maison, une heure plus tard, elle arbore un sourire tout à fait incongru sur
un lieu de deuil. Pourtant la jeune fille a toutes les raisons de sourire. Par sa présence, sans le vouloir, elle a
fait un bien immense à la femme du défunt, qui l’a remerciée chaleureusement de l’avoir écoutée. Et puis,
elle a déjà de précieux renseignements.
Quelqu’un est venu voir le policier, juste avant sa mort. Un homme. Seul. Ils se sont installés à
l’extérieur pour boire une bière que l’homme avait apportée. La femme ignore de quoi ils ont discuté mais
quand son mari est rentré, il avait le sourire. Il lui a parlé de lui faire un cadeau et demandé ce qui lui ferait
plaisir. Ensuite, juste avant le repas, il s’est senti mal. Il n’a pas touché à la nourriture et a préféré se coucher.
Quelques minutes plus tard, il était mort.
Si dans la famille du second policier Huong réussit à confirmer certains détails qu’elle vient de
récolter, cela ne fera aucun doute : ces deux hommes ont effectivement été assassinés.

Hélas, en arrivant chez la seconde victime, Huong comprend aussitôt que la partie sera beaucoup plus
difficile. La famille est plus aisée, c’est certain, et plus connue. Il semble y avoir tant de monde qui défile
dans la maison que la jeune fille ne parviendra pas à être tranquille pour recueillir les informations qu’elle
cherche. Les voisins et la famille entrent et sortent sans discontinuer. Huong entend les cris des pleureuses
professionnelles que la famille a payées pour venir se lamenter auprès du défunt.
En entrant dans la maison, elle reconnaît tout de suite le géomancien à son ventre énorme. C’est lui
qui décidera du meilleur endroit pour enterrer le corps, car personne n’oserait creuser n’importe où et
risquer de choisir un lieu portant malheur. Fort de sa science, il en profite pour s’empiffrer avec toute la
nourriture mise à la disposition des visiteurs. Debout près du cercueil, un petit garçon vêtu de blanc, un
voile sur la figure et un bâton de bambou à la main, reste immobile. Il est le fils aîné du défunt, celui qui
doit porter le deuil et veiller sur le corps.
Huong s’approche de la veuve et la salue en se présentant comme précédemment. Elle tente de lui
parler un peu mais, déjà, quelqu’un se presse derrière elle pour prendre son tour. Huong rejoint alors
certains des visiteurs qui piochent dans les plats de riz et de porc au caramel que l’on a préparés pour eux.
Tout en mangeant du bout des lèvres, elle se lamente à propos de cette mort accidentelle, espérant glaner
des bribes d’informations malgré tout. Une femme à côté d’elle lui souffle justement quelque chose à
l’oreille.
– Je ne crois pas à la thèse de l’accident, murmure-t-elle. Pas vous ?
Huong hausse les épaules :
– Je ne sais pas.
Visiblement la femme a envie de parler.
– Il était tout vert quand il est mort. Je l’ai vu. Sa femme m’a appelée dès qu’il a eu ses premières
convulsions. Je connais les plantes qui soignent, elle pensait que je pourrais lui venir en aide. Je n’ai rien pu
faire bien sûr, il était déjà trop tard. Cela a tout l’air d’être un empoisonnement.
– Un empoisonnement ? répète Huong en feignant la surprise.
– J’en donnerais ma main à couper.
Huong baisse légèrement la tête.
– Vous soupçonnez un proche ? chuchote-t-elle.
La femme l’imite et murmure à son tour :
– Non ! Certainement pas.
Huong hésite puis se lance :
– On dit qu’un homme est venu le voir juste avant sa mort.
La femme plisse les lèvres.
– J’en ai entendu parler, c’est vrai. Un drôle d’homme paraît-il…
XXXIV

Quand le vieux Hô a dit à Philippe Couturier où était parti son fils avec la fille de l’amiral, le
journaliste a aussitôt résolu de s’y rendre pour les rencontrer. Là-bas, il pourra les interroger tout à son aise
sur ce qui s’est passé le jour du contrôle de police. Le jeune homme a besoin de la version d’Anne Bartelot
s’il veut avancer dans son enquête. Il sait juste que le policier a trouvé un peu d’opium dans son sac, mais
sans doute s’est-il passé quelque chose avant qui pourrait le mettre sur une nouvelle piste. Car en attendant
que Huong découvre des indices, il n’a rien à faire et le temps risque de lui paraître long.

En arrivant devant le dispensaire, Philippe Couturier sourit. La baraque de plain-pied ressemble à


toutes celles que ses parents ont fait construire en Indochine : simples d’entretien et fonctionnelles.
Monsieur et madame Couturier ont préféré bâtir de nombreux petits établissements autonomes plutôt que
de grands ensembles lourds à gérer. Après avoir monté les murs, ils ont installé dans chaque dispensaire des
médecins partageant leurs valeurs et prêts à se mettre au service de la population locale. Ce sont les
Couturier qui financent entièrement les médicaments et qui payent les soignants, en battant la campagne
pour récolter de l’argent, mais chaque médecin est responsable de son petit hôpital et libre de le faire
fonctionner à sa guise.
Lorsque Philippe Couturier pénètre dans la grande salle de soin, où certains lits sont séparés des autres
par des rideaux blancs, il repère tout de suite le médecin des lieux, qu’il connaît depuis longtemps. Non loin
de lui, une aide soignante panse les pieds d’un homme. Ses cheveux sont orange flamboyant et sa peau
diaphane. Elle sourit et met dans chacun de ses gestes une grande douceur.
« Encore plus charmante que dans mon souvenir », ne peut s’empêcher de penser le jeune homme en
s’approchant.
Quand il est suffisamment près d’elle, il l’entend qui rassure son patient :
– Dans huit jours, toutes vos ampoules et vos coupures auront disparu. La plante de vos pieds sera
aussi douce qu’une peau de bébé. Mais en attendant vous devez éviter de trop marcher.
L’homme lui sourit avec sa bouche édentée. Il ne comprend pas très bien ce que lui raconte cette
jeune fille charmante mais ses soins lui ont fait du bien. Ses pieds le font moins souffrir.
Anne lui tend un petit pot dans lequel elle a mis un reste d’onguent.
– Il faut en remettre tous les jours, recommande-t-elle.
L’homme sourit de nouveau, hoche la tête comme pour acquiescer et attrape le pot. Puis il se lève,
pose lentement ses pieds à terre et se redresse avec un rire victorieux. Il esquisse quelques pas, incline
plusieurs fois la tête en direction d’Anne et s’en va.
– N’oubliez pas de ne pas trop marcher ! lui crie-t-elle alors qu’il disparaît.
Philippe Couturier s’approche, un large sourire sur les lèvres.
– Vous savez qu’il n’en fera rien ! lance-t-il en plaisantant.
Anne, qui ne l’a pas vu arriver, se tourne vers lui surprise. Elle le reconnaît tout de suite.
– Pourquoi dites-vous cela ?
– J’ai vu son pousse-pousse garé devant le dispensaire en arrivant, poursuit Philippe Couturier. Il va
reprendre son travail immédiatement.
Anne ouvre de grands yeux effarés.
– Mais ses pieds sont dans un tel état ! s’exclame-t-elle.
– Vous les lui avez soignés et c’est un trésor pour lui, explique Philippe Couturier. D’ordinaire il fait
certainement comme tous les autres pour apaiser la douleur.
– Comment ? demande Anne, curieuse.
– Il fait pipi sur ses pieds.
La fille de l’amiral fait la moue :
– C’est la deuxième fois que vous vous moquez de moi, remarque-t-elle.
– Ce que je vous dis là est l’exacte vérité, se défend le journaliste.
Une voix puissante les fait sursauter tous les deux.
– Ce jeune homme dit vrai, Anne, dit en riant le médecin du dispensaire. Les coutumes locales sont
souvent déstabilisantes je vous l’accorde. Mais l’urine a des pouvoirs antiseptiques insoupçonnés, c’est exact.
Puis se tournant vers son autre interlocuteur, il l’apostrophe :
– Philippe ! Que me vaut l’honneur de vous voir ? Ce n’est pas souvent que vous passez par ici.
– En réalité, s’excuse Philippe Couturier, ce n’est pas vous que je venais voir, docteur. C’est
mademoiselle Bartelot.
Anne relève la tête, incrédule.
– Nous avions commencé une conversation l’autre soir, que nous n’avons pas eu le temps de terminer,
poursuit le jeune homme en plongeant les yeux dans les siens.
Les joues d’Anne s’enflamment aussitôt. Elle baisse la tête vivement.
Le médecin comprend immédiatement que sa présence risque de gêner les deux jeunes gens. Il attrape
le bras de Philippe Couturier, le presse et lui sourit.
– Eh bien je vous laisse poursuivre.
Il s’éloigne, aperçoit mademoiselle de Kermanec quelques lits plus loin et se souvient qu’Anne
Bartelot est déjà presque en âge de se marier. Ses parents n’aimeraient pas apprendre qu’il l’a laissée seule en
compagnie d’un homme, séduisant qui plus est. Il se ravise alors, revient sur ses pas et ajoute :
– En revanche, n’empêchez pas mon aide-soignante de travailler.
Philippe Couturier hoche la tête : il peut compter sur lui.

Anne s’avance vers le lit suivant et l’ignore autant qu’elle le peut.


– Mademoiselle, commence Philippe en lui tendant la boule de coton qu’elle cherche. Je voudrais
vous parler.
Anne relève la tête, le regarde longuement de ses magnifiques yeux verts et dit simplement :
– Nous n’avons pas de conversation en suspens. Une danse peut-être mais vous conviendrez que ce
n’est pas l’endroit.
Philippe Couturier décide de ne pas y aller par quatre chemins. Anne Bartelot est intelligente, il est
inutile de lui en faire accroire. Il enchaîne sans détour :
– J’étais présent lorsque la police vous a contrôlée, il y a trois jours. Je sais que les policiers ont trouvé
de la drogue sur vous.
Le journaliste admire la maîtrise de soi de son interlocutrice. Elle a pâli subitement puis s’est ressaisie
en pressant la boule de coton entre ses doigts.
– Votre père lui-même me l’a avoué.
Cette fois-ci, Philippe Couturier s’arrête pour donner à Anne le temps de réagir. Mais comme elle ne
dit rien, il continue :
– J’étais venu lui parler de cette affaire la première fois que nous nous sommes croisés. Votre père m’a
dit ce qui s’était passé et il m’a demandé de ne rien écrire à propos de tout cela avant de connaître le fin mot
de l’histoire. C’est contraire à toute pratique journalistique…
– Mais c’est ce que vous avez fait, le coupe Anne en le dévisageant.
– Votre père a eu des arguments convaincants.
– Ah ! De l’argent… raille Anne.
Philippe Couturier la dévisage à son tour.
– Non. Il m’a parlé d’honnêteté.
Il laisse s’installer un long silence entre eux, qu’Anne brise en se tournant vers le malade dont elle doit
s’occuper. La présence de Philippe Couturier la trouble étrangement.
– Je n’écrirai rien tant que je ne saurai pas la vérité, dit-il alors. Mais pour la découvrir j’ai besoin de
savoir ce qui s’est passé, pendant le contrôle et avant.
Surprise, Anne se tourne vers lui :
– Pensez-vous que cela puisse être intéressant ? lui demande-t-elle. Le lieutenant Le Baratoux chargé
de l’enquête par mon père n’est pourtant pas venu me trouver.
Philippe Couturier grimace.
– Nous n’avons pas les mêmes méthodes, répond-il sobrement.
– Vos méthodes sont-elles plus efficaces ?
– Je l’ignore, répond Philippe Couturier. En tout cas il me semble que la première personne
incriminée dans cette histoire est aussi celle qui devrait la première donner sa version des faits.
Anne lui sourit avec reconnaissance. Ses yeux verts s’éclairent et elle s’exclame :
– Dites-moi ce que vous voulez savoir.
XXXV

– L’homme du marché a-t-il dit quelque chose ?


– « Piastres ! » Seulement cela : « Piastres ! » Il voulait certainement de l’argent.
– A-t-il touché votre sac ?
Anne réfléchit.
– Oui, dit-elle. C’est juste après mon agression d’ailleurs que j’ai trouvé la boîte. C’est mon chauffeur
qui m’a suggéré de regarder si l’on ne m’avait rien volé.
– Sinh ?
Anne relève la tête, surprise, et scrute Philippe Couturier.
– Son père, le vieux Hô, m’a tout raconté, explique-t-il tout de suite pour dissiper sa méfiance. C’est
lui qui m’a même dit où vous trouver.
– Comment va-t-il ? demande aussitôt la jeune fille.
– Je vais profiter de mon passage au dispensaire pour lui apporter de quoi faire baisser sa fièvre. Je
crains que les potions indochinoises ne soient pas efficaces dans ce domaine.
Il s’arrête, puis reprend.
– À propos de Sinh. Ne l’avez-vous jamais soupçonné de vous avoir tendu un piège ?
– Au début, oui, avoue Anne en passant à un autre malade. Quand je me suis aperçue qu’il n’était pas
le vieux Hô, j’ai paniqué. J’ai tout de suite pensé aux trafiquants de drogue parce que mon père et moi en
avions discuté au petit déjeuner. Il venait de lire votre article !
Anne lui lance un regard amusé, signe qu’elle n’a pas oublié leur première conversation.
– Mais Sinh nous a amenées là où nous voulions et il m’a débarrassée de mon agresseur. J’ai compris
qu’il n’en avait pas après moi.
– Où est-il d’ailleurs? demande Philippe Couturier. Je n’ai pas vu la voiture en arrivant.
Anne baisse la tête.
– Il se promène. Je lui ai permis d’utiliser notre automobile.
Le journaliste n’a pas vu la mine gênée de la jeune fille. Il veut revenir sur certains points :
– Au poste de contrôle, vous m’avez dit que les policiers n’avaient pas fouillé les affaires de
mademoiselle de Kermanec, reprend-il, étonné. Est-ce vrai ?
– Tout à fait.
– Ni même de votre chauffeur ?
– Non plus. C’était mieux ainsi ! Ils auraient vu qu’il n’était pas Hô.
– C’est étrange, pense tout haut le journaliste. On pourrait croire que les policiers savaient où
chercher exactement…
Anne tourne la tête. Tiens, elle n’avait pas fait attention à ce détail.
– Ensuite vous dites que le lieutenant a pris la boîte d’opium, poursuit le journaliste. Cette boîte était-
elle pleine ?
– J’imagine, car elle était scellée. Mais je suis incapable de vous le certifier. Je n’avais jamais vu à quoi
cela ressemblait avant ce jour.
– Le Baratoux est reparti avec la boîte ?
– Oui.
– Les policiers n’ont-ils pas demandé à la lui reprendre ?
– Non, je ne crois pas.
Philippe Couturier ne comprend pas bien pourquoi les policiers ont ainsi laissé filer leur trouvaille,
une prise de choix, qui plus est.
– Mais vous m’avez dit que le lieutenant n’avait pas réussi à empêcher la fouille juste avant, souligne-t-
il.
– En effet. Je ne vous cache pas que s’il avait su se montrer plus ferme dès le départ cela aurait simplifié
bien des choses.
– Le lieutenant Le Baratoux a-t-il parlé à ces hommes à l’écart ?
– Non, pas dans mon souvenir.
– Leur a-t-il glissé de l’argent discrètement ?
– Tout a été si vite, répond Anne, confuse de ne pas pouvoir être plus précise. Je n’ai peut-être pas
tout vu.
Philippe Couturier enregistre tout dans un coin de sa mémoire et promet d’y revenir plus tard.
Certains détails ne sont pas clairs et il lui faudra les éclaircir.
XXXVI

Lorsque Sinh arrive au dispensaire, il arbore un sourire victorieux. Il a réussi ! Son cousin Phan lui a
donné exactement ce qu’il cherchait.
Il dépasse un peu le dispensaire, gare la voiture et retourne sur ses pas à pied. Quand il arrive devant la
bâtisse qui a fermé ses portes, il ralentit et s’adosse à un arbre pour attendre. La fille de l’amiral lui a dit
qu’elle le rejoindrait aussitôt qu’elle aurait trouvé un moyen de se débarrasser de son chaperon.
Soudain, Sinh entend des pas dans son dos. Il se retourne et son sourire s’efface aussitôt. Anne s’avance
vers lui, suivie de près par la vieille Bretonne.
– Bonsoir Hô ! le salue mademoiselle de Kermanec. Cette jeune fille n’ira nulle part sans moi, je vous
le garantis. J’ai beau avoir toute confiance en vous, j’ai promis à ses…
La vieille demoiselle s’arrête subitement et dévisage le chauffeur avec un air étrange. Maintenant
qu’elle le voit là, debout devant elle, et non derrière le volant, elle lui trouve un air étrange.
– Mais…
Elle s’approche un peu plus.
– Vous n’êtes pas le vieux Hô !
Sinh grimace. Voilà qui se complique davantage.
La vieille dame se tourne vers Anne, une expression d’étonnement sur le visage.
– Cet homme n’est pas notre chauffeur, s’exclame-t-elle. Il lui ressemble étrangement mais ce n’est pas
Hô !
Anne ferme les yeux et soupire :
– Je sais, oui, dit-elle d’une voix forte.
– Et votre père ?
– Il sait aussi.
Mademoiselle de Kermanec est médusée.
– Mais qui est-il alors ? interroge-t-elle.
– Il est le fils de Hô, il s’appelle Sinh.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de piscine ? s’agace la vieille demoiselle.
Anne secoue la tête.
– Je ne vous parlais pas de piscine, reprend-elle. C’est Sinh ! Le fils de Hô, répète-t-elle en criant
presque, énervée de perdre du temps.
Mademoiselle de Kermanec la regarde, peinée.
– Inutile de vous fâcher. Ma surdité m’est bien plus pénible à moi qu’à vous.
Anne se mord la lèvre, elle ne voulait pas blesser son amie.
– Pardon mademoiselle, s’excuse-t-elle en baissant la tête.
– Avouez qu’il y a de quoi s’embrouiller un peu, reprend la vieille demoiselle sur un ton plus joyeux.
Que ce jeune homme s’appelle Hô lui aussi, c’est troublant.
Anne est sur le point de la corriger, quand elle abandonne. À quoi bon, après tout. Cela évitera au
moins que son chaperon ne vende la mèche auprès de quelqu’un d’autre.
La demoiselle poursuit :
– Nous avions le vieux Hô et voici désormais le jeune Hô. Jeune Hô, répète-t-elle. Jeunot ! Jeunot !
Vous entendez ! lance-t-elle à Anne, ravie de son jeu de mots.
Sinh et Anne se regardent sans savoir quoi dire. Soudain, mademoiselle de Kermanec se souvient de
quelque chose.
– Mais où alliez-vous donc ? lance-t-elle tout à coup. Vous sembliez si pressée que j’ai bien cru ne pas
pouvoir vous rattraper.
Anne baisse la tête, elle ne sait que répondre. Heureusement, Sinh prend les choses en main.
– Je voulais faire découvrir les environs à mademoiselle Anne ! lance-t-il avec entrain.
Mademoiselle de Kermanec applaudit.
– Quelle charmante idée ! Après cette journée au chevet des malades, un peu d’exotisme ne nous fera
pas de mal.
Anne se tourne vers Sinh qui lui fait un clin d’œil.
– Si vous rêvez d’exotisme, lui souffle-t-il en riant, vous risquez d’être servie !
Et il ajoute, encore plus bas :
– Je sais où trouver l’homme que nous cherchons.
XXXVII

– Où nous emmenez-vous ? demande mademoiselle de Kermanec une fois installée dans la voiture.
– Dans le quartier de Cholon, répond Sinh d’une voix forte.
– Cholon ? N’est-ce pas le quartier chinois ? reprend la vieille dame.
Sinh acquiesce. Mademoiselle de Kermanec tourne la tête vers l’extérieur et se perd dans la
contemplation de ce qui défile sous ses yeux. Les maisons ici ressemblent davantage à des paillotes posées en
bordure de petits lopins de terre. Certains sont inondés pour y faire pousser du riz.
– C’est là aussi que se trouvent la plupart des fumeries d’opium je suppose, note Anne qui profite de
l’inattention de son chaperon pour interroger librement son chauffeur.
– Oui, dit Sinh.
– Vous pensez que nous trouverons ici l’homme qui m’a agressée ? demande-t-elle.
Le garçon hoche la tête.
– Oui. En réalité, je ne suis pas allé au marché aux fleurs aujourd’hui. J’ai été voir mon cousin.
– Votre cousin ? s’étonne la jeune fille en élevant un peu la voix.
– Non merci, Anne, gardez-le, la coupe mademoiselle de Kermanec sans détacher ses yeux du paysage.
Anne et Sinh se regardent en riant dans le rétroviseur. Ils ne savent pas ce que la vielle dame a cru
entendre.
– Votre cousin ? répète alors Anne d’une voix plus faible.
Sinh se rembrunit tout à coup.
– Mon cousin Phan est opiomane depuis deux ans maintenant, avoue-t-il. Au début, il a voulu essayer
juste pour voir. Et puis, sans s’en rendre compte, il y a pris goût. Désormais il fume si fréquemment qu’il ne
peut plus s’en passer. J’ai pensé qu’il avait peut-être croisé votre agresseur.
– Et ?
Sinh sourit.
– Il l’a croisé, effectivement. Un homme avec un moignon d’oreille ne s’oublie pas si facilement,
même lorsqu’on a l’esprit embrouillé par la drogue.
Anne sent monter en elle une vague d’excitation.
– Il vous a dit où le trouver alors ? demande-t-elle.
– Pas précisément, mais il paraît qu’il traîne souvent dans les fumeries de Cholon. Avec de la chance,
nous le verrons.
L’enthousiasme d’Anne retombe un peu.
– Vous n’avez pas d’adresse précise ? Cela risque d’être long.
– Nous arrivons à Cholon, dites-vous ? demande alors mademoiselle de Kermanec en se tournant vers
Anne. C’est étrange, le paysage n’a pas changé pourtant.
– Attendez encore un peu, lui répond Sinh d’une voix forte. D’ici quelques minutes vous devriez voir
les premières décortiqueries de riz.
– Pardon ?
– Les dé-cor-ti-que-ries de riz, répète Sinh en détachant bien chaque syllabe.
– Qu’est-ce que cela ?
– Des usines où l’on enlève l’enveloppe des grains de riz avant de les trier et de les blanchir.
La vieille demoiselle n’en croit pas ses oreilles fatiguées.
– Vous voulez dire que chaque minuscule grain de riz est enveloppé d’une pellicule ?
– Oui.
– Quel travail ! soupire la vieille Bretonne. Et dire que je rouspétais quand je devais écosser les petits
pois…

Sinh avait raison. Quelques minutes plus tard, les premières décortiqueries de riz apparaissent. Elles
ont été construites le long de l’arroyo, ce long canal sur lequel les bateaux de commerce vont et viennent.
– Ouvrez les yeux ! indique Sinh à Anne.
Il ralentit. La jeune fille se colle alors à la fenêtre et scrute chaque visage qui passe à proximité de la
voiture. C’est une mission presque impossible. C’est la fin de la journée et les rues sont grouillantes de vie.
Les marchands ambulants n’ont pas encore remballé leurs petits commerces. Au contraire, ils hèlent les
passants un peu plus fort, espérant se débarrasser de leurs dernières marchandises. Des hommes et des
femmes achètent à la va-vite de quoi nourrir leur famille en rentrant chez eux.
– Regardez surtout les hommes au teint gris, recommande le chauffeur.
– Volontiers ! s’exclame alors mademoiselle de Kermanec avec enthousiasme.
Cette fois-ci, Anne et Sinh ne savent que faire. Ils se regardent avec embarras, quand la vieille
demoiselle reprend :
– Arrêtez-vous là ! dit-elle en indiquant le bas-côté. Cette jeune fille est superbe et son riz est encore
tout fumant.
Sinh ralentit encore un peu plus malgré lui.
– Un bol de riz pour le dîner ! applaudit mademoiselle de Kermanec. Quelle merveilleuse idée, Hô !
Voilà qui nous changera de notre nourriture occidentale.
Puis elle se tourne vers Anne et ajoute, l’œil pétillant :
– Je crois bien que je prendrai même un bol de soupe de légumes ! Ce doit être si parfumé…
Anne sourit. Du riz ! Son chaperon veut improviser un dîner typique sur les bords du canal de
Cholon.
– Arrêtez-vous, dit-elle alors à Sinh. Nous allons sortir et nous promener à pied, ajoute-t-elle. Nous
serons sans doute plus discrets qu’avec la grosse voiture officielle.

Pour ce qui est d’être discrets, Anne se trompe complètement. Les Indochinois regardent avec une
curiosité non masquée cette jeune fille toute de blanc vêtue avec une chevelure cuivrée. Même avec la
meilleure volonté du monde, elle ne pourrait se fondre dans la foule. On la remarque aussitôt, et même
Huong a du mal à cacher sa fascination lorsqu’elle la voit s’avancer vers elle. Car le hasard a voulu que ce
soit la jeune Annamite que mademoiselle de Kermanec ait repérée sur le bord du chemin. Huong s’est
improvisée vendeuse de riz et de soupe pour la fin de la journée. Son enquête pour Philippe Couturier lui a
pris du temps et l’a empêchée de gagner autant d’argent que d’habitude en vendant ses journaux.
Huong regarde non sans étonnement cet étrange équipage qui s’avance vers elle : une fille rousse de
son âge sans doute, une vieille dame avec un chapeau, et un garçon annamite dont la tête est couverte de
farine de riz. C’est d’ailleurs lui qui prend la parole, en annamite, pour lui commander ce que ses deux
passagères veulent goûter.
– Deux bols de riz, s’il te plaît. Arrosés de soupe de légumes.
Huong s’exécute sans cesser de dévisager la jeune fille rousse. Elle a des yeux extraordinaires, deux
billes de jade pur. Elle les promène tout autour d’elle avec une intensité rare.
Huong remplit deux bols de riz puis les arrose de soupe fumante. Quand elle ouvre le couvercle de sa
marmite, Anne se tourne instinctivement vers elle. Ses narines frémissent, humant l’air avec délice. Elle
reconnaît l’odeur de la coriandre, celle de l’oignon et du gingembre, cette grosse racine toute tordue qu’elle
a déjà vue sur les marchés. Elle ferme les yeux, ne parvient pas à savoir quelle est la viande du bouillon mais
perçoit également une pointe de cannelle.
Huong tend les bols aux deux femmes et leur donne également une paire de baguettes pour manger.
– Merci, disent Anne et mademoiselle de Kermanec sans être sûres que la jeune Annamite les
comprenne.
– Et vous ? demande Anne en se tournant vers Sinh.
– Moi ?
– Vous ne mangez pas ? s’étonne la fille de l’amiral.
– Euh… Eh bien…
Sinh est très embarrassé. Certes il a faim mais ce n’est pas du tout sa place de partager un repas avec ses
passagères.
Alors Anne regarde la petite vendeuse, lui montre son bol puis pointe son doigt vers Sinh.
– Un autre s’il vous plaît.
Huong n’en revient pas. Elle hésite à obéir. Alors Anne tend son bol à Sinh et montre ses mains vides
désormais.
– Un autre, s’il vous plaît, répète-t-elle.
Sinh rougit et hoche la tête vers Huong, qui prépare une nouvelle portion pour Anne.
– Merci.
À côté de la jeune fille, la vieille demoiselle de Kermanec s’est assise sur une borne de pierre. Avec une
excitation de petite fille, elle s’emmêle avec ses baguettes en essayant d’attraper quelques grains de riz.
– C’est impossible ! s’écrie-t-elle, ravie.
Elle plante alors ses baguettes dans son riz et s’apprête à demander une cuillère, quand Sinh se
précipite, retire les baguettes et les lui rend.
– Il ne faut pas planter les baguettes dans le riz, lui explique-t-il bien fort. Ça porte malheur.
– Malheur ? s’étonne la vieille Bretonne.
– Si vous plantez les baguettes bien droites dans le riz, cela ressemble aux bâtons d’encens plantés dans
les offrandes pour les morts.
Mademoiselle de Kermanec frémit.
– Quelle mauvaise idée j’ai eue, dit-elle simplement.
Elle se concentre de nouveau sur ses deux longues tiges de bois et savoure son riz sans rien dire. À côté
d’elle, Anne est restée debout et scrute avec attention chaque passant, tout en mangeant.
– Je ne le vois pas, dit-elle en se penchant vers Sinh. Tous les hommes qui passent ont leurs deux
oreilles !
Huong, un peu en retrait, tressaille. Elle observe avec une curiosité accrue la jeune fille rousse et se
demande soudain si sa présence ici n’est motivée que par un repas traditionnel et exotique.
XXXVIII

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Vendredi 27 janvier 1933

Préparatifs explosifs
e 6 février prochain, l’heure sera à des fêtes. La catastrophe a été
L la fête. Cette année en effet, la
Fête du Têt, le nouvel an
évitée de justesse grâce à la
présence d’esprit d’un enfant qui,
indochinois, tombe au début du mois de apercevant de la fumée, a
février. Les préparatifs ont commencé immédiatement prévenu des
dans toute la colonie. Les maisons sont adultes. Le feu s’est déclenché dans
nettoyées de fond en comble, les les bureaux fort heureusement. Il n’a
statuettes de singes fleurissent çà et là, pas eu le temps de gagner les stocks
cette année étant en effet placée sous de marchandises. Sans
le signe du singe. À Saigon, les l’intervention providentielle de ce
marchands entreposent des stocks de petit garçon, l’explosion de
pétards et de feux d’artifice dans leurs l’entrepôt aurait sans doute fait des
arrière-boutiques.Hier pourtant, dégâts considérables. Des morts
l’euphorie a bien failli tourner au peut-être aussi, endeuillant ainsi la
drame. Le feu a pris dans l’un des plus formidable fête qui se prépare. On
gros entrepôts de la ville, là où étaient ignore les causes de ce début
stockés des milliers de pétards en d’incendie. Accidentel ou criminel ?
prévision L’enquête de police le dira.
Philippe Couturier
XXXIX

– Amiral ?
L’amiral Bartelot relève la tête de son journal. Il est six heures trente du matin, il n’a pas l’habitude
que l’on vienne le trouver de si bonne heure. À moins d’une urgence.
Le lieutenant Le Baratoux se tient dans l’encadrement de la porte, la mine grave.
– Lieutenant ?
Hubert Le Baratoux tousse dans sa main, très gêné.
– Pardon de vous déranger chez vous, à cette heure-ci, mais j’ai pensé que c’était important.
L’amiral pose son journal et lui fait signe de s’approcher. Son aide de camp tient une lettre à la main.
– J’ai trouvé cela ce matin, en sortant de chez moi.
Il tend la lettre à l’amiral sans rien ajouter. Ce dernier la déplie et pâlit en la lisant. Il la parcourt une
deuxième fois, mesurant tout le poids de chaque mot.

« NOUS AVONS DES PREUVES CONTRE LA FILLE DE L’AMIRAL.


DITES à bartelot DE NE PLUS SE MÊLER DU COMMERCE DE L’OPIUM ET NOUS NOUS
TAIRONS. »

– Vous dites que vous l’avez trouvée devant chez vous ? demande l’amiral en tentant de garder tout
son sang-froid.
Le Baratoux précise :
– J’ai été réveillé par de violents coups à la porte de chez moi. Quand je suis sorti, il n’y avait personne
mais cette lettre était posée devant ma porte.
– Pourquoi ne pas s’adresser directement à moi ? s’étonne l’amiral, qui essaye de s’accrocher aux
détails pour éviter de trop penser à la violence des mots qu’il vient de lire.
Le lieutenant Le Baratoux hausse les épaules.
– Je l’ignore. Peut-être ont-ils eu peur que quelqu’un d’autre que vous ne tombe dessus. Votre femme
par exemple.
L’amiral sourit de travers.
– Vous parlez comme si ces gens avaient des états d’âme. Vous vous trompez ! Ils sont intraitables.
L’aide de camp hésite puis demande :
– Que comptez-vous faire ?
– Me battre ! s’exclame l’amiral. Je ne me laisserai pas intimider par des trafiquants d’opium.
– Mais votre fille ?
L’amiral le fusille du regard.
– Elle est innocente ! Qu’insinuez-vous par là ?
Hubert Le Baratoux rougit violemment.
– Pardon, amiral. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais ils menacent de l’incriminer directement.
– Je leur ferai ravaler leurs preuves ! enrage l’amiral. D’ailleurs, lieutenant, où en est votre enquête ?
Ne me dites pas que vous ne trouvez rien ! Vous mesurez toute l’urgence de la situation maintenant !
– Justement… commence l’aide de camp.
– Justement quoi ? s’agace l’amiral.
– Je pense avoir trouvé un témoin, avance prudemment le lieutenant Le Baratoux. Il prétend qu’il
était là au moment où votre fille a été agressée au marché. Il a tout vu.
– Et qu’attendez-vous pour me l’amener ?
– C’est que, hésite le lieutenant, j’ai encore besoin de me renseigner sur cet homme.
– Faites vite, Hubert ! Le temps presse.
C’est la première fois que l’amiral Bartelot appelle son aide de camp par son prénom, en service qui
plus est. Ce dernier y voit une preuve de confiance qui le ravit. L’amiral remet le sort de sa fille entre ses
mains. C’est inespéré !
– Demain matin, au plus tard, promet-il.
XL

Huong piétine devant le bureau de Philippe Couturier. Il y a déjà deux heures qu’elle est réveillée et
elle commence à s’impatienter. « Ces longs nez sont de fieffés paresseux ! » pense-t-elle malgré toute
l’amitié qu’elle porte à Philippe. Autour d’elle, la rue est réveillée depuis un bon moment. Des femmes
assises à même le sol sont en train de faire griller des épis de maïs tandis que d’autres entretiennent le petit
brasero sous le pot d’eau en fer blanc où infuse un thé parfumé.
Enfin, elle aperçoit la silhouette du journaliste qui débouche au coin de la rue. Elle le reconnaît à sa
grande taille, son allure décontractée et son éternel chapeau mou. Lorsqu’il arrive à sa hauteur, il sourit. Il
devine, à la lueur presque sauvage dans ses yeux noirs, que la jeune fille lui en veut de l’avoir fait attendre
aussi longtemps.
– Pardonne-moi, Huong, s’excuse-t-il aussitôt en souriant de plus belle. Je ne voulais pas te faire
attendre.
Huong grimace. C’est raté !
– Tu as quelque chose pour moi ? poursuit Philippe Couturier pour éviter de s’éterniser sur la
question.
Cette fois-ci, le visage de Huong s’illumine.
– Cela devrait t’intéresser, lui dit-elle, la voix chargée de mystère.
Philippe Couturier tend le bras, le passe sous celui de la belle Annamite et la tire vers l’entrée du petit
immeuble où se trouve son bureau.
– Entrons, veux-tu ? Je préfère être le seul à entendre ce que tu as à me dire.
Huong acquiesce. Elle suit le journaliste dans l’escalier et pénètre dans la pièce qui lui sert de bureau.
Philippe Couturier pose son chapeau mou sur une table, présente une chaise à Huong et s’assoit à côté
d’elle pour l’écouter. Il a attrapé son petit carnet pour y noter ce qui lui paraît important.
Huong n’est pas du genre à faire durer le suspense. Comme dans tout ce qu’elle fait, elle est entière et
directe.
– Tu avais raison, commence-t-elle donc sans préambule. Ces deux hommes ont été tués.
Philippe Couturier penche la tête sur le côté, comme pour mieux écouter ce que la jeune fille a à lui
raconter.
– Je suis allée dans les deux familles, embraye-t-elle aussitôt. Le scénario est le même pour les deux
policiers : ils sont rentrés de leur travail, ils ont reçu la visite d’un inconnu et, ensuite, ils sont morts.
– Un inconnu dis-tu ?
– Oui. Aucune des deux femmes ne semblait connaître celui qui est venu trouver leur mari. C’était la
première fois qu’elles le voyaient, et la dernière visiblement, car l’homme ne s’est pas manifesté pour
présenter ses condoléances à la famille.
– As-tu une description de cet homme ?
Huong sourit largement.
– Il n’est pas très grand, le teint cireux, plutôt bien habillé mais l’air assez peu aimable, et il est
méticuleux. Mais, surtout, il lui manque une oreille ! Il ne lui en reste qu’un petit morceau d’un côté du
visage.
– Un moignon d’oreille, répète Philippe Couturier en relevant un sourcil. Tu es sûre ?
– Certaine.
Philippe Couturier se tait un instant : il repense à ce que lui a raconté Anne Bartelot la veille. Cela ne
peut être une simple coïncidence. Après quelques secondes de silence, le journaliste relance Huong.
– Tu sembles être sûre de toi en disant que ces deux hommes sont morts assassinés. Un moignon
d’oreille n’est pas une preuve suffisante.
– Tu as raison, avoue Huong. En revanche, les deux fois, l’homme est arrivé avec sa propre bière, qu’il
a offerte aux policiers. Ils l’ont bue ensemble, au-dehors. Et une femme que j’ai vue m’a dit que le policier
avait tous les symptômes d’une mort par empoisonnement.
– Ont-ils pensé à analyser la nourriture du dîner ? On ne sait jamais. Ou bien la bouteille de bière ?
Huong rit : c’est bien là une réaction de long nez !
– Crois-tu que ces familles aient les moyens de s’offrir des analyses en laboratoire ? lance-t-elle,
piquante. Non ! Bien sûr que non ! D’ailleurs le premier policier n’a même pas dîné. Quant au second, sa
femme a mangé le même repas que lui et elle n’en est pas morte. Et pour les bières, les bouteilles ont
disparu !
– Disparu !
– Oui, la femme du premier homme m’a dit qu’après la visite de l’inconnu elle avait voulu récupérer
les bouteilles de bière dehors pour les jeter. Elles n’étaient plus là. C’est pourquoi elle m’a décrit leur
étrange visiteur comme quelqu’un de « méticuleux » !
Philippe Couturier s’appuie contre le dossier de sa chaise et réfléchit en soupirant. Huong a fait un
travail admirable. C’est bien plus que ce qu’il espérait. Il se penche en avant, croise ses mains sur les genoux
et lui dit d’une voix grave :
– C’est fantastique Huong ! Je n’aurais jamais fait mieux que toi.
Huong sourit, flattée.
– Accepterais-tu de continuer de travailler pour moi ? lui demande Philippe Couturier.
Le visage de la jeune Annamite s’éclaire aussitôt, puis se rembrunit. Elle a beaucoup aimé mener
l’enquête pour son ami, mais il faut avouer que l’argent qu’elle a rapporté le soir à la maison n’était pas
suffisant. Elle ne peut se permettre de continuer à ce rythme-là bien longtemps.
– Je te propose un marché, lui dit alors le journaliste, qui a immédiatement compris la situation. Tu
travailles pour moi le matin et je te rétribue pour cela. Ensuite, l’après-midi, tu vends de la soupe ou des
journaux, comme tu veux.
Huong grimace, cela ressemble un peu à de la charité et elle n’aime pas beaucoup cela.
– Attention ! ajoute Philippe Couturier qui anticipe sa réaction. Je ne te paierai que si tu obtiens des
résultats. Ensemble nous allons écrire l’article de l’année !
Huong sourit : voilà qui lui paraît juste. Elle regarde alors son ami dans les yeux et lui demande, avec
ironie :
– Dois-je caler mes horaires du matin sur les tiens ?
Philippe éclate de rire.
– Touché ! lance-t-il.
Huong jette un œil à la pendule accrochée au mur du bureau.
– Veux-tu que je commence maintenant ? interroge-t-elle.
Philippe Couturier retrouve aussitôt un ton plus grave.
– Oui. Je voudrais que tu retrouves cet homme auquel il manque une oreille. J’ignore par où tu dois
commencer mais s’il lui manque une oreille les gens l’auront certainement remarqué.
– Je vais aller à Cholon, dit Huong sans hésiter.
– Cholon ? Mais pourquoi ?
– J’y étais hier et j’ai croisé une fille qui semblait chercher le même homme que nous.
Philippe Couturier s’étonne :
– Une fille ?
Huong sourit.
– Oui. Je m’en souviens très bien car je n’avais jamais vu des cheveux aussi orange ! Les longs nez, vous
êtes vraiment bizarres parfois…
Philippe Couturier ne relève même pas la nouvelle pique de son amie. Il ne pense qu’à une chose : si
Anne Bartelot est sur la piste de son agresseur, elle court un grand danger. Il doit absolument le retrouver
avant elle.
XLI

Anne trouve le temps long au dispensaire. Elle a largement de quoi s’occuper mais elle rêve d’être
ailleurs, tandis qu’elle soigne ceux et celles qui se présentent à l’entrée du petit hôpital.
Depuis ce matin, Sinh est reparti pour Cholon et elle l’imagine qui arpente les rues du quartier, sans
elle. La jeune fille meurt d’envie de le rejoindre et de chercher avec lui. Hier soir en effet, ils n’ont rien
trouvé et il leur a fallu rentrer quand il est devenu évident qu’ils ne s’y prenaient pas correctement. À cause
de la voiture, ils ne pouvaient pas pénétrer le dédale de ruelles qui constitue plus de la moitié du quartier
chinois. Et quand bien même ils auraient voulu y aller à pied – ce pour quoi d’ailleurs mademoiselle de
Kermanec était la première partante –, ils ne seraient sans doute arrivés à rien. Partout où ils allaient, les
passants les regardaient avec curiosité ou méfiance. Anne et mademoiselle de Kermanec sont des
étrangères : on les évite et on se tait en leur présence. Même Sinh a toutes les peines du monde à s’attirer la
confiance de ses pairs tant qu’il reste en leur compagnie.

Un enfant venu avec sa mère s’approche d’Anne, assise sur un lit au chevet d’un malade. Il tend sa
petite main vers elle et lui tire les cheveux en riant.
– Aïe ! crie Anne, surprise.
Le docteur se retourne aussitôt.
– Vous vous êtes piquée ? s’inquiète-t-il.
Le responsable du dispensaire craint plus que tout que ses aides-soignantes et infirmières se blessent.
La moindre petite coupure peut s’infecter rapidement sous ces latitudes et les Occidentaux ne sont pas
habitués aux virus exotiques.
Anne se frotte la tête et lui répond en riant :
– Non, docteur. C’est cet enfant qui m’a seulement tiré les cheveux !
Le médecin sourit.
– Celui-là au moins aura été plus direct que les autres !
– Comment cela ? demande Anne, perplexe.
– Si vous saviez combien de questions j’ai à propos de la couleur de vos cheveux depuis que vous êtes
ici ! répond le docteur sur un ton amusé. Les gens n’ont jamais rien vu de tel.
Anne rougit violemment. Soudain, elle a l’impression que tout le monde ne regarde plus que ses
cheveux roux. Elle voudrait disparaître sous terre.
– Ne vous en offusquez pas, lui dit le docteur. Leur curiosité n’est pas méchante.
– Trouvent-ils cela laid ? s’inquiète Anne qui maudit régulièrement sa crinière rousse.
– Pas du tout. Ils sont plutôt…
Le médecin cherche le mot le plus juste.
– Fascinés ! Dans ce pays, vous ne pourrez jamais passer inaperçue.
Anne pince les lèvres : les propos du médecin ne sont que trop vrais, elle les a encore vérifiés hier soir.
Et le risque est que cela recommence ce soir.

Une femme entre alors, un panier posé sur la hanche. Il est rempli de petits pains qu’elle vient porter à
l’un des malades en convalescence dans le dispensaire pour plusieurs jours. Lorsqu’elle passe à proximité
d’Anne, la jeune fille hume aussitôt la bonne odeur de cuisson qui monte du panier, une odeur mêlée à celle
de la farine de riz. Comme souvent quand une odeur lui parvient aux narines, Anne s’évade vers tout ce qui
lui rappelle ce qu’elle sent. À cet instant, ses pensées retournent une nouvelle fois vers Sinh, Sinh et ses
cheveux couverts de farine de riz, qui espérait se faire passer pour un autre. Et soudain, Anne regarde un
peu partout, observe avec soin les femmes qui l’entourent et sourit. Elle vient d’avoir une idée !
XLII

Huong n’a pas l’habitude de faire les choses à moitié : Philippe Couturier lui a confié une mission et
elle a à cœur de la remplir. Vite ! Car Huong se connaît, elle ne voudra pas de l’argent de son ami si elle n’est
pas capable de lui rapporter des informations, dès le premier jour. Or, elle a besoin de cet argent, pour sa
famille surtout. Il lui est déjà arrivé de se priver de nourriture quand elle n’avait pas gagné assez sur une
journée. Mais jamais elle n’a accepté de mettre ses petits frères et sœurs à la diète. Elle préfère se sacrifier
plutôt que de les voir sauter un repas. Seulement, entre la journée d’hier et celle d’aujourd’hui, l’argent n’est
pas beaucoup rentré. Et ce matin, pour Huong, la seule façon d’en gagner est de donner à Philippe
Couturier ce qu’il veut.

Huong agit avec méthode : un opiomane qui se rend dans le quartier de Cholon traîne sans doute à
proximité des fumeries. C’est donc là que la jeune fille a commencé à chercher. Elle arpente les ruelles les
unes après les autres, essayant de n’en oublier aucune. Elle se renseigne auprès des passants et des voisins
pour savoir s’ils n’ont vu personne répondant à la description de l’homme qu’elle traque. Huong prétexte
qu’elle cherche son père ou son frère. Il n’est pas rare qu’un drogué disparaisse de chez lui pour s’adonner à
sa passion destructrice. Les gens la renseignent donc sans méfiance.
Huong est courageuse et elle n’hésite pas à entrer dans des ruelles sombres et étroites. Parfois, elle y
croise d’étranges personnages qui la font frissonner. En revanche, elle n’ose pas franchir la porte des
fumeries. Ce qu’elle en a entendu dire l’effraye et elle n’a pas envie d’être projetée dans ce monde embrumé
où les hommes et les femmes ne savent plus très bien qui ils sont et ce qu’ils font. Alors, la jeune fille se
contente d’interroger ceux qui sortent parfois de ces lieux terribles. Ils ont presque tous le même regard
éteint, la même peau presque grise. Certains grelottent. D’autres transpirent. Ceux qui étaient beaux ne le
sont plus car la drogue a déformé leurs traits. Ceux qui étaient brillants ont perdu de leur superbe.
Désormais, il leur arrive de bégayer et de s’emmêler dans leurs raisonnements.

Au détour d’une ruelle, Huong croise un jeune Annamite dont l’allure lui semble étrangement
familière. Elle est presque certaine de l’avoir déjà rencontré mais elle ne se souvient plus où. Lorsqu’il passe
devant elle, il lui sourit et poursuit son chemin d’un pas pressé. Huong se retourne et le regarde s’éloigner. Il
n’est pas très grand mais sa silhouette est bien dessinée et musclée. À l’arrière de sa tête, il a comme une
mèche de cheveux gris, étonnante pour un si jeune garçon. « À moins que ce ne soit de la poudre de riz ? »
se dit spontanément Huong.
Au même moment, elle se souvient du chauffeur des deux femmes auxquelles elle a vendu du riz et de
la soupe hier soir. Il avait la tête couverte de poudre de riz lui aussi. Alors, tout s’éclaire dans l’esprit de
Huong : le chauffeur, c’est lui ! Ce n’est sûrement pas un hasard s’il se trouve ici de nouveau. Il est
certainement comme elle, à la recherche de l’homme à l’unique oreille.
Huong hésite un instant à le suivre et à le questionner. Puis elle se ravise. Qui sait s’il est du bon côté
dans cette affaire. Un frisson parcourt la jeune fille quand elle pénètre dans la ruelle d’où le garçon vient de
sortir. Toute cette histoire est si étrange…

– Qu’est-ce que tu fais ici ?


La voix qui surgit de l’ombre fait sursauter Huong.
La jeune fille tourne la tête et aperçoit une vieille petite dame assise devant une maisonnette très
sombre.
– Je… Euh… bégaye-t-elle, prise au dépourvu.
La vieille la dévisage de ses petits yeux perçants perdus au milieu de ses rides.
– Ne me dis pas que tu viens pour fumer cette cochonnerie ! lance-t-elle familièrement.
Huong sourit.
– Non, répond-elle. Je cherche quelqu’un.
– Qui est ici ?
– Peut-être.
– Alors quitte-le ! tranche la vieille. Il te fera souffrir.
– Ce n’est pas tout à fait cela, reprend Huong.
– Quitte-le, je te dis !
Huong décide d’ignorer la vieille femme et poursuit son chemin sans plus y prêter attention.
– Si tu cherches Tai toi aussi, il est parti !
Huong s’arrête. Elle revient sur ses pas et se poste devant la vieille.
– Tai ?
– Il est parti. C’est ce que j’ai dit au jeune homme avant toi. Il ne reviendra que ce soir.
– Ce soir ? répète Huong.
– Oui, marmonne la vieille. C’est toujours comme ça avec Tai. Il vient très tôt le matin et tard le soir.
Huong sourit. Elle regarde la femme avec une certaine tendresse et la plaint de passer toutes ses
journées assise dans une ruelle sombre.
– Merci, lui dit-elle simplement avant de s’éloigner.
Huong presse le pas.
– Tai, murmure-t-elle.
Avec un surnom pareil, ce ne peut être que son homme. Tai signifie en effet « oreille ». Pour Huong,
cela ne fait aucun doute : elle a trouvé ce qu’elle cherchait. Philippe Couturier va être content.
XLIII

L’amiral Bartelot et le gouverneur général se font face. Ce n’est pas la première fois qu’ils se retrouvent
dans le bureau de ce dernier depuis l’arrivée du père d’Anne à Saigon. Les deux hommes se sont rapidement
entendus et ils ont décidé d’agir dans le même sens l’un et l’autre pour une meilleure organisation de la vie
coloniale. C’est la première fois en revanche qu’ils se voient pour une affaire où l’un est directement et
personnellement impliqué. La situation n’en est que plus complexe.
– Qu’en dites-vous ? demande l’amiral après que le gouverneur général a lu la lettre de menace.
Le gouverneur la repose sur son bureau et se penche en arrière dans son fauteuil.
– Cela ne peut être plus clair, dit-il simplement. Ces gens vous font chanter. Soit vous fermez les yeux
sur leur trafic – ce qui entre nous, amiral, revient à ce que nous les fermions tous –, soit ils font de votre fille
une coupable idéale.
– C’est impossible, elle est innocente ! rétorque tout de suite le père d’Anne.
– Je vous crois, mon ami, et c’est là que nos hommes sont habiles. Ils jouent avec vos sentiments. Vous
la savez innocente et ils sont capables de fabriquer n’importe quelle preuve contre elle pour la rendre
coupable. Si vous vous obstinez à réprimer le trafic, ils ne lui feront aucun cadeau.
L’amiral pousse un cri de bête traquée.
– Ils mettent en balance mon amour de père et mon sens de l’honneur militaire !
Le gouverneur général se contente de faire la moue pour acquiescer.
– Que comptez-vous faire ? demande-t-il après un moment.
L’amiral soupire.
– J’espère les prendre de vitesse et prouver qu’il s’agit d’un complot, dit-il. Le lieutenant de vaisseau Le
Baratoux mène l’enquête.
– Vous n’ignorez pas qu’il faut aller vite maintenant, renchérit le gouverneur. Vous savez comme la
rumeur s’amplifie de jour en jour. Bientôt, les trafiquants n’auront même plus besoin d’accuser votre fille.
La communauté française s’en chargera toute seule…
L’amiral s’affaisse un peu plus dans son fauteuil. Il a déjà pensé à tout cela.
– Le Baratoux a trouvé un témoin, dit-il. Il pense pouvoir me le faire entendre demain matin.
Le gouverneur hoche la tête.
– Le lieutenant Le Baratoux est un homme très compétent mais je souhaite qu’il me présente son
témoin à moi.
L’amiral relève la tête, surpris.
– À vous, monsieur ? Mais pourquoi donc ? C’est de ma fille qu’il s’agit.
Le gouverneur regarde l’amiral avec un air triste.
– Justement mon ami. Vous êtes trop impliqué dans cette affaire. Ce n’est pas à vous d’interroger ce
témoin.
L’amiral accuse le coup.
– Vous me soupçonnez ?
– Comme vous y allez ! Non, bien sûr que non ! Mais l’on m’accusera de ne pas avoir mené cette
affaire sérieusement si c’est vous-même qui vous chargez de l’interrogatoire.
L’amiral Bartelot est profondément blessé. Après sa fille injustement accusée, voici qu’on le
soupçonne de corruption.
– Laissez-moi au moins être présent lorsque vous le verrez, demande-t-il. J’ai besoin de l’entendre.
XLIV

Sinh guette l’entrée du dispensaire dans l’espoir d’en voir sortir Anne. Mais la jeune fille se fait
attendre. Il voit défiler des femmes, des enfants et des vieillards devant lui mais aucune infirmière qui
ressemble à son amie. Bientôt, les deux derniers patients quittent le minuscule hôpital. Une jeune femme et
sa mère, sans doute, passent devant lui sans s’arrêter. Quelqu’un ferme les portes du dispensaire juste
derrière elles. Désormais, les malades ne peuvent plus se présenter avant le lendemain matin. Et ceux qui
sont gardés en surveillance n’ont plus le droit de recevoir de visite. La nuit, seule une infirmière de garde
reste sur place et dort dans une pièce attenante à celle où sont pratiqués les soins. En cas d’urgence, elle va
prévenir le médecin dont la maison n’est qu’à quelques mètres de là. Durant leur court séjour au
dispensaire, Anne et mademoiselle de Kermanec se sont installées avec l’infirmière.
Sinh commence à s’inquiéter. Il sait à quel point Anne était pressée de le retrouver ce matin et il ne
trouve pas normal qu’elle le fasse attendre aussi longtemps. Peut-être a-t-elle dû retourner à Saigon ? Mais
alors, quelqu’un l’aurait prévenu.
Soudain, un rire clair résonne dans son dos. Sinh soupire. Anne ! C’est elle. Il reconnaît son timbre. Le
garçon se retourne, soulagé, et se fige, stupéfait.
La jeune fille qui vient de rire comme son amie ne lui ressemble pas du tout. C’est une Annamite à la
peau dorée et aux traits fins qui se tient debout à quelques pas de lui et le regarde. Elle porte sur la tête un
long tissu de soie rouge qui lui couvre les cheveux et le haut des épaules. Ses vêtements traditionnels sont
simples mais leur coupe près du corps souligne sa silhouette parfaite. Sinh est subjugué par cette apparition
et il met un certain temps à remarquer les yeux vert de jade qui le fixent d’un air rieur, le nez droit et un peu
pointu, les lèvres fines.
– Mademoiselle Anne ? bredouille-t-il enfin, sans grande assurance.
Un large sourire éclaire le visage de la jeune fille.
– Que penses-tu de ma transformation ? lui lance-t-elle, ravie.
Dans l’excitation, elle ne s’est même pas rendu compte qu’elle vient de tutoyer le garçon.
– C’est saisissant ! admet Sinh en s’approchant d’elle. Je ne me suis aperçu de rien lorsque vous êtes
sortie.
Anne rit de plaisir.
– Et encore, tu n’as pas tout vu !
Elle se détourne légèrement et fait signe à sa compagne de la rejoindre.
– Mademoiselle de Kermanec ? s’écrie Sinh.
La vieille Bretonne est méconnaissable. Elle a quitté son affreux chignon austère pour natter ses longs
cheveux dans le dos. Elle porte une tunique longue noire qui la transforme complètement. Avec son teint
hâlé, elle ressemble en tout point à une vieille Annamite que l’on croise souvent sur le bord des routes et qui
vendent des paniers tressés.
– Mais votre peau ? s’étonne Sinh :
– J’ai mélangé un peu de crème à de l’argile, avoue Anne. La teinte nous a paru assez réussie.
Un détail trouble Sinh.
– Comment avez-vous fait au dispensaire ? Le docteur ne vous aurait jamais laissées sortir ainsi.
Anne sourit.
– Nous sommes parties plus tôt, explique-t-elle. Nous avions besoin d’un peu de temps pour nous
grimer.
– Et mademoiselle de Kermanec ? interroge le garçon à voix basse. Elle n’a rien dit ?
– Détrompe-toi ! s’exclame Anne. Après notre repas traditionnel hier soir, elle ne demandait qu’à
renouveler l’expérience ! Je lui ai suggéré de nous transformer un peu pour pouvoir aller n’importe où sans
nous faire remarquer.
La vieille Bretonne, qui comprend que l’on parle d’elle, s’adresse alors à Sinh en plissant les yeux pour
rire :
– Appelez-moi Bà Madeleine.
– Madeleine ? répète Sinh.
– C’est mon prénom. On dit bien Bà avant le prénom ?
– Oui, dit Sinh. Mais votre prénom n’est pas très local.
– Ah bon, c’est un bocal, reprend mademoiselle de Kermanec, déçue. J’avais cru comprendre que cela
signifiait « madame ».
– Cela veut dire « madame », oui, confirme Sinh d’une voix plus forte.
La Bretonne est rassurée.
– C’est mon prénom, en revanche, qui n’est pas très local, se dit-elle en réfléchissant tout haut.
Sinh sourit : cette vieille dame l’amuse décidément beaucoup.
– Et vous ? poursuit mademoiselle de Kermanec en se tournant vers Anne. Comment vous appelez-
vous maintenant que vous êtes devenue indochinoise ?
Anne fronce le nez et se tourne vers Sinh.
– As-tu une idée pour moi ?
– Mademoiselle Anne, mademoiselle Anne, murmure le garçon en réfléchissant. Mademoisellanne,
mademoisellann, Lanne, Lanne, Lan. Lan ! reprend-il, heureux de sa trouvaille. Vous pouvez vous appeler
Lan ! Cela veut dire « orchidée ».
La fille de l’amiral sourit.
– Lan, dis-tu ? C’est joli. Et puis c’est très proche de mon prénom, je ne risque pas d’oublier. À présent
je m’appelle ainsi, tranche-t-elle. Lan ! Et tu me tutoies, dit-elle à Sinh.
– Oui mademois… Oui Lan, si vous, si tu veux, bafouille Sinh un peu perdu et intimidé.
Anne applaudit.
– Lan ! Je suis Lan ! Je suis La Fleur de Saïgon !
XLV

Sinh gare la grosse voiture officielle en retrait de la ville puis hèle un pousse-pousse.
– Amène-nous à Cholon, lui dit-il.
L’homme le regarde, l’œil noir. Trois passagers, c’est beaucoup trop lourd.
– C’est pour ces dames, précise Sinh avant qu’il ne refuse.
Comme il a parlé en annamite, ni Anne ni mademoiselle de Kermanec n’ont compris ce qu’il a dit.
Aussi, elles se serrent sur l’étroite banquette pour laisser à Sinh la place de s’installer.
– Je ne monte pas, made… Lan, dit-il.
– Tu ne viens pas ? s’inquiète soudain Anne.
– Si ! Mais je reste à côté de vous. À trois nous risquons de tuer notre chauffeur.
Anne n’a pas réalisé en effet que leur poids est immense pour un homme seul qui court pieds nus, qui
plus est.
– Est-ce vrai que les tireurs de pousse-pousse soignent leurs pieds avec de l’urine ? glisse-t-elle à
l’oreille de Sinh de peur d’être entendue par le conducteur.
– Bien sûr, pourquoi ? répond spontanément le garçon.
– Pour rien…
Après une course assez éprouvante pour les reins à cause des innombrables cahots de la route, Anne et
mademoiselle de Kermanec arrivent enfin dans le cœur de Cholon. Sinh a couru à côté d’elles tout le long
du chemin.
– Sais-tu où nous devons aller maintenant ? demande Anne.
– Suivez-moi, répond-il en les entraînant derrière lui.
Les deux femmes lui emboîtent le pas sans hésiter. Anne est mue par l’envie d’en terminer avec cette
affaire de drogue. Mademoiselle de Kermanec, elle, se réjouit à l’idée de découvrir une facette plus typique
de la ville. Elle rêve d’un peu plus d’authenticité depuis son bol de riz de la veille.

Pour être authentique, le spectacle qui se dévoile subitement à leurs yeux l’est tout à fait. Les ruelles
sombres de Cholon cachent une misère qui semble se réveiller à la nuit tombée. Des pauvres errent en
réclamant à manger aux passants. Des enfants minuscules jouent dans des caniveaux pleins d’eau sale.
Certains fouillent parmi des détritus à même le sol.
– Seigneur, murmure mademoiselle de Kermanec. Quelle pauvreté !
Son cœur est bouleversé. Anne à côté d’elle marche sans rien dire, évitant de croiser le regard de tous
les malheureux qu’elle dépasse.
– Rentrons ! ordonne soudain la vieille Bretonne.
Cette aventure si réjouissante devient dangereuse et effroyable à ses yeux. Elle doit protéger Anne de
ce spectacle : celle-ci est encore trop jeune pour voir cela.
La vieille dame tire sa protégée par la manche et veut l’entraîner en arrière.
– Rentrons ! répète-t-elle d’une voix plus forte.
Soudain, quelques visages sombres se tournent vers elle. Qui est cette femme annamite qui parle le
français ?
Rapide comme l’éclair, Sinh saisit alors le bras des deux femmes qui l’accompagnent et les entraîne un
peu plus loin en feignant de leur parler la langue locale. Quand il lui semble qu’ils sont dans un endroit plus
sûr, il s’arrête et met son doigt sur sa bouche.
– Vous devez vous taire, dit-il. Sinon c’est dangereux.
Mademoiselle de Kermanec ouvre de grands yeux terrorisés. Quelle idée il lui a pris de vouloir jouer
les aventurières ? Ne pouvait-elle pas se contenter de son potager en Bretagne ? Qui sait si elle pourra jamais
remanger du radis noir avec un peu de pain et de beurre salé ? Elle ne demande pas grand-chose après tout :
de petits plaisirs tout simples, rien de plus.
À l’entrée d’une ruelle, Sinh reconnaît la vieille femme qui lui a indiqué la fumerie où se rend chaque
matin et chaque soir l’homme qu’ils cherchent. Le garçon lui fait un signe de la main pour la saluer puis se
tourne vers Anne avec un air entendu. Anne lui répond par un lent battement de paupières : elle a compris.
La vieille Bretonne saisit cet échange de regards silencieux et réalise tout à coup qu’ils ne sont pas
arrivés ici par hasard. Anne prétextait une visite pittoresque de Cholon mais elle avait une autre idée
derrière la tête. Leur jeune chauffeur sait ce qu’il fait apparemment et cela la rassure un peu, mais elle a aussi
la désagréable impression d’avoir été roulée dans la farine. Alors mademoiselle de Kermanec s’arrête net.
Anne réalise après quelques pas que son chaperon ne la suit plus. Elle se retourne et revient sur ses pas.
– Que se passe-t-il ? demande-t-elle, inquiète.
Elle a parlé bas mais près de l’oreille de la vieille dame pour être sûre qu’elle l’entende malgré tout.
Cette dernière répond sur le même ton :
– Je n’irai pas plus loin tant que vous ne m’expliquerez pas ce que nous faisons ici.
Elle a parlé très calmement mais sa détermination est évidente.
– Il n’y a rien à expliquer, ment Anne.
Son chaperon la regarde droit dans les yeux.
– Je ne suis pas née de la dernière pluie, Anne, continue-t-elle. Notre petite escapade n’a rien de
pittoresque, quant à nos accoutrements…
En disant cela, elle agite la longue natte grise qui pend dans son dos.
– Ils sont plutôt faits pour nous cacher.
Elle marque une pause et observe la fille de l’amiral, qui n’a pas bougé. Sinh les a rejointes et
s’interroge sur ce qui se passe.
– Je me trompe ? demande la vieille Bretonne.
Anne rougit. Malgré le fard d’argile qui recouvre sa peau, ses joues ont changé de couleur.
– Non, avoue-t-elle.
Mademoiselle de Kermanec est satisfaite : elle avait raison.
– Arrêtons ce dialogue de sourds, voulez-vous, et dites-moi la vérité.
Anne sourit en entendant sa vieille amie se moquer gentiment de sa propre surdité. Mademoiselle de
Kermanec sourit à son tour.
– Anne, lui avoue-t-elle. Vous savez que je n’aime rien tant que de vous accompagner dans de folles
aventures. C’est tellement plus réjouissant que de passer ma vie dans un vieux manoir sombre et humide.
Mais si ce que vous me faites faire est dangereux pour vous – je me fiche bien de moi, c’est de vous dont je
suis responsable –, je serai obligée d’en parler à vos parents. De même si c’est répréhensible, ajoute-t-elle en
lançant un regard circulaire. Ces endroits ne me paraissent pas très fréquentables.

Après un long regard échangé avec Sinh, Anne se lance. Si elle ne dit pas la vérité à mademoiselle de
Kermanec, cette dernière risque de tout faire rater alors qu’ils sont si près du but…
XLVI

Philippe Couturier s’étire lentement. Il déteste rester longtemps immobile, pourtant il n’a pas le
choix : Huong lui a assuré que l’homme à l’unique oreille serait là ce soir. Elle ne l’a pas vu en personne mais
elle semblait vraiment sûre d’elle.
Le journaliste s’est installé dans une embrasure de maison et il ne lâche pas du regard la porte d’entrée
de la fumerie d’opium. Pour passer inaperçu, il a enfilé une tenue sombre et délaissé son chapeau mou.
La clientèle de la fumerie est nombreuse. Elle entre et sort sans cesse. Des hommes principalement.
Presque tous ont le même teint blafard et les yeux hagards. Ils avancent, comme étrangers à tout ce qui les
entoure. Leur seul objectif est d’atteindre l’établissement où ils pourront fumer une pipe d’opium qui les
apaisera et leur fera tout oublier durant quelques heures.
Un petit groupe passe devant le jeune homme et s’arrête un peu plus loin. Philippe Couturier le suit
du regard un court instant puis se concentre de nouveau sur les abords de la fumerie. Mais soudain, il sent
une présence près de lui. Les trois personnes qui viennent de passer se sont rapprochées de lui. Philippe
Couturier ne cache pas sa surprise et dévisage la plus jeune d’entre eux, une superbe Annamite. Elle lui
demande alors, dans un français parfait :
– Monsieur Couturier, que faites-vous ici ?
Le journaliste tressaille. Cette voix…
– Mademoiselle Anne ? dit-il en ouvrant des yeux grands comme des soucoupes.
La fille de l’amiral sourit.
– Appelez-moi plutôt Lan, répond-elle, non sans une certaine coquetterie. Que faites-vous ici ?
Philippe Couturier regarde la jeune fille, puis les deux autres personnes qui l’accompagnent. Il
reconnaît immédiatement Sinh, même s’il ne l’a jamais rencontré. Il est le portrait craché de son père.
Quant à la vieille Indochinoise à côté de lui, il ne l’a jamais vue.
– Monsieur Couturier, tousse discrètement Anne. Je vous ai posé une question. Que faites-vous ici ?
Le journaliste relève la tête. L’assurance de la jeune fille lui plaît et dans cette tenue annamite, elle est
plus belle que jamais.
– Sans doute la même chose que vous, répond-il, un peu troublé malgré lui.
– L’homme à l’oreille cassée ?
Philippe Couturier acquiesce.
– Et comment l’avez-vous trouvé ?
Il prend un air mystérieux.
– J’ai mes sources… Et vous ?
Anne lui répond exactement sur le même ton.
– Moi aussi.
Soudain, une main saisit le bras de la jeune fille.
– Lan ! lui souffle Sinh.
Elle n’a pas besoin qu’il lui en dise plus pour comprendre. Elle se tourne dans la direction qu’il
indique et aperçoit l’homme qui l’a agressée sur le marché aux fleurs. Il sort tout juste de la fumerie, regarde
autour de lui et avance d’un pas incertain dans la petite rue. Anne frémit. Dans cette ruelle obscure et mal
fréquentée, elle lui trouve un air beaucoup plus menaçant que dans son souvenir. Philippe Couturier, lui,
identifie l’homme avec peine. De là où il se trouve, il lui est impossible de voir s’il n’a effectivement qu’une
seule oreille. Il faut sans doute l’avoir déjà vu pour le reconnaître, ce qui est le cas d’Anne et Sinh. Le
journaliste s’aperçoit que sans l’intervention de la fille de l’amiral et de son chauffeur, il aurait certainement
laissé passer l’homme sans le voir.
– C’est lui, souffle Anne.
Toute son attention est tendue maintenant vers cet homme qui est le seul à pouvoir l’innocenter.
Alors, elle se redresse et fait un pas en direction de la fumerie. Philippe Couturier la retient par le bras.
– Où allez-vous ? lui chuchote-t-il sans quitter l’homme des yeux.
– Je dois lui parler, répond Anne spontanément.
À dire vrai, la jeune fille n’a pas réfléchi à ce qu’elle ferait lorsqu’elle trouverait cet homme. Dans sa
naïveté, elle a pensé qu’il avouerait tout de suite son forfait et l’innocenterait en quelques minutes. En
répondant à Philippe Couturier, elle réalise soudain son manque total de réalisme.
Le journaliste sourit.
– Vous vous moquez de moi pour vous venger ? lui demande-t-il, un brin moqueur.
Piquée au vif, Anne se rebiffe :
– Pas du tout !
Le jeune homme comprend alors que la fille de l’amiral pensait vraiment ce qu’elle disait.
– Vous êtes folle ! Cet homme est dangereux ! Il a tué deux personnes.
Anne pâlit. Elle l’ignorait. Sinh la regarde avec inquiétude. Il secoue la tête.
– Il faut prévenir le lieutenant Le Baratoux comme nous l’avons promis à mademoiselle de Kermanec,
murmure-t-il. Cela devient beaucoup trop risqué.
– Regardez ! s’exclame soudain la vieille dame en question d’une voix trop forte.
Depuis qu’elle connaît l’enjeu de la situation, elle a accepté de suivre Sinh et Anne à condition que sa
protégée rapporte tout ce qu’elle découvre à son père ou au lieutenant Le Baratoux. Postée à leur côté, elle
observe donc elle aussi tous ceux qui passent dans la rue dans l’espoir d’y reconnaître le pauvre drogué qui
les a importunées au marché aux fleurs. Comme Sinh et Anne, elle ignore que l’homme est un criminel, et
de jouer les détectives l’amuse beaucoup finalement.
– Regardez ! répète-t-elle en pointant du doigt l’extrémité de la ruelle.
Sinh, Anne et Philippe Couturier se tournent immédiatement dans cette direction. Ils n’ont pas le
temps de voir autre chose qu’une silhouette d’homme qui passe le coin de la rue et disparaît.
– Ce n’était pas lui, dit Anne. Notre homme est ici… ajoute-t-elle en indiquant les abords de la
fumerie.
Mais l’homme n’est plus là. Le temps de tourner la tête pour regarder ce que montrait la vielle
demoiselle, et il a disparu.
– Zut ! s’énerve Philippe Couturier en fouillant la ruelle du regard. Nous le tenions. Il était là, sous
nos yeux !
– J’ai ouvert les yeux, jeune homme, s’indigne mademoiselle de Kermanec. Et je suis certaine que cette
silhouette ne m’est pas inconnue.
Anne la regarde sans comprendre.
– De quoi parlez-vous ? l’interroge-t-elle.
– De cet homme, au bout de la rue. Il est sorti de la fumerie et il est parti vers le fond de la ruelle. Il
m’est familier mais son souvenir m’échappe. Cela va me revenir !
XLVII

L’amiral a les yeux fixés au plafond. Il n’ose pas bouger de peur de réveiller sa femme, qui dort à côté
de lui. La mère d’Anne ne se doute de rien et son mari ne veut surtout pas l’affoler. Elle aura bien le temps
de s’inquiéter pour sa fille si jamais toute cette histoire tourne mal. Cependant, il espère que tout ceci
prendra fin dès le lendemain matin. La requête du gouverneur général d’interroger lui-même le témoin l’a
surpris et blessé, il n’aime pas être soupçonné, mais elle est juste et elle permettra d’accélérer ensuite les
choses. Le gouverneur a toute autorité dans la colonie. Il lui suffira d’écrire un communiqué attestant qu’il
s’agit d’un complot et tout sera terminé.
« Seigneur, aidez-nous », prie en silence l’amiral.

Depuis qu’ils sont arrivés au dispensaire, Sinh dort dans la voiture. Anne a insisté pour qu’il ait un lit
dans le petit hôpital mais le jeune homme a refusé. Il préfère se tenir loin des microbes et de la souffrance, il
dort mieux dans l’automobile. Sauf cette nuit. Après leur expédition à Cholon, il n’a pas fermé l’œil. Il
n’arrête pas de repasser les événements dans sa tête et de se demander quelle stratégie adopter désormais. La
solution de tout raconter au lieutenant Le Baratoux est la plus prudente mais elle ne le satisfait pas
totalement. Sinh n’arrive pas à savoir pourquoi, mais l’aide de camp de l’amiral lui inspire moyennement
confiance. Comment se fait-il que, chargé officiellement de l’enquête, celui-ci ne soit pas lui aussi sur la
piste de l’agresseur d’Anne alors qu’ils sont déjà plusieurs à avoir retrouvé sa trace ?

Philippe Couturier, qui se tourne et se retourne dans son lit, en arrive au même constat. Si l’incapacité
d’Hubert Le Baratoux ne le surprend pas – car il méprise cet homme trop sûr de lui –, elle n’en demeure
pas moins suspecte. Lui, si bien implanté depuis des années dans la colonie, aurait tous les moyens de
retrouver quelqu’un rapidement. À moins qu’il fasse exprès de ne pas mettre la main dessus. Le journaliste
réfléchit. Il lui reste bien une piste à exploiter mais elle ne s’annonce pas facile.

Mademoiselle de Kermanec garde les yeux obstinément fermés, pourtant elle ne dort pas non plus.
Depuis le début de la nuit, elle se concentre pour essayer d’identifier la silhouette qu’elle a entrevue. C’est
idiot, c’est un peu comme un mot qu’elle aurait sur le bout de la langue. L’image est là, cachée dans un
recoin de sa mémoire, mais elle n’arrive pas à la faire ressurgir.
« Oh Seigneur, soupire-t-elle, éclairez-moi un peu ! »

Sur le lit à côté d’elle, Anne est tournée vers le mur. Elle a les yeux grands ouverts. La petite phrase de
Philippe Couturier lui revient sans cesse à l’esprit. « Il a tué deux personnes. » « Il a tué deux personnes. »
« Il a tué deux personnes. » Les deux policiers qui l’ont fouillée ! Anne est terrifiée à l’idée qu’elle ait pu
indirectement provoquer la mort de ces hommes. Elle se demande si le lieutenant Le Baratoux a fait tuer
ces policiers pour qu’ils ne parlent à personne et ne disent jamais qu’ils ont retrouvé de la drogue sur elle.
Serait-il capable d’en arriver à cette extrémité pour la sauver du déshonneur et la protéger ? Pourra-t-elle
jamais accepter que quelqu’un ait fait cela pour elle ?
XLVIII

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Samedi 28 janvier 1933

Bientôt un nouveau chancelier


allemand ?
es jours du chancelier Schleicher Il leur a promis de faire oublier la
L à la tête de l’Allemagne sont
désormais comptés. Les plus
défaite de la guerre de 14-18 et le
peuple ne demande qu’à le croire. Ils
optimistes lui donnent encore ignorent comment il compte y
quelques semaines, quand les autres parvenir, mais cette promesse suffit à
parlent d’une démission imminente, les convaincre. Les hommes
pour aujourd’hui peut-être. Le nom de politiques, eux, pensent avoir trouvé
son successeur ne fait pas de doute en là une marionnette qu’ils
revanche. De tous, c’est celui d’Adolf manipuleront sans difficulté. De
Hitler qui est devenu une évidence. l’étranger, on regarde avec un sourire
Les Allemands placent de grands presque amusé ce changement de
espoirs dans ce petit homme sans gouvernement qui, finalement, ne
charisme ni panache. changera rien, de l’avis général.
Philippe Couturier

– Entrez amiral, l’accueille le gouverneur général en posant son journal sur son bureau. Je lisais les
dernières nouvelles du monde. Rien de bien intéressant aujourd’hui encore.
L’amiral Bartelot acquiesce, à l’heure actuelle, la chancellerie allemande est bien le cadet de ses soucis.
– Le lieutenant Le Baratoux arrive-t-il ?
– Oui, monsieur. Je lui ai dit d’amener son témoin ici.
– Vous ne l’avez pas vu ?
– Qui ?
– Le témoin.
– Non monsieur. Vous aviez l’air de soupçonner que je puisse le corrompre, répond l’amiral d’un air
pincé.
Le gouverneur général éclate d’un rire puissant.
– Amiral ! Amiral, détendez-vous. Vous prenez cette histoire beaucoup trop à cœur.
– Vous conviendrez, monsieur, qu’il est difficile de faire autrement.
– Ttt ! Ttt ! Asseyez-vous donc et ne vous faites pas de soucis. Tout ceci n’est qu’une formalité, c’est
certain.
À peine a-t-il terminé sa phrase que quelqu’un frappe à la porte de son bureau. Sa secrétaire passe la
tête et annonce :
– Les messieurs que vous attendiez, monsieur.
– Faites-les entrer.
Le lieutenant Le Baratoux pénètre alors dans le bureau du gouverneur, très digne. Seule une goutte de
sueur qui perle à son front témoigne de l’enjeu de cet instant pour lui. À côté de lui, un homme se tient
debout. Il n’est pas très grand, plutôt âgé avec des cheveux coupés extrêmement court. Il porte une chemise,
mais avec si peu d’aisance que l’amiral soupçonne son aide de camp de la lui avoir prêtée juste pour son
audition. Bien sûr, l’homme est pieds nus. Il a des mains calleuses, des rides profondes sur le visage et des
yeux minuscules. Ils sont si bridés qu’il est presque impossible de savoir où il regarde.
– Lieutenant Le Baratoux, commence d’emblée le gouverneur. Je tenais à vous féliciter. Il n’a pas dû
être facile de trouver un témoin.
– Non, en effet, monsieur, répond l’aide de camp, qui a du mal à cacher sa fierté.
– Cet homme comprend le français ? questionne le gouverneur.
– Oui, monsieur. En revanche, il le parle assez mal. Si besoin, je traduirai.
– Parfait ! lance le gouverneur en se rasseyant sans inviter les autres à faire de même. Comment
t’appelles-tu ? commence-t-il.
– Dac, répond l’homme en découvrant une bouche dont les dents sont toutes noircies.
– Voyons, Dac, étais-tu au marché mardi dernier ?
– Oui, fait l’homme en hochant la tête.
– Et tu as vu la fille de l’amiral ?
– Oui, monsieur.
– Comment sais-tu que c’était elle ? demande le gouverneur en observant l’amiral du coin de l’œil.
– Elle cheveux orange !
Le gouverneur sourit.
– Très jolie mais cheveux orange, renchérit l’homme, ravi d’avoir fait sourire son interlocuteur.
– Et as-tu vu un homme venir vers elle ?
Dac hésite et se tourne vers le lieutenant Le Baratoux, qui lui fait signe de continuer.
– Oui, monsieur.
– Comment était-il ?
– Gris, drogué.
– Lui a-t-il pris quelque chose ?
– Non.
– L’a-t-il agressée ?
– Non.
– Vous dites qu’il n’a pas agressé la fille de l’amiral ? s’étonne le gouverneur.
– Non.
Le gouverneur fait signe au lieutenant de traduire sa phrase, mais l’homme reprend :
– Moi tout compris. Votre fille aller voir lui, ajoute-t-il en se tournant vers l’amiral.
Ce dernier pâlit. Derrière Dac, Le Baratoux retient un sourire.
– Ce n’est pas ce que tu m’as dit hier, grogne-t-il pourtant.
Le gouverneur poursuit aussitôt.
– La fille de l’amiral est allée voir cet homme drogué ?
L’homme hoche la tête pour dire oui.
– Pour quoi faire ? demande le gouverneur, très intéressé.
– Acheter opium.
Un silence de mort accueille ces derniers mots. C’est Le Baratoux qui le brise en premier. Il a le sens
théâtral, il se prépare depuis si longtemps.
– Menteur ! hurle-t-il en prenant un air furieux. Hier, tu ne disais pas cela !
Dac sourit.
– C’est vérité. Hier j’ai dit ça pour voir gouverneur.
Debout à quelques pas du vieil Annamite, l’amiral Bartelot est effondré. Sa fille, sa fille chérie…
– Tu mens ! tonne de plus belle Le Baratoux. Je vais te…
Il se rue sur l’homme, qui lève les mains vers son visage pour se protéger.
« Excellent ! Excellent ! » pense Le Baratoux, qui se félicite sur le choix de son témoin.
Il brandit le poing.
– Lieutenant ! l’arrête le gouverneur. Laissez cet homme parler.
Dac hésite, il regarde l’aide de camp avec méfiance. Sa sortie lui a fait peur.
– Jeune fille acheter opium à homme gris.
– Es-tu certain de ce que tu avances ? demande le gouverneur en se penchant au-dessus de son bureau.
– Oui monsieur. Très certain. Elle acheter boîte d’opium.
– Arrêtez !
La voix de l’amiral fait sursauter tout le monde.
– Ça suffit ! supplie-t-il.
Il est livide.
– Ça suffit, répète-t-il.
Plus personne n’ose parler dans la pièce.
Alors, l’amiral se redresse, très digne, et ordonne :
– Lieutenant Le Baratoux ! Allez immédiatement chercher ma fille !
XLIX

Au même moment, un peu plus loin dans le port, un marin regarde Philippe Couturier d’un air
soupçonneux.
– Pourquoi êtes-vous là ? lui demande-t-il en anglais.
Le journaliste se racle la gorge et répond dans la même langue, qu’il maîtrise relativement bien.
– Je vous l’ai dit : je voulais m’excuser.
L’homme qui lui fait face a encore un gros bandage blanc qui lui barre la moitié du visage. À la base de
son nez, sa peau est tuméfiée et bleue, presque noire déjà par endroits. Philippe Couturier constate qu’il n’y
est pas allé de main morte.
– Je me suis énervé, je n’aurais pas dû.
L’Américain le dévisage puis éclate de rire.
– C’est elle hein ?
– Pardon ?
– C’est elle qui vous envoie ?
Philippe Couturier fronce les sourcils.
– Elle n’acceptera pas de vous revoir tant que vous ne vous serez pas excusé ! s’esclaffe le marin, qui
trouve la situation extrêmement cocasse.
– Que voulez-vous dire ? Et de qui parlez-vous ?
– La fille ! lance le marin. La belle rousse ! Elle vous plaît, n’est-ce pas ?
– Pas du tout, ment-il un peu trop vite. Cela n’a rien à voir, ajoute-t-il en bafouillant. Vous…
L’Américain reprend peu à peu son calme.
– Bah ! Si vous voulez un conseil, évitez-la. Les filles qui se droguent, ce n’est pas une sinécure.
Philippe Couturier se retient de sourire.
« On y est », pense-t-il.
– Mais comment savez-vous qu’elle se drogue ? demande-t-il comme s’il s’inquiétait soudain de sa
réputation.
– C’est un officier de chez vous qui l’a dit, répond sans hésiter le marin.
– Un officier ?
– Oui, un lieutenant de vaisseau je crois.
L’homme montre ses épaules, là où sont placées d’habitude les insignes de grade.
– Enfin, je crois. Je n’y comprends pas grand-chose dans vos grades.
– Et que vous a-t-il dit ?
– À moi ? Rien !
– Mais alors…
– À table, nous avons parlé de l’Indochine. Il nous a vanté tous les trésors de ce pays, ajoute-t-il en
souriant. Il nous a même parlé de l’opium qui nous ferait oublier tous nos soucis.
Philippe Couturier écoute en restant calme mais ce qu’il entend lui paraît incroyable.
– Quand l’un d’entre nous a demandé où se procurer de l’opium justement, poursuit le marin, il nous
a dit qu’on en trouvait partout. « La jolie rousse par exemple, nous a-t-il soufflé, vous pouvez lui en
demander. Elle en a toujours sur elle. »
Philippe Couturier n’en revient pas.
– C’était un officier, dites-vous ?
– Oui, répète l’homme. C’est plutôt à lui que vous devriez casser le nez ! ajoute-t-il hilare.
– Et comment ! lance Philippe Couturier pour entrer dans le jeu du marin. Seulement je ne sais pas
comment il s’appelle.
– Moi non plus, reprend l’Américain. Je sais juste qu’il est l’aide de camp de l’amiral, je crois.
L

– Mademoiselle Anne ?
La jeune fille relève la tête du pansement qu’elle est en train de faire. Le lieutenant Le Baratoux se
tient devant elle, la mine grave.
– Votre père demande que vous reveniez tout de suite pour le voir.
Anne pâlit.
– Il est arrivé quelque chose de grave ?
L’aide de camp sourit légèrement.
– Votre père va bien, dit-il. Mais il veut vous voir immédiatement.
Anne se penche de nouveau sur le pansement.
– Permettez que je termine.
– Je crains que ce ne soit pas possible, mademoiselle. C’est vraiment très urgent.
Anne s’arrête, frotte ses mains sur son tablier blanc et regarde le lieutenant, inquiète.
– Vraiment ?
Hubert Le Baratoux hoche la tête.
– Vraiment.
– Mais c’est que mon chauffeur n’est pas là.
Sinh est en effet parti de nouveau avec la voiture. Cette fois-ci, il espère trouver l’homme au moignon
d’oreille à la sortie de la fumerie et le suivre pour découvrir où il habite.
– J’ai ma voiture, répond le lieutenant. Il reviendra seul.
La jeune fille se tourne vers mademoiselle de Kermanec.
– Mademoiselle de Kermanec peut rester ici, reprend l’aide de camp. Elle rassemblera vos affaires et
préviendra votre chauffeur.
Le ton froid du lieutenant glace le sang de la jeune fille. Il lui parle avec une distance très inhabituelle.
– Laissez-moi au moins la prévenir, demande-t-elle en détachant son tablier.
Hubert Le Baratoux accepte d’un mouvement de la tête.
Anne s’approche de son amie, qui soigne une femme dont les jambes sont couvertes de plaques rouges.
– Mademoiselle ?
La vieille Bretonne, plongée dans son travail, ne l’entend pas.
– Mademoiselle ? répète Anne en lui posant la main sur l’épaule.
La vieille dame sursaute.
– Vous m’avez fait peur, dit-elle en souriant.
Mais en découvrant la mine défaite de la jeune fille, son sourire s’éteint aussitôt.
– Quelque chose ne va pas, Anne ?
– C’est mon père.
– Votre père ? reprend la demoiselle en portant la main à son cœur.
– Il demande à me voir, bredouille Anne au bord des larmes. Et cela ne peut pas attendre. Je dois
partir immédiatement. Vous rentrerez avec ma voiture.
Dans ces étranges moments, mademoiselle de Kermanec n’a pas besoin de ses oreilles pour réagir
correctement. Même si elle n’a pas tout saisi, elle perçoit la détresse de sa jeune protégée. Elle lui sourit
simplement.
– Ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Je vais prier pour vous, lui souffle-t-elle un peu plus bas.
Anne relève doucement la tête et sourit. Elle ne sait pas pourquoi mais ces quelques mots l’apaisent.
C’est la première fois que la vieille dame lui parle ainsi. Certes elle met toujours un point d’honneur à aller
à la messe, au minimum tous les dimanches, mais elle est toujours restée d’une parfaite discrétion sur la foi
qui l’anime.
– Merci, dit alors Anne. Moi aussi je vais essayer de prier. Il est temps que je confie ma poupée
cassée…
Elle s’éloigne d’un pas plus sûr et rejoint le lieutenant, qui l’attend à la porte. Mademoiselle de
Kermanec la regarde partir avec inquiétude. Anne avance lentement, suivie de près par l’aide de camp, qui
passe la porte derrière elle et disparaît à l’angle du dispensaire. Aussitôt, une image surgit dans l’esprit de la
vieille demoiselle.
– Le Baratoux ! s’écrie-t-elle.
Quand elle l’a vu tourner, elle a immédiatement reconnu la silhouette aperçue hier soir près de la
fumerie d’opium. Mademoiselle de Kermanec se relève d’un coup et se presse vers la sortie, mais elle a à
peine franchi la porte qu’elle voit la voiture qui démarre. Trop tard ! Le lieutenant est parti, emmenant avec
lui la fille de l’amiral ! La vieille Bretonne frissonne. Cela ne lui plaît pas. Maintenant qu’elle y pense, elle se
souvient que « le baratoux » en breton signifie « le fourbe ».
LI

Dans la voiture qui file vers Saigon, le silence est lourd. Anne, le front posé sur la vitre, regarde droit
devant elle, s’efforçant de ne penser à rien pour éviter de s’affoler. Elle connaît bien son père : il ne la ferait
pas chercher en urgence si ce n’était pas grave.
À l’avant, le lieutenant Le Baratoux a les mains crispées sur le volant, ses phalanges en deviennent
presque blanches. Toutes les deux minutes, il jette de rapides coups d’œil dans le rétroviseur pour surveiller
sa passagère. Il ressent un plaisir malsain à la tenir ainsi à sa merci. De tous ces idiots qui la trouvent belle à
ravir, il est le seul qui puisse faire quelque chose pour elle. Lui seul peut la sauver mais il ne le fera pas. Il ne
va pas laisser de stupides sentiments gâcher ce à quoi il travaille depuis si longtemps. Et ces tout derniers
événements vont lui assurer un tel prestige qu’il n’est pas prêt à y renoncer.
Le Baratoux attend de voir quelle sera la réaction de l’amiral Bartelot mais, quoi qu’il arrive, il sera
gagnant. Si l’amiral se laisse submerger par son amour paternel, les trafiquants de drogue n’auront plus rien
à craindre. Le lieutenant et eux pourront poursuivre leur petit commerce en toute impunité, retrouvant la
liberté dont ils jouissaient jusque-là. En revanche, si l’amiral réagit en militaire, il démissionnera
certainement pour ne pas risquer d’éclabousser l’armée avec un tel scandale. Son successeur n’en sera que
plus prudent et moins regardant sur la mise en place du contrôle du trafic. Les trafiquants auront alors les
mains plus libres et Le Baratoux fera l’admiration des Chinois qui détiennent l’opium.

La voiture double une fillette qui joue à la poupée sur le bord du chemin. Anne sourit en l’apercevant
et commence à remuer ses lèvres doucement. L’aide de camp fronce les sourcils et tend l’oreille pour savoir
à quoi rime ce dialogue silencieux. Après quelques minutes, il comprend : elle prie ! Le lieutenant grimace
d’un air mauvais. « Prie donc ma belle ! Tu risques d’en avoir besoin. »
LII

Lorsque Philippe Couturier arrive au dispensaire, Anne est introuvable. En revanche, mademoiselle
de Kermanec lui saute presque dessus dès qu’elle l’aperçoit.
– C’est Le Baratoux ! Le Baratoux ! lui crie-t-elle.
Le journaliste secoue la tête.
– Je sais oui.
– L’homme que j’ai vu hier soir, poursuit la vieille dame trop nerveuse, c’est Le Baratoux !
Philippe Couturier se fige un court instant et la regarde.
– Le Baratoux était hier soir à Cholon ? demande-t-il.
Mademoiselle de Kermanec sourit, gênée.
– Je sais, oui, cela a été un peu long. Mais je vous avais dit que je trouverais !
Elle ajoute :
– Le Baratoux était à Cholon hier soir. C’est étrange, non ? Et ce matin, il est venu chercher Anne
pour une urgence.
Philippe Couturier blêmit.
– Qu’est-ce que vous avez dit ? dit-il bien fort.
– Le Baratoux est venu chercher Anne tout à l’heure. Elle a parlé de son père je crois mais je n’en suis
pas certaine. Maudites oreilles ! En tout cas, elle n’a pas voulu que je l’accompagne.
Le journaliste se tord les mains. Maintenant qu’il a compris de quoi l’aide de camp était capable, il est
terriblement inquiet pour Anne. S’il lui arrivait quelque chose, il réalise soudain qu’il ne s’en remettrait pas.
Non pas parce qu’il se sentirait responsable. Il ne l’est pas après tout. Mais parce qu’il vient de comprendre
qu’il ne pourrait plus se passer d’elle. Il l’a rencontrée il y a peu de temps et pourtant il a l’impression qu’il
l’a toujours attendue. Il aime tout en elle : sa fougue, ses cheveux roux, sa façon de sourire qui fait briller ses
yeux verts, son sens de la repartie, sa naïveté, son nez fin et adorable, son courage, et toutes ses autres
qualités et défauts qu’il n’a pas encore eu le temps de connaître.
Mademoiselle de Kermanec observe Philippe Couturier avec appréhension et lui demande :
– Pensez-vous qu’il puisse lui faire du mal ?
Philippe Couturier serre les poings.
– Qu’il n’essaye pas ! gronde-t-il.
Il regarde au-dehors :
– Où est Sinh ?
– La piscine ? répète la vieille Bretonne qui se sent soudain perdue.
– Non, Sinh, le fils de Hô ! Le chauffeur !
– Ah ! Hô ! Il est reparti ce matin. Chercher le même homme qu’hier soir.
Philippe Couturier hésite sur la marche à suivre. Il aurait aimé avoir l’avis de Sinh avant d’agir. Le
garçon lui a paru vif, intelligent et, surtout, honnête. Il l’aiderait sans doute à y voir plus clair.
Le journaliste veut confondre Le Baratoux mais ignore la meilleure façon de s’y prendre.
L’attaque frontale ne donnera rien. Tout le monde connaît la rivalité qui oppose les deux hommes
depuis longtemps. Ce sera la parole de l’un contre celle de l’autre.
Quand il imagine Le Baratoux à la tête d’un trafic d’opium, Philippe plisse les lèvres, amer. Leur vision
de l’Indochine est décidément bien différente…
La dénonciation ne sera pas suffisante et elle est trop risquée. L’amiral Bartelot a tellement confiance
en son aide de camp qu’il sera difficile à convaincre. En outre, Le Baratoux a déjà fait éliminer deux
policiers : supprimer un ou deux témoins de plus ne devrait pas lui poser de problème.
Reste le piège…
LIII

– Papa !
Anne se précipite dans les bras de son père et se serre contre lui. Les larmes retenues depuis l’arrivée
du lieutenant au dispensaire affluent tout à coup à ses paupières.
– Anne, ma chérie.
Le cœur de l’amiral est déchiré. Il n’arrive pas à imaginer que sa fille bien-aimée puisse être impliquée
peu ou prou dans un trafic d’opium. A-t-elle cédé à la tentation parce qu’il ne s’est pas suffisamment occupé
d’elle ? Il est si souvent absent, depuis des années. L’amiral Bartelot se sent terriblement coupable.
Après un moment, Anne se ressaisit, s’écarte de son père et lui demande d’un air grave :
– Papa, pourquoi était-il si urgent que je revienne ?
L’amiral Bartelot lance un regard plein de reconnaissance à son aide de camp. Avant de l’envoyer
chercher sa fille, il lui a fait promettre de ne rien lui dire et le lieutenant a tenu sa promesse. L’amiral veut en
effet annoncer lui-même à sa fille ce qui se passe. Il espère découvrir dans ses réactions les preuves de son
innocence.
– Anne, commence l’amiral avec mille précautions, savez-vous ce qu’est l’opium ?
La jeune fille se trouble.
– Oui papa. Enfin non. Je sais que c’est une drogue mais je n’en ai jamais vu.
– La petite boîte que les policiers ont trouvée dans votre sac, pourtant…
– Je vous ai dit comment je pensais qu’elle était arrivée, s’exclame Anne d’une toute petite voix.
– Êtes-vous sûre que cela s’est passé ainsi ?
Les larmes remontent aussitôt aux yeux de la jeune fille : son père met en doute sa parole.
– Sûre, non ! Je n’ai pas senti l’homme mettre la boîte dans mon sac mais c’est ainsi que cela s’est passé,
je suppose.
– Vous supposez ?
Cette tension est intolérable.
– Papa ! s’exclame Anne. Vous ne me croyez pas ?
L’amiral Bartelot détourne les yeux. La détresse qu’il lit dans le regard de sa fille lui est insupportable.
– Lieutenant ! interpelle alors la jeune fille. Vous deviez enquêter, n’avez-vous rien trouvé ?
L’aide de camp tousse dans sa main, en prenant un air gêné.
– Le lieutenant Le Baratoux a fait venir ici un témoin, dit très doucement l’amiral. Mais sa version des
faits diffère tout à fait de la vôtre.
Anne regarde son père, stupéfaite.
– Et ? bredouille-t-elle.
– Tout vous accuse… avoue son père dans un souffle. Le gouverneur général lui-même m’est témoin.
Anne n’en revient pas.
– Vous donnez plus de poids à la parole d’un inconnu qu’à celle de votre propre fille, constate-t-elle
d’une voix brisée.
L’amiral voudrait disparaître sous terre, que ce moment n’ait jamais eu lieu.
– Le lieutenant Le Baratoux a fait son enquête… commence-t-il.
Anne rit nerveusement.
– À la bonne heure ! lance-t-elle avec une sorte de fureur qu’elle ne se connaît pas. Le formidable aide
de camp a fait son enquête et tout est dit.
Il y a dans sa voix un mépris non dissimulé.
– Et lui avez-vous seulement demandé comment il avait enquêté ? Il n’a même pas jugé utile de venir
me voir pour me demander comment j’avais été agressée !
Le lieutenant Le Baratoux se crispe légèrement.
Anne se tourne vers son père.
– Ne devait-il pas également éviter la rumeur ? lance-t-elle ironique. Quel succès !
– Anne ! se ressaisit l’amiral. Prenez garde à votre langage !
La jeune fille se calme aussi vite qu’elle s’est emportée. Elle a du mal à maîtriser ses sentiments.
– Le lieutenant Le Baratoux a toute ma confiance, reprend l’amiral.
– C’est bien pour cela qu’il n’arrive à rien. Sa cause vous est déjà acquise, murmure Anne.
– Vous vous trompez sur son compte.
Après un long silence, l’amiral Bartelot s’avance vers sa fille et lui attrape les épaules.
– Anne, ma chérie, je vais démissionner, dit-il très calmement.
Anne ouvre des yeux effarés.
– Amiral ! s’exclame Le Baratoux avec un air désespéré.
– Je ne veux pas que vous soyez salie, poursuit l’amiral doucement. Et je ne veux pas déshonorer mon
pays. Nous nous battrons, ajoute-t-il. Et je serai à vos côtés.
– Moi aussi, amiral, annonce le lieutenant Le Baratoux. Je démissionne. Votre fille a raison, j’aurais dû
mieux faire.

L’aide de camp jubile intérieurement en découvrant l’infinie reconnaissance qui luit dans les yeux de
l’amiral. Il vient d’imaginer ce petit coup de théâtre et il n’est pas mécontent de son numéro. En plus de
maîtriser le trafic d’opium en Indochine, le voici qui sera sans doute bientôt fiancé à l’une des plus jolies
filles de la colonie. Après un tel acte d’allégeance, son père ne devrait plus lui refuser sa main.
LIV

À genoux devant le petit oratoire du dispensaire, mademoiselle de Kermanec prie avec ferveur. Elle a
promis à Anne de le faire, et elle tient toujours ses promesses. Enfin, la vieille Bretonne ne prie pas vraiment
comme tout le monde : elle discute plutôt avec le Seigneur.

Depuis son plus jeune âge, mademoiselle de Kermanec a une relation particulière avec Jésus. Alors
que tous les enfants du catéchisme récitaient leurs prières avec application, elle, elle préférait lui parler
comme à un ami. Elle passait ainsi de longs moments à lui raconter ses petites joies, ses grandes peines, ses
résolutions, ses découvertes. Tout ! Madeleine confiait tout à Jésus. Elle déposait sans hésiter toute sa vie
dans ce cœur brûlant d’amour qui l’écoutait. Le seul qui l’écoutait vraiment d’ailleurs.
Car des amis, la petite Madeleine de Kermanec n’en avait pas beaucoup. Sa maman malade
l’accaparait sans cesse, lui laissant peu de temps pour les autres ou pour elle-même. Il faut dire que la pauvre
femme n’avait plus que sa fille. Son époux était mort au combat durant la guerre de 1870. Il l’avait laissée,
sans force, à la tête de leur manoir et d’un vaste domaine, avec une seule enfant. Alors la petite Madeleine
devait s’occuper de sa maman, rentrer à la maison tout de suite après l’école, ne jamais s’attarder nulle part.
De sa tendre enfance, mademoiselle de Kermanec n’a pas gardé beaucoup de bons souvenirs. Ni même
des années qui ont suivi. En revanche, elle a gardé un ami : Jésus. Et elle continue de lui parler comme
autrefois. Ceux qui passent à ses côtés n’entendent qu’une sorte de lente mélopée qu’elle murmure sans
s’arrêter, et il faudrait être très curieux – et fort malpoli – pour tendre l’oreille afin d’en saisir le sens.

– Jésus, aujourd’hui, j’ai besoin de votre aide. Oh pas pour moi ! C’est pour une amie. Anne. Anne
Bartelot. Je vous en ai parlé plusieurs fois. Elle est charmante et je vous l’ai déjà dit. D’ailleurs vous ai-je
remercié de me l’avoir fait connaître. Non ? Je ne crois pas, c’est vrai. Alors merci, Seigneur, merci pour
Anne. Voilà ! C’est fait. Je ne risque plus d’oublier maintenant. Cette Anne dont je vous parle a quelques
problèmes. Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre. Ah ces oreilles ! Seigneur, ce n’est pas un cadeau.
Mais bon. Ne revenons pas là-dessus. J’ai accepté. Si, si. C’est vrai, j’ai accepté. Retournons plutôt à mon
amie. Anne. Je ne vais pas vous faire le récit de ses problèmes bien sûr. Vous les connaissez mieux que moi
puisque vous, vous entendez tout et vous voyez tout. Seulement si vous pouviez l’aider un peu à se sortir de
tout cela, ce serait gentil et bien. Elle comprendrait peut-être que vous veillez sur elle, même si j’ai
l’impression qu’elle ne doit pas vous parler souvent. Je me trompe ?
Mademoiselle de Kermanec suspend un instant sa longue prière. Puis elle rit toute seule, regarde la
croix, ouvre les mains et reprend :
– Regardez-moi ! Quelle idiote je fais. Je vous pose des questions et j’attends que vous me répondiez.
Comme si j’allais vous entendre. Moi ! Sourde comme je suis. Vous me connaissez. Ce n’est pas ce genre de
réponse que je vous demande. Un signe en revanche… Un petit clin d’œil… Enfin, vous choisissez. Je vous
confie mon souhait et c’est vous qui faites. De toute façon, tout ce que j’imagine est toujours moins bien
que ce que vous réalisez. Alors… Je préfère vous laisser faire. Mais je compte sur vous. Pour Anne. C’est
important. Je suis sûre qu’elle en a besoin. Cela l’aidera aussi peut-être à vous connaître.
Mademoiselle de Kermanec trace alors un grand signe de croix sur elle. Elle récite un Notre Père en
latin puis se relève. Elle lisse sa jupe, regarde la croix du Christ et se détourne, confiante. Il faut toujours
faire confiance à ses amis.
LV

Philippe Couturier trépigne dans la petite pièce attenante au bureau du gouverneur. Il y a deux heures
maintenant qu’il a demandé un rendez-vous, mais l’homme est occupé et sa secrétaire refuse de le déranger.
En d’autres circonstances, il y a bien longtemps que le journaliste aurait abandonné.
Lorsque la jeune femme vient enfin le chercher, Philippe Couturier bondit de son siège.
– Le gouverneur vous attend, lui dit-elle, avec un sourire amusé.
Elle ouvre la porte, le laisse entrer puis referme derrière lui. Philippe Couturier s’avance, puis s’arrête
devant la plus haute personnalité de la colonie, assise derrière son imposant bureau. Le journaliste a pensé
qu’il devait s’adresser au gouverneur pour avoir plus de chance d’être entendu. L’amiral Bartelot est trop
impliqué dans toute cette histoire et il a une confiance aveugle dans le lieutenant Le Baratoux. Il risquerait
de discréditer la version de Philippe Couturier, en n’y voyant qu’élucubrations de journaliste.
– Monsieur le gouverneur général, le salue Philippe Couturier.
– Monsieur Couturier, répond distraitement le gouverneur. J’avoue que vous ne tombez pas au
meilleur moment. J’ai une très grosse affaire à traiter.
– Pardon, monsieur, mais ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance.
Le gouverneur se redresse dans son fauteuil et toise le jeune homme.
– C’est ce que j’ai supposé. Ma secrétaire m’a dit que vous étiez accroché à votre siège comme une
bernique à son rocher, plaisante-t-il malgré tout. Cela ne vous ressemble pas.
– En effet, monsieur, je n’aime pas patienter trop longtemps.
Le gouverneur sourit.
– Si nous en venions aux faits alors, invite-t-il. Cela nous ferait donc gagner du temps à tous les deux.
Philippe Couturier déglutit et entame la longue tirade qu’il a eu tout le loisir de répéter durant son
attente.
– Vous avez certainement entendu parler d’une rumeur concernant la fille de l’amiral Bartelot,
monsieur. Elle a démarré le jour de l’arrivée des Américains, lors de la soirée organisée à l’hôtel de la
Marine. Vous connaissez les journalistes, nous raffolons des rumeurs, qui sont notre toute première source !
Je me suis donc intéressé moi aussi à tous ces commérages et ce que j’ai découvert est bien plus inquiétant
que ce que j’imaginais…
Philippe Couturier poursuit son discours un long moment sans que le gouverneur l’interrompe
jamais. Ce dernier le fixe avec une intensité rare et enregistre chacune de ses paroles. Quand le journaliste a
terminé, le gouverneur se rapproche de son bureau, pose ses coudes sur la table, croise ses mains et réfléchit,
la bouche appuyée sur ses pouces.
– Vos accusations sont très graves, monsieur Couturier. Avez-vous des preuves de tout ce que vous
avancez ?
Le journaliste s’attendait à cette réaction.
– Le marin américain serait prêt à témoigner, je pense, et mademoiselle de Kermanec sans doute aussi,
malgré la situation extrêmement embarrassante dans laquelle elle se retrouvera alors. Vous comprendrez
qu’après cela les parents de mademoiselle Bartelot risquent de ne plus vouloir d’elle pour chaperon. Le fils
du vieux Hô pourrait également dire ce qu’il a vu. Mais pour lui aussi les choses sont compliquées. Et quand
bien même chacun accepterait de témoigner, vous savez maintenant que Le Baratoux n’est pas du genre à
s’encombrer de témoins gênants.
– Tout votre beau discours n’est que du vent alors, monsieur Couturier. À moins que vous n’ayez une
autre idée.
Philippe Couturier sourit.
– Nous devons pousser le lieutenant Le Baratoux à se trahir tout seul.
Le gouverneur général se rembrunit.
– Le portrait que vous venez de m’en faire est celui d’un homme redoutablement intelligent. Je doute
qu’il se laisse prendre facilement.
– Cela vaut le coup d’essayer. D’autant que nous avons un avantage sur lui.
– Et lequel ? demande le gouverneur en levant un sourcil curieux.
– Nous savons, mais lui ignore que nous savons.
– Hum ! réfléchit le gouverneur.
La proposition de Philippe Couturier tombe à point nommé, mais le gouverneur général ne veut rien
en laisser paraître. L’audition du témoin amené par le lieutenant Le Baratoux l’a mis dans un extrême
embarras et la démission que vient de lui faire porter l’amiral Bartelot n’est pas pour arranger les choses. Le
gouverneur général perçoit bien que les seules personnes auxquelles cette affaire profite sont les trafiquants
de drogue. Que l’aide de camp de l’amiral en soit l’une des têtes pensantes semble incroyable mais cela
expliquerait aussi bien des choses.
– Que suggérez-vous ? demande-t-il alors.
LVI

Lorsque Huong se présente à l’hôtel de la Marine quelques heures plus tard, elle est tendue à
l’extrême. Philippe Couturier lui a promis que tout se passerait bien mais elle ne peut s’empêcher d’avoir de
l’appréhension. Les longs nez font toujours de belles promesses, si seulement ils savaient les tenir…
Devant la porte de l’hôtel de la Marine, Huong repère immédiatement le coupe-makoui, l’énorme
pièce d’émail qui interdit l’entrée des lieux au mauvais esprit. Elle sourit : au moins les traditions de son pays
sont respectées, elle se sent un peu rassurée. Et puis Philippe Couturier n’est pas un long nez comme les
autres.
La jeune fille souffle un grand coup, se compose une mine de circonstance et pénètre dans le hall
d’entrée sans se faire annoncer.
– Eh là ! la hèle l’homme de garde.
Huong fait celle qui n’a rien entendu. Conformément aux instructions de Philippe Couturier, elle
s’engage directement dans le grand escalier, ignorant l’homme qui lui demande de s’arrêter.
– Eh ! répète-t-il en lui courant après.
Mais la jeune fille continue son ascension, concentrée à l’extrême. Lorsque l’homme arrive enfin à son
niveau et l’attrape par le bras, elle se met à hurler. Son cri est strident et l’effet est immédiat. Toutes les
portes des bureaux à l’étage s’ouvrent d’un seul coup. L’amiral Bartelot, son secrétaire particulier et le
lieutenant Le Baratoux se retrouvent sur le palier en même temps.
– Je veux voir le lieutenant, crie Huong. C’est Tai qui m’envoie, ajoute-t-elle en langue annamite que
seul l’aide de camp comprend.
Ce dernier pâlit imperceptiblement.
– Fais-moi entrer sinon je dis tout, menace Huong sans se laisser impressionner.
– Lieutenant, un problème ? demande l’amiral Bartelot en se tournant vers son aide de camp.
Ce dernier se ressaisit très vite.
– Non amiral, répond-il précipitamment. Cette femme est sans doute un peu folle, mais je vais la
recevoir.
– Voulez-vous que je demande à la faire sortir ? s’inquiète l’amiral.
– Je dirai tout ! hurle alors Huong.
– Non, non, amiral. Je suis sûr que tout ceci sera réglé en quelques minutes.
Il fait signe à la jeune Indochinoise de le suivre et lui dit d’un air mauvais, en annamite :
– Ne t’avise pas de crier une nouvelle fois.
Huong prend un air docile et suit le lieutenant jusqu’à son bureau. Le secrétaire et l’amiral rejoignent
également le leur.
Une fois dans son bureau, le lieutenant Le Baratoux s’avance vers Huong, menaçant.
– Que fais-tu ici ? demande-t-il en annamite. Et qui es-tu ?
Mais la jeune fille poursuit en français.
– C’est Tai qui m’envoie.
– Tai ? se reprend l’aide de camp. J’ignore de qui tu parles.
– Je peux hurler de nouveau, avertit Huong.
– Que me veut-il ? grogne le lieutenant.
– Plus d’argent.
Le Baratoux a un rire mauvais.
– Ce sale drogué a déjà tout dépensé !
Huong ne réagit pas. Elle laisse parler le lieutenant dans l’espoir qu’il se trahisse.
– J’ai dit à Tai que je ne lui donnerai rien d’autre, dit-il. Je l’ai déjà largement rétribué.
– Il veut plus !
Cette fois-ci, le lieutenant perd un peu contenance.
– C’est hors de question, se reprend-il.
Huong est surprise. Elle ne s’attendait pas à tant de résistance de la part du lieutenant. Philippe
Couturier pensait qu’il céderait rapidement pour éviter tout scandale au sein de l’hôtel de la Marine.
– Les hommes sont morts tous les deux, improvise-t-elle. Ça mérite plus d’argent.
– Non ! tranche Le Baratoux.
– De l’opium alors, lâche Huong pour tenter de l’amadouer.
– Non !
– Tai m’a dit…
– C’est non ! Dehors !
– Je vais crier alors, répète Huong qui sent leurs chances de coincer Le Baratoux s’amenuiser.
Le lieutenant s’affole, puis il se raisonne : à quoi bon résister et risquer de tout gâcher ? De toute
façon, sitôt cette fille sortie, il la fera suivre et éliminer. De même que ce Tai qui ne lui inspire plus aucune
confiance : il lui avait pourtant dit de ne jamais tenter d’entrer en contact avec lui.
Il s’avance alors vers son bureau et ouvre un tiroir dans lequel il a placé un double fond. Il le détache
et attrape deux petites boîtes d’opium, copies conformes de celle qui a été retrouvée dans le sac d’Anne. Il
les tend à Huong, en la mettant en garde :
– Tu diras à Tai que si je le retrouve…
À cet instant, la porte qui donne directement dans le bureau du secrétaire de l’amiral s’ouvre. Le
Baratoux sursaute. Huong, elle, ne bouge pas, la paume de sa main bien ouverte, sur laquelle sont encore
posées les deux petites boîtes d’opium.
– Lieutenant Le Baratoux ! lance le gouverneur d’une voix tonitruante.
L’aide de camp, traqué, se précipite sur Huong, lui arrache l’opium et se rue sur la porte donnant dans
le couloir. Mais Philippe Couturier qui se tient juste derrière, lui barre le passage.
– Vous n’êtes qu’une ordure ! beugle le lieutenant en fonçant sur le journaliste.
Ce dernier est prêt mais la force du choc lui coupe la respiration un instant. Le Baratoux en profite
pour se dégager et courir vers le grand escalier. Un ordre l’arrête net.
– Pas un geste !
La voix de l’amiral résonne puissamment dans le vaste hall d’entrée. Le père d’Anne pointe son arme
sur le lieutenant, qui n’ose plus bouger. Le regard de l’amiral est glacial, sa détermination sans faille : il
n’hésitera pas à tirer !
LVII

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Lundi 30 janvier 1933

Formidable coup de filet


e trafic d’opium a subi un sérieux Pour arriver à ses fins, l’aide de
L revers avec l’arrestation ce week-
end de l’une de ses têtes
camp n’a pas hésité à corrompre des
policiers puis à les faire assassiner,
pensantes. L’inculpation du lieutenant évitant ainsi qu’ils ne parlent. Il s’est
Hubert Le Baratoux, l’aide de camp de aussi arrangé pour lancer la rumeur
l’amiral bartelot, a surpris toute la et produire un faux témoin chargé
communauté française. Cet homme d’accuser de façon définitive la fille
réputé pour son sérieux et ses de l’amiral qui, pourtant, clamait son
compétences s’est avéré être un innocence. La découverte de ce
trafiquant sans scrupules. Le complot a également permis d’arrêter
lieutenant, dont personne ne se serait l’homme payé par le lieutenant pour
méfié, profitait de ses relations haut éliminer les policiers et placer la
placées dans l’administration drogue dans les affaires de
française, ainsi que de ses amitiés mademoiselle Bartelot. Cet homme,
nouées dans la communauté locale, plus connu sous le nom de Tai, à
pour organiser le trafic au nez et à la cause de son oreille coupée, est un
barbe de tous. Les charges retenues opiomane avéré dont la seule
contre le lieutenant sont sévères. On le motivation était l’argent lui
soupçonne d’avoir orchestré un permettant de s’acheter sa drogue.
fantastique complot contre l’amiral Aujourd’hui, mademoiselle Bartelot
Bartelot et sa fille. En accusant est lavée de tout soupçon et la
faussement cette dernière d’être en rumeur à son sujet s’éteindra
possession de drogue, le lieutenant rapidement. Quant à l’amiral, le
espérait faire chanter l’amiral et gouverneur général a refusé la lettre
l’obliger à relâcher sa vigilance de démission qu’il lui avait adressée.
concernant le trafic d’opium.
Philippe Couturier
LVIII

– Jeune homme, vous mériteriez une décoration.


Philippe Couturier tousse dans sa main, très gêné. Tout le mérite de cette histoire lui revient alors
qu’il n’en est que l’un des maillons. Mais autour de lui, ni Sinh, ni mademoiselle de Kermanec, ni même
Anne n’ont envie d’être mêlés à tout cela. Ils préfèrent se montrer discrets et ne pas revendiquer leur
participation à l’enquête. Mademoiselle de Kermanec et Anne ont trop peur d’être séparées et Sinh juge
plus prudent de ne pas dire ce qu’il faisait avec la voiture à longueur de journée.
Seule Huong finalement pourrait être félicitée sans crainte, pourtant la jeune fille n’est pas là. Fidèle à
ses principes, elle n’a pas souhaité revenir à l’hôtel de la Marine. Il n’est pas question pour elle de
sympathiser avec les longs nez. Si elle a accepté de participer à cette aventure, c’est uniquement par amitié
pour Philippe Couturier, qui n’est pas comme les autres, et également parce qu’il s’agissait de faire tomber
une personnalité coloniale.
– Vous direz à votre amie annamite toute ma reconnaissance, ajoute l’amiral Bartelot qui n’a pas
oublié le rôle de Huong.
Il aurait voulu aider la jeune fille mais elle n’a pas voulu, par fierté.
– Ce sera fait, amiral.
Le père d’Anne lui tape sur l’épaule de façon amicale.
– J’ai lu votre article, dit-il. Il est bon, très bon même.
Le soulagement de l’amiral est immense. Les événements de ces derniers jours se dénouent enfin
positivement. Ses prières ont été entendues, il en est certain. Sans l’intervention providentielle du
journaliste, l’amiral est persuadé que sa carrière était brisée et sa fille déshonorée.
– Je vous dois tout, ajoute-t-il. Mais vous êtes trop modeste. Pas un seul instant vous n’avez mentionné
dans votre texte le rôle que vous avez joué dans cette affaire.
Philippe Couturier sourit.
– Commenceriez-vous à apprécier les journalistes, amiral ? demande-t-il avec malice.
– Quand ils respectent ce que j’ai de plus précieux, oui, répond l’amiral à voix basse.
Il lance un long regard attendri à sa fille, qui se tient près de la fenêtre. Philippe Couturier suit des
yeux son regard et sourit à Anne, qui rougit tout à coup.
– Me permettez-vous, amiral, de m’entretenir un instant justement avec ce que vous avez de plus
précieux ?
L’amiral Bartelot acquiesce. Voici un jeune homme qui est franc au moins.
Il surveille du coin de l’œil le journaliste qui s’approche de sa fille, puis se détourne par discrétion.
L’amiral rejoint alors Sinh posté près de la porte. Le fils du vieux Hô n’est pas très à l’aise.
– Sinh, j’ai appris que votre père allait mieux. J’en suis très heureux. Je souhaite lui demander d’être
mon chauffeur à présent. J’ai besoin d’une vraie personne de confiance auprès de moi, voyez-vous.
– Il sera très honoré, amiral.
– Et vous, qu’allez-vous faire à présent ?
Sinh hausse les épaules.
– Je ne sais pas encore. Passer mon permis de conduire, sans doute !
L’amiral rit.
– Si je vous obtiens une dérogation, accepteriez-vous de continuer de conduire ma fille ?
Sinh s’incline. Cette idée le ravit. Ainsi, il pourra toujours voir la jeune fille et la suivre dans ses
aventures et découvertes à venir.
– Oui, amiral. C’est un honneur pour moi.
LIX

Philippe Couturier sent peser dans son dos le regard de l’amiral. Le lieu est mal choisi pour une
déclaration mais tant pis, il veut se jeter à l’eau car il n’est pas sûr d’avoir une raison de revenir à l’hôtel de la
Marine de sitôt.
– Mademoiselle, la salue-t-il en s’inclinant. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir.
Anne s’empourpre légèrement.
– Moi aussi, murmure-t-elle. Vous me devez toujours une danse, ajoute-t-elle avec malice.
Philippe Couturier sourit.
– J’espère alors qu’un nouveau navire américain est prévu bientôt.
– Au mois de février, je crois.
– Je n’aurai pas la patience d’attendre jusque-là.
La voix du jeune homme est douce et chaude. Il plonge ses yeux dans ceux d’Anne, qui soutient son
regard.
– Moi non plus, murmure-t-elle simplement.
Alors Philippe attrape la main de la jeune fille et la porte à ses lèvres. Son baiser est long et appuyé, et
tout le temps qu’il dure, le jeune homme ne quitte pas Anne des yeux.
– Il me reste tant de choses à découvrir et à vivre ici, dit-elle alors. Je compte sur vous…
LX

LA DÉPÊCHE DE SAIGON
Mercredi 2 janvier 1933

Coup de théâtre en Allemagne


peine arrivé à la tête de la Quelques personnalités s’inquiètent.
À chancellerie, Adolf Hitler a
dissous le parlement allemand,
Se pourrait-il que celui qui paraissait
le plus inoffensif des hommes
dès le lendemain. Il souhaite organiser politiques soit finalement un sombre
rapidement de nouvelles élections et calculateur et un dangereux
installer ainsi de manière plus intrigant ? L’avenir nous le dira sans
significative son parti nazi. doute.
Philippe Couturier

Huong replie le journal et le range dans sa pile, sous son bras. Elle sourit en pensant que son ami ne
s’est finalement pas tant trompé que cela en traitant l’actualité internationale avant celle de Saigon. Il a eu
du nez ! Parfois des événements d’apparence mineure se révèlent très importants.
Huong soupire. Elle se demande si Philippe Couturier fera de nouveau appel à elle pour ses prochains
articles. Elle doit s’avouer qu’elle a trouvé passionnant de jouer les enquêtrices, et elle est prête à
recommencer quand il veut.
Table des matières
Titre
Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII

Chapitre XXIX

Chapitre XXX

Chapitre XXXI

Chapitre XXXII

Chapitre XXXIII

Chapitre XXXIV

Chapitre XXXV

Chapitre XXXVI

Chapitre XXXVII

Chapitre XXXVIII

Chapitre XXXIX

Chapitre XL

Chapitre XLI

Chapitre XLII

Chapitre XLIII

Chapitre XLIV

Chapitre XLV

Chapitre XLVI

Chapitre XLVII

Chapitre XLVIII

Chapitre XLIX

Chapitre L

Chapitre LI

Chapitre LII

Chapitre LIII

Chapitre LIV

Chapitre LV

Chapitre LVI

Chapitre LVII

Chapitre LVIII
Chapitre LIX

Chapitre LX

Copyright
Copyright © Sophie de Mullenheim
Illustration de couverture : Magali Fournier
Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sarah Malherbe, Sophie Cluzel
Édition : Claire Renaud
Direction artistique : Élisabeth Hebert, assistée de Séverine Roze
Réalisation numérique : andaollenn, Gwenael Dage

© Mame, 2014
Éditions Mame, 15-27, rue Moussorgski, 75018 Paris.
Site : www.mameeditions.com
ISBN papier : 9782728919406
ISBN numérique : 9782728920853
Dépôt légal : septembre 2014
Tous droits réservés pour tous pays.
« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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