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JUILLET 2015
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UN AN APRÈS JUILLET 2016
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Je t’observe…
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ÉPILOGUE
Note de l’auteur
Remerciements
Je
Te
Vois
TERESA DRISCOLL
Traduit de l’anglais
par Karine Xaragai
City
Thriller
© City Editions 2019, pour la traduction française
© 2017, Teresa Driscoll.
Publié pour la première fois en anglais par Thomas & Mercer, Seattle,
sous le titre I Am Watching You.
Photo de couverture : D.R.
ISBN : 9782824631370
Code Hachette : 17 7604 5
Catalogues et manuscrits : city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce,
par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.
Dépôt légal : Janvier 2019
JUILLET 2015
1
LE TÉMOIN
J’ai commis une erreur. Aujourd’hui, je le sais.
Mais si j’ai agi comme je l’ai fait, c’est à cause de ce que j’ai entendu dans ce train. Et je vous
le demande, en toute franchise : qu’auriez-vous éprouvé, à ma place ?
Jusqu’à ce moment, je ne m’étais jamais considérée comme quelqu’un de prude. Ou de naïf.
D’accord, d’accord, j’ai eu une éducation assez conventionnelle – certains diraient protégée –,
c’est vrai, mais… bonté divine ! Regardez-moi aujourd’hui. J’ai un peu vécu. Beaucoup appris.
Et sur l’échelle de Richter de la morale, je me situerais plutôt dans la moyenne, ce qui explique
que ce que j’ai entendu m’ait autant bouleversée.
Car voyez-vous, ces filles, je les trouvais mignonnes.
Bien sûr, je n’aurais pas dû écouter les conversations des autres. Mais dans les transports en
commun, on ne peut pas faire autrement, vous n’êtes pas de cet avis ? Il y a tant de gens qui
vocifèrent au téléphone que tout le monde hausse le ton pour rivaliser. Pour être entendu.
À la réflexion, j’aurais été moins distraite si mon livre avait été plus passionnant, mais, à mon
grand regret, je l’avais acheté pour la même raison que j’avais acheté ce magazine avec les
éoliennes en couverture. J’ai lu quelque part qu’à la quarantaine, on est censé s’intéresser
davantage à ce qu’on pense des autres qu’à ce que les autres pensent de nous. Moi, je n’en
prends pas le chemin.
Mais si tu veux acheter Hello ! Magazine, fais-le, Ella ! Qu’importe ce qu’en pense l’étudiant
qui se morfond derrière sa caisse.
Au lieu de quoi, je choisis un obscur magazine sur l’environnement et la biographie d’un
personnage édifiant. Si bien que, lorsque les deux jeunes gens montent dans le train en gare
d’Exeter, leurs sacs-poubelle noirs à la main, je suis déjà vaincue par l’ennui.
Et maintenant, je vous pose la question.
Que penseriez-vous si vous voyiez deux hommes monter à bord d’un train, chacun muni d’un
sac-poubelle noir au contenu mystérieux ? Moi qui suis mère d’un ado dont la chambre doit faire
l’objet de contrôles sanitaires, par mesure de santé publique, je me suis simplement dit : un grand
classique ! Vous n’avez même pas réussi à trouver un fourre-tout, les garçons ?
Ils sont turbulents, ils chahutent comme le font les jeunes gens d’une vingtaine d’années – déjà,
ils ont attrapé le train de justesse. Sur le quai, l’employé bedonnant leur a lancé un coup de sifflet
furieux.
Après s’être battus avec les portes automatiques – ouvert, fermé, ouvert, fermé –, trafic qu’ils
ont trouvé hilarant, bien sûr, ils s’installent aux places les plus proches des porte-bagages. Puis,
repérant les deux filles, ils échangent un regard entendu, se ravisent et vont s’asseoir juste
derrière elles.
Je souris discrètement. Vous voyez, je n’ai rien d’un bonnet de nuit. J’ai été jeune, moi aussi.
J’observe les filles qui cessent de parler, tout intimidées, l’une signifiant son excitation à l’autre
en ouvrant de grands yeux – c’est vrai que l’un des garçons est d’une beauté saisissante ; on
dirait un mannequin ou un chanteur de boys band. Et cette petite scène me rappelle la drôle de
sensation qui se niche au creux du ventre, à cet âge.
Vous voyez ce que je veux dire.
C’est donc sans étonnement ni réprobation aucune que je vois les garçons se lever et le plus
séduisant des deux se pencher par-dessus les dossiers pour demander aux filles si elles veulent
quelque chose de la voiture-bar, « … vu que j’y vais ».
S’ensuivent des échanges de prénoms, beaucoup de gloussements, et la partie est lancée.
Deux cafés et quatre bières blondes plus tard, les garçons ont rejoint les filles ; tous les quatre
sont assis suffisamment près de moi pour que je ne rate rien de leur conversation.
Je sais, je sais... Je ne devrais pas écouter, mais nous en avons déjà discuté. Souvenez-vous que
je m’ennuie. Et qu’ils parlent fort.
Donc. Les filles répètent les éléments que j’ai déjà glanés lors de leur précédent bavardage.
C’est la première fois qu’elles se rendent toutes seules à Londres. Ce week-end à la capitale,
c’est un cadeau de leurs parents pour fêter leur examen de seconde. Elles ont pris une chambre
dans un hôtel économique, des places pour Les Misérables, et elles sont excitées comme des
puces.
— Non, c’est une blague ? Vous êtes jamais allées toutes seules à Londres ?
Karl, le sosie d’un chanteur de boys band, n’en revient pas.
— Vous savez, les filles, Londres, ça peut être dangereux comme endroit. Vous devez être
prudentes. Après le théâtre, vous rentrez en taxi, pas en métro. Vous m’entendez ?
Il commence à bien me plaire, ce Karl. Il leur conseille des magasins et des échoppes – ainsi
qu’une boîte où, dit-il, elles seront en sécurité si jamais elles ont envie de danser sur de la bonne
musique, après le spectacle. Il leur écrit le nom du club sur un bout de papier. Il connaît le
videur.
— Dites que vous venez de ma part, OK ?
C’est alors qu’Anna, la plus grande des deux, l’interroge sur les sacs-poubelle noirs. Je suis
secrètement ravie qu’elle lui ait posé la question, car cela m’intrigue, moi aussi, et je souris en
songeant aux taquineries qui ne vont pas tarder à fuser. Pff, les garçons… Aucun sens de
l’organisation. Franchement, vous vous êtes vus ?
Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe.
En fait, les deux jeunes gens sortent à peine de prison. Les sacs-poubelle contiennent leurs
effets personnels.
Je m’entends déglutir – un soudain afflux de salive m’emplit l’arrière-gorge, et mon cœur se
met à tambouriner désagréablement à mes oreilles.
C’est comme si on avait appuyé sur PAUSE, mais cela ne dure pas. Bien trop vite, les filles se
ressaisissent.
— Vous nous faites marcher ?
Non. Les garçons ne les font pas marcher. Ils ont décidé de jouer franc-jeu avec les gens qu’ils
rencontrent. Ils ont fait des erreurs, payé leur dette à la société, mais ils refusent d’en avoir honte.
On joue cartes sur table, les filles ? OK. Karl a été incarcéré à Exeter pour coups et blessures,
Antony, pour vol. Karl n’a fait que protéger un ami, vous comprenez, et – la main sur le cœur –
si c’était à refaire, il le referait. Son ami se faisait bousculer dans un bar, et Karl a horreur de la
violence.
De mon côté, je me débats avec ce paradoxe – horreur de la violence/coups et blessures et : va-
t-on vraiment en prison pour une altercation mineure ? Mais les filles, elles, semblent fascinées
et, avec la largeur d’esprit et la charmante naïveté propres à leur âge, elles lui répondent que la
loyauté est une qualité. Un jour, un gars qui avait fait de la prison pour trafic de drogues est venu
dans leur lycée : il leur a raconté comment il avait changé radicalement de vie après avoir purgé
sa peine. Couvert de tatouages qu’il était. Couvert.
— La prison. Waouh !... Et c’était comment, alors ?
C’est à ce moment-là que j’ai réfléchi à mon rôle.
Je me représente la mère d’Anna, bien au chaud dans sa cuisine, se faisant du souci pour sa
petite fille pendant que son mari l’abreuve de paroles rassurantes. Elles grandissent vite. Ce sont
des gamines raisonnables. Tout va bien se passer, ma chérie.
Et je me dis, moi, que cela ne se passe pas bien du tout, au contraire. Karl estime à présent que
le plus sûr pour les filles serait que quelqu’un qui connaît bien Londres leur serve de chaperon
durant leur séjour.
Justement, Karl et Antony vont chez des amis à Vauxhall, mais ils aimeraient bien se faire une
super soirée, histoire de fêter leur liberté retrouvée. Et s’ils retrouvaient les filles après le
théâtre ? Ils pourraient aller en boîte tous les quatre !
C’est là que je décide de prévenir les parents de ces filles. Elles ont cité le nom d’un hameau.
Anna vit dans une ferme. Ce n’est pas bien compliqué. Je n’ai qu’à téléphoner au bureau de
poste ou au pub du coin : combien de fermes peut-il y avoir dans cette campagne ?
Mais, soudain, Anna n’est plus trop sûre. Non, finalement, elles feraient mieux de se coucher tôt
pour pouvoir aller faire les boutiques, demain matin. Elles ont un plan, vous comprenez, aller en
premier chez Liberty, parce que Sarah veut à tout prix essayer un modèle de Stella McCartney
pour faire un selfie.
Je pense : Brave petite. Une fille pleine de bon sens, cette Anna. Grâce à elle, je peux me
dispenser d’intervenir. Mais les choses se compliquent, car Sarah semble s’être entichée
d’Antony. Après un deuxième aller-retour au bar, ils échangent leurs places : Anna est désormais
assise avec Karl, et Sarah, avec Antony qui lui confie ses regrets d’avoir foutu sa vie en l’air. S’il
est tombé dans la délinquance, c’est par désespoir, explique-t-il, parce qu’il n’a jamais trouvé de
vrai boulot. Il était incapable de subvenir aux besoins de son fils.
Son fils ?
Alors, je suis rattrapée par l’image d’Épinal de ma propre existence. Et je me ratatine de plus en
plus dans mon coin, tandis qu’Antony raconte à Sarah qu’il est en conflit avec son ex pour le
droit de visite, mais que jamais il n’acceptera que son fils grandisse sans connaître son père.
— Tu ne trouves pas que ce serait terrible, Sarah ? Qu’il grandisse sans connaître son père ?
C’est au tour de Sarah de me surprendre : d’une voix nouée par l’émotion, elle lui répond
qu’elle trouve ça vraiment cool de sa part de s’investir à ce point pour son fils, parce que
beaucoup de mecs de son âge s’en ficheraient et fuiraient leurs responsabilités.
— Je me sens carrément mal, maintenant. On a dû te saouler avec nos délires sur Stella
McCartney.
Où est la vérité dans tout cela ? À cet instant, je ne sais plus du tout quoi penser. Et comment le
saurais-je ? Moi qui n’ai eu qu’un seul conflit avec mon fils, au sujet d’un film interdit aux
moins de dix-huit ans.
S’ensuit une heure de confidences à voix basse. De mon côté, je m’efforce de reprendre ma
lecture, d’assimiler les avantages des éoliennes nouvelle génération – plus silencieuses –, mais
Antony et Sarah repartent vers le bar. Encore des bières. Grave erreur, Sarah. Et c’est là que je
me décide.
Oui. Je vais moi aussi me diriger vers la voiture-bar sous prétexte d’aller me chercher un café,
et, en faisant la queue ou en passant dans le couloir, je feindrai d’avoir un souci avec mon
téléphone. Je demanderai de l’aide à Sarah – dans l’espoir de l’éloigner d’Antony, le temps d’un
aparté – et je lui conseillerai gentiment mais fermement de rester en dehors de toutes ces salades.
Sinon, j’appelle ses parents. Tout de suite, Sarah, tu m’entends ? Je n’aurai aucun mal à trouver
leur numéro.
Le bar est à trois voitures de la nôtre. J’avance en me cognant les cuisses aux sièges de seconde,
bam-bam-bam, puis je sors mon téléphone de la poche de ma veste tout en accédant à la plate-
forme entre deux voitures.
C’est là que je les entends.
Sans aucune honte. Sans même essayer d’être discrets. Ils baisent, bruyamment, fièrement, dans
les toilettes du train. Ils s’accouplent comme des bêtes dans l’exiguïté de la cabine.
Je sais que c’est eux d’après les paroles de l’homme. Ça faisait longtemps. Il lui en est tellement
reconnaissant. « Sarah... Oh ! Sarah… »
Oui, je l’avoue : je suis choquée, choquée au plus profond de mon être. Humiliée. Furieuse. Les
joues cuisantes, le souffle coupé, désireuse de fuir à tout prix ces sons obscènes.
Honteuse de ma naïveté. De mes suppositions ridicules.
Je longe le couloir en chancelant jusqu’aux portes automatiques suivantes, j’entre dans la
voiture-bar, rouge et essoufflée par l’effort pour mettre de la distance entre moi et la preuve
insolente de mon erreur de jugement.
Mignonnes, ces filles ?
En faisant la queue au buffet, j’entends de nouveau le sang cogner à mes oreilles. Je me
demande si quelqu’un d’autre les aura surpris. Voire signalés ?
Aussitôt, je me sermonne : Les signaler ? Mais les signaler à qui, Ella ? Est-ce que tu
t’entends ? Les autres feront exactement ce que tu aurais dû faire depuis le début. Ils se mêleront
de leurs affaires.
À ce moment, mon trouble cède la place à des interrogations. Depuis quand suis-je aussi
coincée ? Quand suis-je devenue cette femme déconnectée de la réalité ? Cette femme qui, de
toute évidence, ne sait rien des jeunes d’aujourd’hui. Ni du reste, d’ailleurs.
Dans mon esprit, un kaléidoscope de souvenirs. Des feuilles de magazines arrachées. Ceux que
nous avions trouvés dans la chambre de notre fils. Ce fameux soir où, rentrés du cinéma de
bonne heure, nous avions surpris Luke tentant de forcer le contrôle parental pour regarder un
porno sur une chaîne du satellite.
De sorte que, dans ce maudit train, je ressens le besoin impérieux de parler à mon mari. À mon
Tony. Afin de retrouver mes repères.
Il faut que je sache si le problème est chez eux ou chez moi. Suis-je complètement ridicule,
Tony ? Non, vraiment – sois franc avec moi. Quand nous nous sommes disputés à propos des
chaînes du satellite et des magazines de Luke.
Suis-je la dernière des prudes ? Hein ?
J’essaie de le joindre – mais depuis l’hôtel, le soir, après la conférence. Je veux lui dire que j’ai
choisi l’option la plus raisonnable : je me suis installée à l’autre bout du train et je me suis mêlée
de mes affaires. Ces filles étaient loin d’être des oies blanches.
Mais Tony n’est pas à la maison et il n’a pas son portable sur lui : il fait partie des rares
personnes qui pensent encore que cela provoque des tumeurs au cerveau. Du coup, je me suis
rabattue sur Luke. L’entendre me décrire le dîner qu’il prépare m’apaise aussitôt : un tajine dont
il a téléchargé la recette sur une nouvelle appli. Il adore mitonner de bons petits plats, mon Luke,
et je le taquine sur l’état de la cuisine, pariant qu’il s’est servi de tous les appareils et de toutes
les casseroles de la maison.
Et puis, c’est le matin.
J’ai horreur de cette sensation : cet engourdissement extracorporel qu’induit l’effet combiné de
la climatisation, d’un lit inconnu et d’un excès de boisson. Le minibar, c’est mon petit plaisir
quand je séjourne à l’hôtel : un brandy ou deux après une longue journée.
Il est à peine six heures et demie et j’ai encore sommeil. Mais, au bout de dix minutes, je
renonce à me rendormir, considérant les tristes dosettes de café dans le petit bol à côté de la
bouilloire. C’est une manie, chez moi. Chaque fois que je suis à l’hôtel, je m’imagine que je vais
me régaler d’un café soluble et il finit systématiquement dans le lavabo.
Les yeux fixés sur la rangée de mignonnettes vides, je tressaille tandis qu’une horrible pensée
s’insinue dans le cocon de ma chambre d’hôtel. Je tourne la tête vers le téléphone, près du lit, et
une montée de panique me terrasse, comme un coup de poing, l’affolement d’avoir commis un
énorme impair, quelque chose que je vais regretter.
Je me retourne vers la rangée de petites bouteilles et je me souviens : après le second brandy,
hier soir, j’ai décidé d’appeler les renseignements pour obtenir le numéro des parents de ces
filles. Mon sang se glace à cette pensée, ma mémoire est encore tout embrumée. As-tu réellement
appelé ? Réfléchis, Ella, réfléchis bien.
Je considère à nouveau le téléphone en me concentrant de toutes mes forces. Ah oui... Cela me
revient, maintenant, et mes épaules se détendent en revoyant enfin la scène. J’avais le téléphone
à la main, puis juste au moment de composer le numéro, je me suis rendu compte que je n’avais
plus les idées claires, et pas seulement à cause du brandy. Mes motivations étaient faussées. Ce
n’était pas l’inquiétude qui me poussait à prévenir les parents de ces deux filles. Mon but, c’était
de les punir ; j’en voulais à cette Sarah de m’avoir mise dans un tel état de malaise.
J’ai donc opté pour la solution la plus raisonnable. J’ai reposé le téléphone, j’ai éteint et je me
suis endormie.
Bien. C’est très bien. Soulagée, je décide finalement de goûter le café soluble pour fêter cela.
J’allume la bouilloire, puis la télévision. Et là, c’est le choc. Cet instant singulier – suspendu
d’abord, puis qui s’étend, qui s’étend, au-delà de cette chambre, au-delà de cette ville. L’instant
T où je comprends que ma vie ne sera plus jamais la même.
Plus jamais.
Il n’y a pas de son, je l’avais enlevé hier, pour regarder le film de seconde partie de soirée avec
les sous-titres. Je ne voulais pas déranger mes voisins directs.
Mais rien qu’en voyant l’image, il n’y a pas d’erreur possible. Belle. Une photo de sa page
Facebook. Ses yeux verts brillent et ses cheveux blonds cascadent dans son dos. Elle est à la
plage : je reconnais le Mont-Saint-Michel derrière elle.
Sous la violence du choc, mon corps est comme projeté en arrière, et je me retrouve à regarder
l’écran de beaucoup plus loin, plaquée contre l’oreiller, la tête de lit, le mur. L’écran où un
bandeau déroule des mots atroces, nauséabonds : Disparue… Anna… Disparue… Anna… La
bouilloire crache des nuages furieux sur le miroir, tandis que dans mon esprit s’organisent les
appels à passer.
Un noir torrent d’excuses. Aucune assez convaincante.
Pour la police. Pour Tony.
Il faut que vous compreniez : j’allais téléphoner…
2
LE PÈRE
Assis dans la véranda, Henry Ballard tente de toutes ses forces d’ignorer le remue-ménage dans
la cuisine.
Il sait qu’il devrait aller voir sa femme – l’aider, la consoler –, mais, comme il sait aussi que
cela n’y changera rien, il repousse ce moment. La vérité ? Il a envie de rester encore un peu ici, à
contempler la pelouse. Dans ce lieu étrange, cette extension qui ne leur a jamais vraiment donné
satisfaction (il y fait toujours trop froid ou trop chaud, malgré tous les stores et le grand
ventilateur, véritable attrape-poussière, qu’ils ont fait installer à prix d’or), il a réussi à sombrer
dans un état de semi-conscience, une ligne de crête sur laquelle son esprit peut vagabonder au-
delà de son corps, au-delà du temps, s’évader vers le jardin où, à cette minute précise, aux
premières lueurs de l’aube, il les écoute murmurer dans leur cachette au milieu des buissons.
Anna et Jenny.
Durant un an, peut-être deux, ces buissons avaient été leur endroit de prédilection. C’était à
l’époque de leur hideuse phase rose. Couettes roses. Barbie roses. Tente rose, achetée sur
catalogue et remplie de tout un capharnaüm de filles. Il avait toujours refusé de s’approcher de ce
machin. À présent, il donnerait tout pour oublier la traite des bêtes, le foin, les formulaires de
TVA, la banque, et aller leur faire griller des saucisses pour le petit-déjeuner, sur un petit feu
qu’il aurait allumé. Du vrai camping, comme il le leur avait promis si souvent sans jamais aller
jusqu’au bout.
Un énorme fracas le fait rentrer dans la cuisine. Elle est en train de ramasser des moules en fer-
blanc tombés par terre – tout un assortiment de moules de forme et de taille variées pour la
pâtisserie et les viennoiseries.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Des tranches aux prunes.
— Oh ! Barbara, pour l’amour du ciel !
Les « tranches aux prunes ». La folie d’Anna. Une sorte de crêpe épaisse, fourrée de prunes
cuites aux épices. L’odeur puissante de la cannelle lui parvient aux narines : le pot est renversé,
la poudre orangée forme une jolie petite montagne.
Oh ! Barbara…
Il la regarde ramasser les moules d’une main tremblante et c’est plus qu’il n’en peut supporter.
Du coup, au lieu de l’aider, d’essayer d’être gentil, voire correct, il va dans son bureau et
s’assied près du téléphone. Voilà pourquoi, cinq ou dix minutes plus tard, il est le premier à voir
la voiture de police revenir dans l’allée.
Une peur terrible lui tord l’estomac ; il songe même un instant à barricader la porte – vision
grotesque de tous les meubles du vestibule, empilés si haut que les policiers ne pourront pas
entrer. Ils sont deux, cette fois. Un homme et une femme. L’homme est en costume, la femme,
en uniforme.
Lorsqu’Henry arrive dans l’entrée, sa femme se tient sur le seuil de la cuisine, en tablier,
s’essuyant obsessionnellement les mains qu’elle a sèches. Il se tourne une seconde vers elle, le
temps de croiser ses yeux qui l’implorent, lui, Dieu et la justice.
Henry ouvre la porte – Anna et Jenny se précipitent à l’intérieur, balançant leurs sacs d’école et
leurs raquettes de tennis par terre. Soulagement. Soulagement. Soulagement.
Puis, la réalité.
Inscrite sur le visage des policiers.
— Vous l’avez retrouvée ?
L’enquêteur en costume froissé, du prêt-à-porter de qualité médiocre, se contente de faire non
de la tête.
— Je vous présente notre agent de liaison avec les familles. Cathy Bright. Je vous ai parlé d’elle
au téléphone…
Henry ne peut plus prononcer un mot. Muet.
— Nous pouvons entrer, monsieur Ballard ?
Hochement de tête affirmatif. C’est tout ce qu’Henry parvient à faire.
Dans le bureau, tous s’asseyent. Un drôle de bruissement, chair contre chair – c’est sa femme
qui continue de se frotter les paumes l’une contre l’autre. Il lui prend la main. Pour faire cesser
ce bruit.
— Comme nous vous l’avons déjà dit, la police de Londres – l’équipe de Scotland Yard – fait le
maximum. Ils traitent l’affaire en priorité, étant donné l’âge d’Anna. Et les circonstances. Ils sont
en lien permanent avec nous.
— Je veux aller à Londres. Pour les aider à…
— Monsieur Ballard. Nous en avons déjà discuté. Votre femme a besoin de vous ici, et vous
pouvez aussi nous aider, pour certaines choses. Pour le moment, il vaut mieux qu’on se
concentre sur la collecte d’informations, s’il vous plaît. S’il y a du nouveau – quoi que ce soit –,
vous serez mis au courant, je vous le promets, et nous prendrons toutes les dispositions pour que
vous puissiez vous rendre immédiatement sur les lieux.
— Et Sarah ? Elle s’est souvenue d’un détail ? Elle a dit quelque chose ? Nous aimerions lui
parler. Si seulement nous pouvions juste lui parler…
— Sarah est encore en état de choc. C’est bien naturel. Nous avons mis en place une cellule
d’aide psychologique, et ses parents sont auprès d’elle. Nous faisons tous le maximum pour
rassembler le plus d’éléments possible. À Londres, une équipe étudie toutes les vidéos de
surveillance. Fournies par le club.
— Je ne comprends toujours pas. Un club ? Que faisaient-elles dans un club ? Il n’a jamais été
question qu’elles aillent en boîte. Elles avaient des places pour Les Misérables. Nous leur avions
dit expressément que…
— Nous avons eu connaissance d’un nouvel élément qui va peut-être nous éclairer un peu sur ce
point, monsieur Ballard.
Henry essaie de se racler la gorge. Il a l’impression de faire un bruit d’enfer. Guttural. Vulgaire.
— Un témoin s’est manifesté. Quelqu’un qui était dans le train.
Des mucosités. Dans sa gorge.
— Un témoin. Comment ça, un témoin ? Un témoin de quoi ? Je ne comprends pas.
Les deux policiers échangent un regard, et la femme va s’asseoir près de Barbara.
C’est l’enquêteur qui mène l’entretien.
— Une femme qui était assise près d’Anna et de Sarah s’est fait connaître après l’appel à
témoins que nous avons lancé. Elle dit avoir entendu les filles lier connaissance avec deux
hommes dans le train.
— Comment ça, lier connaissance ? Avec quels hommes ? Je ne vous suis pas.
Sa femme lui agrippe la main encore plus fort.
— D’après ce qu’elle a entendu, monsieur et madame Ballard, Anna et Sarah auraient
sympathisé avec deux hommes. Connus de nos services.
— Des hommes ? Quels hommes ?
— Des hommes sortis de prison le jour même, monsieur Ballard.
— Non. Non. Cette femme doit faire erreur… C’est impossible. Absolument impossible.
— La police de Londres souhaite interroger Sarah à ce sujet. De toute urgence. Ainsi que ce
témoin. Comme je vous l’ai dit, nous devons reconstituer le plus précisément possible tout ce qui
s’est passé avant la disparition d’Anna.
— Ça fait des heures, maintenant.
— Oui.
— Ce sont des filles pleines de bon sens. Vous comprenez ça ? De gentilles filles, la tête sur les
épaules. Bien élevées. Nous ne les aurions jamais – jamais ! – laissées partir en week-end si nous
ne…
— Oui. Oui... Bien sûr. Et vous devez vous efforcer de rester positifs. Je vous le répète, nous
faisons tout notre possible pour retrouver Anna et nous vous tiendrons informés à tout moment
de l’évolution de l’enquête. Cathy peut rester avec vous, si vous voulez. Répondre aux questions
que vous vous posez. J’aimerais juste revoir la chambre d’Anna, si vous le permettez. Nous
espérons qu’elle tient un journal intime. Et nous aimerions aussi jeter un œil à son ordinateur. Ce
genre de chose. Pourriez-vous me montrer le chemin, monsieur Ballard ? Pendant ce temps,
Cathy pourrait faire une tasse de thé à votre femme. Ça vous va ?
Henry n’écoute plus. Il pense qu’elle ne voulait pas que les filles partent à Londres – sa femme.
Elle disait qu’elles étaient trop jeunes. Que c’était trop loin. Trop tôt. C’est lui qui a plaidé leur
cause. Oh ! pour l’amour du ciel, Barbara ! Tu ne pourras pas les couver toute ta vie. En vérité,
il estimait qu’Anna avait besoin de sortir des jupes de sa mère.
De s’éloigner des tranches aux prunes.
Mais ce n’était pas que pour cette raison-là qu’il avait insisté pour qu’elles y aillent. Bon sang !
Et si la police découvrait que cela n’était pas que pour cette raison-là ?
3
L’AMIE
À Londres, dans une chambre à deux lits du bien mal nommé Paradise Hotel où règne une
atmosphère étouffante, Sarah entend sa mère murmurer son prénom et garde les paupières
résolument closes.
On l’a changée de chambre. Elle est identique à l’autre, mais pas au même étage. La chambre
dans laquelle elle a défait sa valise aux côtés d’Anna demeure interdite d’accès. Sarah ne
comprend pas pourquoi, puisque Anna n’y est jamais revenue. Les policiers ne l’auraient-ils pas
crue ? Elle n’est jamais revenue ici. OK ?
Dans la chambre flotte une odeur horrible, indéfinissable. Quelque chose qui lui rappelle le fond
d’un placard. Un jeu de cache-cache quand elle était petite. Les yeux toujours fermés, Sarah
aimerait bien pouvoir y jouer, en ce moment. Ignorer l’odeur, la température, sa mère, la police,
et jouer à cache-cache. Oui. Dans ce glissement spatio-temporel, Anna est en train de se sécher
les cheveux dans la chambre – le lisseur est déjà chaud, prêt à l’emploi – tout en discutant par-
dessus le bruit du séchoir du meilleur programme pour la journée. Par quel magasin devraient-
elles commencer ? Sarah était-elle sérieuse quand elle a dit qu’elle voulait essayer un modèle de
Stella McCartney ? Parce que rien qu’à voir leurs fringues, la vendeuse devinera vite qu’elles ne
vont rien acheter.
Anna. Douce, exaspérante Anna. Trop mince. Trop belle. Trop…
— Tu es réveillée, ma puce ? Tu m’entends, chérie ?
Sarah, la tête tournée de l’autre côté, ouvre les yeux et tressaille dans la lumière qui passe entre
les rideaux pour former un triangle sur le mur. Elle s’est couchée sur le lit, tout habillée, refusant
de se glisser sous le drap, persuadée que des nouvelles allaient arriver. D’une minute à l’autre.
On allait la retrouver d’une minute à l’autre.
— Je suis contente que tu aies réussi à dormir un peu, ma puce. Même une heure. Je nous ai fait
du thé.
— Je ne veux rien.
— Allons, juste une gorgée. Deux sucres. Tu dois avaler quelque chose. Du sucre…
— Je viens de te dire que je ne pourrais pas. C’est clair ?
Sa mère porte le même pantalon que la veille, mais elle a changé de chemisier. C’est bien d’elle
d’avoir pensé à apporter une tenue de rechange, songe Sarah, et aussi quelque peu déplacé.
— Ton père est arrivé. Il est en bas. Il est resté presque tout le temps avec la police. Ils veulent
de nouveau te parler. Quand tu t’en sentiras…
— Je leur ai déjà dit tout ce dont je me souvenais. Il y a des heures de ça. Et je ne veux pas voir
mon père. Tu n’aurais jamais dû lui téléphoner.
Sarah se retourne, ouvre les yeux, soutient le regard de sa mère.
— Écoute, chérie, je sais que c’est compliqué. Entre toi et ton père. Mais il se sent concerné, tu
comprends ? Et ils ont reçu un appel, les policiers, un appel dont ils veulent te parler. Après le
reportage qui est passé à la télé.
— Un appel ?
— Oui. D’une femme, dans le train.
— Une femme ? Je ne sais pas de quoi tu parles. Quelle femme ?
Sarah sent un gouffre s’ouvrir au fond de son estomac, comme lors de ces premières heures
d’angoisse terrible, pendant qu’elle attendait sa mère, entourée par les policiers. Encore dans les
brumes de l’alcool. Désorientée. Où es-tu, Anna ? Mais où est-ce que tu es, bon sang ?
Essayant de livrer aux enquêteurs suffisamment de détails pour qu’ils prennent l’affaire au
sérieux, mais pas assez pour que…
Sarah se lève vivement, son haut en lin tout chiffonné à la taille, et se met à fouiller parmi les
brosses, trousses à maquillage et autres babioles qui recouvrent la commode.
— C’est toi qui as la télécommande ? Il faut que je voie les infos. Ce qu’ils en disent à la télé.
Que disent-ils ?
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Sarah. Bois ton thé. Je vais prévenir ton père que
tu es réveillée. Qu’ils peuvent monter maintenant.
— Je ne veux pas leur reparler. Pas encore.
— Écoute, ma chérie. Je comprends que c’est affreux. Pour toi. Pour nous tous. (Sa mère vient
vers elle.) Mais on va la retrouver, mon cœur. J’en suis sûre. Elle a dû suivre quelqu’un à une
soirée et, maintenant, elle n’ose pas revenir de peur de se faire gronder.
Elle lui passe un bras autour des épaules – les mugs de thé sont à présent posés parmi le bazar
de la commode –, mais Sarah se dégage vivement.
— Les parents d’Anna sont ici ?
— Non, pas encore. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui a été décidé à ce sujet. La police voulait
vérifier certaines choses avec eux, en Cornouailles.
— Quelles choses ?
— Des histoires d’ordinateur ou je ne sais quoi. Je ne sais plus. Je ne me souviens pas très bien,
Sarah. Tout est confus dans ma tête. Ils veulent récolter le maximum d’éléments qui pourront
leur être utiles. Pour les recherches.
— Parce que tu crois que je ne veux pas leur en donner, moi, des éléments ? Tu crois que je ne
me sens pas suffisamment coupable ?
— Personne ne t’accuse de quoi que ce soit, mon cœur.
— M’accuser ? Alors, pourquoi tu dis « accuser » si personne ne me reproche rien ?
— Sarah… ma puce. Ne sois pas comme ça. Ils vont la retrouver. Je le sais. Allez, j’appelle la
réception.
— Non. Je veux que vous me laissiez tranquille. Tous autant que vous êtes. Je veux juste qu’on
me laisse tranquille, maintenant.
La mère de Sarah tire son portable de sa poche et cherche ses lunettes lorsqu’on frappe à la
porte.
— Tiens, ça doit être eux.
C’est le même inspecteur, mais avec une autre policière ; son père est avec eux.
— Alors, il y a du nouveau ? demande la mère de Sarah en esquissant le geste de se lever.
Elle se laisse retomber sur sa chaise face aux deux têtes qui font non en stéréo.
— Tu as pu te reposer, Sarah ? On peut reparler de ce qui s’est passé ?
C’est la voix de la policière.
— Je n’étais pas saoule. La dernière fois qu’on s’est parlé. Je n’étais pas saoule.
— Non.
Les adultes échangent des regards entre eux.
— Nous avons examiné les vidéos de surveillance, Sarah. Celles du club.
C’est la voix de l’enquêteur, maintenant – le timbre est plus ferme.
— Toutes les caméras ne fonctionnaient pas, malheureusement. Mais il y a certaines choses que
nous avons du mal à comprendre, Sarah. Et puis, nous avons reçu l’appel d’un témoin.
— Un témoin ?
— Oui. Une femme qui était avec vous dans le train.
Sarah le ressent immédiatement. Le frisson. L’indice qui la trahit. Le froid qui l’envahit tandis
que tout son sang reflue.
Se retire de son visage.
UN AN APRÈS JUILLET 2016
4
LE TÉMOIN
Je ne me suis jamais fait d’illusions.
J’ai toujours su à quoi ressemblerait cette semaine. D’un côté, je l’attendais avec impatience : il
y avait toujours le mince espoir que la médiatisation de ce triste anniversaire fasse redémarrer
l’enquête. Mais de l’autre côté : une terreur pure. Les gens qui recommenceraient à me couler
des regards. La femme, là. Tu te souviens ? La femme qui n’a rien vu. Tu te souviens ? Quand
cette fille a disparu ? Bon sang, ça fait déjà un an ?
Pourtant, je continue de vouloir qu’elle se fasse, cette reconstitution télévisée organisée par la
police. Pour la famille. Cette pauvre maman... Simplement, je ne veux pas y participer.
Cela peut se comprendre, non ? C’est vrai… j’ai trouvé cela normal qu’on me le demande.
Même si Tony a pété les plombs quand la police nous a téléphoné – sidéré qu’ils aient ce culot.
Vous avez laissé fuiter son nom. Vous l’avez exposée à la vindicte populaire et vous vous
imaginez qu’elle a envie de passer dans votre émission de télé ?...
Tony continue d’affirmer que c’était une manœuvre délibérée de leur part – de donner mon nom
à la presse. Cela dit, nous n’en avons pas la preuve et, pour être franche, au point où j’en suis, je
ne suis pas sûre que cela m’intéresse de le savoir : tout ce que je sais, c’est que je ne supporte pas
l’idée qu’on remette ça. Qu’on exhume toute cette histoire. Qu’on me juge. Qu’on me déteste.
Au magasin, même mes habitués me regardent d’un drôle d’air. Tout en se gardant d’y faire la
moindre allusion.
Selon la version officielle du service de presse de la police, la fuite ne vient pas de chez eux : ils
ont simplement dit devant quelques journalistes que le témoin du train « assistait à une
conférence ». Pourtant, ils doivent bien avoir précisé quel genre de conférence, sinon comment la
presse aurait-elle pu savoir que j’étais fleuriste ? Peu importe. Certains journaux à scandale se
sont renseignés sur les divers événements de fleuristerie qui avaient lieu ce jour-là, ils ont
épluché les listes des participants venus du Devon et de la Cornouailles et ils ont fini par se
retrouver devant notre porte.
Rien que d’y repenser, j’en suis encore glacée.
Bien sûr, si j’avais été plus maligne, ils n’auraient jamais eu le moyen de confirmer leurs
recoupements. Si j’avais eu la présence d’esprit de répliquer « Je ne sais pas de quoi vous
parlez », ils auraient été forcés d’en rester là. Mais je ne l’ai pas dit.
Je sais que cela va vous sembler complètement stupide, mais j’étais dans un tel état de
confusion sur le pas de ma porte que je leur ai demandé : Qui vous a donné mon nom ?
Mais qu’est-ce qui t’a pris de sortir ça ? C’est la première chose que m’a dite Tony. Bon Dieu,
Ella ! Tu leur as servi ton identité sur un plateau.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’ai pas laissé entrer un seul des journalistes. Je ne leur ai fait
aucune déclaration, je le jure, mais ils m’ont quand même prise en photo, et ils se sont mis à nous
téléphoner du matin au soir, si bien qu’à force, nous avons dû changer de numéro.
Du harcèlement, disait Tony. Vous trouvez qu’elle n’a pas déjà assez souffert ? Béni soit-il.
Mon homme, si doux, si adorable.
Ensuite, la situation a carrément dégénéré. Des horreurs sur les réseaux sociaux. À la fin, nous
avons même dû fermer le magasin pour quelque temps.
Sauf que voilà. Aussi affreux que tout cela ait pu être, je ne pense pas avoir suffisamment payé.
Car elle n’a toujours pas réapparu, cette jeune fille magnifique. Elle est sans doute morte – c’est
presque une certitude –, même s’il paraît que sa pauvre mère continue de s’accrocher à l’espoir
qu’elle soit encore en vie.
Et peut-on le lui reprocher ? À sa place, je ferais certainement pareil.
L’agent de coordination pour l’émission m’a confié que Mme Ballard leur avait accordé un
entretien bouleversant. Je ne suis pas sûre de pouvoir le regarder. La mère d’Anna a passé ces
douze derniers mois à rassembler des données sur toutes les jeunes filles disparues qui ont fini
par réapparaître des années après. Vous savez… ces filles séquestrées par un malade, mais qui
avaient réussi à s’enfuir, malgré le lavage de cerveau qu’elles avaient subi. Il paraît qu’on a dû
couper ces passages-là au montage, car ce n’est pas du tout la piste privilégiée par la police. De
toute évidence, ils pensent qu’Anna est morte. Ils recherchent un tueur, pas un cinglé qui cache
une adolescente dans son sous-sol.
Par délicatesse, ils ont gardé toutes les anecdotes de Mme Ballard sur Anna, petite fille. Tous
ses rêves, ses espoirs. C’est apparemment le genre de chose qui incite les gens à appeler pour
fournir de nouveaux éléments. Mais aujourd’hui, l’enquête se résume à retrouver ces deux
hommes. Et le corps d’Anna, je suppose. Mon sang se glace rien que d’y penser…
Et c’est cela qui fait enrager Tony. D’après lui, si la police n’avait pas autant tardé à lancer un
appel pour retrouver Karl et Antony, suite à mes déclarations, les deux hommes n’auraient peut-
être pas pu se faire la malle. À l’étranger, selon toute probabilité.
Pour moi, cependant, ce retard serait plutôt lié à l’attitude de Sarah. La police se montre
diplomate sur le sujet, mais, si on y réfléchit, il semble qu’elle ait d’abord nié les avoir
rencontrés. Les deux hommes du train. Elle m’a traitée d’affabulatrice. Il a fallu que les policiers
repèrent une séquence où on les voit descendre du train ensemble sur la vidéosurveillance et une
autre où on les voit devant la gare, pour qu’ils puissent diffuser leur signalement. Trop tard.
Et c’est là que tout se gâte, bien sûr, et qu’on en revient à moi.
Si, dès le début, j’avais prévenu les parents. Si j’étais intervenue. Si j’avais agi.
Tu ne dois pas penser comme ça. Tu ne peux pas porter le monde sur tes épaules. Tu n’as rien
fait de mal. Rien, Ella. Ce sont ces hommes. Pas toi. Tu ne peux pas continuer à t’en vouloir.
Crois-tu, Tony ?
D’autant que je ne suis plus la seule à le penser, maintenant.
La première carte postale est arrivée il y a quelques jours.
J’ai été tellement secouée en la lisant que j’ai dû foncer aux toilettes. Vomir.
Je ne saurais expliquer ce qui m’a causé une telle peur. Le choc, j’imagine, car, au début, ce
message m’a semblé si menaçant, si méchant… Puis, une fois calmée, et après y avoir bien
réfléchi, j’ai soudain compris qui me l’avait envoyé. Le soulagement que j’ai ressenti s’est alors
teinté d’une culpabilité accablante. Et, pour être franche avec vous, c’est mérité.
Ce courrier n’était qu’une manifestation de colère. Pas une véritable menace : du défoulement.
Cette première carte postale se trouvait à l’intérieur d’une enveloppe. Une carte noire avec des
lettres découpées dans un magazine. POURQUOI NE L’AVEZ-VOUS PAS AIDÉE ? C’était
comme dans les téléfilms, et pas très bien fait, en plus. Encore collant au toucher.
J’ai été stupide : j’ai déchiré la carte et je l’ai jetée à la poubelle pour que Tony ne la voie pas.
Je savais qu’il préviendrait la police, et cela, je ne le voulais pas. Des policiers partout. Des
journalistes partout. Tout ce déchaînement, de nouveau…
Il m’a fallu un moment pour comprendre qui était l’auteur de cette carte. Au début, j’ai cru que
c’était encore un cinglé et puis je me suis dit : Une petite minute… le nouvel appel à témoins n’a
pas encore été diffusé à la télé.
La vérité, c’est que cette affaire est tombée aux oubliettes. Il faudra l’émission de ce soir pour
que les gens se la remémorent. C’est la règle avec les disparitions et c’est ce qui complique la
tâche des policiers. Les gens ne parlent que de cela et, la minute d’après, tout le monde a oublié.
Et puis, aujourd’hui, une autre carte était au courrier. Noire, comme la précédente, et encore
plus malveillante. SALOPE… COMMENT PEUX-TU DORMIR LA NUIT ?
Au cas où je n’en serais pas déjà persuadée. Que c’est ma faute à moi. Ces messages sont des
représailles, parce que je n’ai pas bougé pour Anna, mais aussi parce que je suis allée là-bas, cet
été.
À présent, je sais précisément qui est l’auteur de ces cartes.
5
LE PÈRE
Henry Ballard regarde sa montre et siffle Sammy.
Au loin, de la fumée s’élève de la cheminée d’une des locations de vacances – l’ancienne
grange vers laquelle se dirigeait toujours son père, à cette heure de la soirée. L’ultime
vérification des bêtes avant le dîner.
Henry continue de faire le même tour le soir, seul, et accablé par un chagrin muet, désormais.
La voix d’Anna hante sa promenade.
Tu me dégoûtes, papa…
Henry ferme les yeux et attend que la voix se taise. Quand il rouvre les yeux, la volute de fumée
est plus dense.
C’était tout à fait logique sur un plan financier, bien sûr. La reconversion des dépendances.
C’était devenu la formule préférée de Barbara, et de la banque. D’une logique financière
imparable, Henry.
Il avait fallu quatre générations pour bâtir la success story de Ladbrook Farm. La ferme avait
survécu à l’essor et à la chute de l’activité minière de la région. Elle avait survécu aux
changements de goût des consommateurs. Elle avait remporté des rosettes dans les concours
agricoles, pour ses bêtes de races anciennes. Pendant toute une période, elle avait même étendu
sa production à la culture des jonquilles. Mais le passage d’une grosse exploitation prospère à ce
simulacre d’activité agricole s’est accompli en un clin d’œil. « Tu continues de jouer au fermier,
H. ? » lui lancent ses confrères.
C’est le tourisme, son activité principale, maintenant. Et de fait, d’un point de vue financier,
c’est d’une logique imparable. Une partie des granges a été reconvertie, puis vendue afin de
rembourser les prêts qui remontaient à plus de dix ans. Les autres dépendances sont devenues des
logements à louer. Le tout est plus que rentable, si on y ajoute le salon de thé et le terrain de
camping. Qui plus est, les bénéfices tombent avec une régularité que son père et son grand-père
n’auraient jamais osé espérer.
Mais la vérité, c’est qu’ils se sont échinés sur cette terre, ses ancêtres. Le plus gros des dettes à
la banque, ils l’ont remboursé avec leur sang, leur sueur et aussi leurs larmes. Et lui ? Qu’a-t-il
fait ?
Il en a récolté les fruits. Pas un soir ne se passe sans qu’Henry Ballard s’en désole avec
amertume.
Alors, oui… il continue de jouer au fermier. Il élève quelques moutons – qui lui remboursent
tout juste la nourriture qu’ils lui coûtent – et un petit troupeau de vaches à viande rares.
Cela fait des années qu’il accomplit ce chemin, le cœur lourd. Et maintenant, depuis qu’Anna…
Henry tressaille de nouveau en se souvenant de sa fille, assise à côté de lui dans la voiture.
Tu me dégoûtes…
— Que reste-t-il, aujourd’hui ? se demande-t-il à voix haute, tandis que Sammy cherche sa main
du museau, ses yeux d’ambre levés vers ceux de son maître, interrogateurs.
Le chien continue de se coucher tous les soirs sous la chaise d’Anna, pendant le dîner.
Insupportable.
Henry lui tapote la tête, puis rebrousse chemin vers la ferme. Il redoute la soirée qui s’annonce,
mais il a promis à Barbara qu’ils regarderaient l’appel à témoins ensemble, et il ne doit pas être
en retard. Ils en ont beaucoup discuté, en long et en large, soucieux de préserver Jenny, leur fille
aînée, qui doit faire face à ce qu’il y a peut-être de pire. Elle est la sœur qui n’a plus de sœur.
Les filles n’ont que dix-huit mois de différence – elles étaient si mignonnes et si proches,
surtout quand elles étaient petites. Oh ! bien sûr, il y avait aussi des disputes, la classique rivalité
entre sœurs, mais elles étaient toujours rabibochées au moment du coucher et, souvent, elles
choisissaient de dormir dans la même chambre, alors qu’elles avaient chacune la leur. Henry se
revoit en train de jeter un dernier coup d’œil dans leur chambre avant d’aller se coucher, histoire
de vérifier que tout allait bien. Un méli-mélo de bras et de jambes en pyjama rose, dans un grand
lit.
Toujours ce coup de poing à l’estomac. Jenny n’a pas retrouvé le sommeil. Barbara n’a pas
retrouvé le sommeil. Et lui ne sait pas comment ils sont censés gérer cette émission, cet appel à
témoins. Revenir sous la lumière crue des projecteurs.
La famille a décliné l’invitation des studios de Londres. Hors de question. Barbara n’aurait
jamais pu affronter une interview en direct. Non, Henry y a mis son veto, d’autant que sa
dernière entrevue avec la police l’a rendu extrêmement nerveux. L’entretien a donc été enregistré
à l’avance, chez eux. Pour l’occasion, ils avaient exhumé un vieux film de famille qui datait de
l’époque où Anna était toute petite.
Henry marque un temps d’arrêt, le poing serré en se remémorant la scène. Lui, armé de
l’appareil, Barbara lançant ses consignes en arrière-plan. La bande de copains invités pour
l’anniversaire, tous déguisés – costumes de cow-boys et de fées. Un énorme gâteau au chocolat
avec des bougies. Prends des photos au moment où elle soufflera ses bougies, Henry. Surtout, ne
rate pas la photo des bougies… Il songe à cette autre Barbara – radieuse, affairée, au comble du
bonheur dès que la maison était remplie d’enfants, de bruit et de chaos.
Henry se racle la gorge et se penche à nouveau pour caresser la tête de Sammy, éprouvant
comme une onde cette ancestrale connexion entre eux. Homme/chien. Homme/chien/terre.
Et donc… oui. Ils ont accepté de leur prêter des séquences du film d’anniversaire. La police
prétend que les images en mouvement entraînent davantage d’appels, ce qui, bien entendu, est le
but de l’émission. Ce premier anniversaire de sa disparition est une occasion à ne pas manquer,
leur a-t-on dit, le moment ou jamais de ranimer l’intérêt du public pour l’affaire. Mettre au jour
de nouvelles pistes. Retrouver les deux hommes du train. Mais Barbara et lui s’inquiétaient
beaucoup de la pression qu’aurait à subir Jenny. Elle apparaît également dans la séquence vidéo
choisie par les producteurs de la télé, tout sourire aux côtés de sa sœur. Barbara et Henry avaient
été très clairs sur ce point : si jamais Jenny vivait mal le fait de passer à la télé, si jamais elle
ressentait une quelconque gêne, ils se réservaient le droit de refuser, de fournir d’autres
documents ou de demander à ce que l’image de Jenny soit supprimée d’une façon ou d’une autre.
Mais ce qui a brisé Henry, c’est la réaction de sa fille aînée.
On aurait dit qu’elle avait soudain vu une lumière s’allumer, une fenêtre s’ouvrir dans son
tunnel de culpabilité et d’impuissance. Ses yeux s’étaient mis à briller : cela ne la dérangeait pas
du tout qu’on la voie en costume de fée avec des ailes dans le dos. Mon Dieu. Si seulement ça
pouvait les aider à retrouver Anna !
Là-dessus, elle avait foncé dans sa chambre en lui criant de la suivre. Dans l’un des placards, il
y avait des tas de vieilles photos rangées dans des cartons. Elle allait les ressortir. Pouvait-il
appeler la police ? Tout de suite, papa. Des tas de photos, vraiment très chouettes. Tu te
souviens ? Quand on faisait les andouilles dans les photomatons. Toute notre bande. Moi, Sarah,
Anna, Paul et Tim. Elle en avait trouvé une – tous les cinq en train de faire des grimaces – et la
lui avait tendue.
Henry inspire une grande bouffée d’air froid en se remémorant Anna, au milieu de ses amis, et
il ferme les yeux.
Tu me dégoûtes…
Il avait tout de suite deviné que la police ne voudrait pas de ces photos-là. Et il avait vu juste.
Seul le film les intéressait. Et quand il avait dit à la pauvre Jenny que tout le monde – la police,
mais également maman et lui – lui savait gré de tout le temps qu’elle avait passé à chercher des
photos, son regard s’était à nouveau éteint. C’était ainsi depuis la disparition d’Anna. Comme si
Jenny n’était plus qu’à moitié là.
— Allez, viens, Sammy. Il est l’heure.
Ôtant ses bottes dans le débottoir, Henry entend sa femme appeler au pied de l’escalier :
— Tu es sûre que tu ne veux pas la regarder avec nous, Jen ? En bas ? Tu sais, cette idée ne
nous plaît pas du tout, à papa et à moi… Ah ! tiens ! Je l’entends. C’est papa, il est rentré.
Il entre dans la cuisine en chaussettes.
— Ah ! voilà. Super. Henry. J’ai déjà mis la chaîne et tout est prêt pour enregistrer. Le
producteur est dans les studios, on va nous appeler.
— D’accord. Très bien.
— Jennifer insiste pour regarder l’émission dans sa chambre. Ça ne me plaît pas du tout, Henry.
Tu veux bien essayer de lui parler ?
— Si tu veux. Mais je lui en ai déjà parlé ce matin, ma chérie, et…
— Elle n’est pas obligée de la regarder du tout, si elle ne veut pas. Je le lui ai déjà dit. Mais si
elle la regarde, je ne veux pas qu’elle soit toute seule. Je ne vois pas pourquoi elle ne viendrait
pas avec nous. Nous devrions être ensemble, ce soir. Tu ne crois pas que nous devrions la
regarder ensemble ? Tous ensemble. En famille.
Henry se demande s’il doit le dire. Énoncer l’évidence : ils ne sont plus une famille. Il scrute sa
femme de très près et baisse la voix :
— Jenny ne veut pas voir nos visages, chérie, murmure-t-il.
Il veut dire le sien. Celui de Barbara.
— Nos visages ?
Barbara change d’expression. Son regard file vers le miroir de l’entrée, revient sur lui.
— C’est ce qu’elle t’a dit ?
— Rien ne l’y oblige, mon amour.
Tandis que sa femme assimile tous les aspects de cette affirmation, Henry continue de
l’examiner avec beaucoup, beaucoup d’attention. Il se force à plonger dans ses yeux. Il sait très
bien pourquoi Jenny a autant de mal à regarder sa mère, car, pour lui aussi, c’est extrêmement
difficile ces jours-ci. D’être témoin de l’immensité de sa détresse, inscrite là, sombre et
effrayante, tout au fond des yeux de Barbara. Toute la journée. Tous les jours. Même si elle
s’efforce de donner le change pour Jenny avec des paroles d’espoir et des sourires. Avec son
dossier rempli d’articles de presse sur toutes ces filles qui ont été retrouvées par la police. Et
avec tous ces gâteaux qu’elle confectionne à la chaîne.
— Mais tu iras quand même lui parler ? Avant que l’émission commence ?
Barbara a le regard rivé au sol.
Henry s’avance pour embrasser sa femme sur le front. C’est un baiser pour la forme. Il ne la
touche pas, il connaît le règlement. Ses limites. Leurs relations physiques en suspens, voire
définitivement révolues.
— Je vais juste me laver les mains et ensuite… oui. J’irai lui parler.
Dans sa chambre, Jenny est assise par terre, entourée de bouts de papier. De magazines aussi, et
de vieux albums de photos.
— Maman voulait que je revienne te parler.
Henry balaie les albums du regard. Encore tout un tas de photos d’enfance des deux sœurs. Des
jeunes filles d’honneur en robes assorties. Leur premier jour à la grande école. La plupart des
photos récentes sont stockées de façon numérique, bien sûr, mais Jenny a imprimé un grand
nombre de ses clichés préférés. C’était après que son ordinateur portable avait grillé. Les photos
de tout un été avaient été perdues. Elle les avait déjà effacées de son appareil photo.
Irrécupérables.
— C’est bon, papa. J’ai demandé à Paul, à Sarah et à Tim de venir à la maison. Ça ne vous
dérange pas ? C’est juste que… maman a raison. Ça risque d’être trop dur de regarder l’émission
toute seule. Mais je ne veux pas la voir avec maman. Je ne peux pas, c’est tout.
— D’accord. Je ferais bien de lui en parler, alors. Bon Dieu... (Il regarde sa montre.) Tu
comprends, ta mère risque de ne pas être très à l’aise avec tous ces gens à la maison, ce soir.
— Oh ! papa… arrête. Ce ne sont pas des gens. Ce sont mes amis.
Henry pince les lèvres. Il reste une heure et demie avant le début de l’émission. Il prend une
profonde inspiration, évaluant sa propre réaction avant d’aller voir sa femme.
Barbara va encore vouloir faire à manger. Des sandwichs, des gâteaux et ce genre de choses.
Être aux petits soins pour tout le monde.
Distraitement, il regarde à nouveau sa montre. Après tout, qui sait ? Barbara sera peut-être
contente d’avoir à s’occuper. Cela lui fera un dérivatif.
Il est surpris que Margaret, la mère de Sarah, ne veuille pas la garder à la maison pour la
protéger. C’est dur pour Sarah. Tant de questions restent sans réponses. Encore aujourd’hui,
personne ne comprend vraiment comment les deux amies ont pu été séparées, à Londres, et
certaines personnes n’ont pas hésité à la montrer du doigt.
En secret, Henry ne leur donne pas complètement tort. Mieux vaut que les gens se focalisent sur
Sarah…
En bas, Barbara met les derniers plats au lave-vaisselle. Il lui explique le changement de
programme de Jenny.
— Ah ! d’accord. Je vois…
— Donc. Qu’est-ce que tu en penses ? Ça ne t’ennuie pas ? De regarder l’émission avec la
maison pleine, je veux dire. Je sais bien que Jenny aurait dû nous en parler avant, mais je n’ai pas
voulu lui faire de reproches. Pas aujourd’hui.
Barbara s’essuie les mains à son tablier avant de le dénouer.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Henry. Là, c’est mon instinct qui parle. C’est vrai, je
sais à quel point ils sont tous proches… Étaient.
Elle se redresse, inspire et retient son souffle.
Henry attend. Entre eux, le malaise stagne. Personne ne sait quel temps employer pour parler
d’Anna.
— Mais nous sommes tous tellement à cran, depuis quelques jours… (Elle ôte son tablier par la
tête.) Y compris Jenny. Je n’en vois pas trop l’utilité. Pour Jenny. Je ne veux pas qu’on s’énerve.
Pas ce soir.
— Pourtant, c’est ce que veut Jenny, j’ai l’impression.
Henry continue de regarder sa femme fixement.
— Je ne suis pas sûre qu’elle sache vraiment ce qu’elle veut, tu sais, pas plus que nous
d’ailleurs. (Elle soupire.) Oh ! et puis zut ! Tu n’as qu’à lui dire oui.
Barbara jette soudain le tablier sur le plan de travail.
— De toute façon, ça va être horrible, peu importe qui sera là ou pas.
Leur conversation est interrompue par un bruit sourd, au-dessus de la cuisine. Jenny arpente sa
chambre à pas lourds tout en s’exclamant au téléphone. Des paroles incohérentes pour la plupart,
jusqu’à ce qu’ils entendent :
— Oh non ! Ce n’est pas vrai… Non !
Puis, un fracas épouvantable, de verre, d’objets lancés à travers la pièce, apparemment.
6
LE TÉMOIN
— Vous devez l’apporter tout de suite à la police.
— Non, c’est hors de question.
— Pardon ?
Je suis bouleversée.
Tout en dévisageant Matthew Hill, je reprends la dernière carte postale que j’ai reçue. Je l’ai
glissée dans une pochette plastique que j’ai piquée à Luke. Une de ces pochettes perforées en
plastique transparent, pour les classeurs. De vrais dangers, ces pochettes. Un jour, je me suis
méchamment cogné l’épaule en glissant sur l’une d’elles.
Cette carte est arrivée comme les précédentes, dans une enveloppe sombre, toute simple, avec
l’adresse imprimée sur une étiquette. Mais celle-ci est encore plus bizarre et un tout petit peu
plus menaçante. Fond noir à nouveau, avec des lettres collées. LE KARMA. TU PAIERAS. Au
début, cela m’a paru très étrange – le rapport avec le bouddhisme, le yoga ou je ne sais quoi. Ces
choses-là n’étaient-elles pas liées à la douceur, à la bienveillance et au pardon ? Puis, je suis allée
voir sur Internet et j’ai lu que certaines personnes interprétaient la notion de karma comme une
sorte de justice immanente, une punition méritée – la conséquence négative d’une mauvaise
action – et j’ai commencé à frissonner…
Il faut que cela cesse.
— Je pensais que vous étiez compétent pour enquêter sur ce genre de chose sans faire intervenir
la police ? C’est ce qu’on attend d’un détective privé, non ?
Je regrette cette pointe de sarcasme, mais je suis très tendue, un peu déroutée, aussi. Je continue
de regarder Matthew Hill droit dans les yeux. Sa pub semblait pourtant sans ambiguïté. Détective
privé basé à Exeter. Ancien policier. Simple. Direct. Je m’étais imaginé que je lui dicterais mes
consignes. Et qu’il m’obéirait. C’est le principe de son métier. Comme lorsqu’un client entre
dans mon magasin. Un bouquet d’anniversaire, s’il vous plaît. Mais bien sûr.
— Écoutez. J’ai suivi l’affaire dans les médias. Cette carte, c’est un nouvel indice, vous
comprenez ? Cette jeune fille fait toujours l’objet de recherches et, lorsqu’il y a une enquête en
cours, j’ai pour règle de ne pas…
— Croyez-moi, monsieur Hill, il ne s’agit en aucun cas d’une preuve.
— Mais qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
J’hésite, ne sachant trop dans quelle mesure me confier à lui.
— Écoutez. Je sais qui m’a envoyé cette carte. C’est la mère de cette fille, Barbara Ballard. Elle
m’en veut beaucoup. Non, c’est un euphémisme. Ça va bien au-delà de la rancœur, et comment
pourrait-on lui en vouloir ? Moi, en tout cas, je la comprends. Ces cartes, j’ai tout fait pour les
mériter. Quand la première est arrivée, j’ai pensé à en informer la police, je le reconnais. Pendant
un moment, ces messages m’ont vraiment secouée, effrayée. Il faut dire que, suite à la
divulgation de mon nom dans les médias, nous avons été harcelés durant des mois. Du coup, j’ai
cru que ces cartes étaient plus ou moins du même tonneau. Mais maintenant, je comprends tout.
D’un autre côté, c’est la troisième que je reçois. Alors, tout ce que je veux, c’est la mettre en
garde, avec ménagement. Pour qu’elle arrête. Sinon, mon mari va finir par s’en apercevoir et il
insistera pour prévenir la police. Or, c’est justement ce que je veux éviter. Cette pauvre femme a
déjà bien assez de malheurs comme ça.
— Ma foi… J’avoue que, sur ce point, je crains d’être d’accord avec votre mari. Vous pourriez
très bien vous tromper de personne.
— Écoutez… elle vient au magasin. Elle est déjà venue deux fois. Elle se contente de me
regarder par la vitrine. Elle ne sait pas que je m’en suis rendu compte. Il est clair que…
— Très bien. Donc, ça a commencé quand, tout ça ?
L’expression du détective a changé.
— Ça restera entre nous ? Oui ?
— Bien sûr.
— Tant mieux… parce que je ne compte pas non plus signaler ce fait à la police. Vraiment, je
suis la seule à blâmer. Et je ne parle pas que du train. Voilà, je suis allée là-bas. En Cornouailles,
l’été dernier. Pour voir la mère. Mon mari me l’avait déconseillé et il se trouve qu’il avait raison.
C’était complètement idiot de ma part. Je m’en rends compte, aujourd’hui. Une erreur de plus
dans la longue liste de toutes celles que j’ai commises depuis le début de cette épouvantable
histoire. La pire, comme vous allez le voir, étant de ne pas avoir téléphoné… de ne pas avoir
prévenu ces malheureux parents dès le début.
— Vous n’avez fait aucun mal à cette jeune fille, madame Longfield. Il y avait deux hommes
dans le scénario. Des suspects-clés. Tout juste sortis de la prison d’Exeter.
— Oui. Mais ça ne m’est d’aucun réconfort, monsieur Hill, au contraire.
— Matthew. Je vous en prie, appelez-moi Matthew.
— Matthew. Mon mari me le serine tout le temps. Que ce n’est pas ma faute. Mais je crains que
ça ne suffise pas à me déculpabiliser. Et je ne peux pas supporter l’idée qu’on ne l’ait toujours
pas retrouvée.
Un sifflement s’élève d’une pièce adjacente. Je jette un coup d’œil vers la porte entrebâillée, au
fond du bureau, et Matthew Hill se lève brusquement, l’air radouci.
— Je vais vous dire ce qu’on va faire. Un café, madame Longfield ? Je fais un très bon
cappuccino.
— Ella. Oui, avec plaisir. Rien qu’à l’arôme, on sent que vous maîtrisez votre sujet. (Je me
surprends à sourire, je me détends un peu, mes épaules se relâchent.) J’aime beaucoup le bon
café.
— Machine à expresso. Grains d’importation – mon mélange perso. C’est ma petite faiblesse.
— La mienne aussi. (J’inspire profondément.) Pardon d’avoir été si susceptible. J’étais assez
nerveuse en venant vous voir.
— La plupart des gens sont comme vous.
Sa voix se perd tandis qu’il s’éclipse dans ce qui doit être un appartement contigu à son bureau.
Au bout d’un certain temps, il réapparaît avec un plateau chargé de deux cafés et d’un pot de
mousse de lait. Je fais oui de la tête lorsqu’il m’en propose.
— Alors, dites-m’en plus sur cette mère. Sur votre visite en Cornouailles. Je veux tout savoir.
Ne me cachez rien.
— D’accord. Je ne sais pas si vous avez suivi l’affaire, mais il y a eu un terrible battage
médiatique quand la presse a découvert que j’étais le fameux témoin du train. Les infos
nationales se sont déchaînées. Elles ont dépêché leurs meilleurs reporters. Les journaux titraient
sur de grands dilemmes moraux. « Qu’auriez-vous fait à sa place ? », ce genre de chose.
— Oui, j’ai vu ces articles.
Le détective se renverse dans son fauteuil, savourant son café à petites gorgées.
— C’était très difficile à vivre. Je suis fleuriste, j’ai mon magasin. C’était tellement affreux que
nous avons dû baisser le rideau pendant un mois et fermer tous nos comptes sur les réseaux
sociaux. Je ne pouvais plus affronter les gens. Nos amis étaient très compréhensifs, mais
certaines personnes ont réagi de manière un peu étrange. Même mes bons clients. Ça se voyait à
leur façon de me regarder.
— J’en suis désolé pour vous. On sous-estime toujours les répercussions d’une affaire
criminelle. Les gens peuvent se montrer très déplaisants.
— Oui, enfin… Tony, mon mari, était hors de lui. Comme je vous l’ai dit, il est très protecteur.
C’est un homme adorable… et il était furieux que mon nom soit sorti dans la presse.
— Et comment est-ce arrivé, d’ailleurs ?
— On n’en sait trop rien. Je participais à une conférence de fleuristerie dans le sud de Londres –
formation et modèle d’entreprise. Officiellement, la police soutient que les journalistes ont juste
eu de la chance, qu’ils ont reconstitué le puzzle en repérant que j’étais l’une des deux seules
personnes de la conférence originaires du Devon. Tony, lui, penche pour une fuite intentionnelle,
avec pour objectif de stimuler l’intérêt des médias pour l’affaire.
Matthew fait la grimace.
— Vous pensez que c’est possible ? dis-je.
— Je ne dirais pas ça, non. Ça me semble même hautement improbable. Jamais les policiers ne
prendraient le risque de vous mettre en danger.
— En danger ? Vous pensez donc que je pourrais être en danger ?
— Désolé. Je ne voulais pas vous inquiéter. Ce n’est pas comme si vous étiez la seule à pouvoir
identifier ces hommes. Non. À mon avis, la version d’une fuite délibérée reste vraiment très
improbable. Après, que votre nom ait été divulgué par mégarde… c’est une autre histoire.
— Bref… d’une façon ou d’une autre, tout le monde est au courant, maintenant. Je suis la
femme du train qui n’a pas bougé.
— C’est dur à vivre, c’est ça ?
— Oui. Mais ce n’est rien comparé à ce que traverse cette pauvre famille.
— Et qu’est-ce qui vous a pris d’aller là-bas ? En Cornouailles ?
Un soupir s’échappe de ma poitrine et je pose mon café pour me prendre la tête entre les mains.
— Je sais, c’était complètement idiot de ma part. Mais le fait est que, quand je l’ai vue devant
mon magasin, Mme Ballard, qui me regardait sans rien dire, je l’ai reconnue – sa photo était
partout dans le journal local. Bref, ça m’a donné la chair de poule. Et, en y réfléchissant, je me
suis dit qu’il valait mieux que j’essaie de lui parler. Je me suis mis dans la tête que si je lui disais
en face que j’étais affreusement désolée et que je comprenais très bien qu’elle m’en veuille… Je
me suis dit que si elle voyait que j’étais moi aussi maman et que son chagrin me touchait au plus
haut point…
Il n’y a qu’à voir la tête de Matthew pour comprendre ce qu’il en pense.
— Oui. Je sais. C’était stupide…
— Et elle a mal réagi ?
— C’est un euphémisme. Elle a littéralement pété les plombs. Bien sûr, avec le recul, je vois
mon erreur. Je me suis conduite de façon égoïste. Mais j’avais ce fantasme : si elle voyait que
j’étais quelqu’un de bien, que je regrettais énormément…
— Y avait-il quelqu’un d’autre de présent, ce jour-là ?
— Non. Rien que nous deux. J’avais apporté des fleurs. Un gros bouquet de primevères –
j’avais lu quelque part que c’étaient les fleurs préférées d’Anna. Ce qui a dû déclencher sa
colère, je le comprends, maintenant. Elle m’a dit qu’elle en avait marre des fleurs et que je
n’avais rien à faire chez elle. Que je n’avais aucun droit d’être là. D’apporter des fleurs comme si
sa fille était morte. Ce qu’elle ne croit pas, soit dit en passant.
Matthew ajoute un peu de mousse de lait dans son café et m’en propose, mais je décline d’une
main posée sur ma tasse.
— Pensez-vous que ce soit possible ? Que cette petite soit toujours en vie ?
Matthew pince les lèvres.
— Possible, mais d’un point de vue statistique peu probable.
— C’est ce que nous craignons aussi. Tony et moi.
Ma voix se brise. Si seulement je pouvais avoir davantage d’espoir ! Je repense à un récent
téléfilm dans lequel on retrouvait des filles disparues des années plus tard. J’essaie d’imaginer
Anna émergeant d’un sous-sol ou d’une planque, encadrée par deux policiers, enveloppée dans
une couverture de survie, mais mon esprit ne parvient pas à former cette scène. Je toussote,
détournant le regard vers le mur de dossiers suspendus, et je reprends ma tasse de café.
— Je disais donc. Ça s’est très mal passé en Cornouailles. J’ai voulu repartir. Je me suis excusée
de l’avoir contrariée. Et là, elle a disjoncté.
— Physiquement ?
— Elle n’était pas dans son état normal.
— Est-ce qu’elle vous a frappée, Ella ? Parce que, si elle vous a frappée, si elle a des accès de
violence, vous devez vraiment prévenir la police. C’est une chose qu’ils doivent savoir.
— Elle l’a fait sans intention méchante. Une empoignade sur le perron – c’était un accident plus
qu’autre chose. Un bleu, rien de plus. Au bras.
Matthew secoue la tête d’un air contrarié.
Je m’exclame :
— Oh ! bon sang ! Mais c’était ma faute, voyons ! Ce n’est pas quelqu’un de violent. Elle ne l’a
pas fait exprès et c’est moi qui n’aurais jamais dû aller là-bas. La provoquer. Mais le fait est que
ça m’a un peu secouée. Je veux dire par là que… Je savais qu’elle me considérait comme
responsable et j’avais envie de rétablir la vérité. Mais quand j’ai vu l’ampleur de sa haine… Ses
yeux…
— Ce qui vous incite à penser qu’elle est l’auteur de ces cartes postales.
— Pas vous ?
Matthew hausse les épaules, dodeline de la tête.
— Disons que je regrette que vous ne les ayez pas toutes gardées.
— Désolée. Je ne voulais pas inquiéter mon mari. Il veut décrocher une promotion et il a assez
de chats à fouetter dans son travail. Écoutez, monsieur Hill. Pardon… Matthew. Si vous refusez
de m’aider, je les brûlerai, ces cartes. En tout cas, je ne les donnerai pas à la police, ça, je peux
vous le dire.
Matthew me dévisage avec attention et change de position dans son fauteuil.
— J’aimerais que vous alliez lui rendre visite, Matthew. Vous êtes quelqu’un de neutre et qui a
l’expérience de ce genre d’affaires. Dites-lui d’arrêter, avec douceur, sans impliquer la police et
sans rendre les choses plus compliquées pour elle.
— Et si vous vous trompez sur toute la ligne ? Si ce n’est pas elle ? Cette mère qui semble être
de tempérament un peu colérique.
— Eh bien, je reconsidérerai ma position. Et je suivrai votre conseil.
— Bien. Donc, nous sommes d’accord, Ella, marché conclu ? J’essaie de rencontrer Mme
Ballard, je jauge la situation et, si je continue à douter, vous songerez à aller parler de tout ça à la
police ?
— Vous ne pensez pas sérieusement que ces cartes ont un lien avec l’enquête, non ?
— En toute franchise… non, sans doute pas. Si ce n’est pas la mère, c’est très probablement
l’œuvre d’une espèce de sadique. En revanche, le groupe d’enquête doit être mis au courant.
— Mais vous irez la voir ?
— Oui, c’est d’accord. Nous aviserons après ma visite en Cornouailles.
Il fronce les sourcils et se lève, l’air soucieux.
— Je suppose que vous avez entendu ce qui s’est passé, Ella ? Ce matin.
— Je vous demande pardon ?
— À la radio locale, ce matin. Après l’émission d’hier, vous savez, l’appel à témoins, un an
après la disparition d’Anna.
— Non. Il y a un fait nouveau ? Quelqu’un s’est manifesté ? Je n’étais pas au courant. Que
s’est-il passé ?
Matthew grimace.
— Bien sûr, ils n’ont pas donné son nom. Mais je suppose qu’il s’agit de l’autre fille. Dans le
train. L’amie.
— Sarah. Elle s’appelle Sarah. Que voulez-vous dire ? Il est arrivé quelque chose à Sarah ?
7
L’AMIE
De nouveau, Sarah fait semblant de dormir, mais cette fois, c’est plus difficile. En plus de sa
mère, il faut compter avec les infirmières, maintenant.
— Allons, Sarah. Il faut essayer de boire un peu. D’accord ?
L’infirmière lui tapote doucement la main.
Allez-vous-en. Allez-vous-en.
— Pourquoi vous ne la laissez pas sous perfusion ?
Sa mère a passé toute la nuit à pleurer, à émettre des soupirs, des claquements de langue
désapprobateurs et à faire tout un tas d’histoires à son chevet.
— Regardez-la, elle a une mine épouvantable. Elle n’arrive pas à s’asseoir dans le lit.
— Faites-moi confiance, madame. Il vaut mieux que Sarah soit stimulée et qu’elle boive un peu
toute seule.
Sarah est dans un service qui s’appelle « USI », ce qui signifie « unité de soins intensifs », a-t-
elle appris. Cela fait plusieurs heures qu’elle a conscience de ce qui se passe autour d’elle, mais,
comme elle se sent vaseuse, elle feint d’être aux abonnés absents.
Ils veulent tous savoir combien de comprimés elle a pris exactement. Ils n’arrêtent pas de lui
poser la question. Elle a suivi les conversations entre le personnel médical et sa mère.
Apparemment, on lui a fait des analyses pour déterminer le nombre de comprimés qu’elle a pris,
mais cela prend un certain temps et il serait beaucoup plus simple, expliquent-ils, que Sarah le
leur dise elle-même.
Les infirmières ne cessent de conseiller à sa mère d’aller faire une sieste dans le salon réservé
aux familles. Sarah donnerait n’importe quoi pour qu’elle accepte.
Elle est trop fatiguée, trop hébétée et trop misérable pour se sentir coupable. Elle n’en peut plus
de se sentir coupable, elle en a la nausée ; elle veut seulement qu’on la laisse tranquille.
Sa mère est en train de raconter aux infirmières que la dernière fois qu’elle l’a amenée à
l’hôpital, c’était pour une crise d’asthme – Sarah était encore en primaire. On autorisait les
parents à dormir dans la salle de jeu, à côté du service de pédiatrie. Ils dormaient sur des matelas
à même le sol, même si certains avaient obtenu de vrais lits pliants – le luxe.
Cette fois, il n’y a ni matelas ni lit pliant. Margaret a passé la nuit à errer comme un fantôme.
Toutes les deux heures, elle allait se dégourdir les jambes, alternant entre le fauteuil en plastique
vert près du lit et la cafétéria fermée, où les distributeurs automatiques délivrent un café
dégoûtant et des barres chocolatées.
Sarah vomit beaucoup moins, maintenant. Elle est toujours déterminée à ne rien dire.
Combien de comprimés, Sarah. Nous devons savoir combien.
— Je n’en ai pas beaucoup à la maison. Du paracétamol. Deux boîtes, maximum.
La mère de Sarah le répète pour la énième fois à l’équipe soignante.
En vérité, Sarah ne se souvient pas du nombre de comprimés qu’elle a pris. Elle en a acheté une
boîte à la pharmacie du coin et d’autres au supermarché. À cause d’un règlement stupide qui
empêche d’en obtenir plus d’une certaine quantité au même endroit.
C’était l’idée de cette reconstitution à la télé. Pour inciter d’autres témoins à se manifester.
L’autre connasse dans le train.
Sarah n’avait pas cessé de dire à la police et à ses parents que ce n’était qu’un tas de mensonges
malveillants. Elle, avoir des rapports sexuels dans les toilettes d’un train ? Avec un parfait
inconnu ? Mais pour qui la prenaient-ils ? Comment osaient-ils ?
Mais après, Sarah avait paniqué. Et si l’émission conduisait d’autres témoins à se faire
connaître ? Toute l’affaire était retombée après les conséquences immédiates de la disparition
d’Anna. Bien sûr qu’elle voulait que les gens viennent en aide à la police, bien sûr qu’elle voulait
qu’on retrouve Anna. Simplement, elle ne voulait pas qu’on découvre son véritable rôle. Pas ça.
Pitié, pas ça…
— Vous pensez qu’on devrait rappeler le docteur ? Ou un spécialiste, peut-être ? Pour voir ce
qu’il en dit ?
— Je suis les consignes du médecin. Il a donné des ordres très précis. Je vous en prie, essayez
de ne pas vous faire autant de souci. Sarah ne vomit plus et il vaut mieux qu’on arrive à lui faire
avaler du liquide. C’est préférable pour elle. Ensuite, nous serons plus à même de voir où on en
est.
— « Où on en est ? » Comment ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? On en est où ?
La mère de Sarah est dans un état d’agitation extrême.
— Taisez-vous…
Sarah n’a pas pu s’en empêcher. À peine un murmure.
— Mais vous allez vous taire, à la fin ? Tous autant que vous êtes.
— Et voilà… C’est bien, Sarah. Allez ! On va essayer d’ouvrir les yeux et voir si on peut
t’asseoir dans le lit, d’accord ? Les résultats des analyses devraient arriver sous peu. À partir de
là, nous pourrons te dire comment tu vas. Mais ce qui nous aiderait beaucoup, c’est…
— Je ne sais pas combien j’en ai pris. D’accord ? Je n’en sais rien.
— Je crois qu’on devrait la laisser. S’il vous plaît.
Sa mère se met à pleurer, et Sarah sent des larmes couler de ses propres yeux. Si seulement Lily
était là… mais elle ne peut pas dire cela à sa mère. Encore un sujet tabou.
— Je suis désolée…
— Tu n’as pas à être désolée, ma chérie. Ça va aller. Tout va s’arranger. Je te le promets. Tout
le monde t’embrasse et pense bien à toi. Les parents d’Anna. Jenny, Paul, Tim et les autres. Ils
veulent juste que tu te remettes.
Sarah ferme les yeux. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? La vérité, c’est qu’ils la tiennent pour
responsable. Ils le lui ont dit.
Le soir, avant cette maudite émission de télé, ils s’étaient tous réunis, soi-disant pour se soutenir
moralement, mais tout était parti en vrille. Une escalade dans l’horreur, jusqu’à cette engueulade.
Les deux garçons hyper en colère. Jenny qui pleurait.
En fait, il était prévu qu’ils aillent à Londres tous ensemble. Tous les cinq. Anna et Sarah pour
fêter leur examen et la fin du port de l’uniforme, les plus âgés pour s’amuser. Mais tout s’était
passé comme chaque fois qu’ils essayaient d’organiser quelque chose. On ne pouvait pas se fier à
eux.
Quand ils étaient plus jeunes, c’était très différent. L’écart d’âge ne comptait pas. Jenny et les
deux garçons avaient deux ans de plus – et alors ? Ensuite, lorsque les plus âgés étaient entrés au
lycée et avaient pris des petits boulots, tout avait changé. D’un seul coup, ils avaient eu de
l’argent. Ils avaient envie d’autre chose. Et ils avaient commencé à laisser tomber certains projets
à la dernière minute.
Sarah détestait tous ces changements. Elle détestait tout particulièrement les gens qui laissent
tomber les autres et elle leur avait craché sa colère à la figure pendant la dispute.
Si vous n’aviez pas tous été aussi égoïstes ! Fait d’autres plans ! Peut-être que je n’aurais pas
dû veiller toute seule sur Anna à Londres.
C’est Paul qui s’était désisté le premier. Une semaine en Grèce. Villa avec piscine, avec ses
parents. À son tour, Tim avait lâché l’affaire. Un dingue de rando, celui-là. On lui avait proposé
une semaine de trekking en Écosse et il voulait voir le loch Ness. Le musée du Monstre. Et puis,
ça ne lui plaisait pas d’être le seul mec dans une virée de filles.
Jenny avait eu des places pour aller à un concert avec son copain. Au final, il n’était plus resté
que Sarah et Anna.
Tu aurais quand même dû veiller sur elle… Les deux garçons étaient furieux. On ne comprend
pas comment vous avez pu être séparées…
Et puis Jenny qui se demandait pourquoi elles n’avaient pas respecté le pacte habituel. Veiller
les uns sur les autres. C’est vrai, quoi, vous étiez à Londres, quand même !
Sarah aurait voulu leur dire de fermer leur gueule. Et puis, pourquoi ç’aurait été à elle de veiller
sur Anna ? Pourquoi pas l’inverse, hein ? Parce qu’elle venait de la cité et qu’elle était censée
être la plus débrouillarde ? Parce qu’Anna faisait parfois un peu sa princesse ? C’est ça ?
Bien sûr qu’elles avaient un pacte.
C’était Anna qui l’avait rompu ! leur avait-elle crié. À tous. À Tim et sa rando d’égoïste. À Paul
et sa villa de luxe. À Jenny et son concert. Elle leur avait craché son mensonge au visage comme
elle n’avait cessé de le cracher à la police.
On avait dit qu’on se retrouverait au bar à deux heures du matin pour rentrer en taxi. Elle n’est
pas venue…
C’est Anna qui n’a pas respecté le pacte. OK ? Anna n’est pas venue…
Je vous l’ai déjà dit. Je vous l’ai déjà dit. Je vous l’ai déjà dit…
Sa mère avait tenté de la calmer à propos de l’émission. La femme du train n’aurait pas le droit
de faire de fausses déclarations. Pas à la télé. C’était de la diffamation. Cette femme, c’est une
folle, clairement…
Mais Sarah était tétanisée. Et si d’autres témoins se manifestaient ? Du train ou du club.
Elle se remémore la réaction de son père au Paradise Hotel, à Londres. Au début, elle n’avait
pas voulu lui parler. Cela faisait des années qu’il avait abandonné sa famille et elle refusait tout
contact avec lui. Mais sa mère avait insisté pour qu’il vienne, à cause de tout ce qui se passait, et
il avait pété un câble quand l’inspecteur lui avait répété les propos du témoin.
Vous traitez ma fille de pute ?
Du coup, Sarah était restée chez elle avant l’émission, terrifiée à l’idée de ce qui allait en sortir.
Elle était censée aller la regarder chez Jenny. À la ferme. Toute la bande réunie. Et puis toutes
les images s’étaient mises à lui bombarder l’esprit.
Le club. Ce sentiment nauséeux quand elle avait regardé sa montre…
La dispute avec Anna. Arrête d’être aussi bébé…
Le problème quand on ne dit pas toute la vérité à la police, c’est qu’un an après, elle ne se
souvenait pas toujours exactement de ce qu’elle avait dit ou pas dit. Elle était paralysée à l’idée
que cette reconstitution la fasse déraper… et dire ce qu’il ne fallait pas.
Alors, elle avait emporté les médicaments dans la salle de bains sous prétexte d’aller prendre un
bain. Ce n’était pas comme si elle avait pris la décision bien claire de se tuer. Rien d’aussi
dramatique, rien d’aussi tranché.
Elle voulait simplement mettre un terme à la panique, à l’attente de cette émission. Ignorer ce
qui allait être mis au jour. Elle voulait juste que tout cela s’arrête…
L’infirmière l’aide à se redresser, lui retape les oreillers dans le dos, et quelqu’un se matérialise
près du lit. Une autre infirmière, dans un uniforme de couleur différente. Elle est plus âgée, elle a
l’air plus gradée, elle parle à sa mère. Murmures de mauvais augure. Quelque chose à propos des
analyses…
— Excusez-moi, je vous ai fait sursauter. Mais le médecin voudrait vous voir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Il vaut mieux que vous me suiviez, madame Headley, s’il vous plaît.
8
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
En route pour la Cornouailles, Matthew passe deux coups de téléphone chez lui.
— Ce sont de fausses contractions, Matt, c’est tout. De toute façon, je t’appelle s’il y a du
changement. Tout va bien. Ce sont de fausses contractions, je te dis.
— Je peux revenir, tu sais. Rester à la maison, si tu préfères. Si tu te fais du souci.
— Je vais très bien.
Sally en est à son huitième mois de grossesse et elle affirme qu’avoir des contractions n’a rien
d’inquiétant. Tout est parfaitement normal. Pour Matthew, néanmoins, cela fait un moment que
rien n’est plus normal. Il trouve tout terriblement anormal depuis son expérience surréaliste des
cours de préparation à l’accouchement. La vache ! Pourquoi ses amis ne l’avaient-ils pas
prévenu ?
Tu es sûre que tu ne préférerais pas une césarienne, Sal ? Il y a des gens qui disent que c’est
beaucoup moins risqué, tu sais. Et aujourd’hui, tu peux le demander. Il n’y a pas de honte à ça.
Tu commences à flipper, Matt ? Désolée, mais je suis capable de pousser comme une grande. Et
c’est un peu tard pour te dégonfler, maintenant.
Cette conversation à voix basse avait eu lieu pendant que Matt, suivant les instructions, massait
les lombaires de Sal, assise sur un tapis de yoga, en survêtement gris et T-shirt noir. Elle était
absolument adorable, songeait-il, et aussi vaguement ridicule. Vue de dos, elle avait l’air
normale… à part l’énorme ballon qui tendait son haut noir.
Sal faisait l’envie de toutes les futures mamans du cours. Comment ça se fait que tu n’aies pas
enflé de partout ? Les autres exhibaient leurs chevilles et leurs jambes gonflées, pinçaient leurs
capitons dans le dos et aux bras.
Mystère ! Je bouffe comme quatre.
C’était la vérité. Matthew n’avait jamais vu sa femme s’empiffrer autant. Des sandwichs au
poisson en pleine nuit, avec de la mayonnaise et des rondelles de cornichon. Elle émettait des
pets d’une puanteur redoutable.
Va te faire foutre, Matt. Je ne pète pas. Je suis une déesse de la maternité.
Matthew regarde une fois de plus son portable, un sourire aux lèvres. À la vérité, Sal pète même
dans son sommeil, maintenant.
Le téléphone lui confirme que le signal est fort, dans la zone. Pas de nouveau texto. Et s’il la
rappelait ?
Non. Du calme, mec. Au second appel, elle commençait déjà à s’agacer. Tout va très bien se
passer. De toute façon, cela ne devrait plus tarder, maintenant.
Matthew vérifie le GPS embarqué – moins de quatre cents mètres avant d’arriver à la ferme des
Ballard – et s’engage sur une petite aire de repos. Mel devrait être à son bureau, à présent. Bien.
Le sergent Melanie Sanders – bientôt l’inspecteur Melanie Sanders, du moins fallait-il l’espérer
– est restée la meilleure pote de Matthew, bien qu’il ait quitté la police. À une époque, il y a de
cela une éternité, il avait même eu le béguin pour elle ; avait rêvé que cela aille plus loin. Mais
c’était de l’histoire ancienne. Il avait tout raconté à Sal. Du passé, il avait fait table rase.
Non. Ce n’était pas vrai à cent pour cent. Il n’avait pas dit à Sal qu’il ressentait encore ce drôle
de truc à l’estomac quand il parlait à Mel. Pas du désir. Plus maintenant. Juste une sensation qui
lui rappelait un temps bien différent, une tout autre version de lui-même.
Trois ans que Matthew a démissionné, et il a encore du mal à trouver ses marques dans sa
nouvelle situation, même s’il n’aime pas le reconnaître.
Il appuie sur la touche qui connecte son téléphone au tableau de bord, écoute le numéro se
composer automatiquement et les sonneries s’égrener.
— Sergent Melanie Sanders.
— Tu as bu combien de cafés ?
— Matt ?
— Écoute, si tu n’as pas encore pris ton second shoot de caféine, je raccroche et je te rappelle.
Melanie se met à rire.
— J’espère que tu ne m’appelles pas pour me demander un de tes fameux petits services.
— Bien sûr que je t’appelle pour te demander un petit service. Mais c’est un service qui marche
dans les deux sens. Promis.
— Oh ! mais ça marche toujours par deux avec toi, Matt. Je te file un coup de main. Et puis je
t’en file un autre.
C’est au tour de Matthew de rire.
— Sérieusement. Tu bosses sur la disparition de la petite Ballard ?
— Juste la liaison avec la famille. C’est une fille de notre groupe, Cathy, qui a été assignée à ce
rôle. Londres nous file quelques biscuits – quand on peut se permettre de les déranger, bien sûr.
Ce qui arrive rarement. Entre nous, l’inspecteur qui est sur l’affaire est un vrai petit monsieur.
Pourquoi ?
— Donc, d’après tes infos, il n’y aurait aucun membre de la famille dans le collimateur ? Papa
et maman sont clean ?
— Et pourquoi tu veux savoir ça, toi ?
— Pour rien.
— Un conseil, Matt, ne te mêle pas d’une enquête en cours. Ne recommence pas, on sait tous
où…
— T’inquiète. Écoute, je te jure que, si j’ai quoi que ce soit pour toi, croix de bois, croix de…
— Arrête… tu croises les doigts derrière ton dos.
— Tu me connais bien…
Ils laissent un silence s’installer.
Chaque fois qu’ils collaborent, comme aujourd’hui, Melanie tente de le faire revenir sur sa
décision. De lui faire réintégrer la police. Elle continue de penser que c’est possible, malgré toute
l’eau qui est passée sous les ponts. Elle lui promet chaque fois que, dès qu’elle aura pris du
galon, elle va remettre de l’ordre dans sa vie, lui forcer la main. Mais Matt tourne toujours ses
menaces en dérision et ils en arrivent invariablement à cette impasse silencieuse. Cette entente
muette. Mel est d’avis qu’il gâche son talent. Et Matthew n’a pas trop envie de réfléchir à tout
cela.
— Bon. Écoute, Matt, je ne t’ai rien dit, mais il paraît que le couple des parents bat de l’aile.
Rien de bien étonnant. Mais, sinon, tous les membres de la famille ont un alibi. On a pour
consigne de les tenir à l’œil, c’est tout. L’inspecteur chargé de l’enquête – je t’ai dit que c’était
un petit con prétentieux ? –, bref, lui se concentre sur les deux mecs du train. Soit dit entre nous,
il y a eu le traditionnel cafouillage dans la collaboration avec nos amis européens.
— Et donc… les deux mecs seraient à l’étranger ?
— C’est presque certain, parce qu’ici, RAS. Pas la moindre piste. Aucun élément de la
scientifique à se mettre sous la dent et rien d’intéressant non plus du côté de la vidéosurveillance.
À Scotland Yard, ils sont un peu chatouilleux sur ce point. Il faut dire qu’ils ont pas mal tardé à
demander le contrôle aux frontières. Mais l’émission a porté ses fruits : apparemment, plusieurs
personnes se sont manifestées. On ne nous communique pas grand-chose, mais je vais insister.
J’espère en savoir plus très vite. Pourquoi ?
— Pour rien. Écoute, il faut qu’on se boive un café très vite. Je t’enverrai un texto.
— Donc, tu as recommencé à te mêler d’une enquête en cours ?
— Moi1 ?
Mel se met à rire.
— D’accord. Et avant que tu raccroches, comment va Sal ?
— Elle pète du cornichon. Crois-moi, la grossesse, c’est une affaire qui pue. Sérieusement, elle
est en pleine forme. Belle et sereine comme toujours, mais les cornichons ne lui valent rien. Je
t’envoie un texto très vite pour ce café.
Mel rit encore quand il raccroche tout en regardant une fois de plus l’heure sur le GPS.
La ferme des Ballard apparaît au bout de huit cents mètres d’une allée étroite où deux voitures
ne se croisent pas. C’est comme suivre la route de brique jaune du Magicien d’Oz : l’étrange
surface en béton de couleur sable est surélevée des deux côtés, ce qui rend Matthew nerveux.
Qu’est-ce qui se passe si un autre véhicule arrive en face ? Il n’y a que deux endroits où l’on peut
se croiser. Matthew tient beaucoup à sa voiture et il voit d’ici les dégâts si jamais l’une des roues
dérape de la plate-forme en béton. Ça pourrait faire du vilain.
C’est donc cela, vivre en dehors des sentiers battus.
Au bout du chemin, enfin, il arrive à la ferme. La maison est imposante : porte d’entrée
encadrée de fenêtres, façade tapissée d’une incroyable plante grimpante – sans doute magnifique
à la belle saison, bien qu’il n’ait pas la main verte et soit incapable de reconnaître cette variété.
La route d’accès s’élargit en une grande allée terminée par un cercle qui permet de faire demi-
tour devant la bâtisse. D’un côté, il y a une pelouse impressionnante et, de l’autre, un chemin qui
part vers les granges, au loin. Matthew se gare sous un arbre, en face de la porte d’entrée, et
fourre ses clés dans sa poche. Inutile de fermer, ici.
À son grand soulagement, c’est Mme Ballard qui lui ouvre. Une vraie caricature avec son
tablier à fleurs. Aussitôt, Matthew se sent coupable – forcé à présent de la regarder dans les yeux.
— Si vous êtes journaliste, nous n’avons rien de plus à déclarer avant la veillée.
— Je ne suis pas journaliste. Pourrait-on parler à l’intérieur, madame Ballard ?
Parfois, ça marche. L’assurance et le ton solennel. Comme s’il était en droit d’être là.
— Mais vous êtes… ?
Enfin, pas toujours.
— Je suis détective privé, madame Ballard, et j’enquête sur des questions relatives à la
disparition de votre fille.
La mère change de physionomie. Son visage passe de la méfiance à la surprise, et enfin à un
regain d’espoir, si déplacé, en la circonstance, que Matthew se remet à culpabiliser.
— Je ne comprends pas. Un détective privé… Mais en quoi tout cela vous concerne-t-il ?
— Il vaudrait mieux en parler à l’intérieur. Vous voulez bien ?
Une fois dans le vestibule, ils restent plantés l’un devant l’autre, l’air embarrassé. Matthew jette
un regard vers les vases remplis de fleurs. Il y en a au moins quatre, qui encombrent une console
surmontée d’un grand miroir.
— Si seulement les gens arrêtaient d’en envoyer... Des fleurs. Mais ça part d’une bonne
intention. Nous allons organiser une veillée aux bougies pour marquer la première année de sa
disparition…
Elle s’éclaircit la voix. Se ressaisit.
— Du coup, je ne comprends pas bien, monsieur…
— Hill. Matthew Hill.
— Vous menez votre propre enquête sur la disparition de ma fille ? Mais comment est-ce
possible ? Il y a déjà tout un groupe à Scotland Yard qui travaille dessus. C’est mon mari qui a
fait appel à vous ?
— Non, madame Ballard. J’ai été contacté par une personne concernée par cette enquête,
quelqu’un qui reçoit du courrier déplaisant depuis quelque temps. Et j’essaie juste de l’aider à
mettre un terme à tout ça, de manière que tous les efforts de la police puissent se concentrer sur
l’essentiel : retrouver votre fille.
— Du courrier déplaisant ?
— Ça vous dérange si on s’assied un instant ?
Elle se fige, réfléchissant à la question, avant de le conduire finalement dans la cuisine. Autre
cliché, avec son énorme cuisinière Aga bleue, recouverte de chaussettes en train de sécher. Mme
Ballard semble un peu plus nerveuse, ses mains s’agitent machinalement sur ses genoux. Elle ne
lui offre pas à boire.
— Si je comprends bien, vous-même vous n’avez pas reçu de lettres désagréables, madame
Ballard ?
— Non. Pas du tout. Beaucoup de lettres très gentilles, au contraire, de parfaits inconnus.
Quelques-unes un peu bizarres, certes, mais ça n’a jamais été un souci ni un problème. De toute
façon, nous les montrons toutes à Cathy, notre agent de liaison. Elle prend régulièrement contact
avec nous. Et, donc, qui reçoit ces lettres ? Pas Sarah, j’espère. Vous savez qu’elle est à
l’hôpital ?
— Qui, l’amie de votre fille ? Celle qui l’accompagnait à Londres ?
— Oui. J’y suis allée ce matin. À l’hôpital. On attend les résultats des analyses. C’est terrible.
Terrible. Sa mère est dans tous ses états. Nous le sommes tous. Comme si ça n’était pas déjà
assez pénible. C’est donc ça, alors ? Quelqu’un a envoyé des lettres d’insultes à Sarah ?
— Non. Pas à elle.
Matthew fixe Barbara Ballard droit dans les yeux, au cas où elle se troublerait. Mais non. Elle
ne détourne pas le regard. Ses yeux ne renferment que la souffrance des personnes hantées par le
chagrin.
— Je sais que ça va être difficile pour vous, madame Ballard. Mais ce courrier – il a été envoyé
au témoin du train. Ella Longfield.
— Ah.
L’attitude de Barbara Ballard change aussitôt, en même temps que son intonation.
— Cette femme...
— Oui. Mme Longfield m’a parlé de la rancœur que vous nourrissez à son égard et je n’ai pas
l’intention, je vous assure, d’ajouter à votre détresse en abordant ce sujet. Mais Ella souhaite
faire cesser ces envois sans faire intervenir la police. Elle ne veut pas détourner le groupe
d’enquête… de son véritable objectif : retrouver Anna.
— C’est un peu tard pour ça.
— Je suis désolé.
Elle hausse les épaules. Le dévisage. D’un air de défi, maintenant.
— Écoutez. Je sais que c’est très, très difficile à vivre, madame Ballard. Mais je suis moi-même
un ancien policier. Les flics sont des gens bien qui font de leur mieux, j’en suis certain. Avec
cette émission, cet appel à témoins au bout d’un an... La couverture médiatique aide en général
à…
Elle ne mord pas à l’hameçon.
— Écoutez. Ces lettres – quoi que ce soit. Vous feriez sûrement mieux d’en parler à mon mari.
(Elle se lève.) Il n’entend pas toujours son portable et, à certains endroits, il n’y a pas de réseau,
mais je peux essayer de l’appeler, si vous voulez ?
— Non, inutile de le déranger. Vous ne voyez donc personne qui pourrait envoyer ce genre de
courrier à Mme Longfield ? Quelqu’un dans le cercle de vos connaissances qui aurait pu être
particulièrement bouleversé par cette affaire ? Qui aurait proféré des propos hostiles. Au sujet du
rôle de cette femme…
— Tout le monde est bouleversé, monsieur Hill. Ma fille n’a toujours pas été retrouvée. La
veillée a lieu demain. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Se rendant compte, sur le tard, que rien ne l’oblige à parler avec ce détective privé, elle s’est
ressaisie et renonce aux bonnes manières.
D’expérience, Matthew sait que cette prise de conscience va rapidement se muer en colère.
Il lui tend sa carte, qu’elle accepte, hésitant juste un instant avant de la glisser dans la poche de
son tablier.
— Avez-vous parlé à la police de ces courriers malveillants ? lui demande-t-elle en soutenant
son regard.
— Pourquoi cette question ?
Barbara Ballard ne répond pas.
— Bon, dit Matthew. Si jamais vous apprenez quoi que ce soit qui pourrait être en rapport…
vous m’appellerez ? Oui ?
Elle opine.
— Le problème, c’est que, si elle continue à recevoir ces envois, Mme Longfield va devoir le
signaler à la police. Et ce n’est pas ce qu’elle souhaite. Elle estime que vous avez suffisamment
de soucis comme ça.
— Ah oui ?
Matthew pince les lèvres, indécis, et prend congé d’un signe de tête.
Dehors, il sent le regard de Mme Ballard continuer à le suivre, tandis qu’il démarre sa voiture et
effectue un tour complet pour se remettre sur cette drôle de route d’accès.
Il vérifie l’écran de son téléphone mains libres. Aucun appel de Sal. Il s’interdit de regarder en
arrière. Pour garder l’avantage.
Et il poursuit sa progression sur l’étroite bande surélevée, manœuvrant avec la plus grande
prudence, s’appliquant à effacer de son esprit les yeux de Barbara Ballard.
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