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Table of Contents

JUILLET 2015
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UN AN APRÈS JUILLET 2016
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Je t’observe…
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Je t’observe…
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Je t’observe…
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ÉPILOGUE
Note de l’auteur
Remerciements
Je
Te
Vois
TERESA DRISCOLL
Traduit de l’anglais
par Karine Xaragai
City
Thriller
© City Editions 2019, pour la traduction française
© 2017, Teresa Driscoll.
Publié pour la première fois en anglais par Thomas & Mercer, Seattle,
sous le titre I Am Watching You.
Photo de couverture : D.R.
ISBN : 9782824631370
Code Hachette : 17 7604 5
Catalogues et manuscrits : city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce,
par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.
Dépôt légal : Janvier 2019
JUILLET 2015
1
LE TÉMOIN
J’ai commis une erreur. Aujourd’hui, je le sais.
Mais si j’ai agi comme je l’ai fait, c’est à cause de ce que j’ai entendu dans ce train. Et je vous
le demande, en toute franchise : qu’auriez-vous éprouvé, à ma place ?
Jusqu’à ce moment, je ne m’étais jamais considérée comme quelqu’un de prude. Ou de naïf.
D’accord, d’accord, j’ai eu une éducation assez conventionnelle – certains diraient protégée –,
c’est vrai, mais… bonté divine ! Regardez-moi aujourd’hui. J’ai un peu vécu. Beaucoup appris.
Et sur l’échelle de Richter de la morale, je me situerais plutôt dans la moyenne, ce qui explique
que ce que j’ai entendu m’ait autant bouleversée.
Car voyez-vous, ces filles, je les trouvais mignonnes.
Bien sûr, je n’aurais pas dû écouter les conversations des autres. Mais dans les transports en
commun, on ne peut pas faire autrement, vous n’êtes pas de cet avis ? Il y a tant de gens qui
vocifèrent au téléphone que tout le monde hausse le ton pour rivaliser. Pour être entendu.
À la réflexion, j’aurais été moins distraite si mon livre avait été plus passionnant, mais, à mon
grand regret, je l’avais acheté pour la même raison que j’avais acheté ce magazine avec les
éoliennes en couverture. J’ai lu quelque part qu’à la quarantaine, on est censé s’intéresser
davantage à ce qu’on pense des autres qu’à ce que les autres pensent de nous. Moi, je n’en
prends pas le chemin.
Mais si tu veux acheter Hello ! Magazine, fais-le, Ella ! Qu’importe ce qu’en pense l’étudiant
qui se morfond derrière sa caisse.
Au lieu de quoi, je choisis un obscur magazine sur l’environnement et la biographie d’un
personnage édifiant. Si bien que, lorsque les deux jeunes gens montent dans le train en gare
d’Exeter, leurs sacs-poubelle noirs à la main, je suis déjà vaincue par l’ennui.
Et maintenant, je vous pose la question.
Que penseriez-vous si vous voyiez deux hommes monter à bord d’un train, chacun muni d’un
sac-poubelle noir au contenu mystérieux ? Moi qui suis mère d’un ado dont la chambre doit faire
l’objet de contrôles sanitaires, par mesure de santé publique, je me suis simplement dit : un grand
classique ! Vous n’avez même pas réussi à trouver un fourre-tout, les garçons ?
Ils sont turbulents, ils chahutent comme le font les jeunes gens d’une vingtaine d’années – déjà,
ils ont attrapé le train de justesse. Sur le quai, l’employé bedonnant leur a lancé un coup de sifflet
furieux.
Après s’être battus avec les portes automatiques – ouvert, fermé, ouvert, fermé –, trafic qu’ils
ont trouvé hilarant, bien sûr, ils s’installent aux places les plus proches des porte-bagages. Puis,
repérant les deux filles, ils échangent un regard entendu, se ravisent et vont s’asseoir juste
derrière elles.
Je souris discrètement. Vous voyez, je n’ai rien d’un bonnet de nuit. J’ai été jeune, moi aussi.
J’observe les filles qui cessent de parler, tout intimidées, l’une signifiant son excitation à l’autre
en ouvrant de grands yeux – c’est vrai que l’un des garçons est d’une beauté saisissante ; on
dirait un mannequin ou un chanteur de boys band. Et cette petite scène me rappelle la drôle de
sensation qui se niche au creux du ventre, à cet âge.
Vous voyez ce que je veux dire.
C’est donc sans étonnement ni réprobation aucune que je vois les garçons se lever et le plus
séduisant des deux se pencher par-dessus les dossiers pour demander aux filles si elles veulent
quelque chose de la voiture-bar, « … vu que j’y vais ».
S’ensuivent des échanges de prénoms, beaucoup de gloussements, et la partie est lancée.
Deux cafés et quatre bières blondes plus tard, les garçons ont rejoint les filles ; tous les quatre
sont assis suffisamment près de moi pour que je ne rate rien de leur conversation.
Je sais, je sais... Je ne devrais pas écouter, mais nous en avons déjà discuté. Souvenez-vous que
je m’ennuie. Et qu’ils parlent fort.
Donc. Les filles répètent les éléments que j’ai déjà glanés lors de leur précédent bavardage.
C’est la première fois qu’elles se rendent toutes seules à Londres. Ce week-end à la capitale,
c’est un cadeau de leurs parents pour fêter leur examen de seconde. Elles ont pris une chambre
dans un hôtel économique, des places pour Les Misérables, et elles sont excitées comme des
puces.
— Non, c’est une blague ? Vous êtes jamais allées toutes seules à Londres ?
Karl, le sosie d’un chanteur de boys band, n’en revient pas.
— Vous savez, les filles, Londres, ça peut être dangereux comme endroit. Vous devez être
prudentes. Après le théâtre, vous rentrez en taxi, pas en métro. Vous m’entendez ?
Il commence à bien me plaire, ce Karl. Il leur conseille des magasins et des échoppes – ainsi
qu’une boîte où, dit-il, elles seront en sécurité si jamais elles ont envie de danser sur de la bonne
musique, après le spectacle. Il leur écrit le nom du club sur un bout de papier. Il connaît le
videur.
— Dites que vous venez de ma part, OK ?
C’est alors qu’Anna, la plus grande des deux, l’interroge sur les sacs-poubelle noirs. Je suis
secrètement ravie qu’elle lui ait posé la question, car cela m’intrigue, moi aussi, et je souris en
songeant aux taquineries qui ne vont pas tarder à fuser. Pff, les garçons… Aucun sens de
l’organisation. Franchement, vous vous êtes vus ?
Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe.
En fait, les deux jeunes gens sortent à peine de prison. Les sacs-poubelle contiennent leurs
effets personnels.
Je m’entends déglutir – un soudain afflux de salive m’emplit l’arrière-gorge, et mon cœur se
met à tambouriner désagréablement à mes oreilles.
C’est comme si on avait appuyé sur PAUSE, mais cela ne dure pas. Bien trop vite, les filles se
ressaisissent.
— Vous nous faites marcher ?
Non. Les garçons ne les font pas marcher. Ils ont décidé de jouer franc-jeu avec les gens qu’ils
rencontrent. Ils ont fait des erreurs, payé leur dette à la société, mais ils refusent d’en avoir honte.
On joue cartes sur table, les filles ? OK. Karl a été incarcéré à Exeter pour coups et blessures,
Antony, pour vol. Karl n’a fait que protéger un ami, vous comprenez, et – la main sur le cœur –
si c’était à refaire, il le referait. Son ami se faisait bousculer dans un bar, et Karl a horreur de la
violence.
De mon côté, je me débats avec ce paradoxe – horreur de la violence/coups et blessures et : va-
t-on vraiment en prison pour une altercation mineure ? Mais les filles, elles, semblent fascinées
et, avec la largeur d’esprit et la charmante naïveté propres à leur âge, elles lui répondent que la
loyauté est une qualité. Un jour, un gars qui avait fait de la prison pour trafic de drogues est venu
dans leur lycée : il leur a raconté comment il avait changé radicalement de vie après avoir purgé
sa peine. Couvert de tatouages qu’il était. Couvert.
— La prison. Waouh !... Et c’était comment, alors ?
C’est à ce moment-là que j’ai réfléchi à mon rôle.
Je me représente la mère d’Anna, bien au chaud dans sa cuisine, se faisant du souci pour sa
petite fille pendant que son mari l’abreuve de paroles rassurantes. Elles grandissent vite. Ce sont
des gamines raisonnables. Tout va bien se passer, ma chérie.
Et je me dis, moi, que cela ne se passe pas bien du tout, au contraire. Karl estime à présent que
le plus sûr pour les filles serait que quelqu’un qui connaît bien Londres leur serve de chaperon
durant leur séjour.
Justement, Karl et Antony vont chez des amis à Vauxhall, mais ils aimeraient bien se faire une
super soirée, histoire de fêter leur liberté retrouvée. Et s’ils retrouvaient les filles après le
théâtre ? Ils pourraient aller en boîte tous les quatre !
C’est là que je décide de prévenir les parents de ces filles. Elles ont cité le nom d’un hameau.
Anna vit dans une ferme. Ce n’est pas bien compliqué. Je n’ai qu’à téléphoner au bureau de
poste ou au pub du coin : combien de fermes peut-il y avoir dans cette campagne ?
Mais, soudain, Anna n’est plus trop sûre. Non, finalement, elles feraient mieux de se coucher tôt
pour pouvoir aller faire les boutiques, demain matin. Elles ont un plan, vous comprenez, aller en
premier chez Liberty, parce que Sarah veut à tout prix essayer un modèle de Stella McCartney
pour faire un selfie.
Je pense : Brave petite. Une fille pleine de bon sens, cette Anna. Grâce à elle, je peux me
dispenser d’intervenir. Mais les choses se compliquent, car Sarah semble s’être entichée
d’Antony. Après un deuxième aller-retour au bar, ils échangent leurs places : Anna est désormais
assise avec Karl, et Sarah, avec Antony qui lui confie ses regrets d’avoir foutu sa vie en l’air. S’il
est tombé dans la délinquance, c’est par désespoir, explique-t-il, parce qu’il n’a jamais trouvé de
vrai boulot. Il était incapable de subvenir aux besoins de son fils.
Son fils ?
Alors, je suis rattrapée par l’image d’Épinal de ma propre existence. Et je me ratatine de plus en
plus dans mon coin, tandis qu’Antony raconte à Sarah qu’il est en conflit avec son ex pour le
droit de visite, mais que jamais il n’acceptera que son fils grandisse sans connaître son père.
— Tu ne trouves pas que ce serait terrible, Sarah ? Qu’il grandisse sans connaître son père ?
C’est au tour de Sarah de me surprendre : d’une voix nouée par l’émotion, elle lui répond
qu’elle trouve ça vraiment cool de sa part de s’investir à ce point pour son fils, parce que
beaucoup de mecs de son âge s’en ficheraient et fuiraient leurs responsabilités.
— Je me sens carrément mal, maintenant. On a dû te saouler avec nos délires sur Stella
McCartney.
Où est la vérité dans tout cela ? À cet instant, je ne sais plus du tout quoi penser. Et comment le
saurais-je ? Moi qui n’ai eu qu’un seul conflit avec mon fils, au sujet d’un film interdit aux
moins de dix-huit ans.
S’ensuit une heure de confidences à voix basse. De mon côté, je m’efforce de reprendre ma
lecture, d’assimiler les avantages des éoliennes nouvelle génération – plus silencieuses –, mais
Antony et Sarah repartent vers le bar. Encore des bières. Grave erreur, Sarah. Et c’est là que je
me décide.
Oui. Je vais moi aussi me diriger vers la voiture-bar sous prétexte d’aller me chercher un café,
et, en faisant la queue ou en passant dans le couloir, je feindrai d’avoir un souci avec mon
téléphone. Je demanderai de l’aide à Sarah – dans l’espoir de l’éloigner d’Antony, le temps d’un
aparté – et je lui conseillerai gentiment mais fermement de rester en dehors de toutes ces salades.
Sinon, j’appelle ses parents. Tout de suite, Sarah, tu m’entends ? Je n’aurai aucun mal à trouver
leur numéro.
Le bar est à trois voitures de la nôtre. J’avance en me cognant les cuisses aux sièges de seconde,
bam-bam-bam, puis je sors mon téléphone de la poche de ma veste tout en accédant à la plate-
forme entre deux voitures.
C’est là que je les entends.
Sans aucune honte. Sans même essayer d’être discrets. Ils baisent, bruyamment, fièrement, dans
les toilettes du train. Ils s’accouplent comme des bêtes dans l’exiguïté de la cabine.
Je sais que c’est eux d’après les paroles de l’homme. Ça faisait longtemps. Il lui en est tellement
reconnaissant. « Sarah... Oh ! Sarah… »
Oui, je l’avoue : je suis choquée, choquée au plus profond de mon être. Humiliée. Furieuse. Les
joues cuisantes, le souffle coupé, désireuse de fuir à tout prix ces sons obscènes.
Honteuse de ma naïveté. De mes suppositions ridicules.
Je longe le couloir en chancelant jusqu’aux portes automatiques suivantes, j’entre dans la
voiture-bar, rouge et essoufflée par l’effort pour mettre de la distance entre moi et la preuve
insolente de mon erreur de jugement.
Mignonnes, ces filles ?
En faisant la queue au buffet, j’entends de nouveau le sang cogner à mes oreilles. Je me
demande si quelqu’un d’autre les aura surpris. Voire signalés ?
Aussitôt, je me sermonne : Les signaler ? Mais les signaler à qui, Ella ? Est-ce que tu
t’entends ? Les autres feront exactement ce que tu aurais dû faire depuis le début. Ils se mêleront
de leurs affaires.
À ce moment, mon trouble cède la place à des interrogations. Depuis quand suis-je aussi
coincée ? Quand suis-je devenue cette femme déconnectée de la réalité ? Cette femme qui, de
toute évidence, ne sait rien des jeunes d’aujourd’hui. Ni du reste, d’ailleurs.
Dans mon esprit, un kaléidoscope de souvenirs. Des feuilles de magazines arrachées. Ceux que
nous avions trouvés dans la chambre de notre fils. Ce fameux soir où, rentrés du cinéma de
bonne heure, nous avions surpris Luke tentant de forcer le contrôle parental pour regarder un
porno sur une chaîne du satellite.
De sorte que, dans ce maudit train, je ressens le besoin impérieux de parler à mon mari. À mon
Tony. Afin de retrouver mes repères.
Il faut que je sache si le problème est chez eux ou chez moi. Suis-je complètement ridicule,
Tony ? Non, vraiment – sois franc avec moi. Quand nous nous sommes disputés à propos des
chaînes du satellite et des magazines de Luke.
Suis-je la dernière des prudes ? Hein ?
J’essaie de le joindre – mais depuis l’hôtel, le soir, après la conférence. Je veux lui dire que j’ai
choisi l’option la plus raisonnable : je me suis installée à l’autre bout du train et je me suis mêlée
de mes affaires. Ces filles étaient loin d’être des oies blanches.
Mais Tony n’est pas à la maison et il n’a pas son portable sur lui : il fait partie des rares
personnes qui pensent encore que cela provoque des tumeurs au cerveau. Du coup, je me suis
rabattue sur Luke. L’entendre me décrire le dîner qu’il prépare m’apaise aussitôt : un tajine dont
il a téléchargé la recette sur une nouvelle appli. Il adore mitonner de bons petits plats, mon Luke,
et je le taquine sur l’état de la cuisine, pariant qu’il s’est servi de tous les appareils et de toutes
les casseroles de la maison.
Et puis, c’est le matin.
J’ai horreur de cette sensation : cet engourdissement extracorporel qu’induit l’effet combiné de
la climatisation, d’un lit inconnu et d’un excès de boisson. Le minibar, c’est mon petit plaisir
quand je séjourne à l’hôtel : un brandy ou deux après une longue journée.
Il est à peine six heures et demie et j’ai encore sommeil. Mais, au bout de dix minutes, je
renonce à me rendormir, considérant les tristes dosettes de café dans le petit bol à côté de la
bouilloire. C’est une manie, chez moi. Chaque fois que je suis à l’hôtel, je m’imagine que je vais
me régaler d’un café soluble et il finit systématiquement dans le lavabo.
Les yeux fixés sur la rangée de mignonnettes vides, je tressaille tandis qu’une horrible pensée
s’insinue dans le cocon de ma chambre d’hôtel. Je tourne la tête vers le téléphone, près du lit, et
une montée de panique me terrasse, comme un coup de poing, l’affolement d’avoir commis un
énorme impair, quelque chose que je vais regretter.
Je me retourne vers la rangée de petites bouteilles et je me souviens : après le second brandy,
hier soir, j’ai décidé d’appeler les renseignements pour obtenir le numéro des parents de ces
filles. Mon sang se glace à cette pensée, ma mémoire est encore tout embrumée. As-tu réellement
appelé ? Réfléchis, Ella, réfléchis bien.
Je considère à nouveau le téléphone en me concentrant de toutes mes forces. Ah oui... Cela me
revient, maintenant, et mes épaules se détendent en revoyant enfin la scène. J’avais le téléphone
à la main, puis juste au moment de composer le numéro, je me suis rendu compte que je n’avais
plus les idées claires, et pas seulement à cause du brandy. Mes motivations étaient faussées. Ce
n’était pas l’inquiétude qui me poussait à prévenir les parents de ces deux filles. Mon but, c’était
de les punir ; j’en voulais à cette Sarah de m’avoir mise dans un tel état de malaise.
J’ai donc opté pour la solution la plus raisonnable. J’ai reposé le téléphone, j’ai éteint et je me
suis endormie.
Bien. C’est très bien. Soulagée, je décide finalement de goûter le café soluble pour fêter cela.
J’allume la bouilloire, puis la télévision. Et là, c’est le choc. Cet instant singulier – suspendu
d’abord, puis qui s’étend, qui s’étend, au-delà de cette chambre, au-delà de cette ville. L’instant
T où je comprends que ma vie ne sera plus jamais la même.
Plus jamais.
Il n’y a pas de son, je l’avais enlevé hier, pour regarder le film de seconde partie de soirée avec
les sous-titres. Je ne voulais pas déranger mes voisins directs.
Mais rien qu’en voyant l’image, il n’y a pas d’erreur possible. Belle. Une photo de sa page
Facebook. Ses yeux verts brillent et ses cheveux blonds cascadent dans son dos. Elle est à la
plage : je reconnais le Mont-Saint-Michel derrière elle.
Sous la violence du choc, mon corps est comme projeté en arrière, et je me retrouve à regarder
l’écran de beaucoup plus loin, plaquée contre l’oreiller, la tête de lit, le mur. L’écran où un
bandeau déroule des mots atroces, nauséabonds : Disparue… Anna… Disparue… Anna… La
bouilloire crache des nuages furieux sur le miroir, tandis que dans mon esprit s’organisent les
appels à passer.
Un noir torrent d’excuses. Aucune assez convaincante.
Pour la police. Pour Tony.
Il faut que vous compreniez : j’allais téléphoner…
2
LE PÈRE
Assis dans la véranda, Henry Ballard tente de toutes ses forces d’ignorer le remue-ménage dans
la cuisine.
Il sait qu’il devrait aller voir sa femme – l’aider, la consoler –, mais, comme il sait aussi que
cela n’y changera rien, il repousse ce moment. La vérité ? Il a envie de rester encore un peu ici, à
contempler la pelouse. Dans ce lieu étrange, cette extension qui ne leur a jamais vraiment donné
satisfaction (il y fait toujours trop froid ou trop chaud, malgré tous les stores et le grand
ventilateur, véritable attrape-poussière, qu’ils ont fait installer à prix d’or), il a réussi à sombrer
dans un état de semi-conscience, une ligne de crête sur laquelle son esprit peut vagabonder au-
delà de son corps, au-delà du temps, s’évader vers le jardin où, à cette minute précise, aux
premières lueurs de l’aube, il les écoute murmurer dans leur cachette au milieu des buissons.
Anna et Jenny.
Durant un an, peut-être deux, ces buissons avaient été leur endroit de prédilection. C’était à
l’époque de leur hideuse phase rose. Couettes roses. Barbie roses. Tente rose, achetée sur
catalogue et remplie de tout un capharnaüm de filles. Il avait toujours refusé de s’approcher de ce
machin. À présent, il donnerait tout pour oublier la traite des bêtes, le foin, les formulaires de
TVA, la banque, et aller leur faire griller des saucisses pour le petit-déjeuner, sur un petit feu
qu’il aurait allumé. Du vrai camping, comme il le leur avait promis si souvent sans jamais aller
jusqu’au bout.
Un énorme fracas le fait rentrer dans la cuisine. Elle est en train de ramasser des moules en fer-
blanc tombés par terre – tout un assortiment de moules de forme et de taille variées pour la
pâtisserie et les viennoiseries.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Des tranches aux prunes.
— Oh ! Barbara, pour l’amour du ciel !
Les « tranches aux prunes ». La folie d’Anna. Une sorte de crêpe épaisse, fourrée de prunes
cuites aux épices. L’odeur puissante de la cannelle lui parvient aux narines : le pot est renversé,
la poudre orangée forme une jolie petite montagne.
Oh ! Barbara…
Il la regarde ramasser les moules d’une main tremblante et c’est plus qu’il n’en peut supporter.
Du coup, au lieu de l’aider, d’essayer d’être gentil, voire correct, il va dans son bureau et
s’assied près du téléphone. Voilà pourquoi, cinq ou dix minutes plus tard, il est le premier à voir
la voiture de police revenir dans l’allée.
Une peur terrible lui tord l’estomac ; il songe même un instant à barricader la porte – vision
grotesque de tous les meubles du vestibule, empilés si haut que les policiers ne pourront pas
entrer. Ils sont deux, cette fois. Un homme et une femme. L’homme est en costume, la femme,
en uniforme.
Lorsqu’Henry arrive dans l’entrée, sa femme se tient sur le seuil de la cuisine, en tablier,
s’essuyant obsessionnellement les mains qu’elle a sèches. Il se tourne une seconde vers elle, le
temps de croiser ses yeux qui l’implorent, lui, Dieu et la justice.
Henry ouvre la porte – Anna et Jenny se précipitent à l’intérieur, balançant leurs sacs d’école et
leurs raquettes de tennis par terre. Soulagement. Soulagement. Soulagement.
Puis, la réalité.
Inscrite sur le visage des policiers.
— Vous l’avez retrouvée ?
L’enquêteur en costume froissé, du prêt-à-porter de qualité médiocre, se contente de faire non
de la tête.
— Je vous présente notre agent de liaison avec les familles. Cathy Bright. Je vous ai parlé d’elle
au téléphone…
Henry ne peut plus prononcer un mot. Muet.
— Nous pouvons entrer, monsieur Ballard ?
Hochement de tête affirmatif. C’est tout ce qu’Henry parvient à faire.
Dans le bureau, tous s’asseyent. Un drôle de bruissement, chair contre chair – c’est sa femme
qui continue de se frotter les paumes l’une contre l’autre. Il lui prend la main. Pour faire cesser
ce bruit.
— Comme nous vous l’avons déjà dit, la police de Londres – l’équipe de Scotland Yard – fait le
maximum. Ils traitent l’affaire en priorité, étant donné l’âge d’Anna. Et les circonstances. Ils sont
en lien permanent avec nous.
— Je veux aller à Londres. Pour les aider à…
— Monsieur Ballard. Nous en avons déjà discuté. Votre femme a besoin de vous ici, et vous
pouvez aussi nous aider, pour certaines choses. Pour le moment, il vaut mieux qu’on se
concentre sur la collecte d’informations, s’il vous plaît. S’il y a du nouveau – quoi que ce soit –,
vous serez mis au courant, je vous le promets, et nous prendrons toutes les dispositions pour que
vous puissiez vous rendre immédiatement sur les lieux.
— Et Sarah ? Elle s’est souvenue d’un détail ? Elle a dit quelque chose ? Nous aimerions lui
parler. Si seulement nous pouvions juste lui parler…
— Sarah est encore en état de choc. C’est bien naturel. Nous avons mis en place une cellule
d’aide psychologique, et ses parents sont auprès d’elle. Nous faisons tous le maximum pour
rassembler le plus d’éléments possible. À Londres, une équipe étudie toutes les vidéos de
surveillance. Fournies par le club.
— Je ne comprends toujours pas. Un club ? Que faisaient-elles dans un club ? Il n’a jamais été
question qu’elles aillent en boîte. Elles avaient des places pour Les Misérables. Nous leur avions
dit expressément que…
— Nous avons eu connaissance d’un nouvel élément qui va peut-être nous éclairer un peu sur ce
point, monsieur Ballard.
Henry essaie de se racler la gorge. Il a l’impression de faire un bruit d’enfer. Guttural. Vulgaire.
— Un témoin s’est manifesté. Quelqu’un qui était dans le train.
Des mucosités. Dans sa gorge.
— Un témoin. Comment ça, un témoin ? Un témoin de quoi ? Je ne comprends pas.
Les deux policiers échangent un regard, et la femme va s’asseoir près de Barbara.
C’est l’enquêteur qui mène l’entretien.
— Une femme qui était assise près d’Anna et de Sarah s’est fait connaître après l’appel à
témoins que nous avons lancé. Elle dit avoir entendu les filles lier connaissance avec deux
hommes dans le train.
— Comment ça, lier connaissance ? Avec quels hommes ? Je ne vous suis pas.
Sa femme lui agrippe la main encore plus fort.
— D’après ce qu’elle a entendu, monsieur et madame Ballard, Anna et Sarah auraient
sympathisé avec deux hommes. Connus de nos services.
— Des hommes ? Quels hommes ?
— Des hommes sortis de prison le jour même, monsieur Ballard.
— Non. Non. Cette femme doit faire erreur… C’est impossible. Absolument impossible.
— La police de Londres souhaite interroger Sarah à ce sujet. De toute urgence. Ainsi que ce
témoin. Comme je vous l’ai dit, nous devons reconstituer le plus précisément possible tout ce qui
s’est passé avant la disparition d’Anna.
— Ça fait des heures, maintenant.
— Oui.
— Ce sont des filles pleines de bon sens. Vous comprenez ça ? De gentilles filles, la tête sur les
épaules. Bien élevées. Nous ne les aurions jamais – jamais ! – laissées partir en week-end si nous
ne…
— Oui. Oui... Bien sûr. Et vous devez vous efforcer de rester positifs. Je vous le répète, nous
faisons tout notre possible pour retrouver Anna et nous vous tiendrons informés à tout moment
de l’évolution de l’enquête. Cathy peut rester avec vous, si vous voulez. Répondre aux questions
que vous vous posez. J’aimerais juste revoir la chambre d’Anna, si vous le permettez. Nous
espérons qu’elle tient un journal intime. Et nous aimerions aussi jeter un œil à son ordinateur. Ce
genre de chose. Pourriez-vous me montrer le chemin, monsieur Ballard ? Pendant ce temps,
Cathy pourrait faire une tasse de thé à votre femme. Ça vous va ?
Henry n’écoute plus. Il pense qu’elle ne voulait pas que les filles partent à Londres – sa femme.
Elle disait qu’elles étaient trop jeunes. Que c’était trop loin. Trop tôt. C’est lui qui a plaidé leur
cause. Oh ! pour l’amour du ciel, Barbara ! Tu ne pourras pas les couver toute ta vie. En vérité,
il estimait qu’Anna avait besoin de sortir des jupes de sa mère.
De s’éloigner des tranches aux prunes.
Mais ce n’était pas que pour cette raison-là qu’il avait insisté pour qu’elles y aillent. Bon sang !
Et si la police découvrait que cela n’était pas que pour cette raison-là ?
3
L’AMIE
À Londres, dans une chambre à deux lits du bien mal nommé Paradise Hotel où règne une
atmosphère étouffante, Sarah entend sa mère murmurer son prénom et garde les paupières
résolument closes.
On l’a changée de chambre. Elle est identique à l’autre, mais pas au même étage. La chambre
dans laquelle elle a défait sa valise aux côtés d’Anna demeure interdite d’accès. Sarah ne
comprend pas pourquoi, puisque Anna n’y est jamais revenue. Les policiers ne l’auraient-ils pas
crue ? Elle n’est jamais revenue ici. OK ?
Dans la chambre flotte une odeur horrible, indéfinissable. Quelque chose qui lui rappelle le fond
d’un placard. Un jeu de cache-cache quand elle était petite. Les yeux toujours fermés, Sarah
aimerait bien pouvoir y jouer, en ce moment. Ignorer l’odeur, la température, sa mère, la police,
et jouer à cache-cache. Oui. Dans ce glissement spatio-temporel, Anna est en train de se sécher
les cheveux dans la chambre – le lisseur est déjà chaud, prêt à l’emploi – tout en discutant par-
dessus le bruit du séchoir du meilleur programme pour la journée. Par quel magasin devraient-
elles commencer ? Sarah était-elle sérieuse quand elle a dit qu’elle voulait essayer un modèle de
Stella McCartney ? Parce que rien qu’à voir leurs fringues, la vendeuse devinera vite qu’elles ne
vont rien acheter.
Anna. Douce, exaspérante Anna. Trop mince. Trop belle. Trop…
— Tu es réveillée, ma puce ? Tu m’entends, chérie ?
Sarah, la tête tournée de l’autre côté, ouvre les yeux et tressaille dans la lumière qui passe entre
les rideaux pour former un triangle sur le mur. Elle s’est couchée sur le lit, tout habillée, refusant
de se glisser sous le drap, persuadée que des nouvelles allaient arriver. D’une minute à l’autre.
On allait la retrouver d’une minute à l’autre.
— Je suis contente que tu aies réussi à dormir un peu, ma puce. Même une heure. Je nous ai fait
du thé.
— Je ne veux rien.
— Allons, juste une gorgée. Deux sucres. Tu dois avaler quelque chose. Du sucre…
— Je viens de te dire que je ne pourrais pas. C’est clair ?
Sa mère porte le même pantalon que la veille, mais elle a changé de chemisier. C’est bien d’elle
d’avoir pensé à apporter une tenue de rechange, songe Sarah, et aussi quelque peu déplacé.
— Ton père est arrivé. Il est en bas. Il est resté presque tout le temps avec la police. Ils veulent
de nouveau te parler. Quand tu t’en sentiras…
— Je leur ai déjà dit tout ce dont je me souvenais. Il y a des heures de ça. Et je ne veux pas voir
mon père. Tu n’aurais jamais dû lui téléphoner.
Sarah se retourne, ouvre les yeux, soutient le regard de sa mère.
— Écoute, chérie, je sais que c’est compliqué. Entre toi et ton père. Mais il se sent concerné, tu
comprends ? Et ils ont reçu un appel, les policiers, un appel dont ils veulent te parler. Après le
reportage qui est passé à la télé.
— Un appel ?
— Oui. D’une femme, dans le train.
— Une femme ? Je ne sais pas de quoi tu parles. Quelle femme ?
Sarah sent un gouffre s’ouvrir au fond de son estomac, comme lors de ces premières heures
d’angoisse terrible, pendant qu’elle attendait sa mère, entourée par les policiers. Encore dans les
brumes de l’alcool. Désorientée. Où es-tu, Anna ? Mais où est-ce que tu es, bon sang ?
Essayant de livrer aux enquêteurs suffisamment de détails pour qu’ils prennent l’affaire au
sérieux, mais pas assez pour que…
Sarah se lève vivement, son haut en lin tout chiffonné à la taille, et se met à fouiller parmi les
brosses, trousses à maquillage et autres babioles qui recouvrent la commode.
— C’est toi qui as la télécommande ? Il faut que je voie les infos. Ce qu’ils en disent à la télé.
Que disent-ils ?
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Sarah. Bois ton thé. Je vais prévenir ton père que
tu es réveillée. Qu’ils peuvent monter maintenant.
— Je ne veux pas leur reparler. Pas encore.
— Écoute, ma chérie. Je comprends que c’est affreux. Pour toi. Pour nous tous. (Sa mère vient
vers elle.) Mais on va la retrouver, mon cœur. J’en suis sûre. Elle a dû suivre quelqu’un à une
soirée et, maintenant, elle n’ose pas revenir de peur de se faire gronder.
Elle lui passe un bras autour des épaules – les mugs de thé sont à présent posés parmi le bazar
de la commode –, mais Sarah se dégage vivement.
— Les parents d’Anna sont ici ?
— Non, pas encore. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui a été décidé à ce sujet. La police voulait
vérifier certaines choses avec eux, en Cornouailles.
— Quelles choses ?
— Des histoires d’ordinateur ou je ne sais quoi. Je ne sais plus. Je ne me souviens pas très bien,
Sarah. Tout est confus dans ma tête. Ils veulent récolter le maximum d’éléments qui pourront
leur être utiles. Pour les recherches.
— Parce que tu crois que je ne veux pas leur en donner, moi, des éléments ? Tu crois que je ne
me sens pas suffisamment coupable ?
— Personne ne t’accuse de quoi que ce soit, mon cœur.
— M’accuser ? Alors, pourquoi tu dis « accuser » si personne ne me reproche rien ?
— Sarah… ma puce. Ne sois pas comme ça. Ils vont la retrouver. Je le sais. Allez, j’appelle la
réception.
— Non. Je veux que vous me laissiez tranquille. Tous autant que vous êtes. Je veux juste qu’on
me laisse tranquille, maintenant.
La mère de Sarah tire son portable de sa poche et cherche ses lunettes lorsqu’on frappe à la
porte.
— Tiens, ça doit être eux.
C’est le même inspecteur, mais avec une autre policière ; son père est avec eux.
— Alors, il y a du nouveau ? demande la mère de Sarah en esquissant le geste de se lever.
Elle se laisse retomber sur sa chaise face aux deux têtes qui font non en stéréo.
— Tu as pu te reposer, Sarah ? On peut reparler de ce qui s’est passé ?
C’est la voix de la policière.
— Je n’étais pas saoule. La dernière fois qu’on s’est parlé. Je n’étais pas saoule.
— Non.
Les adultes échangent des regards entre eux.
— Nous avons examiné les vidéos de surveillance, Sarah. Celles du club.
C’est la voix de l’enquêteur, maintenant – le timbre est plus ferme.
— Toutes les caméras ne fonctionnaient pas, malheureusement. Mais il y a certaines choses que
nous avons du mal à comprendre, Sarah. Et puis, nous avons reçu l’appel d’un témoin.
— Un témoin ?
— Oui. Une femme qui était avec vous dans le train.
Sarah le ressent immédiatement. Le frisson. L’indice qui la trahit. Le froid qui l’envahit tandis
que tout son sang reflue.
Se retire de son visage.
UN AN APRÈS JUILLET 2016
4
LE TÉMOIN
Je ne me suis jamais fait d’illusions.
J’ai toujours su à quoi ressemblerait cette semaine. D’un côté, je l’attendais avec impatience : il
y avait toujours le mince espoir que la médiatisation de ce triste anniversaire fasse redémarrer
l’enquête. Mais de l’autre côté : une terreur pure. Les gens qui recommenceraient à me couler
des regards. La femme, là. Tu te souviens ? La femme qui n’a rien vu. Tu te souviens ? Quand
cette fille a disparu ? Bon sang, ça fait déjà un an ?
Pourtant, je continue de vouloir qu’elle se fasse, cette reconstitution télévisée organisée par la
police. Pour la famille. Cette pauvre maman... Simplement, je ne veux pas y participer.
Cela peut se comprendre, non ? C’est vrai… j’ai trouvé cela normal qu’on me le demande.
Même si Tony a pété les plombs quand la police nous a téléphoné – sidéré qu’ils aient ce culot.
Vous avez laissé fuiter son nom. Vous l’avez exposée à la vindicte populaire et vous vous
imaginez qu’elle a envie de passer dans votre émission de télé ?...
Tony continue d’affirmer que c’était une manœuvre délibérée de leur part – de donner mon nom
à la presse. Cela dit, nous n’en avons pas la preuve et, pour être franche, au point où j’en suis, je
ne suis pas sûre que cela m’intéresse de le savoir : tout ce que je sais, c’est que je ne supporte pas
l’idée qu’on remette ça. Qu’on exhume toute cette histoire. Qu’on me juge. Qu’on me déteste.
Au magasin, même mes habitués me regardent d’un drôle d’air. Tout en se gardant d’y faire la
moindre allusion.
Selon la version officielle du service de presse de la police, la fuite ne vient pas de chez eux : ils
ont simplement dit devant quelques journalistes que le témoin du train « assistait à une
conférence ». Pourtant, ils doivent bien avoir précisé quel genre de conférence, sinon comment la
presse aurait-elle pu savoir que j’étais fleuriste ? Peu importe. Certains journaux à scandale se
sont renseignés sur les divers événements de fleuristerie qui avaient lieu ce jour-là, ils ont
épluché les listes des participants venus du Devon et de la Cornouailles et ils ont fini par se
retrouver devant notre porte.
Rien que d’y repenser, j’en suis encore glacée.
Bien sûr, si j’avais été plus maligne, ils n’auraient jamais eu le moyen de confirmer leurs
recoupements. Si j’avais eu la présence d’esprit de répliquer « Je ne sais pas de quoi vous
parlez », ils auraient été forcés d’en rester là. Mais je ne l’ai pas dit.
Je sais que cela va vous sembler complètement stupide, mais j’étais dans un tel état de
confusion sur le pas de ma porte que je leur ai demandé : Qui vous a donné mon nom ?
Mais qu’est-ce qui t’a pris de sortir ça ? C’est la première chose que m’a dite Tony. Bon Dieu,
Ella ! Tu leur as servi ton identité sur un plateau.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’ai pas laissé entrer un seul des journalistes. Je ne leur ai fait
aucune déclaration, je le jure, mais ils m’ont quand même prise en photo, et ils se sont mis à nous
téléphoner du matin au soir, si bien qu’à force, nous avons dû changer de numéro.
Du harcèlement, disait Tony. Vous trouvez qu’elle n’a pas déjà assez souffert ? Béni soit-il.
Mon homme, si doux, si adorable.
Ensuite, la situation a carrément dégénéré. Des horreurs sur les réseaux sociaux. À la fin, nous
avons même dû fermer le magasin pour quelque temps.
Sauf que voilà. Aussi affreux que tout cela ait pu être, je ne pense pas avoir suffisamment payé.
Car elle n’a toujours pas réapparu, cette jeune fille magnifique. Elle est sans doute morte – c’est
presque une certitude –, même s’il paraît que sa pauvre mère continue de s’accrocher à l’espoir
qu’elle soit encore en vie.
Et peut-on le lui reprocher ? À sa place, je ferais certainement pareil.
L’agent de coordination pour l’émission m’a confié que Mme Ballard leur avait accordé un
entretien bouleversant. Je ne suis pas sûre de pouvoir le regarder. La mère d’Anna a passé ces
douze derniers mois à rassembler des données sur toutes les jeunes filles disparues qui ont fini
par réapparaître des années après. Vous savez… ces filles séquestrées par un malade, mais qui
avaient réussi à s’enfuir, malgré le lavage de cerveau qu’elles avaient subi. Il paraît qu’on a dû
couper ces passages-là au montage, car ce n’est pas du tout la piste privilégiée par la police. De
toute évidence, ils pensent qu’Anna est morte. Ils recherchent un tueur, pas un cinglé qui cache
une adolescente dans son sous-sol.
Par délicatesse, ils ont gardé toutes les anecdotes de Mme Ballard sur Anna, petite fille. Tous
ses rêves, ses espoirs. C’est apparemment le genre de chose qui incite les gens à appeler pour
fournir de nouveaux éléments. Mais aujourd’hui, l’enquête se résume à retrouver ces deux
hommes. Et le corps d’Anna, je suppose. Mon sang se glace rien que d’y penser…
Et c’est cela qui fait enrager Tony. D’après lui, si la police n’avait pas autant tardé à lancer un
appel pour retrouver Karl et Antony, suite à mes déclarations, les deux hommes n’auraient peut-
être pas pu se faire la malle. À l’étranger, selon toute probabilité.
Pour moi, cependant, ce retard serait plutôt lié à l’attitude de Sarah. La police se montre
diplomate sur le sujet, mais, si on y réfléchit, il semble qu’elle ait d’abord nié les avoir
rencontrés. Les deux hommes du train. Elle m’a traitée d’affabulatrice. Il a fallu que les policiers
repèrent une séquence où on les voit descendre du train ensemble sur la vidéosurveillance et une
autre où on les voit devant la gare, pour qu’ils puissent diffuser leur signalement. Trop tard.
Et c’est là que tout se gâte, bien sûr, et qu’on en revient à moi.
Si, dès le début, j’avais prévenu les parents. Si j’étais intervenue. Si j’avais agi.
Tu ne dois pas penser comme ça. Tu ne peux pas porter le monde sur tes épaules. Tu n’as rien
fait de mal. Rien, Ella. Ce sont ces hommes. Pas toi. Tu ne peux pas continuer à t’en vouloir.
Crois-tu, Tony ?
D’autant que je ne suis plus la seule à le penser, maintenant.
La première carte postale est arrivée il y a quelques jours.
J’ai été tellement secouée en la lisant que j’ai dû foncer aux toilettes. Vomir.
Je ne saurais expliquer ce qui m’a causé une telle peur. Le choc, j’imagine, car, au début, ce
message m’a semblé si menaçant, si méchant… Puis, une fois calmée, et après y avoir bien
réfléchi, j’ai soudain compris qui me l’avait envoyé. Le soulagement que j’ai ressenti s’est alors
teinté d’une culpabilité accablante. Et, pour être franche avec vous, c’est mérité.
Ce courrier n’était qu’une manifestation de colère. Pas une véritable menace : du défoulement.
Cette première carte postale se trouvait à l’intérieur d’une enveloppe. Une carte noire avec des
lettres découpées dans un magazine. POURQUOI NE L’AVEZ-VOUS PAS AIDÉE ? C’était
comme dans les téléfilms, et pas très bien fait, en plus. Encore collant au toucher.
J’ai été stupide : j’ai déchiré la carte et je l’ai jetée à la poubelle pour que Tony ne la voie pas.
Je savais qu’il préviendrait la police, et cela, je ne le voulais pas. Des policiers partout. Des
journalistes partout. Tout ce déchaînement, de nouveau…
Il m’a fallu un moment pour comprendre qui était l’auteur de cette carte. Au début, j’ai cru que
c’était encore un cinglé et puis je me suis dit : Une petite minute… le nouvel appel à témoins n’a
pas encore été diffusé à la télé.
La vérité, c’est que cette affaire est tombée aux oubliettes. Il faudra l’émission de ce soir pour
que les gens se la remémorent. C’est la règle avec les disparitions et c’est ce qui complique la
tâche des policiers. Les gens ne parlent que de cela et, la minute d’après, tout le monde a oublié.
Et puis, aujourd’hui, une autre carte était au courrier. Noire, comme la précédente, et encore
plus malveillante. SALOPE… COMMENT PEUX-TU DORMIR LA NUIT ?
Au cas où je n’en serais pas déjà persuadée. Que c’est ma faute à moi. Ces messages sont des
représailles, parce que je n’ai pas bougé pour Anna, mais aussi parce que je suis allée là-bas, cet
été.
À présent, je sais précisément qui est l’auteur de ces cartes.
5
LE PÈRE
Henry Ballard regarde sa montre et siffle Sammy.
Au loin, de la fumée s’élève de la cheminée d’une des locations de vacances – l’ancienne
grange vers laquelle se dirigeait toujours son père, à cette heure de la soirée. L’ultime
vérification des bêtes avant le dîner.
Henry continue de faire le même tour le soir, seul, et accablé par un chagrin muet, désormais.
La voix d’Anna hante sa promenade.
Tu me dégoûtes, papa…
Henry ferme les yeux et attend que la voix se taise. Quand il rouvre les yeux, la volute de fumée
est plus dense.
C’était tout à fait logique sur un plan financier, bien sûr. La reconversion des dépendances.
C’était devenu la formule préférée de Barbara, et de la banque. D’une logique financière
imparable, Henry.
Il avait fallu quatre générations pour bâtir la success story de Ladbrook Farm. La ferme avait
survécu à l’essor et à la chute de l’activité minière de la région. Elle avait survécu aux
changements de goût des consommateurs. Elle avait remporté des rosettes dans les concours
agricoles, pour ses bêtes de races anciennes. Pendant toute une période, elle avait même étendu
sa production à la culture des jonquilles. Mais le passage d’une grosse exploitation prospère à ce
simulacre d’activité agricole s’est accompli en un clin d’œil. « Tu continues de jouer au fermier,
H. ? » lui lancent ses confrères.
C’est le tourisme, son activité principale, maintenant. Et de fait, d’un point de vue financier,
c’est d’une logique imparable. Une partie des granges a été reconvertie, puis vendue afin de
rembourser les prêts qui remontaient à plus de dix ans. Les autres dépendances sont devenues des
logements à louer. Le tout est plus que rentable, si on y ajoute le salon de thé et le terrain de
camping. Qui plus est, les bénéfices tombent avec une régularité que son père et son grand-père
n’auraient jamais osé espérer.
Mais la vérité, c’est qu’ils se sont échinés sur cette terre, ses ancêtres. Le plus gros des dettes à
la banque, ils l’ont remboursé avec leur sang, leur sueur et aussi leurs larmes. Et lui ? Qu’a-t-il
fait ?
Il en a récolté les fruits. Pas un soir ne se passe sans qu’Henry Ballard s’en désole avec
amertume.
Alors, oui… il continue de jouer au fermier. Il élève quelques moutons – qui lui remboursent
tout juste la nourriture qu’ils lui coûtent – et un petit troupeau de vaches à viande rares.
Cela fait des années qu’il accomplit ce chemin, le cœur lourd. Et maintenant, depuis qu’Anna…
Henry tressaille de nouveau en se souvenant de sa fille, assise à côté de lui dans la voiture.
Tu me dégoûtes…
— Que reste-t-il, aujourd’hui ? se demande-t-il à voix haute, tandis que Sammy cherche sa main
du museau, ses yeux d’ambre levés vers ceux de son maître, interrogateurs.
Le chien continue de se coucher tous les soirs sous la chaise d’Anna, pendant le dîner.
Insupportable.
Henry lui tapote la tête, puis rebrousse chemin vers la ferme. Il redoute la soirée qui s’annonce,
mais il a promis à Barbara qu’ils regarderaient l’appel à témoins ensemble, et il ne doit pas être
en retard. Ils en ont beaucoup discuté, en long et en large, soucieux de préserver Jenny, leur fille
aînée, qui doit faire face à ce qu’il y a peut-être de pire. Elle est la sœur qui n’a plus de sœur.
Les filles n’ont que dix-huit mois de différence – elles étaient si mignonnes et si proches,
surtout quand elles étaient petites. Oh ! bien sûr, il y avait aussi des disputes, la classique rivalité
entre sœurs, mais elles étaient toujours rabibochées au moment du coucher et, souvent, elles
choisissaient de dormir dans la même chambre, alors qu’elles avaient chacune la leur. Henry se
revoit en train de jeter un dernier coup d’œil dans leur chambre avant d’aller se coucher, histoire
de vérifier que tout allait bien. Un méli-mélo de bras et de jambes en pyjama rose, dans un grand
lit.
Toujours ce coup de poing à l’estomac. Jenny n’a pas retrouvé le sommeil. Barbara n’a pas
retrouvé le sommeil. Et lui ne sait pas comment ils sont censés gérer cette émission, cet appel à
témoins. Revenir sous la lumière crue des projecteurs.
La famille a décliné l’invitation des studios de Londres. Hors de question. Barbara n’aurait
jamais pu affronter une interview en direct. Non, Henry y a mis son veto, d’autant que sa
dernière entrevue avec la police l’a rendu extrêmement nerveux. L’entretien a donc été enregistré
à l’avance, chez eux. Pour l’occasion, ils avaient exhumé un vieux film de famille qui datait de
l’époque où Anna était toute petite.
Henry marque un temps d’arrêt, le poing serré en se remémorant la scène. Lui, armé de
l’appareil, Barbara lançant ses consignes en arrière-plan. La bande de copains invités pour
l’anniversaire, tous déguisés – costumes de cow-boys et de fées. Un énorme gâteau au chocolat
avec des bougies. Prends des photos au moment où elle soufflera ses bougies, Henry. Surtout, ne
rate pas la photo des bougies… Il songe à cette autre Barbara – radieuse, affairée, au comble du
bonheur dès que la maison était remplie d’enfants, de bruit et de chaos.
Henry se racle la gorge et se penche à nouveau pour caresser la tête de Sammy, éprouvant
comme une onde cette ancestrale connexion entre eux. Homme/chien. Homme/chien/terre.
Et donc… oui. Ils ont accepté de leur prêter des séquences du film d’anniversaire. La police
prétend que les images en mouvement entraînent davantage d’appels, ce qui, bien entendu, est le
but de l’émission. Ce premier anniversaire de sa disparition est une occasion à ne pas manquer,
leur a-t-on dit, le moment ou jamais de ranimer l’intérêt du public pour l’affaire. Mettre au jour
de nouvelles pistes. Retrouver les deux hommes du train. Mais Barbara et lui s’inquiétaient
beaucoup de la pression qu’aurait à subir Jenny. Elle apparaît également dans la séquence vidéo
choisie par les producteurs de la télé, tout sourire aux côtés de sa sœur. Barbara et Henry avaient
été très clairs sur ce point : si jamais Jenny vivait mal le fait de passer à la télé, si jamais elle
ressentait une quelconque gêne, ils se réservaient le droit de refuser, de fournir d’autres
documents ou de demander à ce que l’image de Jenny soit supprimée d’une façon ou d’une autre.
Mais ce qui a brisé Henry, c’est la réaction de sa fille aînée.
On aurait dit qu’elle avait soudain vu une lumière s’allumer, une fenêtre s’ouvrir dans son
tunnel de culpabilité et d’impuissance. Ses yeux s’étaient mis à briller : cela ne la dérangeait pas
du tout qu’on la voie en costume de fée avec des ailes dans le dos. Mon Dieu. Si seulement ça
pouvait les aider à retrouver Anna !
Là-dessus, elle avait foncé dans sa chambre en lui criant de la suivre. Dans l’un des placards, il
y avait des tas de vieilles photos rangées dans des cartons. Elle allait les ressortir. Pouvait-il
appeler la police ? Tout de suite, papa. Des tas de photos, vraiment très chouettes. Tu te
souviens ? Quand on faisait les andouilles dans les photomatons. Toute notre bande. Moi, Sarah,
Anna, Paul et Tim. Elle en avait trouvé une – tous les cinq en train de faire des grimaces – et la
lui avait tendue.
Henry inspire une grande bouffée d’air froid en se remémorant Anna, au milieu de ses amis, et
il ferme les yeux.
Tu me dégoûtes…
Il avait tout de suite deviné que la police ne voudrait pas de ces photos-là. Et il avait vu juste.
Seul le film les intéressait. Et quand il avait dit à la pauvre Jenny que tout le monde – la police,
mais également maman et lui – lui savait gré de tout le temps qu’elle avait passé à chercher des
photos, son regard s’était à nouveau éteint. C’était ainsi depuis la disparition d’Anna. Comme si
Jenny n’était plus qu’à moitié là.
— Allez, viens, Sammy. Il est l’heure.
Ôtant ses bottes dans le débottoir, Henry entend sa femme appeler au pied de l’escalier :
— Tu es sûre que tu ne veux pas la regarder avec nous, Jen ? En bas ? Tu sais, cette idée ne
nous plaît pas du tout, à papa et à moi… Ah ! tiens ! Je l’entends. C’est papa, il est rentré.
Il entre dans la cuisine en chaussettes.
— Ah ! voilà. Super. Henry. J’ai déjà mis la chaîne et tout est prêt pour enregistrer. Le
producteur est dans les studios, on va nous appeler.
— D’accord. Très bien.
— Jennifer insiste pour regarder l’émission dans sa chambre. Ça ne me plaît pas du tout, Henry.
Tu veux bien essayer de lui parler ?
— Si tu veux. Mais je lui en ai déjà parlé ce matin, ma chérie, et…
— Elle n’est pas obligée de la regarder du tout, si elle ne veut pas. Je le lui ai déjà dit. Mais si
elle la regarde, je ne veux pas qu’elle soit toute seule. Je ne vois pas pourquoi elle ne viendrait
pas avec nous. Nous devrions être ensemble, ce soir. Tu ne crois pas que nous devrions la
regarder ensemble ? Tous ensemble. En famille.
Henry se demande s’il doit le dire. Énoncer l’évidence : ils ne sont plus une famille. Il scrute sa
femme de très près et baisse la voix :
— Jenny ne veut pas voir nos visages, chérie, murmure-t-il.
Il veut dire le sien. Celui de Barbara.
— Nos visages ?
Barbara change d’expression. Son regard file vers le miroir de l’entrée, revient sur lui.
— C’est ce qu’elle t’a dit ?
— Rien ne l’y oblige, mon amour.
Tandis que sa femme assimile tous les aspects de cette affirmation, Henry continue de
l’examiner avec beaucoup, beaucoup d’attention. Il se force à plonger dans ses yeux. Il sait très
bien pourquoi Jenny a autant de mal à regarder sa mère, car, pour lui aussi, c’est extrêmement
difficile ces jours-ci. D’être témoin de l’immensité de sa détresse, inscrite là, sombre et
effrayante, tout au fond des yeux de Barbara. Toute la journée. Tous les jours. Même si elle
s’efforce de donner le change pour Jenny avec des paroles d’espoir et des sourires. Avec son
dossier rempli d’articles de presse sur toutes ces filles qui ont été retrouvées par la police. Et
avec tous ces gâteaux qu’elle confectionne à la chaîne.
— Mais tu iras quand même lui parler ? Avant que l’émission commence ?
Barbara a le regard rivé au sol.
Henry s’avance pour embrasser sa femme sur le front. C’est un baiser pour la forme. Il ne la
touche pas, il connaît le règlement. Ses limites. Leurs relations physiques en suspens, voire
définitivement révolues.
— Je vais juste me laver les mains et ensuite… oui. J’irai lui parler.
Dans sa chambre, Jenny est assise par terre, entourée de bouts de papier. De magazines aussi, et
de vieux albums de photos.
— Maman voulait que je revienne te parler.
Henry balaie les albums du regard. Encore tout un tas de photos d’enfance des deux sœurs. Des
jeunes filles d’honneur en robes assorties. Leur premier jour à la grande école. La plupart des
photos récentes sont stockées de façon numérique, bien sûr, mais Jenny a imprimé un grand
nombre de ses clichés préférés. C’était après que son ordinateur portable avait grillé. Les photos
de tout un été avaient été perdues. Elle les avait déjà effacées de son appareil photo.
Irrécupérables.
— C’est bon, papa. J’ai demandé à Paul, à Sarah et à Tim de venir à la maison. Ça ne vous
dérange pas ? C’est juste que… maman a raison. Ça risque d’être trop dur de regarder l’émission
toute seule. Mais je ne veux pas la voir avec maman. Je ne peux pas, c’est tout.
— D’accord. Je ferais bien de lui en parler, alors. Bon Dieu... (Il regarde sa montre.) Tu
comprends, ta mère risque de ne pas être très à l’aise avec tous ces gens à la maison, ce soir.
— Oh ! papa… arrête. Ce ne sont pas des gens. Ce sont mes amis.
Henry pince les lèvres. Il reste une heure et demie avant le début de l’émission. Il prend une
profonde inspiration, évaluant sa propre réaction avant d’aller voir sa femme.
Barbara va encore vouloir faire à manger. Des sandwichs, des gâteaux et ce genre de choses.
Être aux petits soins pour tout le monde.
Distraitement, il regarde à nouveau sa montre. Après tout, qui sait ? Barbara sera peut-être
contente d’avoir à s’occuper. Cela lui fera un dérivatif.
Il est surpris que Margaret, la mère de Sarah, ne veuille pas la garder à la maison pour la
protéger. C’est dur pour Sarah. Tant de questions restent sans réponses. Encore aujourd’hui,
personne ne comprend vraiment comment les deux amies ont pu été séparées, à Londres, et
certaines personnes n’ont pas hésité à la montrer du doigt.
En secret, Henry ne leur donne pas complètement tort. Mieux vaut que les gens se focalisent sur
Sarah…
En bas, Barbara met les derniers plats au lave-vaisselle. Il lui explique le changement de
programme de Jenny.
— Ah ! d’accord. Je vois…
— Donc. Qu’est-ce que tu en penses ? Ça ne t’ennuie pas ? De regarder l’émission avec la
maison pleine, je veux dire. Je sais bien que Jenny aurait dû nous en parler avant, mais je n’ai pas
voulu lui faire de reproches. Pas aujourd’hui.
Barbara s’essuie les mains à son tablier avant de le dénouer.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Henry. Là, c’est mon instinct qui parle. C’est vrai, je
sais à quel point ils sont tous proches… Étaient.
Elle se redresse, inspire et retient son souffle.
Henry attend. Entre eux, le malaise stagne. Personne ne sait quel temps employer pour parler
d’Anna.
— Mais nous sommes tous tellement à cran, depuis quelques jours… (Elle ôte son tablier par la
tête.) Y compris Jenny. Je n’en vois pas trop l’utilité. Pour Jenny. Je ne veux pas qu’on s’énerve.
Pas ce soir.
— Pourtant, c’est ce que veut Jenny, j’ai l’impression.
Henry continue de regarder sa femme fixement.
— Je ne suis pas sûre qu’elle sache vraiment ce qu’elle veut, tu sais, pas plus que nous
d’ailleurs. (Elle soupire.) Oh ! et puis zut ! Tu n’as qu’à lui dire oui.
Barbara jette soudain le tablier sur le plan de travail.
— De toute façon, ça va être horrible, peu importe qui sera là ou pas.
Leur conversation est interrompue par un bruit sourd, au-dessus de la cuisine. Jenny arpente sa
chambre à pas lourds tout en s’exclamant au téléphone. Des paroles incohérentes pour la plupart,
jusqu’à ce qu’ils entendent :
— Oh non ! Ce n’est pas vrai… Non !
Puis, un fracas épouvantable, de verre, d’objets lancés à travers la pièce, apparemment.
6
LE TÉMOIN
— Vous devez l’apporter tout de suite à la police.
— Non, c’est hors de question.
— Pardon ?
Je suis bouleversée.
Tout en dévisageant Matthew Hill, je reprends la dernière carte postale que j’ai reçue. Je l’ai
glissée dans une pochette plastique que j’ai piquée à Luke. Une de ces pochettes perforées en
plastique transparent, pour les classeurs. De vrais dangers, ces pochettes. Un jour, je me suis
méchamment cogné l’épaule en glissant sur l’une d’elles.
Cette carte est arrivée comme les précédentes, dans une enveloppe sombre, toute simple, avec
l’adresse imprimée sur une étiquette. Mais celle-ci est encore plus bizarre et un tout petit peu
plus menaçante. Fond noir à nouveau, avec des lettres collées. LE KARMA. TU PAIERAS. Au
début, cela m’a paru très étrange – le rapport avec le bouddhisme, le yoga ou je ne sais quoi. Ces
choses-là n’étaient-elles pas liées à la douceur, à la bienveillance et au pardon ? Puis, je suis allée
voir sur Internet et j’ai lu que certaines personnes interprétaient la notion de karma comme une
sorte de justice immanente, une punition méritée – la conséquence négative d’une mauvaise
action – et j’ai commencé à frissonner…
Il faut que cela cesse.
— Je pensais que vous étiez compétent pour enquêter sur ce genre de chose sans faire intervenir
la police ? C’est ce qu’on attend d’un détective privé, non ?
Je regrette cette pointe de sarcasme, mais je suis très tendue, un peu déroutée, aussi. Je continue
de regarder Matthew Hill droit dans les yeux. Sa pub semblait pourtant sans ambiguïté. Détective
privé basé à Exeter. Ancien policier. Simple. Direct. Je m’étais imaginé que je lui dicterais mes
consignes. Et qu’il m’obéirait. C’est le principe de son métier. Comme lorsqu’un client entre
dans mon magasin. Un bouquet d’anniversaire, s’il vous plaît. Mais bien sûr.
— Écoutez. J’ai suivi l’affaire dans les médias. Cette carte, c’est un nouvel indice, vous
comprenez ? Cette jeune fille fait toujours l’objet de recherches et, lorsqu’il y a une enquête en
cours, j’ai pour règle de ne pas…
— Croyez-moi, monsieur Hill, il ne s’agit en aucun cas d’une preuve.
— Mais qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
J’hésite, ne sachant trop dans quelle mesure me confier à lui.
— Écoutez. Je sais qui m’a envoyé cette carte. C’est la mère de cette fille, Barbara Ballard. Elle
m’en veut beaucoup. Non, c’est un euphémisme. Ça va bien au-delà de la rancœur, et comment
pourrait-on lui en vouloir ? Moi, en tout cas, je la comprends. Ces cartes, j’ai tout fait pour les
mériter. Quand la première est arrivée, j’ai pensé à en informer la police, je le reconnais. Pendant
un moment, ces messages m’ont vraiment secouée, effrayée. Il faut dire que, suite à la
divulgation de mon nom dans les médias, nous avons été harcelés durant des mois. Du coup, j’ai
cru que ces cartes étaient plus ou moins du même tonneau. Mais maintenant, je comprends tout.
D’un autre côté, c’est la troisième que je reçois. Alors, tout ce que je veux, c’est la mettre en
garde, avec ménagement. Pour qu’elle arrête. Sinon, mon mari va finir par s’en apercevoir et il
insistera pour prévenir la police. Or, c’est justement ce que je veux éviter. Cette pauvre femme a
déjà bien assez de malheurs comme ça.
— Ma foi… J’avoue que, sur ce point, je crains d’être d’accord avec votre mari. Vous pourriez
très bien vous tromper de personne.
— Écoutez… elle vient au magasin. Elle est déjà venue deux fois. Elle se contente de me
regarder par la vitrine. Elle ne sait pas que je m’en suis rendu compte. Il est clair que…
— Très bien. Donc, ça a commencé quand, tout ça ?
L’expression du détective a changé.
— Ça restera entre nous ? Oui ?
— Bien sûr.
— Tant mieux… parce que je ne compte pas non plus signaler ce fait à la police. Vraiment, je
suis la seule à blâmer. Et je ne parle pas que du train. Voilà, je suis allée là-bas. En Cornouailles,
l’été dernier. Pour voir la mère. Mon mari me l’avait déconseillé et il se trouve qu’il avait raison.
C’était complètement idiot de ma part. Je m’en rends compte, aujourd’hui. Une erreur de plus
dans la longue liste de toutes celles que j’ai commises depuis le début de cette épouvantable
histoire. La pire, comme vous allez le voir, étant de ne pas avoir téléphoné… de ne pas avoir
prévenu ces malheureux parents dès le début.
— Vous n’avez fait aucun mal à cette jeune fille, madame Longfield. Il y avait deux hommes
dans le scénario. Des suspects-clés. Tout juste sortis de la prison d’Exeter.
— Oui. Mais ça ne m’est d’aucun réconfort, monsieur Hill, au contraire.
— Matthew. Je vous en prie, appelez-moi Matthew.
— Matthew. Mon mari me le serine tout le temps. Que ce n’est pas ma faute. Mais je crains que
ça ne suffise pas à me déculpabiliser. Et je ne peux pas supporter l’idée qu’on ne l’ait toujours
pas retrouvée.
Un sifflement s’élève d’une pièce adjacente. Je jette un coup d’œil vers la porte entrebâillée, au
fond du bureau, et Matthew Hill se lève brusquement, l’air radouci.
— Je vais vous dire ce qu’on va faire. Un café, madame Longfield ? Je fais un très bon
cappuccino.
— Ella. Oui, avec plaisir. Rien qu’à l’arôme, on sent que vous maîtrisez votre sujet. (Je me
surprends à sourire, je me détends un peu, mes épaules se relâchent.) J’aime beaucoup le bon
café.
— Machine à expresso. Grains d’importation – mon mélange perso. C’est ma petite faiblesse.
— La mienne aussi. (J’inspire profondément.) Pardon d’avoir été si susceptible. J’étais assez
nerveuse en venant vous voir.
— La plupart des gens sont comme vous.
Sa voix se perd tandis qu’il s’éclipse dans ce qui doit être un appartement contigu à son bureau.
Au bout d’un certain temps, il réapparaît avec un plateau chargé de deux cafés et d’un pot de
mousse de lait. Je fais oui de la tête lorsqu’il m’en propose.
— Alors, dites-m’en plus sur cette mère. Sur votre visite en Cornouailles. Je veux tout savoir.
Ne me cachez rien.
— D’accord. Je ne sais pas si vous avez suivi l’affaire, mais il y a eu un terrible battage
médiatique quand la presse a découvert que j’étais le fameux témoin du train. Les infos
nationales se sont déchaînées. Elles ont dépêché leurs meilleurs reporters. Les journaux titraient
sur de grands dilemmes moraux. « Qu’auriez-vous fait à sa place ? », ce genre de chose.
— Oui, j’ai vu ces articles.
Le détective se renverse dans son fauteuil, savourant son café à petites gorgées.
— C’était très difficile à vivre. Je suis fleuriste, j’ai mon magasin. C’était tellement affreux que
nous avons dû baisser le rideau pendant un mois et fermer tous nos comptes sur les réseaux
sociaux. Je ne pouvais plus affronter les gens. Nos amis étaient très compréhensifs, mais
certaines personnes ont réagi de manière un peu étrange. Même mes bons clients. Ça se voyait à
leur façon de me regarder.
— J’en suis désolé pour vous. On sous-estime toujours les répercussions d’une affaire
criminelle. Les gens peuvent se montrer très déplaisants.
— Oui, enfin… Tony, mon mari, était hors de lui. Comme je vous l’ai dit, il est très protecteur.
C’est un homme adorable… et il était furieux que mon nom soit sorti dans la presse.
— Et comment est-ce arrivé, d’ailleurs ?
— On n’en sait trop rien. Je participais à une conférence de fleuristerie dans le sud de Londres –
formation et modèle d’entreprise. Officiellement, la police soutient que les journalistes ont juste
eu de la chance, qu’ils ont reconstitué le puzzle en repérant que j’étais l’une des deux seules
personnes de la conférence originaires du Devon. Tony, lui, penche pour une fuite intentionnelle,
avec pour objectif de stimuler l’intérêt des médias pour l’affaire.
Matthew fait la grimace.
— Vous pensez que c’est possible ? dis-je.
— Je ne dirais pas ça, non. Ça me semble même hautement improbable. Jamais les policiers ne
prendraient le risque de vous mettre en danger.
— En danger ? Vous pensez donc que je pourrais être en danger ?
— Désolé. Je ne voulais pas vous inquiéter. Ce n’est pas comme si vous étiez la seule à pouvoir
identifier ces hommes. Non. À mon avis, la version d’une fuite délibérée reste vraiment très
improbable. Après, que votre nom ait été divulgué par mégarde… c’est une autre histoire.
— Bref… d’une façon ou d’une autre, tout le monde est au courant, maintenant. Je suis la
femme du train qui n’a pas bougé.
— C’est dur à vivre, c’est ça ?
— Oui. Mais ce n’est rien comparé à ce que traverse cette pauvre famille.
— Et qu’est-ce qui vous a pris d’aller là-bas ? En Cornouailles ?
Un soupir s’échappe de ma poitrine et je pose mon café pour me prendre la tête entre les mains.
— Je sais, c’était complètement idiot de ma part. Mais le fait est que, quand je l’ai vue devant
mon magasin, Mme Ballard, qui me regardait sans rien dire, je l’ai reconnue – sa photo était
partout dans le journal local. Bref, ça m’a donné la chair de poule. Et, en y réfléchissant, je me
suis dit qu’il valait mieux que j’essaie de lui parler. Je me suis mis dans la tête que si je lui disais
en face que j’étais affreusement désolée et que je comprenais très bien qu’elle m’en veuille… Je
me suis dit que si elle voyait que j’étais moi aussi maman et que son chagrin me touchait au plus
haut point…
Il n’y a qu’à voir la tête de Matthew pour comprendre ce qu’il en pense.
— Oui. Je sais. C’était stupide…
— Et elle a mal réagi ?
— C’est un euphémisme. Elle a littéralement pété les plombs. Bien sûr, avec le recul, je vois
mon erreur. Je me suis conduite de façon égoïste. Mais j’avais ce fantasme : si elle voyait que
j’étais quelqu’un de bien, que je regrettais énormément…
— Y avait-il quelqu’un d’autre de présent, ce jour-là ?
— Non. Rien que nous deux. J’avais apporté des fleurs. Un gros bouquet de primevères –
j’avais lu quelque part que c’étaient les fleurs préférées d’Anna. Ce qui a dû déclencher sa
colère, je le comprends, maintenant. Elle m’a dit qu’elle en avait marre des fleurs et que je
n’avais rien à faire chez elle. Que je n’avais aucun droit d’être là. D’apporter des fleurs comme si
sa fille était morte. Ce qu’elle ne croit pas, soit dit en passant.
Matthew ajoute un peu de mousse de lait dans son café et m’en propose, mais je décline d’une
main posée sur ma tasse.
— Pensez-vous que ce soit possible ? Que cette petite soit toujours en vie ?
Matthew pince les lèvres.
— Possible, mais d’un point de vue statistique peu probable.
— C’est ce que nous craignons aussi. Tony et moi.
Ma voix se brise. Si seulement je pouvais avoir davantage d’espoir ! Je repense à un récent
téléfilm dans lequel on retrouvait des filles disparues des années plus tard. J’essaie d’imaginer
Anna émergeant d’un sous-sol ou d’une planque, encadrée par deux policiers, enveloppée dans
une couverture de survie, mais mon esprit ne parvient pas à former cette scène. Je toussote,
détournant le regard vers le mur de dossiers suspendus, et je reprends ma tasse de café.
— Je disais donc. Ça s’est très mal passé en Cornouailles. J’ai voulu repartir. Je me suis excusée
de l’avoir contrariée. Et là, elle a disjoncté.
— Physiquement ?
— Elle n’était pas dans son état normal.
— Est-ce qu’elle vous a frappée, Ella ? Parce que, si elle vous a frappée, si elle a des accès de
violence, vous devez vraiment prévenir la police. C’est une chose qu’ils doivent savoir.
— Elle l’a fait sans intention méchante. Une empoignade sur le perron – c’était un accident plus
qu’autre chose. Un bleu, rien de plus. Au bras.
Matthew secoue la tête d’un air contrarié.
Je m’exclame :
— Oh ! bon sang ! Mais c’était ma faute, voyons ! Ce n’est pas quelqu’un de violent. Elle ne l’a
pas fait exprès et c’est moi qui n’aurais jamais dû aller là-bas. La provoquer. Mais le fait est que
ça m’a un peu secouée. Je veux dire par là que… Je savais qu’elle me considérait comme
responsable et j’avais envie de rétablir la vérité. Mais quand j’ai vu l’ampleur de sa haine… Ses
yeux…
— Ce qui vous incite à penser qu’elle est l’auteur de ces cartes postales.
— Pas vous ?
Matthew hausse les épaules, dodeline de la tête.
— Disons que je regrette que vous ne les ayez pas toutes gardées.
— Désolée. Je ne voulais pas inquiéter mon mari. Il veut décrocher une promotion et il a assez
de chats à fouetter dans son travail. Écoutez, monsieur Hill. Pardon… Matthew. Si vous refusez
de m’aider, je les brûlerai, ces cartes. En tout cas, je ne les donnerai pas à la police, ça, je peux
vous le dire.
Matthew me dévisage avec attention et change de position dans son fauteuil.
— J’aimerais que vous alliez lui rendre visite, Matthew. Vous êtes quelqu’un de neutre et qui a
l’expérience de ce genre d’affaires. Dites-lui d’arrêter, avec douceur, sans impliquer la police et
sans rendre les choses plus compliquées pour elle.
— Et si vous vous trompez sur toute la ligne ? Si ce n’est pas elle ? Cette mère qui semble être
de tempérament un peu colérique.
— Eh bien, je reconsidérerai ma position. Et je suivrai votre conseil.
— Bien. Donc, nous sommes d’accord, Ella, marché conclu ? J’essaie de rencontrer Mme
Ballard, je jauge la situation et, si je continue à douter, vous songerez à aller parler de tout ça à la
police ?
— Vous ne pensez pas sérieusement que ces cartes ont un lien avec l’enquête, non ?
— En toute franchise… non, sans doute pas. Si ce n’est pas la mère, c’est très probablement
l’œuvre d’une espèce de sadique. En revanche, le groupe d’enquête doit être mis au courant.
— Mais vous irez la voir ?
— Oui, c’est d’accord. Nous aviserons après ma visite en Cornouailles.
Il fronce les sourcils et se lève, l’air soucieux.
— Je suppose que vous avez entendu ce qui s’est passé, Ella ? Ce matin.
— Je vous demande pardon ?
— À la radio locale, ce matin. Après l’émission d’hier, vous savez, l’appel à témoins, un an
après la disparition d’Anna.
— Non. Il y a un fait nouveau ? Quelqu’un s’est manifesté ? Je n’étais pas au courant. Que
s’est-il passé ?
Matthew grimace.
— Bien sûr, ils n’ont pas donné son nom. Mais je suppose qu’il s’agit de l’autre fille. Dans le
train. L’amie.
— Sarah. Elle s’appelle Sarah. Que voulez-vous dire ? Il est arrivé quelque chose à Sarah ?
7
L’AMIE
De nouveau, Sarah fait semblant de dormir, mais cette fois, c’est plus difficile. En plus de sa
mère, il faut compter avec les infirmières, maintenant.
— Allons, Sarah. Il faut essayer de boire un peu. D’accord ?
L’infirmière lui tapote doucement la main.
Allez-vous-en. Allez-vous-en.
— Pourquoi vous ne la laissez pas sous perfusion ?
Sa mère a passé toute la nuit à pleurer, à émettre des soupirs, des claquements de langue
désapprobateurs et à faire tout un tas d’histoires à son chevet.
— Regardez-la, elle a une mine épouvantable. Elle n’arrive pas à s’asseoir dans le lit.
— Faites-moi confiance, madame. Il vaut mieux que Sarah soit stimulée et qu’elle boive un peu
toute seule.
Sarah est dans un service qui s’appelle « USI », ce qui signifie « unité de soins intensifs », a-t-
elle appris. Cela fait plusieurs heures qu’elle a conscience de ce qui se passe autour d’elle, mais,
comme elle se sent vaseuse, elle feint d’être aux abonnés absents.
Ils veulent tous savoir combien de comprimés elle a pris exactement. Ils n’arrêtent pas de lui
poser la question. Elle a suivi les conversations entre le personnel médical et sa mère.
Apparemment, on lui a fait des analyses pour déterminer le nombre de comprimés qu’elle a pris,
mais cela prend un certain temps et il serait beaucoup plus simple, expliquent-ils, que Sarah le
leur dise elle-même.
Les infirmières ne cessent de conseiller à sa mère d’aller faire une sieste dans le salon réservé
aux familles. Sarah donnerait n’importe quoi pour qu’elle accepte.
Elle est trop fatiguée, trop hébétée et trop misérable pour se sentir coupable. Elle n’en peut plus
de se sentir coupable, elle en a la nausée ; elle veut seulement qu’on la laisse tranquille.
Sa mère est en train de raconter aux infirmières que la dernière fois qu’elle l’a amenée à
l’hôpital, c’était pour une crise d’asthme – Sarah était encore en primaire. On autorisait les
parents à dormir dans la salle de jeu, à côté du service de pédiatrie. Ils dormaient sur des matelas
à même le sol, même si certains avaient obtenu de vrais lits pliants – le luxe.
Cette fois, il n’y a ni matelas ni lit pliant. Margaret a passé la nuit à errer comme un fantôme.
Toutes les deux heures, elle allait se dégourdir les jambes, alternant entre le fauteuil en plastique
vert près du lit et la cafétéria fermée, où les distributeurs automatiques délivrent un café
dégoûtant et des barres chocolatées.
Sarah vomit beaucoup moins, maintenant. Elle est toujours déterminée à ne rien dire.
Combien de comprimés, Sarah. Nous devons savoir combien.
— Je n’en ai pas beaucoup à la maison. Du paracétamol. Deux boîtes, maximum.
La mère de Sarah le répète pour la énième fois à l’équipe soignante.
En vérité, Sarah ne se souvient pas du nombre de comprimés qu’elle a pris. Elle en a acheté une
boîte à la pharmacie du coin et d’autres au supermarché. À cause d’un règlement stupide qui
empêche d’en obtenir plus d’une certaine quantité au même endroit.
C’était l’idée de cette reconstitution à la télé. Pour inciter d’autres témoins à se manifester.
L’autre connasse dans le train.
Sarah n’avait pas cessé de dire à la police et à ses parents que ce n’était qu’un tas de mensonges
malveillants. Elle, avoir des rapports sexuels dans les toilettes d’un train ? Avec un parfait
inconnu ? Mais pour qui la prenaient-ils ? Comment osaient-ils ?
Mais après, Sarah avait paniqué. Et si l’émission conduisait d’autres témoins à se faire
connaître ? Toute l’affaire était retombée après les conséquences immédiates de la disparition
d’Anna. Bien sûr qu’elle voulait que les gens viennent en aide à la police, bien sûr qu’elle voulait
qu’on retrouve Anna. Simplement, elle ne voulait pas qu’on découvre son véritable rôle. Pas ça.
Pitié, pas ça…
— Vous pensez qu’on devrait rappeler le docteur ? Ou un spécialiste, peut-être ? Pour voir ce
qu’il en dit ?
— Je suis les consignes du médecin. Il a donné des ordres très précis. Je vous en prie, essayez
de ne pas vous faire autant de souci. Sarah ne vomit plus et il vaut mieux qu’on arrive à lui faire
avaler du liquide. C’est préférable pour elle. Ensuite, nous serons plus à même de voir où on en
est.
— « Où on en est ? » Comment ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? On en est où ?
La mère de Sarah est dans un état d’agitation extrême.
— Taisez-vous…
Sarah n’a pas pu s’en empêcher. À peine un murmure.
— Mais vous allez vous taire, à la fin ? Tous autant que vous êtes.
— Et voilà… C’est bien, Sarah. Allez ! On va essayer d’ouvrir les yeux et voir si on peut
t’asseoir dans le lit, d’accord ? Les résultats des analyses devraient arriver sous peu. À partir de
là, nous pourrons te dire comment tu vas. Mais ce qui nous aiderait beaucoup, c’est…
— Je ne sais pas combien j’en ai pris. D’accord ? Je n’en sais rien.
— Je crois qu’on devrait la laisser. S’il vous plaît.
Sa mère se met à pleurer, et Sarah sent des larmes couler de ses propres yeux. Si seulement Lily
était là… mais elle ne peut pas dire cela à sa mère. Encore un sujet tabou.
— Je suis désolée…
— Tu n’as pas à être désolée, ma chérie. Ça va aller. Tout va s’arranger. Je te le promets. Tout
le monde t’embrasse et pense bien à toi. Les parents d’Anna. Jenny, Paul, Tim et les autres. Ils
veulent juste que tu te remettes.
Sarah ferme les yeux. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? La vérité, c’est qu’ils la tiennent pour
responsable. Ils le lui ont dit.
Le soir, avant cette maudite émission de télé, ils s’étaient tous réunis, soi-disant pour se soutenir
moralement, mais tout était parti en vrille. Une escalade dans l’horreur, jusqu’à cette engueulade.
Les deux garçons hyper en colère. Jenny qui pleurait.
En fait, il était prévu qu’ils aillent à Londres tous ensemble. Tous les cinq. Anna et Sarah pour
fêter leur examen et la fin du port de l’uniforme, les plus âgés pour s’amuser. Mais tout s’était
passé comme chaque fois qu’ils essayaient d’organiser quelque chose. On ne pouvait pas se fier à
eux.
Quand ils étaient plus jeunes, c’était très différent. L’écart d’âge ne comptait pas. Jenny et les
deux garçons avaient deux ans de plus – et alors ? Ensuite, lorsque les plus âgés étaient entrés au
lycée et avaient pris des petits boulots, tout avait changé. D’un seul coup, ils avaient eu de
l’argent. Ils avaient envie d’autre chose. Et ils avaient commencé à laisser tomber certains projets
à la dernière minute.
Sarah détestait tous ces changements. Elle détestait tout particulièrement les gens qui laissent
tomber les autres et elle leur avait craché sa colère à la figure pendant la dispute.
Si vous n’aviez pas tous été aussi égoïstes ! Fait d’autres plans ! Peut-être que je n’aurais pas
dû veiller toute seule sur Anna à Londres.
C’est Paul qui s’était désisté le premier. Une semaine en Grèce. Villa avec piscine, avec ses
parents. À son tour, Tim avait lâché l’affaire. Un dingue de rando, celui-là. On lui avait proposé
une semaine de trekking en Écosse et il voulait voir le loch Ness. Le musée du Monstre. Et puis,
ça ne lui plaisait pas d’être le seul mec dans une virée de filles.
Jenny avait eu des places pour aller à un concert avec son copain. Au final, il n’était plus resté
que Sarah et Anna.
Tu aurais quand même dû veiller sur elle… Les deux garçons étaient furieux. On ne comprend
pas comment vous avez pu être séparées…
Et puis Jenny qui se demandait pourquoi elles n’avaient pas respecté le pacte habituel. Veiller
les uns sur les autres. C’est vrai, quoi, vous étiez à Londres, quand même !
Sarah aurait voulu leur dire de fermer leur gueule. Et puis, pourquoi ç’aurait été à elle de veiller
sur Anna ? Pourquoi pas l’inverse, hein ? Parce qu’elle venait de la cité et qu’elle était censée
être la plus débrouillarde ? Parce qu’Anna faisait parfois un peu sa princesse ? C’est ça ?
Bien sûr qu’elles avaient un pacte.
C’était Anna qui l’avait rompu ! leur avait-elle crié. À tous. À Tim et sa rando d’égoïste. À Paul
et sa villa de luxe. À Jenny et son concert. Elle leur avait craché son mensonge au visage comme
elle n’avait cessé de le cracher à la police.
On avait dit qu’on se retrouverait au bar à deux heures du matin pour rentrer en taxi. Elle n’est
pas venue…
C’est Anna qui n’a pas respecté le pacte. OK ? Anna n’est pas venue…
Je vous l’ai déjà dit. Je vous l’ai déjà dit. Je vous l’ai déjà dit…
Sa mère avait tenté de la calmer à propos de l’émission. La femme du train n’aurait pas le droit
de faire de fausses déclarations. Pas à la télé. C’était de la diffamation. Cette femme, c’est une
folle, clairement…
Mais Sarah était tétanisée. Et si d’autres témoins se manifestaient ? Du train ou du club.
Elle se remémore la réaction de son père au Paradise Hotel, à Londres. Au début, elle n’avait
pas voulu lui parler. Cela faisait des années qu’il avait abandonné sa famille et elle refusait tout
contact avec lui. Mais sa mère avait insisté pour qu’il vienne, à cause de tout ce qui se passait, et
il avait pété un câble quand l’inspecteur lui avait répété les propos du témoin.
Vous traitez ma fille de pute ?
Du coup, Sarah était restée chez elle avant l’émission, terrifiée à l’idée de ce qui allait en sortir.
Elle était censée aller la regarder chez Jenny. À la ferme. Toute la bande réunie. Et puis toutes
les images s’étaient mises à lui bombarder l’esprit.
Le club. Ce sentiment nauséeux quand elle avait regardé sa montre…
La dispute avec Anna. Arrête d’être aussi bébé…
Le problème quand on ne dit pas toute la vérité à la police, c’est qu’un an après, elle ne se
souvenait pas toujours exactement de ce qu’elle avait dit ou pas dit. Elle était paralysée à l’idée
que cette reconstitution la fasse déraper… et dire ce qu’il ne fallait pas.
Alors, elle avait emporté les médicaments dans la salle de bains sous prétexte d’aller prendre un
bain. Ce n’était pas comme si elle avait pris la décision bien claire de se tuer. Rien d’aussi
dramatique, rien d’aussi tranché.
Elle voulait simplement mettre un terme à la panique, à l’attente de cette émission. Ignorer ce
qui allait être mis au jour. Elle voulait juste que tout cela s’arrête…
L’infirmière l’aide à se redresser, lui retape les oreillers dans le dos, et quelqu’un se matérialise
près du lit. Une autre infirmière, dans un uniforme de couleur différente. Elle est plus âgée, elle a
l’air plus gradée, elle parle à sa mère. Murmures de mauvais augure. Quelque chose à propos des
analyses…
— Excusez-moi, je vous ai fait sursauter. Mais le médecin voudrait vous voir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Il vaut mieux que vous me suiviez, madame Headley, s’il vous plaît.
8
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
En route pour la Cornouailles, Matthew passe deux coups de téléphone chez lui.
— Ce sont de fausses contractions, Matt, c’est tout. De toute façon, je t’appelle s’il y a du
changement. Tout va bien. Ce sont de fausses contractions, je te dis.
— Je peux revenir, tu sais. Rester à la maison, si tu préfères. Si tu te fais du souci.
— Je vais très bien.
Sally en est à son huitième mois de grossesse et elle affirme qu’avoir des contractions n’a rien
d’inquiétant. Tout est parfaitement normal. Pour Matthew, néanmoins, cela fait un moment que
rien n’est plus normal. Il trouve tout terriblement anormal depuis son expérience surréaliste des
cours de préparation à l’accouchement. La vache ! Pourquoi ses amis ne l’avaient-ils pas
prévenu ?
Tu es sûre que tu ne préférerais pas une césarienne, Sal ? Il y a des gens qui disent que c’est
beaucoup moins risqué, tu sais. Et aujourd’hui, tu peux le demander. Il n’y a pas de honte à ça.
Tu commences à flipper, Matt ? Désolée, mais je suis capable de pousser comme une grande. Et
c’est un peu tard pour te dégonfler, maintenant.
Cette conversation à voix basse avait eu lieu pendant que Matt, suivant les instructions, massait
les lombaires de Sal, assise sur un tapis de yoga, en survêtement gris et T-shirt noir. Elle était
absolument adorable, songeait-il, et aussi vaguement ridicule. Vue de dos, elle avait l’air
normale… à part l’énorme ballon qui tendait son haut noir.
Sal faisait l’envie de toutes les futures mamans du cours. Comment ça se fait que tu n’aies pas
enflé de partout ? Les autres exhibaient leurs chevilles et leurs jambes gonflées, pinçaient leurs
capitons dans le dos et aux bras.
Mystère ! Je bouffe comme quatre.
C’était la vérité. Matthew n’avait jamais vu sa femme s’empiffrer autant. Des sandwichs au
poisson en pleine nuit, avec de la mayonnaise et des rondelles de cornichon. Elle émettait des
pets d’une puanteur redoutable.
Va te faire foutre, Matt. Je ne pète pas. Je suis une déesse de la maternité.
Matthew regarde une fois de plus son portable, un sourire aux lèvres. À la vérité, Sal pète même
dans son sommeil, maintenant.
Le téléphone lui confirme que le signal est fort, dans la zone. Pas de nouveau texto. Et s’il la
rappelait ?
Non. Du calme, mec. Au second appel, elle commençait déjà à s’agacer. Tout va très bien se
passer. De toute façon, cela ne devrait plus tarder, maintenant.
Matthew vérifie le GPS embarqué – moins de quatre cents mètres avant d’arriver à la ferme des
Ballard – et s’engage sur une petite aire de repos. Mel devrait être à son bureau, à présent. Bien.
Le sergent Melanie Sanders – bientôt l’inspecteur Melanie Sanders, du moins fallait-il l’espérer
– est restée la meilleure pote de Matthew, bien qu’il ait quitté la police. À une époque, il y a de
cela une éternité, il avait même eu le béguin pour elle ; avait rêvé que cela aille plus loin. Mais
c’était de l’histoire ancienne. Il avait tout raconté à Sal. Du passé, il avait fait table rase.
Non. Ce n’était pas vrai à cent pour cent. Il n’avait pas dit à Sal qu’il ressentait encore ce drôle
de truc à l’estomac quand il parlait à Mel. Pas du désir. Plus maintenant. Juste une sensation qui
lui rappelait un temps bien différent, une tout autre version de lui-même.
Trois ans que Matthew a démissionné, et il a encore du mal à trouver ses marques dans sa
nouvelle situation, même s’il n’aime pas le reconnaître.
Il appuie sur la touche qui connecte son téléphone au tableau de bord, écoute le numéro se
composer automatiquement et les sonneries s’égrener.
— Sergent Melanie Sanders.
— Tu as bu combien de cafés ?
— Matt ?
— Écoute, si tu n’as pas encore pris ton second shoot de caféine, je raccroche et je te rappelle.
Melanie se met à rire.
— J’espère que tu ne m’appelles pas pour me demander un de tes fameux petits services.
— Bien sûr que je t’appelle pour te demander un petit service. Mais c’est un service qui marche
dans les deux sens. Promis.
— Oh ! mais ça marche toujours par deux avec toi, Matt. Je te file un coup de main. Et puis je
t’en file un autre.
C’est au tour de Matthew de rire.
— Sérieusement. Tu bosses sur la disparition de la petite Ballard ?
— Juste la liaison avec la famille. C’est une fille de notre groupe, Cathy, qui a été assignée à ce
rôle. Londres nous file quelques biscuits – quand on peut se permettre de les déranger, bien sûr.
Ce qui arrive rarement. Entre nous, l’inspecteur qui est sur l’affaire est un vrai petit monsieur.
Pourquoi ?
— Donc, d’après tes infos, il n’y aurait aucun membre de la famille dans le collimateur ? Papa
et maman sont clean ?
— Et pourquoi tu veux savoir ça, toi ?
— Pour rien.
— Un conseil, Matt, ne te mêle pas d’une enquête en cours. Ne recommence pas, on sait tous
où…
— T’inquiète. Écoute, je te jure que, si j’ai quoi que ce soit pour toi, croix de bois, croix de…
— Arrête… tu croises les doigts derrière ton dos.
— Tu me connais bien…
Ils laissent un silence s’installer.
Chaque fois qu’ils collaborent, comme aujourd’hui, Melanie tente de le faire revenir sur sa
décision. De lui faire réintégrer la police. Elle continue de penser que c’est possible, malgré toute
l’eau qui est passée sous les ponts. Elle lui promet chaque fois que, dès qu’elle aura pris du
galon, elle va remettre de l’ordre dans sa vie, lui forcer la main. Mais Matt tourne toujours ses
menaces en dérision et ils en arrivent invariablement à cette impasse silencieuse. Cette entente
muette. Mel est d’avis qu’il gâche son talent. Et Matthew n’a pas trop envie de réfléchir à tout
cela.
— Bon. Écoute, Matt, je ne t’ai rien dit, mais il paraît que le couple des parents bat de l’aile.
Rien de bien étonnant. Mais, sinon, tous les membres de la famille ont un alibi. On a pour
consigne de les tenir à l’œil, c’est tout. L’inspecteur chargé de l’enquête – je t’ai dit que c’était
un petit con prétentieux ? –, bref, lui se concentre sur les deux mecs du train. Soit dit entre nous,
il y a eu le traditionnel cafouillage dans la collaboration avec nos amis européens.
— Et donc… les deux mecs seraient à l’étranger ?
— C’est presque certain, parce qu’ici, RAS. Pas la moindre piste. Aucun élément de la
scientifique à se mettre sous la dent et rien d’intéressant non plus du côté de la vidéosurveillance.
À Scotland Yard, ils sont un peu chatouilleux sur ce point. Il faut dire qu’ils ont pas mal tardé à
demander le contrôle aux frontières. Mais l’émission a porté ses fruits : apparemment, plusieurs
personnes se sont manifestées. On ne nous communique pas grand-chose, mais je vais insister.
J’espère en savoir plus très vite. Pourquoi ?
— Pour rien. Écoute, il faut qu’on se boive un café très vite. Je t’enverrai un texto.
— Donc, tu as recommencé à te mêler d’une enquête en cours ?
— Moi1 ?
Mel se met à rire.
— D’accord. Et avant que tu raccroches, comment va Sal ?
— Elle pète du cornichon. Crois-moi, la grossesse, c’est une affaire qui pue. Sérieusement, elle
est en pleine forme. Belle et sereine comme toujours, mais les cornichons ne lui valent rien. Je
t’envoie un texto très vite pour ce café.
Mel rit encore quand il raccroche tout en regardant une fois de plus l’heure sur le GPS.
La ferme des Ballard apparaît au bout de huit cents mètres d’une allée étroite où deux voitures
ne se croisent pas. C’est comme suivre la route de brique jaune du Magicien d’Oz : l’étrange
surface en béton de couleur sable est surélevée des deux côtés, ce qui rend Matthew nerveux.
Qu’est-ce qui se passe si un autre véhicule arrive en face ? Il n’y a que deux endroits où l’on peut
se croiser. Matthew tient beaucoup à sa voiture et il voit d’ici les dégâts si jamais l’une des roues
dérape de la plate-forme en béton. Ça pourrait faire du vilain.
C’est donc cela, vivre en dehors des sentiers battus.
Au bout du chemin, enfin, il arrive à la ferme. La maison est imposante : porte d’entrée
encadrée de fenêtres, façade tapissée d’une incroyable plante grimpante – sans doute magnifique
à la belle saison, bien qu’il n’ait pas la main verte et soit incapable de reconnaître cette variété.
La route d’accès s’élargit en une grande allée terminée par un cercle qui permet de faire demi-
tour devant la bâtisse. D’un côté, il y a une pelouse impressionnante et, de l’autre, un chemin qui
part vers les granges, au loin. Matthew se gare sous un arbre, en face de la porte d’entrée, et
fourre ses clés dans sa poche. Inutile de fermer, ici.
À son grand soulagement, c’est Mme Ballard qui lui ouvre. Une vraie caricature avec son
tablier à fleurs. Aussitôt, Matthew se sent coupable – forcé à présent de la regarder dans les yeux.
— Si vous êtes journaliste, nous n’avons rien de plus à déclarer avant la veillée.
— Je ne suis pas journaliste. Pourrait-on parler à l’intérieur, madame Ballard ?
Parfois, ça marche. L’assurance et le ton solennel. Comme s’il était en droit d’être là.
— Mais vous êtes… ?
Enfin, pas toujours.
— Je suis détective privé, madame Ballard, et j’enquête sur des questions relatives à la
disparition de votre fille.
La mère change de physionomie. Son visage passe de la méfiance à la surprise, et enfin à un
regain d’espoir, si déplacé, en la circonstance, que Matthew se remet à culpabiliser.
— Je ne comprends pas. Un détective privé… Mais en quoi tout cela vous concerne-t-il ?
— Il vaudrait mieux en parler à l’intérieur. Vous voulez bien ?
Une fois dans le vestibule, ils restent plantés l’un devant l’autre, l’air embarrassé. Matthew jette
un regard vers les vases remplis de fleurs. Il y en a au moins quatre, qui encombrent une console
surmontée d’un grand miroir.
— Si seulement les gens arrêtaient d’en envoyer... Des fleurs. Mais ça part d’une bonne
intention. Nous allons organiser une veillée aux bougies pour marquer la première année de sa
disparition…
Elle s’éclaircit la voix. Se ressaisit.
— Du coup, je ne comprends pas bien, monsieur…
— Hill. Matthew Hill.
— Vous menez votre propre enquête sur la disparition de ma fille ? Mais comment est-ce
possible ? Il y a déjà tout un groupe à Scotland Yard qui travaille dessus. C’est mon mari qui a
fait appel à vous ?
— Non, madame Ballard. J’ai été contacté par une personne concernée par cette enquête,
quelqu’un qui reçoit du courrier déplaisant depuis quelque temps. Et j’essaie juste de l’aider à
mettre un terme à tout ça, de manière que tous les efforts de la police puissent se concentrer sur
l’essentiel : retrouver votre fille.
— Du courrier déplaisant ?
— Ça vous dérange si on s’assied un instant ?
Elle se fige, réfléchissant à la question, avant de le conduire finalement dans la cuisine. Autre
cliché, avec son énorme cuisinière Aga bleue, recouverte de chaussettes en train de sécher. Mme
Ballard semble un peu plus nerveuse, ses mains s’agitent machinalement sur ses genoux. Elle ne
lui offre pas à boire.
— Si je comprends bien, vous-même vous n’avez pas reçu de lettres désagréables, madame
Ballard ?
— Non. Pas du tout. Beaucoup de lettres très gentilles, au contraire, de parfaits inconnus.
Quelques-unes un peu bizarres, certes, mais ça n’a jamais été un souci ni un problème. De toute
façon, nous les montrons toutes à Cathy, notre agent de liaison. Elle prend régulièrement contact
avec nous. Et, donc, qui reçoit ces lettres ? Pas Sarah, j’espère. Vous savez qu’elle est à
l’hôpital ?
— Qui, l’amie de votre fille ? Celle qui l’accompagnait à Londres ?
— Oui. J’y suis allée ce matin. À l’hôpital. On attend les résultats des analyses. C’est terrible.
Terrible. Sa mère est dans tous ses états. Nous le sommes tous. Comme si ça n’était pas déjà
assez pénible. C’est donc ça, alors ? Quelqu’un a envoyé des lettres d’insultes à Sarah ?
— Non. Pas à elle.
Matthew fixe Barbara Ballard droit dans les yeux, au cas où elle se troublerait. Mais non. Elle
ne détourne pas le regard. Ses yeux ne renferment que la souffrance des personnes hantées par le
chagrin.
— Je sais que ça va être difficile pour vous, madame Ballard. Mais ce courrier – il a été envoyé
au témoin du train. Ella Longfield.
— Ah.
L’attitude de Barbara Ballard change aussitôt, en même temps que son intonation.
— Cette femme...
— Oui. Mme Longfield m’a parlé de la rancœur que vous nourrissez à son égard et je n’ai pas
l’intention, je vous assure, d’ajouter à votre détresse en abordant ce sujet. Mais Ella souhaite
faire cesser ces envois sans faire intervenir la police. Elle ne veut pas détourner le groupe
d’enquête… de son véritable objectif : retrouver Anna.
— C’est un peu tard pour ça.
— Je suis désolé.
Elle hausse les épaules. Le dévisage. D’un air de défi, maintenant.
— Écoutez. Je sais que c’est très, très difficile à vivre, madame Ballard. Mais je suis moi-même
un ancien policier. Les flics sont des gens bien qui font de leur mieux, j’en suis certain. Avec
cette émission, cet appel à témoins au bout d’un an... La couverture médiatique aide en général
à…
Elle ne mord pas à l’hameçon.
— Écoutez. Ces lettres – quoi que ce soit. Vous feriez sûrement mieux d’en parler à mon mari.
(Elle se lève.) Il n’entend pas toujours son portable et, à certains endroits, il n’y a pas de réseau,
mais je peux essayer de l’appeler, si vous voulez ?
— Non, inutile de le déranger. Vous ne voyez donc personne qui pourrait envoyer ce genre de
courrier à Mme Longfield ? Quelqu’un dans le cercle de vos connaissances qui aurait pu être
particulièrement bouleversé par cette affaire ? Qui aurait proféré des propos hostiles. Au sujet du
rôle de cette femme…
— Tout le monde est bouleversé, monsieur Hill. Ma fille n’a toujours pas été retrouvée. La
veillée a lieu demain. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Se rendant compte, sur le tard, que rien ne l’oblige à parler avec ce détective privé, elle s’est
ressaisie et renonce aux bonnes manières.
D’expérience, Matthew sait que cette prise de conscience va rapidement se muer en colère.
Il lui tend sa carte, qu’elle accepte, hésitant juste un instant avant de la glisser dans la poche de
son tablier.
— Avez-vous parlé à la police de ces courriers malveillants ? lui demande-t-elle en soutenant
son regard.
— Pourquoi cette question ?
Barbara Ballard ne répond pas.
— Bon, dit Matthew. Si jamais vous apprenez quoi que ce soit qui pourrait être en rapport…
vous m’appellerez ? Oui ?
Elle opine.
— Le problème, c’est que, si elle continue à recevoir ces envois, Mme Longfield va devoir le
signaler à la police. Et ce n’est pas ce qu’elle souhaite. Elle estime que vous avez suffisamment
de soucis comme ça.
— Ah oui ?
Matthew pince les lèvres, indécis, et prend congé d’un signe de tête.
Dehors, il sent le regard de Mme Ballard continuer à le suivre, tandis qu’il démarre sa voiture et
effectue un tour complet pour se remettre sur cette drôle de route d’accès.
Il vérifie l’écran de son téléphone mains libres. Aucun appel de Sal. Il s’interdit de regarder en
arrière. Pour garder l’avantage.
Et il poursuit sa progression sur l’étroite bande surélevée, manœuvrant avec la plus grande
prudence, s’appliquant à effacer de son esprit les yeux de Barbara Ballard.

1. En français dans le texte.


9
LE PÈRE
Dans le champ le plus élevé et le plus exposé de l’exploitation, Henry est en train de vérifier
que les moutons vont bien, lorsqu’il voit la voiture approcher de la maison. Le vent est mauvais
par ici et il remonte la fermeture éclair de son anorak jusqu’au menton, sans quitter des yeux le
corps de ferme en contrebas.
Cette partie de l’exploitation a toujours été problématique d’un point de vue logistique. Difficile
d’accès, sauf en quad, et Henry a toujours entretenu une relation compliquée avec le quad, dans
ces collines. Plusieurs fois, il a failli se retourner avec, plus souvent qu’il a bien voulu l’avouer à
Barbara. Un jour, à l’endroit le plus abrupt du terrain, il a sérieusement pensé que ce stupide
engin allait verser à grande vitesse. Deux des quatre roues avaient quitté le sol et il avait senti
tout le poids du véhicule se soulever. Tout s’était passé comme ce qu’on raconte. Un flash dans
son esprit : comment allaient-elles s’en sortir sans lui ?
À nouveau, Henry entend l’écho résonner dans sa tête. La voix d’Anna.
Tu me dégoûtes…
Ce jour-là, il s’était fait une telle frayeur sur le quad qu’en rentrant à la maison, il avait filé
directement dans le bureau adjacent au débottoir et il avait pris des dispositions en ligne pour
augmenter le montant de son assurance vie. Plus tard, cela avait donné lieu à une dispute
épouvantable avec Barbara.
Nous n’avons pas les moyens d’augmenter l’assurance vie, Henry ! De toute façon, qu’est-ce
qui te prend de faire ça ? Arrête d’être aussi morbide !
Il lui avait promis d’annuler la prime supplémentaire tout en se demandant s’il ne devrait pas
reconsidérer la proposition d’un voisin qui souhaitait lui acheter ces parcelles si compliquées à
entretenir et qui convenaient mieux à son type de bétail. Mais pour Henry, c’était une question
d’amour-propre. De prétendre encore être un vrai agriculteur et pas le dirigeant d’une entreprise
touristique.
Il regarde la voiture repartir, son conducteur visiblement peu à l’aise sur la route d’accès.
Avançant au ralenti. Non, c’est décidé : il ne mettra plus en gérance ni en vente une seule
parcelle de cette terre que son père et son grand-père ont acquise à la sueur de leur front. Sur le
papier, l’activité touristique est un choix logique, et alors ? Les locations de vacances. Le
camping. Mais il garde l’âme d’un paysan. Donc, il pense à ses quelques moutons, à son
troupeau de vaches et aussi au montant de son assurance vie qu’il n’a pas rétabli à la baisse.
Il n’a pas reconnu l’homme qui était devant sa porte. Grand, mince, mais trop éloigné pour qu’il
puisse distinguer son visage. La police ? Henry sent fuser en lui la décharge d’adrénaline
devenue familière.
Un an a passé et, contrairement à sa femme, Henry n’espère plus qu’on retrouve leur fille
vivante.
Il regarde Barbara émerger sur le pas de la porte pour s’assurer que le visiteur est bien parti.
Henry pense qu’il devrait y aller – que se passe-t-il, encore ? – quand un bêlement s’élève dans
son dos. Il se retourne : deux brebis sont en train de glisser dans la boue, tout en bas du champ,
dérapant dangereusement près du ruisseau. Zut ! Il va devoir descendre. Les inciter à remonter
vers la terre ferme.
Cet exercice sur un sol aussi détrempé lui prend toujours plus de temps que nécessaire.
Quels crétins, ces moutons ! Pas un sou de cervelle.
Il appelle Sammy qui arrive, la queue entre les pattes. Même le chien déteste ce champ. Il
regarde son maître comme s’il avait perdu la raison. Qu’est-ce qu’on fait là-haut ? D’habitude,
tu prends le quad pour grimper jusqu’ici.
Secondé par Sammy, il parvient à convaincre en douceur les deux brebis égarées ainsi que le
reste du troupeau de remonter. Après réflexion, Henry décide de les mener encore plus loin,
jusqu’au champ voisin, pauvre en herbe, mais qui leur offrira une solution plus sûre pour la nuit.
Il referme la barrière, rappelle Sammy et rentre à la ferme par le sentier qui longe le pré.
C’est le chemin des Primevères. Anna l’adorait quand elle était petite, en raison des hautes haies
qui le bordent. Elle était toujours partante pour faire des bouquets de fleurs des champs.
On fait la course, papa.
Henry ferme les yeux pour accueillir cet écho bienvenu et s’immobilise. Il la revoit dans sa
doudoune rose, avec son bonnet à pompon rose et ses gants roses. Allez, papa. On fait la course
jusqu’à la maison. Son bouquet de primevères à la main.
Ce n’est que lorsque Sammy se frotte le museau à sa jambe qu’Henry rouvre les yeux.
C’est bon, mon chien. Tout va bien.
Il lui caresse la tête, prend une profonde respiration et rentre à la maison d’un pas décidé. Le
temps qu’il arrive dans la cour, Barbara a déjà regagné la cuisine.
Dans le débottoir, il ôte ses bottes, ordonnant au border collie tout crotté de ne pas bouger.
— C’était qui, tout à l’heure ?
Barbara émerge de la cuisine en s’essuyant les mains à son tablier. Elle a le teint couleur de
cendre.
— Un détective privé.
— Qu’est-ce qu’un détective privé vient foutre ici ?
— Il prétend qu’Ella – la fleuriste – reçoit des messages hostiles.
— Ça n’a rien de nouveau.
— Si. Il ne s’agit pas seulement d’insultes sur les réseaux sociaux. De véritables lettres ou des
cartes postales, je ne sais plus. Chez elle. Vraiment haineuses.
— Et en quoi ça nous regarde, exactement ?
— J’ai l’impression que ce détective privé me soupçonne de les avoir envoyées.
— Il t’a accusée ?
— Pas explicitement, non, mais c’était sous-entendu. Comme s’il me faisait une fleur. En
m’avertissant.
Henry laisse passer quelques secondes, la mine suspicieuse.
— Et avant que tu me poses la question, poursuit Barbara, non. Ce n’est pas moi l’auteur de ces
lettres. Quoique je me fiche pas mal de savoir qui c’est.
— Eh bien, j’espère que tu lui as dit de ne pas remettre les pieds ici. Tu penses qu’on devrait
appeler Cathy ? Ou les enquêteurs de Londres ? Pour le leur signaler ?
— Non. Ce n’est pas la peine. Je lui ai demandé de ne pas revenir. Il prétend qu’il va lui-même
signaler les faits à la police.
— Et tu ne lui as rien dit d’autre ? Rien de stupide, Barbara ? Sur moi ?
Elle le considère avec une grande sévérité. Sans ciller. Regard glacial.
Il sent son rythme cardiaque s’accélérer.
— Non, Henry. Je n’ai rien dit de stupide… sur toi.
Henry s’assied sur le vieux banc d’église qu’ils ont placé dans le débottoir.
— Jenny est rentrée ?
— Pas encore. Elle est allée en ville. Elle voulait s’acheter un manteau pour la veillée. Quelque
chose de chaud et d’élégant, a-t-elle dit.
D’emblée, Henry a exprimé très clairement ce qu’il pensait de cette veillée. Il n’est pas croyant.
C’était une idée du pasteur. Des prières et des bougies pour marquer la première année de la
disparition d’Anna. Au départ, c’était prévu pour jeudi… un an après, jour pour jour. Mais quand
la reconstitution à la télé a été confirmée, ils ont décidé de repousser la veillée au samedi. Et
puis, c’était plus pratique pour les gens – le week-end.
Barbara lève le menton d’un air de défi.
— La mère de Sarah espère que nous pourrons reporter la veillée jusqu’à ce que Sarah soit
suffisamment remise pour y assister, mais je lui ai répondu que ce n’était pas une bonne idée,
qu’il fallait que Sarah ne pense qu’à se rétablir. Nous devons nous en tenir à ce qui était prévu.
— Et tu trouves toujours que c’est une bonne idée ? Cette veillée ?
— Je n’en sais rien, Henry. Mais les gens ont été si gentils avec nous. Et puis ils ont l’air de
vouloir faire quelque chose. La presse prendra des photos, ça permettra de maintenir l’affaire sur
le devant de l’actualité. D’après Cathy, c’est une bonne chose. De la maintenir sur le devant de
l’actualité.
— Et Sarah, alors ? Elle continue de prétendre que c’était un accident ? Ces médicaments
qu’elle a pris…
Personne ne fait d’overdose par accident, songe Henry. Il tente d’éprouver davantage de
compassion pour Sarah, mais s’aperçoit qu’il en est incapable.
10
LE TÉMOIN
— Pourquoi tu ne me laisses pas préparer le thé, mon amour ? Prends-toi dix minutes, pour une
fois.
J’entends la voix de mon mari, derrière moi, mais je ne me retourne pas. Immobile en haut de
l’escalier, je fixe le courrier, en bas, sur le paillasson. Parmi le tas de factures et d’enveloppes
blanches, je la vois qui me nargue. L’enveloppe noire, désormais familière. L’adresse imprimée
sur une étiquette crème, cette fois.
— Non, ça va. Je t’assure. Tu me connais, je préfère m’occuper les mains.
Je me précipite en bas pour ramasser les lettres éparpillées par terre et j’en fais une liasse,
sentant sous mes doigts la carte postale rigide à l’intérieur de son enveloppe. Je la glisse au
milieu du courrier tandis que Tony descend à son tour l’escalier.
— Tu es sûre que ça va, Ella ?
— Des sandwichs au bacon, ça te dit ? Préviens Luke qu’on mange dans un quart d’heure, tu
veux bien ?
Mon cœur cogne dans ma poitrine. J’évite délibérément de croiser mon reflet dans le miroir de
l’entrée. Refusant de voir ce visage tout rouge, la preuve de ma dissimulation.
J’étais persuadée qu’après la visite de Matthew en Cornouailles, les cartes cesseraient ; j’ai
vraiment cru que je pourrais épargner des soucis à Tony qui en a largement eu sa dose depuis le
début de cette affaire.
Dans la cuisine, je trie rapidement le courrier pour lui tendre les prospectus du club de vins et de
la banque. Je sais que je devrais lui parler de ces horribles cartes, et je me suis promis de le faire
sans tarder. Bientôt. Dès que j’aurai revu Matthew. Mais Tony va encore se mettre dans tous ses
états ; or, en ce moment, il se donne sans compter à son travail pour décrocher cette promotion.
En plus, je me sens coupable, car il m’avait expressément mise en garde contre ce voyage en
Cornouailles. Oh Seigneur ! J’espérais tant que Matthew réglerait le problème.
— Il y a quelque chose d’intéressant ? me demande Tony en regardant le courrier que je lui
tends.
— Compagnie d’assurances. Contrat multivéhicules.
Il fait la moue et tourne les talons tandis que j’allume le four. Alors que je commence à
m’occuper du pain et du bacon, le téléphone se met à sonner.
— J’y vais ! dis-je.
Serait-ce Matthew ? Il me semblait pourtant lui avoir demandé de ne m’appeler qu’au magasin.
— Ella, il se passe quelque chose… n’est-ce pas ? Quelque chose que tu ne me dis pas.
— Pas maintenant, Tony. S’il te plaît. Je vais très bien, je t’assure.
Zut. Si ce n’est pas la mère d’Anna, nous devons apporter ces messages à la police. Bon. Il va
falloir que j’en parle à Tony, alors.
Ouvrant d’une main l’emballage du bacon, je décroche de l’autre, m’armant de courage pour
prier Matthew de me rappeler plus tard, au magasin.
— Allô ? Vous êtes la mère de Luke ?
— Oui, c’est moi. Ella Longfield. Qui est à l’appareil ?
— Je suis Rebecca Hillier. La mère d’Emily. J’espérais que nous pourrions confirmer les
dispositions qui ont été prises. Pour la rencontre.
— La rencontre ? Excusez-moi, je crains de ne pas comprendre.
S’ensuit une très longue pause.
— Luke ne vous a rien dit ?
— Non. Pourquoi, il y a un problème ?
— Écoutez… Il est hors de question que je règle ceci au téléphone. J’ai été très claire sur ce
point avec Luke. Donc… demain, vous êtes libres ou pas ?
Tony me regarde en articulant des questions muettes. C’est qui ? Quel problème ?
— Demain ? Eh bien… mon mari a une partie de poker avec des amis, donc…
— Disons dix-neuf heures trente. Chez nous. Luke connaît l’adresse.
Et elle raccroche.
— C’était très bizarre, dis-je. Très grossier, en fait. Tu veux bien dire à Luke de descendre, je te
prie ?
— Qu’est-ce qui se passe, Ella ?
— Si seulement je le savais…
Je commence à disposer une douzaine de tranches de bacon sur le plateau en les faisant se
chevaucher un peu pour que tout contienne. Tandis que les pas de Tony résonnent dans
l’escalier, je me dépêche d’ouvrir l’enveloppe redoutée.
MÉFIE-TOI. JE T’OBSERVE…
— Ella ! Je pense que tu ferais mieux de monter.
Dieu du ciel…
Arrivée dans la chambre de Luke, je comprends tout de suite que la situation est grave, et ma
terreur se déplace instantanément de la carte postale à mon fils. Depuis quinze jours, il est de
plus en plus à la bourre, que ce soit au magasin ou en cours. D’ailleurs, nous avons reçu une
lettre du lycée concernant son absentéisme. Suggérant une rencontre avec son tuteur. Je comptais
m’en occuper, mais avec tout ce qui s’est passé…
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’il y a, Luke ?
Au début, Tony est plus en colère qu’inquiet.
Luke est pelotonné sous les couvertures, encore tout habillé de la veille. Jean et gros sweat à
capuche bleu vert. En sueur. Il sent mauvais.
— Tu as froid ? dis-je. Tu as attrapé quelque chose ?
J’essaie de garder un ton calme. Je me sens coupable d’avoir négligé mon fils.
— Parle-nous, Luke. De quoi s’agit-il ?
Tony ouvre les rideaux.
Luke, regard sombre et paupière tombante, ne répond pas.
— Je viens d’avoir la mère d’Emily au téléphone. Elle m’a parlé d’une rencontre. Elle a été plus
que sèche avec moi. Elle avait l’air de penser que j’étais au courant. Quelle rencontre, Luke ?
Je tente de ne pas laisser transparaître ma colère.
Mon fils continue de se taire.
— Qu’est-ce qui se passe, Luke ?
Là, je commence à paniquer : drogue ? Vol à l’étalage ? Ennuis avec la police ? Non. Pas mon
Luke, je n’y crois pas. Pas mon Luke premier de la classe, qui avait, semble-t-il, des chances
d’intégrer Oxford ou Cambridge avant ses récentes bêtises. Une phase, estimait Tony. Une petite
rébellion parce que son année de première était bien plus difficile que ce qu’on aurait tous
imaginé. Il en a peut-être marre des examens. C’est ça ?
— Je t’en prie, Luke. Dis-nous ce qu’il y a. Nous pourrons peut-être t’aider, lui dit Tony d’un
ton radouci.
Alors, Luke nous prend tous les deux de court : il se met à pleurer. Des vagues de sanglots
déchirants. Des larmes de tout-petit, incongrues, impressionnantes et en même temps terrifiantes
de la part de ce grand garçon tout habillé d’un mètre quatre-vingt-huit, enveloppé dans une
couette à rayures bleues de chez Marks & Spencer.
Tout de suite, je comprends deux choses.
Que, quoi qui ait pu se passer, c’est très grave. Et que j’ai été trop accaparée par l’affaire Anna
Ballard pour m’en apercevoir.
11
LE PÈRE
Henry enclenche la marche arrière du tracteur, lorsque Barbara apparaît sur le pas de la porte.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Henry ?
— Je prépare tout pour ta veillée.
— Ma veillée ?
— Ça, ce n’était sûrement pas mon idée.
Elle le regarde manœuvrer le tracteur. Par à-coups rageurs, dans un sens, puis dans l’autre.
Henry espère qu’elle va rentrer dans la maison. Le laisser tranquille. Mais non.
— Je ne comprends toujours pas ce que tu fais.
— Je vais sortir des bottes de paille. Pour s’asseoir.
— Mais les gens ne voudront pas s’asseoir. Ils ne resteront sûrement pas très longtemps.
— Les gens veulent toujours s’asseoir. Il y aura des personnes âgées qui auront besoin de
s’asseoir, Barb. Et on ne va pas installer de chaises dehors. Je ne veux pas leur donner trop de
confort, sinon nous ne nous en débarrasserons jamais.
— Oh ! tu te conduis de façon ridicule !
C’est bien le moment de le taxer de ridicule, songe Henry. Il n’a jamais voulu de cette veillée
stupide. Hier soir, dans le lit, ils se sont encore disputés à voix basse.
Nous pourrions nous installer dans la cour, devant la maison, avait dit Barbara quand le pasteur
était passé les voir. Henry lui avait déclaré sans détour qu’il ne soutiendrait rien de religieux –
rien qui donne l’impression d’un service funèbre.
Mais le pasteur avait répliqué que l’idée d’une veillée, c’était précisément le contraire. Que le
village aurait à cœur de montrer que ses habitants n’avaient pas baissé les bras. Qu’ils allaient
continuer de soutenir la famille. De prier pour qu’Anna revienne saine et sauve.
Barbara était ravie. Tout était réglé : un petit rassemblement à la maison. Les gens viendraient à
pied du village, ou ils laisseraient leur voiture dans le parc industriel et remonteraient la route
d’accès à la ferme.
— C’était ton idée, Barbara.
— Celle du pasteur, en fait. Les gens veulent simplement nous témoigner leur soutien, Henry.
Ce n’est rien d’autre que ça.
— C’est morbide, Barb. Voilà ce que c’est.
Henry retraverse la cour en tracteur et dépose deux bottes de plus à côté des autres.
— Là. Ça devrait suffire.
Toujours frappé par la même contradiction, il regarde sa femme. Comment en sont-ils arrivés
là ? Pas depuis la disparition d’Anna, mais au fil de leurs vingt-deux ans de mariage. Tous les
couples finissent-ils ainsi ? Ou est-ce lui, tout simplement, qui n’est pas quelqu’un de bien ?
Car alors que Barbara ramène ses cheveux derrière une oreille et relève le menton, Henry
continue de voir les lèvres pulpeuses, les dents parfaites et les pommettes hautes qui, autrefois,
lui faisaient un effet bien différent. C’est un mouvement de balancier qui continue de le troubler,
lui fait regretter de ne pouvoir rembobiner le film. Et revenir à ce bal des Jeunes Paysans, où elle
sentait divinement bon et où tout semblait si simple, et l’avenir, plein de promesses.
Ah oui, si seulement il pouvait revenir en arrière et tout recommencer… Il se débrouillerait
mieux. Dans tous les domaines.
Il ferme les yeux. De nouveau, l’écho de la voix d’Anna à côté de lui, dans la voiture.
Tu me dégoûtes, papa.
Il veut que la voix cesse. Se taise. Il veut encore tout rembobiner. Retrouver l’époque où Anna
était petite, où elle l’aimait et cueillait des bouquets sur le chemin des Primevères. L’époque où il
était encore son héros et où elle voulait faire la course jusqu’à la maison avec lui, le soir.
Barbara regarde à présent le brasero, de l’autre côté de la cour.
— Tu comptes faire du feu, Henry ?
— Oui. Il va faire froid.
— Merci. Je servirai aussi des bols de soupe.
Silence, puis :
— Tu penses vraiment que c’est une erreur, Henry ? Je ne m’étais pas rendu compte que ça te
contrariait à ce point. Je suis désolée.
— C’est bon, Barbara. Essayons de faire au mieux, maintenant.
Il passe la marche arrière, ressort de la cour et range le tracteur à sa place habituelle, dans la
grange. Là, dans la semi-obscurité, son cœur se calme enfin et, avide de paix, de silence, il reste
assis sur le tracteur. Immobile.
La grange, c’était leur plan de repli pour la veillée, s’il avait plu. Mais la journée a été belle.
Froide, mais avec un ciel clair et lumineux. Ils resteront donc dehors. Oui. Henry espère que le
froid poussera les gens à rentrer chez eux de bonne heure, soupe ou pas soupe.
Et maintenant, il va rester ici un petit moment. Oui. C’est agréable d’être seul, dans cette
grange. En fait, il n’a pas du tout envie de bouger.
Une heure plus tard, alors qu’Henry ôte enfin ses bottes dans le débottoir, Jenny entre dans la
cuisine.
— Tu t’en sors, maman ?
Barbara remue deux grandes marmites de soupe.
— Oui, ça va aller. Le plus difficile, c’est de prévoir combien de personnes vont venir.
Henry se plante derrière elle, fixant son dos du regard.
— Je suis désolé pour tout à l’heure, mon amour. Je suis un peu à cran, c’est tout.
— D’accord.
Barbara ne se retourne pas, mais pose la main sur l’épaule de Jenny pour se réconforter.
— Comment va Sarah ?
Jenny prend une profonde inspiration.
— Elle regrette toujours de ne pas venir. Sa mère dit qu’elle s’en veut de manquer la veillée. Et
elle continue de dire que c’était un accident – les médicaments. Mais nous, on culpabilise tous à
mort.
Quelque chose dans son intonation fait dresser l’oreille à Henry.
— Comment ça, vous tous ? C’est très triste, d’accord, mais ce n’est pas votre faute.
Jenny se tourne vers son père.
— C’est-à-dire que… peut-être que si, en fait.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— On s’était un peu disputés avant l’émission.
— Qui ça « on » ?
— Nous tous. Moi, Tim et Paul. (La voix de Jenny se brise.) Avec cette date anniversaire, on
était tous pas mal chamboulés. Et puis vous deux qui n’arrêtiez pas de vous disputer… Je ne sais
pas. Je suis allée chercher Sarah avec les autres, pour qu’on regarde l’émission tous ensemble. Et
la tension est montée. On est allés un peu trop loin.
— Continue…
— Je crois qu’on culpabilisait tous de les avoir laissées tomber pour le voyage à Londres. Si on
y était allés, on aurait été plus nombreux à veiller sur Anna.
— Tu ne dois pas penser comme ça, dit Henry.
— Mais le problème, c’est qu’on ne peut pas s’en empêcher ! Et, donc, les garçons ont
recommencé à cuisiner Sarah ; ils voulaient savoir pourquoi elles n’étaient pas restées ensemble
dans ce club. Ce qui s’était passé exactement pour qu’elles se séparent. Pourquoi elle est toujours
restée très vague là-dessus.
Jenny fond en larmes pour de bon.
— On ne voulait pas faire autant de peine à Sarah ! C’est juste qu’on s’est un peu emballés.
C’est vrai, quoi… Je ne l’ai pas accompagnée à Londres à cause de ce concert où je devais aller
avec John, alors que je ne sors même plus avec lui. Je n’arrive pas à croire que j’ai fait ça. J’ai
préféré ce garçon stupide à ma sœur ! On se sent tous tellement coupables… De ne pas avoir été
là – à Londres. Mais on n’aurait jamais dû s’en prendre à Sarah…
— Elle s’est passée quand, cette dispute ?
— La veille de la reconstitution à la télé.
C’est pour cela qu’elle a pris tous ces médicaments, pense Henry. Seigneur. Barbara a passé les
bras autour de Jenny.
— Bon. Vous avez été maladroits, ma puce. Mais la situation est difficile à vivre pour tout le
monde. Vous ne devez pas vous en vouloir pour ça. Ce qu’il faut, maintenant, c’est mettre les
choses au clair avec Sarah. Lui expliquer que vous ne l’accusez de rien.
— On ne l’accuse pas. Enfin, pas vraiment. C’est juste qu’on est…
— … bouleversés. Comme nous tous. Écoute, je vais parler à la maman de Sarah et lui
demander à quel moment nous pourrions aller la voir. Histoire de mettre les choses à plat. Allez,
maintenant, sèche tes larmes et va mettre ton nouveau manteau. Les gens vont bientôt arriver. Je
vais t’aider à arranger ça, je te le promets. Vous allez régler ce malentendu avec Sarah.
D’accord ? Tout va s’arranger. Mais, pour le moment, il faut qu’on soit tous très forts, ce soir,
pour Anna. OK ?
Henry regarde sa femme. Où a-t-elle appris ce truc ? Comment fait-elle pour toujours trouver
les mots justes avec les filles ?
Les filles ? Le pluriel le fait tressaillir.
— Souviens-toi que c’est pour Anna, poursuit Barbara. Nous devons tous être courageux pour
le jour où elle reviendra à la maison. D’accord ?
Elle essuie les larmes de Jenny avec un mouchoir quand on sonne à la porte.
Henry va répondre en chaussettes. Le pasteur est sur le seuil, en ciré et bottes.
— Je n’entre pas. À cause de la boue, dit-il en souriant. Belle idée d’avoir installé des sièges,
Henry ! Je voulais juste vous montrer le petit texte que j’ai prévu de lire ce soir. Rien de trop
religieux, comme convenu. Des paroles encourageantes, positives. Ensuite, j’ai pensé que vous
aimeriez peut-être dire quelques mots, Barbara ? Vous savez, pour remercier les gens de leur
soutien et demander à la presse locale de continuer à diffuser l’appel à témoins. Rappeler que le
moindre détail peut se révéler utile.
Barbara sourit, et Henry regarde Jenny s’éclipser vers l’escalier pour aller chercher son manteau
neuf. Soudain, leur fille s’exclame depuis la fenêtre du palier :
— Regardez ! Eh ! regardez dehors ! Il faut que vous voyiez ça… Montez !
Le pasteur, remué par cet élan d’enthousiasme, ôte finalement ses bottes et suit Henry et
Barbara dans l’escalier d’où l’on a une vue dégagée sur l’étroite route qui mène à la ferme. Dans
le jour déclinant, l’effet est hypnotique.
Un serpentin remonte l’allée, un chapelet de lanternes, de bougies, mais aussi de torches, le tout
formant une traînée lumineuse dans la pénombre.
L’émotion saisit Henry par surprise. Sa lèvre se met à trembler.
Il regarde les lumières clignoter et imagine Anna courant devant lui, robe en vichy rose sous son
manteau, un bouquet à la main.
Cathy, leur agent de liaison, va bientôt arriver. Et Henry se rend compte que cette situation n’a
que trop duré.
Il va devoir parler à la police.
Il va devoir dire la vérité à tout le monde.
12
Le détective privé
Au moment où le sergent Melanie Sanders entre dans le café en jetant un coup d’œil à sa
montre, Matthew est en train d’édifier de petites pyramides avec des sachets de sucre. Il a
toujours été incapable de rester tranquille. Cette manie a le don d’énerver Sal. Là, il s’est lancé
comme défi de faire tenir trois pyramides en même temps. Dès que l’une s’effondre, il doit en
construire une autre avant de reconstruire la précédente. La table est un peu bancale, ce qui
ajoute de la précarité à l’entreprise. Matthew s’amuse tellement qu’il ressent un pincement de
déception en s’apercevant qu’il doit s’arrêter. Ridicule et puéril.
— Désolé de te déranger le week-end, Mel.
Il se lève et lui fait la bise, tâchant de ne pas regarder les pyramides qui se sont écroulées au
premier mouvement de la table.
— Ne t’inquiète pas. Je travaille, en fait, dit-elle en considérant les petits sachets de sucre.
— La police a enfin trouvé des crédits pour les heures sup’ ?
Matthew rassemble les ruines des pyramides et remet les sachets dans le présentoir en inox, au
centre de la table bien astiquée.
— Non. On nous a envoyé l’inspecteur Débilo de Londres, à propos de cette affaire qui
t’intéresse pour des raisons si mystérieuses. Je lui sers de baby-sitter.
Elle hèle la serveuse de son bras levé et jette un coup d’œil derrière le comptoir avant de
commander un cappuccino.
— Tu commences à bien l’aimer, du coup.
Melanie fait la grimace et lui tire la langue.
Matthew se sent sourire. Cela lui fait tellement de bien de la voir. À l’école de police, c’était
l’une des rares à refuser de boire du café soluble, comme lui. Dès le premier jour, elle avait
produit une petite cafetière. Tous les deux, ils étaient en butte aux incessantes taquineries des
autres élèves. À l’époque où ils faisaient encore équipe, Mel avait une appli sur son téléphone
qui identifiait les cafés les plus proches dotés d’un véritable percolateur. Leur petit-déjeuner
idéal, c’étaient des sandwichs aux frites et un bon expresso italien.
En la dévisageant, Matthew se rend compte que tout cela lui manque terriblement. De faire
équipe avec Mel. Mais aussi de travailler dans la police. L’esprit de groupe, l’entraide et la
camaraderie dans le boulot.
— OK, Matt. Tu vas me dire ce qui se passe, à la fin ? Parce que j’ai pas beaucoup de temps.
L’inspecteur est retourné parler aux Ballard, dit-elle d’un air de conspiratrice. De nouveaux
éléments fournis par l’appel à témoins, j’imagine. On ne m’a pas encore communiqué grand-
chose, bien sûr, mais tout de suite après, j’irai les voir avec notre agent de liaison avec les
familles. Qu’est-ce qui se passe, alors ? J’ai vraiment besoin de savoir pourquoi tu t’intéresses à
cette affaire, Matt.
Matthew regarde autour de lui avant de lui tendre la pochette pour pièce à conviction contenant
la carte postale et son enveloppe.
Melanie la retourne afin de lire le message et fronce les sourcils avant de lever vers Matthew un
regard interrogateur.
— Cette carte a été envoyée à Ella Longfield – le témoin du train, lui explique-t-il. La fleuriste.
Elle a fait appel à mes services. Elle avait déjà reçu deux cartes avant celle-ci, très similaires,
qu’elle a jetées, malheureusement. Cachets de la poste tous différents. Liskeard. Un trou dans le
Dorset. Et Londres.
— Et elle n’a pas eu l’idée de venir nous voir ?
— Fais-moi confiance, Mel, je lui ai posé la même question, d’emblée. Mais elle était persuadée
que c’était la mère d’Anna, Barbara Ballard, l’auteur de ces envois. Et elle ne voulait pas lui
causer d’ennuis. Elle se sent coupable.
Melanie laisse échapper un long soupir, alors que la serveuse lui apporte son café.
— Tu ne changeras jamais, Matt. Tu aurais dû me confier ces cartes tout de suite.
— Ne sois pas injuste. C’est ce que je fais, Mel. Et tu ne les aurais jamais eues en main si je
n’avais pas réussi à convaincre Ella. Bref. Tu sais comme moi qu’il y a de fortes chances pour
qu’il s’agisse d’un taré plutôt que d’un début de piste.
— C’est ce que te dit ton instinct, Matt ? Un taré ? Cette femme a eu pas mal de problèmes sur
les réseaux sociaux à partir du moment où son nom est sorti dans la presse.
— Ouais… on peut dire qu’ils ont un peu merdé, sur ce coup-là.
Matthew étudie l’expression de Melanie qui retourne la pochette pour en examiner le verso.
— On ne sait pas trop d’où vient la fuite, Matt. Franchement. Mais ça a fait du foin, tout en
haut. Le service de presse était furieux. Bref. On a passé beaucoup de temps à enquêter sur ce
harcèlement. Pour la rassurer. On a essayé de se racheter. Mais notre impression, à l’époque,
c’était qu’il s’agissait sûrement de trolls ou de gamins. Peut-être des camarades d’école d’Anna.
Déplaisant, mais rien de significatif ou de lié à l’enquête. Aucun rapport non plus avec les deux
mecs du train.
— Donc, pour toi, ces cartes, c’est la même chose ? Un pauvre mec qui cherche à l’effrayer ?
— Je ne sais pas. Il se donne beaucoup de mal, en tout cas, dit Melanie en examinant la carte
avec plus d’attention. Ça m’étonnerait qu’on retrouve des empreintes dessus, maintenant, mais
on essaiera quand même. On les passera dans le fichier. Sans doute un cinglé. Alors… raconte.
Qu’est-ce qui fait croire à cette Ella qu’il pourrait s’agir de la mère ?
Matthew lui relate la visite d’Ella en Cornouailles. Son altercation avec Barbara Ballard.
— Et là non plus, elle n’a pas jugé bon de nous en informer, commente Melanie. Génial.
— Je ne pense pas que ce soit la mère, Mel. J’ai parlé avec elle.
— Bon sang, Matt ! C’est une enquête en cours…
— Et je te le répète, sans moi, tu n’aurais jamais eu connaissance de ces éléments.
Melanie trempe un doigt dans la mousse de son café.
— Eh bien, je ne suis pas du tout pressée d’expliquer ça à l’inspecteur Débilo. Tu as raison :
c’est sûrement l’œuvre d’un troll. Mais il ne va pas apprécier qu’on ne lui en ait pas parlé.
— Mais c’est quoi son problème à cet inspecteur ? À t’entendre, l’enquête n’a pas beaucoup
progressé.
— C’est un sale petit arrogant. À le voir, tu lui donnerais douze ans. Ça ne me dérangerait pas
s’il était un tant soit peu compétent, mais il semble beaucoup plus intéressé par un tout nouveau
meurtre, dans Soho. Et puis, il me prend pour son chauffeur particulier chaque fois qu’il descend
par ici. Ce qui ne lui arrive pas très souvent.
— Du coup, pourrais-tu rester dans le vague quand tu lui feras part de ces éléments ? Histoire
de m’arranger ?
— J’omets de mentionner ton nom, tu veux dire ?
Matthew incline la tête sur le côté et lui fait son regard de chien battu.
— Je suis un disque rayé, mais tu aurais dû rester dans la police, Matthew. Tu le sais, je le sais ;
alors, arrête de me faire ta tête d’enfant de chœur.
Matthew ne réplique pas. Melanie est l’une des rares à connaître la véritable raison de son
départ de la police.
— Bon, allez. Partage tes infos. Qu’est-ce que tu penses de la mère, Matt ? D’après notre agent
de liaison avec la famille, elle est clean.
— Je suis d’accord. Je ne crois pas que ce soit elle, le corbeau. À aucun moment elle ne s’est
coupée. J’ai sous-entendu qu’il s’agissait de messages d’insultes et elle m’a parlé de lettres, pas
de cartes postales. Toutefois, il y a quelque chose de pas net là-dessous, Mel.
— Comment ça ?
— Elle a prétendu vouloir appeler son mari. Mais rien qu’à son langage corporel, je peux te dire
qu’elle ne tenait pas à ce qu’il soit là, pas du tout, même. Un peu étrange…
Melanie le dévisage avec perplexité.
— Du coup, c’est quoi le deal avec les parents, Mel ? Il n’y a vraiment aucun soupçon qui pèse
sur eux ? Et l’émission, cet appel à témoins, qu’est-ce que ça a donné ? Des éléments
prometteurs ?
— Je vais te dire, Matt. Et si on parlait plutôt de ta future paternité ? C’est beaucoup plus
intéressant.
13
LE TÉMOIN
J’ai eu tellement de chance avec Luke quand il était bébé ! Bien sûr, à l’époque, je n’avais
aucun moyen de le savoir. Pas de référence, pas d’expérience.
Pour être franche, je m’attendais à ce que tenir un commerce avec un bébé soit quasi
impossible. À la fin de ma grossesse, tout le monde m’accablait de sinistres avertissements.
Arme-toi de courage, me disait-on. Le manque de sommeil est une forme de torture. Tu n’auras
plus une minute pour toi. Pas même le temps de prendre un bain tranquillement. Blablabla et
blablabla.
J’en étais arrivée au point où je craignais de ne pas pouvoir garder mon commerce, carrément.
Et quand est-ce que ça se calme ? avais-je demandé à une amie, mère de trois filles. C’était
environ quinze jours avant la naissance de Luke et jamais je n’oublierai sa réponse. Oh ! ça ne se
calme jamais, Ella. Attends un peu qu’il soit adolescent…
Ce jour-là, j’étais rentrée chez moi et j’avais pleuré à chaudes larmes, échafaudant des scénarios
catastrophe dans lesquels j’étais obligée de vendre le magasin. Mais vous savez quoi ?
Cela s’est bien mieux passé que tout ce qu’on m’avait prédit.
Bien sûr… je me souviens de la panique à la sortie de la maternité, quand nous n’arrivions pas à
sangler Luke dans son siège auto, en dépit d’un entraînement intensif. Je me souviens du choc
lorsqu’on nous a annoncé que nous allions pouvoir ramener ce minuscule paquet à la maison,
alors que nous n’avions pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire. Je me souviens aussi de
m’être réveillée la nuit, entre deux tétées, durant les premières semaines, persuadée que j’avais
oublié de le remettre dans son couffin et craignant qu’il soit tombé du lit.
Où est le bébé, Tony ? Où ai-je laissé le bébé ?
Mais la grosse surprise, c’est que tout s’était mis en place très vite.
Voyez-vous, Luke était un bébé très souriant, très placide. Un bébé facile. Au début, ma mère
était venue s’installer chez nous et j’avais dû embaucher quelqu’un pour faire tourner le magasin.
Mais à dix semaines, Luke faisait déjà ses nuits.
C’était le genre d’enfant qui, une fois changé et nourri, s’amusait tout seul. Je pouvais le
coucher sur un grand coussin avec un mobile au-dessus de la tête et il gazouillait en souriant.
Tu n’as jamais été comme ça, toi, me disait ma mère. Il doit tenir ça de son père.
Le caractère placide de Luke m’avait permis de reprendre le travail plus tôt que prévu. Nous
avions fixé un crochet au plafond du magasin et acheté un de ces sièges sauteurs suspendus. Tout
content, Luke me regardait composer mes bouquets. Il rebondissait doucement dans son harnais,
en souriant à tous les clients. Et hop ! Un gazouillis. Et hop ! Un sourire…
Je suis restée une éternité sur mon lit à me repasser toutes ces images de Luke dans ma tête. Je
lisse les plis de mon pantalon. Je me suis tourmentée au sujet de ce que j’allais porter, mais,
finalement, je ne vais pas me changer. On se fiche de ce que tu portes, Ella. Ce n’est pas cela qui
va modifier la situation et encore moins la résoudre.
Ce qui compte, c’est que mon fils vit un enfer et je ne m’en doutais pas. Loin de là. J’étais
tellement focalisée sur Anna, sa famille en Cornouailles et ces foutues cartes postales, que je n’ai
pas vu ce qui se passait sous mon nez. Je n’ai pas vu que la vie de mon pauvre garçon avait volé
en éclats.
Quand il s’est enfin décidé à tout nous avouer, le choc a été terrible pour moi. Si naïve – une
fois encore. Je n’avais même pas compris qu’ils couchaient ensemble…
— Tu es prête, mon amour ? (Tony apparaît sur le pas de la porte.) Luke est en bas.
— Oui. J’arrive.
Dans le séjour, je redis à Luke ce que je ne cesse de lui répéter depuis hier. Que l’heure n’est
plus aux regrets ni aux « si seulement » et que maintenant nous devons affronter la réalité. Tous
ensemble. En lui rappelant qu’il n’est plus seul à porter ce fardeau. Que si elle veut garder cet
enfant, nous lui apporterons notre soutien financier. Comme une vraie famille. Et que Luke ne
s’imagine pas qu’ils doivent se mettre en ménage. Ou se marier. Ils sont beaucoup trop jeunes
pour cela. En revanche, il doit proposer de jouer un rôle dans la vie de cet enfant. D’être là. De
prendre ses responsabilités. De notre côté, nous le soutiendrons. Nous les soutiendrons. Eux.
L’enfant.
Luke est blanc comme un linge. Tony est blanc comme un linge. Suis-je la seule à penser que
c’est encore plus terrible pour les parents d’Emily ? Elle a seize ans…
Nous roulons en silence. Vingt minutes. Luke nous indique le chemin sur le dernier kilomètre.
Le fait que nous ne sachions même pas où habite sa copine en dit long sur nous. Je le déposais
devant le cinéma. Ils se retrouvaient en ville. Prenaient le bus.
Je me demande où ils couchaient ensemble.
Cette pensée me ramène à ce train. À Sarah et cet homme. Comment ils ont pu faire ça ? Dans
les toilettes d’un train. Et non, je ne suis pas insensible à l’ironie de la situation. Moi, drapée
dans ma vertueuse indignation.
Je mets la radio, mais Luke me prie de bien vouloir l’éteindre.
À gauche, à la boîte aux lettres. La seconde à droite. Là. C’est le pavillon individuel, au bout de
l’impasse. Celui-là.
Une jolie maison. Brique rouge et plante grimpante autour du porche. Les fenêtres semblent
avoir été repeintes récemment, et le jardin de devant est immaculé. Une pelouse tirée au cordeau,
des parterres de roses et une abondance de géraniums couvre-sol. Je ne sais pas pourquoi je
remarque tous ces détails. Peut-être parce que je ne veux pas vraiment descendre de voiture.
— Bon. Prêt, fiston ?
C’est Tony qui nous fait bouger. Qui ouvre sa portière le premier.
Luke hausse les épaules, sans illusion. Je le regarde. Il est toujours sous le choc. Il continue de
répéter que, pourtant, ils avaient pris leurs précautions.
On avait mis un préservatif. Je ne comprends pas.
— Je te l’ai déjà dit, mon chéri. Je sais ce que c’est. Nous sommes là pour toi, dis-je.
Maintenant… allez. On y va.
Les parents d’Emily se présentent, mais nous n’échangeons pas de poignée de main. Aucun de
nous ne va faire semblant.
Emily est recroquevillée dans un large fauteuil, un coussin serré sur le ventre, aussi blanche que
Luke.
— Emily ne voulait pas que nous fassions connaissance dans ces circonstances, mais nous
avons estimé – vu leur jeune âge – qu’une rencontre conjointe s’imposait.
On dirait que Rebecca a répété son discours.
Je remarque que son mari a les yeux fixés sur Luke. Je ne peux qu’imaginer ce qui se passe dans
sa tête, mais je tiens à effacer ce qu’il pense de mon fils.
C’est un garçon bien, Luke. Il a fait une connerie, d’accord, mais cette fille aussi. Et j’aimerais
avoir le courage de demander à son père de cesser de regarder mon fils comme ça.
— Emily et Luke ont beaucoup discuté de toutes les options possibles, mais nous trouvons
normal de connaître la position des deux familles. Pour pouvoir aller de l’avant, dit Rebecca en
s’adressant à moi.
— Eh bien, je trouve que vous avez raison. C’est important de se parler. Et, avant toute chose,
je tiens à vous dire à quel point nous sommes désolés, comme vous certainement – anéantis,
même – qu’ils se retrouvent si jeunes dans cette situation.
Je sens le regard de Tony sur moi ; il incline la tête en un infime signe d’encouragement avant
de venir à ma rescousse :
— Si j’ai bien compris, ils ont vraiment essayé d’être raisonnables. De prendre leurs
précautions.
Tony se tourne vers le père d’Emily et écope d’un regard glacial.
— Elle a seize ans.
— Papa, s’il te plaît…
Emily se tourne vers Luke, toujours livide, qui fixe le sol.
— Ce que nous voulons établir sans la moindre ambiguïté (de nouveau, je cherche le regard de
Tony, avant de revenir vers les parents d’Emily) c’est qu’en tant que famille, nous ferons tout ce
qui sera en notre pouvoir pour soutenir Emily.
— Emily a décidé de ne pas avorter. Nous voulons être très clairs sur ce point. Mais il se peut
qu’elle envisage de faire adopter l’enfant.
Cette idée me donne un coup. Notre petit-fils ou notre petite-fille…
Rebecca regarde sa fille dans les yeux.
— Nous continuons à en discuter en famille. Emily doit prendre en compte plusieurs choses. Le
bac. L’université.
Sa voix se brise et je sens une nausée me soulever l’estomac.
— Nous pourrions peut-être en reparler ? propose Tony en se raclant la gorge.
— D’après nous, c’est à Emily que doit revenir la décision. (Rebecca parle en regardant son
mari.) Elle en discutera avec Luke, bien sûr. Mais nous voulions simplement savoir où nous en
étions tous. En termes de soutien.
— J’ai déjà dit à Emily que je prendrai mes responsabilités. (Luke regarde sa copine droit dans
les yeux.) Je le lui ai dit.
— Oui. Enfin, tu aurais peut-être dû réfléchir aux conséquences avant de…
— Papa. Arrête, s’il te plaît. Je t’en prie.
La voix d’Emily est d’un calme presque insupportable.
— Donc… dis-je. Y a-t-il autre chose que vous voudriez savoir, aujourd’hui ? En dehors du fait
qu’Emily et Luke peuvent compter sur notre soutien sans réserve ?
Je sens mon poing gauche se serrer sous l’effet de la tension.
— Non. (Rebecca lève le menton.) Je… Nous voulions simplement nous assurer que la situation
était claire pour tout le monde.
Elle se lève et je comprends que c’est le signal du départ. Que cette rencontre avait pour seul
objectif de vérifier que Luke nous avait tout dit.
Je tends à Rebecca un petit papier où j’ai noté mon adresse e-mail.
— Merci.
Puis nous nous séparons sans un mot. Sans une poignée de main. Il n’y a rien à ajouter.
Le retour à la maison se fait également en silence. Tout est bien réel, à présent. À dix-sept ans,
Luke s’apprête à devenir père. Je veux faire entendre ma voix – expliquer que c’est moi qui vais
élever ce bébé. Qu’ils ne doivent pas, en aucune circonstance, faire adopter cet enfant. L’enfant
de Luke…
Et puis, alors que nous nous engageons dans l’allée, un autre choc. Dépassant de la boîte aux
lettres, une nouvelle carte postale. À moitié rentrée. À moitié dehors. Pas d’enveloppe cette fois,
et reconnaissable entre toutes. Noire avec des lettres claires.
Il est huit heures du soir. Autrement dit, la personne qui l’a postée est venue jusqu’à la maison.
Je reste plantée sur le perron, totalement dépassée, imaginant cette personne qui se tenait à ce
même endroit. Je suis terrifiée de ce que cela implique. Pour moi – et pour ma famille. Je me
rends compte que j’aurais dû aller tout de suite à la police. Que j’aurais dû en parler à Tony. Que
la situation est peut-être en train de m’échapper. Je me rends compte aussi que, ce soir, on ne
devrait pas penser à moi, à Anna ou à la signification de ces cartes postales.
Ce soir, on ne devrait penser qu’à Luke.
Je t’observe…
21 h
Ce qui me plaît, c’est qu’elle n’en est pas tout à fait sûre.
C’est pour ça que j’aime observer les gens. Que ça m’est nécessaire.
Je ne me souviens plus comment ça a commencé. Juste que c’est devenu important. Épier les
autres, c’est essentiel, vous comprenez – pour saisir la différence entre la façon dont les gens se
comportent quand ils se savent observés… et quand ils l’ignorent. Parce que, voyez-vous,
certaines personnes restent semblables à elles-mêmes, qu’on les observe ou pas. Mais ce n’est
pas le cas pour la plupart des gens. Ce n’est qu’en les observant longuement qu’on finit par s’en
apercevoir.
Parfois, et c’est aussi un élément important, on n’a pas besoin de faire grand-chose. Les gens
en viennent à le comprendre d’eux-mêmes. À se trahir. À partir de là, l’observation devient plus
intéressante, car ils finissent toujours par se tourner. Vers une fenêtre. Voire pile dans la bonne
direction. Alors, ils tirent le store ou les rideaux. Font de la lumière. Ou vérifient que la porte est
bien fermée.
D’autres fois, je dois leur donner un petit coup de pouce. Signaler un peu ma présence. Jusqu’à
ce que je voie chez eux ce regard que j’ai fini par connaître et qui est sans doute la chose que je
préfère au monde.
Lorsqu’une personne se sent observée, mais qu’elle n’en est plus tout à fait sûre…
14
L’AMIE
Sarah est assise dans le lit, le regard fixé sur la tasse de thé qui a refroidi sur sa table de chevet.
Pourquoi sa mère s’obstine-t-elle à lui apporter un thé ? Elle n’aime pas le thé de l’hôpital. Il a
une drôle d’odeur.
Elle a le bras encore tout endolori par la perfusion. Au début, elle n’a pas compris pourquoi tout
ce trafic durait si longtemps autour d’elle. Elle pensait qu’on lui ferait un lavage d’estomac.
Qu’elle gerberait un peu. Dirait désolée. Rentrerait à la maison. Mais non.
Personne ne vous dit la vérité dans ces cas-là. En même temps, pourquoi le ferait-on ?
Quelqu’un qui avale trop de médicaments est censé vouloir mourir ; alors, pourquoi
s’intéresserait-il aux détails de sa survie ? Le problème, se rend compte Sarah, les yeux toujours
rivés sur sa tasse de thé froid, c’est qu’elle ne se souvient même pas d’avoir eu envie de mourir.
À quoi pensait-elle en prenant tous ces comprimés, c’est très flou dans sa tête. Elle se souvient
seulement de sa panique terrible à l’idée de ce qu’allait donner ce nouvel appel à témoins, cette
émission à la télé. Tout le monde allait peut-être découvrir ce qui s’était passé dans le train. Ce
qui s’était réellement passé dans le club…
Oui. Un accès de panique, c’est tout. Elle voulait que tout s’arrête.
Mais ce n’était pas une décision consciente d’en finir. De s’ôter la vie. Pas ça, pas vraiment. Et
maintenant, elle n’a aucune envie de mourir. C’est ce qui rend sa situation si effrayante, devoir
affronter tous ces détails. Leur obsession à tous pour l’état de son foie. Toutes ces analyses. Les
murmures. Le spécialiste qui étudie ses paramètres vitaux avec une mine extrêmement grave.
Sarah a l’impression d’avoir les mains qui tremblent. Elle baisse les yeux dessus : ce n’est pas
une impression, ses mains tremblent violemment et elle regrette de ne pas avoir fait de
recherches sur Internet. En réalité, ça fait quoi de mourir ? Est-ce que ça fait très mal ? Et est-ce
qu’on le sait, d’abord ?
Ses réflexions la font penser à Anna, mais elle repousse cette idée. Non. On va retrouver Anna.
Il faut qu’on retrouve Anna. Sarah a l’impression d’être écartelée de l’intérieur. Déchirée dans
tous les sens du terme. Bien sûr, elle veut qu’Anna revienne, mais elle ne veut pas qu’on
apprenne ce qu’elle a fait, elle…
De son côté, sa mère essaie de minimiser les résultats des analyses ; elle n’arrête pas de prendre
son intonation chantonnante pour dire que tout va s’arranger. Mais ça ne s’arrange pas du tout,
au contraire.
Ses analyses hépatiques restent limite. On en est au quatrième jour. Et il semblerait que le
quatrième jour soit un stade particulièrement critique.
On lui a rendu son téléphone portable et, du coup, elle a fait des recherches sur Internet. Des tas
de gens meurent de défaillance hépatique au quatrième jour.
Apparemment, réchapper à une surdose de paracétamol ne signifie pas qu’on soit tiré d’affaire
pour autant.
Est-ce que mon foie va guérir, maman ?
Arrête, Sarah. Tu vas t’en remettre sans problème.
C’est faux. Ses résultats sont limite et il se pourrait qu’elle ait besoin d’une greffe. Avec le foie,
c’est difficile à dire. Ça peut être tout ou rien.
On lui a donné du charbon. Et un goutte-à-goutte qui est censé aider son foie à tenir le coup.
Mais rien n’est garanti. C’est un jeu de patience…
Plus que tout, Sarah voudrait voir sa sœur. Lily. Mais sa mère refuse de parler de Lily. Du coup,
Sarah a dû se contenter de lui envoyer un message sur Facebook. Hélas, Lily ne lui a pas encore
répondu. Et son statut, ça fait une éternité qu’elle ne l’a pas actualisé… Sa dernière photo la
montrait dans une retraite de yoga chelou.
À nouveau, le bruit du rideau autour de son lit. Sa mère est revenue de la boutique, au rez-de-
chaussée.
— Tiens, je t’ai acheté ça.
Elle a deux magazines à la main et du raisin, un incontournable à l’hôpital.
En proie à une myriade de sentiments à la fois familiers et déconcertants, Sarah regarde sa mère.
Amour. Colère. Frustration.
— Je ferais mieux d’appeler ton père. Pour lui donner de tes nouvelles.
— Non. Ne fais pas ça. Je ne veux pas qu’il vienne. Je veux Lily.
— Allons, Sarah… Ton père a le droit de savoir comment tu vas et, s’il veut venir…
— Ne l’appelle pas. Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas de lui ici, je suis sérieuse. Pourquoi tu
ne veux jamais parler de Lily ?
— Lily a fait des choix. Elle a sa vie, maintenant. Ton père… il continue de se faire beaucoup
de souci, tu sais.
Sarah détourne la tête. C’est déjà bien assez pénible qu’il ait insisté pour venir à l’hôtel, l’année
dernière, à Londres. Il voulait parler aux enquêteurs. Téléphonait sans cesse. Pour prendre des
nouvelles.
Peut-être inquiet de ce qu’elle pourrait dire à la police.
Sarah regarde sa mère s’affairer avec le raisin et les magazines. Déplacer le paquet de
mouchoirs et verser du sirop dans un verre.
Combien de fois a-t-elle tenté d’aborder le sujet avec sa mère ? De lui parler ? De crever
l’abcès ? Mais c’est toujours pareil. On noie le poisson. On fait la sourde oreille. L’abcès reste
intact. On continue de faire comme si leur famille était un classique foyer désuni. Tout à fait
banal. Triste, mais sans zone d’ombre. Rien qui sort de l’ordinaire. Des tas de gens divorcent,
après tout.
Ton père est parti. Mais nous allons très bien nous en sortir. Tout va se passer de façon très
civilisée. Nous t’aimons toujours, énormément…
De temps à autre, au fil des années, Sarah a songé à se confier à Anna. Mais Anna menait une
vie tellement différente de la sienne. La belle Anna. Qui avait la belle vie.
Sarah se renfonce dans les oreillers retapés et ferme les yeux.
— C’est ça, ma chérie. Fais donc une petite sieste. Moi, je vais lire.
Elles s’étaient rencontrées en CE2, Anna et elle. À l’époque, le père de Sarah était chauffeur
routier et souvent absent. Sa mère ayant toujours voulu vivre à la campagne, ils avaient acheté un
petit pavillon moderne, avec deux chambres, dans une zone de logements sociaux, aux abords du
village.
Sarah se souvient du choc qu’elle avait eu la première fois qu’Anna l’avait invitée à manger
chez elle, après l’école. Le trajet le long de l’étroite route menant à l’énorme corps de ferme avec
son désordre, ses chiens et sa rangée de bottes en caoutchoucs dans le débottoir, une pièce plus
grande que la cuisine de sa mère. Imaginez un peu, avait-elle dit à sa famille. Toute une pièce
rien que pour les chaussures et les chiens. C’est dingue.
Cette première nuit après sa visite à la ferme, Sarah était restée les yeux ouverts dans son lit,
subjuguée. Chez elle, le repas du soir, c’étaient des spaghettis en boîte sur des toasts ou des
sandwichs de frites au four. Il fallait attendre le week-end pour manger quelque chose de plus
élaboré, et encore, c’était de la nourriture industrielle et des conserves.
Chez Anna, le dîner avait été surréaliste. Sa mère avait préparé un ragoût fantastique – riche,
délicieux, parsemé d’herbes aromatiques – suivi d’un crumble aux pommes servi avec de la
crème maison. Comme c’était un mercredi, Sarah s’était dit qu’on avait dû mettre les petits plats
dans les grands en son honneur, mais Anna avait répondu que non, c’était un repas normal.
Pourquoi ? Qu’est-ce que tu aimes manger, toi ?
Le père d’Anna était rentré des champs pour partager leur repas. Charmant et drôle, il s’était
assis à table en épaisses chaussettes de laine et il avait raconté des blagues. À un moment, il avait
demandé à Sarah si elle aimerait voir les agneaux qui venaient de naître.
Sarah avait promené son regard autour de la table, s’arrêtant sur le visage d’Anna. C’était
comme être spectatrice à l’intérieur d’une étrange bulle et se rendre compte que c’était ça, leur
vision de la normalité. Ce n’était pas pour en mettre plein la vue à une invitée. C’était la norme
d’Anna. C’était la vie si différente d’Anna.
Sans éprouver de réelle jalousie envers son amie, Sarah avait vécu une prise de conscience ce
jour-là, ressenti un trouble inconfortable, un malaise, car c’était la première fois qu’elle se
prenait le décalage de sa propre vie en pleine figure.
À d’autres égards aussi, Anna était très différente d’elle. Belle, gentille et patiente. C’était elle
qui était venue la première vers Sarah, alors qu’elle était toute seule dans la cour de l’école, l’air
emprunté – la petite nouvelle. Anna l’avait invitée à se joindre à un jeu de saut à la corde. Et
ensuite à jouer aux deux balles contre le mur. Il fallait s’avancer chacune à son tour pour jongler
en chantant une comptine, sans laisser tomber une balle.
Elles exultaient de s’être découvert une passion commune : les deux balles. Elles étaient
devenues les meilleures de toute l’école à ce jeu. C’était comme cela que tout avait commencé.
Anna et Sarah. Amies pour la vie.
Sarah avait mis longtemps avant d’oser rendre ses invitations à Anna. Dans l’intervalle, elle
devait avoir mangé une bonne douzaine de fois à la ferme. Des ragoûts, des tourtes, des lasagnes
avec toutes sortes de délicieux accompagnements, et toujours un dessert pour finir. Le préféré
d’Anna, c’étaient les tranches aux prunes, une espèce de galette garnie de fruits cuits au milieu.
Ça sentait délicieusement bon – la cannelle, disait Anna. Elles les mangeaient froides pour le
goûter certains jours, quand elles jouaient aux deux balles dans la cour de l’école, mais, d’autres
fois, la mère d’Anna les faisait réchauffer pour les leur servir en dessert avec de la crème épaisse
ou de la crème anglaise.
Souvent, Jenny, la sœur d’Anna, invitait elle aussi des amis à manger. Cela faisait une grande
tablée, bruyante comme une fête. Tim et Paul étaient des habitués. Sarah était contente parce que
Tim était lui aussi de la cité ; elle aimait bien ne pas être la seule à mener une vie si différente.
En fait, ça la réconfortait de savoir qu’apparemment, la mère de Tim ne cuisinait strictement
jamais elle non plus. D’ailleurs, elle laissait son fils pratiquement livré à lui-même, raison pour
laquelle Mme Ballard adorait le gâter – comme tous les autres – avec sa maison ouverte, ses plats
mijotés et ses tartes Tatin.
Très vite, ils avaient tous formé une petite bande, et la ferme était devenue leur terrain de jeux
privilégié. Ils avaient installé un campement dans les buissons, près des granges. Aux beaux
jours, Mme Ballard plantait un asperseur au milieu de la pelouse pour qu’ils puissent s’amuser à
courir autour en maillot de bain avant le repas. M. Ballard les laissait tous monter dans la
remorque tractée par le quad. Les garçons criaient « Plus vite, plus vite ! »
Ce premier été, la ferme était devenue la deuxième maison de Sarah. Elle était si heureuse.
Et puis soudain, à l’approche de Noël, Anna lui avait carrément posé la question. Dis, je
pourrais pas venir chez toi, Sarah ?
Si, je pense.
Sarah avait ressenti un mélange de nervosité, de honte et de culpabilité : elle voulait être fière de
sa famille, mais elle craignait le jugement d’Anna. Elle ne comprenait pas comment quelqu’un
qui habitait une maison aussi merveilleuse avait envie d’aller ailleurs. Mais si Anna avait été
surprise par leur maison minuscule, les frites au four et les haricots en boîte, elle n’en avait rien
laissé paraître.
Il fait si bon, chez toi, avait-elle dit en se pelotonnant sur le sofa pour regarder la télévision en
bas, sous le plaid que leur avait donné la mère de Sarah. Il fait tellement bon dans ta maison,
Sarah. Chez nous, on se gèle, l’hiver.
Elles étaient restées amies au collège, où Sarah avait découvert quelque chose sur elle-même :
elle était en fait bien plus intelligente que ce qu’elle pensait. Dans la petite mare à canards
qu’était l’école primaire du village, ce n’était pas flagrant. Elle était toujours première en dictée,
ses rédactions étaient toujours affichées en classe et elle n’avait que des A en maths. Cependant,
il n’y avait pas beaucoup de compétition. Mais, au collège, son étoile s’était soudain mise à
briller plus fort. Elle était première en tout – même en maths, matière qui donnait du fil à retordre
à Anna.
Sarah avait endossé un nouveau rôle dans leur amitié, ce qui pour elle était un motif de fierté, la
valorisait et lui permettait d’offrir en retour un véritable service à cette famille qui avait été si
bonne pour elle. Elle aidait Anna à faire ses devoirs de maths. Ses dissertations.
Paul était lui aussi un élève brillant et c’était devenu une blague au sein de leur bande : Sarah et
lui étaient des « têtes ». Paul était le fils d’une des amies de Mme Ballard. Quand il avait grandi
d’un coup et s’était mis à devenir très beau, Sarah avait attendu d’aller à la ferme avec encore
plus d’impatience. Le père et la mère d’Anna continuaient leur politique de « portes ouvertes ».
Les adolescents mangeaient en plus grandes quantités. Ils se couraient après en chahutant,
grimpaient aux arbres et jouaient à cache-cache autour des granges. Certains parents se
plaignaient du bruit, de la nourriture et du désordre, mais Mme Ballard, elle, ne semblait pas s’en
soucier du tout.
Sarah et Paul aidaient leurs copains à faire leurs devoirs autour d’assiettes de pizza, de gâteaux
et de scones, et, au sein de leur petit groupe, tout avait l’air de s’équilibrer à merveille. Le
bonheur dans l’échange et le partage. Bien et bon.
Oui. Dans son souvenir, cette période dorée, l’année de sixième, avait été la plus heureuse de
toute sa vie.
Enfin, jusqu’à la fin de l’année scolaire. Les grandes vacances. Sarah avait douze ans, bientôt
treize. Sa mère était absente, partie rendre visite à une de ses anciennes copines d’école, le jour
où Sarah avait eu ses premières règles.
Lily faisant une pyjama party chez une amie, Sarah s’était mise à fourrager comme une folle
dans les tiroirs de la commode de sa sœur, à la recherche de serviettes hygiéniques. Le modèle
qui se collait, si possible, « avec ailettes », dont elle avait vu la pub à la télé et qu’elle imaginait
plutôt simple d’utilisation.
Mais tout ce qu’elle avait déniché, c’était une boîte de tampons minuscules. Elle avait déplié le
mode d’emploi, horrifiée, et tentait de comprendre comment ça se mettait quand son père était
entré dans la chambre.
En un rien de temps, Sarah avait fondu en larmes. Absolument mortifiée. Lui, pendant ce temps,
lui disait de ne pas être bête. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter ni être gênée. Tout cela était
parfaitement normal. Bien sûr, cela lui ferait un peu bizarre, les premières fois. Et il était
vraiment désolé que sa mère dorme chez son amie, mais il ne fallait pas que Sarah ait peur ni
qu’elle se mette dans un tel état.
Il lui avait passé son bras autour du cou et, l’espace d’un instant, Sarah avait été très heureuse et
très soulagée d’avoir un père qui ne se démonte pas devant ces choses-là, avec qui on pouvait
parler de ce truc sans que ce soit affreux ou embarrassant. Puis, il lui avait pris le mode d’emploi
des mains – un petit dépliant fourni avec les tampons. Le problème, lui avait-il alors expliqué,
c’était que ceux-là étaient destinés à des filles plus âgées qu’elle et que sans doute ils ne lui
convenaient pas encore. Sarah allait lui demander de l’emmener à la pharmacie pour acheter ces
fameuses serviettes à face adhésive, quand son père lui avait dit que le plus important, c’était
avant tout de vérifier. Afin de ne pas faire de dégâts.
Hein ?
Eh bien, si tu veux bien me laisser jeter un coup d’œil. Pour voir à quel point tu es formée. Tu
sais. Là. Comme ça, on saura si tu peux mettre ce tampon tout de suite.
Non. Ça ira. J’attendrai que maman soit revenue.
Ne sois pas bête. Il n’y a vraiment pas de quoi être gênée. C’est tout à fait normal d’avoir ses
règles. Ce n’est ni sale ni honteux.
En y repensant, Sarah sait, comme au plus profond d’elle-même elle le savait déjà ce jour-là,
que ça n’était pas normal du tout. Mais sur le moment, elle était dans un état de stupeur totale.
Elle n’avait pas eu le temps d’assimiler la situation.
Et donc, elle avait fait la pire et la seule chose à faire. Elle l’avait laissé la toucher pour voir si
elle était assez développée. Puis il avait déclaré : Non – sans doute pas encore assez pour des
tampons. Pas déjà. Il allait faire un saut dans un magasin pour lui acheter quelque chose. Pas la
peine d’être gênée.
Sarah s’était assise sur son lit, une couche de mouchoirs en papier dans la culotte pour absorber
le flux de sang – glacée. Incapable de bouger. Elle était restée là dans un silence de mort. C’était
comme si son existence tout entière s’était ratatinée en une boule dure et serrée qui la faisait
souffrir autant que ses douleurs au ventre.
Et le problème, c’est qu’elle ne sait toujours pas quoi faire ni même quoi en penser aujourd’hui.
Elle ne l’a toujours pas raconté à sa mère. Ni à personne d’autre. Ni à Anna. À personne.
L’abcès n’est toujours pas crevé.
Quand ses parents s’étaient séparés, de façon très soudaine, elle avait refusé d’aller chez son
père, ce qui avait suscité leur colère.
— Tu n’as pas bu ton thé.
Sa mère déplace la tasse pour poser sur la table de nuit le raisin dont elle ôte l’emballage en
cellophane.
Sarah la regarde. Regarde la tasse de thé froid dans sa main.
Le pire, aujourd’hui, c’est qu’elle ne peut pas se sortir de l’esprit que son père n’arrêtait pas de
s’extasier sur la beauté d’Anna. Aux spectacles de l’école. Aux réunions de parents. Il faut être
juste, tout le monde disait la même chose, mais Sarah n’a cessé d’y réfléchir, depuis qu’elle est à
l’hôpital, sans rien à faire qu’à penser, et son père le disait beaucoup plus souvent que la plupart
des gens. Trop, en tout cas, pour que cela ne la mette pas mal à l’aise, maintenant.
Elle est vraiment très jolie. Ton amie Anna. Très jolie fille.
— La mère d’Anna, Barbara, a téléphoné pour prendre de tes nouvelles. Tout le monde
t’embrasse. Apparemment, la veillée s’est très bien déroulée. C’est passé aux infos locales. Et la
bande demande s’ils peuvent venir te voir. Ça te remonterait le moral ?
— La bande ?
— Oui. Jenny, Tim et Paul. Ils se font beaucoup de souci pour toi et ils aimeraient bien passer te
voir.
— Non. Je ne veux pas. Pas encore.
— D’accord. Pas de problème. Si tu ne t’en sens pas encore capable. Mais ça te ferait sûrement
du bien de les voir. Barbara semblait avoir très envie de venir. Tu sais qu’elle t’aime beaucoup.
— J’ai dit pas encore. OK ? Quand je serai rentrée à la maison. Peut-être.
Sarah ne peut pas y réfléchir maintenant. Elle a bien d’autres choses à penser, plus importantes
et plus embêtantes.
Par exemple qu’elle n’a pas dit la vérité à la police à propos de ce qui s’est passé au club, avec
Anna.
Et qu’elle n’a parlé à personne du texto que lui a envoyé son père, ce soir-là.
15
LE TÉMOIN
Parfois, les gens me demandent : Pourquoi les fleurs, Ella ?
La vérité, c’est que je ne me souviens pas d’avoir vécu pour autre chose que les fleurs. Toute
petite déjà, je cueillais des fleurs des champs quand je me promenais avec ma grand-mère,
fascinée par les couleurs, les senteurs et la façon dont on pouvait jouer sur l’humeur et
l’ambiance en les associant de manières différentes. La gaieté ensoleillée d’une poignée de
primevères toutes simples pouvait être tempérée par quelques colchiques qui créaient la surprise,
le contraste. Le mariage du jaune et du bleu apportait une touche méditerranéenne.
J’étais folle de joie quand ma mère me laissait choisir des fleurs au supermarché et les disposer
en bouquet, une fois revenue à la maison. Je faisais des essais, calculant la façon dont elles
retombaient selon leur tige et la forme du récipient. J’apprenais que les tulipes ne rendent bien
que si on les place dans un vase qui leur permet de ployer par-dessus bord. Pas trop. Mais assez
quand même.
Je me souviens encore de mon enthousiasme quand j’ai découvert comment ranimer les roses en
changeant leur eau et en taillant leur tige en biseau. Le miracle de les voir relever la tête comme
pour me dire merci.
Et, sitôt en âge de prendre un petit boulot le samedi, j’ai su très exactement où j’irais tenter ma
chance en premier. Il y avait un petit fleuriste dans la ville où j’ai grandi. Je passais devant tous
les jours en allant à l’école et je m’arrêtais toujours pour examiner les seaux de jonquilles
exposés sur le trottoir au printemps, admirant les vitrines. Pour être franche, ce n’était pas très
inspiré : bouquets traditionnels, compositions classiques et surabondance d’œillets.
Mais je n’ai jamais été plus fière que le jour où l’on m’a proposé mon premier contrat de six
heures, le samedi. Levée tôt pour installer les arrivages, je respirais le parfum divin de toutes ces
fleurs. Le bolduc brillant. Le bruissement du papier de soie et de la cellophane. J’ai très vite
appris à respecter les goûts populaires – les horribles œillets et les affreuses fougères. Je faisais
bien attention à ne froisser personne, quitte à me mordre la langue, au début. Mais, à mesure que
je gagnais en confiance et en savoir, je me suis mise à faire des petites suggestions à nos
habitués. Et pourquoi pas des tournesols ? Ou des lys ? Quelque chose d’un peu différent, pour
changer ?
Très vite, ma patronne, Sue, m’a permis de commander de nouvelles variétés et de composer
mes propres petits bouquets à prix fixe.
Tu as vraiment l’œil, Ella. Tu es douée… Tu devrais t’inscrire à une formation.
C’est ce que j’ai fait. Une formation basique, pour débutants, puis une deuxième, plus
perfectionnée, en compositions de mariage, et enfin une troisième en design floral contemporain.
Après quoi, j’ai remporté le premier prix d’un concours régional, ce qui m’a valu les honneurs de
la presse locale.
Le prix en question était un contrat d’une semaine chez un grand fleuriste de Londres avec
visite des marchés aux fleurs à l’aube. Effrayant. Éreintant. Exaltant. Le bonheur…
Et puis, l’inimaginable. Mon bac en poche, j’ai fait un an de fac : fleuristerie et gestion. Cette
année-là, ma grand-mère est morte, laissant un héritage inattendu à partager entre ses cinq petits-
enfants. Va voir du pays, me disaient mes amis. Mets tout dans une voiture. Ou dans un voyage
autour du monde. Non. Le soir, dans mon lit, un sourire béat aux lèvres, je savais exactement ce
que je voulais faire de cet argent tombé du ciel.
J’ai réussi à négocier le bail d’un commerce. Un magasin à moi. De la folie pure, disaient mes
parents. As-tu la moindre idée du nombre de petites entreprises qui mettent la clé sous la porte
au bout d’un an ?
Ils n’avaient pas tort, dans un sens. Car il m’a fallu beaucoup plus longtemps que prévu pour
m’en sortir. En fait, la première année, mon activité me rapportait à peine plus que le salaire
minimum, sans les charges, et ne parlons même pas du nombre d’heures que je faisais. Mais je
n’ai pas mis la clé sous la porte, bien au contraire, dès que j’ai pu prendre mon rythme de
croisière, au cours de la seconde et de la troisième année.
J’ai appris à vivre des mariages et des vacances saisonnières. De la fête des Mères. De la Saint-
Valentin. Mais tout se joue sur les détails, j’en étais persuadée.
Pour rivaliser avec l’offre des supermarchés, je devais proposer quelque chose de distinctif.
Mon argument de vente était un style informel, bohème-chic, avec une touche « maison » qui me
singularisait. Tous mes bouquets étaient noués à la main, bien avant que cela ne devienne une
pratique banale. Je me servais d’une ficelle originale et d’étiquettes manuscrites, décorées de
fleurs, prélevées dans les invendus défraîchis, que je faisais moi-même sécher.
J’avais appris à ne rien laisser perdre. Je faisais des remises sur les bouquets quand j’avais vu
trop grand pour les commandes. Je faisais des heures supplémentaires pour mettre des fleurs à
sécher sous presse.
Assez vite, je me suis mise à vendre les petites cartes et les étiquettes faites à la main, dont je
me servais déjà pour mes propres bouquets. Une source de revenus supplémentaires fort utile.
Et donc, c’est ici que je suis la plus heureuse. Dans mon magasin. Ma création.
Ici, je ne m’inquiète pas de ce que je peux dire ni de ce que les gens pensent de moi – que je
suis démodée, que j’ai une mentalité de vieille dans un corps de jeune – chose que tout le monde
me disait quand je me suis mise à mon compte.
Ce matin – il n’est que six heures, le reste du monde commence à peine à s’agiter –, je suis dans
mon petit univers. Je dois réaliser mes commandes avant de rentrer à la maison où, aujourd’hui,
nous attendons la visite de la police. Avant de retrouver la réalité : un monde où Anna est
toujours portée disparue et où les cartes postales effraient désormais Tony autant que moi.
Je travaille avec application. Un bouquet d’anniversaire, la cliente viendra le chercher à midi.
Six décorations de table pour un des hôtels du coin. Deux tasses de café. Trois.
Je m’active, minutieuse, maniant mes sécateurs préférés. Des poignées rouge vif et les lames les
plus affûtées du marché. Superbes.
Et puis il m’arrive une chose extraordinaire. Vers six heures et demie, peut-être sept heures
moins le quart, je laisse la dernière décoration de table sur le comptoir, presque achevée, pour
aller aux toilettes, une minuscule extension au fond du local. À mon retour, mes sécateurs ne
sont plus là.
Un moteur de voiture rugit au-dehors, et, tout à coup, j’ai peur, je l’avoue. Je suis secouée par
ce qui vient de se passer. Parce que, vous comprenez, je prends toujours grand soin de mes
sécateurs, d’une part parce que c’est un outil dangereux, mais aussi parce qu’ils coûtent
extrêmement cher. Pour moi, ces sécateurs, c’est un peu comme le couteau d’un grand chef : un
porte-bonheur. J’en ai deux autres paires dans les tiroirs, mais ils ne me vont pas aussi bien. Je
n’ai pas le même ressenti en main.
Je m’avance jusqu’à l’entrée du magasin, d’où je peux voir les emplacements de parking. Il n’y
a là qu’une seule voiture, tous phares allumés, ce qui m’empêche de distinguer la personne au
volant. Je vérifie la porte. Elle n’est pas fermée. D’habitude, cela ne me dérange pas. Du moment
que je suis au magasin, je considère qu’il est ouvert. Si jamais quelqu’un voit de la lumière en
passant de bonne heure, il faut qu’il puisse acheter. L’essentiel pour moi, c’est de vendre. Je ne
refuse jamais une commande. Aujourd’hui, pourtant, juste pour une fois, je mets le verrou. Je
reste plantée là, immobile, brusquement consciente que mon cœur bat à tout rompre. J’attends un
petit peu. Deux minutes. Peut-être plus.
Ne sois pas bête, Ella. Ne va pas t’imaginer des choses.
La voiture finit par s’en aller. Mes épaules se décrispent quand je me souviens que les
commerces voisins sont tous surmontés d’appartements. Ce n’est donc pas surprenant. Ce
mouvement de bonne heure. Sans doute quelqu’un qui partait travailler ?
Je retourne à mon atelier, au fond du magasin, et là, je n’y comprends plus rien. De cet angle, je
peux voir l’espace de vente, à l’avant du local. Et là, au-delà de l’arche, j’aperçois mes sécateurs
sur la caisse. Franchement, je ne me souviens pas de les avoir posés là. Je ne me souviens même
pas de l’avoir jamais fait. Le dessus de la caisse étant légèrement incliné, ce n’est vraiment pas
l’endroit où poser des sécateurs. Ils pourraient tomber !
Je regarde autour de moi, comme quand on est dans la cuisine et qu’on ne retrouve pas
l’ingrédient qu’on pensait avoir déjà sorti du frigo.
Je suis fatiguée. C’est ça. Tu es fatiguée et tu es à cran. Tu réfléchis trop, Ella, et tu fais des
bêtises. Tony avait raison : tu aurais dû rester à la maison et t’occuper de ça plus tard.
Trop de pensées tournent en boucle dans ma tête. Je me hâte de terminer la dernière décoration
et j’entrepose le tout dans la chambre froide, à côté de l’établi – une sorte de frigo à fleurs qui
garde les végétaux à la température idéale, prêts pour mon retour.
Revenue à la maison, je trouve Tony en peignoir dans la cuisine.
— Ça va ? me demande-t-il. Je me suis fait du souci. Tu aurais dû me laisser t’accompagner.
— Tout s’est bien passé. Et je voulais que tu restes ici pour parler à Luke. Tu vois, j’ai pu tout
faire.
Tony s’amadoue, mais je devine à sa posture et à ses cernes marqués que lui non plus n’a pas
beaucoup dormi. Il a réagi comme prévu, plus inquiet que fâché. Tu aurais dû me prévenir, Ella.
Plus de secrets entre nous…
Ce qui me culpabilise à mort. Je lui ai montré la toute dernière carte postale. Mais je ne lui ai
pas encore parlé de Matthew…
— Ça ne me plaît pas beaucoup que tu continues à travailler toute seule au magasin. De si
bonne heure, je veux dire. Tant qu’on ne sait pas exactement ce qui se passe. Tant qu’on ne sait
pas ce qu’en dit la police. J’aurais préféré que tu m’écoutes. Que tu sois restée à la maison. Ou
que tu m’aies laissé t’accompagner.
— Je devais boucler mes commandes, Tony. De toute façon, tu verras qu’au final, on
découvrira qu’il s’agit d’un pauvre type. Un ado boutonneux qui n’a rien d’autre à faire.
Je manque un peu de conviction, car je ne sais plus quoi penser. Ni qui croire. Devrais-je avoir
peur ?
— Quelqu’un est venu à la maison, Ella. La personne qui a écrit cette carte est venue ici. Chez
nous.
— Oui. Tu as raison – ça change la donne et je me rends bien compte maintenant que j’aurais
dû te parler dès le début de ces cartes, je le regrette énormément. Mais je suis contente qu’on
puisse être conseillés. Les policiers vont arriver dans une demi-heure, j’écouterai tout ce qu’ils
diront, Tony. Si je ne me suis pas inquiétée jusqu’ici, c’est que, franchement, je pensais que
c’était la mère de la petite.
— D’accord, mais peut-on quand même rediscuter des matins où tu travailles seule au
magasin ?
— Si ça te fait plaisir, je peux essayer de jongler un peu, à l’avenir. (Je le dévisage.) Alors, tu as
parlé à Luke ?
Hier soir, au lit, Tony a été le premier à l’exprimer. Tu me prendrais pour un fou si je te disais
qu’on devrait leur proposer d’adopter l’enfant ? J’ai fondu en larmes et je l’ai serré de toutes
mes forces, soulagée qu’il ait la même idée que moi. Nous avons tous les deux admis que nous
étions un peu trop âgés et que c’était sans doute un projet complètement cinglé, mais jamais nous
ne laisserons quelqu’un d’autre élever l’enfant de Luke si les parents d’Emily ne peuvent pas
s’en occuper.
— Luke a dit qu’il en parlerait à Emily dans quelque temps. Elle n’en est qu’à la dixième
semaine, c’est un peu tôt pour prendre une décision. (Tony pose sa main sur ma joue.) Je crois
qu’il était soulagé, mais c’est difficile à dire. Il est encore sous le choc.
Tony m’explique que Luke aimerait arrêter de travailler à la boutique, à l’avenir.
— Il estime que ça fait trop avec le fardeau qu’il porte. Je comprends tout à fait, même si tu vas
avoir du mal à le remplacer. Commencer tôt, ça rebute les gens. Mais c’est à Luke que nous
devons penser en premier ; il faudra donc que nous trouvions une solution.
— D’accord. Mais d’abord, voyons ce que la police a à nous dire, tu veux bien ? Nous
reparlerons de Luke et du magasin après.
J’ôte sa main de ma joue pour la lui embrasser avec tendresse.
Pour être franche, je suis étonnée qu’on nous envoie cet inspecteur de Londres. Apparemment,
il est allé faire le point avec les Ballard, en Cornouailles, et il s’arrêtera chez nous sur le trajet du
retour.
Matthew m’a fait son compte-rendu. Son contact dans la police lui a restitué l’avant-dernière
carte postale. Rien du côté de la police scientifique. Pas d’empreintes. Mais ils veulent également
voir celle-ci. Je l’ai glissée dans un sac de congélation transparent. Matthew m’a dit que la police
me fournirait l’attirail réglementaire, pochettes et gants spéciaux pour pièces à conviction, si
jamais je devais recevoir d’autres cartes. Il y aurait plus de chances de trouver des empreintes
dessus. En revanche, Matthew m’a demandé de ne pas citer son nom. Pour que les policiers
pensent que je leur ai confié les cartes postales de mon propre chef.
Tony cherche à présent quelque chose sous l’évier, une bombe insecticide, sans doute. Une
mouche bleue bourdonne contre la vitre. Il finit par ouvrir la fenêtre et par la chasser à coups de
torchon avant de se tourner vers moi.
— Tu as l’air vraiment fatigué, Ella, me dit-il, la mine préoccupée. Tu es sûre que ça va, mon
amour ?
— Oui, oui, je vais bien. Je suis juste soulagée de t’avoir parlé de ces cartes.
16
LE PÈRE
Henry est assis à sa place favorite, sur le mur de pierres qui offre une vue panoramique sur les
champs les plus en hauteur, les plus problématiques. Une très légère brume flotte encore autour
du cours d’eau en contrebas, mais les moutons sont à l’abri, de l’autre côté du chemin, et Sammy
est heureux. Henry lui aplatit les oreilles.
C’est dans des moments comme celui-ci, en contemplant le soleil du matin irradier la brume,
qu’il se sent le plus calme. Il songe qu’il aimerait prolonger la clôture jusqu’en bas du plus vaste
de ces champs, afin d’empêcher les moutons de s’aventurer sur la pente boueuse qui descend
jusqu’au ruisseau. Mais cela revient cher de clôturer. Et Barbara n’est pas disposée à mettre de
l’argent dans la ferme.
Changer les cuisines et les douches à hydromassage ? Allons-y ! Payer un créateur de sites
Internet pour optimiser le moteur de recherche, quoi que ça puisse vouloir dire ? Cela,
apparemment, s’inscrit dans une logique financière. Mais les clôtures ? Le fourrage ? Les
réparations de tracteur ?
Henry baisse les yeux sur son chien : langue pendante, il est tout joyeux d’aller vérifier les
limites de ce champ. Et de celui d’à côté.
Pour Henry, c’est cela qui a encore du sens. Un chien qui arpente gaiement chaque champ qu’il
visite et revient vers lui en remuant triomphalement la queue et en le regardant dans les yeux :
tout le périmètre a été contrôlé, maître !
Henry consulte sa montre. Encore une heure. Il faudrait qu’il rentre. Qu’il prenne une douche.
Qu’il se dispute avec Barbara. Qu’il essaie une toute dernière fois de braver la tempête.
Allez, viens, le chien !
Henry choisit de faire le grand tour. Il ne peut pas affronter le chemin des Primevères,
aujourd’hui. De retour à la maison, il est encore dans le débottoir, en train d’accrocher son ciré,
quand Barbara apparaît.
— Où étais-tu passé ? Il faut encore qu’on règle certaines choses, Henry. Avant l’arrivée de la
police. Je m’inquiète des problèmes que je risque d’avoir, tu comprends. Nous devons penser à
Jenny.
— Je vais m’en occuper.
Assise dans la cuisine, Barbara pianote sur la table en pin blanchi. Henry regarde la bouilloire,
près de la cuisinière. Une tasse de thé, peut-être… Mais il se ravise. Revient vers sa femme.
— Je pourrais avoir de gros ennuis à cause de toi, Henry. Je n’aurais jamais dû accepter de
mentir à la police.
Elle tire nerveusement sur la manche de son pull, puis la retrousse.
— Tout va s’arranger, Barbara. Nous sommes en train de faire le nécessaire. Les policiers
comprendront.
— Tu crois ? Tu crois vraiment qu’ils comprendront ?
Henry ferme les yeux. Il est désolé d’avoir bouleversé sa femme. Il est désolé qu’elle doive en
passer par là, en plus du reste. Il est désolé d’être un mauvais mari. Mais il est aussi très fatigué
de devoir s’excuser sans arrêt, parce que ça ne change rien et que ça ne fait rien progresser non
plus.
— Je suis désolé, Barbara.
— Eh bien, sauf ton respect, c’est un peu tard. C’est un parjure, n’est-ce pas, de mentir à la
police ?
— Je pense que le parjure, c’est uniquement au tribunal, ma chérie.
Henry baisse les yeux. Sur ses épaisses chaussettes en laine grise.
Tu me dégoûtes. De nouveau, la voix d’Anna. Dans sa tête. Dans sa voiture. Sur le siège
passager, refusant de le regarder en face.
À cet instant, il sait que ni Barbara ni la police ne peuvent le culpabiliser davantage.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi nous étions obligés de mentir, reprend Barbara. C’est
vrai… As-tu seulement idée, Henry, de ce que j’ai vécu cette nuit-là, hein ? Ici, toute seule.
Notre fille disparue. Et moi, ici… toute seule.
Henry ferme les yeux sans répondre.
— Et, à ce propos, je veux que tu quittes la maison.
— Oh ! voyons, Barbara... À quoi ça t’avancera ? Pense à Jenny. Et comment vais-je faire
tourner la ferme si je déménage ?
— Il n’y a plus de ferme, Henry. Il n’y a plus de ferme depuis des années.
Il rouvre les yeux et rencontre les siens.
— Et tu te demandes pourquoi ça ne fonctionne pas, Barbara ? Tu épouses un agriculteur, puis
tu décides que tu ne veux plus être la femme d’un agriculteur.
— Tu es injuste.
— Ah oui ?
Ils se taisent durant plusieurs minutes.
— Bien. Donc, nous allons les voir ensemble, Barbara – les policiers. Et je vais leur expliquer
pourquoi je t’ai demandé de mentir au sujet de la nuit où Anna a disparu. Tout va bien se passer.
Nous allons tout mettre à plat. Je suis désolé de t’avoir contrariée, mais si tu veux vraiment que
je m’en aille de la maison, alors, sauf ton respect, dès demain, ce que je ferai cessera de te
regarder. Mais pour le moment, je vais prendre une douche avant que les policiers arrivent.
En haut, sous le jet d’eau qu’il a réglé très chaud, exprès, Henry éprouve pour la première fois
du soulagement. Le lâcher-prise, enfin. Depuis des années, il se berçait de l’illusion qu’il pouvait
continuer comme cela.
Mais maintenant ?
Henry présente son visage au jet d’eau et doit adapter la température, car ses joues brûlent. Et,
l’espace d’un bref instant, il fait ce qu’il n’a pas fait depuis la mort de sa mère. Sous le jet d’eau
qui fait virer sa peau à l’écarlate, Henry Ballard pleure.
Il pleure pour Anna, qu’on ne retrouvera jamais. Et qui le connaît sous son pire jour.
Tu me dégoûtes, papa…
Après, Henry se rase pour la seconde fois de la journée, choisit une chemise à carreaux bleus,
un jean propre et un pull bleu marine. Tout cela, en pilotage automatique. Il a dépassé depuis
longtemps le stade où il essayait d’échafauder une sorte de scénario dans sa tête. Il se passera ce
qu’il doit se passer.
Quand ils arrivent, ils sont trois. Un sergent de la police du coin, Melanie Sanders, qu’ils ont
déjà rencontrée quelques fois et qui semble tout à fait sympathique, Cathy, leur agent de liaison,
et ce grand inspecteur longiligne de Londres qui n’a jamais plu à Henry.
D’emblée, l’ambiance est nettement différente de celle des précédentes rencontres. Cathy
accepte le café que Barbara sert sur un plateau, mais l’inspecteur décline l’offre.
— Si je comprends bien, monsieur Ballard, vous vouliez nous parler.
— Oui. Je suis désolé. Je m’en veux terriblement, mais il faut que je vous explique quelque
chose à propos de la nuit où Anna a disparu. Il y a un point que je tiens à éclaircir.
L’inspecteur regarde les deux policières du coin de l’œil avant de se retourner vers les Ballard.
— Intéressant… nous devons être télépathes, vous et moi, monsieur Ballard. Parce que, si j’ai
fait la route jusqu’ici, c’est précisément pour vous entretenir de la même chose.
L’inspecteur n’essaie même pas de masquer l’ironie qui ne fait que retourner le couteau dans la
plaie.
— Voyez-vous, nous avons reçu certains appels très intéressants après l’émission. Des appels
qui nous sont apparus quelque peu troublants.
Henry regarde Barbara, dont l’expression s’est figée.
— Alors, si nous commencions par vous, monsieur Ballard ?
— Très bien. Alors, voilà, c’est assez embarrassant... mais j’ai menti à propos de la nuit où
Anna a disparu, et j’ai aussi demandé à Barbara de confirmer ma version. Justement parce que la
vérité était très gênante. Et que je ne voulais pas que cela vous détourne de votre enquête.
Henry sent le regard de sa femme le transpercer comme une brûlure.
— C’est entièrement ma faute. Ma femme n’y est pour rien. J’avais un peu trop bu et... je
n’étais pas à la maison.
— Pas chez vous ?
— Non.
— Et vous nous dites ça maintenant. Vous changez de version. Ça ne serait pas lié au fait que
nous avons de nouveaux éléments, par hasard ?
— Non. Bien sûr que non. D’ailleurs, comment le saurais-je ?
— D’accord, monsieur Ballard. Donc, cette nouvelle version : l’endroit où vous vous trouviez la
nuit où votre fille a disparu. Est-ce que cela expliquerait que votre voiture ait été aperçue près de
la gare, ce soir-là ?
— Pardon ?
— Parce que, monsieur Ballard, si je suis ici aujourd’hui, c’est pour vous demander de
m’expliquer pourquoi votre voiture a été aperçue près de la gare d’Hexton, le soir de la
disparition d’Anna. Pas ici, à la ferme, comme votre femme et vous l’avez affirmé dans vos
précédentes déclarations. Mais près d’une gare traversée par un rapide à destination de Londres.
Donc, ma question est la suivante : êtes-vous allé à Londres la nuit où votre fille a disparu,
monsieur Ballard ? C’est ça que vous vouliez nous dire ?
— Ne soyez pas ridicule ! Bien sûr que non, je ne suis pas allé à Londres. J’étais ici, le
lendemain matin. Quand nous avons appelé la police. Vous savez bien que j’étais ici. Je n’aurais
jamais pu revenir entre-temps, ça n’aurait pas été faisable. C’est trop loin. Comment est-ce que
j’aurais pu ?...
— Vous savez quoi, monsieur Ballard ? À la réflexion, il vaudrait peut-être mieux que nous
poursuivions cet entretien de façon un peu plus formelle. Dans les locaux de la police d’ici. Le
sergent Melanie Sanders se fera un plaisir de mettre à notre disposition l’une de ses charmantes
salles d’interrogatoire, j’en suis certain.
Henry sent une affreuse panique l’envahir. Un brusque changement de température qui le
submerge tout entier. Son esprit est dans un tel maelstrom que, l’espace de quelques secondes, il
ne sait plus s’il a trop chaud ou trop froid. Seulement qu’il a un gros problème avec ses
vêtements. Le tissu est trop serré. Il lui colle au corps, comme si sa peau était encore humide de
la douche.
Au milieu de sa panique, il se tourne vers sa femme, mais ne trouve ni soutien ni réconfort de ce
côté-là. Rien qu’un trouble terrible et affolé dans ses yeux.
— Vous voulez bien me suivre, monsieur Ballard ?
Henry réfléchit. Il devrait peut-être demander s’il a vraiment le choix. Si on l’arrête… ou si on
le prie de se rendre au commissariat. Doit-il dire à Barbara de téléphoner à leur avocat ? Freiner
des quatre fers et refuser tout net de les suivre ? Mais, très vite, il se ressaisit. Il doit agir avec la
plus grande prudence. Avoir des paroles maladroites ou ne pas se montrer coopératif pourrait
maintenant lui nuire de façon très grave. Pourrait conduire à un énorme malentendu.
Voilà pourquoi Henry Ballard se lève de sa chaise, quitte sa maison en compagnie des policiers.
Luttant pour endiguer la panique, il décide de ne plus rien dire du tout, du moins pour le
moment.
17
LE TÉMOIN
Couchée dans mon lit, je médite depuis un long moment sur le karma. C’est bête, je sais, mais
cette carte postale m’a vraiment ébranlée.
Je fais sans cesse les mêmes rêves embrouillés. Anna dans le train. Les sons obscènes de Sarah
et de son type dans ces maudites toilettes. Et puis le choc à propos de Luke et de sa copine.
En temps normal, je ne suis pas du genre à faire de la psychologie de bazar, mais comment ne
pas remarquer l’ironie de la situation ? Et cela me donne l’impression que… je ne sais pas… que
tout dans mon existence concourt à m’infliger une terrible leçon que mon cerveau ne parvient
pas à traiter.
Certaines nuits, ce sentiment devient si violent que j’en suis oppressée. Je suis obligée de me
lever et de me préparer une tasse de thé. Évidemment, Tony se lève à son tour – malade
d’inquiétude – alors que c’est la dernière chose que je souhaite. Propager ma culpabilité. Quand
je suis seule, je tourne et je retourne le problème dans ma tête, je rembobine le film des
événements et je réfléchis pendant des heures : en quoi et dans quelle mesure suis-je responsable
de ce qui a pu arriver à cette malheureuse jeune fille, voilà ce que je m’efforce de définir à
longueur de temps. Regrettant de toutes mes forces de ne pouvoir revenir en arrière pour rejouer
la scène différemment.
Et après ? Le problème, c’est qu’en toute conscience, je ne peux toujours pas repenser à cette
séquence dans le train sans être autre chose que choquée à l’idée que cette adolescente et cet
homme aient eu un rapport sexuel dans ces toilettes si peu de temps après s’être rencontrés.
Si seulement je pouvais soumettre mon dilemme aux gens ! Leur demander en toute franchise
ce qu’ils auraient fait à ma place. S’ils auraient été choqués ou bouleversés par un tel
comportement. L’ennui, c’est que la police a simplement révélé que le « témoin » avait entendu
les filles se faire draguer par ces types tout juste sortis de prison et que ce « témoin » avait été
choqué par la rapidité avec laquelle ils s’étaient rapprochés. Au point de faire des projets
imprudents ensemble. Des projets risqués.
C’est sur cela et sur cela uniquement que l’opinion publique m’a jugée. Pour ne pas être
intervenue alors que deux jeunes filles de la campagne étaient visiblement devenues les proies de
deux individus nantis d’un casier judiciaire. C’est de cela que se sont emparés les réseaux
sociaux et la presse à scandale. Qu’auriez-vous fait, vous ? Auriez-vous refusé de vous en mêler ?
Deux filles de seize ans. Deux types tout juste sortis de prison.
La police n’a jamais divulgué le fait que l’amie d’Anna avait eu des relations sexuelles dans les
toilettes du train avec l’un de ces deux hommes, et on m’a demandé de passer ce détail sous
silence, faute de preuves. C’est ma parole contre celle de Sarah. Du coup, je n’ai pu en parler
qu’à Tony. Il comprend que, sur le moment, j’ai été choquée – et il dit que les gens feraient
moins les malins s’ils avaient connaissance des faits dans leur intégralité.
Nous en avons reparlé depuis la confession de Luke, et Tony prétend que cela n’a rien à voir –
une jeune fille qui a des rapports sexuels avec un parfait inconnu dans des toilettes publiques, et
Luke et Emily qui font une bêtise dans le cadre d’une relation amoureuse. Je sais qu’il a raison,
bien sûr, mais je continue de me trouver un peu hypocrite d’avoir jugé Sarah avec tant de dureté.
Aujourd’hui, il est parti travailler tôt, mon Tony. Il est dans le commerce, lui aussi, mais dans
un secteur très différent du mien : les céréales, qu’il vend aux supermarchés. Il remplace
actuellement le directeur régional et doit obtenir le poste de façon définitive s’il parvient à
atteindre ses objectifs de ventes. Je suis très fière de lui, bien que cela représente beaucoup de
pression et qu’il doive être tout le temps sur les routes.
Pour le moment, il est si souvent en déplacement que je lui ai promis de réorganiser mes
horaires de manière à ne plus rester seule au magasin en dehors des heures d’ouverture. Au
moins jusqu’à ce que la police nous recontacte et que nous sachions un peu à quoi nous en tenir.
Du coup, cela me fait tout bizarre. Une seconde tasse de café au lit. Il est huit heures, ce qui
pour une fleuriste équivaut à une grasse matinée. Je continue de réfléchir énormément.
Au karma.
Et à la possibilité que je sois prude. Je veux dire par là que je suis un peu hors du coup, je le
reconnais. Naïve d’avoir cru que mon fils de dix-sept ans n’avait jamais couché avec une fille. Je
m’analyse de plus en plus, craignant d’avoir agi en parfaite hypocrite dans ce train. Ai-je été
influencée par le fait que c’était une fille ? Car ma première pensée a été que Sarah n’était pas de
toute évidence aussi « mignonne » que je me l’étais imaginée, raison pour laquelle je suis
délibérément restée en retrait. Pourtant, s’il s’était agi de Luke ? Non. À la réflexion, je ne suis
peut-être pas si hypocrite que cela, car, même aujourd’hui, je serais horrifiée et choquée si mon
fils, ou tout autre jeune homme, se conduisait de cette façon avec une personne qu’il viendrait à
peine de rencontrer.
Au fond, j’aime peut-être que l’on respecte certaines limites. Car, ne vous méprenez pas, ce
n’est pas le sexe en soi qui me pose problème : Tony et moi nous entendons fort bien dans ce
domaine, merci beaucoup. Simplement, j’estime que cela relève de la sphère privée. Le sexe. Ce
n’est pas quelque chose de banal ; un sujet dont on discute avec n’importe qui lors d’un dîner. Et
encore moins quelque chose qui se fait avec un parfait inconnu dans les toilettes d’un train.
Quant au karma…
Mais mon téléphone portable est en train de sonner – l’écran me confirme qu’il s’agit de
Matthew Hill. Je regarde ma montre. Huit heures dix.
— Bonjour, Matthew. J’allais justement vous appeler. Pour vous signaler que l’inspecteur de
Londres a repoussé notre rendez-vous. Finalement, il va venir un peu plus tard ; il a dû rester un
peu plus longtemps que prévu en Cornouailles. Un fait nouveau serait apparu… J’espère qu’il
veut dire par là que l’enquête progresse.
— Eh bien, je suis navré de vous décevoir, Ella, mais vous pouvez faire une croix dessus. Je
viens de m’entretenir avec mon contact dans la police et il semble que l’enquête parte un peu
dans tous les sens. Ou plutôt qu’elle fonce droit dans une impasse, d’après ce qu’on m’a dit.
Mais peu importe. Grande nouvelle ! Je viens de recevoir LE coup de téléphone. Ma femme a
des contractions. Je vais la chercher tout de suite. Tout ça me paraît assez irréel, en fait, mais je
voulais vous prévenir que je risque d’être un peu hors circuit pendant quelques jours.
Je ris.
— Quelques jours ? Je crains que vous n’ayez sous-estimé l’affaire, Matthew. Mais quelle
merveilleuse nouvelle ! Tenez-moi au courant, je vous prie. Savez-vous déjà si c’est un garçon
ou une fille ?
— Non, pas du tout ! Et ça nous est bien égal…
— Très bien. Bonne chance, alors ! Soyez prudent sur la route et essayez de vous calmer.
— Je vous tiens informée.
Je repose le téléphone et reste quelques minutes immobile, comme hypnotisée. De toute
évidence, Matthew Hill ne se doute pas de ce qui l’attend, et ce n’est peut-être pas plus mal.
Car lorsqu’on devient parent, on découvre que cet amour englobe bien plus de peur qu’on
l’aurait imaginé au départ, et cela change radicalement notre vision du monde. Voilà pourquoi je
n’arrive toujours pas à assumer le rôle que j’ai pu jouer dans la disparition d’Anna.
18
L’AMIE
— Donc, tu es d’accord pour que je les fasse entrer, ma chérie ? Juste cinq ou dix minutes ? Ça
te remontera peut-être le moral de les voir. L’infirmière dit qu’elle peut faire une exception du
moment que ça ne dure pas trop longtemps.
Sarah regarde sa mère et sait que ce n’est pas vraiment une question. Sa mère a une expression
bien particulière quand elle formule une recommandation en question. Elle se penche légèrement
en avant, ne cille pas, puis hausse les sourcils, signalant ainsi qu’il n’y a qu’une seule réponse
correcte. À savoir, oui. Petite, Sarah pestait contre cette tactique, mais elle a appris il y a
longtemps que toute résistance était vaine. Et elle n’a pas la force de supporter d’autres sermons.
— D’accord. Mais je me sens fatiguée, alors, pas trop longtemps.
C’est le sixième jour, et Sarah a été rassurée : sa fonction hépatique s’améliore. Le spécialiste
semble beaucoup moins préoccupé lorsqu’il passe dans sa chambre, et les infirmières disent à
présent que « tout va dans la bonne direction ». L’équipe psychologique a fini par la lâcher et on
parle même de la laisser bientôt sortir.
Sarah ne sait pas si elle a vraiment envie de rentrer à la maison. Ses émotions évoluent si vite
d’heure en heure qu’elle continue d’en avoir la tête qui tourne. Comme elle est vite passée de la
peur de mourir à l’exaspération d’être coincée dans cette chambre d’hôpital avec sa mère !
Du coup, son autre épouvantail est revenu : qu’aura donné l’appel à témoins à la télévision ?
Ses amis entrent en petite troupe, l’air tout intimidé. Sarah est à présent dans une chambre à
part, à la sortie du service de pédiatrie générale. Vu qu’à dix-sept ans, elle ne dépend pas non
plus de la partie adulte, cette disposition rend sa situation moins gênante. Loin des bébés. Les
infirmières lui ont dit qu’elle avait de la « chance » que cette chambre soit libre.
De la chance ?
— Comme on ne savait pas quoi t’apporter, on s’est décidés pour du sucré. Ta mère ne va pas
être d’accord, mais bon.
Tim tient un petit paquet de biscuits et une boîte de caramels mous.
Sarah décide qu’elle va tous les punir aussi longtemps que possible et refuse de regarder un seul
de ses amis dans les yeux.
Cette nuit, justement, elle a rêvé d’eux, toute la bande, un anniversaire que Mme Ballard avait
organisé pour Tim. Il devait avoir dix ans, peut-être onze. Barbara, choquée d’apprendre que la
mère de Tim ne s’embêtait pas à fêter l’anniversaire de son fils, lui avait sorti le grand jeu pour
l’occasion : un beau goûter et un gâteau au chocolat en forme d’étoile, accompagné de crème
fraîche. Tim et Paul avaient apporté un kit pour gonfler des ballons, et ils avaient appris à
fabriquer des bassets, des épées et des chapeaux. Sarah était repartie le long de l’étroite route, un
chien saucisse jaune vif coincé sous le bras. Elle était tellement heureuse ce jour-là et tellement
triste que ce soit fini. Elle avait senti son expression changer ; les deux garçons lui coulaient des
regards obliques. C’est toujours dur de rentrer, pas vrai ? Elle ne se souvient pas lequel des
deux disait cela, Tim ou Paul, mais elle se souvient exactement de ce qu’elle avait éprouvé en
hochant la tête – elle se sentait triste, mais aussi un peu coupable. Elle savait que c’était mal de
préférer la famille d’Anna à la sienne ; pourtant, c’était plus fort qu’elle.
Et maintenant ? Sarah lève enfin la tête et les passe tous en revue. Qu’est-ce qui a bien pu leur
arriver à tous ? Quand le lien qui les unissait s’est-il rompu ?
Jenny est toute pâle, et Sarah se surprend à espérer qu’elle se souvient de toutes les horreurs
qu’elle lui a dites, ce soir-là. Car il n’y a pas que les garçons qui ont été cruels. Puis, un flash la
traverse : Anna dans la boîte de nuit. Elle ferme les yeux et se renfonce dans ses nombreux
oreillers.
La voix de Jenny.
— Désolée. Tu te sens bien ? Tu veux qu’on appelle l’infirmière ?
— Ça va. Je suis fatiguée, c’est tout.
— Ah ! d’accord. Oui, bien sûr. Écoute, on a promis à ta mère qu’on ne resterait pas longtemps,
mais on voulait juste…
La voix de Jenny se perd, et Sarah l’entend prendre une brusque inspiration.
— Écoute, on est venus pour te faire des excuses. À cause de tout ce qu’on t’a dit, l’autre soir.
C’est Tim qui s’est avancé.
Sarah rouvre les yeux et les dévisage de nouveau tour à tour. Tim. Paul. Jenny.
— On culpabilise tellement... De vous avoir laissées tomber toutes les deux, ce week-end-là.
C’est la vérité, dit Paul en tripotant nerveusement sa boucle de ceinture. On n’aurait jamais dû
s’en prendre à toi.
— Vous êtes désolés de l’avoir dit… mais vous continuez à penser que c’est ma faute.
Sarah soutient le regard des deux garçons. C’étaient eux les plus véhéments lors de la dispute.
Jenny, à nouveau :
— Non, ce sont ces deux hommes. Si seulement on pouvait les retrouver, ceux-là…
Enfin, Sarah prend une profonde inspiration.
— Alors… Comment ça s’est passé, l’émission ? Il y a eu beaucoup d’appels ? J’ai récupéré
mon téléphone, mais je n’ai plus assez de data pour la regarder.
La glace enfin rompue, ils discutent des résultats de l’émission. Une flopée d’appels,
apparemment. Sarah ment une fois de plus et prétend qu’elle a avalé les médicaments par
accident ; ses amis ne doivent pas s’inquiéter.
— Tu ne recommenceras pas, alors ? demande Jenny, une urgence dans la voix.
— Non. Je ne recommencerai pas. J’ai promis à ma mère que je ferai plus attention à partir de
maintenant et que je ne lui ferai plus jamais vivre un truc pareil. C’était complètement idiot.
Alors, racontez-moi. Cet appel à témoins. Qu’est-ce qu’ils ont montré exactement ?
Jenny répond qu’elle est vraiment contente qu’ils aient gardé le joli petit film de l’anniversaire
d’Anna et aussi une des photos qu’elle avait envoyées par mail au producteur de l’émission. Sa
mère, en revanche, était bouleversée que son interview ait été réduite de façon aussi drastique.
— Ils ont coupé tous les passages où elle parlait des filles qui ont été retrouvées et où elle disait
qu’on ne devait pas perdre espoir – que tout élément nouveau pourrait être la clé qui permettrait
de retrouver Anna vivante.
Tous se taisent.
Sarah referme les yeux.
Soudain, sa mère est de retour dans la chambre. Elle raccompagne tout le monde à la porte en
expliquant que le personnel a assoupli le règlement, mais que ce n’est pas une raison pour
exagérer.
Ils disent tous au revoir à Sarah, chacun à leur tour, lui renouvellent leurs excuses une fois de
plus.
Après leur départ, sa mère s’assied dans le fauteuil près du lit et commence à s’agiter
nerveusement. Elle lisse des plis invisibles sur sa jupe.
— Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
— Rien.
— Si, il y a quelque chose.
Sa mère verse du sirop dans le verre vide de Sarah et le complète avec l’eau de la carafe en
plastique. Elle retourne la boîte de caramels comme si elle lisait la description de son contenu.
— Bon, alors... La police nous a recontactés, Sarah. Et, bien sûr, les médecins disent que tu n’es
pas en état d’être interrogée. Je voulais t’éviter ça à tout prix, tu comprends... Tu as été
suffisamment éprouvée, entre tout. Mais ils tiennent vraiment à avoir une petite conversation
avec toi dès que tu seras rentrée à la maison. Du coup, je préfère te le dire. Pour que tu t’y
prépares. Pour que tu ne sois pas prise de court.
— À propos de quoi ? Ils veulent me parler à propos de quoi ?
— Eh bien, d’autres témoins du club se sont manifestés. Après l’émission. C’est tout ce que je
sais.
— Mais je leur ai déjà tout dit. Tout ce que je sais.
— Je sais, ma puce.
— Non. Je ne veux pas leur parler.
— D’accord, chérie. Je comprends. Pas la peine de t’en faire. Je vais leur expliquer que tu as
besoin de repos.
Sarah se renfonce dans les oreillers, les yeux fermés, et tente une fois de plus de bloquer l’écho
de la voix d’Anna. Le désespoir qu’exprimait son visage cette nuit-là, au club.
Je t’en prie, Sarah. Je ne me sens pas en sécurité. Je t’en supplie. S’il te plaît…
19
LE TÉMOIN
En ce qui concerne ma promesse à Tony de ne plus rester toute seule au magasin tant que les
nouvelles alarmes ne sont pas installées… Comment vous dire ? Essayez donc de faire sortir de
son lit un adolescent déprimé aux premières lueurs de l’aube.
En plus, j’ai du mal à faire la grosse voix. Luke a promis de continuer à m’aider au magasin
jusqu’à ce que nous lui trouvions un remplaçant, mais il erre dans la maison comme un zombie.
Il semble toujours très fatigué. Nous le laissons manquer l’école encore quelques jours, le temps
que tout le monde s’adapte à la situation. Mais nous avons du mal à savoir quelle attitude
adopter.
Ce matin, j’ai tambouriné à sa porte de très bonne heure ; pas de réponse. Je suis revenue un peu
plus tard ; il avait une tête épouvantable. Un méchant mal au crâne aussi. Je lui ai donné des
comprimés et je lui ai dit de me rejoindre au magasin dès qu’il s’en sentirait capable. Tony est à
Bristol ; je suis donc face à un dilemme : mes devoirs envers mes clients/ma sécurité personnelle
et ma promesse faite à Tony. Le seul point positif dans l’histoire, c’est que la police s’est plutôt
montrée à la hauteur. Par mauvaise conscience, sans doute, d’avoir laissé fuiter mon nom. Un
véhicule de patrouille passe de temps en temps devant la maison et le magasin : c’est censé
renforcer leur « présence ». Ils semblent sûrs d’avoir affaire à un paumé, mais nous nous sommes
malgré tout procuré de nouvelles alarmes. J’essaie de me persuader que la situation est sous
contrôle, maintenant.
En définitive, je décide de partir quand même toute seule – juste pour cette fois – et je
continuerai à houspiller Luke jusqu’à ce qu’il vienne. Il a son permis depuis peu, et Tony lui a
trouvé une Mini ; il pourra donc foncer au magasin sans problème, dès qu’il sera prêt.
À mon arrivée, j’ai déjà envoyé deux textos à Luke, mais il ne répond toujours pas. À dire vrai,
je suis triste qu’il veuille laisser tomber. Luke travaille avec moi le week-end depuis qu’il a
quatorze ans. Il aimait tellement me donner un coup de main, avant, et puis il sait comment s’y
prendre avec les clients. C’était donc logique dans mon intérêt comme dans le sien : cela lui fait
un revenu supplémentaire, et je trouve que cela lui inculque un peu de discipline. Enfin, il
comprend ce que c’est qu’être payé à l’heure – à la fois la pénibilité du travail et la satisfaction à
la fin de la journée.
Le déplacement de Tony à Bristol est très important pour sa promotion – sa boîte songe à
changer l’appellation de ses céréales – et j’ai décidé de lui éviter toute contrariété. Il
s’inquiéterait de me savoir ici, alors qu’il fait encore nuit.
Donc. Concentre-toi, Ella. Je suis seule pour tout faire. Six décorations de table pour un
déjeuner à l’hôtel de ville. C’est une commande bien payée, assez régulière grâce à un de mes
contacts traiteur ; du coup, je ne veux pas décevoir. C’est le problème avec ce genre de contrats
répétés : d’un côté, on est flatté et reconnaissant, de l’autre, on redoute toujours d’avoir tous ses
œufs dans le même panier. On craint de faire un faux pas qui inciterait le client à aller voir
ailleurs.
En temps normal, je fais des croquis, un « mur d’inspiration » que je fais valider via e-mail par
le traiteur, Kate. Elle a beaucoup de goût et publie souvent des photos de mes réalisations sur les
réseaux sociaux – de nos jours, c’est très utile. Je me suis forgé une réputation tout à fait correcte
auprès de Kate en lui proposant des créations un peu différentes. Du coup, je n’ai pas envie de lui
faire faux bond ni de me reposer sur mes lauriers.
Toujours soucieuse de me renouveler, j’ai rassemblé une vaste gamme de vases et
d’accessoires ; c’est une des clés pour rompre la monotonie. Je regrette seulement de ne pas
avoir davantage d’espace de stockage, même si, à la vérité, je dépense sans doute trop en
présentation. Dans un commerce aussi petit que le mien, on est toujours sur le fil du rasoir, mais
investir dans le matériel m’aide à fidéliser la clientèle, j’en suis convaincue, et d’autre part il est
important de tout le temps surprendre. En tout cas, cela augmente les partages de photos sur les
réseaux sociaux.
Pour cette commande, j’ai choisi des petits seaux en acier galvanisé : Kate et moi, nous sommes
tombées d’accord pour un look ultra-contemporain, mais à base de couleurs vives. Je me décide
pour des anthuriums rouges, des roses blanches et des lisianthus, le tout sur un feuillage vert, très
luisant. Cela fera de l’effet sur les nappes blanches, dans cette salle d’ambiance neutre.
Je dis toujours à Tony qu’à chaque commande, on espère que les invités vont demander : « Qui
s’est occupé des fleurs ? » Heureusement, Kate est très loyale et elle garde toujours mes cartes à
portée de la main. Ma seule frustration, c’est lorsque des concurrents très éloignés proposent des
nouveautés – moi, je ne peux pas fournir au-delà d’un certain rayon.
Bon sang ! Le temps passe et toujours aucune nouvelle de Luke. Il fait encore sombre dehors et
je songe à me faire une autre tasse de café, quand j’entends une voiture. Serait-ce enfin Luke ? Je
ne suis pas sûre d’avoir reconnu le moteur de sa Mini. La voiture s’engage devant le magasin.
S’arrête. Moi aussi, je m’arrête.
Ridicule ! Voyons, Ella, ce n’est qu’une voiture. Calme-toi.
Je me fige, attendant que le véhicule reparte, mais il reste là. Les phares s’éteignent. Je me dis
que c’est sans doute pour un des appartements.
J’attends encore une minute ou deux, puis j’envoie un texto à Luke. Il ne me répond toujours
pas. Dehors, tout est silencieux et je retourne à mes anthuriums. Je m’exhorte à me concentrer
sur les fleurs, rien que les fleurs. Quand… Oh mon Dieu !
Quelqu’un actionne la poignée du magasin. C’est fermé, bien sûr. Seigneur…
Luke a une clé. Cela ne peut pas être Luke.
Je m’empare de mon téléphone, prête à appeler à l’aide. Si la personne qui est là essaie d’entrer
en force, je me précipiterai à l’arrière tout en composant le numéro de la police. Alors même que
je forme cette résolution, je me sens à la fois ridicule et apeurée.
La poignée de la porte recommence à grincer dans le vide. Je ne vois pas qui l’actionne, à cause
du store qui occulte la partie vitrée.
Je reste immobile comme une statue. Les seules lumières dans le magasin sont à l’arrière de
l’atelier. Je ne vais pas à la porte. Pas question. Une partie de moi veut encore croire qu’il s’agit
de Luke – qu’il a oublié sa clé. Mais dans ce cas, il m’appellerait à travers la porte, non ?
Des bruits de pas. Oui. Enfin, j’entends la personne s’éloigner au-dehors. Bon. Tant mieux.
Dieu merci. Les phares se rallument. La voiture s’en va.
Et si j’appelais Tony ? Mais je lui avais promis de ne pas travailler toute seule avant l’ouverture.
C’est tellement bizarre de pouvoir être à un endroit où l’on se sent bien d’habitude, en sécurité,
et de soudain être au même endroit et de se sentir une tout autre personne.
Je ne veux pas être cette personne.
Je déteste cette nouvelle personne.
Les larmes me montent aux yeux. Et je pense : Espèce de stupide, stupide bonne femme.
Pourquoi n’as-tu pas fait ce qu’il fallait, il y a un an ? Pourquoi n’as-tu pas téléphoné aux
parents de ces filles lorsque tu étais dans ce train, pourquoi ne leur as-tu pas laissé cette
responsabilité – appeler la police – au lieu de l’endosser ?
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi n’as-tu pas accompli cette petite chose toute simple,
Ella ?
J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je suis plantée là, mais un coup d’œil à la
grosse horloge murale m’indique que, de toute façon, c’est trop. Je suis vraiment en retard,
maintenant.
C’est alors que mon portable se met à sonner. Je fais un bond au plafond. Luke.
— C’était toi à la porte ?
— Non. Qu’est-ce que tu veux dire ? Je t’appelle pour te dire que je pars. Mais qu’est-ce qu’il y
a, maman ? Pourquoi tu as peur comme ça ?
— Pour rien. Rien. Écoute, tu veux bien venir, maintenant ? Tu as promis à ton père…
Je raccroche. Et regrette aussitôt le ton que j’ai employé. Zut ! Je lui envoie un texto d’excuse.
Désolée. Je suis fatiguée, c’est tout. J’ai branché la machine à café.
Et je retourne enfin à mes fleurs, m’efforçant de m’imprégner de leur parfum et de leurs
couleurs vives. Concentrée sur mon travail.
Je me demande si j’ai fait le bon choix avec les seaux. Aurais-je dû opter pour les pots carrés en
verre miroir ? Non – de toute façon, c’est trop tard. Je n’ai pas le temps de tout recommencer. Ça
ira très bien.
Le jour se lève, à mon grand soulagement. Je vois mieux les voitures qui passent ou se garent,
sans être aveuglée par leurs phares. Je n’ai plus l’impression ridicule d’être observée comme un
poisson rouge dans un bocal.
À presque sept heures, la poignée cliquette de nouveau. Mais, cette fois, un texto de Luke me
confirme que c’est lui. Il a vraiment oublié sa clé.
— Pourquoi tu fermes la porte, maman ? Je croyais que tu aimais faire une vente même en
dehors des heures d’ouverture.
— Papa trouve qu’il vaut mieux que je m’enferme quand je suis seule. À cause de ces stupides
cartes postales.
— La police n’a pas dit que c’était sûrement un pauvre type ?
— Si. Et c’est sans doute le cas. Mais nous préférons prendre quelques précautions. Tu sais,
pour ne pas tenter le diable. Et ton mal de tête ?
— Fini. Donc… tu vas devoir y retourner ? À la police ?
Devant son expression inquiète, je regrette d’en avoir trop dit.
— Je ne sais pas. Non, ça m’étonnerait. Tout va rentrer dans l’ordre, j’en suis certaine.
— En tout cas, si je découvre celui qui t’a envoyé ces cartes, je ne le louperai pas.
— Ne dis pas des choses comme ça, Luke. Ça ne nous aide pas. L’affaire est entre les mains de
la police, maintenant. C’est à elle de s’en occuper. Pas à nous.
— Ce n’est pas ce qu’a dit papa.
— Pardon ?
— Non, rien… (Il a l’air penaud.) Donc, tu veux un autre café, maman ? Au fait, je meurs de
faim. T’as quelque chose à manger ?
20
LE PÈRE
Henry a tenu sa première arme à neuf ans.
Son père lui avait fait promettre de ne rien dire à sa mère. Son oncle George était là, lui aussi.
Ils l’avaient emmené tirer le lapin dans l’un des champs les plus bas, près du ruisseau.
De la vermine, lui avait expliqué son père. Sept lapins pouvaient manger autant qu’un mouton,
disait-il. D’où les ravages sur les cultures, et aussi au potager. Et puis les trous qu’ils creusaient
causaient de graves problèmes au bétail. Le père d’Henry prétendait qu’enfant, il avait vu un
veau avec une patte complètement tordue après avoir trébuché dans un terrier de lapin. C’était
affreux. On avait dû l’abattre, bien sûr, mais il avait horriblement souffert, il avait hurlé de
douleur jusqu’à ce qu’on aille chercher le fusil, dans l’armoire fermée à clé. Maudits lapins…
Son père et son oncle lui avaient énuméré toutes les précautions à prendre. Pas de bétail
alentour. Pas d’accès au public. Uniquement en plein jour. Toujours vérifier qu’il n’y avait pas
d’autres chasseurs devant soi. Surtout, s’assurer qu’on savait exactement où se trouvaient les
autres avant de faire feu.
Allongé dans l’herbe, son père lui avait préparé le fusil et lui avait appris à tirer. Il l’avait mis en
garde contre le recul – il devait s’y attendre, au niveau de l’épaule. Mais il s’y ferait très vite. Ils
l’emmèneraient au stand de tir et aussi au ball-trap pour lui apprendre à viser.
Premier coup de fusil, Henry avait été épouvanté. Il avait tiré complètement au hasard. Et fait
mouche. Le choc de voir le lapin effectuer un soubresaut, puis retomber inerte. L’étonnement de
son père, les félicitations fiérotes et les tapes viriles qui avaient suivi étaient aux antipodes de ce
qu’il ressentait au niveau de l’estomac. Il n’avait pas osé le dire, mais il avait un goût de bile
dans la bouche et il avait peur de vomir.
Bien joué, fils. Ça, c’est un beau tir, vraiment. Tu es doué. Bon sang, George ! Tu as vu ça ? Il
a un coup d’œil exceptionnel, un talent inné.
Aujourd’hui, l’armoire forte se trouve dans le petit bureau qui jouxte le débottoir. Elle est
conforme à toutes les lois en vigueur, même si Henry regrette de ne pas avoir opté pour le
modèle avec verrou à combinaison. La version basique a une clé qu’il faut conserver séparément.
En théorie, il ne doit dire à personne où il la met et il est censé la changer régulièrement de place.
En pratique, c’est plus d’une fois qu’il a oublié sa « nouvelle » cachette, arpentant furieusement
la maison, maudissant Barbara et les filles. Donc, maintenant, il a pris l’habitude de garder la clé
dans un tiroir de sa commode, à l’intérieur d’une vieille paire de chaussettes de rugby rouges
qu’il ne porte plus. C’est facile à retenir et il est peu probable qu’un voleur aille fouiller dans ses
chaussettes.
De temps en temps, un drame fait la une des actualités à propos d’un enfant qui s’est emparé
d’une arme. Chaque fois, Henry panique et file vérifier ses chaussettes rouges.
Aujourd’hui, Henry se lève aux aurores, dans le triste dépouillement de la chambre d’amis.
Barbara a insisté pour qu’il quitte la chambre conjugale à la seconde où il est revenu du
commissariat. Il ne s’agissait pas d’une arrestation à proprement parler, et la police continue de
vérifier sa nouvelle version, mais, avec Barbara qui le presse de quitter définitivement la maison,
Henry comprend qu’il n’a fait que jeter de l’huile sur le feu en voulant l’éteindre.
Alors, qu’est-ce qu’ils t’ont dit, à la police ? Pourquoi ta voiture était-elle près de la gare ? Je
pensais que tu avais dit que tu étais saoul. Que tu avais dormi sur le parking du pub. Mais, bon
sang, Henry ! Pourquoi tu refuses de me dire ce qui se passe ?…
Il regarde sa montre. Cinq heures trente. Il cherche la clé dans le tiroir de la table de chevet – il
l’a retirée de ses chaussettes hier soir, pendant que Barbara préparait le dîner. Il enfile les
vêtements qu’il a jetés sur une chaise, ceux de la veille, et glisse la clé dans sa poche droite. Puis
il ouvre les rideaux, tressaille devant un ciel beaucoup trop beau pour ce jour-ci. Pour son état
d’esprit. Pour son projet.
Henry s’écoute respirer pendant un petit moment, contemplant les motifs que forment les
nuages. Des cirrostratus. Son père lui a aussi enseigné à reconnaître les nuages. Les cirrostratus
ressemblent à des draps très fins, presque transparents, sur une corde d’étendage. Ils annoncent la
pluie et, en son for intérieur, Henry éprouve l’élan familier, instinctif. Le besoin de s’y mettre.
D’y aller.
Henry descend en faisant le moins de bruit possible, évitant la troisième marche à partir du bas,
celle qui craque le plus fort. Il traverse la cuisine jusqu’au débottoir où Sammy, les yeux brillants
d’enthousiasme, remue la queue en le voyant.
Henry sent le cœur lui manquer en croisant le regard d’ambre si familier. Il flatte la tête du
chien – pas bouger –, puis se dirige vers le bureau en tirant la clé de sa poche. Il choisit son plus
vieux fusil, sort les cartouches du fond de l’armoire forte (ce n’est pas tout à fait conforme à la
loi, mais il s’est un peu relâché, ces derniers temps), referme l’armoire à clé et repasse dans le
débottoir, où Sammy continue d’attendre la permission de bouger, immobile, la tête inclinée sur
le côté.
— Non. Pas aujourd’hui, mon chien. Toi, tu restes ici.
Sammy semble perplexe. Oreilles en arrière. Il dresse la tête, tout fier, et remue
imperceptiblement.
— J’ai dit « pas bouger », tu entends ? Retourne te coucher. Allez.
Leurs yeux se croisent à nouveau, et Sammy repart en chaloupant vers son petit lit, où il
s’assied, le regard attentif, la langue pendante, tandis qu’Henry quitte la pièce.
Dehors, il fait plus frais que prévu. Henry regarde en direction de la petite pelouse, de l’autre
côté de l’allée, se remémorant une fois de plus les tentes et le trampoline. Les filles hurlant de
rire dans leur cachette parmi les buissons.
Il se souvient. Quand elle était toute petite, Anna adorait qu’il la fasse tournoyer au milieu de la
pelouse en la tenant par les jambes. Il était tout triste lorsqu’elle est devenue trop grande pour
continuer à le faire sans danger.
Tu es trop grande.
Oh ! s’il te plaît, papa.
Tu vas te cogner la tête, je ne peux pas.
Il se souvient de la veillée. Il ne s’attendait vraiment pas à cela. C’était très touchant de voir
toutes ces personnes qui s’étaient déplacées. Les bougies. Les chants. Barbara et Jenny à l’écart,
bras dessus, bras dessous, trop bouleversées pour se joindre aux autres. Leurs lèvres serrées pour
ne pas pleurer.
Il jette un regard en arrière, à la maison dont tous les rideaux sont encore fermés à l’étage, et se
dirige vers la grange adjacente en faisant le moins de bruit possible sur le gravier. Il passe par la
petite porte de côté, laissant les deux grands battants verrouillés en haut et en bas. Il va dans le
coin du fond s’asseoir au milieu des bottes de paille qui restent de la veillée.
Henry pose le fusil au sol et sent son rythme cardiaque s’accélérer. A-t-il peur ?
Aucune réponse ne lui revient.
Au lieu de cela, tout un album d’images défile devant lui. Un paquet de cartes, battu et étalé.
Barbara et lui durant leur lune de miel : deux personnes très différentes. Les filles, quand elles
n’étaient que de tout petits bébés. Anna avec ses cheveux blonds ; Jenny si brune.
Son subconscient ramènerait-il dans ses filets des souvenirs sentimentaux pour le convaincre de
refouler son envie d’en finir ? Mais… non. Très vite, la police va découvrir qu’il ne dormait pas
dans la voiture après s’être pris une cuite. Très vite, la police et Barbara allaient découvrir la
vérité.
Une pensée le traverse.
Henry, espèce d’idiot !
Elles vont entendre la détonation depuis la maison. Zut ! Elles vont venir le chercher ici. Et elles
le verront. Peut-être Jenny, la première. Comment n’y a-t-il pas pensé plus tôt ?
Henry sort son téléphone de sa poche, tente d’élaborer une stratégie à toute vitesse. Il pourrait
appeler la police. Leur dire de venir. Oui, voilà. Il pourrait aussi verrouiller les portes de
l’intérieur, afin que Barbara et Jenny ne puissent pas entrer. Est-ce que cela suffira ? Devrait-il
s’éloigner un peu de la maison ? Peut-être marcher jusqu’à la crête ?
Oui, mais quelqu’un finira toujours par tomber sur lui. Un pauvre promeneur innocent.
Ce n’est que maintenant qu’Henry se rend compte qu’il n’a pas du tout préparé son acte.
Il cherche fébrilement un morceau de papier au fond de sa poche. Un stylo ? Il ne trouve que de
vieux reçus, un petit bout de fil de fer et un paquet de chewing-gums vide.
Il ferme les yeux, fronce les sourcils en songeant à Sarah, l’amie d’Anna, et à tous ses
comprimés. Avait-elle réfléchi à tout avant de les avaler ? L’avait-elle fait intentionnellement ?
Avait-elle laissé un mot ? Comment pourra-t-il expliquer son geste s’il ne laisse pas un mot ?
Son cœur cogne si vite à présent qu’il en a mal dans la poitrine. Il prépare le fusil en l’armant à
deux mains, puis il le cale au sol, pointé sur son cou.
Pour une raison quelconque, il repense à un téléfilm. La maquilleuse expliquait qu’ils s’étaient
servis de foie frais pour recréer le sang et le magma de cervelle, à des fins de réalisme. Henry
imagine qu’il a déjà appuyé sur la détente. À quoi cela va-t-il ressembler ? Au néant ? Ou à
quelque chose d’autre ? N’étant pas croyant pour un sou, il ne sait pas à quoi s’attendre. Mais, à
sa grande surprise, il découvre qu’il a peur de souffrir.
Il oriente le canon vers le plafond de la grange et prend une décision. Pas de petit mot, pas de
lettre d’adieu, il va donc falloir téléphoner. Oui. Il récupère son portable de la main droite pour
appeler la police.
Le numéro du sergent Melanie Sanders se trouve déjà dans ses contacts. C’est à elle qu’il va
parler en premier. Il l’aime bien. Elle a l’air réglo. Correcte. Bien plus sympathique que le gars
de Scotland Yard. Il écoute les tonalités s’égrener. Ça sonne. Une fois. Deux. Trois. Pourvu
qu’elle réponde. Cinq. Six. Son cœur continue à taper fort. Il ferme les yeux de toutes ses forces,
priant pour ne pas tomber sur un message enregistré.
21
L’AMIE
Sarah ne dit rien dans la voiture qui la ramène chez elle. Sa mère, elle, jacasse à n’en plus finir.
Elle ne doit pas retourner au lycée. Elle doit prendre tout le temps qu’il lui faut. Retrouver des
forces.
Sa mère se réjouit que Sarah se soit réconciliée avec sa bande d’amis, mais, maintenant, elle
doit accepter leur soutien. Personne ne reproche rien à personne. Il faut arrêter toutes ces bêtises.
Et s’ils se faisaient une soirée pizza un de ces quatre ? Devant un film ?
Tandis qu’elles traversent le jardin de devant, Sarah s’aperçoit avec étonnement qu’elle tient à
peine sur ses jambes. Sans doute à cause de tout ce temps où elle est restée alitée. Elle regarde
les trois buissons de rosiers sous la fenêtre du salon, note le grand nombre de fleurs. Quand
l’ambulance l’a embarquée à l’hôpital, elle se souvient d’avoir franchi la porte d’entrée sur une
civière. Il n’y avait pas de roses. Maintenant, il y en a cinq. Non. Six. Cela lui fait un drôle
d’effet, quand même, car tout a changé très vite.
— Allez, viens, ma puce. Je vais nous faire une bonne tasse de thé.
Sarah ne veut pas de thé, mais ne dit rien.
Une fois dans la maison, elle reste plantée dans le salon, dans une sorte d’hébétude, tandis que
sa mère pose son sac d’affaires sur le sofa. Sarah baisse les yeux dessus. Le fourre-tout en tissu
écossais. À l’intérieur, il y a sa trousse à maquillage, celle dont elle s’était servie avec tant
d’application, à Londres. Eye-liner, mascara, et son gloss préféré. Elle se regarde dans le miroir,
au-dessus du sofa. Pas de maquillage, aujourd’hui. Elle a de tout petits yeux. Les lèvres sèches.
Dans le reflet, Sarah voit divers cadres, disposés sur l’étagère en pin, sur le mur derrière elle. Il
y a une photo d’elle dans une pataugeoire, en train de faire des bulles de savon. Ses parents sont
assis à côté d’elle, souriants.
Sur une autre photo, elle fait le poirier, sa jupe dévoilant sa culotte à pois rose et blanche. Sarah
fronce les sourcils. Qui avait pris ce cliché, elle ne s’en souvient pas.
Et puis, son regard balaie l’étagère jusqu’à la photo de sa sœur Lily, assise sur un banc, lors de
vacances en France. Elle a l’air triste. Non, pas triste, ce n’est pas le mot qui convient. Elle a l’air
distante, comme ailleurs.
Le bruit de la bouilloire lui parvient par l’arche qui mène à la cuisine.
— Pourquoi Lily est partie de la maison, en fait ?
— Désolée. Je ne t’entends pas avec cette bouilloire.
Sa mère revient dans le salon et se plante devant elle.
Sarah garde les yeux rivés sur la photographie de sa sœur.
— Pourquoi Lily nous a quittées, en fait ?
— Je ne pense pas que le moment soit bien choisi pour parler de tout ça. Il faut que tu te
reposes, ma puce.
Sarah incline la tête sur le côté, puis se tourne pour regarder sa mère bien en face. Les larmes lui
brûlent les paupières, et sa lèvre inférieure se met à trembler. Sa mère est très forte pour
désamorcer les situations, elle le fait toujours. Et Sarah la laisse toujours faire.
— C’était à cause de papa, n’est-ce pas ? C’est pour ça qu’il est parti.
Le sang se retire du visage de sa mère.
— Pourquoi dis-tu ça ? Tu sais très bien pourquoi ton père est parti. On ne s’entendait plus… et,
quand les choses ont dégénéré du côté de Lily, tout est devenu un peu…
— Quelles choses ?
Sarah n’a pas vu sa sœur depuis trois ans. Parfois, Lily téléphone pour prendre de ses nouvelles,
mais cela fait un moment qu’elle ne s’est pas manifestée. Elles sont amies sur Facebook, mais
quand Sarah va voir sa page, c’est à peine si elle reconnaît Lily. Sa sœur est dans une sorte de
phase hippie. Elle se teint les cheveux de drôles de couleurs. Porte des fringues bizarres. Vit dans
le Devon au sein d’une communauté étrange. Poste sans cesse des trucs sur la guérison et les
cristaux. Des histoires de yoga et de bougies. De reiki et de farine d’épeautre. Lily lui manque
toujours ; mais Sarah vit mal que sa sœur n’ait pas pris contact avec elle après ce qui vient de se
passer. Avec le retour de l’affaire sur le devant de l’actualité.
— Je veux savoir la vérité, maman.
— La vérité ? Tu donnes à tout ça un côté bien mélodramatique, ma puce. Tu as vécu beaucoup
d’épreuves, c’est pour ça. Tu es bouleversée. Ton père et moi, nous ne nous entendions plus.
C’est tout. Mais tu sais que nous t’aimons toujours.
Sarah soutient le regard de sa mère et s’efforce de le déchiffrer. Elle la sonde jusqu’au fond des
yeux pour déclencher la réaction qu’elle attend. Mais le sifflement de la bouilloire annonce que
l’eau bout, et sa mère détourne la tête.
— Je ne veux rien boire, merci, dit Sarah. Je vais aller m’allonger.
— Un sandwich, peut-être ?
— Je t’ai dit que ça allait.
Sarah s’empare du sac sur le sofa et monte d’un pas décidé jusqu’à sa chambre où elle
s’enferme, s’adossant contre le panneau, la main encore sur le bouton de porte en céramique
froide. Elle se souvient que c’est Lily qui les a choisis – des nouveaux boutons de porte pour
toute la maison. C’est fou comme un petit détail peut faire la différence ! Lily était encore dans
sa phase où elle parlait d’étudier les beaux-arts et s’emballait toujours pour un projet ou un autre.
Leur minuscule buanderie avait été transformée en atelier où elle se livrait à toutes sortes
d’activités créatives. Une semaine, c’était la fabrication de feutre ou la sérigraphie, la suivante, la
confection de patchworks à base de draps de coton teints à la main.
Et puis, du jour au lendemain, plus rien. À la place, des disputes. Des cris et des portes qui
claquent à l’étage. Lily s’était mise à sécher les cours. À rester au lit toute la journée. Une
expression de tristesse sur son visage comme sur la photographie en France.
Sarah regarde sa montre et va vers son bureau pour allumer la lampe, réglant son bras pour que
la lumière tombe bien sur son espace de travail. Elle met en route son ordinateur portable,
s’impatientant de sa lenteur.
Sa page Facebook croule sous les messages de soutien et les vœux de prompt rétablissement. La
plupart de ses amis semblent savoir qu’elle est sortie de l’hôpital aujourd’hui. Les rumeurs vont
vite. Au moment de la disparition d’Anna, elle avait dû supprimer pas mal de personnes de sa
liste d’amis, des gens qui faisaient des remarques déplaisantes sur elle. Pendant un temps, elle
avait même envisagé de carrément supprimer son compte. Elle reçoit encore quelques
commentaires hostiles de temps en temps, chaque fois qu’une nouvelle info sort dans les médias,
mais Sarah s’efforce de les ignorer, bannissant tous ceux qui franchissent la ligne rouge. À vrai
dire, elle ne supporte pas les propos de certaines personnes, mais elle s’angoisse encore plus de
ce qu’on peut dire dans son dos. Du coup, elle continue de faire profil bas.
Sarah clique sur la page de sa sœur qui a encore changé sa photo de profil – elle a les pointes
des cheveux teintes en rose, maintenant. Il y a aussi toute une série de nouvelles photos d’un
endroit qu’elle ne reconnaît pas : vergers, champs et clichés de yoga en plein air, dans un flou
artistique, aux aurores. Un groupe de personnes, bras dessus, bras dessous, visages détournés de
l’objectif.
Sarah ouvre une conversation avec sa sœur, un pincement au cœur. La dernière fois qu’elles ont
chatté, c’était peu après les événements. Elle relit tous leurs messages. Lily l’avait appelée
quelques fois, mais Sarah était encore en état de choc, à l’époque, et s’était fermée comme une
huître.
À présent, elle n’est plus du tout dans le même état d’esprit. Elle fait la moue, se mord le côté
de la lèvre et tape :
Il faut que je te parle, Lily…
Elle s’apprête à cliquer sur ENVOYER, mais se ravise en relisant ses mots : son message est trop
vague, il ne suffira pas à provoquer une réponse. Elle ajoute son nouveau numéro de portable et
continue…
C’est à propos de papa. J’ai peur qu’il ait quelque chose à voir avec Anna…
Elle hésite, le cœur battant, à cliquer sur ENVOYER. L’espace d’un instant, elle n’est plus sûre
d’y arriver. Aura-t-elle le courage de crever enfin l’abcès ? Elle porte les mains à sa bouche,
brièvement.
Puis elle relâche sa respiration et appuie sur ENVOYER.
22
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
— Il faut vraiment que tu arrêtes de me regarder comme ça.
La femme de Matthew arbore un grand sourire ; leur petite fille toute neuve tète béatement son
sein gauche. Le bébé, incroyablement petit, mais déjà doté d’une impressionnante touffe de
cheveux sombres, a été installé sur un gros oreiller, pour épargner le ventre de Sally après la
césarienne.
Matthew est bouche bée, les yeux grands ouverts. C’est plus fort que lui. Tout est encore
tellement…
— Excuse-moi. C’est juste que je n’arrive pas à réaliser.
— Je sais, Matt. « C’est un miracle », tu n’arrêtes pas de le répéter. Et j’adore que ça te fasse cet
effet-là, je t’assure. Mais il faut que tu cesses de me regarder avec cette tête-là.
— Quelle tête ?
— Une expression d’adoration. Comme si j’étais soudain devenue une sorte de déesse. Ça me
fout la trouille. Encore plus que l’expression que tu as au lit.
— Elle est très bien, l’expression que j’ai au lit.
Il lui tire la langue.
Matthew ne l’avouerait pour rien au monde, mais il est allé vérifier la « tête qu’il faisait au lit »
dans le miroir de la salle de bains, dans un accès de paranoïa et d’amour-propre, sa femme lui
ayant confié dans les tout premiers temps de leur relation qu’il avait une expression tout à fait
« intéressante ». C’était la première fois qu’on lui en faisait la remarque. À la réflexion – ou
plutôt à celle du miroir –, il avait une expression assez… pas vraiment inquiétante, mais…
intense.
— Je t’ai dit que je te trouvais merveilleuse ?
Matthew effleure le bras de sa femme et caresse les cheveux bruns de sa fille.
Sa fille. Il tourne et retourne le mot dans sa tête et inspire à fond.
— Alors, quels sont tes projets pour aujourd’hui, papa ?
La question le prend au dépourvu.
— Comment ça ? Je vais rester ici, avec mes deux filles sublimes. Quoi d’autre ?
— Toute la journée ?
— Pourquoi pas ?
— Parce que, si tu restes ici toute la journée avec cette tête-là, je ne pourrai jamais dormir, ta
sublime fille non plus et tu vas t’ennuyer comme un rat mort.
— Je ne peux pas m’ennuyer devant…
— … ce miracle. Je sais, mon chéri.
Ils se mettent à rire tous les deux.
Matthew se retourne pour embrasser la chambre du regard, puis il va vers le sac posé sur l’autre
fauteuil, celui qui contient toutes les affaires du bébé. D’adorables petits vêtements, tous blancs
et jaune citron, parce qu’ils ne voulaient pas connaître le sexe de l’enfant à l’avance.
Grâce à la césarienne qui a dû être pratiquée en urgence, ils ont la chance de jouir de l’intimité
d’une chambre particulière très lumineuse. Matthew repense à toute cette épouvantable épreuve ;
il n’ose pas regarder Sal. Huit heures de torture qu’on appelle le « travail » et, ensuite, l’horreur
quand on vous dit que l’enfant est à la fois mal positionné et en détresse, et qu’il faut avoir
recours à une césarienne, absolument. Ce n’était pas du tout l’accouchement dont avait rêvé Sal,
et jamais Matthew n’oubliera l’expression de peur, de choc et d’angoisse de sa femme tandis
qu’on la brancardait vers le bloc et qu’il lui tenait la main en tentant de la rassurer.
C’est sans doute la raison de son euphorie. De sa tête d’adoration. Ce raz-de-marée de
soulagement.
— Écoute, Matt… Moi, je te conseille de rentrer quelques heures à la maison. De prendre une
bonne douche et de piquer un petit somme. Comme ça, tu pourras me ramener la liste d’affaires
que je t’ai donnée ce soir. Ma mère va repasser cet après-midi et, pour être franche avec toi, je
suis crevée. Si je le pouvais, je dormirais jusqu’à ton retour.
Matthew revient s’asseoir au bord du lit.
— Tu es sûre ? Ça ne me plaît pas de te laisser déjà.
— Ça fait des heures que tu es là, mon chéri.
— Ce n’est rien comparé à ce que tu t’es tapé, toi...
Sal pince les lèvres, et Matthew croit voir un éclat humide dans ses yeux.
— C’était terrifiant, non ?
Il se borne à opiner du chef, de peur que sa voix ne se brise. Au cas où, il se racle la gorge.
— Écoute, Matthew. Je suis coincée ici pour quelques jours, ce qui n’était pas prévu. Pourquoi
tu n’en profiterais pas pour travailler à ton enquête ?
— Oh ! mais je ne pensais pas au boulot…
Mensonge.
Sa femme incline la tête sur le côté. Elle le connaît par cœur.
— Bon, j’avoue... dit-il. Peut-être un tout petit peu. Mais c’est parce que tu vois les choses
différemment quand, tout à coup, tu te sens concerné.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonne Sal.
— Non, rien.
Matthew regrette d’avoir formulé ses pensées à voix haute : il ne veut pas rattacher son adorable
petite fille à son travail, à cette nouvelle angoisse qui le hante. Il ne veut pas non plus que sa
femme fasse le lien entre les deux. Mais, à dire vrai, beaucoup de choses lui apparaissent sous un
jour nouveau depuis qu’il est père, c’est plus fort que lui. La photo d’Anna sur sa page Facebook,
relayée par tous les médias, l’année dernière. Sa mère, Barbara. Et aussi Ella. Son regard sur
l’affaire a changé. L’estomac noué, il se rend compte qu’il balance nerveusement sa jambe droite
dans le vide.
— En tout cas, reprend Sal, moi, je trouve logique que tu avances dans ton travail entre deux
visites à la maternité. Et puis tu pourras me chouchouter quand on me laissera sortir.
Matthew se mord la lèvre inférieure. Sal avait prévu de rentrer à la maison le plus vite possible.
De son côté, il espérait bien ralentir le rythme pour pouvoir l’aider pendant les quinze premiers
jours. Mais la césarienne et le séjour obligatoire à l’hôpital ont chamboulé tous leurs projets.
— Bon, d’accord. Tu as raison. Je vais rentrer, te faire une lessive, avancer dans mon boulot et
je reviendrai ce soir. Si tu es vraiment sûre ?
— Je suis tout à fait sûre.
Il l’embrasse très tendrement sur la bouche, puis effleure des lèvres la tête de sa fille.
— C’est incroyable, non ?
— Un miracle, réplique Sal d’un ton taquin, mais elle a de nouveau cet éclat mouillé au fond
des yeux.
Une heure après, Matthew se surprend à tourner en rond dans la maison. C’est tellement bizarre
de penser que très bientôt elles vont rentrer toutes les deux. Une famille. Pas seulement Sal et lui,
mais tous les trois. Il regarde autour de lui. La maison sera-t-elle assez grande ? Dans un coin, il
y a un énorme panier en osier rempli de récentes acquisitions, dont la plupart lui sont totalement
étrangères. Une « arche d’activités » qui nécessite un montage. Des matelas à langer et autres
trucs du même tonneau.
Tout cela est à la fois merveilleux, miraculeux… et terrifiant. Matthew se demande s’il est prêt.
L’est-on jamais ?
Il allume la machine à expresso et feuillette rapidement le courrier. Rien d’intéressant. Il pose
les lettres sur le comptoir et sort son portable au moment où le petit témoin lumineux passe au
vert, signe que la machine est prête.
Plaçant une petite tasse en porcelaine sous la buse, il éprouve cette impression de déconnexion
qu’induit l’authentique épuisement. Cette sensation de ne plus être en phase avec son
environnement. Il appuie sur le bouton DOUBLE et de l’autre main compose le numéro de
Melanie. À sa grande surprise, elle répond immédiatement.
— Je me demandais combien de temps il te faudrait pour réagir. Alors, comment tu l’as appris ?
Le tam-tam a fonctionné ou as-tu des dons de voyance comme je l’ai toujours pensé ?
La voix de Melanie lui parvient de très loin. Matthew, complètement perdu, laisse passer
quelques secondes. De quoi parle-t-elle ?
— Les nouvelles vont vite, dit-il sans se mouiller.
— Tu l’as su par Ella ? C’est ça ?
Matthew ne répond pas.
— En tout cas, n’en parle à personne, hein ? Méfie-toi, sinon ça va chier des bulles, selon
l’expression consacrée. À ma connaissance, les médias ne sont toujours pas au parfum et on tient
à ce que ça continue. Du moins, pour le moment.
Matthew, surpris que son coup de bluff ait marché, fixe du regard la crème prometteuse qui
couronne son expresso. Il boit une petite gorgée de café. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Jusqu’à hier encore, les équipes de Scotland Yard et de Cornouailles souhaitaient un maximum
de battage médiatique. Que voulaient-ils donc cacher à la presse, d’un seul coup ?
— Et si tu me disais ce que tu peux me révéler, Melanie ? De mon côté, je te filerai les biscuits
que j’ai. Et puis… je te promets d’ouvrir l’œil et de te rencarder si jamais les médias ont vent de
quelque chose.
Matthew avait quelques bons contacts au sein de la presse locale, et Melanie le savait.
— C’est strictement confidentiel.
— Oh ! allez, Mel ! Tu me connais. J’ai peut-être bousillé ma carrière, mais je ne vais pas foutre
en l’air la tienne.
— D’accord, mais pas au téléphone. Quand peux-tu me retrouver à Saltash ? Au café habituel.
— Je t’enverrai un texto.
— OK. Et pas un mot à personne. Compris ?
— Ça roule.
— Et, au fait ! Comment va Sally ? Elle a dépassé le terme, non ?
Une bouffée de culpabilité submerge Matthew. L’espace de quelques minutes, il avait oublié.
Non. Pas exactement oublié… « décroché » serait plus proche de la vérité. C’est fou, comment a-
t-il pu ? Est-ce ainsi que son esprit va fonctionner, dorénavant ? Boulot. Maison. Deux
compartiments étanches. Soudain, l’image de la maternité s’impose à lui, éclatante et adorable.
— Je suis papa, Mel. D’une petite fille. J’ai une magnifique petite fille.
23
LE PÈRE
Henry parcourt du regard la cellule du poste de police et se surprend à songer à Sammy. Pourvu
que Jenny pense à le faire sortir, il a besoin de se dégourdir les pattes… Puis il se penche en
avant et se prend la tête entre les mains. Pauvre Jenny ! Ajouter ça à son chagrin.
Il ferme les yeux. Il a vraiment tout gâché ! Pourquoi, oh ! pourquoi n’a-t-il pas eu le cran
d’appuyer sur la détente ?
Il a tenté de s’allonger sur l’étroite banquette qui fait office de lit, mais il a trop mal au dos. Le
mince matelas en plastique bleu ne suffit pas à atténuer la dureté du ciment. Combien de temps
va-t-on le garder ici ? Il regarde la porte et frémit en repensant au claquement qu’elle a fait en se
refermant sur lui. On ne peut pas imaginer ce que c’est tant qu’on ne s’est pas retrouvé de l’autre
côté des barreaux. En temps normal, Henry n’est pas claustrophobe, mais c’est la première fois
qu’il vit une telle épreuve. Il a l’habitude d’être dehors. Libre. Au grand air. Il tente de se
remémorer ce que dit la loi. Combien de temps la police peut-elle détenir quelqu’un sans lui
signifier de chef d’accusation ?
On lui a confisqué ses chaussures et sa ceinture, et Henry se rend compte soudain qu’il est plus
habitué que la plupart des gens à vivre en chaussettes à l’intérieur. Les bottes rangées dans le
débottoir. Et aucun goût pour les pantoufles. Il doit avoir perdu du poids, ces derniers jours :
lorsqu’il va à l’horrible petit guichet grillagé qui lui permet de communiquer avec l’extérieur, il
flotte dans son pantalon.
Il songe à Barbara et à ses tranches aux prunes. À Anna faisant des roulades sur la pelouse. À sa
petite bande d’amis courant autour de l’asperseur. Ce qu’il lui faudrait, c’est une machine à
voyager dans le temps, une Tardis, comme dans Doctor Who. Oui. Pour recréer une version
différente de tous les événements.
Une bouffée de rage et d’impatience l’envahit. Il n’en peut plus ! De tout ça. De cet endroit. De
cette putain de cellule !
— Pourrais-je parler à quelqu’un, s’il vous plaît ?
Pas de réponse.
Henry donne un coup de pied dans la porte et hausse le ton.
— Il faut que je parle à quelqu’un !
Quelques minutes s’écoulent, puis le son du guichet qui coulisse et un agent en civil le regarde
de l’autre côté.
— Vous pouvez la mettre en sourdine, s’il vous plaît ?
— Je veux appeler mon avocat. Je connais mes droits et je ne dirai plus rien tant que je n’aurai
pas pu joindre mon avocat.
— D’ac-o-d’ac ! C’est noté. Mais vu qu’il n’y a aucun responsable au poste pour le moment, il
va vous falloir attendre.
Henry soutient son regard.
— Je n’ai rien fait de mal.
— Bien sûr que non…
Deux heures passent, forçant Henry à subir l’humiliation des ignobles toilettes sans cloison, en
priant pour que le guichet ne s’ouvre pas à ce moment-là.
Il a insisté pour parler à son avocat plutôt qu’à un avocat commis d’office, c’est ce qui ralentit
la procédure, apparemment. Lorsqu’enfin on lui accorde un entretien avec Adam Benson, qui
jusque-là ne s’est jamais occupé que de ses problèmes fonciers et de son testament, Henry prend
conscience de la gravité de sa situation et des conséquences de son erreur de jugement.
D’emblée, Adam ne lui cache pas qu’il n’a qu’une expérience limitée des procédures criminelles.
Henry réplique qu’il ne veut personne d’autre. Le conseil d’Adam est simple : Dites la vérité.
Faites-moi confiance.
— Y a-t-il autre chose que je dois savoir, Henry ? Parce que, si c’est le cas, je vous
recommande fortement de m’en parler maintenant, afin que je puisse contacter très vite des
confrères qui seront plus à même de s’occuper de votre affaire.
La vérité ?
Henry revoit Anna assise à côté de lui, dans la voiture. Son visage livide. Tu me dégoûtes.
Henry sent sa lèvre inférieure trembler alors qu’on le conduit dans la salle d’interrogatoire où
Adam a déjà pris place, en face de ce maudit inspecteur de Londres. Cet homme qu’Henry
méprise tant.
— Vous ne pouvez pas me garder ici. Je n’ai rien fait de mal. Rien d’illégal.
— Vous avez pointé un fusil sur l’un de mes hommes, monsieur Ballard. Dans la police, nous
appelons cela un comportement menaçant.
— Vous êtes entrés de force dans ma grange. J’ai été surpris. Je n’ai fait que défendre mon bien.
— Nous avons fait irruption suite à votre coup de téléphone. Vous étiez dans un état très agité,
monsieur Ballard, vous exigiez de parler au sergent Melanie Sanders. Nous sommes entrés de
force pour vous protéger contre vous-même et vous empêcher de blesser d’autres personnes.
Vous le savez aussi bien que moi ; aussi, laissons tomber toutes ces histoires d’effraction et de
propriété privée. Cela nous épargnera une perte de temps.
Adam se tourne vers Henry, stupéfait, et lui adresse un signe d’encouragement.
— J’avais touché le fond. Toute cette histoire a eu raison de moi. La disparition d’Anna.
Henry entend son cœur qui cogne et tente de se maîtriser.
Brusquement, il meurt d’envie d’être chez lui, de présenter ses excuses à Barbara et surtout à
Jenny, pour la scène de tout à l’heure, dans la grange. Tous ces cris. L’intervention de la police.
Le pauvre Sammy qui aboyait dehors comme un fou. Quel gâchis ! Quel terrible gâchis ! Il veut
aussi parler à Melanie Sanders et pas à ce crétin de Scotland Yard.
— Pourquoi ne puis-je pas parler au sergent Melanie Sanders ?
Quand il les avait appelés de la grange, il avait pourtant bien précisé qu’il voulait lui parler à
elle. Seulement à elle.
— Elle n’est pas de service. Nous vous l’avons déjà dit quand vous avez téléphoné… Bien. La
dernière fois que nous vous avons entendu de façon officielle… avant ce tout dernier incident…
L’inspecteur baisse les yeux sur des feuilles de papier. Henry suppose qu’il s’agit de sa dernière
déclaration, lors du dernier interrogatoire, celui qui a suivi l’appel à témoins.
— Vous nous aviez donné votre seconde version des faits concernant le lieu où vous vous
trouviez la nuit où Anna a disparu. Donc, maintenant, vous prétendez que votre voiture est restée
près de la gare une bonne partie de la nuit parce que vous aviez un peu trop bu et que vous aviez
décidé de dormir sur la banquette arrière.
— C’est exact.
— Et c’est ce que vous avez raconté à votre femme ? C’est la raison pour laquelle vous lui avez
demandé de mentir sur vos faits et gestes ?
— Oui. J’avais honte de m’être saoulé à ce point. Je pensais que ça ferait mauvaise impression
dans l’enquête.
— Sauf que j’ai un petit problème, monsieur Ballard. Nous avons réentendu les témoins qui se
sont manifestés après l’émission et ils n’ont vu personne d’endormi sur la banquette arrière.
— Peut-être qu’ils ne m’ont pas vu justement parce que j’étais couché. Ou peut-être qu’ils ont
vu la voiture avant que je revienne du pub.
— Ah oui… le pub. Le Lion’s Head. Mais voilà, j’ai un autre problème. Je me demandais,
voyez-vous, pourquoi vous n’aviez pas garé votre voiture sur le parking du pub. Et puis…
personne au Lion’s Head ne semble se souvenir de vous y avoir vu ce soir-là.
— Il y avait du monde. Sur le parking et dans le pub. C’était bourré à craquer, même. Pour
quelle raison aurait-on fait attention à moi en particulier ?
Sous le bureau, Henry sent ses mains devenir moites. Il les essuie à son pantalon et se tourne
vers son avocat qui prend des notes. Dans quel intérêt ? Il regarde ensuite le boîtier noir qui
enregistre l’interrogatoire : en auront-ils une retranscription ? Le problème, quand on ment,
découvre-t-il, c’est qu’on doit se souvenir de son mensonge dans les moindres détails. Pour
qu’ils concordent chaque fois. Et chaque nouvelle version rend l’exercice plus périlleux.
— Dans quelle mesure exactement connaissez-vous l’amie de votre fille, Sarah ?
L’inspecteur s’est brusquement penché en avant ; il surveille de près sa réaction.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répond Henry. C’est la meilleure amie d’Anna.
Depuis des années. Elle vient souvent à la maison, comme tous ses autres amis. Nous les avons
toujours accueillis avec plaisir.
— Et quand avez-vous vu Sarah pour la dernière fois, monsieur Ballard ?
— Je vous demande pardon ?
24
L’AMIE
Sarah laisse son esprit vagabonder. Le chant. L’une des passions communes qu’elles s’étaient
découvertes, Anna et elle – en dehors de leur obsession des premiers temps pour les deux balles.
Elles chantaient dans la chorale de leur école primaire, pour leur plus grand plaisir. Ensuite, au
collège, elles s’étaient inscrites ensemble à l’atelier de comédie musicale.
Durant plusieurs années, cette pépinière d’artistes en herbe leur avait fait vivre des montagnes
russes : larmes, colères, triomphes et tragédies. En sixième et en cinquième, l’ambiance était à la
camaraderie, surtout positive. Les filles les plus jeunes étaient toutes choristes. Mais dès qu’elles
s’étaient mises à auditionner pour des rôles plus importants, la compétition s’était installée dans
le groupe. Spectatrices de ce déchaînement d’hormones, de désir et de complexes, Anna et Sarah
observaient les querelles et les ralliements stratégiques avec une acuité nouvelle.
Tandis que Sarah étonnait une grande partie de son entourage par ses capacités intellectuelles,
Anna était la meilleure en chant. À leur entrée en troisième, les deux amies n’avaient qu’une
obsession : devenir stars de comédie musicale. Confiantes en leurs chances, elles avaient pour
projet d’intégrer ensemble une école de musique et d’art dramatique. Elles s’imaginaient
colocataires d’un appartement et passant leurs journées à chanter sur une scène du West End,
ignorant les mimiques sceptiques de Tim, Paul et de tous les adultes de leur entourage. Le père
d’Anna, en particulier, faisait peu de cas de leur ambition.
Tout ça, c’est la faute de X Factor, Anna, lui disait-il, assis en chaussettes à la table du dîner.
Pour lui, c’était une chose de participer à un spectacle scolaire, mais c’en était une autre de croire
qu’on allait en faire son métier. C’était son mantra. Savez-vous, toutes les deux, où échouent la
plupart des élèves en comédie musicale ? Dans la restauration : ils apportent des plateaux et ils
servent des bières à la pression. Vous feriez mieux d’abandonner toutes ces chimères et de vous
orienter vers des études sérieuses. Toutes les deux. Quelque chose qui vous mènera à un vrai
travail…
Sarah et Anna faisaient la sourde oreille. Elles se blottissaient dans la chambre d’Anna,
enveloppées dans sa couette, et visionnaient à la chaîne les DVD de tous leurs spectacles
préférés. Cats. Le Fantôme de l’Opéra. Starlight Express.
Et puis – comble du bonheur ! – en classe de seconde, l’atelier théâtre avait annoncé que, cette
année, on allait monter leur spectacle de prédilection : Les Misérables.
Sarah soupire et, bouleversée, regarde sa montre. Sa toute première dispute avec son amie, à
propos du rôle pour lequel elles allaient auditionner. Elle se souvient du silence qui avait suivi,
dans la chambre d’Anna, chacune prenant conscience avec une crainte mêlée d’exaltation de
l’épreuve qui menaçait leur amitié.
Tout à coup, il n’y avait plus de place pour la loyauté ou les compromis. Chacune aurait vendu
son âme au diable pour jouer Fantine.
Anna avait davantage de chances d’être retenue pour le rôle, mais cela n’avait pas empêché
Sarah d’essayer de le décrocher. Dans le secret de sa chambre, elle regardait en boucle Anne
Hathaway, dans la version filmée, afin de peaufiner chaque nuance, chaque respiration, chaque
larme. À sa grande honte, elle s’était mise à espérer qu’Anna attrape un rhume ou que son père
lui interdise de continuer pour qu’elle se consacre entièrement au brevet de fin d’année.
Mais non. Le jour de l’audition, elles étaient toutes les deux présentes – meilleures amies et
ennemies jurées – se souhaitant bonne chance en public, mais nourrissant en secret des pensées
dérangeantes pour la première fois. Sarah n’en était pas fière, mais elle était dévorée par
l’ambition et la jalousie.
Le 3 octobre, les jeux étaient faits. Une note sur le tableau d’information de l’atelier de théâtre
le confirmait : Anna jouerait Fantine. Sarah, elle, resterait dans les chœurs et aurait pour
« responsabilité additionnelle » d’être la doublure de Madame Thénardier. La méchante.
La réaction d’Anna avait été conforme à sa personnalité.
Tu veux que je me retire, Sarah ? Franchement – si ça compte tant que ça pour toi, je me
retirerai. De toute façon, mon père ne veut pas que je le fasse. Je ne veux pas que ça soit un
problème entre nous.
Mais non, ne dis pas de bêtises. Je suis contente pour toi.
Pendant des semaines et des mois, Sarah avait dû tout regarder. Anna sous le feu des
projecteurs. Tout le monde ébloui par son talent. Même les garçons qui dédaignaient ces filles
« hystériques », dingues de comédie musicale, la découvraient sous un nouveau jour, car les
répétitions étaient filmées et partagées sur Facebook. Jusqu’à Tim et Paul, carrément hostiles à
ce genre, qui semblaient plus tolérants, s’intéressant de près aux progrès de l’entreprise. Sarah,
qui continuait de craquer pour Paul en secret, ne supportait pas de lire ses commentaires pleins
d’humour sur Facebook, disant à Anna qu’elle était magnifique dans ses costumes de scène.
C’est à ce moment-là que Sarah avait commencé à faire diversion. Ce n’était pas une décision
consciente. Plutôt une expérience, histoire de doper son estime d’elle-même… et puis la pente
savonneuse, la dégringolade. Elle avait découvert qu’il y avait d’autres façons d’avoir la cote
auprès des garçons. Au début, elle s’était sentie puissante. Elle avait son propre projecteur
braqué sur elle. Mais, très vite, le côté moins reluisant avait émergé. Ragots et mesquineries sur
les réseaux sociaux. Une photo partagée. Et, soudain, tout lui avait échappé.
Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’on la traite ouvertement de pute. Une sale rumeur avait
couru : elle avait pratiqué des fellations sur deux joueurs de l’équipe de rugby lors de la même
soirée.
Anna, toujours loyale, lui avait conseillé d’ignorer les haters. Son amie qui la connaissait si bien
avait-elle deviné que Sarah s’était mise à dérailler ? Elles n’en avaient jamais vraiment discuté.
En public, Anna la soutenait, c’est tout. Les autres élèves, disait-elle, inventaient n’importe quoi
parce qu’ils étaient jaloux de son intelligence. Sarah n’avait jamais osé lui dire que tout était vrai.
Absolument tout.
C’était à cette époque que les membres de leur bande s’étaient éloignés. Tim et Paul en avaient-
ils trop entendu dire sur elle par les autres garçons ? Sarah ne l’avait jamais vraiment su.
Et maintenant, en regardant les horaires des trains sur son téléphone, elle se rend compte qu’elle
a besoin d’aller à Tintley pour discuter de tout cela avec la seule personne qui pourrait la
comprendre :
Lily.
Tout au long de l’année dernière, Sarah s’est persuadée qu’Antony et Karl étaient responsables
de la disparition d’Anna. Mais de nouvelles idées très dérangeantes se sont mises à bouillonner
en elle avec de plus en plus de force.
Car Sarah ne cesse de penser à son père. Son père débarquant sans crier gare pour voir Les
Misérables, monté par l’atelier du lycée. S’extasiant sans fin sur la présence éblouissante
d’Anna.
Et elle ne peut pas oublier ce qui s’est vraiment passé à Londres. Ce qui s’est vraiment passé au
club. Et le texto.
Ce texto dont elle n’a osé parler à personne.
Je t’observe…
20 h
Je sélectionne avec grand soin tous ceux que j’observe.
Ils doivent être à part. Parfois, je les choisis parce que je les aime et que je sais qu’ils ont
terriblement besoin de moi ; parfois, je les choisis parce que je les hais. Je ne choisis jamais
personne entre les deux. À quoi bon se donner du mal pour des êtres qui n’inspirent pas
d’émotions fortes ?
En ce moment, c’est difficile, parce que j’ai dû interrompre mon observation pendant quelque
temps. C’est frustrant. Ça me ronge – comme une envie de fumer.
Quoi qu’il en soit, il faut garder son calme. Être plus malin que ceux qu’on observe. Présenter
un visage insoupçonnable. Parler avec l’intonation adéquate.
Je suis également très doué pour ça.
Le visage qu’il faut.
Le ton qu’il faut.
De sorte qu’on ne sache pas qui j’observe. Ni pourquoi.
25
LE TÉMOIN
Luke a reçu le texto tard hier soir. Emily a perdu l’enfant. Nous avons passé une grande partie
de la nuit à discuter et à tourner en rond.
Luke est terriblement secoué – tristesse, soulagement, culpabilité, le tout mélangé. Emily refuse
de lui parler au téléphone. Il l’a jointe une fois, mais elle n’a fait que pleurer et l’a prié par texto
de la laisser tranquille. Elle ne sait plus où elle en est. Personne ne sait plus.
Je n’ai jamais vu Luke aussi déprimé. Aussi triste. Je continue de le garder à la maison. Il
commence à s’inquiéter de tous les cours qu’il manque, mais, d’après moi, ce n’est pas grave. Il
pourra soit les rattraper, soit redoubler si nécessaire. J’ai très envie de rester auprès de lui pour le
soutenir, mais je suis à nouveau face à un dilemme. J’ai un mariage à terminer avant l’arrivée du
livreur qui va passer à huit heures. Les fleurs doivent être livrées au domicile de la mariée d’ici
dix heures trente au plus tard, et le reste des compositions à la salle où doit se tenir la réception,
peu après. J’ai essayé de téléphoner à deux ou trois amis dans ma branche pour voir s’ils
pouvaient prendre ma commande en urgence, pour me dépanner, mais personne n’est libre.
Alors, que puis-je faire ? Laisser tomber la mariée ?
Tony participe à une réunion avec d’autres directeurs régionaux ; il est absent pour deux nuits.
Il s’agit encore d’une réunion de team-building, il ne pouvait pas y couper, le P-DG sera peut-
être présent. Du coup, je dois assurer mon contrat. Est-il sage de laisser Luke à la maison et puis-
je travailler en toute sécurité au magasin maintenant que le nouveau système de surveillance est
en place ?
Nous avons fait poser de nouvelles serrures et une alarme, mais ce fichu système accumule les
dysfonctionnements – les familles qui habitent au-dessus de la rangée de commerces n’arrêtent
pas de se plaindre des nuisances. Quelque chose déclenche sans cesse l’alarme par erreur. J’ai
déjà eu trois interventions pour rien et, franchement, j’en ai par-dessus la tête. Ce système nous a
coûté fort cher et il ne vaut pas grand-chose. L’installateur se répand en excuses au téléphone,
sous-entendant que les problèmes seraient dus à une mauvaise programmation de ma part. Mais
je ne suis pas stupide et j’ai suivi le mode d’emploi à la lettre.
Son dernier mail n’était qu’un ramassis d’inepties : selon lui, l’alarme a besoin d’un peu de
temps pour « se caler ». Comme si c’était une permanente qui avait besoin de quelques jours
pour se détendre ! On parle d’électronique, là. De science ! Et je ne me suis pas gênée pour le lui
dire. Je l’ai même menacé d’appeler la DGCCRF. Dans sa réponse, il m’a expliqué que les souris
pouvaient déclencher les alarmes par accident. Des souris ! Non, mais vous vous rendez
compte ?
J’ai dû abandonner un court moment mon pauvre Luke pour filer au magasin à deux heures du
matin. Alors, j’avoue. Plutôt que de reprogrammer l’alarme, j’ai débranché ce satané engin. Je
sais. Mais cela ne fait qu’aggraver la situation au lieu de l’arranger. C’est une perte de temps et
d’énergie.
Il est à présent cinq heures. Je dois partir tout de suite si je veux que ces fleurs soient prêtes à
temps. Je prépare deux tasses de thé et j’en monte une à Luke.
Je le trouve assis dans son lit, encore dans son survêtement de la veille.
— Tiens, j’ai fait du thé.
Il me regarde comme si je m’exprimais dans une langue étrangère. Comme s’il ne me
reconnaissait pas.
— Tu crois que tout le monde va savoir, au lycée ?
— Je l’ignore, mon chéri. J’espère que non.
— Moi aussi. Je ne pourrais pas le supporter. Par rapport à Emily, je veux dire.
Il se prend la tête à deux mains.
— Écoute, mon chéri. Je ne m’attends pas à ce que tu viennes au magasin avec moi. Mais c’est
ton père… Il va se fâcher s’il apprend que je suis allée travailler toute seule ; alors, mieux vaut
ne rien lui dire.
Luke tourne vers moi un étrange regard vide.
— Mais c’est pas risqué que tu y ailles toute seule ?
— Non. Bien sûr que non. Ne t’inquiète pas pour ça, mon chéri. J’ai l’alarme, maintenant. Tout
va très bien. De toute façon, la police est certaine que ces cartes postales sont l’œuvre d’une
personne en mal d’attention. C’est mesquin, mais inoffensif.
— Tu es sûre ? Tu veux que je vienne avec toi ?
— Non, mon chéri. Tu as une tête épouvantable. Je veux que tu te reposes, que tu me promettes
de rester à la maison et… souviens-toi surtout que tout finira par s’arranger. Nous sommes là
pour toi. Je sais que tu passes par des moments très tristes et très déstabilisants, mais tout va
s’arranger.
— Tu te fais toujours du souci… pour cette fille ? Anna ?
— Non, mon chéri. J’ai essayé de ne plus y penser. C’est pour toi que je me fais du souci,
maintenant.
Je lui précise enfin que je prends mon portable et qu’il doit m’appeler ou m’envoyer un texto au
moindre problème. Je n’ouvrirai pas le magasin aujourd’hui. Dès que les fleurs pour le mariage
seront chargées dans le fourgon du livreur, je mettrai le panneau fermé sur la porte et je rentrerai
directement à la maison.
— Ça ira, Luke ? Ça ira si je te laisse quelques heures ?
Il fait oui de la tête.
— Garde bien ton téléphone allumé, mon chéri.
Encore un hochement de tête.
Il n’y a jamais de circulation à cette heure-ci du matin et, très vite, je me retrouve garée devant
le magasin. C’est ridicule, mais je me suis mise à rouler portières verrouillées. Je ne l’ai pas dit à
Tony et, d’ailleurs, je ne sais pas ce que je crains qu’il arrive.
En vérité, j’ai toujours l’impression qu’on m’observe quand je suis au magasin. Vous savez…
cette drôle de sensation physique, comme si vous aviez senti quelqu’un vous tapoter très
gentiment l’épaule et qu’en vous retournant il n’y avait personne. C’est de la paranoïa, j’imagine.
En fait, les déclarations réconfortantes de la police ne m’ont pas rassurée, contrairement à ce que
j’ai affirmé à Luke et à Tony. Je ne cesse de penser à ces sécateurs.
J’ai bien songé à rappeler Matthew, mais il est hors circuit depuis l’admission de sa femme à la
maternité et je ne veux surtout pas l’ennuyer dans un tel moment. De toute façon, il est détective
privé, pas agent de sécurité.
Je regarde autour de moi. Dehors, personne n’a l’air de bouger. Dans les appartements au-
dessus des commerces, les lumières sont encore éteintes. Il ne doit pas y avoir plus de douze à
vingt pas entre ma voiture et le magasin. Cette distance, je l’ai parcourue des millions de fois,
tous les jours. Je refuse de céder à ce genre d’appréhension.
Ressaisis-toi, Ella.
J’inspire un grand coup, je déverrouille les portières et je sors de la voiture aussi vite que
possible. Les clés du magasin déjà à la main, j’attends d’être sur le pas de la porte avant de
fermer la voiture à distance. Le cœur toujours battant, je me hâte d’entrer, veillant à bien claquer
la porte pour entendre le déclic de la serrure Yale. C’est un nouveau système qui, une fois
bloqué, ne s’ouvre qu’avec une clé, un peu comme dans les hôtels. Dans la journée, je laisse la
porte ouverte, calée par un seau rempli des fleurs du jour. Pour le moment, je revérifie que la
serrure est bien verrouillée. Bon. Je laisse le store intérieur fermé. On peut quand même me voir
par la vitrine, mais c’est inévitable. De toute manière, je vais surtout travailler à l’arrière.
Je me précipite vers la partie atelier, ôtant mon manteau que je jette sur une chaise tout en
allumant la machine à café. Je suis une maniaque de l’organisation. Hier soir, j’ai préparé la
machine à café pour ce matin pendant que je confectionnais les six décorations de table assorties
qui attendent sur l’étagère du milieu de la chambre froide. Les fleurs pour les trois bouquets de
mariage trempent toutes dans l’eau, soigneusement entreposées sur la dernière étagère, dans
l’ordre exact où j’en aurai besoin. Les deux bouquets des demoiselles d’honneur, ensuite celui de
la mariée.
Quand j’ai ouvert mon magasin, je confectionnais tous les bouquets de mariée la veille, je
craignais de commettre une erreur par manque de temps. Aujourd’hui, j’ai pris confiance en moi
et je suis capable de m’organiser à la minute près. Il faut vraiment qu’il y ait un problème de
livraison ou des soucis exceptionnels avec le choix des fleurs pour que je m’occupe des bouquets
de mariage la veille. Sinon, je préfère que tout soit ultra-frais.
Avant, je m’occupais également des livraisons. Maintenant, j’ai un gars formidable qui s’en
charge à ma place. Tom n’est pas cher et, surtout, il est fiable : il manipule les fleurs avec
précaution et ne m’a jamais fait faux bond. Il sera là dans moins de trois heures, aussi dois-je me
dépêcher.
La commande d’aujourd’hui se compose de trois bouquets naturels de roses et de marguerites –
des fleurs faciles à se procurer. Ma spécialité, ce sont les compositions toutes simples, nouées à
la main, mais cette mariée souhaite un nouage traditionnel avec un ruban. Les bouquets ne sont
pas longs à réaliser ; pourtant, je veille toujours à m’assurer une bonne marge de temps pour
m’éviter du stress.
Je suis contente que cette mariée ait opté pour la simplicité. Sa robe étant déjà très chargée en
dentelle, elle a choisi de jouer sur le contraste en s’en tenant à des fleurs sans prétention. Sage
décision.
Pour les bouquets des deux demoiselles d’honneur : gerberas rose vif mêlés à des boutons de
rose très serrés. Je prépare tous les végétaux sur mon établi, ainsi que les bandes de ruban adhésif
que je coupe à l’avance pour les coller sur le bord du comptoir. Ensuite, j’attaque le premier
bouquet. Je sélectionne la plus jolie fleur pour le centre et j’élabore la composition en travaillant
en spirale, vers l’extérieur. Tout se passe bien. Les fleurs sont d’excellente qualité et je tiens un
bon rythme – cela n’est pas toujours le cas. Très vite, j’obtiens la forme requise. Je vais vérifier
devant le miroir installé à cet effet l’aspect du bouquet fini en le tenant devant moi. Bien. Ça va.
Je suis vraiment contente. La forme est parfaite. Je reviens à l’établi et je fixe les tiges au moyen
du ruban adhésif : pas trop serré, pour ne pas les abîmer. Puis, je remets la première composition
à tremper dans l’un des vases déjà sur l’établi et je jette un coup d’œil à la machine à café. Je me
sers un grand mug de café, j’y ajoute du lait pris dans le minifrigo et je m’assieds pour faire une
petite pause.
Ce n’est qu’à ce moment, alors que je cesse de penser aux fleurs, que mon esprit se met à
vagabonder. Mon regard est attiré par le crochet au plafond – c’est là que nous accrochions le
coussin sauteur de Luke, quand il était bébé. Je le revois en train de rebondir en souriant. Si
heureux.
Je me suis efforcée de le réconforter, hier soir, mais je n’ai pas réussi à trouver les mots. Et
maintenant, je songe que j’ai été à deux doigts de devenir grand-mère, et c’est trop. Les larmes.
Sans bruit : juste une sensation d’humidité sur mes joues. Je me laisse aller à pleurer, le sel de
mes larmes coulant dans ma bouche et se mêlant au café, puis je secoue la tête et prends des
mouchoirs dans mon sac, posé sur l’établi. Je m’essuie le visage, renifle et je retourne à mes
fleurs.
Pilotage automatique à nouveau. Je me sèche bien les mains à la serviette près de l’évier et je
sélectionne un ruban ivoire à double face – le coûteux rouleau réservé aux mariages – et le petit
paquet d’épingles à tête de perle. Cette partie-là exige la plus grande minutie.
Je sors les fleurs du vase et j’égalise les tiges avec mes chers sécateurs rouges. Puis, j’enroule
avec soin le ruban en spirale pour masquer les tiges et je termine en le retournant pour le fixer
proprement avec les épingles. Je tiens la composition à hauteur de taille pour m’assurer qu’on l’a
bien en main et je vérifie une nouvelle fois son aspect dans le miroir. Puis je passe le pouce sur le
ruban, au cas où une épingle dépasserait. Tout va bien. Le bouquet est magnifique.
La partie suivante est un peu plus complexe : je dois veiller à ce que le second bouquet de
demoiselle d’honneur corresponde parfaitement au premier, de manière qu’aucune variation,
qu’aucune différence ne déséquilibre les photographies du mariage. Ce sont des choses qu’on
apprend sur le tas. L’importance cruciale du détail.
Je jette un coup d’œil à la pendule au-dessus de l’évier quand je l’entends. Je reste pétrifiée,
fronçant à peine les sourcils : ce bruit n’est pas logique. On dirait une clé dans la serrure.
De l’endroit où je me tiens, dans le coude que fait l’atelier, je ne vois pas l’entrée du magasin.
— Luke, c’est toi ?
Personne d’autre n’a la clé.
Je me fige à nouveau, comme si cela pouvait nier ma présence par magie. Empêcher qu’il se
passe quelque chose de grave.
— Luke… tu me fais peur. Ça va, mon chéri ?
Toujours pas de réponse. Sans bruit, j’attrape mon sac, sors mon portable et compose le numéro
de la police.
— Qui que vous soyez, j’appelle la police. Vous m’entendez ?
Encore un bruit, la poignée de la porte qu’on actionne, puis des pas. J’avance jusqu’au seuil de
l’atelier afin de regarder par la devanture, éblouie par la lumière de phares à l’extérieur.
Apparemment, une voiture fait marche arrière et s’éloigne rapidement.
Le cœur battant, mon portable toujours à la main, j’entends enfin la tonalité, juste à l’instant où
je le vois… par la vitrine. Sur le sol, pile devant la porte.
— Police, pompiers ou ambulance. Quel service de secours demandez-vous ?
Je fixe du regard l’objet par terre, à moins de cinquante centimètres de la porte, et un tourbillon
d’images confuses envahit mon esprit. Aucune n’a de logique pour moi.
— Non, je suis désolée. C’était une erreur.
Je raccroche et vais déverrouiller l’entrée. Je sors, ramasse l’objet et je referme vivement la
porte à clé, de l’intérieur.
Une main plaquée sur ma poitrine, j’exhorte mon cœur au calme tandis que les questions
explosent dans ma tête.
Je contemple l’objet, comme si cela pouvait en changer la nature. Je le retourne, incrédule face
à cette chose si familière. Face aux souvenirs qu’elle remue avec force.
Je compose le numéro de Luke.
Cinq, six tonalités s’égrènent avant qu’il décroche, la voix pâteuse.
— Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Je dormais.
— Tu es toujours à la maison ?
— Bah oui, bien sûr.
Cela n’a aucun sens. Pourquoi mon fils me mentirait-il ? Pour quelle raison viendrait-il
m’effrayer ?
Je considère l’épais morceau de plastique dans ma main, caressant son contour du pouce. Cet
objet appartient à Luke, je le sais. Et je réfléchis. Que vais-je bien pouvoir faire, maintenant ?
26
LE PÈRE
Henry observe la mouche sur le mur. Il ne sait pas pourquoi la police le questionne sur Sarah.
Les flics refusent de lui donner des explications.
Il a l’impression d’être en garde à vue depuis des heures, et cette mouche est en train de le
rendre dingue. Elle reste un moment immobile, s’envole – d’abord en diagonale sur environ
cinquante centimètres, puis elle remonte brusquement à la verticale. D’où lui vient l’étrange
sentiment de familiarité de cette scène ? Il se creuse les méninges. Enfin, la lumière se fait dans
son esprit.
Il éclate de rire. Norman Bates ! Repris par l’hilarité, il secoue la tête, incrédule. La situation est
absurde. Surréaliste ! L’acoustique est excellente dans cette cellule. Il écoute l’écho de son rire
s’éteindre, d’abord à l’extérieur, puis sous son crâne. Il attend que le silence absolu se fasse, se
prend la tête à deux mains et décide de se lever.
Bon, Norman, et si on tuait cette mouche, maintenant ?
Ragaillardi par sa soudaine résolution – par la pensée de pouvoir agir au moins sur une chose –,
il balaie la pièce du regard pour répondre au défi suivant : quelle arme utiliser ? Il pourrait ôter sa
chemise et écraser la mouche d’un coup sec. Aussitôt, il imagine le sergent matant par le guichet
son torse nu et un peu flasque. Non, pas ça. On ne lui a pas rendu sa ceinture, par mesure de
sûreté. Hmmm… Une idée lui vient alors. Il regarde ses pieds.
Henry enlève sa chaussette gauche et en teste la souplesse. Le tissu est suffisamment élastique.
Bien. Par chance, ce sont des chaussettes en laine et coton mélangés, pas de ces saletés en
synthétique. Cela fera très bien l’affaire. Il se fige, assis sur le matelas en plastique bleu, et
attend. La mouche passe et repasse, puis vient se poser à mi-hauteur du mur, juste en face de lui.
Lentement, Henry vise sa cible, tout le reste du corps aussi immobile que possible. Patience,
Henry. Patience. Attends… attends… et feu ! Zut ! La chaussette frappe le mur à une vitesse
impressionnante, mais manque sa cible d’une fraction de seconde, et la mouche retraverse la
cellule en bourdonnant.
Henry va récupérer sa chaussette et se rassied sur le lit, rattrapé par l’ironie de sa situation.
Toute une vie passée à combattre les mouches.
Tout petit déjà, il détestait les voir embêter le bétail. Quand il les voyait progresser vers les yeux
d’une pauvre vache ou d’un veau qui tentait de les chasser en remuant la queue et les oreilles,
cela lui soulevait l’estomac.
Il était bien conscient des dangers que représentaient les mouches, et pas que pour le cheptel.
Dans la cuisine, sa mère se lamentait avec véhémence sur les terribles maladies dont ces insectes
étaient porteurs. Près du plafond, elle avait installé une version miniature du grille-mouches
électrique que l’on voyait dans les cuisines de restaurant. Henry le regardait, hypnotisé et
vaguement écœuré lorsque la résistance bleue grésillait d’une énième exécution capitale.
Sur l’exploitation, son père lui avait enseigné des solutions pour venir à bout des mouches sur
les bêtes. C’était un point essentiel de la gestion des troupeaux, car les mouches n’étaient pas
seulement désagréables, elles causaient des maladies de l’œil, diminuaient le rendement laitier et
provoquaient toutes sortes de problèmes. Quand il avait repris la ferme, Henry avait intégré
depuis longtemps l’effrayante réalité : une part significative du budget annuel était dévolue aux
bombes insecticides et aux boucles d’identification.
Je voue une véritable haine aux mouches, songe-t-il en promenant le regard autour de la cellule,
à la recherche de son nouvel ennemi. Elle va sûrement être attirée par l’infection qui règne dans
la cuvette des toilettes en inox… Comme prévu, quelques minutes plus tard, la voilà posée sur le
rebord. Henry se demande dans combien de temps on va le faire sortir, priant pour que sa
libération intervienne avant qu’il ait besoin de chier. L’idée que le sergent déverrouille la porte
au beau milieu de la situation intime la plus gênante qui soit lui est intolérable. Peut-être existe-t-
il un protocole particulier ? Jeter un œil par le guichet d’abord, le temps de vous laisser finir ?
La mouche ne bouge plus. Henry étire sa chaussette pour la seconde fois, s’efforçant de garder
tout le reste du corps parfaitement immobile. La mouche progresse à l’intérieur de la cuvette,
puis elle revient sur le rebord – il n’y a pas de lunette –, dans le sens inverse des aiguilles d’une
montre. Enfin, elle se fige et Henry la vise.
Cette fois, il est non seulement triomphant, mais il jubile de façon absurde.
— Je t’ai eue !
L’exclamation lui échappe et résonne plus fort que prévu. Très vite, un nouveau visage
s’encadre dans le guichet de la porte. Un autre agent, plus jeune, ce qui confirmerait un
changement d’équipe.
— Et alors, qu’est-ce qui se passe, ici ?
Henry grimace en découvrant le prix à payer pour avoir atteint sa cible. Sa chaussette flotte dans
la cuvette en compagnie de la mouche morte.
— Ma chaussette est dans les toilettes.
— Et qu’est-ce qui vous a pris de mettre votre chaussette dans les toilettes ? Vous vouliez les
boucher, c’est ça ?
— Non. C’est en tuant une mouche.
— Bah, vous avez qu’à la récupérer, maintenant.
Le visage du nouveau venu s’éloigne de la porte.
Henry réfléchit un moment, remâchant la dernière phrase du policier : comment pourrait-il la
tourner à son avantage ? Ils ne peuvent quand même pas l’obliger à mettre la main dans ces
toilettes ? Non. Il déposera plainte. Il préviendra son avocat. Il écrira aux autorités. Au journal de
la région.
Il s’apprête à exprimer son absurde réclamation lorsqu’un claquement de serrure précède
l’entrée du nouvel agent dans la cellule. Apparemment revenu sur sa décision, il est muni d’un
sac en plastique et d’une brosse à W-C.
— Mettez-vous contre le mur !
Le ton est cassant ; Henry obéit sans traîner. Ensuite, il regarde le jeune homme repêcher la
chaussette à l’aide de la brosse et la déposer dans le sac avant de tirer la chasse.
— Vous l’avez vue, la mouche morte ?
Henry tient à ce qu’on le croie.
— Je me fous de la mouche. Bon, et si vous me donniez votre seconde chaussette, histoire
qu’on ne se retape pas le même numéro ?
— Je vais avoir froid aux pieds.
— Ça, fallait y penser avant de vous amuser avec les installations sanitaires.
Henry pousse un soupir, ôte son autre chaussette et la tend au policier.
— Quand mon avocat doit-il revenir ? Il m’avait promis qu’il serait là à la première heure. Et
vous avez vérifié ce que j’ai dit à l’inspecteur, hier soir ? À propos de l’endroit où je me trouvais
vraiment le soir où Anna a disparu ? Vous allez me laisser sortir, maintenant ? Vous ne pouvez
pas me garder ici. Je connais mes droits.
Le sergent ressort de la cellule en soufflant et ne lui répond qu’une fois de l’autre côté, porte
verrouillée.
— Parce que vous croyez peut-être que c’est moi qui décide ? Moi ? (Il brandit le sac en
plastique.) Moi, je fais juste le sale boulot.
27
L’AMIE
Sarah regarde Lily en train de s’affairer avec une bouilloire devant l’antique cuisinière Aga –
version plus petite et plus miteuse du piano de cuisson qui trône dans la cuisine d’Anna. L’Aga
des Ballard est bleu foncé et bien plus large, avec plusieurs fours. La mère d’Anna passait son
temps à en astiquer les chromes et les cache-plaques. Celle-ci, au contraire, est d’une sale
couleur crème, tout ébréchée, et donne une impression de négligé.
— Thé ou café ?
Lily pose la question sans se retourner, ouvrant un placard contre la cuisinière d’où elle sort
deux pots en céramique vert foncé, ornés de grosses marguerites – plutôt saisissants.
— Euh… café, s’il te plaît.
Lily n’a rien à voir avec le souvenir que Sarah gardait d’elle. Elle est bien plus maigre et bien
plus folklo avec sa chevelure en V qui lui arrive presque à la taille, aux pointes d’un rose laid et
criard. La teinte de ses cheveux et son nouveau look ont alimenté l’essentiel de leur conversation
depuis que Lily est venue la chercher à la gare de Tintley, chacune évitant soigneusement
d’aborder le sujet qui a conduit Sarah jusqu’ici.
Lily se retourne et, les fesses collées à la cuisinière, lui redit son enthousiasme pour cette
nouvelle coiffure. Tout en se tripotant les cheveux, elle lui explique s’être fait décolorer dix
centimètres de pointes afin de pouvoir utiliser des colorations semi-permanentes et des teintures
végétales. Se teindre les cheveux, c’était pour marquer le coup, « accueillir le changement ».
Jusqu’ici, elle a essayé l’aubergine (qui n’a pas été une grande réussite), le vert et maintenant le
rose. Le rose, c’est sa teinte préférée, mais elle a peur que ça s’estompe trop vite.
Qu’en pense Sarah, franchement ?
Sarah a répondu que ça faisait un super effet. À la vérité, elle est plutôt déconcertée par cette
nouvelle version de sa sœur. La dernière fois que Lily leur a rendu visite en Cornouailles, c’était
il y a trois ans environ, peu de temps après la scène qui avait entraîné le départ de leur père et la
décision de Lily de quitter elle aussi la maison. OK, elle n’avait pas l’air bien, mais elle était plus
reconnaissable. Un carré brun, un jean classique et un sweat. Six kilos en plus, minimum.
Le but de sa visite, leur avait dit Lily, c’était de les rassurer, de leur montrer qu’elle était très
heureuse dans le Devon – elle s’était bien gardée de leur indiquer l’endroit précis où elle habitait
–, qu’elle s’était fait de bons amis et que cette nouvelle vie allait lui permettre de se consacrer à
la peinture. De vivre selon ses valeurs, de privilégier ce qui comptait vraiment pour elle.
Sarah se souvient qu’elle avait eu envie de répliquer : Et moi, je ne compte plus pour toi ? Mais
elle n’en avait pas eu le courage. Plus tard, à l’étage, Lily lui avait murmuré « Ça va ? », mais
d’un ton affolé qui d’une certaine manière exigeait qu’elle réponde oui. Et, donc, Sarah ne lui
avait pas dit la vérité. Elle lui avait caché que sa sœur lui manquait et qu’elle restait perplexe et
bouleversée face à la séparation de leurs parents et à la soudaine implosion de la famille.
La nouvelle Lily porte une tenue faussement hippie. Une jupe en cotonnade qui lui arrive à mi-
mollet et une blouse de style campagnard ornée de rubans qui pendent à ses poignets et sur sa
poitrine, des rubans qui devraient être noués, mais qui ne le sont pas. Néanmoins, les vêtements
ne suffisent pas à masquer son extrême maigreur. Sarah est impressionnée. Lily a des membres
squelettiques, ses poignets surtout, chargés de plusieurs bracelets en perles.
— Je suis désolée de ne pas t’avoir appelée plus souvent au sujet d’Anna ! lance soudain sa
sœur en se retournant pour verser l’eau chaude dans une grande cafetière jaune. Ça a dû être
affreux pour toi.
Lily lui avait téléphoné deux ou trois fois, tout de suite après la disparition d’Anna. Ensuite, une
carte et quelques brefs messages sur Facebook. Sarah, elle, avait espéré beaucoup plus : le
soutien de sa sœur lui aurait été bien utile à cette période. Car elle avait beau dire qu’elle ne
voulait pas en parler, elle avait besoin d’en parler. Au plus profond d’elle-même. Aurait-elle dit
la vérité, à l’époque, si Lily s’était davantage manifestée ? L’y avait encouragée ? Comme elle ne
connaît toujours pas la réponse, Sarah se tait et attend son café. Dans le train qui l’a amenée
jusqu’ici, elle s’était imaginé une tout autre scène. Un tsunami de révélations. Des larmes. Des
embrassades. Du soulagement.
J’ai peur que papa ait quelque chose à voir avec Anna…
Pourquoi Lily ne lui a-t-elle toujours rien demandé ?
Maintenant qu’elle est là, Sarah ne sait plus quelle tournure va prendre sa visite. Lily et elle se
comportent comme deux étrangères, debout dans cette vaste cuisine encombrée de bazar. Ce
putain d’abcès n’est pas près d’être crevé !
— Alors, demande sa sœur. Tu as dit à maman que tu venais ici ?
— Je ne lui ai pas dit où. Juste que j’allais te voir et qu’il ne fallait pas qu’elle s’en fasse.
— Tant mieux. Je ne veux pas qu’elle connaisse l’adresse.
Lily tripote nerveusement sa jupe, ôtant une tache ou une bouloche imaginaire, puis Sarah sent
son regard se poser sur elle, fixe et insistant.
— Tu pourrais peut-être l’appeler, toi, Lily. Pour lui confirmer que je suis bien chez toi.
— Tu crois que c’est utile ?
— Oui. Maman est dans tous ses états. (Sarah laisse passer quelques secondes, elle se sent
coupable.) Elle a prévenu les flics. Elle leur a dit que j’avais disparu, que j’avais fait une fugue.
— Oh ! Sarah… Tu aurais dû me dire ça dès le début. On ne veut pas de la police ici.
— Désolée.
— OK… (Les mains sur les hanches, Lily regarde le plafond, puis Sarah.) Écoute, je n’ai pas de
portable en ce moment. On essaie de les éviter. On s’en partage un pour les urgences.
Sarah trouve cela bizarre. Pas de portable ? Curieuse de savoir à qui se réfère ce « on », elle sort
son propre téléphone, sélectionne le numéro de la maison, le compose, et, dès que sa mère
répond, elle tend directement l’appareil à Lily, l’encourageant du regard.
— Salut, maman. C’est Lily. Je t’appelle vite fait pour te dire que Sarah t’a dit la vérité, ne te
fais aucun souci. Elle n’a pas disparu. Elle passe juste quelques jours avec moi et elle est tout à
fait en sécurité.
Sarah entend la voix de sa mère s’échapper du téléphone collé à l’oreille de sa sœur. Elle
distingue deux mots, prononcés assez forts. Maison. Un tas de blabla et puis… police. Elle tente
de déchiffrer l’expression de Lily. Yeux qui se plissent. Un rapide mouvement de la tête et puis
une apparente interruption…
— Écoute, je peux comprendre que ça te contrarie, maman, mais Sarah ne veut pas rentrer tout
de suite. Inutile de mêler la police à tout ça. Elle n’a pas fugué. Elle n’a pas disparu, elle est chez
moi… Si les flics veulent lui parler, ils pourront le faire quand elle rentrera.
Autre intervention véhémente de leur mère. Cette fois, Lily ferme les yeux, grimace sous ce
déluge de paroles.
— Oui, eh bien, ils attendront. Je vais dire à Sarah de laisser son portable allumé pour les SMS.
D’accord. Au revoir, alors.
Lily considère le téléphone, cherchant la touche pour mettre fin à l’appel, puis le rend à Sarah
en concluant :
— Toujours égale à elle-même, donc.
Sarah secoue la tête, accablée, en entendant son portable se remettre à sonner aussitôt. La
sonnerie, c’est celle qu’elle a téléchargée à l’hôpital. Un grelot démodé de téléphone. Sur le
moment, ça lui avait bien plu. Ça lui rappelait de vieilles séries télé. Mais ici, cette sonnerie lui
semble ridicule. L’écran lui confirme que c’est encore sa mère. Elle refuse l’appel et met le
téléphone en mode silencieux tandis que Lily se retourne pour terminer le café qu’elle verse dans
deux mugs rouge vif. Elle lève une brique de lait d’un air interrogateur ; Sarah fait oui de la tête.
Elles boivent leur café debout, Sarah cherchant une chaise du regard, se demandant à nouveau si
elle va oser aborder le sujet qu’elle redoute tellement. Comme si Lily l’avait senti, elle déclare
soudain qu’elle va lui faire faire le tour du propriétaire. Sur ce, elle sort de la cuisine dans un
majestueux froufrou de jupe, lui montrant le chemin.
— Viens. Je vais te faire visiter. Tu dois rencontrer les gens qui habitent ici.
Sarah se sent empruntée avec son mug qu’elle essaie de boire tout en marchant, d’autant que
faire le tour de l’endroit ne l’intéresse pas du tout, et rencontrer les gens qui le peuplent, encore
moins.
La maison est vaste, impressionnante, dans un style miteux et râpé. Il y a d’énormes canapés
défraîchis dans le salon, un mur de livres dans la salle à manger et une immense véranda remplie
de plantes vertes. Les parquets sont tous en bois d’origine, ornés de tapis de couleurs vives. Lily
parle sans discontinuer. Elle partage la maison avec trois couples et la propriétaire, Caroline, lui
explique-t-elle. Ce n’est pas une communauté, plus un rapprochement de personnes unies par les
mêmes valeurs. La plupart sont artistes.
— Alors, tu as un boulot ? Je veux dire… qui paie pour tout ça ?
Elles sont debout au milieu de la véranda, Sarah boit son café. Elle se demande où sont les
autres. Qui est à la maison, exactement ? Qui pourrait-elle rencontrer ?
— On a tous des jobs et on contribue tous de différentes manières. La maison appartient aux
parents de Caroline. Le loyer est symbolique.
— La chance…
— Nous pensons que chacun se crée sa propre chance dans la vie. Que chacun est responsable
de ce qu’il devient. De concrétiser son potentiel ou pas.
Sarah entend comme un écho. Elle se rappelle ces mêmes mots échangés, la première fois que
Lily était revenue à la maison. Ce doit être une citation de la mystérieuse Caroline.
— Et comment elle est… Caroline ?
— Caroline est une personne très spéciale. (Lily serre son mug de café à deux mains.) Vraiment
très spéciale. Tu feras sa connaissance tout à l’heure.
— Et tout le monde est d’accord pour que je reste ?
Lily sourit sans répondre. Sarah dévisage sa sœur. Maintenant, ça suffit !
— Bon. Tant qu’on est toutes les deux, Lily, il faut vraiment que je te parle de papa. C’est pour
ça que je suis venue.
Lily change aussitôt de physionomie. Elle blêmit, mais affiche une expression à mi-chemin
entre terreur et épuisement. Sa sœur est soudain très silencieuse, parfaitement immobile. Et alors
qu’elle prend sa respiration pour répliquer, un homme apparaît sur le seuil, arrivant du jardin.
Sarah, qui ne l’avait pas vu traverser la pelouse, sursaute en entendant le grincement de la porte
et manque renverser son café.
— Désolée. Désolée. Je ne t’avais pas vu.
— C’est ma faute.
L’homme entre, la main tendue. Ce geste surprend Sarah, le côté conventionnel de la poignée de
main. Il est habillé dans le même style que Lily. Quelque chose d’un autre âge. Un pantalon
baggy très particulier, vert pomme, noué à la cheville. T-shirt bleu marine.
— Tu dois être la sœur de Safran ?
Safran ?
Sarah se tourne vers Lily, incrédule, stupéfaite.
— On a tous de nouveaux noms, ici. (Lily sourit à l’intrus.) Je te présente Lune.
Mince alors ! C’est donc une secte ? Sarah remarque que Lune porte les mêmes bracelets de
couleurs vives au poignet gauche. Il dévisage longuement Lily comme s’il lisait un secret dans
ses yeux.
— On en a déjà parlé, Safran. La balle est dans ton camp, maintenant. Tu veux que je reste ?
Oui ?
— Comment ça, vous en avez parlé ?
Sarah, déconcertée, a posé son mug de café sur une petite table pour pouvoir se redresser face à
ce garçon.
— Ça ne regarde que nous. C’est une affaire de famille. Lily est ma sœur et j’ai besoin de lui
parler de quelque chose d’important. En tête-à-tête.
Lune ne bouge pas. C’est le compagnon de Lily ? C’est ça, le truc ?
Lily ne dit rien pour l’aider ; son visage reflète toujours la même angoisse. C’est Lune qui finit
par reprendre la parole :
— Souviens-toi que cette décision t’appartient, Safran. Tu veux parler à Sarah ? (Long silence.)
Ou pas ?
28
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
— Un double expresso.
Matthew extirpe un billet de cinq livres de son portefeuille. Melanie se matérialise à côté de lui.
— Double ? Tu es sûr que c’est une bonne idée, Matt ?
Il lui adresse un sourire radieux, sincèrement ravi de la voir, et l’embrasse avec un
enthousiasme qui fait piquer un fard à son ex-coéquipière. Lui aussi rougit.
— Et pour toi, Mel ? Un gâteau ? Un petit pain aux raisins grillé ? C’est moi qui régale.
— Il faut que je me calme. Je suis en overdose de caféine.
Melanie examine la vitrine, opte pour un earl grey citron et un gâteau minimaliste. Cela ne
décourage pas Matthew qui commande une tranche de carrot cake et se dirige vers un box à
l’écart.
Surpris, il voit Melanie sortir un cadeau de son petit sac à dos. Papier rose à motifs de cigognes
et bolduc rose.
— Oh ! Mel… Il ne fallait pas. Quand as-tu trouvé le temps d’acheter ça ?
Il est un peu ému – très touché.
C’est au tour de Melanie de rayonner en insistant pour qu’il l’ouvre. À l’intérieur, il découvre,
imprimée de cœurs rose pâle sur fond blanc, la plus adorable des grenouillères avec son bonnet
assorti.
— C’est magnifique. Ça me touche énormément.
— Alors, ça fait quoi ? La paternité ?
Matthew prend une profonde inspiration. Melanie est la première personne à le voir, au-delà de
sa famille immédiate. Au-delà de la bulle de l’hôpital.
— Chamboulement complet. Sal a été extraordinaire, mais quelle épreuve !
Il lui raconte brièvement le drame de la césarienne en lui épargnant les détails les plus gore.
L’horreur de l’attente dans le couloir. La peur. Puis la joie. Et enfin ces limbes bizarres : tourner
en rond sans savoir quoi faire, avec Sally coincée à la maternité pendant des jours.
— C’est pour ça que tu bosses, alors ? Je trouvais ça bizarre… Je comprends mieux.
— C’est cette affaire, Mel. Ça m’agace. Et maintenant que…
Il marque une pause, le temps que la serveuse dépose leurs consommations. En la regardant
repartir, il remarque ses cheveux blond vénitien et repense à un rapt d’enfant sur lequel il avait
enquêté, il y a de cela des années. La jeune mère avait la même couleur de cheveux. Elle était
bouclée, aussi, tout comme la serveuse. Matthew se souvient que, lorsqu’on l’avait interrogée sur
ce qui s’était passé, elle avait dû s’interrompre brusquement pour aller vomir. Il avait éprouvé de
la compassion pour elle en la voyant les mains tremblantes, pâle et terrifiée. Mais ce n’est
qu’aujourd’hui qu’il prend conscience, à sa grande honte, qu’il s’était aussi montré un peu
impatient, pressé qu’il était de se mettre au travail. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il commence à
comprendre…
Matthew relève la tête et s’aperçoit que Melanie le regarde fixement.
— Ça va, Matt ?
— Désolé. J’étais ailleurs. Je ne dors toujours pas. Je passe mes matinées et mes soirées à la
maternité et, entre les deux, je fais des bricoles, je rattrape des trucs en retard.
— Et tu bosses.
— Et je bosse, oui. J’essaie de régler certaines choses avant qu’elles rentrent à la maison.
— Eh bien, j’espère que tu ne comptais pas m’aider à boucler l’affaire Anna Ballard entre deux
biberons, parce que je suis dans la merde jusqu’au cou.
Elle se penche vers lui.
— Bon. Si je t’en parle, c’est parce que je te fais confiance et parce que, là, j’ai bien envie de
faire comme toi, de raccrocher les gants.
Matthew essaie de déchiffrer le visage de Melanie. Pourvu qu’elle ne parle pas sérieusement.
Qu’il ne s’agisse que d’une bravade… Devrait-il lui avouer qu’il regrette souvent d’avoir pris
cette décision ? Que, certains jours, il voudrait pouvoir tout rembobiner ?
— Je t’interdis de démissionner, Melanie, tu m’entends ? À toi seule, tu vaux trois inspecteurs
Machin-Chose.
— Ouais… mais on sait toi et moi que ça ne change rien à l’affaire.
Matthew se contente de soupirer, regrettant de ne pouvoir la détromper.
— OK, Matt. Alors, écoute un peu… ça restera strictement entre nous ?
— Croix de bois, croix de fer…
Ils savent tous deux qu’ils ont depuis longtemps enfreint toutes les règles et que cela ne
fonctionne que parce qu’ils ont confiance l’un en l’autre.
— Alors, voilà : notre commissariat reçoit un appel du père d’Anna, d’accord ? Il veut me
parler. À moi et rien qu’à moi. Et figure-toi qu’il s’est enfermé dans sa grange avec un fusil.
— Bon sang.
— Tu vois le truc ? Et que décide notre inspecteur Débilo ? Eh bien, il décide de ne pas m’en
parler. Pire : il s’arrange en douce pour qu’on me donne ma journée, histoire de me mettre hors
circuit, et il y va lui-même, avec ses gros sabots. Il refuse de laisser Ballard me parler, l’autre
s’énerve… Bref, il a tellement merdé qu’Henry Ballard a menacé tout le monde avec son fusil et
failli se tuer au passage.
— Bonté divine. Résultat ?
— Ils ont bouclé Ballard et refusent de me laisser l’approcher. C’est l’un des gars en tenue qui
m’a rencardée, et je viens de parler avec l’agent de liaison avec la famille, Cathy. Elle est à la
ferme, auprès de Barbara.
— Mais pourquoi ils t’écartent de l’enquête ?
— Comment savoir ? Sans doute parce que j’ai capté l’incompétence crasse de ce petit pistonné,
sa nullité absolue.
— Oh non ! Mel, pitié… Ce n’est pas vrai ? Tu ne lui as pas dit ses quatre vérités en face ?
Melanie rougit.
— Oh ! Mel…
— Bref, le bruit court qu’il travaille en parallèle sur une affaire de tueur en série et, pour ce que
j’en ai vu jusqu’ici, il se fout pas mal de retrouver Anna Ballard. C’est un flemmard qui se
contente d’attendre qu’un corps réapparaisse pour que la scientifique résolve l’enquête à sa
place. Il n’est venu ici que parce qu’il a un pote à aller voir dans le coin.
— D’accord. Et ils croient vraiment que le père est dans le coup, maintenant ? Enfin, je veux
dire… tu penses que Ballard pourrait avoir fait disparaître sa fille, toi ? Et ces deux mecs qui
étaient sortis le jour même de la prison d’Exeter ? Je croyais que c’étaient eux, les principaux
suspects.
Melanie se renverse contre le dossier de son siège.
— Oui, c’est ce que je croyais, moi aussi.
À cet instant, son téléphone se met à jouer un petit air de musique. Une nouvelle sonnerie, très
jazzy. Pas étonnant, Mel a toujours été dingue de jazz. À la fin de leur formation, elle avait
même organisé une petite fête dans un club de jazz du coin, c’était absolument génial. Ils avaient
passé une soirée d’enfer.
Elle sort son portable et s’éloigne un peu tandis que Matthew lui signifie d’un signe de tête qu’il
comprend.
Il finit son café et pioche un sachet de sucre dans le bol en céramique au centre de la table. Et
s’il construisait quelques pyramides ? Arrête ces petits jeux. Pas aujourd’hui. Il remet le sachet
dans le bol et attend que Mel revienne s’asseoir.
— De mieux en mieux ! s’exclame-t-elle. Tu ne vas pas me croire !
Matthew se contente de hausser les sourcils d’un air interrogateur.
— Bon ! Alors, primo. Je suis convoquée dans le bureau du chef. Ce petit fayot a fait un rapport
sur moi. Et il a déposé une plainte en bonne et due forme.
— Oh non !… Je suis désolé, Mel. C’est à cause de moi ?
— Mais non ! Ils ne savent même pas que je te rencarde. Et de toute manière… t’inquiète, je
suis capable de gérer toute seule. (Elle respire profondément.) Matt… Londres veut un total
black-out médiatique, mais, sans déconner, je ne vois pas comment ils vont pouvoir leur cacher
ce qui se passe actuellement.
29
LE PÈRE
— Pourquoi cet homme est-il pieds nus ?
L’inspecteur regarde sans comprendre le sergent qui escorte Henry dans la salle
d’interrogatoire.
— C’est moi qui ai dit à mon avocat que je ne voulais pas attendre d’avoir une paire de
chaussettes. Je veux qu’on en finisse.
Henry prend place à côté de son avocat.
L’inspecteur précise « à fin d’enregistrement » qu’Henry Ballard ne s’est pas plaint d’être
interrogé pieds nus. De toute évidence, cet état de fait indiffère le grand flic de Scotland Yard,
cela se voit à son ton et à son expression.
— Alors, dit Henry. Vous avez vérifié ce que je vous ai dit ?
— C’est moi qui pose les questions, monsieur Ballard.
Henry se mord la lèvre tandis que l’inspecteur parcourt en diagonale les deux documents qu’il a
devant lui. Henry tente de lire à l’envers, mais il ne parvient à déchiffrer que le prénom qui
l’intéresse, ce qui suggère malgré tout qu’ils ont enquêté sur la nouvelle version de son alibi.
April.
— Donc… votre femme est-elle au courant de votre liaison ?
— Non, elle ne sait rien.
Henry n’ajoute pas qu’il a épuisé tous ses recours auprès de Barbara. En effet, il avait déjà eu
une stupide aventure du temps où les filles étaient petites – à l’époque où Barbara semblait
s’intéresser davantage à Anna, Jenny et à leur petite bande d’amis qu’à lui. Ce n’était rien de
sérieux, un écart qu’il a profondément regretté. Barbara avait consenti à lui donner une seconde
chance ; néanmoins, elle lui avait bien fait comprendre que, s’il la trompait une nouvelle fois, ce
serait la dernière.
— Et vous pensez vraiment que votre femme a gobé cette histoire absurde, que vous auriez
passé la nuit dans votre voiture, monsieur Ballard ?
— Je n’en sais rien, mais je préférerais qu’on ne lui dise rien pour April…
— Ça, je m’en doute. Le problème, c’est que vous nous avez déjà servi trois versions de votre
histoire. Et vous me faites perdre mon temps. Dois-je vous rappeler qu’il s’agit d’une affaire très
grave ?
— Comment osez-vous ?
Henry s’est levé d’un bond, sa chaise raclant bruyamment le carrelage.
— Asseyez-vous !
Henry ignore l’ordre qui lui est donné.
— On n’a toujours pas retrouvé ma fille ! Ça fait un an qu’elle a disparu et vous n’avez toujours
pas la moindre idée de ce qui lui est arrivé. Dès le début, vous avez laissé filer les deux
principaux suspects et vous croyez bon de me rappeler que l’affaire est grave ?
Son avocat lui pose gentiment une main sur le bras, l’invitant de l’autre à se rasseoir. Mais
Henry écume. Ce petit jeu n’a que trop duré. Bande d’incompétents !
— Si vous nous aviez dit la vérité dès le début, monsieur Ballard, vous nous auriez évité une
grosse perte de temps. Maintenant, asseyez-vous, je vous prie.
Henry finit par obéir.
— Alors ? April vous a parlé ? Elle vous a fait une déclaration ?
Il trouve étrange de prononcer son prénom à haute voix devant des gens. N’aime pas penser aux
flics, chez elle, remuant toute cette histoire. Les rideaux en filet qui s’entrouvrent.
— Oui. Elle a confirmé votre version des faits. Même si, apparemment, vous avez l’habitude de
demander aux femmes de votre vie de mentir pour vous sauver la mise. Bien sûr, c’est à votre
femme que vous avez demandé de mentir en premier.
— Barbara n’est pour rien dans tout ça. Je lui ai simplement dit que je ne voulais pas que la
police sache que je m’étais imbibé à ce point. Et que, comme je n’étais pas en état de conduire,
j’avais dû dormir dans la voiture.
— Et elle vous a cru, vraiment ?
Henry baisse les yeux sur ses pieds nus. Il aurait peut-être mieux fait de revenir sur sa décision,
à propos des chaussettes. Mais, à ce moment-là, il pensait qu’on allait le relâcher tout de suite. À
quoi rimaient toutes ces questions, maintenant ? Selon la loi, ils n’avaient plus qu’une heure pour
soit l’inculper, soit le laisser partir.
— Vous devriez vous souvenir, monsieur Ballard, que je peux vous mettre en examen pour
trouble à l’ordre public ou comportement menaçant.
— Si j’ai perdu les pédales dans la grange, c’est parce que je voulais parler à Melanie Sanders.
Je vous l’ai déjà dit.
— Et pourquoi à Melanie Sanders ?
L’intonation de l’inspecteur en dit plus long que ses mots.
Henry tente de déchiffrer son expression et y décèle un signal de mauvais augure. Il va falloir
qu’il marche sur des œufs.
— Je l’ai trouvée franche du collier, réglo, c’est tout. Elle a été très bien avec nous, tout comme
Cathy, notre agent de liaison.
— Je vois. Sauf que le sergent Sanders est malheureusement en congé, comme je vous l’ai déjà
indiqué. Et, de toute façon, c’est moi qui dirige cette enquête.
Grand froissement de papiers. Enfin, l’avocat d’Henry prend la parole.
— Eh bien, si vous n’avez pas d’autres questions et que vous êtes satisfaits par la version des
événements que vous a livrée mon client, je dois vous demander de le relâcher. Cette garde à vue
a été très éprouvante pour M. Ballard et il a besoin de retrouver sa famille.
L’inspecteur semble peser le pour et le contre, quand soudain la porte s’ouvre.
— Quoi, encore ? s’exclame-t-il. Ce n’est pas cette histoire de chaussettes, j’espère ?
Le sergent s’avance pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. L’expression de l’inspecteur
change du tout au tout. Henry fronce les sourcils, perplexe, tandis que l’inspecteur confirme dans
le micro qu’il doit interrompre l’interrogatoire et quitter la pièce.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Henry se tourne vers son avocat qui lui signifie son ignorance d’un haussement d’épaules.
L’inspecteur sort de la pièce et revient au bout de plusieurs minutes pour récupérer sa veste
qu’il avait laissée sur le dossier de sa chaise. Il en profite pour annoncer à Henry qu’il est libre,
que pour le moment aucune mise en examen n’est prononcée contre lui. Cependant, la police se
réserve le droit de poursuivre ses investigations et il se peut donc qu’on doive le réinterroger.
Puis l’inspecteur inspire à fond en dévisageant Henry avec intensité. Il vient de se produire un
« rebondissement », dit-il. Le ton a changé, il est plus retenu. Il déclare à Henry qu’on va le
reconduire chez lui et qu’on lui donnera des explications au cours du trajet.
Henry n’y comprend plus rien. Il s’attendait à devoir appeler Barbara en espérant qu’elle n’ait
pas appris son aventure avec April et qu’elle serait disposée à venir le chercher. Comment se
fait-il que la police se propose de lui servir de taxi ? Son regard va d’un visage à un autre ; dans
la salle d’interrogatoire, l’ambiance a complètement changé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On vous en dira plus dans la voiture, monsieur Ballard.
30
L’AMIE
Sarah s’assied sur le canapé et se prend la tête à deux mains. Elle a besoin de réfléchir,
réfléchir, réfléchir.
Il faut qu’elle trouve les mots pour ramener la véritable Lily, celle qui se cache sous l’apparence
de cette personne distante et méconnaissable. Mais les mots ne lui viennent pas et elle repense,
comme souvent la nuit, aux dernières paroles qu’elle a adressées à Anna. À cet échange plein de
colère dont elle n’a pas parlé à la police et qu’elle avait prévu de relater à sa sœur. À la Lily
d’avant.
Il y a maintenant trois personnes assises en face d’elle, toutes en train de tripoter bizarrement
leurs absurdes bracelets en perles. Sarah leur ordonne mentalement de dégager et de la laisser
discuter à cœur ouvert avec sa sœur. En plus de Lune, il y a un couple qui se fait appeler Arc-en-
ciel et Cascade.
— Donc, c’est une secte, ici ? finit par lâcher Sarah en les regardant. (Elle ne craint plus
d’offusquer personne à présent.) Je veux dire… c’est quoi ces bracelets de perles et ces noms
bizarres ?
— Il ne faut pas que ça te mette mal à l’aise, Sarah. C’est une bonne chose, au contraire. C’est
apaisant et thérapeutique.
Lily la regarde droit dans les yeux. Elle a l’air si vulnérable que Sarah sent des larmes de
frustration lui monter aux yeux.
— Très bien. Alors, si tu ne demandes pas à ces gens de partir, Lily, je vais tout te dire devant
eux. À propos de papa. Et, à moins que j’aie tout faux, tu sais très bien que c’est le genre de
conversation qu’on préfère avoir en privé.
Enfin, Lily se tourne vers ses étranges nouveaux amis et leur demande de les laisser seules.
— Tu es sûre ?
Lune a parlé avec beaucoup de douceur, en plantant son regard dans celui de Lily, et Sarah a la
certitude qu’ils sont amants.
— Oui. Ça va. Je viendrai te chercher si j’ai besoin de toi.
Lily referme la porte sur eux et revient s’asseoir en face de Sarah.
— C’est quoi cet endroit, Lily ? Et cette façon que tu as de t’habiller, maintenant ? Cette façon
d’être. Ça ne me plaît pas et je ne comprends pas. C’est vrai, quoi, on est sœurs et, pourtant, on
dirait que tu ne veux plus rien avoir à faire avec moi.
— Ce n’est pas ça.
— Mais… alors, c’est quoi ? Je veux dire, il y a un an que ma meilleure amie a disparu ! Elle
est peut-être morte, pour autant qu’on sache. Et toi, c’est à peine si tu as pris contact avec moi !
— Je suis désolée, Sarah. J’aurais dû faire plus, tu as raison. Je suis désolée. Écoute... Quand je
suis arrivée ici, j’étais dans un sale état. J’avais besoin de m’éloigner. Il fallait que je devienne
quelqu’un de fort et que je trouve le moyen de le rester.
Elles se taisent un moment, et Sarah repense aux scènes de dispute à la maison, juste avant que
Lily s’en aille et que leurs parents se séparent. Toutes ces portes claquées. Tous ces cris et, le
pire, ces mots, crachés plus que chuchotés, derrière des portes closes. Et personne pour lui dire
ce qui se passait. Leur mère, dans tous ses états.
Ensuite, elle repense à cette scène affreuse avec son père.
Je vais juste vérifier que tu es assez formée…
Elle essaie de replacer cette journée dans la chronologie familiale. C’était quand, ça ? Quelques
mois avant que tout explose ? Oui. Grosso modo. C’est pour ça que la séparation de ses parents
l’avait tellement déboussolée. Le père qu’elle avait aimé quand elle était petite lui manquait, et
en même temps elle était contente qu’il soit parti, ce qui ajoutait à son sentiment de culpabilité, à
sa confusion et à son chagrin.
— En réalité, pourquoi papa est parti, Lily ?
— Pourquoi penses-tu qu’il pourrait avoir quelque chose à voir avec la disparition d’Anna ?
Qu’est-ce qui te fait penser ça, tout à coup ? Pourquoi tu viens me dire ça, maintenant ?
— Parce que j’ai eu toute une année pour m’angoisser. Et puis, je pense qu’on sait toi et moi
pourquoi les deux pourraient être liés.
La main de Lily s’est mise à trembler, Sarah ne peut en détacher son regard. De son autre main,
sa sœur se tire sur la manche, et Sarah se remémore d’autres épisodes passés, toujours à la
maison. Quand Lily avait commencé à sécher les cours et à se mutiler. Elle s’enfonçait la pointe
de son compas dans les avant-bras.
— Papa m’a fait un truc bizarre, Lily. Je ne l’ai jamais dit à personne – ni à maman ni à Anna.
Et je ne sais même pas si c’était grave ou si j’ai fait une montagne de pas grand-chose. Mais ça
n’était pas normal, ce qu’il m’a fait, et je me repasse la scène en boucle dans ma tête depuis toute
cette histoire avec Anna. Alors, j’ai besoin de savoir si tu me prends pour une folle d’avoir des
soupçons sur le départ de papa. Comme maman a toujours refusé de m’en parler, j’ai pensé que
papa l’avait trompée, qu’il l’avait rendue malheureuse. Mais maintenant, il faut que tu me
dises…
— Oh mon Dieu, Sarah !… Il t’a fait du mal à toi aussi ?
Le visage de Lily reflète son horreur, et ses yeux se remplissent de larmes.
— Non, pas mal mal. (Sarah s’interrompt, gênée, et détourne le regard.) Il m’a touchée. Ça
n’était pas normal…
— Oh Seigneur ! C’était quand ? Ça s’est produit plus d’une fois ?
— Non. Juste une fois. Quelques semaines avant qu’il parte de la maison.
Lily se lève, va vers la fenêtre, regarde dehors, puis se tourne brusquement vers Sarah, le visage
sombre.
— J’aurais dû aller à la police. Oh ! Sarah, je m’en veux tellement !
— Qu’est-ce que tu veux dire, tu aurais dû aller à la police ? Pour quelle raison ?
— Papa n’est pas quelqu’un de bien, Sarah. Il…
Ses doigts se resserrent nerveusement sur ses bracelets, en font tourner les perles les plus
grosses.
— Écoute. Il m’a fait certaines choses. Souvent. Mais j’avais trop peur pour en parler.
Dans un grand état d’agitation, elle revient s’asseoir. Se penche en avant.
— Et puis, c’est devenu bien pire et j’ai eu peur qu’il s’en prenne à toi aussi. J’ai pensé qu’il
fallait que je te protège. Alors, je l’ai dit à maman – qu’il venait dans ma chambre. Depuis qu’on
s’était installés dans la nouvelle maison. Mais elle n’a jamais voulu me croire.
— Quoi ? Tu l’as dit à maman ? Elle savait ?
— Oui… Je pensais qu’elle irait tout droit le signaler à la police, mais elle n’a fait qu’en parler à
papa qui a dit que…
Long silence. Lily tire désespérément sur les perles autour de son poignet.
— Il a dit que je mentais parce que j’étais en recherche d’attention ; que j’étais complètement
ravagée et que, tout ça, c’étaient des absurdités pour leur faire oublier que je séchais les cours.
Que j’avais besoin d’aide – peut-être de voir un psy.
Sarah s’est couvert la bouche des deux mains.
Lily essuie les larmes qui roulent sur ses joues.
— Alors, pour finir, j’ai dit que, si papa ne s’en allait pas de la maison, j’irais moi-même le
signaler à la police.
Sarah fixe le sol.
— Je me rends compte maintenant que c’est ce que j’aurais dû faire. Prévenir la police. Je m’en
veux tellement, Sarah, tellement… Je voulais juste que ça s’arrête et, franchement, je pensais
qu’il suffirait qu’il parte de la maison pour que tu sois épargnée. Je ne me doutais pas qu’il avait
déjà… Enfin, il a fini par partir, mais, comme maman ne me croyait toujours pas et qu’elle
refusait de me pardonner, je suis venue ici. J’étais dans un état épouvantable.
Sarah promène son regard tout autour de la pièce en réfléchissant intensément à toutes ces
personnes. Lune, Arc-en-ciel et Cascade…
— Mais alors, c’est quoi cet endroit, Lily ? Ces gens ?
— C’est grâce à un numéro d’aide que j’ai trouvé cette maison. Caroline la propose aux
personnes qui… après ce genre de chose.
— Mais donc, tous ces gens, Lune et les autres…
Lily opine en silence. Sarah est sous le choc. Elle se repasse les scènes dans sa tête et remet de
l’ordre dans ses idées. Lune arrivant du jardin. Lui serrant la main. Ses yeux inquiets.
— C’est vrai que les gens d’ici nous trouvent bizarres. Ils nous prennent pour des excentriques
qui vivent en communauté. Mais ça nous est égal. On se sent plus forts d’être tous ensemble ici.
— Mais pourquoi tu n’es toujours pas allée à la police, Lily ?
— J’avais vraiment l’intention de le faire, tu sais, mais je ne me sentais pas assez forte. Et on ne
te met pas la pression, ici. C’est à chacun de décider pour soi. C’est notre choix.
— C’est pour ça qu’ils sont si protecteurs envers toi ? Ils savent ?
— Oui… Ils savent tout. Et ils savent que j’ai tendance à retomber dans la déprime quand je
pense à toi. Et à la maison. Et à maman. Ils se faisaient du souci.
Sarah reporte le regard sur les mains de sa sœur, nerveuses, tremblantes.
— Écoute, Lily, je suis désolée... Et je ne veux vraiment pas aggraver ce que tu ressens, mais il
faut que je te parle un peu de cette nuit à Londres, avec Anna. C’est pour ça que je suis venue et
pour ça aussi que je suis tellement inquiète.
— Vas-y, je t’écoute.
— Jusqu’à maintenant, je n’ai rien dit à la police, parce que… bref. Je ne sais pas pourquoi je
n’en ai pas parlé. Par crainte du ridicule. J’ai toujours cru que c’étaient Karl et Antony, les
coupables. Mais plus ça va et plus j’ai peur que tout soit ma faute, en réalité.
— Mais qu’est-ce qui peut te faire penser ça ?
— Papa m’a envoyé un texto la nuit où Anna a disparu. Il savait par maman qu’on était à
Londres et il voulait qu’on le retrouve dans un hôtel. Un endroit chicos où il avait pris une
chambre, pour son nouveau job. Tu sais qu’il est directeur, maintenant ? D’une grosse boîte de
transports ? Bref. J’ai refusé. Mais j’ai montré son texto à Anna.
— Tu ne crois quand même pas qu’elle l’a retrouvé là-bas, non ?
— C’est ça, le problème. Je n’en sais rien. Mais on s’est énormément disputées, Anna et moi, et
elle m’a dit quelque chose qui depuis n’arrête pas de me trotter dans la tête.
— Je ne comprends pas.
— Lily, elle m’a dit qu’elle ne se sentait pas « en sécurité », parce qu’on avait beaucoup bu. Et
elle m’a conseillé d’appeler papa pour qu’il vienne nous chercher au club et qu’il nous ramène à
l’hôtel…
31
LE TÉMOIN
Je suis dans la cuisine avec Luke, la bouche sèche, le cœur battant à tout rompre.
Glissé dans ma poche, le morceau de plastique tout plat que j’ai trouvé par terre, devant l’entrée
du magasin. Un simple bout de plastique qui a provoqué un grand trouble en moi. Pourquoi Luke
me mentirait-il ? Avec tout ce qui lui arrive, m’en veut-il de m’être autant investie dans la
disparition d’Anna ?
Je m’essaie à une intonation faussement désinvolte.
— Dis, tu sais, la loupe de randonnée que tu avais reçue pour les Ten Tors ? Celle qu’on t’avait
donnée avec la médaille ?
— Quoi ?
— Ta loupe en plastique, tu sais... Je peux te l’emprunter ? Mes nouveaux carnets de
commandes sont imprimés si petit que j’ai du mal à les lire.
Je scrute son visage, mais ne vois rien qui puisse me guider. Luke est-il venu au magasin pour
vérifier si tout allait bien ? Et puis, au moment d’entrer, il aurait changé d’avis et serait reparti à
la maison ? Mais pourquoi aurait-il fait cela ? Dans quel but me mentirait-il ? Tout cela n’a
aucun sens.
— Quoi, ce truc ? Pff, il y a longtemps que je l’ai perdu ! Pourquoi tu ne t’achètes pas une vraie
loupe ? Ou des lunettes de lecture ? me demande-t-il d’un ton irrité. À moins que ça te gêne de
porter des lunettes ?
— Quand l’as-tu perdue ?
— Oh ! maman, pitié ! Qu’est-ce que ça peut faire ?
Mon téléphone, que j’ai posé près de la bouilloire, sur le comptoir, se met à vibrer : un texto. Je
l’ignore.
Puis il se met à sonner et, cette fois, je me déplace. C’est Matthew. Je prends l’appel. Ce qu’il
m’annonce – à un débit de mitraillette – me fait un tel choc que j’ai dû mal à assimiler ses
paroles.
— Vite, Luke, il faut allumer la télé !
J’indique à mon fils l’étagère au-dessus du porte-plantes, où se trouve la télécommande.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? C’est qui, au téléphone ?
— Allume la télé, Luke ! Une chaîne d’info. N’importe laquelle.
Luke récupère la télécommande qui est perchée sur le rayonnage bourré de livres de cuisine, de
recettes et de dossiers.
L’image sur le petit écran plat apparaît enfin, et Luke fait rapidement défiler les chaînes, sans le
son. La photo Facebook si familière d’Anna emplit l’écran. Un bandeau défile au-dessous. Mon
Dieu ! Exactement comme dans ma chambre d’hôtel, il y a un an...
— Monte le son, Luke ! Vite !
Je lis le bandeau FLASH INFO tandis que Matthew me raconte le peu qu’il sait.
Les mots défilent : Karl Preston est suspecté dans la disparition de la jeune lycéenne Anna
Ballard. Un second titre confirme que les rues entourant un immeuble d’habitations en Espagne
ont été bouclées par la police après que plusieurs coups de feu ont été entendus dans le secteur, il
y a environ une heure.
Le son arrive d’un coup – bien trop fort au début –, alors que l’antenne est rendue aux studios
où la présentatrice blonde déplace des papiers devant elle tout en maintenant son oreillette de la
main droite.
— On n’en sait pas plus pour le moment, Ella. Je vais devoir vous laisser.
La voix de Matthew a du mal à rivaliser avec la télévision, maintenant.
— Mais je vous téléphonerai si jamais j’apprends quelque chose. La police espérait un black-
out médiatique, mais la voisine qui a prévenu la police espagnole a appelé la chaîne de télé
régionale dans la foulée.
Je le remercie et baisse la voix pour m’enquérir brièvement de son petit bébé. Il me répond qu’il
va retourner à la maternité dans quelques heures, mais qu’au besoin je peux toujours le joindre
par SMS.
Et nous voilà maintenant, Luke et moi, plantés dans la cuisine, sous le choc – le mot « bébé »
résonnant encore entre nous – tandis que la présentatrice récapitule les faits connus à cette heure.
Pour le moment, la situation est assez confuse, mais, d’après ce que nous avons pu comprendre
jusqu’ici, la police s’est rendue dans cette résidence située dans un petit lotissement, à environ
trois kilomètres de Marbella. Ils ont été prévenus par quelqu’un qui a reconnu un homme suite
aux récents appels à témoins diffusés par la police britannique, dans le cadre de la disparition à
Londres, il y a un an, de l’adolescente Anna Ballard…
La présentatrice est en liaison téléphonique avec une envoyée spéciale qui lui confirme qu’elle
se trouve juste devant le cordon de police.
Je me tourne vers Luke.
— Pourquoi ils ne la montrent pas en direct ? La journaliste ?
— Ils ne doivent pas encore avoir de caméra en Espagne.
Luke s’est juché sur un tabouret du comptoir, la télécommande à la main.
La journaliste ne fait que répéter tout ce que la présentatrice vient de dire – c’est exaspérant ! –
quand, enfin, un voisin apporte des renseignements. C’est un témoin oculaire…
— On a entendu des coups de feu il y a environ une heure. Au début, on a cru que c’était un
attentat. On s’est couchés au sol, on était terrifiés.
— D’où venaient les coups de feu et que s’est-il passé après, exactement ?
L’écran de télé est maintenant coupé en deux : d’un côté, la présentatrice à Londres qui pose des
questions et de l’autre une carte montrant l’emplacement de l’immeuble, à quelques kilomètres
de Marbella. Je demeure profondément frustrée, je donnerais n’importe quoi pour voir des
images de la scène.
— On aurait dit que les coups de feu venaient d’au-dessus de nous. Peut-être du deuxième
étage, je ne sais pas. On est restés très longtemps couchés par terre – moi et mon amie –, puis,
après ce qui nous a paru une éternité, mais qui a dû durer dix ou quinze minutes, les policiers
sont arrivés par l’arrière du bâtiment. Ils nous ont fait signe de venir à la fenêtre et ils nous ont
dit qu’ils faisaient sortir tout le monde de l’immeuble. Ils nous ont fait passer par la coursive qui
longe les appartements à l’arrière, pour nous emmener ici, en lieu sûr. Et j’y suis toujours.
— Et y a-t-il encore d’autres personnes présentes dans la résidence ?
— Oui, plein. Je pense que la police n’en a évacué que quelques-unes. À mon avis, c’est
beaucoup trop dangereux. Moi, j’ai vu deux personnes s’enfuir en courant par le devant de
l’immeuble, mais c’était de la folie. Je veux dire par là que le gars pouvait les voir de sa fenêtre.
Il aurait pu les tirer comme des lapins.
— Et la police vous a-t-elle donné des précisions sur l’état actuel des choses ?
— Non, pas du tout. On nous a juste dit de rester à l’extérieur du cordon de sécurité et qu’on
nous préviendrait quand on pourrait retourner à notre appartement en toute sécurité.
— Que voyez-vous de l’endroit où vous êtes ?
— Beaucoup de policiers – certains avec des fusils d’assaut, pas juste des armes de poing. Il y a
des fourgons de police partout et des gens de la télé qui arrivent aussi, certains dans des camions.
À mon avis, tout le monde a cru à un attentat, au début. C’est normal, de nos jours, on pense tout
de suite à des terroristes, non ?
— Certaines informations nous parviennent, qui n’ont pas encore été confirmées par la police,
mais selon lesquelles toute cette opération aurait pour cible un certain Karl Preston, recherché
dans l’enquête sur la disparition d’Anna Ballard, cette adolescente originaire de Cornouailles.
Avez-vous davantage de détails ?
— Oui, oui... C’est ce qui se dit dans la rue maintenant, on ne parle que de ça. Apparemment,
c’est un des habitants de l’immeuble qui l’a reconnu en regardant une émission de télé. Mais si
c’est le gars auquel je pense, nous ici on le connaît sous le nom de Mark. Et ses cheveux ne sont
pas du tout comme sur la photo. Il les a beaucoup plus clairs.
— Donc, vous avez vu des clichés de police de Karl Preston ?
— J’ai récupéré la photo sur mon téléphone. Elle circule partout sur les réseaux sociaux, et c’est
vrai que ça lui ressemble. Le visage, en tout cas. Comme je l’ai dit, nous, on le connaît sous le
nom de Mark. Il est manœuvre, je crois. Il travaille sur l’un des nouveaux lotissements.
— Le connaissez-vous personnellement ? Que pouvez-vous nous dire sur lui ?
— Pas grand-chose. Il ne se mêle pas tellement aux autres. Je crois qu’il vit avec une femme.
Un peu plus jeune que lui. Une blonde… Oui. Je l’ai croisée deux ou trois fois dans l’escalier,
mais je ne lui ai jamais parlé.
Je sens mon ventre se nouer en entendant ce dernier échange. Luke se tourne aussitôt vers moi,
les yeux écarquillés, le regard fixe.
— Ça pourrait être Anna, tu ne penses pas ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Mais pourquoi ne s’enfuirait-elle pas, alors ? C’est vrai, si c’était Anna et si ce mec la
séquestrait, elle se serait enfuie, non ? Quand il était sur son chantier.
Mon cœur cogne dans ma poitrine, palpite dans ma gorge, au bout de mes doigts, comme si mon
sang s’était soudain mis à circuler trop vite, et je me rends compte à cet instant que j’ai toujours
imaginé le pire, que j’ai toujours pensé qu’Anna était morte. J’ai du mal à intégrer la possibilité
nouvelle, improbable, qu’elle puisse être encore en vie.
— J’ai besoin de m’asseoir, dis-je.
— Je crois qu’on devrait appeler papa et lui dire de rentrer.
— Mais ton père a tellement de travail…
Luke fait déjà défiler ses contacts sur son portable.
— Tu as besoin de papa. Il faut qu’il rentre à la maison.
Tandis qu’il colle le téléphone à son oreille, dans l’attente que son père décroche, son
expression se modifie.
— Bon sang… Et si elle avait juste fugué avec ce mec – Karl ?
— Quoi ?
Cette éventualité ne m’était pas venue à l’esprit. Incapable de donner une logique à ces derniers
événements, je sens mes sourcils se froncer de perplexité. C’est tout bonnement trop. Les pièces
du puzzle n’arrivent pas à s’emboîter.
— Peut-être qu’elle n’a pas du tout disparu, finalement, dit Luke. Peut-être que tu te trimballes
toute cette culpabilité depuis un an pour rien, maman. Peut-être qu’Anna détestait sa vie en
Cornouailles et qu’elle a fait une fugue, c’est tout.
32
LE PÈRE
À l’arrière de la voiture de police, Henry regarde défiler ses repères familiers, comme dans un
brouillard. L’arrêt de bus. Le monument aux morts qui aujourd’hui s’orne d’un bouquet de fleurs
blanches. Henry tente de se souvenir pourquoi. Une commémoration ? Il ne sait plus.
Son regard se pose ensuite sur une femme en imper noir qui tire l’un de ces ridicules chariots à
courses. Celui-ci a un sac en tissu écossais, vert et bleu, et une roue branlante qui le fait partir à
droite. De temps en temps, la femme doit donner une secousse à gauche pour le remettre dans le
droit chemin. Elle s’en sortirait mieux avec des sacs tout bêtes, pense Henry.
À l’avant, côté passager, le sergent est au téléphone. N’entendre qu’un pan de sa conversation
est exaspérant. De toute évidence, il se passe quelque chose de significatif, mais jusqu’ici, il
n’est pas arrivé à comprendre quoi. Pourquoi l’ont-ils soudain relâché ?
— Vous pourriez me dire ce qui se passe, à la fin ?
Au bout d’une minute, le sergent raccroche et se tourne pour présenter son profil à Henry.
— Nous ne pouvons pas vous dire grand-chose pour le moment, monsieur Ballard, mais une
opération de police se déroule actuellement en Espagne, en lien avec l’enquête sur la disparition
de votre fille.
— En Espagne ? Pourquoi en Espagne ? Je ne comprends pas.
— Bon. Au début, nous espérions un black-out médiatique, mais les choses ont évolué…
— Quelles choses ?
Bon Dieu !
— Un témoin a reconnu Karl Preston. Il vit et travaille en Espagne sous une fausse identité.
Apparemment, ce témoin est tombé sur une rediffusion de l’appel à témoins. Sur notre requête, la
police locale est allée procéder à l’arrestation de l’individu. Nous voulions envoyer un membre
de notre groupe d’investigation là-bas, mais c’est parfois un peu compliqué de travailler en
liaison avec les forces de police étrangères. Il y a tout un protocole à respecter... Bref, on marche
sur des œufs.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’il a dit sur Anna ?
— Comme je vous l’ai dit, les choses ont évolué. Il semblerait que l’individu oppose une
certaine résistance aux policiers. Nous apprenons les choses en temps réel.
— En temps réel ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— L’événement est couvert par les chaînes d’info en continu, monsieur Ballard. Cathy se trouve
en ce moment avec votre femme. Vous serez informé de tout dès que vous serez rentré chez
vous. Pour être franc, elles doivent en savoir autant, voire plus que moi.
— Et Anna ? Est-ce que quelqu’un a dit quelque chose sur Anna ?
— Je suis navré, monsieur Ballard. Je n’en sais pas plus.
Enfin arrivé à la ferme, Henry aperçoit un véhicule à hayon noir, un peu déglingué, garé devant
la maison. C’est celui de Tim ou de Paul, il ne s’en souvient plus, mais une bouffée d’irritation
l’envahit. Comme si cela ne suffisait pas que l’agent de liaison soit chez eux ! Cathy a toujours
été plutôt aimable, mais il n’oublie pas que c’est une policière. Alors que Barbara a toujours eu
tendance à beaucoup trop copiner avec elle.
Henry sent ses muscles se contracter tandis que la voiture passe devant la grange. Il se
remémore la scène avec le fusil, le jour où la police l’a embarqué. Jenny en larmes. Et Dieu sait
quel accueil va lui réserver Barbara, maintenant… Mais c’est quoi la vérité, Henry ? Où étais-tu
cette nuit-là ?
Pourtant, son esprit bouillonne d’éventualités nouvelles, toutes plus troublantes les unes que les
autres. L’Espagne ?
Ce n’est qu’au bout d’une ou deux minutes qu’Henry comprend que le sergent attend qu’il lui
ouvre avec sa clé. Ses affaires lui ont été restituées à la sortie du commissariat. Henry fouille
dans sa poche et finit par la trouver. Tout cela a un côté étrange et solennel. La porte d’entrée est
rarement fermée à clé et, en général, Henry passe par le débottoir.
Une fois dans le vestibule, le sergent lui explique qu’avant de repartir, il va s’entretenir
brièvement avec l’agent de liaison : Henry ne doit pas quitter son domicile ou, sinon, prévenir la
police en cas de déplacement. Toute information lui sera transmise par Cathy.
— Compris ? Il se peut que nous ayons besoin de vous réentendre d’ici très peu de temps.
Henry hausse les épaules et, attiré par la télévision et les voix, entre dans le salon. Toutes les
têtes se tournent vers lui.
Jenny est assise sur le canapé de droite, Tim à ses côtés. Très pâle, elle se couvre la bouche
d’une main.
Barbara est assise sur le fauteuil à haut dossier, le plus proche de la télévision, elle joint les
mains contre ses lèvres, comme pour une prière. Cathy est perchée sur un tabouret à côté d’elle,
une main posée sur son dos. À l’écran, un reporter se tient devant ce qui ressemble à un cordon
de police, au bout d’une rue étroite. Un grand ciel bleu…
— Nous avons à présent confirmation par la police que l’homme au cœur de cette opération est
bien Karl Preston – un individu recherché à fins d’interrogatoire dans l’enquête sur la disparition
de la jeune Anna Ballard…
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Henry à Barbara.
Mais elle ne détourne pas le regard de l’écran.
— Tais-toi, papa. On veut écouter, réplique Jenny en se penchant en avant.
Le reporter poursuit :
— L’homme habiterait un appartement au deuxième étage. Des coups de feu ont été tirés ce
matin, quand la police est venue l’arrêter. Certains résidents ont réussi à quitter l’immeuble, mais
beaucoup sont encore à l’intérieur et ont reçu la consigne de ne pas se faire voir. La police a
bouclé le périmètre et aurait conseillé à toutes les personnes à l’intérieur de la zone d’exclusion
de rester chez elles, loin des fenêtres, jusqu’à la fin de l’opération…
— Quel fiasco ! lâche Henry. D’abord, ils le laissent filer et, maintenant, ils ne sont même pas
fichus de l’arrêter sans faire tout un cirque. Bonté divine !
— Tais-toi, papa. Remets l’autre chaîne, Tim. Ils en disaient plus, sur celle-là. Cette femme qui
pense avoir vu Anna…
— Anna ? Quelqu’un a vu Anna ?
Henry sent son cœur battre à grands coups, palpiter dans sa gorge presque à l’étouffer.
— Oh ! mais tais-toi qu’on puisse écouter ! Passe-moi la télécommande, ordonne Jenny à Tim.
Elle change de chaîne. Même scène – autre journaliste. De son côté, Cathy va s’isoler dans
l’entrée avec le sergent. Déchiré entre l’envie d’entendre ce qui se dit à la télévision et le besoin
de connaître le sujet de leur conciliabule, Henry les regarde refermer la porte sur eux.
Le cœur battant à tout rompre, il écoute la nouvelle mise au point d’un reporter…
— Je suis avec Amanda Jennings, l’une des voisines, qui a été évacuée par la police un peu plus
tôt. Merci de nous avoir rejoints, Amanda. Si j’ai bien compris, vous avez vu cet homme, connu
ici sous le nom de Mark, en compagnie d’une jeune femme blonde ?
— Oui, c’est ça. Ils habitent ici depuis six mois, environ. Lui, il travaille sur des chantiers. Elle,
je ne l’ai pas vue souvent. Elle se cache plus ou moins le visage, elle ne se mêle pas du tout aux
autres habitants.
— Et avez-vous vu des photos d’Anna Ballard ? Pensez-vous que cette jeune femme puisse être
l’adolescente disparue ?
La journaliste présente l’écran de son téléphone au témoin – sûrement une photographie
d’Anna.
Henry retient sa respiration. Dans le salon, c’est le silence absolu. Une seconde passe. Deux.
Trois. Le témoin examine la photo avec soin, la tête inclinée sur le côté…
— C’est Anna ! Il retient Anna prisonnière !
Le désespoir fait monter la voix de Barbara dans les aigus, ses mains agrippent les accoudoirs
du fauteuil.
— Mon Dieu, Anna est avec lui !
Personne ne réagit, mais les deux policiers s’encadrent dans l’embrasure de la porte, attentifs
eux aussi à ce qui se passe à l’écran.
La voisine secoue la tête sans quitter des yeux la photo que lui présente le reporter.
— Je ne pourrais pas l’affirmer. Je ne suis pas sûre que ce soit elle.
— Les journalistes ne devraient pas filmer l’opération en direct, s’agace Cathy depuis le seuil
de la porte. C’est totalement irresponsable ! Il y a de fortes chances pour que l’individu regarde
la télé, et tout ce battage risque de le rendre encore plus nerveux.
— Ma foi, les journalistes nous en disent plus que vous en tout cas ! crache Henry.
Tout à coup, une affreuse nausée l’envahit à la pensée de sa fille.
Tu me dégoûtes, papa…
Il passe en revue chaque visage dans le salon. À l’écran, le reporter rend l’antenne au studio en
leur promettant une nouvelle mise au point sous peu. Mais, pour le moment, dans le reste de
l’actualité…
Barbara d’abord – Henry la dévisage fixement, mais elle refuse de lui rendre son regard. Est-
elle au courant pour sa liaison ? Cathy lui a-t-elle tout révélé ? Ses yeux se posent ensuite sur
Jenny qui pleure sans bruit dans les bras de Tim.
Henry se sent soudain comme dans une bulle ; il n’entend plus normalement. Il était si sûr que
sa fille était décédée. Au début, c’était terrible et insoutenable de l’imaginer morte, mais,
paradoxalement, ce sentiment se teintait d’une pointe de soulagement. Car, quelles que soient les
horreurs qu’Anna avait pu subir, au moins c’était fini. Quoi qu’on ait pu lui faire, c’était terminé.
Du passé. De manière étrange, cette conviction l’avait finalement réconforté : l’idée que le
calvaire d’Anna puisse continuer lui aurait été intolérable.
Il regarde à présent son autre fille, assise avec Tim. Repense une fois de plus à Anna, Jenny et
leur bande de copains s’amusant tous ensemble dans la pataugeoire. Les jours heureux. Et
pourtant, devenus adultes, les deux garçons s’étaient désistés à la dernière minute quand il s’était
agi de chaperonner les filles à Londres. Blâmer Sarah, c’était une chose, mais rien de tout cela ne
serait peut-être arrivé si ces deux gars – Tim et Paul – avaient…
— Tim. Je crois qu’il est temps que tu rentres.
Le jeune, dérouté l’espace de quelques secondes, finit par se lever en se passant la main droite
dans les cheveux.
— Non ! Assieds-toi, Tim ! Je veux qu’il reste ici. C’est moi qui l’ai invité.
Jenny fusille Henry d’un regard dont il n’aime pas l’expression, proche du mépris.
— Ce n’est pas la mission Apollo 13 ! rugit-il, à son propre étonnement.
— Ne plaisante pas avec ça ! crache Barbara. Comment peux-tu faire de l’humour dans un
moment pareil ?
— Je n’ai jamais dit que c’était de l’humour. Je le pense vraiment. C’est malsain. Comme un
peep-show. Notre fille ! Tout le monde qui mate…
Tim, resté debout, regarde Henry qui se tourne vers Cathy.
— Comment la police a-t-elle pu laisser faire ? On dirait une émission de téléréalité ! C’est
dégoûtant...
Sa voix se brise, et Henry fond en larmes.
Si Anna est encore en vie, Dieu sait ce qu’elle a pu vivre depuis un an. Des images atroces
s’imposent à lui – si noires, si abominables, qu’il se frappe le front du plat de la main, comme
pour les faire cesser. Sa petite fille…
— Venez dans la cuisine, monsieur Ballard, je vais vous faire un thé sucré. C’est le choc…
La voix de Cathy est d’un calme exaspérant.
— Je ne veux pas de thé ! Je veux que tout le monde s’en aille ! Toi… Tim. Ce ne sont pas tes
affaires. Je ne veux pas de toi ici ! Et de vous non plus, dit-il à Cathy.
— Cathy doit rester ici, Henry, intervient Barbara d’une voix tremblante. Et j’étais d’accord
pour que Tim vienne aussi. C’est ce que souhaitait Jenny. Tu n’es pas seul au monde, figure-toi.
— Ma foi, peut-être que si Tim ne s’était pas défilé pour aller s’amuser avec ses potes, on n’en
serait pas là.
Tim laisse échapper une exclamation étouffée, Jenny hoquette d’indignation, mais Henry n’en a
cure. C’est la vérité. Quand il a pris parti pour ce week-end à Londres, il pensait que Tim et Paul
chaperonneraient les filles. Ils venaient d’avoir leur bac. Des garçons bien élevés, grands et bien
bâtis qui se préparaient à entrer à l’université. Barbara n’avait jamais été favorable à ce voyage.
Elle préférait que les filles restent dans le coin, qu’elles organisent quelque chose de plus
tranquille, mais Henry, lui, avait fait confiance aux deux jeunes gens. Et lorsqu’ils s’étaient
désolidarisés du week-end, c’était trop tard pour s’élever contre le projet. Anna l’avait supplié de
convaincre sa mère. Mais, la vérité, c’est que jamais Karl et Antony n’auraient jeté leur dévolu
sur Anna et Sarah si elles n’avaient pas été seules dans ce train. Henry avait pris la mauvaise
décision…
— Je suis désolé, monsieur Ballard, dit Tim.
— Ce n’est pas ta faute, Tim. Ne l’écoute pas, réplique Jenny.
Elle recommence à zapper tout en considérant tour à tour ses deux parents.
— Vous allez tous vous taire et arrêter de vous engueuler ! J’en ai marre que vous vous
disputiez, tous les deux ! En ce moment, Anna est peut-être là-bas ! Dans cet appartement en
Espagne, complètement terrifiée… et vous, tout ce qui vous intéresse, c’est de crier après l’autre
comme deux coqs de combat.
Barbara va s’asseoir à côté de sa fille pour la réconforter. Elle se met à lui caresser les cheveux
et tourne vers Henry un visage implorant.
Tim tâte sa poche, à la recherche de ses clés.
— Il vaut mieux que je m’en aille, Jenny…
Barbara lui attrape le bras.
— Ne pars pas, Tim. Jenny veut que tu restes.
— Non... Je suis désolé, mais M. Ballard a raison, répond Tim d’une voix tremblante avant de
s’adresser directement à Henry. C’est vrai, j’aurais dû être à Londres, moi aussi. C’est pour ça
que je m’en suis pris à Sarah, l’autre soir. Ça m’arrangeait de lui faire porter le chapeau.
— Oh mon Dieu… Sarah !
Jenny dégaine son téléphone sans cesser de zapper de l’autre main, cherchant désespérément de
nouvelles informations en provenance d’Espagne
— Est-ce que quelqu’un a contacté Sarah ? Si elle voit ça, elle risque de péter un câble.
33
L’AMIE
Quand elle était petite, Sarah avait très peur du noir. Elle avait vu un film dans lequel un intrus
se cachait sous le lit. Après cela, elle avait supplié sa mère de remplacer son lit en fer qui grinçait
par un divan. Sans espace dessous. Mais on ne lui avait jamais changé son lit, et la petite Sarah
soulevait la couette tous les soirs pour vérifier qu’il n’y avait rien de tapi dans l’ombre.
Elle partageait la chambre de Lily, à l’époque, et se réveillait souvent en pleine nuit, terrifiée
après un cauchemar. Elle avait le chic pour récréer des films d’horreur avec elle dans le rôle de la
victime. Elle savait que cela ne pouvait pas être vrai, mais elle avait l’impression que c’était vrai.
L’ennui, c’était que Lily ne pouvait pas dormir s’il y avait de la lumière ; la situation était donc
insoluble. Sarah la suppliait à voix basse de laisser la lampe allumée. Quand un « Pas question »
grommelé sous les draps lui parvenait, elle demandait alors à sa sœur la permission de venir dans
son lit. S’il te plaît, Lily. Mais même quand sa sœur lui cédait enfin, tout ensommeillée, Sarah
avait trop peur pour poser les pieds par terre, dans le noir, au cas où un bras surgirait de sous le
lit pour l’attraper.
— Tu te souviens, quand tu mettais une chaise entre nos lits, la nuit, pour que je puisse aller
dans le tien sans toucher le sol, lorsque j’avais fait un cauchemar ?
Sarah regarde sa sœur, plus âgée, aujourd’hui, mais tellement plus maigre et plus fragile
qu’avant. On dirait que la situation s’est inversée et que c’est elle, maintenant, qui est censée être
la plus forte des deux…
— Oui... Qu’est-ce que tu étais chiante !
Lily défroisse sa jupe et sourit.
— C’était avant que les gros soucis ne commencent ? s’enquiert Sarah.
— Oui. Ça a commencé quand j’ai eu ma chambre à moi.
Le regard de Lily se détourne vers la fenêtre, et le silence retombe.
Sarah songe au terrible paradoxe de la situation. Comme elle s’était réjouie d’avoir une chambre
à elle quand la famille avait déménagé ! Elle pouvait laisser une petite veilleuse allumée. Mais
quelle horreur de penser maintenant aux conséquences de cette séparation sur Lily !
Elle regarde sa sœur et pense à leur père…
Son téléphone se met à vibrer sur la table. Pourvu que ce ne soit pas un message de la police…
— À tous les coups, c’est encore maman. Ignore-la, Sarah.
Mais le téléphone se remet à vibrer. Encore un SMS. Suivi d’un autre… et d’un autre.
Sarah prend l’appareil pour l’éteindre, mais ces messages-là ne sont pas de sa mère. Ils ont tous
été envoyés par ses amis à elle.
Allume la télé…
Tu as vu les infos ?…
Tu vas bien ?...
OMG ! Appelle-moi…
— Il faut qu’on mette les infos, dit-elle.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
Tandis que Lily cherche la télécommande sous la table basse, Sarah réfléchit à toute vitesse. Sa
mère a-t-elle joué la surenchère, dramatisé la situation ? Elle a peut-être convaincu la police que
sa fille avait vraiment disparu. Et maintenant, ils lancent une sorte d’appel à la télé… Mais alors
que Lily trouve une chaîne d’info en continu, une photo s’affiche à l’écran. Ce n’est pas Sarah.
C’est Anna. La revoilà. Cette photo de sa page Facebook, debout devant le Mont-Saint-Michel,
le vent rabattant en arrière ses beaux cheveux blonds.
— La police nous a confirmé que l’individu armé qui se trouve à l’intérieur de cet appartement
est recherché dans l’enquête sur la disparition de la jeune Anna Ballard, est en train de dire un
reporter.
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ?
Lily se penche en avant, la télécommande à la main.
— J’ai envie de vomir, souffle Sarah.
Le goût du café lui remonte dans l’arrière-gorge. Désagréable. Mêlé de bile.
— Tu veux que je t’apporte quelque chose ? Une bassine ?
Pas le temps. Affolée, Sarah regarde autour d’elle : il y a une corbeille à papiers près du canapé.
Elle l’attrape juste à temps et vomit. Une fois. Deux. Seulement du liquide. Elle ne peut pas
s’arrêter.
— Attends, je vais te chercher de l’eau.
Lily est partie, sans doute à la cuisine.
Sarah garde la corbeille sur ses genoux. Vont-ils annoncer qu’on a retrouvé le corps d’Anna ?
Qu’elle est vraiment morte ?
Mais non. Voilà qu’un témoin déclare avoir vu une jeune femme blonde. Ce n’est pas logique.
Les journalistes ne confirment pas qu’il s’agit d’Anna, ils ne font que le sous-entendre.
Sarah fait défiler les chaînes ; chacune semble avoir une version un peu différente. Un témoin
est sûr d’avoir entendu cinq coups de feu. Deux, affirme un autre. Le bandeau en bas de l’écran
précise qu’il n’y a aucune victime à déplorer, mais qu’un vaste périmètre est encore
complètement bouclé.
Sarah consulte à nouveau son téléphone, au cas où l’un de ses amis serait en possession d’autres
éléments. Facebook est en effervescence, Twitter aussi.
Elle cherche le numéro de Jenny dans ses contacts – les Ballard en sauront sûrement davantage
–, mais, alors qu’elle va appuyer sur la touche APPEL, elle se ravise et recommence à parcourir
Facebook.
Lily est de retour avec un verre d’eau glacée.
— Tiens, bois ça.
Sarah boit à petites gorgées, mais le goût persiste dans sa bouche et elle se sent comme coupée
de son environnement. À distance. C’est difficile à expliquer. Une déconnexion. Elle a aussi la
tête qui tourne un peu. C’est peut-être le fait d’avoir vomi. L’estomac.
— Tu veux que j’appelle un médecin, Sarah ? Tu as une mine affreuse. Qu’est-ce qu’on t’a dit à
l’hôpital ? On devrait appeler maman, je crois…
— Non, Lily. Ils m’ont dit que tout allait bien, à l’hôpital. Mon foie n’a plus rien. C’est juste un
peu de faiblesse ; je suis restée trop longtemps alitée.
— Quand as-tu mangé ?
— Je n’ai pas faim.
— OK. Pas de nourriture solide. Je vais te refaire une boisson chaude… avec du sucre cette fois.
Lily est déjà debout.
— Pas déjà. S’il te plaît, ne me laisse pas toute seule.
Sarah s’étonne de son ton implorant. Effrayé.
Lily doit y avoir été sensible, car elle incline la tête sur le côté et s’assied près d’elle en lui
prenant la main. Ce geste est censé la rassurer, mais Sarah sent la main de sa sœur trembler dans
la sienne.
— Oh ! Sarah. Est-ce que tu as voulu te tuer en avalant tous ces médicaments ? Maman m’a dit
que c’était un accident. Que tu avais pris trop de comprimés contre la migraine.
— Je ne sais pas. Toi aussi, tu te faisais du mal, Lily, non ? Tu le faisais exprès ?
Sa sœur a également la lèvre inférieure qui tremble. Elle serre fort la main de Sarah en se
tournant vers la télévision.
— Alors… qu’est-ce qu’ils disent ? Ils l’ont retrouvée ? Donc, tout ça n’avait rien à voir avec
papa, finalement ? C’était bien l’un des deux types du train ?
Sarah fixe l’écran sans savoir quoi répondre. Une photo de Karl apparaît ; le présentateur le
décrit comme étant l’individu armé retranché dans son appartement. Sarah ne sait pas quoi
penser de tout cela. La reporter sur place revient à l’écran. Elle répète les mêmes choses, juste à
l’extérieur du périmètre délimité par le ruban de la police. Pourquoi font-ils toujours cela sur les
chaînes d’info en continu ? Répéter les mêmes choses à l’infini. Tourner en rond.
La vérité, c’est que tout cela n’est pas plus rassurant. Sarah veut croire qu’Anna est toujours en
vie, bien sûr. Mais que s’est-il passé au cours de l’année écoulée ? Et s’ils l’ont vraiment enlevée
– Karl et Antony –, si sa disparition n’a strictement rien à voir avec son père, alors, tout reste la
faute de Sarah. Elle va devoir raconter la vérité sur ce qui s’est passé à Londres.
Elle repense à leur quatuor dans le compartiment. Le flirt. Son œillade à l’adresse d’Antony. Il
avait un petit tatouage sur la nuque. Elle mourait d’envie de le toucher du bout de l’ongle.
Elle se souvient de sa sensation aiguë d’être vivante. Lorsque Karl et Antony sont allés chercher
à boire au buffet, elle a confié à Anna qu’elle était contente que Tim et Paul les aient plantées au
tout dernier moment. Jamais Karl et Antony ne les auraient accostées si les garçons avaient été
là. Elles ne leur auraient pas semblé aussi attirantes. Mais, surtout, Sarah se souvient qu’elle
aurait fait n’importe quoi pour qu’Antony s’intéresse à elle et pas à Anna. Elle repense à la
jalousie qui la rongeait à force de voir Anna sous les feux des projecteurs, au lycée. Tout le
monde s’extasiait sur sa beauté. À cette période où Sarah craquait pour Paul, c’était Anna qu’il
regardait toujours, pas elle. Tout le monde semblait amoureux d’Anna, à l’époque.
Et elle sent une larme couler sur sa joue en repensant à ce qu’elle a fait dans le train, ce jour-là.
Pour s’assurer que c’était elle, la préférée d’Antony.
— J’ai un gros problème, Lily.
Elle ne prend même pas la peine d’essuyer ses larmes ; elle les regarde former des petites taches
plus foncées sur son pantalon.
— Je ne suis pas quelqu’un de bien.
— Ne dis pas ça, Sarah. Ce n’est pas ta faute.
— Oh ! mais si, Lily. Crois-moi, c’est ma faute.
34
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
Matthew contemple sa fille.
— Tu as vu ? Elle me sourit.
— Non, elle ne sourit pas. Elle fait caca.
— Regarde…
Il s’écarte pour que Sal y voie mieux.
— Ça, c’est un sourire.
— Non, c’est un caca. Crois-moi, Matt. Un bébé ne sourit pas avant plusieurs semaines. Alors,
tu veux essayer de la changer ?
— Ouh là… Je ne sais pas.
Surpris, Matthew sent la peur l’inonder. Pourtant, il s’était promis de mettre la main à la pâte.
D’être un père moderne. Mais il était loin d’imaginer que sa fille serait aussi petite.
— De toute façon, il faudra bien que tu apprennes à un moment ou à un autre, réplique Sal.
Attends qu’elle se mette à pleurer et je superviserai les opérations.
— Comment tu sais qu’elle va pleurer ?
Sa femme le regarde comme s’il n’avait rien écouté.
L’intensité des vagissements continue de lui faire un choc chaque fois. Comment de si petits
poumons peuvent-ils faire un tel boucan ?
Sa femme se lève du lit tant bien que mal en grimaçant de douleur.
— Tu as encore mal ?
— Oui. Ils m’ont réduit la dose d’antalgiques. Pas cool.
— Demandes-en davantage.
— Non… Ça va. Je vais y arriver. Allez, papa ! Alors, d’abord, tu dois absolument tout
préparer.
Elle lui désigne le petit matériel à côté du matelas à langer posé sur un chariot, près du berceau.
Couche propre, lingettes, crème, poubelle à couches. Sal récite la liste comme si c’était une
opération militaire.
— Elle a tendance à pleurer jusqu’au bout ; donc, ne t’inquiète pas. Tu ne lui fais pas mal.
Matthew dépose sa fille sur le petit matelas en plastique. Il a déjà oublié dans quel ordre il doit
procéder. Il commence à déboutonner les pressions du petit pyjama.
— Remonte-le-lui bien haut, sinon il faudra que tu la changes aussi de body.
OK. En premier, s’occuper de la couche puante.
— Oh là là ! C’est normal, cette couleur ?
L’odeur est insoutenable.
— Pour le moment, oui. Hier, c’était pire. Le caca change de couleur au fur et à mesure que le
système digestif se met en place.
Matthew est horrifié. Du caca vert. Ça ne peut pas être normal, quand même ?
— Vite. Les lingettes. Remonte-lui les jambes et fais gaffe à ne pas en mettre près des petites
lèvres, pour éviter une infection urinaire.
Ses petites lèvres. Seigneur Dieu. Il y a trop de choses auxquelles il faut faire attention –
Matthew regrette de ne pas avoir mieux écouté pendant les cours de préparation.
— Je n’ai pas assez de mains pour tout faire !
Sal, les yeux au ciel, lui montre comment soulever les petites jambes de leur fille d’une main,
tout en glissant une couche propre sous ses fesses de l’autre, et jeter les lingettes et la couche
sales. Bizarrement, ça lui fait penser à un poulet. Il repousse cette idée.
— Parle-lui…
— Je ne vois pas trop l’intérêt.
Matthew s’entend à peine par-dessus les pleurs du bébé.
Sa femme se met à rire.
— D’accord. Maintenant, tu lui mets un peu de talc et de la crème, là, pour éviter les irritations.
Et ensuite, le miracle. Enfin, leur fille cesse de vagir et agrippe l’annulaire de Sal en glissant un
regard sur le côté comme si elle la cherchait. Matthew observe. Attend. Le moment s’empreint
soudain d’une telle tendresse, le petit visage de leur fille est si doux et si apaisé, qu’il sent
l’émerveillement le submerger à nouveau, doublé d’un amour incommensurable pour ses deux
femmes. Durant ce moment de grâce, son regard va de l’une à l’autre, et il ne peut s’empêcher de
repenser à son travail. À son passé. À cette mère dont on avait kidnappé le bébé. À Ella. À Anna.
À ses parents en Cornouailles. Tout lui apparaît à travers un nouveau prisme.
— Matthew, ça va ?
— Oui. Oui, oui…
Il aide Sal à remettre leur fille dans son berceau.
— Tu verras, Matt, avec le temps, ça devient plus facile.
— C’est vrai ?
— Oui. Lorsqu’ils quittent la maison, paraît-il.
Il rit. Elle rit.
— Bon, elle va dormir un petit moment, maintenant.
Sal se recouche avec précaution.
— Allez, allume la télé ! Regarde où en est ton enquête.
— Non, ça va. On me tient informé par téléphone.
Matthew a raconté à Sally l’opération policière qui se déroule en Espagne, mais, depuis, il
essaie désespérément de ne pas laisser les derniers événements pénétrer dans sa bulle et empiéter
sur sa vie privée.
— Elles ne parlent que de ça. Les infirmières.
— Ah bon ?
— Oui, bien sûr. Mais je ne le leur ai pas dit. Tu sais. Ce que tu fais. Que tu es plus ou moins
impliqué dans l’affaire. Allez… allume la télé. Ça ne me dérange pas, je t’assure.
Matthew prend la télécommande, posée au pied du lit, et met la BBC, puis Sky. Un texto de
Melanie lui a appris que l’équipe de négociateurs était arrivée sur les lieux. Elle sait par Cathy,
qui se trouve toujours auprès des Ballard, que l’identité de Karl a été confirmée, bien que cet
élément n’ait pas encore été diffusé par les médias. Il prétend détenir un otage. Anna, affirme-t-
il. De nouveau, cet élément n’a pas été révélé à la presse – même si les témoins continuent de
donner des interviews en long, en large et en travers. Le service de presse de la police semble
dépassé, incapable de contrôler la situation.
— On dirait qu’ils ne maîtrisent pas grand-chose, dis donc, commente Sal.
— Oui. Je n’aimerais pas être convoqué au débrief, sur ce coup-là…
— Tu te souviens que tu voulais passer un diplôme de psycho ? Pour te reconvertir en
négociateur ?
Matthew se contente de sourire. C’était au début, quand il regrettait amèrement d’avoir quitté la
police et qu’il se demandait par quel moyen y revenir par une autre porte. Dans un autre rôle. Il
avait même effectué une brève formation préliminaire : introduction aux méthodes de
négociation. Passionnant. Et puis il avait été rattrapé par la réalité financière. Comment aurait-il
pu se permettre de reprendre des études alors qu’il avait tout à bâtir dans sa nouvelle activité ?
— Tout a tellement changé, avec les attentats-suicides…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Sal jette un coup d’œil au berceau. Tout est calme.
— Avant, la norme, quand il y avait un otage, c’était d’éviter l’intervention à tout prix. Ça foire
presque à tous les coups. Le risque de faire des victimes est majeur.
— Et maintenant ?
— Eh bien, dans le cas d’un attentat-suicide, il n’y a rien à négocier. Alors, on t’enseigne qu’il
faut pénétrer très vite dans le local où se déroule la prise d’otage. C’est une approche
radicalement différente.
— Mais ce groupe d’intervention en Espagne, là… Ils vont choisir la méthode à l’ancienne ?
Parce que… ce Karl, c’est un criminel lambda. Pas un terroriste.
— Oui, bien sûr. Ils vont essayer de le neutraliser dans les règles.
— Et, donc, comment on procède ? Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? lui demande-t-elle en
regardant l’écran de télévision.
Matthew lui fait part de ce qu’on lui a enseigné. Ils vont sans doute essayer de le contacter par
la ligne de téléphone fixe. Lui assigner un négociateur principal, au début. S’efforcer d’établir un
lien.
— Le but, c’est de calmer le jeu, surtout s’il a la gâchette facile. Ils ne vont pas beaucoup parler
d’Anna.
— Pourquoi ?
— La consigne, c’est de se focaliser sur le preneur d’otage, pas sur l’otage. De nouer une
relation de confiance. Mentionner le ou les otages n’a que trop tendance à augmenter le stress.
Quoique, dans ce cas précis, ils vont peut-être lui demander une preuve qu’elle est encore en vie.
Vu qu’il y a eu des coups de feu.
— Je ne comprends toujours pas. Comment a-t-il pu la séquestrer pendant un an sans qu’elle lui
fausse compagnie ? Ça me paraît un peu bizarre. Ils n’ont pas dit qu’il travaillait sur un
chantier ? Tu ne crois pas qu’elle en aurait profité pour filer ?
Ce n’est ni le moment ni l’endroit pour que Matthew lui livre le fond de sa pensée. À savoir
qu’il est possible que ce Karl l’attache. La menace. Dieu sait quoi : les victimes sont vite
traumatisées si les sévices sont extrêmes.
— Il s’agit peut-être d’un cas de syndrome de Stockholm, quand le trauma pousse la victime à
développer un lien déplacé avec son ravisseur.
En disant cela, Matthew regarde sa femme.
— Oui, j’ai lu des choses là-dessus, Matt, mais je ne comprends toujours pas. Je sais que, moi,
j’essaierais de toute façon de m’échapper. J’en suis sûre et certaine.
— Allez, ça suffit.
Matthew éteint la télé. Il aimerait connaître les dernières évolutions de l’affaire, mais il ne veut
pas que sa femme et sa fille soient impliquées dans toute cette histoire.
— Tu veux que je te ramène un café ou autre chose au distributeur ?
— Un cappuccino. Oh ! et du chocolat ! Mais au lait, hein ? Bien sucré, bien mauvais pour la
santé, s’il te plaît. Une grosse barre, précise-t-elle en lui souriant.
Matthew se sent alors coupable, car ce qu’il cherche, en réalité, c’est un prétexte pour passer un
appel à Ella et à Mel.
— Et ne reste pas trop longtemps au téléphone. Je ne veux pas boire mon café froid.
— Je suis démasqué...
Elle lui envoie un baiser, et Matthew se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter une telle
chance. Sal a toujours compris la place qu’occupait son travail dans sa vie, surtout après ce qui
s’était passé – ce qui l’avait poussé à démissionner de la police. Il s’arrête, frappé par une
illumination. C’est pour cela que tant de policiers ont du mal à équilibrer vie professionnelle et
vie privée : les deux sont très importantes, mais également très riches, très intenses en émotions.
Et Matthew comprend aussi qu’il a eu raison : il ne passera jamais son diplôme de psychologie,
maintenant. Il pense au petit paquet en grenouillère, avec ses yeux pleins de sommeil qui
cherchent quand même sa maman.
Tout est tellement différent, à présent. Ses priorités ont changé. Oui, c’est ça : un prisme
différent.
35
LE TÉMOIN
Je suis contente que Tony rentre à la maison. Luke avait raison : j’ai besoin de lui. Ce
rebondissement m’a complètement chamboulée.
Le problème, ce sont toutes ces pensées qui m’assaillent de toutes parts : parmi elles, où se
cache la réalité et où commence la paranoïa ? C’est comme si mon cerveau avait passé ces douze
derniers mois dans un état de surchauffe permanente qui m’empêche aujourd’hui d’avoir une
pensée claire et cohérente.
Serais-je stressée au point de me faire des idées ? Ces drôles de bruits au magasin. Ma sensation
d’être observée. Ma certitude que quelqu’un est entré dans l’atelier, a déplacé mes sécateurs. A
laissé tomber la loupe de randonnée devant la porte. Serais-je victime de mon imagination ?
Suis-je en train de tout inventer ?
Je refuse de croire que Luke puisse chercher à me faire peur. Quand bien même il m’en voudrait
de l’avoir négligé, c’est impensable. Alors… quoi ?
Dans le confort de mon salon, je regarde les événements se dérouler sur le grand écran. Non.
« Confort » n’est pas le terme qui convient. Je ne trouve plus aucun confort nulle part. Même le
soir, dans mon lit, je continue à m’agiter. Il me faut des heures pour sombrer dans le sommeil.
J’ai pris la dose maximale de paracétamol, aujourd’hui, sans aucun effet. Mon cœur cogne
toujours.
Luke est en haut. De temps en temps, il descend me proposer un verre, sans doute encouragé par
son père, via SMS, de la même façon qu’il lui rappelle la fête des Mères et mon anniversaire.
Chaque fois que mon fils réapparaît sur le seuil du salon, je scrute son expression, me demandant
si je ne devrais pas lui poser carrément la question. Le mettre au pied du mur afin d’élucider ce
mystère. Lui dire que je ne vais pas me fâcher, mais que j’ai besoin de savoir. M’en as-tu voulu
plus que tu ne le laisses paraître ? Me reproches-tu cette triste histoire avec Emily ? Mon
obsession pour Anna ? Es-tu venu au magasin pour une raison qui m’échappe ?
Je parcours du regard le meuble télé qui contient l’écran et le lecteur de DVD. Dessus sont
exposées mes photos préférées. Luke bébé. Son premier jour d’école. La médaille qu’il a obtenue
pour sa première participation aux Ten Tors. Mon Dieu, comme j’étais fière, ce jour-là ! Les
établissements scolaires présentent toujours ce parcours dans les collines du Dartmoor comme
quelque chose qui se fait quand on vit dans le Devon ou en Cornouailles. Comme si s’attaquer
aux dix « tors » – les dix affleurements granitiques les plus hauts de la région – n’était qu’une
formalité. Un rite de passage pour ceux qui ont la chance d’habiter une contrée aussi magnifique.
La réalité, cependant, est tout autre. Pour être franche, c’est même un choc. Pour rien au monde,
je ne me lancerais dans une telle épreuve, et l’enthousiasme de Luke à s’y confronter m’avait
d’autant plus surprise.
Mon fils aime le basket, mais, sinon, ce n’est pas un garçon particulièrement sportif. Il n’a
jamais été scout ni quoi que ce soit d’approchant. Il se passionne davantage pour la musique.
Pour cette compétition, les adolescents chargés de leur matériel de camping doivent rallier les
dix tors en marchant par équipes de six – sans la supervision d’un adulte – et passer la nuit dans
le parc national du Dartmoor. Tous les itinéraires font au minimum cinquante-six kilomètres, à
parcourir en deux jours, et le terrain devient vite dangereux lorsque le temps se gâte. Ce qui
arrive souvent.
C’est l’armée qui supervise l’épreuve et organise des points de contrôle sur chacun des dix tors,
afin que les jeunes puissent prouver qu’ils ont accompli le parcours. Mais, entre les deux, les
équipes sont entièrement livrées à elles-mêmes. Et les choses peuvent virer au drame, cela arrive.
Une année, une jeune fille s’est noyée lors d’un exercice d’entraînement. Le choc provoqué par
cette tragédie avait conduit à une grosse remise en question parmi les organisateurs. Je pensais,
et même j’espérais en secret, que l’épreuve serait annulée, mais non. Simplement, les
concurrents avaient reçu des consignes encore plus strictes.
Les écoles de tout le sud-ouest de l’Angleterre participent aux Ten Tors, ce qui en fait un
événement de plus en plus compétitif. Collèges contre lycées. Écoles privées contre écoles
publiques. Dans la bonne humeur, mais avec sérieux. Chaque équipe espère arriver la première.
Être la plus rapide.
Le programme d’entraînement s’étend sur des mois, car les adolescents doivent améliorer leur
endurance et leur éventail de compétences. Lecture des cartes. Condition physique. Bivouac. Ils
doivent porter leur tente, leur popote et le matériel de stérilisation pour l’eau. Des tas de gamins
abandonnent. Mais pas notre Luke. Sur ce coup-là, il nous a vraiment étonnés : non seulement il
s’y est tenu, mais au final il a été nommé chef d’équipe. Et cette première compétition s’est
tellement bien passée qu’il en a redemandé ! Il a fait le parcours de cinquante-six kilomètres la
première année et celui de soixante-douze kilomètres la suivante, une épreuve encore plus rude.
Alors, oui. Aucun mot ne peut décrire la fierté que j’ai ressentie lorsqu’il s’est avancé pour
recevoir sa première médaille et qu’on l’a pris en photo. L’endroit grouillait de centaines
d’adolescents, mais je me souviens d’avoir entendu résonner son nom dans le haut-parleur et
d’avoir senti mon visage s’illuminer d’un sourire de fierté béate tandis que Luke croisait mon
regard. Là, au beau milieu de cette foule. Son moment de gloire.
Et maintenant ? Emily a rompu, et Luke est très malheureux. Il a des hauts et des bas. Il était si
différent – si insouciant – sur cette photo, là-bas, dans les collines du Dartmoor.
Les infos venues d’Espagne passent en boucle depuis des heures ; ça me prend la tête. Les
grandes chaînes, elles, ont momentanément cessé de couvrir l’événement en direct ; cela
devenait répétitif.
Je ne cesse de penser aux Ballard, en Cornouailles. Comment doivent-ils vivre ce qui se passe
là-bas ?
Et la revoilà. Ma boule au creux de l’estomac. Parce que, maintenant, on y est. À l’heure H.
J’avais raison de me sentir coupable, je ne peux plus me défiler. Karl, Antony, ou les deux
ensemble, ont enlevé cette fille et lui ont fait Dieu sait quoi parce que j’ai pris la mauvaise
décision. À cause d’un jugement à l’emporte-pièce. Parce que le comportement de Sarah m’a fait
monter sur mes grands chevaux.
Je sens ma lèvre trembler. Non, Ella. Il ne s’agit pas de toi : il s’agit d’Anna. Et maintenant, il
s’agit de faire face.
Un seul mystère demeure : les cartes postales. Les bruits que j’ai entendus au magasin. Qui
cherche à me ramener constamment à ma faute ? Ces cartes postales ne peuvent pas être le fait de
Karl ou d’Antony, s’ils sont en cavale à l’étranger. Donc, si ce n’est pas Mme Ballard le
corbeau… alors qui ?
La clé tourne dans la serrure, enfin…
J’attends pour me relâcher d’entendre le cliquetis de la porte qui se referme. Le bruit sourd du
sac de voyage sur le sol. À mon grand désarroi, c’est l’élément déclencheur. Lorsque Tony
apparaît à la porte du salon, je sanglote déjà ouvertement.
— Oh ! Ella ! Tout va bien, mon amour, je suis là, maintenant.
Ses bras autour de moi. Mon Tony. Pourtant, je me sens autant reconnaissante que coupable
envers lui, car je n’ai pas été honnête à cent pour cent.
— Là… là… mon amour. Allons, allons…
— Ça va aller. Excuse-moi.
— Ne t’excuse pas.
Et puis, lorsqu’enfin je parviens à me ressaisir, la vérité s’échappe de mes lèvres en un flot de
paroles. Dans le moindre détail, cette fois. Je dis tout à Tony. Que j’ai engagé Matthew pour
avertir Mme Ballard que je la soupçonnais d’être l’auteur des cartes postales. Qu’il est allé la
voir en Cornouailles sur ma demande (et contre l’avis de Tony) et que l’entrevue s’est mal
passée. Que j’ai l’impression que quelqu’un m’observe au magasin, mais que c’est peut-être moi
qui deviens folle.
— D’accord. C’est donc ça. Et si on fermait le magasin pendant quelques jours ? Le temps que
tu puisses souffler. Et on va recontacter cette entreprise pourrie pour qu’elle revienne contrôler le
système d’alarme. Écoute-moi bien, Ella…
Tony, les mains sur mes bras, penche la tête pour m’obliger à croiser son regard.
— C’est affreux. Ce qui se passe en Espagne, je veux dire, et Dieu sait comment ça va se
terminer. J’ai écouté la radio en continu, et les parents d’Anna doivent vivre un enfer. Mais ce
n’est pas de ton fait, Ella. C’est ce cinglé de Karl le responsable. Pas toi.
Je ne réponds pas. Et voilà que Luke s’encadre à son tour dans l’embrasure de la porte. Tout
pâle, il passe d’un pied sur l’autre, l’air embarrassé.
— Je suis super content que tu sois rentré, papa. Et je suis vraiment désolé de ne pas être venu
au magasin avec toi, maman.
Tony m’agrippe les bras un peu plus fort, les yeux remplis d’incrédulité.
— Ce n’est pas vrai, Ella, ne me dis pas que tu es allée là-bas toute seule ?
Long silence.
— C’est moi qui ai déconné, papa. J’étais tellement crevé, je me sentais tellement mal… Mais
j’ai recommencé à tâter le terrain sur Facebook, pour voir si je peux trouver quelqu’un pour me
remplacer.
— Tu n’as pas donné nos coordonnées personnelles sur Facebook, Luke ?
— Non, non… Bien sûr que non. J’ai juste dit que je connaissais un super job à pourvoir, à
temps partiel. Et je vais examiner les réponses de très près. Si jamais quelqu’un me paraît bien, je
te transmettrai son nom pour que tu voies par toi-même.
Tony opine.
— Ma foi, c’est une bonne idée, Luke. Merci. Ta mère préférerait choisir elle-même ses
employés, mais tâter le terrain, absolument. Tant que tu ne donnes pas les coordonnées
personnelles de maman. Mais, entre-temps, je ne veux plus qu’elle se retrouve seule là-bas, au
petit matin. Pas avant qu’on sache avec certitude comment toute cette affaire va finir.
— Mais ça ne peut pas être le mec du train, papa. La personne qui envoie les cartes postales.
Pas s’il est en Espagne depuis tout ce temps.
— Ça pourrait être son copain. Ou un cinglé qui n’a rien à voir avec l’affaire. Je t’en prie, Ella.
À partir de maintenant, tu vas faire ce que je te demande, tu veux bien ? Oui ?
Tony desserre sa prise, dépose un baiser sur mon front et m’entoure de ses bras.
Luke s’éclipse pour aller refaire du café, et je me prépare à affronter la réaction de Tony. Il doit
être ulcéré que j’aie engagé un détective privé sans lui en parler. Il s’efforce de dissimuler sa
colère, mais la déception que reflète son visage me crucifie.
— Je pensais que tu m’avais tout dit.
— Je te demande pardon, Tony. Franchement, j’ai cru que je pourrais t’épargner des soucis en
réglant cette affaire moi-même. Avec tout ce que tu as à gérer en ce moment : Luke… cette
promotion...
— Peu importe ce que j’ai à gérer, je n’arrive pas à croire que tu ne m’en aies même pas parlé,
Ella. Quant à cette visite en Cornouailles ! Je t’avais pourtant dit que ce n’était pas une bonne
idée.
— Je sais. Et je savais aussi que ça te mettrait en colère. Mais je me suis obstinée. Je voulais
résoudre l’affaire toute seule. Maintenant, je me rends compte que c’était stupide de le faire en
cachette de toi. Je m’en veux tellement, mon amour. Mais, tu comprends, j’étais persuadée que
c’était Mme Ballard ; je ne voulais pas rendre sa situation encore plus pénible, lui causer des
ennuis en allant voir la police.
Je raconte tout le reste à Tony. Que Matthew dispose d’un contact dans la police, là-bas, en
Cornouailles – un sergent qui le tient au courant de l’évolution de l’enquête. C’est un tel
soulagement de me libérer de ce poids ! D’autant plus que Matthew m’a proposé de faire le point
ce soir, après sa visite à la maternité. Maintenant, je n’aurai plus besoin de mentir à Tony.
Bien entendu, Tony déclare qu’il veut rencontrer ce détective privé au plus vite. Pour le
remettre dans les clous.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne trouve pas correct d’être en contact avec une personne étrangère à la police en ce
moment.
— D’accord. Mais tu changeras peut-être d’avis quand tu l’auras rencontré. C’est un homme
charmant. Ancien flic et très expérimenté. C’est lui qui a insisté pour que je montre les cartes
postales à la police.
Tony s’apprête à répliquer lorsque le présentateur des infos annonce qu’ils retournent sur les
lieux, en Espagne, où la situation connaît un nouveau rebondissement. Nous nous tournons tous
deux vers l’écran de télévision : la journaliste est toujours postée à l’extérieur du périmètre de
sécurité, la main collée à l’oreille comme si elle avait du mal à entendre le retour studio, puis elle
disparaît de l’image pour laisser la place à une vision extrêmement choquante. Plein cadre.
La photographie a du grain, comme si elle avait été prise de loin, mais on distingue très bien ce
qu’elle représente. Un homme de haute stature, à la fenêtre de l’appartement du second, à côté
d’une femme blonde.
Il pointe une arme sur sa tête.
36
LE PÈRE
Henry Ballard a été éduqué par cette sorte de parents qui croient que les enfants finissent
toujours par rebondir. Il n’a pas été élevé dans du coton. On n’était pas aux petits soins pour lui.
La meilleure façon d’apprendre à nager à un enfant, c’est de le flanquer à l’eau. C’était l’adage
préféré de son père.
C’était sa croyance absolue en la résilience innée des enfants qui avait littéralement fait
rebondir Henry sur les balles de foin, à l’âge de quatre ans, dans la remorque de son père, et qui
lui avait permis de maîtriser seul le tracteur à tout juste douze ans.
En se penchant sur ses premières années, Henry se rend compte qu’il a eu de la chance de ne
pas être signalé à la protection de l’enfance. Dans son cas, les limites avaient été carrément
franchies. Et pourtant. Ses deux sœurs et lui avaient « rebondi », mais aussi prospéré. Hormis
une jambe cassée à l’âge de huit ans, quand une vache lui avait décoché une ruade en sortant de
la laiterie, Henry s’en était tiré pratiquement indemne.
Enhardi par son horreur viscérale de l’« assistanat », Henry avait abordé la paternité avec une
confiance similaire, insouciante. Elles s’en sortiront très bien, s’entendait-il seriner à Barbara qui
s’angoissait pour leurs deux filles passant leurs matinées d’été à courir dehors et ne rentrant que
pour se ravitailler. Elle exigeait qu’elles se tartinent d’écran solaire à indice élevé, prétendant,
preuves (non confirmées) à l’appui, que les « travailleurs en extérieur » étaient plus exposés aux
cancers de la peau que les autres.
Une ferme est un endroit plein de dangers, Henry, répliquait Barbara quand il écartait ses
inquiétudes d’un claquement de langue.
Tu regardes trop de documentaires, Barbara.
Et puis la petite Anna avait soufflé ses cinq bougies et contracté une pneumonie. Cela avait
commencé par une toux classique que Barbara avait reliée au fait qu’elle avait joué dans le foin
humide entreposé dans une grange annexe. Henry, lui, avait déclaré qu’elle faisait une montagne
de pas grand-chose. Ce n’était rien.
Sauf que ce n’était pas rien.
Cinq jours aux soins intensifs de l’hôpital leur avaient fait toucher le fond, sans parler de ces
vingt-quatre heures d’« état critique » durant lesquelles, bizarrement, les médecins fuyaient leur
regard.
Anna, reliée à toutes sortes de machines émettant toutes sortes de bips, semblait intolérablement
vulnérable, tandis que le monitor continuait de lancer son signal d’alarme, confirmant une
saturation en oxygène trop basse. Les médecins leur avaient expliqué chaque stratégie qu’ils
mettaient en place, y compris l’administration d’un médicament qui pouvait accélérer
brutalement son rythme cardiaque, de façon temporaire, mais qui améliorerait la fonction
respiratoire.
Une chose après l’autre, disait le spécialiste. D’abord, on s’occupe des poumons, ensuite, on
s’occupera du cœur.
Assis dans le salon, Henry regarde les infos. Il se revoit très nettement au chevet d’Anna, à
l’hôpital, suivant les chiffres qu’affichaient les moniteurs. Bourrelé de remords. Démuni. Désolé.
Priant Dieu, parfois, pour se souvenir juste après qu’il n’était pas vraiment croyant. Qu’il n’avait
nulle part où aller, personne vers qui se tourner. Qu’il ne croyait plus à la résilience des enfants.
Qu’il avait perdu sa décontraction. Son insouciance.
Et aujourd’hui, il n’est plus le même homme depuis que sa fille, sa merveilleuse Anna, s’est
assise à côté de lui dans la voiture, ce jour où il l’a déposée à la gare afin qu’elle prenne le train
pour Londres. Tu me dégoûtes, papa.
Cathy apparaît avec un grand plateau garni de leur théière rouge vif, d’une bouteille de lait et de
mugs. Alors qu’elle pose le tout sur la table basse, au milieu de la pièce, quelqu’un change à
nouveau de chaîne, et une stalactite de glace se fiche dans le cœur d’Henry.
La photo prise à la fenêtre. Un homme – sans doute Karl – pointant un pistolet sur la tête de son
otage.
Henry entend un son rauque et étrange s’échapper de sa gorge, puis un gémissement plus fort,
horrifiant, du côté de sa femme. Un geignement semblable à celui d’un animal blessé, suivi par
un déluge de paroles heurtées et presque incohérentes.
— Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon pauvre bébé ! Henry… Henry… regarde ! Oh non, oh non,
oh non !… Il faut qu’on fasse quelque chose. Oh mon Dieu, Henry, dis-moi ce qu’on doit faire !
Elle se lève. Se rassied. Se balance d’avant en arrière. Pleure. Se relève et se met à arpenter le
salon…
— Il faut qu’on aille là-bas. J’ai besoin d’être là-bas, Henry. Oh mon Dieu, je ne peux pas rester
ici ! Je ne peux pas rester enfermée dans cette pièce.
À l’écran, la présentatrice explique que la photographie, qui n’a pas encore été authentifiée,
circule par le biais d’une agence de presse européenne. L’homme a clairement été identifié
comme étant Karl Preston, mais on attend encore la confirmation officielle qu’il s’agit d’Anna
Ballard.
— Ils ne devraient pas montrer ça !
Cathy sort son téléphone et se dirige résolument vers l’entrée tandis qu’Henry s’avance pour
tenter de consoler sa femme.
— Tout va s’arranger, Barbara.
— Comment peux-tu dire ça ? Comment peux-tu dire ça ? Il faut qu’on aille là-bas, Henry. Il
faut qu’on aille en Espagne. On ne peut pas rester ici. Je ne peux pas rester ici.
De son côté, Tim essaie de réconforter Jenny, en larmes elle aussi. Henry croise son regard – le
jeune homme semble également sous le choc.
— On ne peut pas aller en Espagne comme ça, mon amour. Pas encore. Il faut d’abord qu’on
sache vraiment ce qui se passe.
Henry promène son regard autour de la pièce. À bord d’un avion, ils ne pourront pas suivre les
infos. Il se tourne enfin vers la porte. Il voudrait l’avis de Cathy, mais elle est toujours au
téléphone dans l’entrée.
— Je peux emmener Jenny en Espagne, si vous voulez. On pourrait vous attendre là-bas ? (Tim,
penché en avant, regarde Henry dans les yeux.) Ça vous serait utile ? D’avoir au moins
quelqu’un de la famille là-bas ?
Henry se passe les doigts dans les cheveux, son autre bras autour des épaules de sa femme qui
se rassied dans son fauteuil, la tête entre les mains.
— Je ne sais pas, Tim. Je ne sais pas. Voyons d’abord ce qu’en pense Cathy. Tout va si vite…
Je ne sais pas ce que va nous conseiller la police. Mais… non. Non, je n’aime pas l’idée que
Jenny ne soit pas avec nous dans un moment pareil.
Cathy s’encadre dans l’embrasure de la porte, très pâle. Elle a de nouveaux éléments, comprend
Henry, mais son expression n’est pas encourageante et, l’espace d’un instant, il a trop peur pour
lui demander de quoi il s’agit.
Je t’observe…
Vendredi
Tout le monde la regarde, maintenant, et je n’aime pas ça.
Je n’aime pas ça du tout.
C’est mon job. C’est moi qui suis censé le faire. Parce que moi, je sais, vous voyez ? Je suis le
seul à savoir veiller sur elle comme il faut. À savoir la protéger. La comprendre. Le seul à voir
qui elle est vraiment. À quel point elle est différente, unique.
Quand je vois d’autres personnes l’observer, la regarder, lui sourire, j’entends toujours le
même bruit dans ma tête. Au début, c’est comme un cliquetis. Un cliquetis silencieux. Puis, il
enfle peu à peu en un grondement d’orage qui résonne dans tout mon cerveau. Enfin, il se met à
tonner dans toute la pièce, dans tout le ciel et dans tout l’espace.
C’est ce qui est en train de se passer. Le bruit devient de plus en plus fort et je ne sais pas quoi
faire.
J’ai juste besoin de souffler un peu pour réfléchir. J’ai besoin que ce bruit cesse dans ma tête et
que tous ces gens… arrêtent de la regarder.
37
LE DÉTECTIVE PRIVÉ
Alors qu’il actionne les essuie-glaces, Matthew sent monter un bâillement. Un léger crachin – la
forme de pluie la plus agaçante qui soit, d’autant plus qu’il oublie tout le temps de changer les
balais d’essuie-glace. Cette douce bruine est trop régulière pour le mode intermittent, mais pas
assez abondante pour le mode normal. Il tente d’envoyer un jet de lave-glace. Plus une goutte de
liquide. S’entend soupirer en entendant le couinement de protestation des balais sur le pare-brise
tandis qu’il passe d’une vitesse à l’autre. Trop sec. Trop mouillé. Trop sec…
À la radio, le présentateur en est à la page des sports. Matthew regarde sa montre. Il y aura
bientôt un rappel des titres. Tant mieux. Ils donneront forcément les derniers rebondissements en
Espagne. Melanie lui a dit qu’il pouvait la rappeler au cas où elle parviendrait à obtenir du
nouveau par le biais de l’agent de liaison avec la famille. Elle continue d’enrager de faire l’objet
d’un rapport officiel, ce qui explique qu’elle se permette d’évoluer en hors-piste. Et puis elle a
confiance en Matthew : elle sait qu’il ne la décevra pas.
Il pense à Anna, prend une longue et lente respiration. Il a un mauvais pressentiment.
Matthew regarde les nuages. Qui dérivent à toute vitesse, poussés par les fortes rafales.
Paradoxe, il sent un sourire flotter sur ses lèvres en songeant à sa fille dans le berceau de la
maternité, avec son ridicule petit bonnet rose. Sa température a apparemment un peu baissé –
rien d’inquiétant, disent les infirmières. Il faut juste la mettre sous une lampe, le temps qu’elle
apprenne à un peu mieux réguler sa température corporelle. Quand il a quitté l’hôpital, Sally
s’apprêtait à faire un somme, et la petite Amélie dormait sous la lampe, ramassée sur elle-même,
coiffée de son extravagant petit couvre-chef rose, pour plus de confort. Très attendrissant. Très
drôle.
Amélie. Amélie. Amélie.
À moi, pense-t-il. Elles sont toutes les deux à moi… Cela lui semble encore surréaliste. Une
famille.
Mais… ah ! Le jingle du rappel des titres. Matthew monte le son pour mieux entendre par-
dessus le couinement exaspérant des essuie-glaces. Le présentateur résume ce que Matthew
connaît déjà de la situation – Allez, allez, on le sait tout ça ! – et enfin, il passe la parole à un
reporter sur les lieux qui interroge un porte-parole de la police. Une controverse circule sur les
réseaux sociaux à propos des nouvelles photos diffusées. Le porte-parole, qui s’exprime avec un
fort accent espagnol, explique que toute cette agitation est très contre-productive. Que l’équipe
de police est en train d’établir un lien avec le preneur d’otage et que toutes ces polémiques
nuisent à l’opération en cours. C’est dangereux. Irresponsable. Et ce qui circule sur les réseaux
sociaux échappe à tout contrôle, compatit le reporter. Le porte-parole devient soudain nerveux.
Dit qu’il doit mettre fin à l’interview pour prendre un appel, mais il exhorte les gens à faire
preuve de bon sens. À ne pas partager ces photos. S’il vous plaît.
Le présentateur passe à un autre sujet. Matthew consulte de nouveau sa montre et jette un coup
d’œil au sac de linge posé sur le siège passager. Il a accepté de faire un saut chez Ella afin de
rencontrer son mari, mais il ne s’attardera pas : il doit faire cette lessive pour Sally. C’est fou le
nombre de grenouillères, de bavoirs et d’affaires diverses qu’un tout petit bébé peut salir en
vingt-quatre heures. Il y a aussi la liste de choses dont sa femme a besoin. Du baume à lèvres.
Des mouchoirs. Une espèce de lait pour le corps – il a déjà oublié le nom, heureusement qu’elle
le lui a noté.
Matthew passe d’une station à l’autre. Quelles photos ? Mais que se passe-t-il en Espagne,
maintenant ? Il se surprend à imaginer les briefings du groupe d’intervention, les coulisses de
l’opération, et éprouve l’envie familière. Le sentiment de perte. De regret. Il se revoit assis, seul,
dans son nouveau bureau, peu de temps après avoir démissionné de la police, avec l’impression
désespérante de ne plus faire partie de quelque chose. Quelque chose de vraiment important.
Alors, tu trouves tes marques ? lui demandait Sally, soir après soir. Il s’en tirait toujours par un
mensonge. Tout va bien. Très bien.
Matthew a quitté la police à la suite d’une bavure. Il a causé la mort d’un garçon d’à peine
douze ans. Son chef l’avait supplié de rester, de prendre le temps de la réflexion et de faire
quelques séances de thérapie. Il y avait eu une enquête préliminaire et une autre de la police des
polices. Les deux l’avaient exonéré de toute faute, mais, pour Matthew, cela ne changeait rien.
C’était lui qui avait dû regarder la mère dans les yeux, lors de l’enquête. C’était lui qui se
réveillait la nuit, en nage.
Cela s’était passé un jeudi. Ce soir-là aussi, il pleuvait. Il avait été appelé par le gérant d’une
petite supérette indépendante, exaspéré par les vols à l’étalage. Un gamin venait de piquer des
cigarettes pendant qu’il servait un client et il avait filé. Matthew avait croisé le garçon qui
s’enfuyait dans une ruelle, non loin du magasin. Il s’était lancé à sa poursuite.
Hé ! Toi ! Arrête-toi…
Même en lui courant après, Matthew comptait le laisser partir avec un sermon. Il l’avait déjà fait
plusieurs fois. Le gamin était rapide, mais il était petit. Juste un gosse. Matthew n’avait pas eu le
temps de faire preuve de mansuétude. Paniqué, le gamin avait sauté une barrière et dévalé le
talus de la voie ferrée.
Matthew lui avait hurlé de s’arrêter, mais il avait traversé les rails. C’était une ligne en activité.
Une vision épouvantable. Une odeur épouvantable.
Matthew s’était grièvement brûlé en retirant l’enfant de la voie.
Je n’aurais jamais dû le poursuivre, avait-il dit à Sally. Si je ne l’avais pas affolé, il serait
encore en vie. Pour deux paquets de cigarettes, Sally. Tout ça pour deux putains de paquets de
clopes !
Tu ne faisais que ton travail. Sa femme lui avait caressé les cheveux. Il se souvient encore de la
tendresse avec laquelle elle lui caressait les cheveux pendant qu’il parlait, parlait – jusqu’au bout
de la nuit.
Matthew avait tourné le dos à son métier. Tourné le dos aux supermarchés qui voulaient qu’il
fasse la chasse aux voleurs à l’étalage, quel que soit leur âge. Quel que soit leur motif.
Et il avait décidé de se mettre à son compte, imaginant que ce serait plus confortable de choisir
lui-même les gens à qui il viendrait en aide.
Le seul problème, comme Melanie ne manque jamais de le lui rappeler, c’est qu’il s’ennuie. Il
se sent exclu des affaires vraiment importantes. Rares sont les personnes qui viennent voir un
détective privé pour une affaire importante. Trop souvent, il s’agit de disparitions, de gens qui
s’évanouissent dans la nature parce qu’ils ne veulent pas qu’on les retrouve. Et des femmes qui
s’inquiètent que leur mari leur soit infidèle.
Matthew fouille dans la boîte à gants. Ses doigts rencontrent une barre chocolatée. Bien. Du
sucre. Il se remémore la formation au métier de négociateur. Les statistiques l’avaient laissé
pantois : la majorité des prises d’otages se règlent sans faire de victimes. Bien sûr, c’était avant
les attentats-suicides. Avant cette vague inédite de crimes si différents.
Avec un peu de chance, le groupe fera les choses dans les règles, en Espagne – à l’ancienne,
comme l’a deviné Sal. Ils vont féliciter Karl d’avoir calmé le jeu. D’avoir épargné Anna. Bien
joué. Tu gères super bien. Il en sera tenu compte. Que tu ne mets personne en danger.
Matthew ferme les yeux. Si seulement cela pouvait être lui. Dans le fourgon de police. Au
téléphone. Aux commandes.
Ne jamais employer les mots « se rendre », c’est ce qu’on leur avait enseigné. « Trouver une
issue » était l’expression à privilégier. Trouvons une issue sans risque à cette situation, Karl.
Cherchons ensemble comment on peut t’aider à sortir de là en toute sécurité.
Durant l’un des séminaires, Matthew avait posé une question : Comment était-on censé
répondre aux exigences des preneurs d’otages ? Ces individus-là n’avaient-ils pas toujours des
requêtes complètement délirantes ? Une voiture. Un hélicoptère. Et de l’argent. Quelle devait
être la réponse officielle de la police face à ces exigences aléatoires ?
Ne jamais dire non, avait conseillé l’instructeur. Dire : Je vais m’en occuper, Karl. Les
négociateurs doivent toujours donner l’impression qu’ils transmettent les requêtes du preneur
d’otage à d’autres personnes, pour que toute négativité ou tout retard ne puissent leur être
imputés. Je suis vraiment désolé, Karl. On me dit que ça n’est pas possible pour le moment.
Voyons ce qui est faisable. Comment on peut éviter qu’il y ait des blessés. C’est ce qui va faire la
différence pour toi. Je vais faire de mon mieux, dans ton intérêt, Karl, je te le promets.
Matthew est encore à un quart d’heure de chez Ella et il n’en peut plus de cette attente. Il se
range sur une petite aire de stationnement. Il faut qu’il ait le fin mot de cette embrouille à propos
des photos. Il sort son téléphone et se connecte à Twitter. Les photos sont partout. Des clichés
pris sous tous les angles, de Karl pointant une arme sur la tête d’une femme blonde, derrière une
vitre.
Matthew sent son cœur s’emballer et se force à enfiler son uniforme de professionnel : entrer
dans ce mode où l’on combat la peur et la panique en se branchant sur son cerveau analytique.
OK. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Que faut-il faire ?
Il commence à analyser les photos, le plus rapidement possible. Que disent-elles, en fait ? Que
se passe-t-il vraiment ? Le problème, c’est que, sur tous les clichés, Anna est dos à la fenêtre.
Matthew découvre une demi-douzaine de photos prises sous des angles légèrement différents et
fronce les sourcils. Sent son cerveau fumer, les étincelles jaillir au fur et à mesure que lui
viennent des associations d’idées qui n’ont pas encore un sens. Lorsque ce genre de moment se
produit, il a appris à se fier à son instinct. À se détendre, à se concentrer et à attendre.
C’est un peu comme cette série de livres d’illusions d’optique – L’œil magique –, où l’on doit
faire le vide dans sa tête et regarder fixement un dessin, jusqu’à quasiment entrer en transe, afin
de voir apparaître une image en trois dimensions. Ne penser à rien. Se fier à son aptitude
naturelle.
Il passe d’une photo à l’autre, d’une photo à l’autre. Quelque chose ne colle pas…
Il parcourt les messages qui circulent sur le réseau social. Les commentaires partent d’une
bonne intention, mais sont tous singulièrement inutiles.
OMG, il va la tuer ou quoi ?
Sur Twitter, il y a aussi des messages de la police, en espagnol et en anglais, demandant aux
gens de ne pas prendre de photos ni de les partager, mais, de toute évidence, personne ne
l’écoute.
Bon sang ! Quelle pagaille ! Matthew recommence à parcourir la série de photos, cette fois en
cherchant plus particulièrement celles émanant d’agences de presse. Certains clichés ont l’air de
meilleure qualité, pris au téléobjectif, peut-être par un photographe de presse ? Néanmoins, la
plupart semblent avoir été prises avec des téléphones, peut-être de l’immeuble d’en face, depuis
des appartements plus hauts que celui de Karl. Matthew finit par découvrir une photo prise de
beaucoup plus haut. Peut-être du dernier étage d’un immeuble, depuis une fenêtre. Le cliché a été
pris en plongée et sous un angle différent, plus aigu. Et Matthew comprend enfin ce qui le
troublait sur les autres photos.
Il sort son iPad pour afficher le cliché qui l’intéresse, zoome dessus et l’envoie à Melanie par
mail tout en composant son numéro de portable. Elle doit s’assurer que la police espagnole a vu
cette photo.
— Matthew ?
— Oui, désolé. C’est Matt. Je rentre de la maternité.
— Je n’ai pas encore reçu la photo. Qu’est-ce qui se passe ? N’oublie pas que je suis persona
non grata, maintenant. Pas loin d’être suspendue…
— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’Anna, Mel.
— Quoi ?
— La fille avec Karl. La fille qu’il retient en otage. Je ne suis pas convaincu que ce soit Anna.
— Mais c’est dingue… Oh ! attends. J’ai reçu la photo. Bon, d’accord, et donc : qu’est-ce que je
suis censée voir ?
— La largeur d’épaules. La morpho, Mel, ça ne colle pas. C’est une poire, pas un rectangle.
— Hein ?
— Bon. D’accord.
Matthew reprend d’un ton plus posé – à force, tout le monde va croire qu’il a perdu la boule.
— Sal… Elle est obsédée par la morphologie. Pour choisir ses vêtements. Anna est un A, une
poire si tu préfères. Pas une grosse poire, pas du tout… Une poire très mince.
— Bon sang, Matt ! C’est le baby brain ou quoi ? La grossesse a altéré tes fonctions
cognitives ?
— Mais non, écoute, c’est très important. Moi, je ne connaissais strictement rien à tout ça, mais
un soir, Sal m’a fait voir toutes ces conneries dans un magazine. Pour que j’arrête de lui offrir
des fringues qui ne lui vont pas. Apparemment, la morphologie d’un individu ne change pas
beaucoup au cours de sa vie… et ça, que tu perdes ou que tu prennes du poids. C’est une
question d’ossature. De squelette. C’est définitif. Anna, d’après toutes les photos que ses parents
m’ont prêtées, est un A typique. Comme ma femme. Un A mince. Taille de guêpe, épaules fines,
buste étroit et des hanches légèrement plus larges. Cette fille, là… la fille qui est dans
l’appartement avec Karl, a une morphologie tout à fait différente. Carrée en haut, carrée en bas.
Zoome dessus et regarde. Les épaules sont de la même largeur que les hanches. Pas de taille
vraiment marquée. Ça n’apparaît que sur cette photo qui a été prise de plus haut, en plongée.
Moment de silence.
— Tu le vois, Mel ? Vérifie avec les photos dans le dossier d’Anna. S’il te plaît ! Compare-les.
Compare la forme des épaules.
Encore une pause.
— Bon Dieu… Tu as peut-être raison, Matt… Mais jamais les mecs ne vont vouloir m’écouter,
si je leur sors des histoires de morphologie. En théorie, on m’a retiré l’enquête jusqu’à ce que je
voie le chef et que je lui donne ma version du coup de gueule avec l’inspecteur Débilo.
— Et si tu téléphonais à ta copine de bureau… Cathy ? L’agent de liaison avec les Ballard. Je
suppose qu’elle est avec eux ? Il faut qu’on sache vite.
Matthew entend Melanie prendre une grande inspiration.
— Je t’en prie, Mel. Si j’ai raison et qu’il ne s’agit pas d’Anna, il faut que les flics de là-bas
changent d’approche. Et puis… si ce n’est pas Anna… (Une pause.) Où est-ce qu’elle peut bien
être ? Et à quoi joue Karl ?
Mel souffle longuement.
— Bon, d’accord. Je vais envoyer cette photo à Cathy. Voir si elle veut bien la soumettre à la
famille, en douceur. Mais il se peut aussi qu’elle refuse tout net, tu sais ?
— OK. Écoute, je dois moi aussi passer voir quelqu’un dans le cadre de mon enquête. Le
témoin du train – Ella. J’ai promis de la tenir informée du moindre élément que tu me
communiquerais. S’il te plaît…
— D’accord. Même si, tu sais, je vais peut-être devoir trouver un autre job, moi aussi.
— Ah non, ne dis pas ça, Mel. Moi qui comptais que tu prennes du galon, histoire que je puisse
faire mon come-back…
Matthew s’étonne de s’entendre formuler son souhait à voix haute pour la première fois.
— Tu rigoles ?
— Évidemment que je rigole. (Il ne rigole pas du tout.) Bon, je te laisse. On se reparle très vite.
Il lui faut environ un quart d’heure pour aller chez Ella. La pluie tombe de plus en plus fort, et
Matthew regrette de ne pas avoir pris de manteau. Il regarde sa montre. Il faut qu’il se grouille
s’il veut rentrer à temps pour s’acquitter de ses tâches ménagères et grappiller quelques heures de
sommeil – d’après Ella et tout leur entourage, il a fini de manger son pain blanc... La pauvre
Sally a du mal à allaiter, elle parle déjà de passer au lait maternisé. Matthew, lui, n’a pas d’avis
sur le sujet, mais certaines allusions lui ont fait comprendre qu’il pourrait bien devoir assurer une
partie des biberons de la nuit. Il commence à se demander comment font les gens. Pour travailler
avec un nouveau-né à la maison…
Matthew se gare dans l’allée derrière une grosse BMW noire : le mari d’Ella doit être rentré. Il
consulte son téléphone – zut ! toujours pas de message de Melanie – et se prépare à affronter les
trombes d’eau de la voiture jusqu’au perron.
L’entrée n’est pas éclairée, mais, au bout de quelques secondes, il entend le couinement d’une
porte de communication, des voix tendues, le clic d’un interrupteur, et Ella lui ouvre enfin. Elle
est très pâle.
— Nous suivons tout en direct sur les chaînes d’info. Vous avez vu ? C’est terrible.
— Oui.
Matthew tape des pieds sur le paillasson. À droite, il y a un porte-parapluie en bambou
contenant deux grands parapluies de golf. Posée par terre, une serviette en cuir. Le mari est donc
bien rentré. La serviette est un modèle de luxe, son cuir est bien entretenu. Un imperméable
d’homme, très élégant, est accroché à la patère – doublure en soie.
Ella débite un flot de banalités sur la couverture médiatique de l’opération. Trouve choquant
que toutes ces photos circulent sur les réseaux sociaux. Matthew se borne à opiner du chef,
attendant de se faire une idée sur le mari.
Le climat se tend dès qu’il entre dans le salon. Ella lui présente Tony. D’emblée, le gars affiche
un langage corporel très hostile. Épaules crispées, tête rentrée. Il serre la main de Matthew sans
ciller, puis le dévisage en plissant les yeux, sans même dissimuler qu’il le jauge. Ella continue de
babiller.
— Bien sûr, j’aurais dû en parler à Tony avant, je le vois bien, à présent. D’habitude, on se dit
tout, c’est pour cela que je m’en veux terriblement.
Elle regarde Matthew, puis son mari : le ping-pong de la parano. Ella est une femme très
gentille, et Matthew n’aime pas la voir en détresse.
— Vous comprenez, j’étais tellement sûre que c’était Mme Ballard, l’auteur de ces cartes,
que…
— Et vous, monsieur Hill, qu’en pensez-vous ? demande Tony.
Matthew croise son regard et prend une profonde inspiration.
— Je comprends très bien que vous soyez inquiet, voire sceptique, à mon sujet. C’est pourquoi
j’ai applaudi quand Ella m’a proposé de faire le point avec vous. J’espère que je pourrai dissiper
les craintes que vous pourriez avoir vis-à-vis de moi.
— Je vous écoute.
— Je suis moi-même ancien flic. J’ai pas mal d’expérience et j’ai gardé de bons contacts dans la
police. Et entre nous soit dit, sans vouloir entrer dans les détails, je pense qu’ils sont en train de
bousiller l’enquête sur Anna Ballard dans les règles de l’art. Du coup, je suis de plus en plus
content d’être sur ce dossier. Pour vous aider, Ella – c’est clair. Mais aussi, je l’espère, pour
tenter d’élucider cette affaire par tous les moyens qui sont en mon pouvoir.
— Ma foi, c’est certainement très noble de votre part, monsieur Hill, mais ma principale
inquiétude, voyez-vous, c’est la sécurité de ma femme. C’est pour cela que nous vous payons.
Pas pour résoudre la disparition d’Anna Ballard. Ça, c’est l’affaire de la police. Donc… pensez-
vous qu’Ella court un quelconque danger ? Ces cartes postales ?
— Tony, je t’en prie.
Le regard d’Ella continue de passer de l’un à l’autre.
— Excusez-nous, Matthew, nous sommes tous fous d’inquiétude pour Anna. C’est la vérité.
Avez-vous vu la photo où elle a un pistolet pointé sur la tête ? Vous croyez qu’ils vont arriver à
calmer le jeu ? Ou faire intervenir un tireur d’élite ? Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? Oh ! je
me sens tellement coupable ! Je suis si inquiète ! Imaginez dans quel état cette pauvre Mme
Ballard doit…
Tony passe le bras autour des épaules de sa femme en déposant un baiser apaisant sur son front.
Matthew les observe avec attention. Tony lisse les cheveux de sa femme avec une immense
tendresse, et, en faisant abstraction de l’hostilité du mari, Matthew réévalue l’agression qu’elle a
vécue. Il ferait pareil, si c’était Sal. Non… finalement, c’est bien que Tony ait cette attitude
protectrice.
— Pour les cartes postales, dit-il, j’ai mis une collègue en qui j’ai toute confiance sur le coup. À
ce stade, on ne peut pas l’affirmer avec certitude, mais il est fort probable que ce soit l’œuvre
d’une personne étrangère à l’affaire, mais qui fait une fixette dessus. En l’état actuel des choses,
il n’y a aucune preuve d’une menace réelle. Cela dit, je préfère rester prudent tant que nous n’en
savons pas plus ; c’est pour ça que j’ai conseillé à Ella de faire attention à elle. Avez-vous des
éléments nouveaux dont vous voudriez me faire part ? Quoi que ce soit d’inhabituel ? Quoi que
ce soit qui vous inquiète ?
Ella se trouble. Enroule nerveusement ses cheveux.
— À deux reprises, j’ai eu l’impression que quelqu’un observait le magasin, de très bonne
heure. Mais je deviens peut-être un peu parano, avec tout ce qui se passe. Des phares braqués sur
la vitrine, à l’aube. Ça m’a mise mal à l’aise… Il faut dire qu’en ce moment, un rien m’effraie.
— Tu ne me l’avais pas dit, ça ! s’exclame Tony, les yeux agrandis d’inquiétude. Bon. Là, ça
suffit ! Terminé d’aller travailler avant l’ouverture. (Il se tourne vers Matthew.) Soutenez-moi, je
vous en prie ! Elle refuse de m’écouter. Nous avons même fait installer un nouveau système
d’alarme… bien qu’il marche comme les affaires de la ville !
— Vous avez vu quelqu’un, Ella ? Quelqu’un qui observait le magasin ?
— Non. C’était plus une impression, en fait. Ce sont sans doute tous ces événements qui me
bouleversent.
— Écoutez, Ella, je vous conseille de fermer boutique pendant deux ou trois jours, le temps que
la situation se débloque en Espagne.
Matthew regarde Tony droit dans les yeux. Ce dernier pousse un profond soupir de
soulagement.
— Alléluia ! C’est tout à fait ce que je pense.
— Mais… et mes commandes ?
— Tant pis pour les commandes, Ella. J’appellerai tes clients pour leur dire que tu es malade et
je les orienterai vers d’autres fleuristes – c’est l’affaire de deux ou trois jours.
Tony semble satisfait, rasséréné et, d’un geste, il indique à Matthew la cuisine. Là, il lui propose
d’un ton nettement plus poli un café qu’Ella entreprend de préparer. Il y a également une télé
allumée dans cette pièce, et tous se tournent vers l’écran pendant que le journaliste commente les
dernières images de l’appartement en Espagne.
Tandis qu’Ella s’affaire avec le broyeur à café, Matthew sort son téléphone. Toujours pas de
message de Melanie.
Le café est en train de passer ; Ella se tourne vers Matthew.
— Donc, ils vont essayer de l’abattre – Karl ? C’est cela qu’ils vont faire ? Je trouve
insupportable d’être là à regarder et à attendre...
— D’abord, un négociateur va tenter de le calmer. De l’amener à sortir. C’est un jeu de
patience. Ils n’opteront pour l’intervention qu’en dernier recours, s’ils n’ont pas d’autre choix.
Car si cette fille est bien Anna, n’oublions pas qu’il l’a gardée en vie pendant un an.
— Comment ça, si c’est bien Anna ? Mais qui ça pourrait être, si ce n’est pas Anna ? se récrie
Tony d’un ton incrédule.
Matthew songe qu’il aurait mieux fait de se taire.
38
L’AMIE
— Tu ne m’as toujours pas expliqué pourquoi ce serait ta faute à toi, Sarah.
Lily a disposé des sandwiches et des quartiers de pommes et de pêches dans un grand plat
qu’elle pose sur la commode de la chambre.
— Il faut vraiment que tu essaies de manger quelque chose.
Sarah se sent toujours barbouillée. Elle regarde le plat, composé avec soin, puis sa sœur. Elle
peut parler, Lily… Elle n’a que les os sous la peau sous son déguisement baggy.
— Je ne sais pas si je peux avaler quoi que ce soit. Sers-toi, plutôt, dit-elle en encourageant sa
sœur du regard.
Mais Lily hausse les épaules.
— J’ai déjà mangé.
Sarah ne relève pas le mensonge. Elle regarde autour d’elle, satisfaite de jouir enfin d’une
véritable intimité dans la chambre de sa sœur. Elle en avait marre que Lune et les autres passent
la tête par la porte entrebâillée, en bas, et qu’ils interviennent dans leurs conversations. En même
temps, elle regrette d’être loin du grand écran de télévision. Sur son téléphone, elle alterne entre
réseaux sociaux et alertes info, mais le confort visuel n’est pas top. Ce serait mieux si elle avait
un iPad... Et davantage de data. Elle a déjà reçu des textos lui indiquant qu’elle avait consommé
tout son forfait. Et elle n’a pas d’argent pour le recharger.
— Ça t’embête si je regarde la télé sur ton ordinateur portable, Lily ? Les reportages en direct ?
Sarah refuse de l’appeler Safran. Elle s’essaie à un pauvre sourire en guise de merci, tandis que
sa sœur allume l’ordinateur et se connecte à une chaîne d’info en continu.
— D’accord. Mais n’esquive pas ma question, Sarah. Ce Karl est un malade, c’est clair. Je suis
navrée que tout ça soit si effrayant pour toi – ce qui se passe en Espagne, je veux dire. Mais, pour
être tout à fait franche, je suis surtout soulagée que papa n’ait rien à voir là-dedans. Et si Anna
s’est enfuie avec ce Karl…
— Elle ne s’est pas enfuie avec lui.
Sarah laisse les mots résonner dans la chambre. Elle se sent soudain épuisée. Un peu comme
quand on se tient sur un pont et qu’on a un infime début d’envie de se jeter. De rejoindre l’eau.
On sait qu’on ne devrait pas, mais c’est plus fort que soi. On sait aussi que c’est une décision
définitive qui se joue en une fraction de seconde. C’est ce qui rend tout si terrifiant. Les
conséquences. La mince frontière entre un choix et un autre. C’est exactement comme le flacon
et les comprimés, même si elle se rend compte à présent que son geste n’a pas mis un terme à la
situation. Ne l’a pas résolue. Cela n’a fait que la prolonger à l’infini.
— Ou du moins, reprend-elle, je ne peux pas savoir si Anna s’est enfuie avec lui. S’il l’a
enlevée, s’il l’a fait boire ou je ne sais quoi, parce que le problème, c’est que je n’ai pas veillé sur
elle. On s’était vraiment disputées, Anna et moi. Et, la vérité, c’est que je n’ai pas la moindre
idée de ce qui a bien pu se passer.
Sarah s’aperçoit qu’elle s’écoute parler, jacasser. Il faut que ça s’arrête. Même si c’est affreux,
honteux et terrible. Et sa sœur, cette version triste et ratatinée de la sœur qui lui a tant manqué,
représente son seul espoir de mettre un point final à son tourment.
Lily s’assied au bout du lit, le visage changé. Son front se plisse d’inquiétude, puis elle incline
la tête, perplexe, compatissante.
— Il faut que tu me parles, Sarah. Je t’en prie.
Lily a recommencé à tripoter ses bracelets de perles, remarque Sarah. Ça lui donne envie de
pleurer. Sur sa sœur. Sur elles deux.
Un long silence. Une profonde inspiration. Sûrement la sienne, comprend soudain Sarah. Et…
elle se jette à l’eau.
— On s’était mises d’accord pour rester au club jusqu’à environ deux heures du mat’. Ensuite,
on devait rentrer à l’hôtel ensemble, en taxi. Au début, je bavardais avec Antony, et Anna était
avec Karl. Tout allait bien. On se sentait vraiment adultes. Je me sens bête de l’avouer,
maintenant, mais c’est la vérité. Et puis, les mecs se sont comme désintéressés de nous. Ils
avaient l’air de connaître pas mal de monde dans cette boîte. Ils se sont éloignés. Ils nous
ignoraient, plus ou moins.
Sarah baisse la voix en se remémorant ce qu’elle avait éprouvé sur le moment. Elle était
tellement furieuse. Elle avait tellement honte, elle se sentait tellement flouée après tous ses
efforts pour se faire apprécier d’Antony, dans le train… On peut dire qu’il n’avait pas perdu de
temps pour la laisser tomber, pour aller rigoler et flirter avec les autres filles du club. Quand les
garçons les avaient invitées à aller en boîte, elle avait cru que ce serait comme une sortie à
deux couples. Elle s’était dit qu’ils s’installeraient à une table, tous les quatre. Qu’ils danseraient.
S’amuseraient ensemble. Mais, en fait, pas du tout…
— Je suis trop nulle avec les garçons… avec les hommes, Lily, dit-elle en regardant sa sœur. Au
lycée, ils me traitent de pute.
— Tu n’es pas une pute.
Sarah sent les larmes glisser sur ses joues et ferme les yeux, indifférente.
— Moi, je veux seulement qu’on m’aime.
Elle garde les yeux clos, mais entend le lit craquer tandis que Lily se déplace pour la serrer dans
ses bras.
— Chuuut !… Chuuut !… Tout va s’arranger.
D’un geste brusque, Sarah repousse le réconfort que lui offre sa sœur.
— Non ! Ce n’est pas vrai. Anna est venue me trouver vers minuit et demi. Elle m’a dit qu’elle
voulait rentrer tôt. Elle en avait marre. Elle était fatiguée. Et plus qu’un peu bourrée. Mais moi,
je cherchais toujours Antony. J’avais un peu trop bu, moi aussi, et j’étais très en colère contre
lui ; alors, j’ai dit à Anna d’arrêter d’être aussi bébé. De boire un autre verre et de se détendre.
Sarah s’essuie la joue d’une main ; elle a le goût salé des larmes sur ses lèvres.
— C’est pour ça qu’on s’est disputées. Elle m’a dit qu’elle ne se sentait plus en sécurité dans ce
club, et moi, je lui ai plus ou moins répondu d’aller se faire foutre. De se débrouiller pour rentrer
toute seule.
— Et c’est là qu’elle t’a proposé d’appeler papa ?
— Oui… Elle m’a dit qu’on devrait peut-être lui demander de nous ramener à l’hôtel. Mais je
lui ai répondu qu’elle me faisait pitié et que, si elle contactait papa, je ne lui adresserais plus
jamais la parole.
— Tu l’as dit à la police, ça ?
— Non. Bien sûr que non. J’ai menti. J’ai dit que c’était Anna qui n’était pas là pour le taxi,
plus tard…
Sarah rouvre les yeux pour déchiffrer le jugement de sa sœur. Lily a l’air sous le choc, et Sarah
se souvient de la stupeur qui s’était peinte sur le visage d’Anna. S’il te plaît. Je veux rentrer à
l’hôtel, maintenant. J’ai trop bu. S’il te plaît, Sarah, je t’en supplie… Quelle tête feront-ils, tous,
quand ils apprendront ce qu’elle a fait dans le train… avec Antony ?
— Ensuite, quand j’ai voulu la rejoindre, dans le club, je ne l’ai pas trouvée. Alors, j’ai fini par
rentrer seule en taxi. Je pensais qu’elle était déjà revenue dans la chambre. Qu’elle était en colère
contre moi. Je pensais que j’aurais le temps de dessaouler. De m’excuser. Mais elle n’était pas
rentrée à l’hôtel, et là, je me suis mis à paniquer comme une malade. Je me suis dit que peut-être
elle avait appelé papa !
— Bon sang…
— J’étais complètement paumée, Lily. À ce moment-là, je ne savais même pas si j’avais raison
de penser du mal de papa. Ou si j’étais parano. Mais j’ai commencé à me dire : et si Anna l’avait
vraiment appelé à son hôtel ? Et s’il était venu la chercher au club ? Est-ce qu’il l’avait rejointe
devant le club ? Ou ailleurs ? Oh ! je ne sais pas ! J’étais folle d’angoisse, Lily, ma tête explosait.
Parce que je sais de quoi il est capable. Mais j’avais trop peur pour le dire à la police.
Sarah regarde Lily droit dans les yeux et voit à son expression qu’elle comprend.
— Et puis, comme Karl et Antony s’étaient tirés en douce, je me suis dit que c’était sûrement
eux, que c’était l’hypothèse la plus probable. En fin de compte, on en a la confirmation,
aujourd’hui. C’est ce Karl qui l’a enlevée… et Dieu sait ce qu’il…
Sarah sanglote sans retenue, à présent.
— Alors, tu vois, c’est vraiment ma faute, tout ça. De toutes les façons, j’ai été nulle, Lily. J’ai
complètement laissé tomber Anna.
39
LE PÈRE
— Je me demande si vous ne devriez pas appeler votre médecin de famille. Peut-être un sédatif
ou quelque chose ? Pour l’aider ?
Cathy, l’agent de liaison, passe la main dans le dos de Barbara qui est assise, la tête entre les
genoux, à la table de la cuisine.
Henry, debout, les mains sur les hanches, est entravé par son chaos intérieur, accablé par des
sentiments méprisables. Peur. Culpabilité. Honte. Tu me dégoûtes. Cette épouvantable photo à la
télévision, dont il a finalement dû se détourner. Ce psychopathe braquant un pistolet sur la tête de
sa fille. En voyant cette scène, sa seule pensée avait été pour le fusil que la police lui avait
confisqué. Il voulait qu’on le lui rende. Pour l’armer et le mettre en joue. Pour l’abattre. Karl. Le
tuer. Tiens. Prends ça. Dans la poitrine. Dans la tête.
Il arpente la cuisine tandis que Cathy console sa femme en levant sans arrêt les yeux dans sa
direction.
— Je ne veux pas de médecin. Je ne veux pas de sédatif. J’ai besoin de savoir ce qui se passe.
Oh mon Dieu !… Mon bébé… mon pauvre petit bébé ! gémit Barbara d’une voix qui repart dans
les aigus.
Cathy cherche à l’apaiser, lui dit de respirer calmement. De prendre de longues inspirations,
lentement.
— Elle a des somnifères, mais elle n’aime pas prendre ces trucs-là.
Henry, bouleversé, regarde les épaules de sa femme se soulever tandis qu’elle tente de maîtriser
ses nerfs.
— Je crois vraiment que tu devrais aller t’allonger un peu, Barbara. En haut. On te tiendra au
courant de tout. Dès qu’on apprendra quelque chose.
Cathy continue de masser le dos de Barbara.
— Vous êtes sûre de ne pas vouloir de médecin ?
Barbara promène autour d’elle un regard égaré, comme si elle ne voyait pas ce qu’elle a devant
les yeux.
— Pas de médecin. Je veux aller dans la chambre d’Anna. Je vais aller m’allonger dans la
chambre d’Anna.
Elle se lève avec une expression hagarde, dans un état second, comme happée par ce nouvel
objectif.
— Allez demander à Jenny de l’accompagner, dit Cathy à Henry, les yeux agrandis
d’inquiétude.
Henry, de son côté, est miné par son impuissance. Il tourne en rond. Son cerveau a du mal à
traiter les informations qu’il reçoit.
— Dites à votre fille de monter, Henry. De rester avec sa mère. Il ne faut pas que Barbara reste
seule.
Le portable de Cathy se remet à sonner, et Henry sent à nouveau un frisson lui parcourir
l’échine, comme lorsqu’il a découvert cette photo à la télévision. Cathy s’excuse – elle doit
prendre l’appel – et il retourne dans le salon pour prier Jenny d’aller aider sa mère.
Tim est resté debout, ne sachant quelle attitude adopter. On a coupé le son de la télé, mais c’est
l’actualité sportive qui est maintenant à l’image. Henry a l’impression de prendre un coup de
poing dans la figure. Il est outré : comment les gens peuvent-ils déjà tourner la page ? Il y a
moins d’une demi-heure, ce fou dangereux était posté derrière une fenêtre avec sa fille, un canon
de pistolet enfoui dans ses cheveux blonds, et le reste du monde est déjà passé au foot !
— Je pense vraiment que tu devrais rentrer chez toi, Tim. Désolé. Mais là, c’est trop pour nous.
Tim fait oui de la tête, blême, visiblement secoué, et reprend son manteau sur le dossier du
canapé. Henry entend le déclic de la porte qui se referme et il retourne dans la cuisine pour tenter
de capter des bribes de la conversation téléphonique de Cathy. Elle s’est enfermée dans le
débottoir. Exaspérant ! Sa voix lui parvient assourdie par l’épaisse porte en chêne.
Sammy en a profité pour se faufiler dans l’entrée. Assis aux pieds d’Henry, ses yeux le
supplient de le laisser rester avec lui, dans la cuisine. Henry regarde son chien. L’éclat ambré de
ses yeux sombres. Sa loyauté. Son inquiétude, lui qui perçoit la tension qui règne dans la pièce. Il
se souvient du chiot jappant et bondissant dans tous les sens sur la pelouse de devant, tandis
qu’Anna enchaînait les roues sur l’herbe. Regarde, papa, j’arrive à en faire trois d’affilée…
Henry se rapproche encore, il est tout contre la porte du débottoir, mais c’est sans espoir : il
n’entend toujours rien, Cathy murmure. L’envie désespérée de savoir ce qui se passe lui brûle la
poitrine comme si on lui déchirait les chairs. Il ferme les yeux. Sa respiration se fait de plus en
plus forte, par le nez. Sammy s’est collé à lui, il se frotte le museau à sa jambe. Je peux rester,
maître ? Il tapote la tête de son chien. Sammy se met à remuer la queue, et Henry sent quelque
chose se briser en lui.
Il finit par revenir vers la table en pin étincelante, dans un état second, et s’assied sur le fauteuil
à haut dossier laissé vide par sa femme. Le coussin à carreaux bleus, qui est normalement sur
l’assise, gît par terre, sous la table. Henry s’abîme un moment dans la contemplation de ce
coussin, hésitant à le ramasser. Pendant quelques secondes, cette décision lui semble capitale :
trop difficile à prendre. Puis, il se morigène : c’est tellement ridicule, stupide et futile d’accorder
ne serait-ce qu’une seule pensée à un coussin ! Qu’est-ce que ça peut bien faire que tous les
coussins soient par terre ? Que tous les objets à la con de cette pièce à la con soient par terre ! Il
regarde autour de lui : le service en porcelaine, les assiettes, les carafes et les bols, tout le
capharnaüm sur le buffet. Il aimerait tout balayer du revers de la main. Tout envoyer voler, pour
que le coussin ne soit plus seul par terre. Enfin, le couinement familier de la porte du débottoir
lui parvient, Sammy se dresse, la queue immobile, inquiet d’être à nouveau banni de la cuisine.
— C’était une de mes collègues, dit Cathy en venant vers lui.
— Des nouvelles d’Espagne ? De l’équipe qui est là-bas ? Mais qu’est-ce qu’ils attendent, bon
sang ? Ils n’ont pas du gaz lacrymogène ? Quand est-ce qu’ils vont mettre fin à tout ça ?
Henry est surpris par son propre ton, plus accablé qu’en colère, et qui colle mal à ses paroles. Sa
tête lui fait le même effet, il la laisse retomber, comme lestée, et se remet à fixer le coussin. Il y a
une petite tache dans le coin supérieur gauche. Du ketchup, sans doute. Encore une image qui lui
fait fermer les yeux. Anna noyant son sandwich au bacon sous un océan de ketchup.
— Rien de nouveau de l’étranger, non. En revanche, il y a quelque chose…
Cathy s’exprime d’un ton hésitant, c’est rare. Elle laisse passer quelques secondes.
— Quoi encore ? Une demande de rançon ?
Henry s’y attendait, en fait. Il rouvre les yeux.
— Parce que, s’il veut de l’argent, on en trouvera. Autant qu’il veut. On peut vendre la ferme.
Soudain, l’esprit d’Henry se met à galoper ; il pense à toutes les personnes qu’il pourrait
appeler. Qui pourraient participer. Prêter. Aider.
— Non. Pas une rançon. De toute façon, le groupe d’intervention n’accepterait jamais une telle
revendication…
C’était idiot de sa part. Qu’est-ce qu’il s’était imaginé ? Henry stoppe tous ses appels
imaginaires aux amis et aux banques. À la paroisse. Annule l’appel aux dons sur Internet. Il
renonce à la scène dans sa tête. Un sac rempli de billets pour Karl. Anna, libérée, sortant d’une
voiture de police, courant vers lui. Papa…
Son esprit n’en peut plus de tous ces revirements. L’éventualité d’une fugue. Les espoirs
suscités et brisés. Les scénarios d’horreur. Aux infos. Toutes ces foutues photos sur les réseaux
sociaux. La police ne va pas laisser filer Karl, rançon ou pas rançon. Comment protéger Anna ?
Il ne peut strictement rien faire. La brûlure recommence dans sa poitrine. Poings serrés, yeux à
nouveau rivés sur ce coussin.
— Je me demandais… Est-ce que vous pourriez regarder cette photo, monsieur Ballard ?
Henry remarque la manière formelle dont elle s’adresse à lui. Dès le début, Cathy les avait
encouragés à l’appeler par son prénom. Elle a toujours appelé Barbara par le sien. Avant, elle
l’appelait Henry, elle lui proposait du thé, lui offrait sa compassion et des mines compréhensives.
Mais, depuis la grange, le fusil et la garde à vue, il est redevenu M. Ballard. Restera sûrement M.
Ballard – à un cheveu du statut de suspect – jusqu’à ce que tout soit élucidé.
Tu me dégoûtes, papa.
— Cette photo, monsieur Ballard. Elle n’a pas été beaucoup partagée. Je dois vous prévenir :
c’est encore un cliché de Karl à la fenêtre, avec son arme. L’image la plus terrible. Celle qui a été
trop pénible à supporter pour votre femme, et c’est bien normal. Mais elle est prise sous un angle
différent. Et vous nous aideriez en acceptant de l’examiner. Si vous vous en sentez capable ?
— Bien sûr que j’en suis capable.
C’est faux. Henry s’arme de courage. Il ne veut pas regarder.
Cathy ne lui passe pas son iPhone, mais son iPad, à l’écran plus large.
— C’est une photo qui a été prise depuis les appartements d’en face. De plus haut. La photo a
été un peu nettoyée et on l’a agrandie.
Balayant l’écran du doigt, elle lui montre la seconde version.
Henry sent sa lèvre trembler.
— Et qu’est-ce que je suis censé dire ? Censé voir ?
Une torture. Il ne veut pas regarder. L’arme. Les cheveux.
— Karl a refusé de laisser son otage parler au négociateur. Et il n’a pas envoyé non plus de
photo aux policiers, ce qu’ils ont pourtant réclamé plusieurs fois. C’est la procédure classique.
Pour calmer le jeu et s’assurer que l’otage va bien. C’est un processus d’échange. De troc. Si
vous nous envoyez une photo ou si vous nous laissez parler à l’otage, nous ferons ceci ou cela…
Nous vous ferons passer de la nourriture, un autre téléphone, des médicaments contre le mal de
tête, un inhalateur contre l’asthme, quoi que ce soit dont il ait besoin.
L’otage ? Pourquoi dit-elle l’« otage » ? Elle ne peut pas l’appeler Anna ? Comment ose-t-elle ?
C’est sa fille ! Elle devrait l’appeler par son nom…
— Voilà ce que je vous demande, monsieur Ballard. À partir de cette photo, avec quel degré de
certitude pouvez-vous affirmer qu’il s’agit vraiment d’Anna ?
Henry a la tête qui tourne. C’est une plaisanterie ? Un fou dans un train persuade sa fille d’aller
dans un club sordide après une sortie au théâtre. Il la saoule et Dieu sait quoi d’autre. Il la
kidnappe. Il l’emmène en Espagne. Il la séquestre dans un appartement, sous la menace d’un
pistolet et…
— S’il vous plaît, étudiez bien cette photo. Surtout la morphologie de la jeune fille. Sa taille. La
largeur de ses épaules, en particulier. Est-ce que c’est Anna ?
Henry regarde l’image, sent ses sourcils se froncer douloureusement. La morphologie ? Qu’est-
ce qu’elle veut dire par là ? La morphologie ? Ce n’est qu’à cet instant qu’il s’aperçoit qu’il a un
mal de tête abominable. Peut-être une migraine ; cela fait des heures qu’il en souffre, depuis le
commissariat.
La photographie a du grain, elle n’est pas de bonne qualité, surtout l’agrandissement. Mais ce
sont bien les cheveux d’Anna, sans l’ombre d’un doute.
— Je ne comprends pas. Vous voudriez que ce soit qui ?
— S’il vous plaît. Examinez-la avec soin.
Henry regarde la jeune fille, dos à la fenêtre, un pistolet sur la tête. Il se surprend à se balancer
d’avant en arrière. Il revoit Anna qui se détourne de lui pour regarder par la fenêtre de la cuisine.
Regarde, papa, la pie ! Elle est revenue…
Qu’est-il censé voir sur cette photo ? La morphologie ? La forme de son corps ? Comment peut-
on demander à un père de s’intéresser à la forme du corps de sa fille ?
Sur la photo, Anna porte un pull moulant. Gris, quoique la couleur puisse être faussée par
l’appareil, le cliché a sûrement été pris avec un téléphone.
Henry regarde, comme on le lui a demandé, la taille. Les épaules.
Quelque chose cloche. Quelque chose ne colle pas. Oh mon Dieu !…
— Vous êtes en train de me dire qu’elle est enceinte ? C’est ça que vous sous-entendez ?
Henry lutte de toutes ses forces pour ne pas disjoncter. Il ne veut pas perdre la maîtrise de ses
nerfs devant cette femme. Il regarde de nouveau la photo et, de nouveau, il a l’impression que
quelque chose cloche. Quelque chose qu’il n’arrive pas tout à fait à cerner.
— Non, pas du tout, monsieur Ballard. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Sa silhouette. Les
épaules. La taille. Nous avons tous une morphologie particulière – un ratio qui ne se modifie pas,
même quand on prend du poids ou qu’on en perd. Même lors d’une grossesse, bien que je n’aie
jamais voulu dire ça. Un rapport épaules/hanches. Est-ce que cette silhouette ressemble à Anna,
pour vous ?
Et là, Henry retient sa respiration, tandis que l’énormité de la question et ses conséquences
pénètrent dans son cerveau.
— Il vaudrait mieux appeler Jenny.
40
LE TÉMOIN
Je suis soulagée que Tony soit enfin monté se changer.
— Il ne fait pas exprès d’être comme ça, vous savez.
Je regarde Matthew, mais mes pensées ont suivi mon mari, à l’étage. Je le vois accrocher sa
housse à costume derrière la porte. Remettre sa trousse de toilette dans la salle de bains. Fatigué.
S’asseoir sur le lit. Inquiet pour moi.
— Non, ne vous excusez pas, Ella. C’est une bonne chose qu’il soit protecteur envers vous. Je
ferais pareil si c’était ma femme, vous savez, et je suis vraiment très content qu’on se soit
rencontrés. C’est mieux. Pour vous, je veux dire.
Je lui souris. À cet instant, Luke entre dans la cuisine et se met à chercher la boîte à biscuits
dans le placard. Il faudrait que je l’en empêche, que je prépare un vrai repas, mais la tension de
ces dernières heures a eu raison de moi.
— Je suis désolée, Matthew. Quelle impolitesse ! Je ne vous ai même pas demandé des
nouvelles de votre femme et de votre fille. Comment vont-elles ?
Matthew change de physionomie. Il s’illumine de cette fierté, de cette incrédulité, de cette
expression d’émerveillement « KO debout » qu’on arbore les premiers jours. C’est touchant.
— Super, merci. En pleine forme. On lui a fait une césarienne ; du coup, elle souffre et elle en a
un peu marre. Elle doit rester à la maternité encore quelques jours.
— Eh bien, dites-lui de ma part de profiter au maximum de ce repos forcé. Au fait, je vous
présente Luke, mon fils. Luke, voici Matthew, le détective privé. Je t’ai parlé de lui, tu te
souviens ?
Je guette la réaction de mon fils qui considère Matthew avec une méfiance égale à celle de son
père et je ressens soudain le besoin de défendre à la fois Tony et Luke. Matthew a raison : c’est
une bonne chose que mes deux hommes veillent sur moi. En repensant à tout ce que Luke a
traversé ces dernières semaines avec sa copine, je me sens ridicule et déloyale de l’avoir
soupçonné à cause de cette stupide loupe de randonnée. Bonté divine, comment ai-je pu
m’embrouiller les idées à ce point ? Je n’en parlerai pas à Matthew et je ne questionnerai pas non
plus Luke. Après tout, cette fichue loupe était peut-être dans ma poche. C’est peut-être moi qui
l’ai laissée tomber.
— On mange ?
Luke me regarde comme si Matthew n’existait pas.
Parfois, je me demande si la vie aurait été plus simple pour lui s’il n’avait pas été fils unique.
S’il avait eu quelqu’un à qui se confier. Plus proche de son âge. Pourtant, nous avons essayé
d’avoir un autre enfant. Les médecins n’ont jamais décelé aucun dysfonctionnement, cela ne
s’est pas fait, c’est tout.
— Écoute, je pense que je vais nous faire livrer quelque chose. Du chinois, ça te dit, Luke ?
— Génial.
À peine est-il sorti de la cuisine que je raconte à Matthew l’épreuve qu’a représentée l’année qui
vient de s’écouler pour notre famille. C’est ma faute. Je n’étais plus moi-même : j’étais trop
préoccupée par l’affaire, surtout à partir du moment où mon nom a été cité par les médias. Ces
maudites cartes postales. Souhaitant désespérément que tout cela prenne fin.
— Vous êtes sûre que vous n’avez rien d’autre à me dire, Ella ? Sur cette personne qui selon
vous surveillerait votre magasin ? Vous n’avez pas remarqué une couleur de voiture ? Quelque
chose de bizarre dans les parages ? Au magasin ? Ou ici ?
— Non. Juste une drôle d’impression. Vous savez… la sensation que quelqu’un vous observe.
Mais, encore une fois, j’ai les nerfs à fleur de peau en ce moment. Ce sont sûrement ces stupides
cartes qui me rendent parano.
— Bon, d’accord. Et maintenant, excusez-moi, Ella, mais là je ferais mieux d’y aller, dit
Matthew en regardant sa montre.
— Vous pouvez rester, avec grand plaisir. Pour partager notre dînette chinoise ?
À l’instant où les mots franchissent mes lèvres, je les regrette.
— Non, c’est très gentil, Ella, mais j’ai des choses à faire chez moi. En revanche, vous pouvez
m’appeler à toute heure, vous le savez. Si jamais il se passe quoi que ce soit. Si jamais quoi que
ce soit vous inquiète.
— Merci, Matthew.
J’ai honte d’être aussi soulagée qu’il ne reste pas manger, mais ce sera tellement plus relaxant
pour Tony et Luke... Il faut vraiment que j’apprenne à faire passer ma famille avant mes fichues
bonnes manières. J’aime beaucoup Matthew, mais je dois me souvenir qu’il n’est là qu’à titre
professionnel. Toutefois, avant qu’il s’en aille, j’allume la télévision, au cas où il y aurait du
nouveau en Espagne. Alors qu’il cherche ses clés de voiture, j’entends son téléphone vibrer. Un
texto.
— C’est notre affaire ?
Il fait oui de la tête et, au fur et à mesure qu’il prend connaissance du message, son visage
s’assombrit. Il lève enfin les yeux sur moi.
— Bon. Je vous dis ça en stricte confidence, Ella. Mais je viens d’apprendre quelque chose
d’assez pénible. À mon avis, cet élément ne va pas être révélé avant un petit moment, mais je
suis en contact avec une personne proche des Ballard et… Bref. Il me semble que, maintenant,
vous devez être mise au courant de ce qui se passe.
Je m’arme de courage en contractant le ventre. Et les bras, les mains en appui sur mes cuisses.
Je me tourne à nouveau vers la télévision, où les photos de l’appartement en Espagne montrent
que les rideaux ne sont pas tirés. Le bandeau qui court en bas de l’écran indique qu’aucun fait
nouveau ne s’est produit. Mais, à présent, je redoute le pire. La bulle d’espoir éclate : que va
m’annoncer Matthew ?
— Elle est morte ? Il l’a tuée ?
— Non, Ella. La femme dans l’appartement. L’otage. Ce n’est pas Anna. On ne sait pas à quoi
joue ce Karl. Mais une chose est sûre : ce n’est pas Anna.
41
L’AMIE
Couchée dans le lit de sa sœur, Sarah la regarde dormir sur le matelas gonflable. Lily continue
de faire comme lorsqu’elle était petite : elle dort avec l’index droit sur le bout du nez. Trop
mignon. Quand elles étaient enfants, Sarah la taquinait là-dessus.
— Pourquoi tu fais ça, Lily ? Pourquoi tu t’appuies sur le nez quand tu dors ?
— Ça m’aide à respirer.
— C’est débile.
— Je m’en fiche.
Elle a gardé ses bracelets. Les enlève-t-elle au moins pour se doucher ? Un peu plus tôt, Lune
est passé la voir. Sarah a maintenant la conviction qu’ils sont ensemble, mais elle est soulagée
qu’il se soit mis en retrait pour le moment. Lily lui en a peut-être touché un mot pendant que
Sarah prenait un bain.
Sarah est épuisée et, malgré l’apaisement que lui a procuré ce bain, elle savait qu’elle allait
avoir du mal à trouver le sommeil. Elle voulait dormir par terre, sur le matelas, mais Lily a
insisté pour le prendre. Sa sœur a même réussi à plaisanter. Comme ça, je vérifierai qu’il n’y a
pas de monstres sous le lit.
Par chance, la pièce n’est pas dans le noir total. Au-dessus de la porte, un petit carreau laisse
passer une douce lumière. Lily lui a expliqué que deux résidents de la maison souffraient
d’insomnie et de cauchemars, c’est pourquoi une veilleuse reste allumée sur le palier. Pour qu’ils
n’aient pas peur s’ils doivent se lever la nuit.
Caroline, la propriétaire, doit revenir demain, dans la matinée. Son retour inquiète Sarah qui
veut lui demander la permission de rester encore un peu. L’idée de rentrer à la maison lui est
insupportable, surtout après ce que Lily lui a appris sur leur mère. Celle-ci lui a encore envoyé
des textos la suppliant de revenir, auxquels Sarah a répondu de façon lapidaire, se bornant à dire
qu’elle allait bien et qu’elle était avec Lily. Lâche-moi.
Malgré tout, Sarah demeure partagée. Comme Lily, elle est soulagée que son père ne soit pas
impliqué dans la disparition d’Anna et, pourtant, c’est un soulagement provisoire, pas un point
final. Il faut tout de même qu’elles fassent quelque chose au sujet de leur père. Elles ne peuvent
pas faire comme si rien ne s’était passé. Et s’il s’en prenait à une autre fille ? N’en seraient-elles
pas en partie responsables ?
Sarah est stupéfaite que leur mère ait refusé de croire et de soutenir Lily quand celle-ci lui a tout
raconté. Elle sent le contour de ses yeux se crisper : elle aussi aurait dû parler – tendre la main à
Lily au lieu de lui en vouloir de les avoir abandonnées.
Le plus discrètement possible, elle se met sur le dos et tente de calmer son esprit en
effervescence, de scruter à nouveau les ombres qui peuplent la pièce. Dans le coin, il y a un
mannequin, une espèce de truc en bambou, principalement recouvert de foulards et d’un poncho
en patchwork. Lily s’en sert de valet. Dans la journée, Sarah l’a admiré – très bohème –, mais,
dans la pénombre, le mannequin lui semble inquiétant, comme une personne sans tête, et elle doit
faire un gros effort de concentration pour discerner et identifier chacun des vêtements et ainsi
rendre sa silhouette moins menaçante. Foulard... Foulard... Poncho. Ce ne sont que des fringues,
Sarah.
Mal à l’aise sur le dos, elle se tourne sur le côté pour examiner le peignoir accroché à la porte. Il
est si long qu’il traîne par terre. Il aurait fallu fixer le crochet un peu plus haut. Oui. À quelques
centimètres près, le peignoir ne se coincerait pas sous la porte quand on l’ouvre.
Quand, soudain, grand remue-ménage ! Soleil. Bruissement de rideaux. Cliquetis de verres ou
de couverts. Des voix, au loin. Par quelque miracle, elle a dû réussir à s’endormir. Sarah n’en
revient pas. Entrechoquement de porcelaine près d’elle : c’est Lily. Avec un plateau en bois
chargé de deux jolies tasses à café, pleines. Sur une assiette, une chose de forme triangulaire,
d’un vert peu engageant.
— Toasts à l’avocat. Et pas d’excuse. Aujourd’hui, il faut vraiment que tu avales quelque chose.
Sarah bâille et s’étire.
— D’accord. Bon sang ! Je n’aurais jamais cru que j’arriverais à m’endormir…
Elle considère le plateau, saisit une tranche de pain grillé.
— Je mange, mais à condition que toi aussi.
Du menton, elle désigne l’autre tranche à Lily.
Après une seconde de réflexion, sa sœur saisit le toast et s’assied par terre en repoussant le
matelas.
— Franchement, je ne pensais pas que j’arriverais à fermer l’œil. La dernière chose dont je me
souviens, c’est qu’il était trois heures du matin. (Un bâillement déforme sa voix.) Alors, tu
penses que Caroline va accepter que je reste un peu ici ? Je peux me dégoter un job de serveuse
ou autre.
— Je ne sais pas. Mais je vais demander. Seulement jusqu’à la fin de l’été, d’accord ? Tu dois
passer ton bac, et avec succès.
— Je ne sais pas si j’ai envie de m’embêter avec ça, maintenant.
— S’il te plaît, Sarah, ne dis pas ça. Je veux bien demander à Caroline si tu peux rester, mais à
condition que tu passes ton examen.
Sarah hausse les épaules, résignée. Les toasts sont délicieux. Elle ne s’attendait pas à ce que
l’avocat soit si poivré. Lily a aussi ajouté du jus de citron. Enfournant le dernier morceau dans sa
bouche, elle ramasse son téléphone. Une flopée de messages. Elle se redresse, s’adosse à la tête
de lit en bois et les parcourt à toute vitesse.
Oh mon Dieu !…
Elle n’arrive pas à comprendre ce qu’elle lit. Ce n’est pas Anna ? Mais comment ça, ce n’est pas
Anna ? C’est impossible, enfin ! Qu’est-ce que c’est encore que ce délire ? Il y a là des messages
de Jenny, de Tim, de Paul et aussi d’autres de leurs amis…
Sarah lance une appli d’info en continu et demande à Lily d’aller voir les actus sur son
ordinateur.
— Ils disent que ce n’est pas Anna ! La fille dans l’appartement, en Espagne.
— Quoi ?
Il faut quelques minutes avant que le son arrive sur l’ordinateur. Lily et Sarah se serrent sur le
bord du lit pour écouter le reporter, devant l’immeuble en Espagne, confirmer que le drame est
enfin terminé. Karl est désormais en garde à vue et interrogé par la police.
— On nous a confirmé que la jeune femme blonde soi-disant retenue en otage n’est pas
l’adolescente anglaise disparue, Anna Ballard. Le dénommé Karl et cette femme sont sains et
saufs. La police ne communique rien de plus pour le moment.
— Ce n’est pas Anna ? répète Lily, toute pâle. Mais ça n’a aucun sens.
Sarah porte les mains à sa bouche, sent ses index pressés contre ses lèvres. Sent contre son
épaule le tremblement qui secoue le corps de sa sœur.
— Tu comprends ce que ça veut dire, Lily ?
Sa sœur se penche en avant, la tête entre les mains, et, tandis que Sarah lui caresse gentiment le
dos, Lily fond en larmes.
— Je suis tellement désolée, Lily. Je sais que c’est horrible. Je sais que ce n’est pas ce que tu
veux, mais on n’a plus le choix, maintenant.
Sarah ne sait pas comment consoler Lily qui continue de pleurer. Elles savent toutes les deux ce
qu’il leur reste à faire.
Elles doivent aller parler de leur père à la police. Elles n’ont plus le choix. Sarah doit tout dire,
maintenant.
42
LE PÈRE
La semaine suivante voit une vague de chaleur s’abattre sur la région. La carte se couvre d’une
marée de températures « maximales » à chaque point météo. Henry regarde tout cela, empli
d’une fureur rentrée. Pour une fois que ces gens ne se plantent pas dans leurs prévisions, on peut
dire le temps qu’il fait rien qu’en ouvrant la fenêtre ! Sa fille, elle, est passée à la trappe. Elle ne
fait plus les gros titres. Les infos locales ne parlent que de relevés de température, les
responsables d’office du tourisme pérorent sur les records de chaleur et le retour à la mode des
vacances chez soi. La meilleure saison depuis des années ! Aux quatre coins du Devon et de la
Cornouailles, les visages prennent une teinte dorée, assortie à l’herbe.
Aujourd’hui, le JT montre un reportage sur les dauphins qui s’approchent de plus en plus
souvent des côtes. Ils sont aussi de plus en plus nombreux et, selon un spécialiste de biologie
marine, on pourrait bientôt apercevoir des requins. Conséquence du réchauffement climatique.
Le réchauffement climatique… c’est ça.
Henry fait une autre valise de vêtements, la télé toujours à faible volume dans un coin de la
chambre. Chaque fois qu’il vient récupérer des affaires à la ferme, il s’arrange pour mettre le
plus de temps possible, dans l’espoir que Barbara va flancher. Lui faire du thé. Lui parler. Lui
permettre de rester. Mais non. Il l’entend crier d’en bas : est-ce qu’il pourrait se dépêcher ?
Merci. Elle préférerait qu’il soit parti avant le retour de Jenny. Apparemment, leur fille aînée est
sortie avec Tim et Paul. Barbara prétend que les deux garçons ont été d’un grand soutien pour
elle depuis le dramatique rebondissement en Espagne.
Et nous voilà revenus dans les limbes les plus effroyables qui soient, songe Henry en fermant sa
valise. On ne sait toujours pas où est Anna. Les infos n’en ont que pour cette foutue météo. Et
moi, je suis en exil.
De retour en bas, il tente le coup, une fois de plus.
— Est-ce qu’on peut au moins se parler, Barbara ? Se donner une seconde chance ? Pour
Jenny ?
— Une seconde chance ? Tu as le culot de me demander ça ? Après avoir failli te faire sauter la
cervelle dans la grange ! Et, comme si ça ne suffisait pas, je découvre que tu couches à droite et à
gauche, quasiment dans le jardin ! Avec une pute du coin alors que notre fille…
Henry ignore comment Barbara a eu vent de son aventure. Heureusement, elle ne sait pas
encore avec qui il l’a trompée, mais elle a réussi à reconstituer toute l’histoire. Il soupçonne
Cathy d’avoir volontairement lâché quelques infos, même si cette dernière s’en défend avec
fermeté. En tout cas, depuis la débâcle en Espagne, l’agent de liaison ne reste plus aussi
longtemps qu’avant. Elle se contente de passer prendre un café chaque jour. Sans doute gênée
par la façon dont la police a salopé toute l’affaire.
Le « siège » de l’appartement en Espagne est retombé comme un soufflé. La blonde n’était
autre que la copine de Karl. Tous les deux, ils ont mis en scène une fausse prise d’otage pour
négocier leur fuite en voiture. Ils avaient échafaudé ce plan quand la police était venue arrêter
Karl, après son signalement.
Tout ce qu’on leur a dit depuis, c’est que Karl aurait un alibi pour la nuit où Anna a disparu.
Quant à Antony, il s’est fait interpeller lorsqu’il s’est pointé sur le même chantier que son
copain, en Espagne. Tous deux sont à présent en garde à vue et nient en bloc une quelconque
implication dans la disparition d’Anna. Leur version : ils se sont désintéressés des deux filles
durant la première heure passée en boîte et n’ont aucune idée de ce qu’elles sont devenues. Après
le club, ils prétendent s’être rendus avec des amis à une soirée du côté de Vauxhall, ce qui était
leur projet initial. Ce nouvel élément a été recoupé avec les déclarations des témoins et les vidéos
de surveillance et, jusqu’ici, tout semble confirmer leurs dires. À ce jour, le groupe d’enquête de
Scotland Yard n’est pas en mesure de trouver des failles dans leur emploi du temps ; bref, il n’y a
toujours rien qui permet de les incriminer.
Les deux hommes affirment que, s’ils ont filé à la première heure, le lendemain de la disparition
d’Anna, c’est par peur qu’on les accuse – ils se voyaient déjà retourner derrière les barreaux. Des
copains leur ont fourni de faux passeports et deux places de ferry pour la France. La police
scientifique a passé au peigne fin l’appartement où s’était déroulée la soirée. De nouveaux alibis
sont en cours de vérification. Mais jusqu’ici, zéro, ça n’a rien donné. La copine de Karl, son
« otage », est une serveuse anglaise qu’il a rencontrée dans un bar il y a six mois.
On a affirmé aux Ballard que Karl et Antony allaient sûrement retourner en prison pour
manquement aux obligations du contrôle judiciaire et bien sûr pour la fausse prise d’otage. Mais
en ce qui concerne Anna ? La police semble peu pressée de renoncer à ces deux suspects. Il faut
dire qu’elle n’a pas d’autre piste. Accaparé par la traque de son tueur en série, l’inspecteur est
reparti à Londres.
Et maintenant, on fait quoi, ne cesse de leur demander Henry.
Les recherches se poursuivent. L’enquête est loin d’être close…
Par cette chaleur, Henry affronte peu à peu sa plus grande peur. Qu’on ne retrouve jamais leur
fille ; qu’on ne sache jamais ce qui lui est arrivé. L’idée que cette incertitude sera son avenir –
leur avenir à tous – lui est intolérable. Il le lit aussi dans les yeux de Jenny. Et dans ceux de sa
femme.
Dans ces limbes cauchemardesques, Barbara a fini par accepter de prendre des antidépresseurs,
mais, depuis, elle semble souffrir de graves sautes d’humeur. D’après Jenny, le problème
viendrait du fait qu’elle refuse de les prendre tous les jours. Ce serait l’irrégularité dans les doses
qui ferait des ravages sur son psychisme. Henry ne sait jamais dans quel état il va la trouver :
morne et apathique, le regard éteint, ou surexcitée au contraire, briquant la maison de façon
maniaque et s’emportant dès qu’il tente de raisonner avec elle.
— Tu devrais revoir le médecin, Barbara.
— Ce que je fais ne te regarde plus, Henry.
C’est comme un coup de poing à l’estomac. La culpabilité, bien sûr, mais aussi une tristesse
profonde et envahissante.
— Je t’aime toujours, Barbara.
En prononçant ces mots, il prend conscience, trop tard, que c’est la vérité et il voudrait pouvoir
revenir en arrière pour diluer son irritation, son insatisfaction que lui cause la vie qu’il mène –
celle d’un fermier devenu directeur de camping.
— Ça me fait une belle jambe ! réplique-t-elle.
— Je n’ai pas renoncé à notre famille, Barbara. Nous devons penser à Jenny.
— Quelle famille, Henry ? crache-t-elle d’un ton venimeux. Au cas où tu ne l’aurais pas
remarqué, nous n’avons plus de famille. Anna n’est plus là et j’ignore si nous la retrouverons un
jour. Et Tim et Paul sont plus attentifs aux besoins de Jenny que tu ne l’as jamais été !
— Ce n’est pas juste de dire ça.
— Pas juste ? Mais je vais te dire, moi, ce qui n’est pas juste : c’est que tu n’aies même pas le
cran ni la correction de me dire avec qui tu étais la nuit où notre fille a disparu.
Sammy se tient aux côtés d’Henry qui sent la tension émanant de sa posture. Queue basse.
Regard baissé.
— Oh ! va-t’en, Henry ! Et emmène ton chien.
— Je t’appellerai.
— Je n’attends que ça !
Henry fait rouler sa valise jusqu’à la Land Rover et la soulève comme si elle pesait une tonne
pour la mettre à l’arrière. En vérité, il ne prend que quelques vêtements chaque fois, histoire
d’avoir un prétexte pour revenir, espérant que Barbara va se laisser fléchir. Il a du mal à croire
que c’est fini.
Tout ça.
Il contemple encore la pelouse, ferme les yeux devant la vision d’Anna enchaînant les roues,
puis s’asseyant sur l’herbe en souriant. Lui faisant coucou de la main.
Il sent ses doigts frémir, comme pour lui rendre son salut. Il serre les lèvres de toutes ses forces
pour ne pas pleurer, rouvre les yeux et reprend l’étroite route d’accès aux locations de vacances –
l’une des granges les plus vastes et les plus pittoresques de la ferme, reconvertie en quatre
habitations mitoyennes. Pour le moment, Henry loge dans l’un de ces T2. Il a l’impression de
jouer à la dînette, en particulier parce que les trois autres appartements sont loués par des tas de
touristes et que la cour est pleine de bodyboards, de combinaisons de plongée, de rires et de
sable.
Henry dépose sa valise dans la triste petite chambre avec ses murs neutres, ses draps neutres et
son parquet imitation chêne. Durant les travaux de reconversion, Barbara a passé des heures à lui
expliquer que « pratique » était le maître-mot de l’entreprise. Ainsi que RSI, ce qui signifie
« retour sur investissement », a-t-il appris. L’aménagement et les équipements devaient être
neutres, résistants à l’usure et faciles à entretenir. Ce n’était pas une question de goût ni de choix
personnel, mais de RSI. Henry baisse les yeux sur le revêtement de sol « facile à entretenir » et
repense aux riches parquets en chêne, d’origine, à l’étage de la ferme. À leurs nœuds et à leurs
veines. À leurs bosses et à leurs irrégularités.
Il s’allonge sur le lit et s’abîme dans la contemplation du plafond. Il songe au monde qu’il
préfère. Ce monde réel auquel il continue de s’accrocher. Les foins sont faits, grâce à la météo.
Les agneaux ont été sevrés et conduits au pâturage. Et ensuite ? Va-t-il commencer à labourer les
parcelles en hauteur pour y faire des céréales l’an prochain ? Est-ce que cela en vaut la peine ?
Va-t-il seulement continuer à jouer au fermier ? Henry regarde autour de lui. La toute petite
penderie en pin. La commode et la table de chevet assorties. Tout est trop neuf, ici. Trop orange.
Il pense à Sammy, couché sur son petit lit, dans la cuisine « facile à entretenir ». Le pauvre est
malheureux comme les pierres, complètement déboussolé, à l’instar d’Henry. Qu’est-ce qu’on
fait ici, maître ? lui demandent chaque jour ses yeux d’ambre. Henry ferme les siens et essaie de
trouver le sommeil, mais, à cet instant, le trille de la sonnette retentit. Encore une touche de
modernité. Un son aigu, perçant, tout le contraire du vieux système de la ferme.
Qui peut bien… ?
Henry ne bouge pas, espérant décourager le visiteur, mais le son strident se répète. Une
troisième fois. Une quatrième. Il finit par aller voir qui c’est par le panneau vitré, au centre de la
porte d’entrée.
— Oh bon sang ! Jenny. Entre, Jenny ! Désolé. Je n’avais pas compris que c’était toi.
Sa fille jette au coup d’œil au bazar qui règne dans sa cuisine-salon. Les assiettes sales
s’entassent dans l’évier – Henry oublie tout le temps d’acheter des tablettes pour le lave-
vaisselle. Sa salopette de travail gît en travers de la table, et ses bottes crottées ont laissé des
traces de boue par terre.
Jenny se dirige d’un pas décidé vers le frigo et en inspecte le contenu. Elle renifle le lait périmé
et secoue la tête, désapprobatrice. À part cela, il n’y a que des sandwiches tout prêts et deux lots
modèle familial, l’un de friands à la saucisse et l’autre de pâtés en croûte, achetés à la station-
service du coin.
— D’accord. Là, ça suffit. Je ne supporte pas que tu vives comme ça. On va aller faire des
courses ensemble et je vais te faire à manger. Viens.
— Non, ma chérie. Ce n’est pas la peine. Je t’ai déjà dit que j’allais très bien.
— Tu ne vas pas bien du tout, papa. Allez, viens !
Elle agite les clés de sa voiture – une Ford Fiesta toute pourrie. Henry l’avait achetée pour que
les filles se la partagent. Jenny a eu son permis du premier coup, et Anna aurait dû commencer
ses leçons de conduite. Henry s’efforce de ne pas y penser. À terme, il comptait acheter une
seconde voiture pour que les filles aient chacune la leur.
Une heure après, de retour du supermarché, Jenny, à la recherche de poêles et de casseroles
pour faire une bolognaise, entreprend d’inspecter tous les placards.
— Par flemme, j’ai pris une sauce toute prête, mais ça ira très bien. Elle ne sera pas aussi bonne
que celle de maman, mais ce sera toujours meilleur que des pâtés en croûte industriels, dit-elle en
faisant revenir de l’ail et de l’oignon dans une poêle.
Honteux de sa propre incompétence, Henry la regarde faire dorer la viande et ajouter la sauce.
Où Jenny a-t-elle appris tout cela ? Il n’avait pas remarqué qu’elle savait cuisiner.
— Tu dois me prendre pour un fossile. De ne pas savoir faire la cuisine.
— Jusqu’à maintenant, tu n’avais pas besoin de la faire. Pas vrai ?
Jenny est pâle, et Henry se demande ce qu’elle est réellement venue lui dire. Il le sent. Qu’elle
se retient de parler. Ils se tournent autour pendant que le plat mijote, et Henry préfère ne pas
l’interroger franchement.
Le repas est bon, se dit Henry, partagé entre gratitude et culpabilité.
— Oh ! j’ai oublié le parmesan, papa.
— Aucune importance. Je ne peux pas te dire à quel point ça me fait plaisir que tu sois là. Mais
ça ne me plaît pas que tu t’occupes de moi.
— Alors, c’est vrai ? Que tu avais une liaison ? Maman ne me dit pas grand-chose, tu sais. Elle
passe une bonne partie de ses journées au lit. Elle s’est mise à dormir dans la chambre d’Anna.
Pelotonnée dans ses vieux pulls.
— Oh ! ma pauvre chérie… Je suis tellement, tellement désolé que tu doives gérer cette
situation toute seule, en plus de tout le reste.
Henry inspire profondément. Il n’arrive pas à regarder sa fille dans les yeux.
— C’est vrai, je le reconnais. Je me suis conduit comme un imbécile et je le regrette
sincèrement. Mais je n’ai jamais voulu ça, je t’assure. J’aime ta maman. Et tu ne dois pas lui en
vouloir d’être aussi bouleversée. Elle est tout à fait en droit de l’être.
— Tu crois qu’elle te pardonnera un jour ? Qu’elle te laissera revenir à la maison ? demande
Jenny d’une voix chevrotante qui brise le cœur de son père. C’est comme si tout était détruit…
Henry prend la main de sa fille dont les larmes se mettent à couler. Elle dit quelque chose qu’il
ne saisit pas.
— En plus, je viens de recevoir un message affreux de Sarah. Elle est toujours dans le Devon,
avec sa sœur. Et elle dit…
Jenny regarde son père dans les yeux, les joues ruisselantes de larmes.
— Sarah ne veut pas me dire pourquoi. Elle refuse de me donner des détails, mais… Mais elle
dit qu’on est en droit de savoir que Scotland Yard va peut-être interroger son père. Au sujet
d’Anna.
— Qui, Bob ? Le père de Sarah… Bob ?
— Oui.
— Mais pourquoi ? Je ne comprends pas.
— Je ne comprends pas non plus. Après… ils t’ont bien interrogé, toi. Est-ce qu’ils ont décidé
d’interroger tous les pères ? C’est ça, le truc ?
— Je ne sais pas. Bob ? Mais pourquoi maintenant ? Bob a quitté la région depuis des années.
Je croyais même qu’il n’était plus en contact avec sa famille…
Henry sent la confusion redessiner ses traits. Ses muscles se crisper de perplexité. Il baisse les
yeux. Sur ses bottes en caoutchouc. Sur Sammy, qui s’est recouché dans son panier. Sur les sacs
de course vides. Un souvenir lui revient. Sarah accompagnée de ses parents quand elle était
petite, à la fête du village. Sarah et Anna, ensemble, amies depuis peu, les quatre parents qui
papotent. Bob – grand et lointain. Beau. Un peu insolent. Dès le début, Henry l’avait trouvé
antipathique.
Et puis il se souvient d’autre chose : Bob prenait tout le temps des photos. Des photos de tous
les enfants, sans arrêt. La famille ne roulait pas sur l’or, visiblement ; pourtant, Bob possédait un
appareil photo extrêmement coûteux, muni de tout un tas de téléobjectifs. Une sacoche pour
transporter tout son équipement. Barbara avait trouvé cela charmant, qu’il tienne à avoir des
souvenirs de la fête, mais Henry, lui, avait trouvé ce comportement bizarre. Il n’avait pas été
mécontent quand Bob avait quitté le village.
Non. Quand même pas ?
Une sensation étrange, inconnue, s’insinue au creux de son estomac.
— Il faut que j’appelle Melanie Sanders. Tu sais, cette enquêtrice qui est si gentille. Elle a repris
le travail. Elle, elle saura me dire ce qui se passe.
Henry se lève pour tirer son portable de sa poche tout en fourrageant dans ses cheveux.
— Et il faut que tu rappelles Sarah. Allez, Jenny ! S’il te plaît. Et oblige-la à te dire ce qui se
passe. Téléphone-lui, là, tout de suite !
Mais Jenny ne bouge pas. Elle se contente de le dévisager, les larmes gouttant de son menton.
— Ce n’est pas tout, papa.
Je t’observe…
Jeudi
Ça ne va pas. Pas du tout.
Je n’aime pas cette chaleur. Et elle n’aime pas ça non plus…
Je dois bien, bien, bien réfléchir, à partir de maintenant. Ne pas m’embrouiller l’esprit. Je ne
vaux rien quand je m’embrouille.
Mais, surtout, il faut que tous ces imbéciles arrêtent de croire qu’ils ont quelque chose à voir
là-dedans, alors que ça n’a rien à voir avec eux…
Ça ne les regarde pas.
S’ils nous avaient laissés tranquilles, tout se serait très bien passé. Mais les gens sont tellement
bêtes ! Du coup, maintenant, je dois agir pour que ça cesse.
Pas le choix.
C’est leur faute, pas la mienne.
Pas le choix…
43
LE TÉMOIN
Durant l’année qui vient de s’écouler, je me suis très souvent demandé ce qui faisait de nous la
personne que nous sommes. Je ne parle pas simplement de la notion d’inné et d’acquis, mais de
l’addition de notre caractère au départ et de toutes les décisions que l’on prend par la suite. De
toutes les pensées qui fusent dans notre esprit, parfois à notre corps défendant. De la manière
dont nous affrontons nos cas de conscience et nos responsabilités. Ce qui explique que moi, je
m’en veuille, alors que d’autres à ma place ne s’en voudraient pas.
Tony dit que mon plus gros problème, c’est que je réfléchis trop, que je porte le monde sur mes
épaules, qu’il faut juste que je me détende et que j’arrête de ruminer. Parfois, je me pose la
question. Serais-je quelqu’un de différent si je parvenais à suivre son conseil ? Cesser de tout
analyser et me concentrer sur une seule chose à la fois. Mais mon cerveau ne fonctionne pas
ainsi. Il n’a jamais su. Je suis tout le temps en train de penser, de penser, de penser. Des milliers
de choses se disputent mon attention en même temps. Une effervescence permanente et
épuisante.
Prenez aujourd’hui, par exemple. Comme tout le monde, j’ai trop chaud ; pourtant, je me sens
vaguement mal à l’aise d’être en manches courtes – je n’ai plus mes bras de jeune fille. Tout en
déballant les fleurs, je n’arrête pas de les regarder dans le miroir qui me sert à vérifier les
bouquets de mariée. L’effet qu’ils font lorsque je les tiens au niveau de ma taille. Et donc, en ce
moment, je pense aux fleurs, à la chaleur qu’il fait, mais aussi à mes gros bras. En fait, mon
cerveau traite simultanément les pensées suivantes : je devrais poster sur le blog un petit article
sur la manière de conserver leur fraîcheur aux bouquets par temps de canicule. Oui, les gens
aiment ce genre d’astuce. Il faut également que je sélectionne des fleurs à faire sécher dans le
stock qui a « passé » à cause de la chaleur ; elles me serviront à confectionner de jolies cartes et
étiquettes que j’exposerai en vitrine. Mais je pense aussi que, décidément, je n’aime pas l’aspect
de mes bras dans le miroir et je regrette de ne pas avoir mis un chemisier. En même temps, je me
réjouis que Luke ait peut-être trouvé deux personnes pour le remplacer. Il va d’abord examiner
leurs candidatures, puis il me les présentera. Très franchement, j’aurais préféré m’en occuper
toute seule, mais je n’ai encore eu aucune réponse à mon annonce en vitrine et je n’ai pas envie
de doucher l’enthousiasme de Luke.
J’aimerais aussi que Tony ne soit pas obligé de repartir en déplacement professionnel. Je pense
qu’il nous faut trouver quelqu’un pour la vérification de la chaudière. Et que je devrais
confectionner une affichette afin de conseiller à mes clients les fleurs qui tiennent le mieux à la
chaleur.
Je pense que je n’y suis pour rien, au fond, dans ce qui est arrivé à Anna. Mais c’est quand
même le sentiment que j’ai. Je ne parviens pas à m’en défaire.
Vous voyez ce que je veux dire ? Ce sont toutes ces pensées qui me traversent l’esprit, toutes au
même moment. Pas étonnant que j’aie si souvent mal à la tête.
J’ai commandé un supplément de roses et de lisianthus, cette semaine. Ce sont des fleurs qui se
marient bien et supportent la chaleur. Elles tiennent longtemps, sont d’un bon rapport
qualité/prix et également très élégantes. Encore une chose que je dois préciser sur le blog.
Personnellement, j’aime beaucoup les blancs, mais les lisianthus violets sont magnifiques ; du
coup, j’en ai commandé aussi. Je vais les mettre au frigo et j’en exposerai quelques-uns pour
montrer qu’ils se prêtent à de nombreuses compositions. Selon la hauteur du vase, ils font un
effet tout différent.
J’essaie de ne pas trop embêter Matthew. D’abord, il est censé prendre quelques jours,
maintenant que sa petite famille est rentrée à la maison, mais aussi et surtout parce que mon rôle
dans cette horrible affaire est en théorie terminé.
J’ai toujours autant de mal à y croire, mais, apparemment, Karl et Antony ont été blanchis. Cela
a été un choc pour tout le monde, et pour moi en particulier. D’après Matthew, ce genre de chose
se produit souvent au cours des grandes enquêtes : un rebondissement inattendu ; c’est pour cela
qu’on doit toujours garder l’esprit ouvert.
Tony, de son côté, analyse la situation de façon beaucoup plus simple : pour lui, il faut que je
mette toute cette histoire derrière moi. Tu vois. Ce n’est pas ta faute du tout. Ça ne l’a jamais
été, Ella.
Le problème, c’est que je continue à penser à elle. À Anna. À cette jolie photo de sa page
Facebook, ses cheveux balayés par le vent. Où est-elle ? Que lui est-il vraiment arrivé ?
Désormais, je crains qu’on ne le sache jamais.
Mon Dieu, déjà trois heures ! Et, malgré tout le travail urgent que j’ai à faire, je décide de
m’arrêter, le temps de passer prendre un chemisier léger chez moi. Pour couvrir mes bras. Je sais,
c’est idiot… mais on ne se refait pas.
J’arrive enfin à la maison et je m’engage dans l’allée. Tiens, les rideaux d’en haut sont toujours
fermés... Je dois les avoir oubliés en partant. Le jardin tient étonnamment bien le coup par cette
chaleur. Certaines personnes voient d’un mauvais œil que je branche l’asperseur, le soir, mais
puisque ce n’est pas interdit, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. Nous payons notre facture
d’eau comme tout le monde.
La porte résiste un peu sous ma poussée – encore deux de ces prospectus publicitaires. Si
seulement ils arrêtaient d’en distribuer ! Tous ces arbres abattus, quel gâchis ! Je me suis inscrite
à ce système qui est censé vous éviter de recevoir toutes ces pubs. J’en suis un peu moins
inondée, mais il y en a encore beaucoup qui sont distribuées à la main, c’est exaspérant.
Je vois que Luke a posé une pile de courrier sur la petite bibliothèque, près de la fenêtre de
devant. Je le feuillette rapidement. Facture du téléphone. Quelqu’un qui estime que nous
pourrions être intéressés par l’achat de fenêtres. Non, merci. Une lettre de la banque – sans doute
les revenus de nos PEA. De nouveau en baisse. C’est alors que je la vois. L’horrible enveloppe
sombre, bon marché, mince et mauvaise, avec son étiquette blafarde pour l’adresse.
Je m’adosse contre le mur. Je ne comprends pas. C’est terminé, maintenant ! Fini ! Je n’ai rien
fait de mal. Puisque Karl et Antony ne sont pas responsables de la disparition d’Anna, je ne le
suis pas non plus, pas vraiment.
Le cœur battant, je me remémore les consignes de Matthew. Je vais chercher à la cuisine la
petite boîte de gants protecteurs et de pochettes que m’a fournie la police pour recueillir les
pièces à conviction. Je songe un moment à glisser l’enveloppe dedans, sans l’ouvrir, mais, à ma
grande surprise, je m’aperçois que je ne peux pas. Il faut que je sache pourquoi quelqu’un
continue à me harceler. Pourtant… cette personne doit avoir entendu les infos ? Elle sait
maintenant que ça n’était pas Karl ni Antony, finalement. Alors, pourquoi continuer à me faire
ça ? Pourquoi ?
Mains gantées, je déchire l’enveloppe. Toujours la même chose. Je m’entends respirer. Me
surprends à darder des regards tout autour de l’entrée, jusque dans la cuisine. Juste assez pour
voir que le verrou est mis à la porte de derrière. Tant mieux.
La carte postale est noire, une fois de plus. Les lettres, découpées dans des magazines et collées.
Tout de travers.
JE T’OBSERVE.
Essayant de calmer ma respiration, je contemple les mots, je les lis et je les relis tout en sortant
mon portable pour composer le numéro de Matthew.
44
L’AMIE
Sarah redoutait depuis longtemps cet entretien. Assise à la table de la cuisine, elle pianote du
bout des ongles sur son mug de café.
Ces derniers jours – ces heures interminables passées dans les locaux de la police – ont été
absolument exténuants. Tout au cours de cette épreuve, Caroline, le pilier de cette maison, de ce
refuge, de cette communauté, appelez ça comme vous voulez, s’est toujours montrée
encourageante et pleine de bonté. Elle a été un véritable roc pour Lily. En tout cas, elle lui a été
plus utile que Sarah, qui se rend compte à présent qu’elle avait tragiquement sous-estimé le
calvaire que serait son audition par la police.
Après ce témoignage, elle croyait que l’enquête sur la disparition d’Anna allait s’emballer, que
les flics allaient arrêter son père et obtenir des réponses très vite. Mais, apparemment, ils
n’arrivent pas à lui mettre la main dessus…
Elle croyait aussi qu’on les entendrait ensemble, Lily et elle, qu’elles pourraient se soutenir
l’une l’autre – les deux sœurs côte à côte. Sauf qu’elle a appris, trop tard, que la procédure
l’interdisait, afin que l’un des témoins ne puisse pas influencer l’autre. Dépositions distinctes.
Histoires distinctes. Ambiances distinctes, dans la petite unité spécialisée, avec son sofa d’un
vert apaisant et son panier de jouets, dans un coin. Des jouets qui n’ont cessé de hanter Sarah
lorsqu’elle a réalisé, dans un horrible frisson, qu’ils étaient destinés aux petits enfants entendus
ici pour des faits tout aussi ignobles.
Les policiers chargés de l’enquête sur la disparition d’Anna sont arrivés les premiers. Elle a dû
leur dire la vérité. Leur raconter les rapports sexuels dans le train, la fixette qu’elle faisait sur
Antony. La dispute dans le club. Elle a aussi dû leur avouer qu’elle avait dit à Anna d’arrêter de
faire le bébé, puis qu’elle l’avait complètement perdue de vue après minuit et demi. Qu’elle avait
refusé de prendre un taxi avec son amie lorsque celle-ci avait voulu rentrer à l’hôtel. Qu’elle
avait supposé qu’Anna dormirait quand elle-même rentrerait…
Ensuite, l’affreuse vérité au sujet de son père. Ce qu’il lui avait fait, le jour où elle avait eu ses
premières règles. Le texto qu’il lui avait envoyé, le soir où Anna avait disparu, dans lequel il leur
demandait à toutes les deux de le retrouver au bar de son hôtel, texto qu’elle avait fait lire à son
amie. Ce qui renforce sa crainte qu’il ait pu approcher Anna.
Puis ça a été au tour de la pauvre Lily. On l’a conduite dans la pièce au sofa vert, pendant que
Caroline et elle attendaient dehors. Tout le monde était presque trop gentil avec elle. Un peu trop
empressé. Du thé ? Des biscuits ? Des magazines ? D’autres boissons ? N’empêche que cela a
duré un temps infini. Une éternité.
— Alors, Sarah. Merci d’avoir accepté que nous ayons cette petite conversation ensemble. Tu
comprends, il faut qu’on prenne certaines décisions, toutes les deux.
Caroline enserre son mug à deux mains. L’arôme familier du thé vert.
— La police a retrouvé mon père ?
Caroline fait non de la tête.
— Du moins, on ne nous l’a pas dit.
Sarah ne peut s’empêcher de regarder les bandes élastiques aux poignets de Caroline. Il n’est
pas bien difficile de deviner pourquoi elle gère ce lieu.
— Alors, voilà. J’ai parlé aux services sociaux. De la façon dont nous allions pouvoir avancer.
Sarah ne s’attendait pas du tout à cela. Une vague d’angoisse la submerge. Les services
sociaux ? Elle ignorait que cet endroit était en liaison avec les services sociaux. Elle pensait que
c’était une association indépendante. Dotée de ses propres règles. De ses propres façons de faire,
assez originales. Ce qui expliquait son fonctionnement « hors sol ». Aucune obligation d’aller
voir la police, à moins qu’on ne le souhaite.
— C’est parce que tu es encore mineure, Sarah, explique Caroline, comme si elle lisait dans ses
pensées. Et aussi parce que ta mère veut que tu rentres à la maison. Ça complique les choses.
— Je ne veux pas voir ma mère. Est-ce que je peux rester ici, s’il te plaît ? Avec Lily ?
Caroline acquiesce, et Sarah se met à pleurer de soulagement. Elle n’entend même plus Caroline
qui poursuit en lui expliquant qu’elle va l’inscrire en terminale, dans un lycée de la région. Les
différentes démarches et conditions. Elle va s’occuper de tout.
Caroline prend les mains de Sarah et la regarde avec gravité.
— Lily a toujours des problèmes d’anorexie et je m’inquiète beaucoup des répercussions que
pourrait avoir sur elle le procès de ton père – si jamais on en arrive là. C’est pourquoi j’ai besoin
que tu te conformes au règlement de ma maison si nous devons continuer sur cette lancée. Par
exemple, ne jamais demander aux autres pourquoi ils sont ici… ce genre de choses.
— Est-ce qu’il faudra aussi que je porte ces bracelets et que je prenne un nouveau nom ?
Sarah ne sait pas pourquoi elle s’est empressée de poser cette question. C’est une marque
d’impolitesse et d’ingratitude.
— Désolée. Je ne voulais pas dire ça.
Mais Caroline se met à rire, et Sarah se détend encore plus, le soulagement atteignant le bout de
ses doigts. De ses orteils. Le sang reflue vers ses joues.
— Tu trouves tout ça un peu bizarre, hein, Sarah ?
— Un peu.
— Il n’y a aucune obligation, mais il se peut que ça t’aide, tu sais. Les bracelets sont géniaux
pour apaiser la tension. Ça te fait quelque chose à tripoter quand l’angoisse te submerge. Je les ai
introduits ici pour soulager les personnes qui se mutilent.
Sarah repense soudain aux cicatrices sur les bras de sa sœur, à l’époque où elle est partie de la
maison.
— Et les noms ? Pourquoi tu as choisi Safran pour Lily ?
— Parce que, lorsqu’elle est arrivée ici, on aurait dit qu’elle voulait se rendre invisible.
Disparaître. C’est pour ça qu’elle a cessé de s’alimenter. Et puis, un jour, je l’ai vue en train de
peindre et j’ai découvert une personne totalement différente. Une énergie solaire et des couleurs
vives sur le papier. Épicées. Évocatrices. Marquantes. « Regardez-moi. » Et je me suis dit que
c’était ça, sa véritable personnalité.
Les larmes de Sarah continuent de couler. Caroline lui presse la main très tendrement.
— Il y a encore beaucoup de choses à régler. Ta mère veut rester en contact avec toi et nous
allons devoir nous concerter sur ce point, avec beaucoup de précautions. Mais si tu acceptes ma
proposition et si tu envisages de changer de nom (de nouveau, Caroline semble lire dans ses
pensées), je te suggère Aube. Je te laisse y réfléchir.
— Pourquoi Aube ?
— Parce que tu ne t’aimes pas beaucoup, Sarah. Et aucune fille de dix-sept ans ne devrait se
détester. Surtout lorsqu’elle a vécu ce que tu as vécu. Tu as besoin de prendre un nouveau départ,
ma mignonne. Et, à mon avis, mais ce n’est que mon avis, tu as besoin que le soleil se lève sur ta
vie.
45
LE TÉMOIN
La mode est une chose bien étrange. En ce moment, la tendance est au grand retour du feuillage.
On n’en met jamais assez dans nos bouquets et nos compositions. Les restaurants et toutes les
mariées en veulent partout. Des chemins de table en feuillage. Des encadrements de porte en
feuillage. Des feuilles exubérantes, partout. C’est un peu comme la popularité des prénoms. On
se laisse surprendre par les tendances. Du jour au lendemain, il n’y a plus que des Amelia. Du
jour au lendemain, tout le monde veut du feuillage.
Cela ne me dérange pas, en fait. Tout changement a des côtés positifs, et je prends plaisir à
cueillir mes propres feuillages dans le jardin et le long des chemins environnants. J’ai toujours
planté beaucoup d’hostas, pour leurs larges feuilles et leurs pousses enroulées, et j’ai découvert
que les tailles de nos haies de laurier se prêtent fort bien à des compositions plus imposantes.
Dans tout métier, il est bon de se renouveler, et, en ce moment, franchement, j’ai besoin de me
changer les idées. Je souffre d’évoluer de nouveau dans les limbes de l’incertitude. Deux
semaines depuis la dernière carte postale et toujours rien, zéro progrès. Je l’ai confiée
directement à Matthew qui l’a transmise à son amie Melanie Sanders. La police a recherché les
empreintes, analysé les cachets de la poste, patati et patata... Rien. Mon corbeau doit porter des
gants. Il s’avère que les malveillants peuvent être aussi rusés que cruels.
Pour l’instant, je compose ma dernière commande ; c’est Luke qui tient la boutique. Il est
tellement plus séduisant pour les clientes. Les deux candidats à son poste passeront tout à
l’heure, pendant que je serai en Cornouailles avec Matthew. C’est Luke qui les évaluera en
premier. Moi, je ne les verrai que s’ils sont d’accord pour les horaires. J’ai déjà perdu
suffisamment de temps à recevoir deux jeunes, intéressés par l’annonce en vitrine, mais qui ont
été épouvantés par les embauches à potron-minet. Les adolescents aiment bien faire la grasse
matinée, le week-end.
Comme à mon habitude, je dispose tout mon petit matériel – rubans, scotch, épingles – et je
commence le bouquet rose et violet. Une association de roses et de giroflées mêlées de romarin,
pour le parfum. Je travaille en spirale, progressant lentement pour conserver le rythme et la
régularité. Il s’agit d’un bouquet d’anniversaire pour les quarante ans d’une dame. Du coup, j’y
ajoute deux ou trois fleurs : je garde un souvenir très précis de mes propres quarante ans. Je
vérifie le bouquet, je l’attache, j’égalise les tiges et je le plonge dans un vase pour pouvoir
l’examiner sous tous les angles avant de l’envelopper de papier de soie et de ruban.
Une fois le bouquet entreposé dans la chambre froide, je passe devant pour rappeler à Luke de
ne pas le donner au livreur : c’est le mari qui viendra le chercher plus tard. Il l’a déjà payé, c’est
consigné dans le livre de comptes.
Nerveuse, je regarde ma montre. Luke me dit de ne pas m’en faire pour le magasin : il a la
situation bien en main et se réjouit de rencontrer ses remplaçants potentiels. D’abord la fille, puis
le garçon. L’un et l’autre ont participé aux Ten Tors la même année que lui ; ils doivent donc être
endurants. Habitués à commencer de bonne heure. Fiables. S’ils semblent convenir au poste,
Luke me laissera leur CV et leurs coordonnées sous le comptoir. Ensuite, je pourrai décider de
les recevoir en entretien ou de passer une petite annonce. Luke, pour sa part, aimerait s’arrêter au
plus tard à Noël pour pouvoir se concentrer sur ses cours. Ça te va ?
Je souris. Ça me fait plaisir que Luke s’occupe du recrutement pour moi, qu’il dorme mieux et
qu’il ait repris l’école sans chute dans ses résultats. Entre tout, la période aura été rude.
À cet instant, je reçois le texto de Matthew. Il m’attend dehors dans sa voiture. Afin que Luke
ne s’inquiète pas, je lui raconte que je vais rendre visite à un client potentiel, en Cornouailles, et
que je serai de retour en fin d’après-midi. J’embrasse mon fils sur le front. Comme il grimace, je
lui fais un clin d’œil en guise d’au revoir, lui rappelant de m’envoyer un texto si jamais il a le
moindre problème. Je le préviens cependant que le réseau est parfois un peu aléatoire en
Cornouailles ; alors, pas de panique si je ne réponds pas dans la seconde.
En montant dans la voiture de Matthew, je souris en découvrant les preuves flagrantes de sa
toute nouvelle vie : yeux cernés et le bazar de puériculture qui va avec. Des CD de comptines,
des biberons de dépannage, une petite couverture rose sur la banquette. Un canard en peluche
jaune sur la lunette arrière. L’autocollant BÉBÉ À BORD – sa femme a beaucoup insisté, paraît-il.
— Vous êtes sûre que vous vous sentez d’attaque, Ella ?
Il recule du parking en regardant par-dessus son épaule, et je repense à ces phares qui m’ont
tellement effrayée, un jour, au petit matin. C’était sur cet emplacement précis. Sans doute l’un
des habitants des appartements, au-dessus. Je mets ma ceinture, refusant de m’attarder là-dessus.
Maintenant, ça suffit, Ella.
— J’ai un peu le trac, mais j’avais envie de venir.
À dire vrai, quand Matthew m’a téléphoné, je n’ai d’abord pas trop su quoi en penser. Que Mme
Ballard l’ait contacté, cela m’a fait un choc. Voulait-elle se plaindre de moi, officiellement en
quelque sorte ? Pour avoir envoyé Matthew chez elle ? Pour l’avoir soupçonnée d’être l’auteur
des cartes ? Pas du tout. Il s’agissait d’une chose encore plus surprenante.
Il se met à pleuvoir. Matthew s’excuse. Ses essuie-glaces couinent de manière très agaçante sur
le pare-brise. Changer les balais, me dit-il, figure sur la longue liste des choses qu’il ne
parviendra sans doute pas à accomplir avant l’entrée de sa fille à l’université. Je ris. Lui aussi.
— Après, ça s’arrange, dis-je. Dès qu’ils font leurs nuits.
— Oh ! je ne me plains pas, dit-il en arborant cette expression ouverte que j’aime tant.
Détendue. Franche. Affable.
Je me surprends à étudier son profil. Pourquoi a-t-il quitté la police ? Chaque fois que j’aborde
la question, il l’élude habilement.
Nous roulons bien. Notre seul arrêt est pour acheter des cafés à emporter. Nous écoutons
beaucoup la radio et ce n’est qu’à dix minutes de l’arrivée que Matthew m’explique sa stratégie.
Très futé de sa part de ne pas me l’avoir dévoilée plus tôt.
Les dernières nouvelles transmises par Scotland Yard ne sont pas bonnes. Ils viennent de
refermer la piste du père de Sarah. L’homme a été localisé quelque part du côté de Norwich. Je
ne connais pas l’adresse exacte – en réalité, je ne suis même pas censée savoir tout cela. Mais,
officieusement, Matthew me confie que la vidéosurveillance de l’hôtel où l’homme séjournait la
nuit fatidique, tout comme le traçage de son téléphone portable, lui fournit un alibi en béton
armé. Il était dans sa chambre au moment où Anna a disparu. Sans aucun doute possible. Les
caméras du hall montrent qu’il n’en est sorti que lorsque la mère de Sarah l’a appelé.
Depuis, Mme Ballard est au désespoir. Elle veut engager Matthew pour qu’il reprenne
l’enquête : au cas où quelque chose aurait échappé à la police. Elle est persuadée que la
disparition d’Anna est en passe de devenir un cold case. De fait, maintenant que tous les suspects
ont été mis hors de cause, on a réduit l’effectif du groupe d’enquête, en douce. Matthew a été
aussi surpris que moi par l’appel de Barbara Ballard et il lui a bien fait comprendre que, seul, il
avait fort peu de chances d’arriver à progresser. Néanmoins, il éprouve de la compassion pour
cette famille et veut au moins entendre ce que la mère d’Anna a à lui dire. Le problème, c’est
que, comme c’est moi qui l’ai engagé la première, afin d’élucider cette histoire de cartes
postales, il y a un risque de conflit d’intérêts. Voilà pourquoi il m’a demandé de l’accompagner.
— Je reste persuadé que Mme Ballard n’est pas votre corbeau, mais je suis obligé de la
rencontrer avec vous. Ça m’ennuie d’être aussi brutal, de me servir de vous comme cobaye, mais
voilà la situation, Ella.
Tout cela, il me l’a déjà dit au téléphone et je comprends très bien.
— Je ne peux pas travailler pour vous deux en même temps. Mais je crains fort que la
disparition d’Anna ne soit jamais élucidée, maintenant. C’est très triste pour sa famille. Très dur.
(Il me jette un coup d’œil.) Mais c’est aussi très pénible pour vous, Ella. Or, ma priorité, c’est de
ne pas vous faire souffrir.
— Je le sais. Mais je ne pense pas pouvoir retrouver ma joie de vivre tant qu’on n’aura pas
découvert ce qui est arrivé à Anna. (Je laisse passer quelques secondes.) Croyez-vous qu’il y ait
encore une chance qu’elle soit toujours en vie, Matthew ?
— Une chance infime. Mais ça, Mme Ballard ne voudra jamais l’entendre. Aucune mère n’en
est capable.
De nouveau, son regard se tourne vers moi avant de se poser brièvement sur tout le bazar du
bébé.
— Je commence à peine à le comprendre vraiment.
Nous roulons en silence. Je le regarde une fois, puis deux, et je fronce les sourcils.
— Ça vous ennuie, Matthew, si je vous repose la question ? Pourquoi avez-vous quitté la
police ?
Je trouve cela tellement dommage : il a l’air tellement doué pour ce métier. Tellement droit…
Il garde les yeux fixés sur la route, alors que nous dépassons un panneau indiquant la ferme : à
droite à la prochaine intersection.
— Les remords.
Il a prononcé ce mot à voix basse en se tournant vers moi. Je dois avoir l’air perplexe, car il
poursuit :
— J’ai été appelé pour un délit. Un enfant est mort. En théorie, ça n’était pas ma faute. Mais…
Son regard se voile et je m’en veux de l’avoir poussé à cette confidence. Gênée, je tripote ma
ceinture alors qu’il se racle la gorge et clignote pour tourner à droite. Je comprends mieux,
maintenant.
— Voilà, on y est. Prête, Ella ?
Je fais oui de la tête, mais mon estomac se noue. La voiture s’engage sur l’étroit chemin d’accès
qui mène à la ferme. Je repense au jour où je suis moi-même venue ici. Quelle erreur !…
L’altercation sur le perron. Pour cela aussi, Matthew tient à s’assurer que Mme Ballard a enfin
admis ma non-responsabilité dans la disparition de sa fille.
Lorsqu’elle nous ouvre la porte, j’ai un choc en la voyant. Les traits tirés, elle s’exprime avec
effort. Elle semble avoir vieilli et maigri depuis la dernière fois et je suis saisie d’une immense
compassion à son égard.
— Je ne sais comment vous remercier d’être venus. Tous les deux.
Au début, elle n’arrive pas à croiser mon regard. C’est trop tôt. Et je vois que Matthew s’en est
aperçu, lui aussi.
Elle se met à nous préparer du café et, bien que nous n’en ayons pas envie, nous la laissons
s’affairer ; c’est une manière comme une autre de rompre la glace. Une façon de lui faciliter les
choses.
Pendant ce temps, je babille : j’admire la cuisine. La maison. L’imposante cuisinière Aga. Puis,
je remarque les photos sur le frigo et j’ai honte des banalités que je profère. Anna petite fille,
reconnaissable à sa magnifique chevelure blonde. La plupart des clichés la montrent en
compagnie d’une fillette plus grande. Sa sœur, sans doute. Sur d’autres, elle est avec des petits
amis de son âge. Dans une pataugeoire. Anna en train de faire la roue sur la pelouse.
Matthew entre dans le vif du sujet, très « professionnel ». Il demande tout de go à Mme Ballard
si elle comprend qu’il reste engagé auprès de moi pour enquêter sur les cartes postales. Y voit-
elle un inconvénient ?
— Ella m’a dit que vous étiez déjà venue au magasin ? Et que vous étiez très contrariée qu’elle-
même vous ait rendu visite.
— C’était ma faute, dis-je très vite.
— Non.
Mme Ballard nous précède dans le salon avec un plateau. C’est une pièce magnifique dont les
portes-fenêtres ouvrent sur le jardin. Dans un angle, un splendide piano à queue.
— Je n’étais pas moi-même, Ella. Je vous prie de bien vouloir m’excuser. Je comprends que
vous ayez pu penser que c’était moi, l’auteur de ces cartes postales, mais je vous jure que je n’ai
jamais rien fait de tel. Et si je suis venue au magasin, c’est qu’à cette époque, je vous en voulais
vraiment beaucoup. C’était injuste de ma part, mais je ne savais pas contre qui diriger ma colère.
— Je comprends tout à fait.
Matthew nous décrit par le menu les difficultés inhérentes à ce genre d’enquête. Il nous parle de
son contact dans la police, de la frustration qu’engendrent les fausses pistes. Nous confirme enfin
que le père d’Anna, qui demeure en garde à vue « pour d’autres motifs », a un alibi en béton.
Mme Ballard le sait déjà ; elle a appris la nouvelle par Sarah.
— Autrement dit, il ne reste plus aucun suspect, conclut-elle en posant son mug de café. Voilà
pourquoi j’ai besoin de votre aide, Matthew. J’ai des économies.
Sa voix vibre de désespoir, c’est terrible, et je guette avec angoisse l’expression de ses yeux
tandis que Matthew lui explique qu’il va devoir réfléchir avant de lui donner une réponse.
Nous voilà donc dans une impasse. Pour me donner une contenance, je m’extasie sur le piano,
glisse que j’ai pris des leçons jusqu’à l’adolescence et que je regrette d’avoir abandonné. Je vais
admirer l’instrument de plus près, et aussi étudier les photographies magnifiquement encadrées
qui sont exposées dessus. De nouveau Anna avec sa sœur, en demoiselles d’honneur. Des
réunions de famille.
Et puis, le choc, énorme. Un coup de poing dans le ventre. Je suis tellement déboussolée que
j’en ai le vertige.
— Qui est-ce ?
Saisissant le cadre, je me tourne vers Matthew et Barbara Ballard. Une image issue du passé
reprend forme dans mon esprit. Sans que je comprenne pourquoi…
— Ce sont les filles, avec un ami, répond Mme Ballard d’un ton prudent. C’était lorsqu’elles
ont fait les Ten Tors.
— Mais il était dans le train.
— Je vous demande pardon ?
— Ce garçon… ce garçon aux cheveux bouclés. Il était dans le train pour Londres, ce jour-là.
Le jour où Anna est allée à Londres.
— Je regrette, mais vous devez vous tromper. Non… non. Ce n’est pas possible. Il était absent.
— Et moi, je vous dis que c’était lui.
J’examine à nouveau la photographie avant de regarder Matthew qui s’est levé et vient vers
moi.
— C’était lui, Matthew, j’en suis sûre. J’ai même failli renverser mon café sur lui…
C’était après cette horrible scène, quand je suis passée devant les toilettes. Sarah, oh ! Sarah…
Lorsque j’ai décidé de changer de place et d’aller m’asseoir à l’autre bout du train. Il y a eu une
forte courbe. J’ai perdu l’équilibre alors que j’avançais dans le couloir.
Je suis désolée. Le couvercle de mon gobelet qui ne tenait pas.
Ce n’est rien. Ne vous en faites pas. Tout va bien.
Il me regarde en face. C’est bien lui… Ces cheveux. Ces yeux.
— Qui est-ce, madame Ballard ?
Matthew m’a pris la photo des mains et il la lui met sous les yeux pour qu’elle ne se dérobe pas.
46
ANNA
Juillet 2015
Elle est choquée, bouleversée, mais aussi furieuse contre Sarah. Elle la rattrape, bien décidée à
la faire changer d’avis, se frayant un passage à travers la foule en train de danser et de boire.
Brusquement, le club est trop sombre. Trop bruyant. Trop étranger. L’odeur de sueur et d’alcool
envahit tout. Elle a la tête qui tourne un peu.
— On s’était promis de rester ensemble.
Elle saisit Sarah par le bras, mais s’entend parler – elle a l’élocution légèrement pâteuse – et se
rend compte que Sarah aussi tangue un peu.
— Il faut vraiment qu’on parte, maintenant. Je ne me sens pas en sécurité. S’il te plaît, Sarah, je
t’en supplie…
— Oh là là, ne sois pas aussi bébé, Anna ! Arrête de toujours tout dramatiser !
Sarah se dégage de nouveau.
— Je te l’ai déjà dit. Si tu veux t’en aller, vas-y. Mais moi, je reste encore. Arrête de faire la
gueule… Bois un coup !
— J’ai déjà trop bu, Sarah. Il faut qu’on rentre, là.
— Alors… vas-y. On se retrouve tout à l’heure. À l’hôtel.
Et Sarah disparaît de nouveau dans la foule, cherchant Antony dans l’une des autres salles.
Anna, clouée sur place, la regarde s’éloigner. Elle doit se camper plus fermement sur ses jambes
pour arrêter de tanguer. Tout tangue. La salle, les ombres, les lumières et les gens. Les pulsations
de la musique font vibrer le sol et son corps tout entier. Elle sent ses yeux se rétrécir et sa vision
se brouiller légèrement. Là-bas, un homme la mate en buvant une bière au goulot. Il lui fait un
clin d’œil. Elle se détourne, soudain complètement parano. De nouveau, elle vérifie son sac, sa
longue bandoulière qui lui barre le haut du corps. Vérifie le zip. Son porte-monnaie. Son
téléphone.
Elle suit les panneaux jusqu’aux toilettes et attend qu’une cabine se libère. Ferme l’abattant.
S’assied et se penche en avant pour tenter de se calmer ; sort son téléphone. Elle fait défiler ses
contacts. Maison. Elle regarde le mot qui se brouille devant ses yeux. Elle repense à son père,
dans la voiture. Elle était tellement en colère contre lui ! La photo. Lui et cette femme. Son doigt
hésite une seconde au-dessus du numéro et puis… non. Elle s’essuie le pouce à sa robe. Réfléchit
aux conséquences : jamais plus sa mère ne la laisserait faire quelque chose toute seule. Elle reste
un moment assise dans les toilettes. Combien de temps va-t-il lui falloir pour retrouver ses
esprits ? Elle songe un instant au père de Sarah, puis se souvient de la menace de son amie… Si
jamais tu appelles mon père, plus jamais je ne t’adresserai la parole.
Il lui est déjà arrivé de trop boire, mais jamais toute seule. Pas comme ça. Si seulement elle
avait téléchargé l’appli pour appeler un taxi… mais Sarah avait dit qu’elle le ferait.
Pas le choix, donc. Elle décide de sortir du club et de héler un taxi. Il faut que le véhicule soit
noir, se répète-t-elle : elle a lu qu’il existait à Londres des faux chauffeurs de minitaxis. Elle a
peur. Pour se calmer, elle essaie de s’imaginer à l’arrière du taxi. En sécurité. Déposée pile
devant l’hôtel. D’où elle appellera Sarah, et peut-être ses parents, voire la police, si son amie
s’obstine à ne pas vouloir l’écouter et à refuser de rentrer…
Dehors, il bruine. Quelques personnes fument. La rue est assez étroite. Il n’y a presque pas de
circulation. Elle attend un moment en évitant de croiser le regard des gens. Mais aucune voiture
ne passe. Aucun taxi. Elle aperçoit le videur, à la porte. Pourrait-il l’aider à trouver un taxi ?
Mais soudain son attention est attirée par un groupe de trois hommes qui s’énervent parce que le
videur refuse de les laisser entrer.
Elle commence à être trempée. Continue de tanguer. Et puis…
— Anna. Ça alors ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle se retourne. Submergée par la surprise, le soulagement et toute une myriade d’émotions,
elle fond en larmes.
— Tim… Oh mon Dieu !…
Il la réconforte gentiment. À présent, son soulagement se teinte de gêne. Elle sèche ses larmes
d’un revers de manche.
— Oh bon sang, Tim ! Je suis tellement contente de te voir. Mais qu’est-ce que… ? Je te croyais
en Écosse ?
Elle s’agrippe à ses bras pour garder l’équilibre. Trouble. Soulagement. Désorientation.
— Où est Sarah ? demande Tim en la regardant bien en face.
— À l’intérieur du club. Elle refuse de partir. J’essaie de trouver un taxi. Je n’arrive pas à la
faire bouger.
— Oh ! tu ne trouveras jamais un taxi dans ce coin. Aucune chance. (Il regarde autour de lui.)
Allez, viens. Par ici. Allons te mettre à l’abri, dit-il en la prenant par le bras.
Anna s’attend à ce qu’il l’emmène sous un porche. Dans un café, un pub, n’importe quoi. Et le
métro ? Mais à cette heure-ci, il n’y a plus de métro, réplique Tim. Ils doivent trouver un endroit
d’où ils pourront lui appeler un taxi.
— Par là, tu vas voir. On va prendre le bus. Ce n’est qu’à quelques arrêts d’ici. Là-bas, on
pourra te trouver un taxi sans problème.
Anna a l’impression qu’ils marchent longtemps. Enfin, ils arrivent à l’arrêt. Ils montent dans le
bus. Il n’y a qu’eux. Elle demande à Tim :
— Est-ce que le bus passe près de l’hôtel ?
Elle lui redonne l’adresse. Tim répond que non. Le bus ne va pas si loin. Mais il ne faut pas
qu’elle s’inquiète. Ils pourront lui appeler un taxi une fois là-bas.
Ils descendent du bus et recommencent à marcher. Tim annonce :
— C’est là. L’appartement. On y est. On va pouvoir te sécher et t’appeler un taxi. Au moins, tu
pourras l’attendre au sec.
Et ils sont à l’intérieur de l’appartement.
Une entrée étroite qui donne sur un petit séjour avec bow-window sur la rue. Des rideaux
marron.
C’est l’appartement que lui a laissé son père, lui explique Tim. Pour qu’il puisse se payer la fac
en le louant. C’était stipulé dans le testament. Comment se fait-il qu’il soit à Londres ? La rando
en Écosse a été annulée. En temps normal, l’appartement est loué.
— Mais tu te souviens ? Je t’avais tout raconté quand mon père est mort.
Oui, elle se souvient, plus ou moins. Vaguement. Le père de Tim ne s’est jamais occupé de lui
et puis il a appris qu’il avait un cancer. Il a rencontré Dieu. A repris contact avec son fils. Et
comme il n’avait personne d’autre, il a couché Tim sur son testament… Anna est soulagée d’être
à l’abri. Au sec. Mais où est le locataire de l’appartement ? Et à quelle distance sont-ils de
l’hôtel, maintenant ?
Tim lui apprend que son locataire a déménagé à la cloche de bois. C’est pour ça qu’il est venu à
Londres, pour nettoyer l’appart. Établir un nouveau bail. Il comptait justement la contacter
demain pour lui expliquer que sa rando en Écosse était tombée à l’eau. Pour voir si finalement il
pourrait les rejoindre, Sarah et elle.
— Je croyais que vous alliez voir une comédie musicale, ce soir ?
Elle lui explique que le club avait plein d’avis favorables sur Internet. Ne mentionne pas Karl et
Antony. Honteuse. Son élocution étant toujours aussi approximative, elle essaie de parler plus
lentement. Elle se sent tellement gênée : elle craint le jugement de Tim. Elle tente d’avoir l’air
sensée, mais elle se demande maintenant ce qu’il faisait près de ce club. Il dit qu’il a mangé un
curry avec un pote, dans un resto indien pas loin de là.
— Une chance, hein ? Tu ne devrais pas sortir toute seule le soir, Anna. Pas à Londres. Surtout
dans ce coin-là. Plutôt chelou comme quartier.
— Tu y étais bien, toi.
— Les mecs, c’est pas pareil.
Soudain, Anna doit s’asseoir. La tête continue de lui tourner.
— Bon. Il faut qu’on s’assure que Sarah n’a pas de problèmes non plus, est en train de dire Tim.
Je retournerai la chercher dès que tu te sentiras mieux. De toute façon, tant qu’elle est dans le
club, elle ne risque rien.
Il sort son téléphone : elle l’entend lui appeler un taxi. Lui redemander le nom de l’hôtel. À
cette heure de la nuit, déclare-t-il, les taxis sont plus fiables quand tu les fais venir à une adresse.
Un quart d’heure, lui dit-on. C’est pas mal. Bon. Donc, il va la mettre dans le taxi, puis il
retournera chercher Sarah au club et la ramènera à l’hôtel. Ça lui va ?
Anna songe qu’ils auraient peut-être dû retourner chercher Sarah tout de suite. Elle se sent
reconnaissante, mais également troublée, et ses larmes se remettent à couler. Il s’assied à côté
d’elle, lui passe un bras autour des épaules. Lui dit de ne pas s’inquiéter. Que « tout va bien
maintenant, Anna ». Il va faire en sorte que tout se passe bien.
Alors, elle ferme les yeux. Et se souvient de l’horrible photo que Tim lui a envoyée ce matin.
Son père avec April – la mère de Tim. Elle ne voulait pas en parler, ni même y penser, mais à
présent elle se demande pourquoi il n’a pas abordé le sujet, lui non plus.
— Pourquoi tu m’as envoyé cette photo, Tim ? articule-t-elle entre ses larmes. Je veux dire…
pourquoi ce matin ?
La photo a atterri sur son téléphone juste avant que son père ne la conduise à la gare. Le choc.
Terrible.
Tu me dégoûtes.
— Je me suis dit que tu avais le droit de savoir. Ça m’a fait un choc, à moi aussi. J’ai pensé
qu’on devrait décider ensemble de l’attitude à avoir. Si on le dit à ta mère ou pas.
— J’aurais préféré que tu ne me l’aies pas montrée. Je me suis disputée avec mon père, c’était
horrible.
— Désolé. Je n’ai pas réfléchi.
— Mais comment tu l’as eue ? Cette photo.
C’était tellement obscène. Tellement répugnant. Son père et April. Nus. Elle, les jambes en l’air
sur le lit. Comme du porno. Dégueulasse…
Mais voilà que Tim se lève. Il ne veut pas en parler, pas maintenant ; il va leur préparer du café.
Ça lui fera du bien. Il n’a pas le temps, pense Anna. Vraiment, ce n’est pas le moment. Avec le
taxi qui va arriver. Mais Tim réplique que même une gorgée lui fera du bien.
— Dans l’état où tu es…
Pendant qu’il s’affaire dans une autre pièce, Anna se met à regarder autour d’elle. Et là, elle ne
comprend plus. Il y a pas mal de livres sur l’une des étagères. Des manuels de randonnée et des
cartoguides. Il y a aussi des magazines, de ceux que lit Tim. Elle plisse les yeux. Il y en a toute
une pile – ça représente sûrement des mois. Elle regarde sur la table basse : les magazines datent
de ces trois derniers mois. Ça n’est pas logique.
— Ça va toujours, Anna ?
— Oui.
Sous la table basse, elle découvre un guide de randonnée en Cornouailles. Un frisson de malaise
la parcourt. Plusieurs endroits du livre sont marqués par des signets. Non. Pas par des signets.
Elle feuillette les pages. Ce sont des photos qui marquent les chapitres.
La première la fait sourire. C’est une photo de groupe : le goûter que sa mère avait organisé
pour l’anniversaire de Tim. Ils portent des chapeaux qu’ils ont obtenus en nouant des ballons.
Sarah et elle serrent contre leur cœur les chiens saucisses que leur ont fabriqués les garçons. Tim
et Paul.
Elle tourne les pages jusqu’à la photographie suivante et, soudain, une drôle de sensation
l’envahit. Comme un changement brutal de température. Car il s’agit d’une photo d’elle, prise de
loin. Elle regarde dehors, à la fenêtre de sa chambre, elle s’apprête à fermer les rideaux.
Anna sent son rythme cardiaque s’accélérer. Ses muscles se tendre. Elle feuillette le livre à la
recherche d’autres photos – il n’y en a que d’elle. Jouant sur la pelouse. Assise dans un arbre.
Toutes prises de loin.
Elle remet le livre en place et se lève au moment où Tim revient avec deux mugs.
— Le taxi va bientôt arriver, Tim ?
— Il ne devrait plus tarder, maintenant.
— Il faut que j’aille au petit coin.
Elle tente de lui cacher ses mains qui tremblent le long de son corps.
— Assieds-toi. Tu seras bientôt rentrée à ton hôtel. Tu n’auras qu’à y aller là-bas.
Son intonation a changé. Cassante. Pas du tout aimable. Ça ne ressemble pas à Tim. Il se tient
entre elle et la porte.
Elle le dévisage. Glacée de l’intérieur.
— Les toilettes de l’appart ne sont pas vraiment top, Anna.
— Ah ! d’accord.
— Bois ton café. Souviens-toi que tu as de la chance que je sois tombé sur toi.
Enfin, il s’assied et boit une gorgée de son café.
— Tu as beaucoup de chance que je veille sur toi, Anna. Que je veille tout le temps sur toi.
— Oui. C’est très vrai, ce que tu dis. Je t’en suis très reconnaissante, Tim.
Elle regarde les magazines et le guide de randonnée. Son cœur cogne à coups sourds dans sa
poitrine. Boum-boum-boum.
— Tu m’as dit que ton locataire avait déménagé à la cloche de bois, c’est ça ?
— Oui. La semaine dernière. Il faut qu’on en trouve un autre.
Il s’est mis à se balancer sur son siège. D’avant en arrière…
Anna sent ses épaules trembler ; elle a peur qu’il s’en aperçoive. Elle regarde les livres sur les
étagères. Remarque que certains sont au programme du bac. Les matières qu’a passées Tim.
— Allons attendre devant la porte. Au cas où le taxi serait là, d’accord ?
Elle s’est levée.
— Non. Rassieds-toi. Bois ton café.
De nouveau ce ton cassant. Il a un brusque mouvement de tête. Se balance de plus en plus vite.
— J’ai besoin de prendre l’air, Tim.
— Tu vas très bien, Anna. Tu es avec moi, maintenant. Tu vas bien quand tu es avec moi.
Elle boit une gorgée de café. Entend sa propre respiration. Son pouls. Son cœur. Elle sent la
peur monter, monter, sa température chuter, chuter… Mais, malgré l’alcool et l’angoisse, elle sait
qu’il ne faut pas qu’il s’en rende compte. De petites taches noires apparaissent à la périphérie de
son champ de vision, l’envahissent. Sensation d’irréalité.
— Je peux avoir de l’eau, Tim ?
— Non. Tu es très bien comme ça.
Tim se balance encore plus vite, maintenant. D’avant en arrière. D’avant en arrière. Soudain, il
n’est plus qu’agitation. Étranges saccades de la tête.
— Pas de problème. Je vais aller me chercher un verre d’eau.
Elle se lève et se dirige vers la porte qui mène à l’entrée, à pas lents d’abord, puis de plus en
plus vite quand soudain il l’attrape par-derrière. Par réflexe, sa jambe droite lui décoche un coup
qui le fait reculer.
Elle se précipite dans l’entrée, elle est à un mètre de la porte, lorsqu’elle sent un coup à l’arrière
de sa tête. Pendant quelques secondes, tout devient noir. Puis, ses yeux se rouvrent. Elle est par
terre. Du carrelage noir et blanc, frais sous ses paumes. Une boîte aux lettres en laiton.
Elle tente de hurler, mais elle a quelque chose sur la bouche. De la chair. Une odeur de sueur.
Elle tente de mordre cette chair, mais ne peut pas ouvrir les mâchoires. Elle porte la main gauche
à sa tête. Une douleur atroce. Ses doigts sont tachés de sang, elle continue d’essayer d’ôter cette
main plaquée sur sa bouche.
Pendant ce temps, il n’arrête pas de lui parler. Des paroles de fou. Qu’elle est en sécurité avec
lui. Rien qu’avec lui.
Sa voix, confuse, une voix de dément. Effrayante. Qu’elle doit le laisser s’occuper d’elle.
Veiller sur elle. Que c’était bien mieux quand ils étaient petits. Plus facile de la protéger quand
ils étaient petits…
Elle tente de ramper. La boîte aux lettres en laiton.
Alors, un son nouveau lui parvient, une espèce de sifflement dans l’air. Il a attrapé quelque
chose sur le portemanteau, à gauche. L’espace d’une seconde, il desserre sa prise. Anna se jette
en avant. La porte. Le verrou. Pitié…
Mais quelque chose lui entoure la gorge, la tire en arrière. L’odeur du cuir. Puis une douleur
différente. Bien pire.
Elle ne peut plus respirer. Elle étouffe, elle étouffe. Elle porte les mains à son cou. Tente de
glisser les doigts entre la ceinture et sa gorge.
Soudain, des images lui apparaissent ; elles dansent devant ses yeux, se brouillent. Son père
dans la voiture. Tu me dégoûtes. Des primevères sur le chemin de la maison. Sammy, le chien –
sa bonne tête tournée vers elle.
Elle se débat. Tente désespérément de revenir vers eux.
Sa mère dans la cuisine. L’odeur de la cannelle. Les tranches aux prunes. C’est prêt, Anna…
Ses doigts crispés, crispés sur la ceinture.
Son père accompagné de Sammy sur le chemin. Rentrant à la maison. Lui ébouriffant les
cheveux. Des primevères pour maman…
Elle les appelle, chacun à leur tour, mais ils ne l’entendent pas. À la place, cet horrible
gargouillis dans sa gorge. La douleur dans sa poitrine. Elle continue à lutter, à lutter, à lutter…
Des roues sur la pelouse. Jenny qui lui sourit. Sammy qui jappe sur ses talons…
Pitié. Elle doit se battre. Elle doit dire à son père qu’elle l’aime pour de vrai. Elle doit revenir
vers eux.
Pitié.
47
LE TÉMOIN
— Puisque je vous dis qu’il était en Écosse, marmonne Mme Ballard. J’ai même vu une photo
sur Facebook. De Tim en Écosse. Vous vous trompez…
Je dévisage Matthew, un goût de bile dans la bouche.
— Tim a été anéanti. Il a toujours adoré Anna… s’obstine Mme Ballard. Non. Non. Tim était en
Écosse.
La confusion est totale. Un trouble terrible s’empare de moi, tandis que Matthew sort son
portable…
Il est dans un état de concentration extrême, c’est impressionnant.
En même temps, cela m’effraie quelque peu : son ton lapidaire, pressant, alimente en moi une
peur épouvantable. Il a au bout du fil Melanie Sanders, son contact dans la police ; il mène les
deux conversations en stéréo.
— Écoute, je t’expliquerai plus tard. Nouveau suspect, dans l’affaire Anna Ballard. Ami de la
famille. Il faut aller là-bas tout de suite, Mel… Tim – c’est quoi son nom de famille ?
Il a aboyé sa question en direction de Mme Ballard qui, hébétée, continue de marmonner qu’on
fait erreur sur toute la ligne. Que Tim a toujours vénéré Anna. Depuis qu’ils sont tout petits.
— Le nom de famille de Tim. Et son adresse, madame Ballard. Vite !
— Blackhouse. Ryder Lane… Je ne me souviens pas du numéro… C’est un gentil garçon, un
gentil garçon. Je vous assure. Vous vous trompez.
— Tim Blackhouse. Ryder Lane. Dans le même village… Ne raccroche pas, Mel, je t’en dirai
davantage au fur et à mesure. Il était dans le train pour Londres avec Anna. À l’autre bout du
train. Il a menti sur son séjour en Écosse…
Matthew se tait pour écouter.
— Je ne sais pas, Mel. Attends… Quelqu’un saurait-il où est Tim, aujourd’hui ? Au cas où il ne
serait pas chez lui. Madame Ballard, c’est urgent ! Regardez-moi, s’il vous plaît. C’est vraiment
urgent…
— Jenny, je suppose. Jenny saura peut-être. Elle est en haut, elle regarde un film. Je ne voulais
pas qu’elle assiste à notre conversation… Je ne voulais pas la bouleverser.
— Dites-lui de descendre. Tout de suite.
Deux minutes après, Jenny, plus grande et plus brune que sa sœur, se campe dans l’encadrement
de la porte, furieuse, tout son corps exprimant l’opposition. Bras croisés sur la poitrine.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis enquêteur, Jenny, et j’ai besoin de toute urgence de savoir où je peux trouver ton ami
Tim. Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Est-ce que tu sais où il est aujourd’hui ?
— Dans le Devon.
— Où ça, dans le Devon ? Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?
Elle hausse les épaules. Fait la moue. Refuse de coopérer.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— C’est vraiment très important, Jenny. La police a besoin de le savoir très vite.
— J’en sais trop rien. Pour un job. Il m’a rien dit. Quelqu’un qu’il avait rencontré quand on
avait fait les Ten Tors. Ces derniers temps, il ne parle que de ça.
— De quoi ? De ce job ?
Un frisson glacé me parcourt l’échine. Je regarde la photographie des Ten Tors. La date me
confirme qu’elle a été prise l’année où Luke y a participé.
Je fronce les sourcils, troublée.
Je repense soudain à la loupe de randonnée que j’ai trouvée par terre, devant le magasin. On
leur en avait donné une à tous. À toutes les équipes qui avaient réalisé un bon temps. Dieu du
ciel…
— Non. Des Ten Tors. Il n’arrête pas de parler des Ten Tors. (La voix de Jenny, toujours pleine
de colère.)
Je me lève de nouveau. De la bile dans l’arrière-gorge.
— Quel job ?
Mon intonation paniquée les fait tous se tourner vers moi.
— Dans un magasin. Il ne m’a pas dit où. Écoutez… ces derniers temps, il était dans tous ces
états, OK ? Foutez-lui la paix. Foutez-nous la paix !
— Écoute, Jenny, dit Matthew d’un ton ferme. Je ne veux pas te faire peur, mais il s’agit
d’Anna. Et nous devons retrouver Tim, c’est très, très urgent. Pourquoi était-il dans tous ses
états ?
— Il avait ressorti toutes les vieilles photos. De l’année où il avait fait les Ten Tors avec Anna
et toute la bande. Il cherchait quelqu’un sur les photos. Un garçon qui plaisait bien à Anna,
d’après lui. Je ne sais pas pourquoi. Je lui ai dit de laisser tomber. Écoutez… il est juste
bouleversé, OK ? On est tous bouleversés…
— Luke…
Cela sort de ma bouche comme un appel au secours. Je veux partir. Prendre la voiture. Je veux
revenir vers lui… Je commence à me diriger vers la porte. Je ne comprends pas… Tout cela n’a
aucun sens, aucun. Mais je dois retourner auprès de mon fils. Et tout à coup, je les revois,
grouillant autour de moi. Des centaines de jeunes. Je regarde de nouveau la photographie et je le
vois. Anna qui reçoit sa médaille. Ils sont tous en train de recevoir leur médaille… Luke. Tim.
Tout le monde rit. Tout le monde est heureux.
— Mon fils Luke. Il a fait les Ten Tors. La même année. Il est au magasin. Tout seul. Luke. Il
faut qu’on y aille, Matthew…
— Stop, Ella. Parlez-moi. Regardez-moi.
— Il doit recevoir des jeunes pour un entretien d’embauche. Pour le remplacer au magasin. Oh
mon Dieu !… Il m’a dit qu’ils étaient membres d’un groupe Ten Tors, sur Facebook. Et j’ai
trouvé un objet devant le magasin, Matthew. Au départ, j’ai cru que c’était à Luke. Mais
maintenant, je suis inquiète…
— D’accord. Appelez-le. Appelez Luke sur son portable. Vite.
J’obéis, les mains tremblantes. Allez, Luke, réponds…
— Ça ne répond pas.
Je me tourne vers Matthew, le cœur cognant à tout rompre. Toujours ce goût de bile dans la
bouche. Tous les muscles de mon visage me font mal. De ne pas comprendre…
Le message enregistré de la boîte vocale dans mon oreille.
— Appelez-le sur la ligne du magasin. Essayez de rester calme. Essayez de parler d’une voix
calme, Ella… Votre fils connaissait Anna ?
— Non. Non. Absolument pas. Enfin… il me l’aurait dit…
Je relis la date sur la photo. La même année…
Je compose le numéro du magasin pendant que Matthew reprend sa conversation avec Melanie
Sanders.
— C’est vrai… c’est tiré par les cheveux, Mel. Mais Tim se trouve peut-être au magasin d’Ella
Longfield, le témoin du train. Elle est fleuriste. Trundale High Street. Son fils est seul au
magasin, Mel. Il s’appelle Luke. Je dirais que c’est urgent, oui. Mais sans les sirènes…
— Je ne comprends pas…
C’est moi qui marmonne, maintenant. Ça sonne au magasin, mais personne ne répond.
— Mon Luke ? Mais pourquoi mon Luke ?... Je n’y comprends plus rien.
48
LUKE
Luke est content de lui. Jessica lui a paru tout à fait sympa. Un peu petite, peut-être, et pas trop
emballée par l’idée de porter du poids. Les Ten Tors lui ont cassé le dos, a-t-elle râlé. Ça risque
d’être un problème si elle doit donner un coup de main pour les livraisons. Et elle a les ongles
très longs. Ça pourrait l’empêcher d’y aller carrément. Oui, mais elle est sympa. Du coin. Elle a
des manières aimables. Affirme que ça ne la dérange pas de commencer très tôt et qu’elle a
besoin d’argent. Elle plairait à maman. Il va lui transmettre son CV, c’est clair.
Il regarde sa montre. Le suivant, c’est Tim. Il est un peu en retard. Mauvais signe. Maman est
très à cheval sur la ponctualité.
D’après ce qu’il a compris en parlant avec eux sur Facebook, il semblerait que les deux
candidats au poste aient fait les Tors la même année que lui, bien qu’il ne se souvienne pas
d’eux. Ni de Jessica ni de Tim. Il y avait tellement de monde ! Mais toute personne qui s’est
confrontée aux Tors a de l’endurance. Et de la volonté. C’est un bon test, pour un premier
écrémage. Oui. Luke est trop content de lui d’avoir pensé à passer son annonce sur ce groupe
Facebook. Job sympa à temps partiel. Magasin Trundale. Ça t’intéresse ? Envoie-moi un
message… Il est soulagé que les choses rentrent peu à peu dans l’ordre, au lycée. Du coup, il ne
veut pas laisser sa mère en plan ; au contraire, il veut la remercier pour son soutien. Mais les
jeunes ne se précipitent pas pour un job qui exige d’être sur le pont de si bonne heure. Si sa mère
n’accroche pas avec Tim ou Jessica, il la laissera s’occuper de recruter quelqu’un d’autre.
Luke jette un coup d’œil derrière lui. Dans l’atelier, le café a presque fini de passer. Tant mieux.
Il crève d’envie de s’en prendre une tasse. Il range le bazar sur le comptoir et aperçoit une rose
dans les fleurs en expo, la tête pendante de honte. Il l’ôte du seau et la met dans un vase, au fond
du magasin. Il essaiera de la récupérer plus tard. Pendant quelques secondes, il repense à Emily.
Il lui avait offert une rose l’année dernière, pour la Saint-Valentin. Depuis toute cette histoire, ils
ont pris un café ensemble et il est content d’avoir pu lui parler vraiment : il fallait qu’elle sache
qu’il tient beaucoup à elle. Et qu’il est désolé de tout ce qu’elle a dû traverser. Là, elle fait un
petit break – elle est partie passer quelques jours chez l’une de ses tantes, qui vit en France. Pour
le moment, elle ne veut toujours pas se remettre avec un garçon, mais elle a promis de lui écrire.
Ça lui fait plaisir. Le carillon de la porte retentit. Luke sourit en pensant à sa mère. Elle aime
tellement ce tintement démodé…
Il ne comprend pas tout de suite qu’il s’agit de Tim. Il le prend d’abord pour un client. Il fait
âgé, ce mec…
— Salut. Moi, c’est Tim. C’est avec toi que j’ai rendez-vous pour le job ?
Il tend la main à Luke qui la saisit en tentant de dissimuler sa surprise. Tout chez ce mec fait
plus vieux que ce à quoi il s’attendait. Ses fringues. Ses cheveux. Sa peau – un peu grise. Et il a
les yeux creusés.
— Euh, c’est moi, oui… Super… Merci de t’être déplacé.
Luke lui décrit le boulot. Les horaires. Les tâches. Invite Tim à s’asseoir sur le tabouret près du
comptoir. À peine dix minutes ; ensuite, il fermera le magasin une demi-heure pour la pause
déjeuner. Ça leur permettra de bavarder tranquillement.
Une femme entre, en quête d’une bonne affaire.
— Vous faites des remises sur quelque chose en ce moment ?
Luke lui montre les tournesols. Beaucoup d’effet. Magnifiques – on fait vingt pour cent dessus.
La femme les prend. Sous le regard de Tim, Luke les emballe dans du papier de soie, encaisse
l’argent et rend la monnaie.
Il lui explique que sa mère a besoin de quelqu’un le samedi matin de bonne heure, voire certains
dimanches, pour l’aider à ranger les cartons et tout mettre en place. Et puis aussi pour tenir le
magasin pendant qu’elle termine les compositions.
— Ça te plaît de servir les clients ?
— Euh. Oui, oui… J’ai déjà bossé chez un marchand de journaux.
— Tant mieux. C’est génial.
Pourtant, il y a quelque chose chez ce Tim qui le dérange. C’est difficile à définir, et puis,
lorsque le gars se penche un peu en avant, l’odeur lui agresse les narines. Le mec pue la sueur.
OK, c’est mort. Luke se recule et se force à sourire. Ça ne va pas plaire à sa mère. Exit Tim,
donc. Mais il va faire ça poliment. Avec diplomatie tout en abrégeant l’entretien.
— Alors, tu ne te souviens pas de moi ? Aux Ten Tors ? lui demande Tim en le regardant
fixement.
— Non, mec. Désolé. Mais on était tellement nombreux… Je l’ai fait deux fois, en fait. La
seconde, j’ai pris le parcours long. Et toi ?
— Juste cette fois-là. Je l’ai fait la même année que…
Il marque une pause.
— … qu’Anna Ballard.
Luke se fige. Tim le dévisage carrément à présent, sans ciller.
Luke soutient son regard. Il commence à piger. Ses yeux se plissent de contrariété tandis qu’il
réfléchit. Tim continue de le scruter avec intensité – de façon très bizarre.
— Donc… tu es journaliste, c’est ça ?
— Non. Je ne suis pas journaliste.
— Bon, tu sais quoi, Tim ? Je crois que ça va pas le faire. Le prends pas mal, mec, mais…
— T’es en train de me dire que tu ne te souviens pas d’Anna Ballard ?
Luke se fige à nouveau. C’est quoi ce délire, là ?
— Écoute. Je comprends pas bien ce que tu veux, mais, ce qui est sûr, c’est que je laisserai
personne embêter encore ma mère à propos de l’affaire Anna Ballard. Alors, maintenant, je te
demande de bien vouloir partir.
Mais Tim a sorti une photo de sa poche.
— Explique-moi ça, alors, dit-il en l’abattant sur le comptoir.
Luke reste un instant décontenancé. La photo montre la cohue après la cérémonie de remise des
médailles, aux Ten Tors. Des tas de gens. Luke s’efforce de distinguer des visages et finit par se
repérer dans toute cette foule, avec deux de ses potes de l’équipe. Andy et Geoff. À leur droite, il
y a un groupe de filles. Et l’une d’elles… Oui. Il se rapproche pour mieux voir. En effet, on dirait
bien que c’est Anna Ballard. Ça lui fait un choc. Évidemment, il a déjà vu sa photo aux infos.
Mais il était loin de se douter qu’ils avaient fait les Tors la même année.
— Écoute. Je ne savais pas qu’Anna Ballard était là. Et je ne sais pas non plus pourquoi tu m’as
apporté cette photo. Mais il est hors de question que je parle de ça avec toi. C’est clair ? Il faut
que tu t’en ailles, maintenant. Tout de suite.
Tim bat en retraite. Ouf, pense Luke. Ce mec est complètement taré. Mais au lieu de s’en aller,
Tim tire le verrou. Retourne l’écriteau côté FERMÉ.
Hein ?
Planté devant la porte, le mec le regarde sans rien dire.
— Hé là !…
Luke n’a plus du tout envie de rire. Il s’avance, bien décidé à régler le problème : le mec n’est
pas très grand, pas très musclé, et Luke s’estime capable de le charger sur son épaule et de le
virer du magasin. Sinon, il lui faudra appeler la police. Mais Tim a lentement tiré un couteau de
sa poche droite. Il ne quitte pas Luke du regard, les yeux hors de la tête.
— Recule jusqu’au fond. Allez.
Luke considère la lame effilée. Quelles options s’offrent à lui ? La porte de derrière.
Téléphoner. Lui faire lâcher le couteau d’un coup de pied. Pour le moment, il se contente de
ramener les mains à hauteur de taille, sans geste brusque.
— OK, mec. On va se calmer, d’accord ?
— Va au fond, j’ai dit.
Luke recule lentement. Il ne peut pas prendre le risque de détourner les yeux du couteau. Se
souvient que la porte de derrière est verrouillée. Bon sang !
— Toi et Anna. Elle t’aimait bien. Elle t’a parlé. J’observe, moi. Je vois des choses. J’observe
et je n’oublie rien…
Luke est contre l’établi de sa mère. Il jette un coup d’œil à gauche. Se souvient. En un éclair, il
empoigne la verseuse de la cafetière et lance le liquide brûlant à la tête de Tim. Une partie du
café lui inonde la jambe. Le gars pousse un hurlement, mais il n’est pas atteint au visage et se
jette sur lui avec le couteau. Cette fois, Luke ressent une douleur atroce dans la cuisse. Son
pantalon est déjà tout imbibé de sang.
Ils se retrouvent tous les deux au sol. Luke cherche à se relever. Sent sa cuisse dégoulinante.
Essaie de tenir debout, mais la douleur est terrible et… un coup dans l’épaule.
C’est alors qu’il l’entrevoit du coin de l’œil… Un éclat rouge, dans le miroir dont se sert sa
mère pour vérifier l’aspect de ses bouquets. Les poignées. Ses sécateurs préférés. Leurs poignées
rouge vif, qui dépassent du bord de l’étagère la plus basse. Luke se guide du miroir pour les
trouver à tâtons – il s’étire, s’étire – et se retourne brusquement. L’horrible sensation de la lame
qui s’enfonce dans la chair. Et puis, c’est le noir.
ÉPILOGUE
ELLA
Changement de tendance. Les mariées de cet automne souhaitent plus de blanc. Fini les riches
palettes de couleurs chaudes, elles n’en veulent plus qu’une toute petite touche pour relever
l’ensemble : de l’orange, du bordeaux, du rouille ou du potiron. J’opte donc pour des blancs plus
doux, plus crémeux, qui ressortent mieux avec ces teintes – au naturel, mais aussi en photo. Nous
avons un excellent fournisseur de gerberas et de dahlias aux couleurs vives, pour le petit trait
d’originalité. Magnifiques. J’en utilise à foison.
En réalité, cela ne me dérange pas de mettre davantage de blanc. C’est simple, classique et, ce
que j’adore, c’est qu’il en existe de multiples déclinaisons. Tony affirme : Blanc, c’est forcément
blanc. Allez dire cela à un nuancier. Allez dire cela à une rose. Ou à une tulipe.
Aujourd’hui, j’ai toute une palette de blancs étalée sur mon établi, pour un centre de table. Une
association qui marche très bien en ce moment : roses blanches à peine ouvertes, égayées par
quelques arums caramel. Simple, mais efficace.
J’en suis à mon troisième café. Je travaille plus lentement que d’habitude ; c’est la norme, ces
jours-ci. Je rêvasse beaucoup. C’est plus fort que moi, mon esprit s’égare souvent vers des lieux
que je préférerais pourtant éviter.
Je m’interromps pour considérer mes sécateurs neufs. J’ai du mal à m’habituer à eux. Je ne sais
toujours pas si la police me rendra les autres un jour. Ils constituent une pièce à conviction. En
fait, je ne tiens pas à les récupérer. Ce que je veux retrouver, c’est notre ancienne vie.
Avant…
Je regarde la pendule. À peine une heure avant la fermeture. Soupir. Je dois me dépêcher,
terminer cette composition et l’entreposer dans la chambre froide. En fin de journée, nous ne
faisons pas beaucoup d’affaires, surtout quand il pleut. C’est amusant de voir à quel point la
météo influe sur les achats des gens.
J’entends un bruissement de l’autre côté de la porte. Surprise : une cliente tardive. Le tintement
du carillon, le froissement d’un parapluie qu’on secoue. Je vais au comptoir pour l’accueillir,
croiser son regard…
Le choc. Un de plus.
L’espace de quelques secondes, nous restons les yeux dans les yeux et je ne sais pas quoi faire.
Je sens les larmes affluer – le choc, sans doute, mais cela ne m’aide en rien. Que vient-elle faire
ici ? Cela me rend nerveuse de la voir dans le magasin. Je la regarde et mon cœur s’emballe. Je
me souviens de la voix de Matthew au téléphone.
On a retrouvé le corps d’Anna dans un congélateur. Dans l’appartement de Tim – l’appartement
que, selon les clauses du testament de son père, il était censé louer pour financer ses études
supérieures, mais qui en réalité lui servait de refuge secret. L’appartement où la police a trouvé
ses journaux intimes remplis de photos et de délires horrifiants. Les divagations d’un fou. Tim
épiait et photographiait Anna depuis qu’elle était toute petite. Il ne supportait pas qu’elle parle à
quelqu’un d’autre qu’à lui. Il consignait tout. Et il l’observait. Il passait son temps à l’observer…
Apparemment, lorsqu’il mangeait chez les Ballard, il faisait semblant de rentrer chez lui, mais,
en fait, il allait camper dans une vieille bergerie en pierre, située tout en haut d’une crête
rocheuse. Depuis ce poste d’observation, il épiait toute la famille dans la cuisine. Noircissant ses
carnets de considérations obsessionnelles, il observait Anna jusqu’à ce qu’elle aille au lit.
— Ella... Je suis navrée de débarquer à l’improviste. Vous avez un moment ?
Que répondre à cela ?
Je la dévisage : yeux creusés de cernes, regard triste et changé à jamais. Que pourrions-nous
bien nous dire ? Dans quel but est-elle venue ?
— Bien sûr. Passez donc à l’arrière. J’allais bientôt fermer de toute façon.
Mes bonnes manières, une fois encore. Toujours mes bonnes manières.
Je vais retourner l’écriteau FERMÉ et je m’arrête un instant, refusant de voir l’image qui
s’impose à mon esprit. Je ne veux pas penser au sergent Melanie Sanders sur le seuil de la ferme,
chargée de leur annoncer la terrible nouvelle.
L’enquête lui a valu une promotion, mais elle a dit à Matthew qu’elle n’en voulait pas. De son
point de vue, c’est lui qui a résolu l’affaire et non elle. Il l’a raisonnée, bien sûr, mais je peux tout
à fait la comprendre. Par où faut-il en passer pour grimper un échelon ?... Elle continue
d’encourager Matthew à réintégrer la police. Mais il n’arrive pas à se décider…
J’apporte le second tabouret à l’établi, mais Barbara choisit de rester debout. Elle décline
également mon café.
Est-ce à moi de poser des questions ? De faire la conversation ? Dois-je lui demander comment
elle fait pour tenir le coup ? Franchement, quel intérêt ? Comment fait-on pour tenir le coup dans
une telle situation ? Finalement, je dois m’asseoir, même si elle préfère rester debout.
— Je me demandais… Comment va Luke ?
Est-ce vraiment la raison de sa visite ? Je ne le pense pas. Mais je songe à Luke, je songe à
Anna, et je me sens coupable d’être si heureuse que ce soit mon enfant à moi qui ait survécu…
— Mieux, merci. Il n’a plus de béquilles. Son épaule lui fait encore des misères. Il boite assez
bas. Mais, avec de la rééducation, nous espérons que…
— Tant mieux. Je suis contente qu’il se remette.
Non, ce n’est pas la raison qui l’amène. Qu’est-elle donc venue faire ici ?
— Je vous présente toutes mes condoléances pour Anna, madame Ballard. Je suis tellement
navrée…
Ma voix se brise. Je m’interromps. Inspire.
— C’est moi qui l’ai introduit chez nous, vous savez. Tim. (Sa bouche se tord vers la gauche.)
Dans notre famille. Dans la petite bande de Jenny et d’Anna. Il me faisait de la peine. Sa mère ne
s’est jamais occupée de lui. Elle n’en avait que pour ses amants. Vous saviez qu’elle avait eu une
aventure avec mon mari ? Excusez-moi. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça.
— J’en suis désolée pour vous.
Matthew m’a tout raconté. Les carnets secrets de Tim. Il avait installé un appareil photo dans la
chambre de sa mère. Pour faire chanter ses amants. Il se faisait de l’argent, jusqu’au jour où il a
surpris quelqu’un qu’il ne s’attendait pas à trouver là…
De nouveau nos regards se croisent, longuement, et je vois ses lèvres trembler tandis qu’elle
opine. Un hochement de tête très brusque qui veut dire : Ne me faites pas pleurer. Ne redites pas
son prénom, s’il vous plaît...
— En définitive, c’était ma faute, vous voyez. Tim. Il me faisait de la peine. Toujours à traîner
dans le village, tout seul, même quand il était petit. Je pensais faire preuve de bonté envers lui. Je
le nourrissais. Je le considérais. Mais… finalement…
Elle s’interrompt.
— … finalement, c’est ma faute…
— Vous ne devez pas penser ça…
J’entends résonner l’écho de ce que tant de personnes m’ont dit, à moi aussi, et je m’en veux
d’avoir énoncé une telle platitude. La culpabilité, nous le savons bien, a ses propres règles.
— Il veut revenir à la ferme, mon mari.
Elle baisse les yeux.
— Bizarrement, c’est une éventualité que j’envisage pour de bon. Il me manque, voyez-vous.
J’ai envie de lui toucher le bras. De lui offrir un peu de réconfort. Quelque chose. Mais je
m’abstiens.
Je me demande si elle assistera au procès. Matthew dit que Tim va être jugé pour meurtre et
tentative de meurtre. On s’attend à ce qu’il plaide la responsabilité atténuée, mais, d’après
Matthew, il aura du mal. Tim, a-t-on découvert, s’était forgé un alibi en Écosse avec une
préméditation qui fait froid dans le dos. Choisi un centre de loisirs qui ne faisait pointer les
équipes de randonneurs que le tout premier jour. Tim s’y était inscrit trois jours avant le départ
d’Anna pour Londres, soi-disant pour une semaine. En réalité, il n’était resté là-bas que vingt-
quatre heures. Cela lui avait suffi pour publier deux ou trois photos sur les réseaux sociaux (en
veillant bien à se plaindre du peu de wi-fi) et pour berner la police sur sa « présence » en Écosse.
Police qui s’était contentée de rapides vérifications, sans creuser plus loin son alibi. D’autres
séquences de vidéosurveillance confirment qu’il est bien revenu en Cornouailles et qu’il est
monté discrètement, affublé d’un sweat à capuche et de lunettes de soleil, dans le train pour
Londres en se mêlant aux derniers passagers. Il a ensuite suivi Anna et Sarah depuis le grand
théâtre du West End jusqu’au club.
On ne sait pas trop encore pourquoi il l’a tuée. Ses carnets intimes ressassent des délires
incohérents – sa peur obsessionnelle que d’autres que lui la regardent.
Ces pensées me sont insupportables, surtout maintenant que mon pauvre Luke va devoir
témoigner. En vérité, j’aurais préféré que Tim meure. Qu’il ne soit jamais sorti du coma. Que
tout cela soit bel et bien fini.
Une pause interminable s’installe, durant laquelle Mme Ballard ne prononce pas un mot. Du
coup, je meuble, je babille au sujet des fleurs que j’ai choisies pour ce mariage : je parle de mon
amour pour les arums, surtout ceux aux teintes riches et profondes. Les bordeaux et les violets.
— Il faut que je vous dise quelque chose, Ella C’est pour ça que je suis venue. Ça ne vous
ennuie pas que je vous appelle Ella ?
— Mais je vous en prie…
Je lisse ma jupe, inquiète. Qu’y a-t-il, maintenant ?
— En mettant de l’ordre dans la chambre de Jenny, je suis tombée sur ça.
Je fronce les sourcils, perplexe.
— Des cartes postales noires.
Un ange passe.
— Je lui en ai parlé et elle a fini par craquer. Par tout avouer. Il semble que ce soit Jenny qui
vous ait envoyé les deux premières cartes postales. Aujourd’hui, elle s’en veut énormément. Elle
a très honte. Elle était folle de rage et elle s’est défoulée sur vous. Comme je l’ai fait moi-même.
Je ne cherche pas à l’excuser. Mais elle est encore très jeune et elle regrette de tout son cœur.
C’était donc Jenny ? La grande sœur d’Anna…
— Et ce n’est pas tout, je le crains. (Léger reniflement.) Quand vous avez envoyé Matthew me
parler, Jenny a paniqué. Je lui avais dit que vous me soupçonniez, vous comprenez. J’étais
furieuse. Et, donc, elle a décidé de se confier à quelqu’un. À quelqu’un de proche.
Oh non !
— Tim ?
— Oui. Hélas… Tim. Apparemment, c’est à partir de là qu’il a commencé à s’intéresser à vous.
Et qu’il s’est mis à espionner votre magasin. Quel esprit tordu !… Nous l’ignorions, mais, selon
la police, il serait très perturbé. Cette manie d’épier les gens… Enfin bref… C’est comme ça
qu’il a reconnu votre fils. À cause des Ten Tors. Il s’est mis à l’observer, lui aussi. Il s’est
embrouillé les idées. Il s’est monté la tête…
J’entends un long soupir s’échapper de ma poitrine. Je sens mes poumons se vider, s’affaler.
C’est une chose qui m’intriguait, en effet. Pourquoi Tim s’était-il soudain intéressé à nous ?
— Voilà. C’était pour vous dire que je comprendrais parfaitement que vous vouliez en informer
la police. (Sa lèvre tremble carrément, maintenant.) Car vous êtes tout à fait en droit de penser
que c’est à cause de Jenny que Tim a fini par agresser votre fils.
Et je comprends enfin.
Matthew m’a raconté que la police avait retrouvé des centaines de photos sur l’ordinateur de
Tim. Des photos de soirées, des Ten Tors et de l’école, ainsi que des portraits de tous les garçons
qu’il soupçonnait de s’intéresser à Anna, assortis de commentaires violents et obscènes. Même
de ceux qui lui parlaient de manière tout à fait innocente. Même quelques mots. Luke a joué de
malchance, c’est tout. Il ne se souvenait vraiment pas d’avoir croisé Anna ni de lui avoir parlé.
Je baisse les yeux par terre. Je pense à Luke, à sa fierté quand il a enfin remisé ses béquilles, il y
a quinze jours, et traversé la pièce sans l’aide de personne. Il boite encore beaucoup, mais nous
faisons tous semblant de croire que cela va s’arranger. Nous espérons que cela va s’arranger. Il a
aussi une terrible cicatrice à la cuisse.
— Merci d’être venue me le dire, mais je ne vois vraiment pas l’intérêt d’en parler à la police.
Personne n’a rien à y gagner.
Je pense à Jenny – si jeune encore. À quoi bon ? Quelle importance si la police croit que c’est
Tim l’auteur de toutes les cartes postales ?
Mme Ballard ferme les yeux, le soulagement parcourant ses muscles comme une onde –
d’abord le visage, puis le cou et enfin les épaules.
— Merci, Ella.
Je me dis qu’elle va s’en aller, maintenant, mais elle reste debout, immobile. Qu’attend-elle ?
— Hier soir, le directeur des pompes funèbres est passé à la ferme pour discuter des
dispositions.
Elle s’interrompt. Je ne dis rien. Aucun mot ne me vient à l’esprit. Aucun. Le blanc total.
Je revois Anna dans le train, ses beaux yeux verts brillant d’excitation. Seize ans…
— C’est-à-dire que… il m’a montré des catalogues de fleurs, pour le cercueil.
Elle parvient à garder une voix à peu près ferme, mais les larmes roulent sur ses joues.
— Et elles étaient tellement laides, Ella. Ces fleurs. Affreuses.
— Je vous demande pardon ?
Elle continue de fixer la chambre froide.
— Je sais que c’est ce que les gens attendent. Une couronne. Mais une couronne, je ne peux pas.
Je ne peux pas choisir quelque chose d’aussi triste, d’aussi horrible, d’aussi peu adapté à un
enfant. Je ne veux pas d’une couronne pour le cercueil de ma fille.
Elle se tourne vers moi comme pour évaluer ma réaction, à savoir une totale perplexité au
départ.
— Elle est si jeune, vous comprenez. Trop jeune pour une couronne, vous ne pensez pas ?
Enfin, elle essuie ses larmes de la main.
Et moi, je ne sais toujours pas quoi dire pour la réconforter.
— Je me souviens que, la fois où j’étais venue, vous aviez des compositions extraordinaires en
vitrine. Pour le printemps. Des entrelacs de verdure, comme des collines. Comme une prairie.
Avec des fleurs des champs. Des primevères, de l’ail des ours et des fleurs de haie.
— C’était pour un concours. Oui, je me souviens…
J’avais d’ailleurs remporté un prix.
— C’était très beau. Et je me disais dans la voiture que… c’est ça que je voudrais. Rien qui
ressemble à une couronne mortuaire, surtout. Mais je sais que c’est beaucoup exiger. J’ai sans
doute tort de vous demander ça, avec tout ce qui s’est passé entre…
— Ce serait un honneur pour moi. Rien ne pourrait me faire plus plaisir.
Nos yeux se croisent une dernière fois.
— Je vous paierai, bien entendu, quel que soit le…
Elle me laisse son adresse mail et je lui promets de lui envoyer un croquis accompagné d’un
devis, pour m’assurer que cela lui convient. Mais, de toute façon, j’ai décidé que ce serait gratuit.
Nous prenons congé l’une de l’autre, mais déjà mon esprit galope. Déjà, une composition
s’ébauche dans ma tête. Un projet. Et je réfléchis : comment faire pour tresser tout le feuillage à
travers une sorte de filet afin de replier les bords par-dessous ? Comme un champ… oui. Et des
primevères ? Je connais un fournisseur qui les fait venir par forçage. Sous serre. Je vais lui en
commander des tonnes. Tout ce qu’il a.
Je prends des notes dans mon carnet, les joues mouillées de larmes, sachant que cette
composition-là se doit d’être unique. Elle ne doit ressembler à rien de ce que j’ai déjà créé.
Mais je visualise tout, dans les détails. Il faut qu’elle recouvre la tristesse du chêne et des
poignées en laiton, avec des parfums et la magie des champs qui entourent la ferme des Ballard.
Des primevères et des campanules. De l’ail des ours et des lychnis. Du rose, du jaune citron et
de doux pétales blancs. Pour une belle jeune fille. Partie trop tôt.
Pour une jeune fille, oui.
Bien trop jeune pour une couronne mortuaire.
Note de l’auteur
Merci infiniment d’avoir choisi de lire Je te vois. C’est une grande émotion pour moi de voir ce
livre publié, car l’idée de départ m’en est venue il y a de cela un bon moment.
Un jour que je me rendais à Londres, deux jeunes hommes sont réellement montés dans le train
avec des sacs-poubelle noirs. Lorsque j’ai compris pourquoi, ce fait m’a un peu troublée,
beaucoup intriguée, et, bien entendu, mon cerveau d’écrivain s’est aussitôt mis en branle. Il ne
s’est rien produit de particulier durant ce trajet, mais cela n’a pas empêché mon imagination de
très vite s’emballer. Et s’il s’était passé ceci, et s’il s’était passé cela ?…
Comme, à cette époque, je croulais sous tout un tas de projets d’écriture, je me suis contentée de
consigner ce scénario pour en faire une nouvelle. Cependant, Anna m’est revenue avec force ;
j’avais l’impression d’être hantée par ce personnage. Je savais que j’avais davantage à dire sur
elle et qu’il fallait que j’en fasse un roman.
Au cours de ma longue carrière de journaliste, j’ai toujours été profondément consciente du
nombre d’existences ordinaires qu’impactait un crime : celle de l’innocente victime, bien sûr,
mais aussi celle des témoins. Comme des ondes à la surface de l’eau. Voilà pourquoi cette idée-
là ne cessait de me trotter dans la tête. Et quand j’y suis enfin revenue, et qu’Ella s’est imposée
comme mon personnage principal, j’ai su que je voulais braquer le projecteur sur la famille
d’Anna, mais aussi sur celle d’Ella, le témoin.
Maintenant, vous comprenez mieux, sans doute, que je sois si émue de contempler
l’aboutissement de cet embryon d’idée. Merci encore d’avoir choisi ce roman – et si l’histoire
vous a plu, je vous saurais gré de bien vouloir donner votre avis sur Amazon. Cela permettra de
faire découvrir mon écriture à d’autres personnes.
J’aime aussi beaucoup échanger avec mes lecteurs ; alors, n’hésitez pas à me contacter. Vous
pouvez aller sur mon site à l’adresse www.teresadriscoll.com ou me faire un petit coucou sur
Twitter@TeresaDriscoll ou encore via ma page Facebook :
www.facebook.com/TeresaDriscollAuthor.
Avec toute mon amitié,
Teresa
Remerciements
L’écriture étant parfois une entreprise solitaire, je dois remercier ma merveilleuse famille ainsi
que tous mes amis pour leur soutien, leur confiance et leur tolérance tout le temps qu’a duré mon
absence, lorsque, cloîtrée dans mon bureau, je me demandais si je taperais un jour le mot FIN.
Des remerciements tout particuliers à mes éditrices dont le talent n’a d’égal que la patience,
Jane Snelgrove et Sophie Missing, qui ont encouragé la progression de ce livre par leur finesse
d’analyse et leur suivi attentif – apaisant mes angoisses dans les périodes de doute avec une
grande sensibilité ! Merci beaucoup à toutes les deux.
Un triple hourra pour tous les lecteurs et les blogueurs qui ont si gentiment soutenu mes livres.
Vos retours et votre fidélité comptent plus que tout pour moi.
Et pour finir : une ola pour mon merveilleux agent Madeleine Milburn, qui a défendu ce projet
depuis le début. Je te dois énormément.
Sommaire
1. JUILLET 2015
1. 1
2. 2
3. 3
2. UN AN APRÈS JUILLET 2016
1. 4
2. 5
3. 6
4. 7
5. 8
6. 9
7. 10
8. 11
9. 12
10. 13
11. Je t’observe…
12. 14
13. 15
14. 16
15. 17
16. 18
17. 19
18. 20
19. 21
20. 22
21. 23
22. 24
23. Je t’observe…
24. 25
25. 26
26. 27
27. 28
28. 29
29. 30
30. 31
31. 32
32. 33
33. 34
34. 35
35. 36
36. Je t’observe…
37. 37
38. 38
39. 39
40. 40
41. 41
42. 42
43. Je t’observe…
44. 43
45. 44
46. 45
47. 46
48. 47
49. 48
50. ÉPILOGUE
51. Note de l’auteur
52. Remerciements

Landmarks
1. Cover

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