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PIERRE-LUC LANDRY

L'EQUATION DU TEMPS
suivi de
Etrangeté narrative et présence du surnaturel : le récit
amnésique dans La Sorcière de Marie NDiaye

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Études littéraires
pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES


FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2009

Pierre-Luc Landry, 2009


RÉSUMÉ

Ce mémoire de maîtrise se divise en deux parties. L'équation du temps consiste en


un travail de création littéraire qui questionne les narrations plurielles ainsi que l'ordre et la
forme de la suite événementielle. Le temps et l'espace sont fragmentés afin de créer des
interférences entre les personnages et les différentes temporalités, qui se chevauchent sans
vraiment se rencontrer. Cet univers de fiction se situe entre le roman de la route, l'étrange
et le réalisme psychologique et permet à trois personnages d'évoluer dans des quotidiens
qu'ils tentent de rendre meilleurs ou de fuir. Étrangeté narrative et présence du surnaturel :
le récit amnésique dans La Sorcière de Marie NDiaye est un essai théorique qui s'intéresse
à la fin insoluble du roman La Sorcière de Marie NDiaye. L'essai analyse l'étrangeté de
l'état final du roman et questionne sa structure, ainsi que la présence simultanée de naturel
et de surnaturel dans un même cadre de référence.

ABSTRACT

This Master's Dissertation splits in two parts. The Equation of Time is a creative
writing work, which interrogates the following issues: the plural narrations and the order
and the form of the tale told by the story. Time and space cmmble in order to create
interferences between the characters and the various temporalities, which overlap without
really coming across. This fictitious world is set in-between the road novel, the strange and
the psychological realism and it allows the characters to develop in everyday lives they try
to improve, or to escape. Narrative Strangeness and the Supernatural: the Amnesic Tale in
Marie NDiaye's La Sorcière is an essay that takes an interest in the unsolvable final part of
the novel La Sorcière by Marie NDiaye. The essay analyses the strangeness of the novel's
ending and interrogates its structure, along with the simultaneous presence of natural and
supernatural in the same reference frame.
La réalisation de ce mémoire de maîtrise a été rendue possible grâce à l'aide financière du Conseil de
recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la
culture (FQRSC).
Pour GMA
Grâce à NB
Et aussi BL, AM, SB et MAB
À cause de tous les autres
TABLE DES MATIÈRES

Résumé / Abstract n
Table des matières v

L'équation du temps

Prologue. Ariane : Décalage horaire

Première partie : Chaque matin je me réveille 8


I - Emile 10
II - Francis 30
III - Ariane 41
IV-Emile 58
V - Ariane 60
VI - Francis 74
VII - Emile 76
VIII - Ariane 77

Deuxième partie : Les effets pervers de l'heure avancée 78


I-Nuit 80
II - Matin 92
III - Avant-midi 98
IV - Après-midi 103
V - Vers dix-huit heures 107
VI - Soir 113
. VII-Nuit 120

Troisième partie : Le grand atlas du Canada et du monde 129


I - Montréal 131
II - Québec 137
III - Vancouver 147
IV-Paris 154
V - Oakland, Maine 15'7
VI - Montréal 160
VII - Vancouver 164
VIII - Montréal 166

Épilogue. Francis : Les fuseaux horaires 169


Étrangeté narrative et présence du surnaturel : le récit amnésique
dans La Sorcière de Marie NDiaye 179

Introduction 180
Structure du roman 181
Présence du surnaturel 183
Amnésie du récit 187
Le réalisme magique comme mode narratif 193
L'amnésie à l'œuvre chez Marie NDiaye 204
Marie NDiaye, La Sorcière et les esthétiques contemporaines 210

Bibliographie 216
L'ÉQUATION DU TEMPS
DOROTHÉE : Ça sert à quoi de réécrire sa vie si on peut pas en corriger des bouts ?
SAMUEL : Le passé, c 'est une fatalité. On ne peut rien y changer.

[Michel Marc Bouchard, Les manuscrits du déluge]


PROLOGUE

ARIANE

DÉCALAGE HORAIRE
A l'endroit où les fleuves se jettent dans la mer, il se forme une barre difficile à
franchir, et de grands remous écumeux où dansent les épaves. Entre la nuit du dehors
et la lumière de la lampe, les souvenirs refluaient de l'obscurité, se heurtaient à la
clarté et, tantôt immergés, tantôt apparents, montraient leur ventre blanc et leur dos
argenté.

[Boris Vian, L'écume des jours]


Je n'avais rien à faire hier et le temps me semblait s'écouler plus lentement que
d'habitude. J'ai mangé un tas de biscuits et de carottes, j'ai bu trois verres de lait puis j'ai
eu mal au ventre. Je suis sortie me promener. Il n'y avait rien à voir, le quartier au complet
semblait dormir. Je me suis rendue au dépanneur au coin de la me pour acheter une jolie
bouteille d'eau importée. Mes pas m'ont menée ensuite au petit parc en bas de la côte, où je
me suis arrêtée pour boire un peu. Le goût de l'eau était assez standard, ça ne valait peut-
être pas la peine de payer trois dollars pour ça, mais la bouteille était belle, ça me suffisait.
J'ai marché ensuite jusqu'à l'escalier qui mène en Basse-Ville et j'ai regardé les voitures
descendre la côte d'Abraham à toute vitesse. J'ai détaillé les lumières des édifices sur le
boulevard Charest, puis je me suis assise sur un banc et j'ai écouté de la musique.
Quand je suis revenue chez moi, la télévision était allumée. Il me semblait pourtant
que je l'avais éteinte avant de partir.
Il faisait chaud. Et ma bouteille d'eau était vide.

Je me suis assise sur le divan et j'ai regardé ce qui jouait à la télé. Un documentaire
sur les horloges. Au début, c'était vraiment ennuyant. Une femme montrait différents
mécanismes et parlait d'un roi quelconque, un roi qui avait fait quelque chose par rapport à
un type d'horloge en particulier. J'écoutais à moitié. Je me rongeais les ongles, plutôt. Et je
pensais à ce que j'allais manger le lendemain pour dîner.
Après quelques pauses publicitaires, le documentaire est devenu plus intéressant. Il
y avait une astrophysicienne, je pense, en tous cas une femme du domaine des sciences, qui
expliquait comment ils avaient découvert que les horloges et les cadrans solaires ne
donnaient pas toujours la même heure par rapport au moment de l'année. Au début, les
gens ont pensé que les horloges étaient brisées et les horlogers ont eu beaucoup de
problèmes, mais plus tard, un monsieur de Fouchy ou quelqu'un avec un nom bizarre
comme ça a fait un calcul avec l'orbite de la Terre qui n'est pas ronde et son axe et ça a
permis de comprendre que le temps solaire vrai n'était pas toujours égal au temps moyen
donné par les horloges. Après, ils ont parlé d'une équation du temps pour corriger ça. Ils
ont montré des graphiques avec des lignes courbes. Si j'ai bien compris, on peut être en
avance ou en retard sur l'heure « réelle ». Il n'y a que quatre fois dans l'année où les
horloges indiquent exactement l'heure solaire vraie.
J'ai trouvé cette partie du reportage assez intéressante, même si c'était difficile à
suivre. L'astrophysicienne expliquait que, en hiver, les jours ne raccourcissent pas comme
on le pense parce que, en fait, l'après-midi s'allonge tandis que c'est la durée du matin qui
diminue. La femme a ensuite parlé de l'adoption de lois sur l'heure par différents pays.
Avant ce moment historique, il pouvait être un peu n'importe quelle heure et le jour ne
commençait pas toujours à minuit, selon les différentes traditions. Par contre, quand ils ont
abordé la question des fuseaux horaire dans le reportage, là je n'ai plus rien compris. Bon,
je sais que je résume très mal le propos du documentaire, mais je n'ai jamais eu la
prétention de dire que je suis douée pour communiquer, dans la vie. D'habitude, les gens ne
comprennent jamais de quoi je veux parler.
Et tout ça m'a fait penser à ma vie qui est pas mal insignifiante. Par rapport à la
vérité du monde, je veux dire. Je ne comprends rien à l'univers et en général je vis bien
avec mon ignorance, mais quand j'arrive à saisir des tmcs comme cette équation du temps,
j'ai l'impression que tout va s'écrouler, qu'on va tous mourir. Évidemment qu'on va tous
mourir, que je me dis ensuite. Évidemment que je suis toute petite et que l'univers est
infini. Mais ça ne m'empêche pas de penser qu'il y a quelque chose qui cloche avec moi,
que je ne m'occupe pas de choses assez importantes, que je n'aurai aucun impact dans le
monde, jamais.
J'essaie peut-être trop de mettre de l'ordre dans ma tête. J'essaie de trouver une
équation comme celle du temps, une formule mathématique qui me permettrait de
comprendre le monde qui m'entoure. J'essaie trop, en général, et je ne suis pas assez
intelligente pour y parvenir.
Peut-être que c'est ma façon d'appréhender le réel qui fait défaut. Peut-être que je
ne me pose pas les bonnes questions. Moi, quand j'écoute de la musique, je me dis que
j'aime cette chanteuse-là d'un amour inconditionnel parce que son âme est pure, ou encore
que je ne peux tolérer cette autre chanteuse à cause de son air niais. Je ne pense pas en
termes de philosophie du mouvement musical ou de renouveau de la pensée occidentale. Je
vis mon existence comme une passionnée et c'est peut-être pour ça que tout le monde pense
que je suis folle.

Je sais bien que je ne suis pas folle, ni dérangée, ni même légèrement fêlée. Je suis
quelqu'un de très normal. Je sais aussi que je devrais arrêter de chercher cette équation du
temps qui me serait propre. Que je devrais plutôt avancer comme tout le monde. Mais c'est
plus fort que moi. Je me lance dans des débats sans fin avec ma propre conscience. Et la
seule façon de m'en sortir, c'est de me laisser complètement absorber par un film que je
trouve beau, par un livre que j'ai lu dix fois déjà, ou encore par un disque qui saute
tellement je l'ai écouté.
C'est ça, ma vie.

Dommage que je ne sache pas bien écrire. Parce que j'écrirais. Un roman qui
s'appellerait L'équation du temps, tiens. Je me mêlerais de la vie des autres pour faire
semblant de mettre de l'ordre dans la mienne. Si j'écrivais, c'est exactement ce que je
ferais.
PREMIÈRE PARTIE

CHAQUE MATIN JE ME RÉVEILLE


This is how it works
You 're young until you 're not
You love until you don't
You try until you can't
You laugh until you cry
You cry until you laugh
And everyone must breathe
Until their dying breath

No, this is how it works


You peer inside yourself
You take the things you like
And try to love the things you took
And then you take that love you made
And stick it into some
Someone else's heart
Pumping someone else's blood
And walking arm in arm
You hope it don't get harmed
But even if it does
You '11 just do it all again

[Regina Spektor, « On the radio »]


I - EMILE

Il faut que je me souvienne de tout. Je ne veux rien oublier de ces quelques jours qui
ont précédé ma fuite. Mes souvenirs sont flous et j e dois combattre l'oubli. Je ne raconte
pour personne d'autre que moi.

A l'époque, j'étais un adolescent très théâtral, mais je l'ignorais. J'étais seul au


monde parce que j'en avais décidé ainsi. Je lisais un boulimique parce que je trouvais la
fiction plus vraie que la réalité. Je buvais du mauvais vin pour le seul plaisir de pouvoir
m'endormir rapidement. Je ne parlais à personne et je méprisais tout le monde. Moi le
premier.
Je n 'exagère rien, parce que c 'est comme ça que je vivais les choses, de façon
toujours beaucoup trop tragique.

Peut-être que quelqu 'un est en train de mettre des mots dans ma bouche, je ne sais
trop.
11

J'ai coum un long moment. De l'école jusqu'au terrain de jeux abandonné, de


l'autre côté de l'île. Sans m'arrêter, pas même pour reprendre mon souffle. Puis je me suis
effondré sur le tourniquet en mouvement, les yeux levés vers le ciel, et je me suis laissé
étourdir. J'ai eu envie de vomir. Je me suis relevé et j'ai titubé jusqu'à la vieille balançoire
rouillée. Je me suis assis et j'ai crié. J'ai tout de suite arrêté de penser à Monsieur
Bennington. Je savais que ce serait plus facile de passer à travers l'année si je ne pensais
pas constamment à mon professeur de français, mais c'était plus fort que moi et il n'y avait
personne d'autre vers qui je pouvais diriger mes rêveries. Surtout pas les autres élèves de
ma classe. Les filles, ça ne me disait rien, et les gars étaient tous beaucoup trop idiots pour
que je m'intéresse à l'un d'entre eux. De toute façon, je ne cherchais pas à être amoureux
de quiconque, c'était venu comme ça, sans prévenir, et je n'avais rien pu faire pour contrer
cette pulsion étrange.
La balançoire, ça m'a calmé. Je me suis laissé bercer durant plusieurs minutes et je
n'ai pensé à rien. J'ai fait le vide. Tellement qu'à un moment je me suis demandé si
j'existais encore. Peut-on mourir d'être vide ? Je me suis jeté par terre pour vérifier si
j'allais ressentir la douleur. Des petits cailloux ont entaillé mes genoux. Ça chauffait. J'étais
encore vivant, mais je me sentais étrangement absent. Pendant ce temps, les nuages ont
envahi le ciel et on n'y voyait plus de bleu, que du blanc et du gris.
Je me suis relevé et j'ai enlevé la terre collée sur mes genoux. L'air était frais.
Enfin. Nous venions de passer un été beaucoup trop chaud et l'automne tardait à venir. J'ai
inspiré longuement. Puis j'ai expiré avec violence, d'un seul coup. Ça m'a étourdi un peu.
J'ai recommencé. J'ai inspiré avec lenteur, le plus longtemps possible. L'air froid du mois
de septembre agonisant me saoulait, me donnait mal aux poumons. L'oxygène s'est
répandu dans tout mon corps, jusqu'à ma tête qui s'est mise à tourner. Je sentais l'air dans
mes poumons se transformer en lumière, puis voyager dans mon corps par mes veines.
D'immenses rayons lumineux se sont extirpés de mes yeux, de ma bouche, du bout de mes
doigts. Je suis devenu lumière.
12

J'ai fait semblant de dormir. Je ne savais pas si les gens dorment d'habitude, après
un évanouissement, mais j'ai choisi de faire semblant de dormir quand même. Je pouvais
dire que j'étais épuisé, de toute façon. Ça marchait toujours avec mes parents, ils me
laissaient dormir tout le jour.
13

Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'ai eu droit à une déferlante de questions. L'infirmière
voulait comprendre.
- As-tu mangé, ce midi ? Est-ce que tu te sens mieux ? Est-ce qu'il y a quelque
chose dont tu voudrais me parler ?
Je n'ai pas réagi. Elle prenait un air faussement inquiet qui m'énervait. Je ne voulais
pas montrer quoi que ce soit, de toute façon. Elle ne devait pas savoir ce qui se passait,
parce que tout d'abord il ne se passait rien, et, même s'il se passait quelque chose, je ne
voulais en parler à personne, surtout pas à quelqu'un de l'école. Parce que si je le faisais, je
savais qu'ils allaient en discuter en réunion et qu'ils allaient ensuite appeler mes parents
pour nous convoquer tous les trois à une petite rencontre avec un intervenant ou un
travailleur social. C'était déjà arrivé, et je savais que ça se reproduirait.
Je me suis levé, j'ai pris mon sac et j'ai souri à l'infirmière. J'ai ouvert la porte de
son bureau et je suis parti sans rien dire. J'ai marché. Quand on habite une île perdue au
milieu de l'océan, le bout du monde n'est jamais bien loin. L'horizon bleu, lui, est toujours
là. J'espérais donc parvenir à ce point où le ciel rejoint la mer et où ils se confondent tous
les deux, là où on ne peut plus dire où commence le ciel et où finit la mer. Je savais par
contre que c'était impossible, mais je rêvais souvent, la nuit, que je me jetais en bas d'une
falaise et que, au lieu de tomber dans l'eau, je me mettais à voler et j'arrivais à cet endroit
magnifique où je me perdais définitivement. J'ai grimpé au sommet de la colline qui
surplombe la ville et j'ai observé jusqu'à l'ivresse le mouvement incessant des vagues
contre la falaise.
Le vent s'est levé. Il s'est mêlé aux gémissements de la mer et est parvenu à
meubler avec ses sifflements le vide de mon existence. Le soleil a amorcé sa descente et les
couleurs ont gagné en intensité. Les rouges se sont mis à me crever les yeux et les verts un
peu jaunis de l'herbe des collines ont apaisé la brûlure. J'ai senti monter en moi un frisson
immense, une sorte d'extase presque mystique. J'aurais aimé que le coucher de soleil ne se
termine jamais, que les couleurs soient toujours aussi puissantes, que le monde soit toujours
14

aussi beau. Je me suis levé, incapable de supporter une seconde de plus la sécheresse de ma
peau. J'avais envie de cracher mes poumons et de les vider de tout le sel qui s'y était
accumulé depuis trop longtemps déjà. J'ai descendu la colline en courant, les yeux fermés,
sans m'arrêter, vers l'infini devant moi. J'ai traversé la ville et je me suis rendu à la plage
déserte. Sans prendre le temps d'enlever mes souliers ni mes vêtements, je me suis jeté
dans l'eau froide et j'ai continué à avancer. Jusqu'à ce que ma tête soit complètement
immergée. Puis j'ai nagé un peu avant de regagner le rivage. Je me suis rappelé que j'avais
une bouteille de vin dans mon sac, que j'ai ouvert aussitôt. Mes livres étaient tout mouillés.
Je les ai étendus sur une roche plate et je me suis couché sur le sable.

En tournant la petite me qui mène à l'Anse-du-Nord, je me suis retrouvé face à


Monsieur Bennington. Il avait l'air surpris de me voir là, à cette heure. Il m'a regardé sans
rien dire et ça m'a troublé. Il savait que j'avais bu, j'en étais sûr. Sinon, mon haleine devait
me trahir. Il allait me demander où je m'étais procuré ce vin, et je n'avais pas envie de lui
mentir, mais je n'avais pas envie non plus de lui avouer que je l'avais trouvé dans le sous-
sol de la vieille chapelle, juste à côté de chez lui. Parce qu'il habite l'ancien presbytère. Je
ne voulais pas qu'il sache que, depuis qu'il s'était installé sur l'île à la fin de l'été, juste
avant le début des cours, j'avais passé plusieurs nuits à l'espionner en buvant ce vieux vin
de messe. J'ai donc souri bêtement, mais l'effort a été si considérable que je me suis mis à
pleurer. Ce n'était pas du tout le bon moment pour le faire, mais c'était plus fort que moi. Il
a soupiré et m'a pris dans ses bras. Tout ira bien, qu'il m'a dit, mais je savais que c'était un
mensonge, une politesse d'usage davantage qu'une vraie promesse. Tout n'irait pas bien,
parce que tout n'allait déjà pas bien.
15

Je n'ai pas pleuré longtemps. Je ne pleurais jamais bien longtemps parce que je
n'étais pas vraiment triste. Mais le malaise ne s'estompait pas, même une fois l'effet de
l'alcool dissipé. En fait, il était encore plus intense quand je n'étais pas sous l'effet de
l'alcool. J'étais vide et incomplet et tout à fait conscient qu'il me manquait quelque chose
pour que ma vie ait un sens. Je n'arrivais pas à saisir ce que c'était, mais je le savais.
J'avais toujours mal au ventre, comme si on me tordait l'estomac de l'intérieur.
Il m'avait invité chez lui. Tu pourras dormir sur le divan, qu'il m'avait dit. Je ne sais
pas pourquoi j'ai choisi de lui faire confiance. Peut-être parce qu'il avait l'air de
comprendre, ou parce qu'il ne posait pas de question. Ça me plaisait, d'avoir la paix comme
ça.
J'étais enveloppé dans des couvertures qui sentaient la lessive fraîche. Le vent se
déchaînait à l'extérieur. C'était la première tempête de l'automne. La pluie battait contre les
fenêtres, on ne voyait rien de ce qui se passait dehors. Les arbustes pouvaient bien être
arrachés, les maisons pouvaient disparaître sous des dunes de sable immenses, les champs
pouvaient se couvrir de débris de toutes sortes rapportés par la mer furieuse et les algues
des grands fonds pouvaient envahir les plages, rien ne me dérangeait. Je me suis endormi.

Il m'a réveillé avant les premiers rayons du soleil. Il fallait que je parte. Je ne
pouvais pas rester, parce qu'il ne fallait pas, ce n'était pas bien. Il ne fallait surtout pas que
quiconque sache. Parce qu'un professeur, même sur une petite île comme la nôtre, ne doit
pas inviter ses élèves à dormir sur son divan. On s'imaginerait bien des choses, il pourrait
perdre son emploi et on me ferait la vie dure avec cette histoire que tout le monde allait
raconter n'importe comment. Je lui ai dit que ça m'était bien égal, qu'une mmeur de plus
ne viendrait pas changer grand-chose dans ma vie, mais il n'a rien voulu entendre. J'ai pris
mon sac et mon manteau et je suis sorti.
16

Dehors, tout était calme, il était encore très tôt. La ville dormait dans la douce
pénombre de l'aube qui commençait à peine à poindre. Les vents de la veille avaient cessé,
il ne pleuvait plus. Je me suis dirigé vers les falaises. Je n'avais pas envie de rentrer chez
moi. La marée était haute, l'air du large était froid. Je me suis approché du précipice. J'ai
ouvert les bras et j'ai pris une grande respiration. J'ai fermé les yeux et j'ai sauté.
17

J'ai eu tout de suite très froid. Mes membres engourdis n'ont fait aucun effort pour
hisser mon corps à la surface. Je savais que je n'allais pas mourir. Comme appesanti, j'ai
flotté entre deux eaux. Le froid m'engourdissait encore davantage. Je me suis laissé bercer
par le courant. J'avais mal, et je me sentais tout à fait vivant.
18

Je me suis réveillé dans la clinique du docteur Green. Je portais un masque à


oxygène réchauffé et on m'avait mis un soluté. Ma mère pleurait à mes côtés. Mon père
dormait dans la chaise près de la fenêtre. J'ai aussitôt refermé les yeux. Mais il était trop
tard. Ma mère m'avait vu et elle a secoué mon père, qui a émergé de son sommeil en se
levant d'un seul bond.
- Emile, c'est moi. Tu m'entends ?
Elle tenait ma main très fort, ça me faisait mal. J'ai essayé de me dégager.
- Emile, dis quelque chose, a ajouté mon père.
- Je n'ai rien à dire. Ce n'est pas de ma faute.
Je n'avais en effet rien à dire. Je taisais tout à mes parents depuis si longtemps, les
choses importantes comme les plus banales, que je ne savais pas quel mensonge inventer.
Parce qu'il était hors de question que je leur explique ce qui venait de se passer.
- Tu n'as rien à nous dire ?
Le visage de mon père était crispé et fatigué. Ses yeux injectés de sang me
dévisageaient.
- Nous, on aimerait savoir ce qui t'arrive, a-t-il continué. Madame Molinaro nous a
téléphoné à cinq heures du matin pour nous dire que son mari venait de te repêcher après
que tu te sois jeté du haut d'une falaise. Il doit bien y avoir une explication à tout ça, non ?
Ma mère, de l'autre côté du lit, pleurait en silence.
- Non, je n'ai rien à vous dire.
J'ai eu envie, un instant, d'inventer une histoire complètement débile. De leur
raconter que quelqu'un m'avait poussé, mais que je ne savais pas qui c'était parce que je
lisais face à la mer et que je ne l'avais pas entendu arriver. Mais si Monsieur Molinaro
m'avait vu, alors je ne pouvais pas dire n'importe quoi.
Le docteur Green est entré dans la pièce et a demandé à mes parents de sortir
quelques minutes, le temps qu'il fasse certains tests pour voir si tout était correct, pour voir
19

comment je m'en tirais. Il s'est avancé vers moi pour prendre ma pression. Il me regardait
sans rien dire.
- Ce n'est pas de ma faute, je vous le jure.
Il valait mieux que je me défende tout de suite avant qu'il ne m'accuse de quoi que
ce soit.
- Emile, j'en ai assez de tes histoires. Le bateau du vieux Clark, l'alcool, la falaise...
ce sera quoi, la prochaine fois ?
- Je suis tombé, c'est tout.
Le ton est monté d'un cran!
- Je sais que tu traverses un moment difficile, mais personne ne pourra t'aider si tu
agis comme un enfant et, surtout, si tu nous mens comme ça.
J'ai voulu répondre, mais je me suis étouffé avec ma salive. J'ai toussé longtemps.
Mon corps protestait.
Et puis, qu'est-ce qu'il savait à propos de moi, lui ? Rien. Personne ne savait rien
parce que moi-même je ne pouvais pas expliquer pourquoi j'agissais comme ça. Je lui avais
bien dit, au docteur Green, que je n'arrivais pas à m'endormir et que c'est pour cela que je
buvais du vin, mais il m'avait répondu que ce n'était pas une raison pour voler une
chaloupe. Depuis, je ne lui disais plus rien.
- Puisque je vous dis que vous vous trompez. Je n'ai pas de mauvais moment à
passer. C'est cette île qui veut me tuer...
Il a éclaté de rire avant de m'enfoncer un thermomètre dans la bouche.
Le con.
20

Nous sommes restés silencieux tous les trois durant le trajet de retour à la maison.
Puis ma mère a fait de la soupe. J'ai bu un peu de bouillon, mais j'avais mal au coeur. Mon
père a parlé. Puis ils m'ont regardé et ça a duré assez longtemps. Je n'ai rien dit. Ma mère a
crié. Qu'est-ce qu'ils avaient fait pour que je les déteste comme ça ? Pourquoi est-ce que
j'agissais comme si tout le monde était contre moi ? Est-ce que je voulais attirer leur
attention sur quelque chose ? Et qu'est-ce que les gens allaient penser, qu'est-ce qu'ils
allaient raconter dans notre dos ? C'est une petite ville, tout se sait. J'ai protesté un peu,
pour la forme, parce que je n'avais pas la force de m'engueuler. Et ça n'allait rien changer,
de toute façon.
Je leur ai dit que j'avais besoin d'être seul. Ils m'ont répondu que l'infirmière leur
avait conseillé d'enlever la porte de ma chambre et de garder un œil sur moi pour les
prochaines semaines. J'étais un cas à risque, semble-t-il. Je leur ai assuré que je n'avais pas
voulu mourir, ce matin, que je voulais simplement me baigner un peu mais que j'avais été
surpris par l'eau froide. Ils ne m'ont peut-être pas cm, mais ils ont accepté de ne pas
enlever la porte de ma chambre et de me laisser tranquille. J'étais fatigué et j'avais froid,
encore. Et puis c'était vrai, je n'avais pas envie de mourir.
Je me suis enfoui sous les couvertures et j'ai écouté de la musique toute la nuit. J'ai
dormi un peu et j'ai rêvé que je quittais cette île, que je rejoignais le continent pour de bon.
C'était comme dans un de ces vieux films où un personnage débarque du train avec une
valise carrée dans la main. Un film en noir et blanc. J'étais seul sur le quai, je descendais à
peine d'un traversier. Je n'avais qu'une valise et un grand mouchoir.

Je ne suis pas allé à l'école de la semaine. Je suis resté enfermé dans ma chambre et
j'ai mangé des craquelins et du bouillon tous les jours. Ma mère venait me voir le matin,
elle me suppliait de lui parler. De n'importe quoi, de l'école, de mes amis, de la musique
que j'écoutais, des livres que je lisais. Mon père m'apportait à manger à tous les repas. Il
me demandait si je me sentais bien, si j'avais envie de les rejoindre dans la cuisine. Ils
21

agissaient comme des parents parfaits et ça me rendait de très mauvaise humeur. J'aurais
aimé qu'ils hurlent, qu'ils me frappent, j'aurais aimé qu'ils me jettent dehors, qu'ils
réagissent autrement. Ils comprenaient, je pense, et ça me faisait chier.
Lorsque je me suis senti mieux, je me suis frappé au visage deux ou trois fois. J'ai
saigné du nez un long moment. Ça m'a plu. Je me suis senti vivant.
Puis je suis sorti. J'ai apporté un sac de couchage et quelques boîtes de craquelins.
Une lampe de poche et un vieux roman aux pages jaunies que j'avais trouvé dans une boîte
de la réserve à la bibliothèque de l'école. La bibliothécaire m'avait dit que je pouvais
prendre ce que je voulais. La pièce était pleine de boîtes de livres jamais empmntés, ou de
livres qui avaient été donnés par des anciens étudiants et qu'elle n'avait pas encore eu le
temps de classer. J'avais choisi ce livre pour l'image de la couverture qui montrait un
homme en costume d'époque avec une canne. Il se tenait sur un rocher et faisait face à la
mer. On le voyait de dos surplomber les vagues. J'ai tourné les pages. C'était le détail
d'une toile de Caspar David Friedrich, Le voyageur au-dessus de la mer.
Je suis allé jusqu'au vieux phare de la Butte et j'ai forcé la porte. Je l'ai refermée
derrière moi et je me suis enfoncé dans la cave, où j'ai passé deux jours et deux nuits à lire
et à manger des craquelins. Puis, quand j'ai choisi de remonter à la surface de la terre et de
revenir au monde, j'étais si fatigué que j'ai déboulé les escaliers et je me suis foulé la
cheville. J'ai dû me traîner jusque chez moi et demander à mes parents de me ramener à la
clinique. Le docteur Green m'a prescrit un médicament contre la douleur et l'inflammation.
J'avais belle allure, avec mon œil mauve et ma démarche boiteuse. Cette fois, personne ne
m'avait posé de question. J'ai trouvé ça louche, mais je n'allais quand même pas leur en
faire part.
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Je suis entré au cours de français le lundi suivant avec un léger retard calculé. Et j'ai
obtenu l'effet escompté. Monsieur Bennington s'est arrêté de parler un instant. Je ne sais
pas à quoi il pensait, mais je voulais qu'il me remarque, qu'il voie mon œil mauve encore
enflé, qu'il voie ma douleur lorsque je mettais un peu de poids sur mon pied gauche. Il y
avait déjà une semaine qu'il ne m'avait pas vu. Il devait savoir, pour l'hypothermie. Et ça
s'était passé juste après que je sois parti de chez lui.
Le silence n'a duré que quelques secondes, mais dans le contexte, il était
flamboyant. Tout le monde m'a observé sautiller vers mon bureau, sans rien dire. J'ai
regardé Monsieur Bennington dans les yeux, mais il s'est tout de suite détourné. Il a repris
son cours comme si rien ne s'était passé. Moment's over, me suis-je dit.

Il y a eu un atelier; il fallait répondre à des questions sur un texte, je neme souviens


plus lequel. J'ai dû former une équipe avec le gars étrange qui était assis juste à côté de
moi. Je dis étrange, mais en réalité, il n'était pas vraiment étrange. Par.rapport à moi, je
veux dire. Partout où il allait, il ne se défaisait jamais de son lecteur de disques. Il avait
toujours des écouteurs sur la tête et il ne parlait jamais à personne. Il n'avait pas d'amis et
en cela j'imagine qu'on se ressemblait lui et moi. On aurait pu penser que nous étions faits
pour nous entendre, mais il y avait quelque chose qui m'empêchait de m'intéresser à lui en
tant qu'individu. Il n'était pas très joli, tout d'abord, mais ce n'était pas la raison de ma
réticence. Pendant l'atelier, il m'a demandé si j'aimais les bandes dessinées. Je lui ai
répondu que je ne savais pas, parce que je n'en lisais pas beaucoup. Il m'a dit qu'il voulait
faire de la bande dessinée plus tard, qu'il avait déjà une bonne idée de l'histoire qu'il
voulait écrire. Un tmc avec un super héros qui peut voyager dans le temps parce que c'est
lui qui le contrôle, le temps. Son projet partait d'un tmc qu'il avait étudié dans son cours de
physique, une équation du temps ou quelque chose du genre. Il m'a montré des dessins
qu'il avait faits. C'était horrible, alors je le lui ai dit. Il s'est fâché et m'a poussé. Je suis
tombé en bas de ma chaise, sur ma cheville, et j'ai eu très mal. Ça m'a mis en colère, alors
23

je l'ai frappé au visage après m'être relevé. Il a hurlé que je venais de lui casser le nez.
Monsieur Bennington est intervenu pour nous séparer et il nous a envoyés au bureau du
directeur.

Le directeur a fait venir la psychologue pour discuter avec nous de mes problèmes.
L'autre gars n'a pas été retenu longtemps. Le directeur lui a demandé de s'excuser de
m'avoir poussé. Il l'a fait, puis il a pu partir. J'ai dû rester parce que, apparemment, je suis
un cas difficile. Ils m'ont posé encore un tas de questions et j'ai encore refusé de répondre.
Je leur ai dit que je n'avais pas de rage ni de désespoir, puis j'ai cessé de parler. Mais, cette
fois, mon silence ne leur a pas fait peur. Ils ont continué à me poser des questions.
- Qu'est-ce que vous voulez entendre ? Qu'est-ce que je dois inventer pour que vous
me laissiez tranquille ?
Ils ont dit que ma colère cachait certainement quelque chose, ils ont dit que peut-
être j'avais oublié ce qui me rendait si agressif. Ils voulaient que je leur dise que mon père
me violait, ou que ma mère me battait, un tmc du genre. J'ai presque avoué, même si ce
n'était pas vrai, pour qu'ils se taisent. Mais je me serais donné en spectacle et je n'en avais
pas envie.
- Emile, tu sais que tu peux nous faire confiance, a dit le directeur.
Je ne voulais faire confiance à personne parce que je n'avais rien à confier. Ils ne
pouvaient pas me comprendre, puisque je ne me comprenais pas moi-même. Et je savais
qu'ils allaient ridiculiser ma situation. Tout le monde est amoureux au moins une fois dans
sa vie, qu'ils m'auraient dit. Mais j'étais certain qu'ils ne savaient pas ce que c'est que
l'amour, que moi-même je ne pouvais accéder à cette connaissance parce que personne ne
sait ce que c'est, en réalité. J'imagine que je suis amoureux, mais qu'est-ce que j'en sais,
après tout ? Rien, et c'est ce qui est terrible. Ne jamais savoir ce qu'il en est.
Je me suis tout simplement levé et j'ai quitté le bureau sous leurs regards
consternés.
24

Dehors, l'air était lourd, la mer houleuse, l'horizon noir. Un orage se préparait. Le
vent remuait les arbustes et transportait avec lui le sable fin de la plage, fouettant mon
visage découvert.
J'ai traversé la ville pour me rendre à l'extrémité sud de l'île, près de la Pointe-à-
l'Échouerie. Là, je me suis installé sur un gros rocher face à la mer et j'ai attendu. L'ancien
phare de la Butte se dressait devant moi, à quelques dizaines de mètres seulement. Il était
envahi par les oiseaux nicheurs, qui avaient senti la tempête arriver et qui s'étaient réfugiés
sur le balcon, tout en haut, près de la lumière qui n'allumait plus depuis près de cent ans,
disait-on. Pas très loin derrière moi se trouvait le vieux presbytère, là où habitait Monsieur
Bennington.
Il ne fallait pas que je pense à lui.
Les vagues ont pris de l'ampleur et sont montées jusqu'au rocher où j'étais assis.
Mes vêtements se sont vite mouillés. Le ciel s'est assombri. Une bmme noire et opaque
entourait l'île. Au loin, le tonnerre a commencé à gronder. On ne distinguait plus aucune
couleur, sauf des gris et des noirs.
J'ai fermé les yeux pour mieux apprécier la gifle du vent sur mon visage. Je devais
m'agripper au rocher pour ne pas être emporté. J'ai renversé la tête et ouvert la bouche.
Quelques gouttes sont tombées sur mon visage, une ou deux sur ma langue. Puis les nuages
se sont déchirés, la pluie s'est déchaînée. Le vent m'a jeté sur le sable mouillé. Les vagues
se couchaient sur moi et se retiraient ensuite.
Je ne voyais plus rien à cause du brouillard et du vent qui charriait un tas de tmcs
venus de la mer. J'avalais la pluie et l'eau de la mer. Je me suis étouffé, puis j'ai éclaté de
rire.
Je me suis levé et j'ai marché un peu. Je m'étouffais, tombais, me relevais et riais.
Je me suis mis à tournoyer. Je tournoyais en regardant le ciel se déchirer sur de violents
éclairs. J'offrais mon corps à la tempête, j'étais en pleine extase.
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Puis mes pieds se sont emmêlés et je me suis fracassé la tête sur un rocher. Du sang
chaud coulait sur mon visage, se mêlait avec la pluie et descendait jusqu'à ma bouche. Je
me suis senti vite très fatigué. J'allais perdre connaissance quand quelqu'un m'a attrapé.
Quelqu'un qui se trouvait derrière moi et que je ne pouvais pas voir.
Et je me suis abandonné.

Il n'a pas bougé, a simplement pressé son corps contre le mien. Je sentais son
souffle chaud dans mon cou. Ses bras m'entouraient et m'empêchaient de tomber.

La tempête continuait de faire rage, mais le temps s'était arrêté. Exactement comme
dans la bande dessinée du gars de mon cours de français. Sauf que je n'étais pas un super
héros, je ne contrôlais rien, je me laissais plutôt dominer par le vent, la pluie et les caresses
de l'inconnu derrière moi.
Je n'entendais plus rien. Les bruits de la tempête me parvenaient comme en
sourdine et je la voyais en noir et blanc. J'ai fermé les yeux pour ne pas mourir. J'ai glissé
le long de son corps et je me suis effondré sur le sol, couché dans la boue. La pluie coulait
sur mon visage, ou c'était mon propre sang, je ne sais plus.
J'ai ouvert les yeux. Il est descendu sur mon corps. Je ne distinguais pas ses traits,
mais je comprenais que sa silhouette grave et distinguée n'était pas qu'une ombre créée par
la tempête. Il s'est couché sur moi et m'a embrassé.

J'ai eu mal au ventre, tout d'un coup, comme si on y enfonçait un couteau. Puis le
mal s'est transformé en une agréable sensation de chaleur, qui s'est répandue à tout mon
corps.
Il retirait mes vêtements et je me laissais faire, cloué au sol par ses lèvres pressées
contre les miennes. J'ai bougé mes mains, je les ai promenées sur son corps à lui. Il m'a
demandé de fermer les yeux. J'ai tout de suite obéi. Je ne connaissais pas sa voix, je
l'entendais pour la première fois.

Quand j'ai ouvert les yeux, j'étais seul au milieu de la tempête. Mes vêtements
gisaient sur le sol, comme moi d'ailleurs. Et lui, il n'était plus là.
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Je ne suis pas rentré chez moi ce soir-là. J'ai erré toute la nuit. Je ne savais pas qui
ou quoi chercher, ni où, mais je ne voulais pas abandonner. Nous avions entamé quelque
chose que je souhaitais finir. Et, par-dessus tout, je voulais savoir qui il était.

Je me suis promené sur les falaises puis j'ai marché vers la ville. Mes pas m'ont
guidé jusqu'à l'ancien presbytère. Je ne voulais pas voir Monsieur Bennington, j'ai donc
marché quelques minutes dans les mes désertes. La vieille chapelle accueillait la pluie par
les ouvertures de son clocher pourri. La centrale électrique fonctionnait à sa pleine capacité.
Les fenêtres du presbytère étaient faiblement éclairées.
Sans le vouloir, je me suis encore retrouvé sur le pas de sa porte. J'étais prêt à
cogner puisque je ne savais pas quoi faire d'autre. J'ai amorcé le mouvement, mais
quelqu'un derrière moi a arrêté mon bras et m'a empêché de frapper sur le bois de la porte.
La main de l'inconnu a glissé le long de mon bras et est venu prendre la mienne. J'ai
frissonné et il s'est rapproché.
- Emile.
Il avait dit mon nom comme s'il le connaissait depuis toujours. Pourtant, sa voix
m'était tout à fait inconnue. J'ai voulu me retourner pour enfin le regarder, mais il a pressé
son corps contre le mien pour m'en empêcher. Pas tout de suite, qu'il m'a dit.
Plusieurs minutes se sont écoulées, longues, interminables.
Puis je me suis entendu prononcer des mots stupides que je ne voulais même pas
penser.
- Pars, s'il te plaît.
Il s'est retiré doucement. Quelques minutes sont passées. Là, j'ai éclaté. J'ai frappé
la porte avec mes poings et mes pieds. Monsieur Bennington a ouvert et m'a invité à entrer.
Je pleurais sans m'en rendre compte. Je me suis effondré sur le divan et je me suis aussitôt
endormi.
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J'ai dormi tout le jour et toute la nuit. Je me suis réveillé le lendemain matin de très
bonne heure. L'aube était douce. Nous avons discuté un moment et il a été convenu que je
pouvais rester chez lui pour un certain temps. Mes parents ont été prévenus et semblaient
trouver que c'était une bonne idée. Du moins, c'est ce qu'il m'a raconté.
J'étais comme une chanson qui se termine subitement, sur une note inattendue, sans
decrescendo. J'étais un peu perdu, à la fin.

Lorsqu'il est parti pour donner ses cours, j'en ai profité pour arpenter les quelques
pièces du vieux presbytère.
Je me suis couché sur le plancher de bois de la chambre et j'ai longtemps regardé le
plafond. J'ai revécu dans ma tête la journée de la tempête. J'ai essayé de comprendre ce qui
s'était passé, mais chaque fois je butais contre la porte du presbytère alors que je demandais
à l'inconnu de s'en aller. Je me suis levé et me suis appuyé sur le bord de la fenêtre de la
chambre. Elle donnait au sud et regardait l'ancien phare de la Butte, la Pointe-à-
l'Échouerie, les vagues, la grandiose harmonie du ciel et de la mer. Quand j'en ai eu assez,
je me suis assis sur le vieux lit à une place. J'ai remarqué que le tiroir du haut de la
commode était entrouvert. J'avais besoin de m'occuper à quelque chose pour oublier mes
paroles stupides, pour oublier l'inconnu que j'avais repoussé, pour oublier cette odeur
obsédante qui régnait dans toutes les pièces. J'ai fouillé à travers les chemises, les sous-
vêtements, les bas. J'ai approché de mon visage quelques morceaux et je me suis saoulé de
leur parfum de lessive fraîche et de sexe.
J'ai reposé les vêtements dans le tiroir. Par terre, il y avait une boîte de carton sans
couvercle qui ne contenait que des papiers. Des enveloppes, en fait. Une boîte pleine de
lettres, toutes adressées à Francis Bennington. À plusieurs adresses très différentes. Je
pouvais désormais attribuer un prénom à Monsieur Bennington. Francis... Comme un
souffle. Comme un soupir. Il doit être de ceux qui ne sont que de passage, me suis-je dit, il
28

doit être de ceux qui troublent votre existence et qui s'en vont, sans jamais regarder derrière
eux.
J'avais envie d'ouvrir les lettres, de les lire toutes. J'en ai pris quelques-unes au
hasard. Mes doigts indiscrets ont caressé le papier mde et sec de l'enveloppe. J'ai ouvert.
L'encre vannée par le temps bombait légèrement les feuilles jaunies. Le papier était lourd.
Je me suis emballé. Je me sentais comme un violeur, et ça m'excitait.
Le temps s'est arrêté, encore. Je suis demeuré accroché au néant, entre la vie et la
mort, entre la certitude que je devais lire la lettre et celle que je ne devais pas. J'ai retourné
le papier et j'ai lu. Après tout....

Je ne sais pas ce que toi tu cherchais en allant là-bas, ou encore ce que tu fuyais,
mais je suis certaine que tu avais une raison. On ne part pas comme ça pour rien, il faut
qu 'on veuille trouver ou encore oublier quelque chose pour tout foutre en l'air et se
retrouver à l'autre bout du monde sans appareil photo. Malgré tout ce qu 'on s'est dit, j e ne
sais pas encore pourquoi on s'est retrouvés ensemble. On va dire qu 'on était faits pour se
rencontrer, même si j e n 'y crois pas du tout, même si j e sais que tu disparais toujours
comme ça, un lendemain quelconque, sans laisser aucune trace. Je ne vais pas t'écrire que
j e t'aime parce que ça serait débile, mais aussi parce que j e ne t'aime pas, en tout cas j e ne
crois pas... Mais j e vais quand même te dire que j e suis contente de t'avoir rencontré et
que j e suis contente d'avoir une adresse où envoyer cette lettre qui ne mène nulle part. Je
vais te dire tout ça même si toi tu ne dis plus rien et que j ' a i probablement l'air d'une
conne qui lance tout ce qu 'elle pense sur du papier à lettres cheap acheté au dépanneur. Je
n 'ai peut-être pas de style, mais j e n 'avais pas le choix. Non seulement je n 'ai pas ton
numéro de téléphone, mais ce n 'est pas le genre de choses que l'on dit, c 'est plutôt des
trucs qui s'écrivent. Et puis j'aime mieux t'écrire de vraies lettres à la main comme ça que
de t'envoyer un courriel impersonnel et bâtard.
Ariane

C'était tout. Pas de date. Pas d'adresse d'expédition. Ce devait être la suite d'une
autre lettre. Cette lettre avait créé en moi et autour de moi un grand silence fragile. Un
silence feuilleté et duveteux qui perdait de son intensité à chacun de mes mouvements.
29

Mais j'avais besoin de connaître cette histoire, cette femme, il me fallait lire les autres
lettres. Je me suis assis devant la boîte et j'ai commencé à ouvrir diverses enveloppes, au
hasard.
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II - FRANCIS

Parfois j ' a i envie de croire à toutes les théories du complot. Plus précisément à
celles du genre : nous ne sommes finalement que des personnages, des pantins qu 'un
quelconque Dieu ou qu'un narrateur fait bouger et parler. J'ai trop étudié la littérature, je
pense. Je dis «je » et je m'arrête aussitôt pour tenter de comprendre ce que ça peut vouloir
dire. Comme tant d'autres l'ont fait avant moi.
31

L'hiver est enfin arrivé. Les arbres du campus sont illuminés depuis quelques jours
par des milliers de petites lumières orangées placées en guirlandes sur leurs branches
dépouillées. Je n'ai jamais beaucoup aimé les festivités qui entourent Noël et la nouvelle
année, mais j'ai toujours été impressionné par les décorations et les lumières, par tous ces
artifices qui donnent un certain look glamour à la ville enneigée.
J'ai passé l'après-midi à marcher. Les gens me dépassaient et me bousculaient, je
n'avançait pas assez vite. Tout le monde se presse tout le temps pour aller attendre ailleurs.
Les gens courent à toute vitesse vers la mort qu'ils tentent d'éviter. Ils se dépêchent, ils
veulent échapper au froid et à la neige. Quand les gratte-ciels du centre-ville allument leurs
néons et que la nuit tombe sur Montréal, la foule des marcheurs accélère le pas et chacun
s'engouffre dans le métro, dans l'autobus, dans une voiture. Les gens courbent le dos et
penchent la tête pour aller plus vite et éviter de glisser alors qu'ils devraient plutôt prêter
attention au ciel couvert et à la lente chute des flocons.
Moi, j'aime l'hiver.
Il n'y a que l'hiver que je me sens vivant.
Pourtant, cette année, il me manque quelque chose. Et je n'arrive pas à saisir ce que
c'est.

J'ai marché tout l'après-midi. Je suis monté jusqu'au belvédère, en haut du Mont-
Royal, et j'ai longtemps regardé la ville. Puis je suis redescendu par les escaliers à l'ouest,
près du Lac des Castors. Mes pas m'ont mené au pied du chemin de la Côte-des-Neiges,
dans ce café où je vais presque tous les jours pour ne rien faire, pour lire, pour écrire, pour
regarder par la fenêtre.
Il fait chaud, il y a toutes sortes de clients amusants à observer et l'ambiance est
idéale pour lire ou pour espionner. Comme je ne connais rien au café, je bois un peu
n'importe quoi. Aujourd'hui, j'ai opté pour un Costa Rica 100 % Arabica, un lait, un sucre.
Mehdi, le serveur, m'a expliqué qu'il est torréfié lentement, à l'ancienne, et qu'il est idéal
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pour la détente. Je ne sais pas comment un café peut être idéal pour la détente, mais je lui ai
fait confiance. Mehdi est amusant, avec son accent précieux et ses grands yeux noirs. Peu
importe l'heure à laquelle j'entre au café, à tout coup il est là. Le matin quand je viens me
chercher quelque chose à boire pour me réveiller, l'après-midi quand j'ai envie de lire, le
soir lorsque je retourne chez moi après un séminaire à l'université. Nous pourrions être de
très bons amis, je pense, si j'étais moins sauvage. Mais j'aime trop ma position de voyeur
pour risquer de la compromettre en devenant son ami. Je vais dans ce café seul et je veux y
rester seul.
Cet après-midi, je me suis installé face à la fenêtre et j'ai lu La Chute d'Albert
Camus pour la quatrième fois. Ce que j'aime chez Camus, c'est sa fatalité. Et surtout
l'attitude de ses personnages face à l'absurdité du destin et de la vie. J'aime aussi l'image
qu'il donne de l'homme artiste et de l'écrivain. Camus est honnête, et c'est pour ça qu'il se
lit très bien dans un café.
J'aurais pu opter pour Marguerite Duras, mais elle se lit mieux avec une cigarette.
Et comme on ne peut plus fumer dans les endroits publics...
Flaubert et le XIXe siècle, je garde ça pour les salles d'attente.
Non, mon tmc, vraiment, c'est l'existentialisme dans les cafés. Ça me donne peut-
être un air d'intellectuel crâneur, mais je n'en ai rien à foutre. En plus, ces écrivains
travaillaient dans des cafés, alors moi je les lis dans les cafés. C'est comme ça, c'est tout.
Pourtant, aujourd'hui, je n'étais pas capable de me concentrer. Je quittais la fiction à
toutes les minutes pour regarder la neige tomber. Les mes étaient presque vides. Un duvet
blanc recouvrait les voitures stationnées, les trottoirs où personne n'avait encore marché et
les enseignes lumineuses. Une dame âgée est passée près de la vitrine du café. Elle était
emmitouflée dans un immense manteau de fourrure bmne mouchetée de beige, un manteau
qui, dans une autre vie, devait être en quelque sorte un hybride entre le tigre, le renard et la
girafe. La dame était juchée sur des talons hauts démesurés, des échasses de cuir noir qui
lui montaient jusqu'aux genoux. Elle traînait avec elle une grosse sacoche rose en écailles.
Elle ne regardait pas par terre comme les autres passants, elle marchait plutôt à une vitesse
folle. Elle devait être en retard. Elle va tomber, me suis-je dit, elle va glisser sur une plaque
de glace sournoise dissimulée sous la mince couche de neige, ses pieds iront de l'avant
tandis que le reste de son corps sera propulsé vers l'arrière. Sa sacoche en écailles s'élèvera
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dans les airs et retombera en même temps que son corps sur le trottoir sale et humide. Elle
se brisera le dos et ne pourra plus se relever. Elle hurlera de douleur, mais personne ne
s'arrêtera pour l'aider. Ce sera tant pis pour elle : à son âge, on ne porte pas de tels souliers
et on marche moins vite.
Toutefois, ma prophétie ne s'est pas réalisée. La femme a tourné le coin et est
dispame de mon champ de vision. Je me suis levé et j'ai quitté le café. J'ai souri à Mehdi
avant de pousser la porte.
Il neigeait sur mon corps en mouvement, mais étrangement, ça ne me faisait rien. Je
suis rentré chez moi et je me suis effondré sur le divan.

Ma solitude est intellectuelle. Et maintenant j'ai envie d'autre chose. Mais je ne sais
pas de quoi j'ai envie. Je caresse Hubert. Il ronronne. L'hiver est enfin arrivé mais j'ai
envie de partir. De me retrouver devant l'inconnu, quelque part où je n'aurais jamais mis
les pieds avant, un lieu où je n'aurais aucun repère.
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Hubert m'a réveillé ce matin en me piétinant le visage. Je l'ai poussé en bas du lit et
il a miaulé pour sortir. J'ai ouvert la porte du balcon pour qu'il puisse aller jouer dans la
neige. Je me suis habillé entre deux bouchées de pain. Je devais me rendre à l'université en
après-midi pour la dernière séance du séminaire sur la poétique du récit de voyage en
littérature française au XIXe siècle auquel je suis inscrit. J'allais faire semblant d'écouter
les derniers exposés des étudiants. Je poserais peut-être une question ou deux pour avoir
l'air brillant et intéressé, sinon, je planifiais plutôt de penser à toutes ces destinations
exotiques qui font l'objet de millions de livres déjà, et d'essayer de choisir laquelle me
conviendrait davantage, laquelle saurait donner un minimum de sens à ma vie.
Il faisait si froid dehors que j'en ai perdu le souffle en sortant de chez moi. J'adore
cette sensation d'être étranglé par les mains glaciales de l'hiver. Si je pouvais choisir ma
mort, je voudrais que ça ressemble à ça.

Que l'hiver m'étouffe.

Parfois, dans mes rêves, je meurs. Et c'est un événement heureux. Je ne sais pas
pourquoi, on dirait que lorsque je la rêve, la mort prend des allures de fête. Je sais que je
vais mourir et je suis comblé. D'autres fois, par contre, la mort est moins agréable que son
anticipation. C'est le cas pour le feu et la maladie. Mais la plupart du temps, je meurs
étranglé ou je m'ouvre les veines, et c'est si agréable que je me réveille dans un état voisin
de l'euphorie.
i

Lorsque ma grand-mère est morte, ma sœur et moi nous sommes retrouvés devant
rien, sans famille. Ce jour-là, Dieu aussi est mort. Je savais que ma grand-mère était
gravement malade, qu'elle n'en avait plus pour longtemps et qu'elle souffrait, mais je
n'arrivais pas à l'accepter. J'avais mis tant d'espoir en l'existence de Dieu afin qu'il me
vienne en aide et qu'il ne me laisse pas seul avec ma sœur que j'étais convaincu que je
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serais récompensé par la guérison de ma grand-mère. J'ai alors compris qu'il n'existait pas,
ou qu'il était mort, lui aussi. J'ai décidé d'effacer toute trace de sa présence dans ma vie.
J'ai vidé la maison de ma grand-mère, où nous habitions Kate et moi depuis l'accident de
voiture qui avait tué nos parents alors que je n'avais même pas un an. J'ai vidé la maison de
tout ce qui pouvait avoir un sens religieux : bibles, cmcifix, images saintes, médaillons,
cierges. J'ai pris une grosse boîte de carton au sous-sol pour y mettre tout ce que j'avais
ramassé. J'ai jeté la boîte dans le petit poêle de la cour arrière et je l'ai aspergée d'essence
avant d'y mettre le feu. Elle a brûlé durant quelques heures et je l'ai regardée tout le temps,
jusqu'à ce qu'il n'en reste que des braises fumantes. J'ai alors craché sur les cendres de
Dieu et j'ai rejoint ma sœur chez une lointaine grande-tante qui nous hébergeait.
S'il m'arrive encore de penser à ma grand-mère, presque tous les jours, je ne pense
jamais à mes parents. Je n'ai aucun souvenir d'eux et je suis convaincu que c'est en partie
pour cela que je ne m'entends pas avec ma sœur. Kate voudrait que je partage son deuil de
notre père et de notre mère alors que je n'ai rien à pleurer.
J'ai quitté Québec quelques semaines après le décès de ma grand-mère. Je me suis
trouvé une chambre dans une résidence du centre-ville de Montréal et j'ai annoncé à Kate
que je partais. Elle m'a dit que je ne vivais pas bien le deuil, que j'étais incapable d'en
ressentir les émotions normales parce que je refusais de pleurer nos parents à travers la
mort de notre grand-mère.

Chaque fois que je pense à Kate, je m'emporte. J'ai marché si vite que je suis arrivé
à l'université une heure avant le début du séminaire. J'en ai profité pour me promener un
peu le long de la me McTavish. Il faisait froid et le soleil brillait. Ça m'a calmé un peu.
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Après le séminaire, j'ai erré jusqu'à ce que je m'épuise dans la ville qui
s'endormait. Le ciel était d'un rouge à fendre les yeux, il n'y avait pas un nuage à l'horizon.
Il faisait très froid et la neige de la veille était encore poudreuse et légère. Je me suis traîné
les pieds pour le plaisir de la voir se soulever et retomber en divisant la lumière en des
milliers de couleurs.
Ça m'a fait penser que l'hiver n'est jamais assez long à Montréal. Et que je devrais
m'exiler dans un pays nordique, un vrai, un pays où l'hiver existe longtemps.
J'ai marché dans les mes du campus de l'Université McGill. L'air froid me brûlait
les poumons, juste assez pour que la douleur soit agréable et pas trop souffrante. J'écoutais
la neige craquer sous mes pas, je voyais ma respiration se transformer en vapeur. J'étais
heureux, sans raison. J'ai pensé : bientôt je pourrai réinstaller au bord de la fenêtre de mon
appartement et regarder les bancs de neige tout en bas, les trépignements de ceux qui
grelottent en attendant l'autobus au coin de la me, la lueur orangée de la ville qui se reflète
sur la neige, tout ça, tout ce qui me rend habituellement heureux, sans raison, comme
aujourd'hui.

J'ai marché jusque chez moi. J'ai caressé Hubert quelques minutes puis je me suis
fait un sandwich, que j'ai mangé debout devant l'évier de la cuisine. Je me suis dit : je ne
suis pas quelqu'un de bien original. Il faudrait que je trouve quelque chose à faire de ma
vie. Je sais que je ne finirai pas ma maîtrise. J'ai perdu tout l'intérêt qui m'y avait mené. Je
dois survivre au temps des fêtes et, après, prendre le large. Foutre le camp. M'en aller.
J'ai décidé de ne pas aller à Québec cette année, de ne pas passer Noël et le Nouvel
An avec ma sœur. Je lui ai téléphoné au début de la soirée. Elle m'a encore demandé si je
m'étais trouvé du travail, si je mangeais bien, si j'avais rencontré quelqu'un. Je lui ai dit
que je l'aimais parce qu'elle était ma sœur, mais que j'avais besoin d'un peu de silence et
de solitude. Elle m'a crié quelque chose que je n'ai pas compris et j'ai raccroché.
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Je vais rester ici avec Hubert. Je ne vais pas décorer. Je vais rester chez moi, ou
j'irai me promener, faire le voyeur un peu. Me saouler des réjouissances des autres, dans un
bar quelconque. Parler avec des inconnus. Écouter les lamentations des autres. Il doit bien y
avoir des gens comme moi, sur cette île, qui fêteront Noël en buvant du gin accoudés à un
comptoir de bar.
38

Je suis allé dans l'ouest de la ville. J'ai toujours trouvé que la tristesse des
anglophones est plus visuelle et davantage pathétique que celle des francophones. Et
comme je suis pathétique, j'ai pensé que je me devais de célébrer avec les miens. Peut-être
aussi que, d'une certaine façon, je cherche à connaître mon père à travers ceux qui parlent
sa langue, même si je sais pertinemment qu'ils sont plus d'un milliard dans le monde.
Bref...
Nous n'étions pas très nombreux, tout au plus une dizaine. Un ensemble de jazz
jouait ce soir-là. Une femme à la contrebasse, un homme au piano et un autre au hautbois.
Ils ont facilement ciblé leur public et leur musique donnait dans le tragique. C'était parfait.
J'ai bu du porto pour commencer, parce que ça a de la classe, le porto. La serveuse
m'a offert une tmffe au chocolat blanc. J'ai eu envie de pleurer.
J'étais seul au comptoir du bar. Les autres clients étaient installés à des tables. La
plupart d'entre eux buvait du vin, sauf quelques hommes qui s'en tenaient au scotch. Je n'ai
jamais su boire de scotch. Je n'ai pas la prestance qu'il faut, mes mains sont trop petites,
j'ai l'air ridicule et ça me fait grimacer, je ne trouve même pas ça bon au goût. Si le groupe
avait joué du blues, par contre, moi aussi j'aurais pris du scotch. Mais le porto va mieux
avec le jazz. Je pense.
Un peu après minuit, un groupe de francophones assez éméchés a fait son entrée
dans le bar. Ils revenaient de la messe de minuit, ai-je compris. Ils riaient, ils dansaient.
Leur bonheur avait l'air réel, et c'est ça qui m'a achevé. Les musiciens ont senti que
l'ambiance générale devenait plus festive et ils ont ajusté leur répertoire pour jouer des
tmcs de cabaret ponctués de certains classiques de Noël jazzés. Malgré tout, la chanson
« Greensleeves » menée par un hautbois, ça a un petit quelque chose de pervers qui cloue
rapidement au sol. Là, il était temps : je me suis mis au rhum and coke et je me suis
retrouvé dans la ruelle, la tête appuyée contre un mur de briques, en train de vomir.
Sur le chemin du retour, je me suis arrêté au Carré Saint-Louis le temps de me faire
souhaiter un Joyeux Noël par un gars assez louche qui voulait me vendre de la cocaïne.
39

Noël, cette année, a été d'une beauté terrible.


40

Chaque matin je me réveille. Je regarde mon reflet dans le miroir. Rien ne change,
j'ai toujours la même tête. Les mêmes cheveux bmns un peu trop longs qui tombent par-
dessus mes oreilles. Les mêmes yeux verts, cernés, fatigués, « mélancoliques », comme me
l'a dit Mehdi l'autre jour alors que nous sommes finalement sortis, que j'ai accepté de le
rencontrer ailleurs qu'au café. Leur éclat est différent des yeux verts que l'on rencontre
d'habitude, m'a-t-il dit. Comme s'ils regardaient ailleurs.
La même bouche rose, les mêmes dents un peu croches. La même barbe, du genre
rasée hier, qui pique un peu. Les mêmes oreilles décollées. Pourtant, quelque chose ne va
pas. Quand je prends une grande respiration, il y a une étrange douleur qui se réveille dans
mon ventre, sous le sternum. Comme si quelqu'un derrière moi tirait sur un crochet de fer
enfoncé dans ma poitrine. Comme si j'avais trop nagé et que j'avais les poumons pleins de
chlore.

Je me rappelle la première fois que tu es venu au café, m'a dit Mehdi. Tu as cassé
deux fois ta tasse en la renversant par terre. Deux fois de suite !

Je dois partir. Loin d'ici, sans avertir personne. Sinon Mehdi, peut-être. Avant qu'il
ne soit trop tard.
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III - ARIANE

Je ne parle toujours que de moi-même. Même si j e prétends le contraire. Je suis le


centre de mon univers. C'est normal, j'imagine. Je suis le centre d'un univers fabulé.
Je vis dans un théâtre de marionnettes.
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J'ai rêvé à Francis hier. Au début, tout était noir. Je ne voyais rien, mais j'entendais
de la musique électronique. Un rythme bizarre et angoissant. Puis le soleil s'est allumé
comme on allume une lampe, tout d'un coup. Je me trouvais quelque part dans le Maine,
dans la forêt des Appalaches. Je savais que j'étais dans le Maine, dans les montagnes,
même si, en réalité, j'aurais pu être n'importe où tant le paysage semblait commun. Je
devais avoir dix ans, pas plus. Mais j'avais toute ma tête de grande fille de vingt-huit ans.
Francis, lui, n'avait pas changé, sauf que ses cheveux étaient plus longs. Sa barbe n'était
pas rasée. Il portait un bandeau de tissu sur le front, juste au-dessus de ses épais sourcils.
Bleu foncé avec des dessins un peu étranges, blancs. J'avais envie de lui, mais j'étais trop
petite.
Il venait de m'annoncer qu'il s'était trouvé un emploi. Professeur de français, qu'il
m'a dit. Mais là, on est aux États-Unis, Francis, que je lui ai répondu. Il m'a regardée avec
des yeux découragés. Les autochtones, Ari, les autochtones. Comme si ça allait de soi.
Il voulait commencer à travailler tout de suite, mais nous étions en plein milieu de
nulle part, dans un sentier vraiment sombre malgré le soleil qui plombait. Comme moi je
parlais le mohican et toutes les autres langues algonquiennes du coin, je lui ai proposé de
faire son interprète. Il a accepté. J'allais pouvoir rester avec lui encore un peu. Il n'allait pas
me laisser tomber tout de suite.
Nous avons commencé à marcher dans le sentier. Nous ne voyions vraiment rien
parce que les grands sapins cachaient le soleil. Nous ne savions même plus si c'était le jour
ou la nuit. Nous avons marché vraiment longtemps, sans jamais nous arrêter. Nous ne
parlions pas.
Puis nous sommes arrivés dans un grand village au milieu d'une clairière, un village
très étrange, aux maisons rondes, toutes faites en bois. Il n'y avait personne, nulle part.
Francis criait en français. Moi, dans toutes les langues que je connaissais. Je savais un tas
de langues différentes, aux accents étrangers, aux sonorités parfois émouvantes, mais je ne
comprenais rien à ce que je disais. C'était un peu comme si quelqu'un parlait à travers moi,
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comme s'il y avait quelqu'un d'autre dans ma tête qui commandait à mes lèvres et à ma
bouche de prononcer tous ces sons-là qui ne me disaient rien. C'était morbide, ce que je
criais. Je ne comprenais pas, mais je savais que je ne traduisais pas ce que Francis était en
train de dire. Je récitais des trucs plutôt dégueulasses, des histoires qui parlaient de morts,
de massacres, de cimetières abandonnés, d'esprits, de sujets du genre qui me font vraiment
peur d'habitude. Mais ça me faisait rire, ce que j'étais en train de dire. Je riais tellement fort
que Francis s'est arrêté pour me regarder. Il a pris un air paniqué. Tes yeux, Ari ! Tu t'es
fait mal ? Je ne m'étais pas fait mal. Mais comme il me le demandait, je me suis rendu
compte que je voyais un peu moins bien, ma vue était embrouillée. Je me suis touché les
yeux avec du bout des doigts. C'était tout chaud. J'ai regardé mes doigts. Ils étaient pleins
de sang. Alors là, j'ai éclaté. De rire. Un rire qui ne venait pas de ma gorge, ni de mon
ventre. Ça venait de plus creux. Puis mon corps s'est mis à tourner autour de cet endroit-là,
comme les aiguilles d'une horloge qui tournent autour d'un même centre. J'avais la tête en
bas, la tête en haut, les pieds en bas, les pieds en haut. Et je riais.
Soudain, comme ça, Francis et moi nous sommes retrouvés au milieu d'un sentier
qui descendait dans les montagnes, un sentier vraiment abmpt. Il fallait courir. Tellement
vite que les arbres de chaque côté du sentier n'étaient plus que des taches vertes. Je ne
voyais rien et j'avais peur. Je suivais Francis parce qu'il courait plus vite que moi. Il hurlait
si fort que mes oreilles bourdonnaient. Dépêche-toi, Ari ! Plus vite ! J'entendais un
tambour. Le son venait d'un peu partout, mais j'avais aussi l'impression qu'il venait de ma
gorge. J'ai arrêté de courir. Francis s'est retourné. Il m'a regardée et ses yeux se sont
exorbités. À ce moment-là, j'ai senti quelque chose de pas normal derrière mes oreilles et
dans mes cheveux. La sensation est devenue électrique, comme un long frisson, puis elle
est passée dans mes joues et dans mes bras. Je me suis mise à pleurer. Je pleurais si fort que
les arbres ont commencé à flotter dans mes larmes. Francis se noyait. Je lui criais de
s'accrocher à moi, mais je pleurais tellement qu'il n'était pas capable de m'entendre. Il
avalait de grosses gorgées d'eau, il se battait pour rester à la surface de mes larmes.
Quelquefois, il disparaissait complètement, alors moi je pleurais encore plus. Puis il
réapparaissait et je pleurais encore plus. Je pleurais toujours plus. Je n'étais pas capable de
m'arrêter.
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La musique qui jouait dans ma tête depuis le début du rêve s'est arrêtée. Et tout est
redevenu noir. J'ai senti que quelque chose frôlait ma cuisse. J'ai ouvert les yeux, parce que
je les avais fermés en même temps que la musique s'arrêtait.
C'était Francis.
Sa langue sur ma cuisse. Il m'a regardée. T'es belle, qu'il m'a dit. Toi aussi, t'es
beau. J'avais de nouveau vingt-huit ans. Francis était nu, nous étions couchés dans des
draps blancs épais, comme ceux qu'on voit dans les films. Viens ici, que je lui ai dit. Il s'est
alors mis à quatre pattes par-dessus moi. Il a baissé la tête en collant son menton sur son
torse. Ses cheveux me chatouillaient les seins. Je me suis tortillée un peu. Tu me
chatouilles ! Arrête ! Il a relevé la tête et a approché son visage du mien. Il a fermé les
yeux. Il allait m'embrasser.
Enfin.
J'ai fermé les yeux.
Et mon cadran a sonné.

Je ne sais pas où il est, Francis. Il n'a jamais répondu aux lettres que je lui ai
envoyées. Je ne sais même pas s'il est encore vivant.
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Je pense que je suis en train de me construire un rapport hystérique au monde réel.


Je me suis répété cette phrase plusieurs fois dans les derniers jours : je pense que je
suis en train de me constmire un rapport hystérique au monde réel.
Le monde réel, c'est vaste comme expression. Je ne sais pas de quelle réalité je
parle, quand je dis « le monde réel ». Mais je pense que je suis en train de me constmire un
rapport hystérique au monde réel. Ce n'est pas encore une certitude, mais l'idée a fait son
bout de chemin déjà.
J'ai la fâcheuse tendance à me croire amoureuse dès que mon cœur bat un peu plus
vite que d'habitude. J'ai écrit une lettre à Francis, l'autre jour, pour lui dire que je ne
pensais pas être amoureuse de lui, mais je ne suis déjà plus sûre. Je n'en ai jamais été
certaine, pour tout dire. Depuis que je connais Francis, j'oscille. Je suis convaincue que je
l'aime, que ça y est, puis la seconde suivante j'adhère avec ferveur à la théorie contraire. Et
c'est d'autant plus compliqué que Francis est inatteignable, je n'ai pas de ses nouvelles, je
ne le vois plus. Je me suis fait une idée de Francis et c'est de cette idée que je m'imagine
être amoureuse.
Il m'arrive de rencontrer d'autres gars. La plupart du temps, ça ne dure pas, ça ne
devient jamais très sérieux. Mais d'autres fois, je m'attache, et je recommence à me poser
un tas de questions. Est-ce que je suis amoureuse, est-il trop tôt pour pouvoir le dire, et
qu'est-ce que l'amour, de toute façon ? Est-ce que je vais un jour tomber amoureuse de
quelqu'un comme ça arrive aux filles dans les livres et dans les films ? Mais les livres et les
films, entre ce qu'ils disent et ce qui est vrai, il y a toujours une immense différence et c'est
un peu risqué de prendre leur propos pour la réalité.
Je sais tout ça.
J'essaie de me situer, moi, là-dedans. J'essaie de me situer dans le clan de ceux qui
espèrent quand même. Qui ont mal au ventre, qui rêvent, qui y pensent tout le temps, qui
choisissent d'y croire, malgré tout.
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Je perdais mon temps, comme d'habitude, un soir de la semaine dernière. Un soir


comme les autres. Un soir où je n'avais rien à faire, un soir où je me morfondais dans mon
emmerdement.
Il n'y avait rien de bien intéressant à la télévision. J'ai zappé un peu. Je suis tombée
sur un téléroman médiocre. Ça racontait l'histoire d'une femme qui était morte et qui
revenait à la vie. En fait, elle avait feint sa mort pour une raison qui n'était pas mentionnée,
et tout le monde était sous le choc de la voir vivante après tout ce temps passé à croire le
contraire. J'ai changé de poste. Une émission pour adolescents débiles. Les personnages
étaient joués par des comédiens de plus de trente ans. Comment pouvaient-ils se trouver
crédibles alors que l'action était sans cesse suspendue pour leur permettre de faire des
commentaires insipides en regardant la caméra ? Je me suis posé quelques questions
comme celle-là avant de changer de poste encore. Ailleurs, c'était de la téléréalité. J'ai
préféré éteindre.
Je n'avais pas envie de lire. Je me suis quand même levée et je suis allée fouiller
dans la bibliothèque. J'ai feuilleté le dernier roman d'Amélie Nothomb, mais j'avais peur
de le commencer, peur d'être déçue ou qu'elle me tape sur les nerfs avec ses troubles
identitaires. J'ai pris un livre au hasard. Les souffrances du jeune Werther de Goethe. Ce
soir-là, je n'avais pas envie de me suicider. J'ai remis le livre à sa place. J'en ai pris un
autre. Les fous de Bassan, d'Anne Hébert. Non, décidément, je n'avais envie de rien.
J'ai décidé de me saouler. Je l'ai dit à voix haute : « Je vais me saouler. » Je me suis
entendue et ça m'a fait rire. J'étais devenue ces jeunes cons de seize ans qui parlent à tue-
tête de leurs expériences de saoulerie dans l'autobus à huit heures le matin. « Man,
vendredi je me suis tellement saoulé. Moé pis Jack, on a fumé un bat pis après on est allés
au bar pis on a callé cinq pichets de bière en une heure. J'ai vomi sur Karine en sortant.
Hostie qu'on riait. Après on est allés chez Julie pis on a fait du mush. En tout cas, j'étais
crissement pété, pis j'me suis réveillé le lendemain à quatre heures de l'après-midi. En fin
de semaine prochaine, on loue un spa pis on se saoule la gueule comme des porcs, si ça te
tente de venir. J'ai acheté un quarante onces de vodka pis un autre de gin pis je bois ça sec
dans le spa. Ça va être malade, man. »
Mon désir n'égalait pas le sien, à cet adolescent attardé, mais j'avais tout de même
envie de boire. Je me suis servi un très grand verre de vin rouge et je me suis fait un bagel
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au fromage à la crème et au saumon fumé pour manger en même temps que je buvais mon
vin.

Je me suis installée devant l'ordinateur pour vérifier mes courriels. Je n'en avais
pas. Je suis quand même restée assise sur ma nouvelle chaise de cuir et j'ai mangé le bagel
et bu le vin en regardant clignoter les lumières du modem. J'étais tellement concentrée que
j'ai commencé à imaginer que les lumières s'allumaient et s'éteignaient en même temps
que je mâchais. La coordination des lumières et de mes mâchoires était impressionnante.
Quand j'ai eu fini ma bouchée, j'en ai pris une autre, mais ça ne fonctionnait plus. J'ai donc
posé mon regard ailleurs.
J'ai erré sur Internet en cliquant un peu n'importe où. Quand je commence à faire
ça, ça peut être long avant que je réussisse à m'arrêter. Sauf que, cette fois, je suis
rapidement tombée sur quelque chose d'intéressant. Je me suis retrouvée sur le carnet d'un
bédéiste que je ne connaissais pas. Un bédéiste amateur, je pense, parce que j'ai cherché
son nom sur différentes bases de données et il était encore inconnu, du moins il n'avait rien
publié. Il avait mis en ligne plusieurs planches tirées de divers projets, mais aussi des
photos de lui et de ses voyages. Il y avait une section du site qui était consacrée à du texte
et ça se présentait davantage comme un journal intime que comme un carnet de création.
J'ai toujours aimé la bande dessinée, sauf que là, c'est le gars qui a attiré mon
attention. Sur les photos, il était splendide. Pas parfait, non. Splendide. Il signait ses billets
JeanSeb, alors j'en ai déduit qu'il s'appelait Jean-Sébastien. J'ai passé le reste de la soirée,
de la nuit devrais-je dire, à lire et relire ses billets. J'ai fini la bouteille de vin, puis j'en ai
ouvert une autre. J'ai regardé plusieurs fois ses photos et ses dessins. J'ai même réactualisé
la page à quelques reprises dans l'espoir de voir quelque chose de nouveau apparaître.
J'avais envie d'être surprise, de découvrir que nous étions connectés tous les deux en même
temps. Je voulais qu'il y ait un signe qui me confirme que j'avais raison de m'intéresser à
lui, par l'entremise de son site.
J'ai archivé l'adresse du site dans la liste de mes favoris et je me suis finalement
couchée, vers cinq heures du matin.

Et je n'ai rêvé à rien.


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Je travaille avec une fille, Sophie, qui est fort sympathique. Je ne m'entends pas très
bien avec mes collègues de travail, parce qu'ils sont pour la plupart obsédés par leurs
chiffres et par la paie un jeudi sur deux. Mais Sophie a de la conversation, elle sait parler de
choses intéressantes. Elle connaît un tas de tmcs sur la musique, notamment. Nous ne
partageons pas nécessairement les mêmes goûts, mais c'est toujours agréable de discuter
avec elle. Nous nous ressemblons peut-être sur certains points, mais sur d'autres, nous
sommes plutôt aux antipodes. La mode, par exemple. Moi, mes vêtements sont tous noirs.
Pas parce que je me trouve grosse ou quoi que ce soit, mais parce que j'aime entretenir le
mystère en ce qui me concerne, même si je ne suis pas mystérieuse du tout. Sophie, quant à
elle, tuerait pour le glamour. Elle porte toujours plusieurs accessoires surprenants. Je
pourrais passer des heures à l'écouter parler de vêtements, même si le sujet m'est assez
inconnu. Le midi, nous nous installons à la cafétéria pour manger et elle commente la façon
dont nos collègues sont habillés. « Celle-là, elle devrait savoir qu'on ne met plus de blanc
après la fête du travail. Ça ne va pas du tout avec la ligne de ses sourcils, ce
décolleté. Quelle idée d'avoir un sac à main aussi impersonnel ? » Et ainsi de suite. Elle est
d'un glamour tranchant, Sophie. Elle porte toujours de grosses lunettes fumées qui lui
donnent un air tragique. Quand il ne fait pas soleil, elle opte plutôt pour un chapeau, ou
pour une broche démesurée. Sophie habite le réel comme elle s'habille : elle a toujours un
tas d'aventures à raconter et ses histoires impliquent à coup sûr de la fine cuisine, des
bouchées exotiques et des alcools poétiques. Je vis un peu par procuration à travers le récit
de son existence. Sophie m'est indispensable. Mon équilibre psychique repose sur pas
grand-chose, en réalité.
Hier, Sophie est' débarquée chez moi comme on débarque sur une plage pour libérer
un pays allié de l'occupation ennemie. Elle voulait que nous sortions et j'avais besoin de
son aide, disait-elle. Elle elle vêtue d'une robe sans manches mauve imprimée d'une photo
de Blondie fluo et tordue, avec un legging capri Dolce & Gabbana noir et des souliers
Manolo Blahnik à talons hauts. C'est elle qui m'a annoncé tout ça, je n'aurais pas
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remarqué, sinon. Ses cheveux étaient remontés sur sa tête, crêpés, emmêlés. Elle avait de
multiples bracelets, d'immenses bracelets, devrais-je dire, qui faisaient un vacarme fou
lorsqu'elle bougeait. Malgré le côté un peu punk de son accoutrement, elle était si grande et
si belle qu'elle aurait pu entrer à une soirée donnée par une reine ou quelqu'un du genre
sans que personne ne lui fasse remarquer que sa tenue ne convenait pas à ce type
d'événement.
J'écoutais Joni Mitchell et j'étais couchée sur le plancher. J'avais mis la chanson
« A Case Of You » en boucle, une de mes préférées. Quand Sophie est entrée, la chanson
jouait pour la dixième fois. J'étais en sous-vêtements. Mon soutien-gorge, d'ailleurs, était
brisé. Ce n'était pas élégant du tout. Je venais de me couper les cheveux moi-même et
j'avais raté une manœuvre. J'avais ainsi les cheveux plus longs du côté droit. C'est parfait,
m'a dit Sophie. Tu sais que l'asymétrie, c'est tout à fait tendance. Je vais t'arranger ça
parce que ce soir, on va prendre un verre à la Loge et après on va rencontrer les musiciens
du groupe de Toronto dont je te parlais hier.
Je ne me souvenais d'aucun groupe de Toronto, mais je n'ai pas posé de question.
La dernière fois que j'étais sortie avec elle, nous avions passé la nuit à boire du champagne
au Hilton avec le fils d'un ministre quelconque qui résidait dans une immense suite des
étages supérieurs. J'avais confiance en elle, la soirée allait valoir l'effort que je devais
mettre à me costumer. Tu ne te costumes pas, Ari, qu'elle m'a répondu. Imagine plutôt que
tu deviens celle que tu es vraiment, à l'intérieur. Je te connais et je peux dire que ça te
ressemble tout à fait, ce que je vais te faire mettre ce soir.
Elle avait magasiné toute la journée pour m'acheter des vêtements que je n'allais
porter qu'une soirée. Elle est comme ça, Sophie. Immensément dévouée. Elle a ouvert le
sac qu'elle avait apporté. Je devais mettre un jean prédéchiré aux genoux, griffé d'une
marque dont j'oublie le nom et un chandail Dom Rebel noir. Le chandail était très moulant.
Elle l'avait pris une taille trop petite, mais c'était voulu. Au lieu de me faire enfiler une
ceinture, Sophie a passé un collier aux multiples breloques couleur argent par les ganses du
pantalon. Elle a roulé les jeans sur mes tibias et m'a fait mettre des sandales brillantes
décorées de petits diamants. Elle a coupé un peu mes cheveux, pour qu'ils soient encore
plus asymétriques, et les a coiffés pour que j'aie l'air de sortir du lit, ce qui était presque le
cas. Elle m'a maquillée les yeux, m'a mis du rouge à lèvres et a pris une pause. Tu es
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géniale, qu'elle m'a dit. Ces gens-là, les musiciens du band, ce sont des rock stars. Il faut
qu'on ait l'air trash, un peu, si on veut qu'ils nous laissent les accompagner.
Je me suis regardée dans le miroir. Et j'ai éclaté de rire. Pas que j'étais ridicule, non.
Mon costume était crédible, si crédible que j'ai eu peur. Et si j'étais vraiment, en réalité,
une fille de ce genre ? Sophie m'a rassurée. Il faut connaître son public, qu'elle a dit. Moi,
je sais que tu es une fille brillante. D'ailleurs, t'as pas l'air moins brillante, habillée comme
ça. T'as juste l'air plus consciente de tes seins.

Nous avons pris quelques verres à la Loge. J'ai laissé Sophie commander, parce
qu'elle connaissait le serveur, mais aussi parce qu'elle savait ce qu'il fallait que nous
buvions. Moi, j'aurais pris un kir, mais le kir, on boit ça l'hiver, m'a dit Sophie. Là, ça nous
prend un Chardonnet.
Après trois verres, Sophie m'a prise par la main et m'a entraînée dehors. Il fallait y
aller. Les musiciens allaient arriver d'une minute à l'autre. Nous nous sommes rendues
quelque part, je ne sais plus trop où, chez l'ami d'un ami de Sophie, ou quelque chose
comme ça. Les musiciens étaient là. Ils nous attendaient, parce que l'ami d'un ami les avait
avertis que nous allions venir. Ils étaient quatre. Une fille, une superbe fille aux cheveux
blonds, et trois gars. Il y en avait un qui portait un chapeau. Il s'appelait Jimmy, si j'ai bien
compris. Ils sont huge, m'a soufflé Sophie à l'oreille. Nous sommes huge, Ari ! Elle était
excitée, mais le contrôle qu'elle avait sur elle-même était surprenant.
Les musiciens voulaient aller sur la Grande-Allée. L'idée ne me plaisait pas
vraiment, mais après tout, j'étais habillée en conséquence. D'habitude, je fuis cette me, je
n'y vais jamais. Mais là, c'était différent.
Nous sommes entrés dans une boîte branchée par la porte de derrière qui ouvrait sur
un immense escalier tout en verre éclairé par dessous avec des lumières ultraviolettes.
C'était comme marcher dans le vide ou sur de la glace. J'ai eu peur de tomber.
Nous sommes montés au troisième étage. En haut, tout était blanc. Les murs, les
comptoirs, le plancher. Il y avait foule sur la piste de danse. Les gens se frottaient les uns
contre les autres. Ils avaient pour la plupart les yeux fermés et se laissaient bercer par les
rythmes lancinants que les haut-parleurs hurlaient. C'étaient des rythmes très lents, les voix
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étaient rauques. J'ai eu l'impression de me retrouver dans un repère de nymphomanes sur


1'ecstasy.
Sophie m'a tout de suite pris la main pour m'attirer avec elle et la chanteuse vers les
toilettes. Les trois musiciens nous ont suivies et nous sommes tous entrés dans les toilettes
des femmes. Le gars avec le chapeau, Jimmy, a barré la porte. Sophie en a profité pour se
remettre du mascara pendant qu'un des musiciens sortait quelque chose de la poche de son
veston. Il a montré le sachet aux autres avant de déposer la poudre sur le comptoir et de
faire des petits tas qu'il séparait avec une carte de crédit. Sophie m'a regardée dans le
miroir. Elle souriait. Je n'avais pas envisagé ce revirement de situation, mais j'aurais dû
m'y attendre, c'était un scénario assez classique, il fallait l'avouer.
J'ai tout de suite dit à Sophie que je n'avais pas envie de prendre de la coke. Elle a
ouvert sa main droite en souriant. J'ai regardé. Il y avait un tout petit comprimé, coupé en
deux. Ça te tente ? qu'elle m'a demandé.
Je n'étais pas trop certaine. D'emblée, je me suis dit que c'était une mauvaise idée.
Puis, après tout, qu'est-ce que j'avais à perdre ? Ma dignité ? Je l'avais laissée chez moi.
J'ai pensé à Francis à ce moment-là, pour aucune raison. Ça m'a fait tout drôle et je me suis
dit que la moitié de cette pilule pourrait peut-être m'aider à oublier le manque d'intérêt de
ma vie du moment, Francis, justement, et Jean-Sébastien aussi, par le fait même. J'ai dit oui
et j'ai fait descendre la moitié qui m'était réservée avec une gorgée d'eau.

J'ai dansé jusqu'à ce qu'on nous mette dehors, vers quatre heures du matin. J'ai
dansé sans arrêt, sans même me préoccuper de la musique qui jouait, des mouvements que
je faisais, des gens avec qui je dansais. Les heures ont passé sans que je m'en rende compte.
Comme si j'avais rêvé. Je me suis réveillée dehors, dans la ruelle derrière le bar. Sophie
dansait encore, même s'il n'y avait plus de musique. Elle tournait autour de la chanteuse et
d'un musicien, qui avaient l'air franchement ennuyés. Je me suis assise sur le trottoir et j'ai
éclaté de rire. J'étais tout à fait heureuse. Le musicien au chapeau s'est assis à côté de moi.
Les autres lui ont demandé quelque chose, je n'écoutais pas. Ils se sont levés et sont partis.
La chanteuse avait appelé un taxi et il venait d'arriver. Sophie est partie avec eux. Je
n'avais pas envie de me lever. Je suis restée sur le trottoir avec Jimmy. I'm staying at the
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Pur Hotel downtown, qu'il m'a dit. Would you like to go have a drink in my room ? J'avais
encore besoin d'air, alors il m'a proposé qu'on y aille à pied.
En descendant la côte d'Abraham, je me suis rendu compte de ce que j'étais en train
de faire et j'ai paniqué. Je lui ai dit que je n'étais pas sûre de vouloir l'accompagner, à bien
y penser, que je préférais aller me coucher, que je travaillais le lendemain, que mon chat
m'attendait, des conneries incroyables considérant que je n'ai pas de chat et que j'étais en
congé le lendemain. Il m'a prise par la main, il m'a dit de me calmer, que nous n'étions pas
obligés de faire quoi que ce soit, que nous pouvions juste boire quelques verres et dormir
ensemble. Je n'ai pas envie de dormir, que je lui ai dit. J'aimerais mieux aller marcher.
Allons marcher sur la Terrasse. Il a dit oui, même s'il ne devait pas savoir ce que c'était, la
Terrasse.
Nous sommes allés au pied du Château. La nuit était superbe. De gros paquebots
anonymes passaient devant la ville, en bas sur le fleuve noir. Nous avons marché jusqu'à la
Promenade des Gouverneurs. Après avoir grimpé quelques marches, j'ai décidé d'arrêter
parce que j'avais la gorge trop sèche. Nous nous sommes assis sur un palier. Le vent faisait
danser les feuilles des arbres qui s'accrochaient au roc de la falaise. Je commençais à me
calmer, mais mon cœur battait encore à toute vitesse. Nous avons passé le reste de la nuit à
parler, assis sur le bois de la Promenade. En fait, c'est plutôt moi qui parlais. J'étais en feu,
j'enfilais les mots les uns après les autres. Mon anglais était fluide ce soir-là. Sûrement à
cause de la drogue. Je lui ai parlé de Francis, mais surtout de son absence qui me donnait
mal au ventre. Je lui ai parlé de Jean-Sébastien qui m'obsède, du mystère qui l'entoure. Je
lui ai parlé de Olden, que j'ai quitté trop vite sans avoir pris la peine de le connaître
vraiment. Je lui ai parlé de moi, aussi. Quand j'ai eu fini, une fois que je me suis sentie
déchargée d'un poids important, je me suis levée, je lui ai fait la bise et je suis partie. J'ai
marché un peu, j'ai pris le premier autobus que j'ai croisé et je suis retournée chez moi.
J'étais passée, dans la même soirée, du personnage très cliché de chick litt à la tout aussi
clichée bourgeoise-bohème pédante.

J'ai tourné en rond dans mon appartement. J'ai fait la vaisselle, j'ai ramassé les
tmcs que Sophie avait laissés chez moi, j'ai fait le ménage de ma chambre. J'ai trouvé, dans
une boîte sous le lit, un disque que Francis m'avait acheté en Espagne. Il avait trouvé
53

absurde de tomber sur un album de Janis Joplin à des milliers de kilomètres de l'Amérique.
Je n'avais pas osé lui dire que la renommée de Janis Joplin dépassait les limites physiques
de San Francisco, parce que je ne voulais pas noyer son enthousiasme avec des
considérations beaucoup trop pragmatiques. C'était un disque live, enregistré dans un parc
de Haight-Ashbury à l'occasion d'un festival hippie quelconque. J'ai décidé de l'écouter.
Évidemment, ça m'a fait de la peine et j'ai pleuré de la première jusqu'à la dernière
chanson. Puis je me suis couchée sur le divan parce que j'étais morte de fatigue. Je me suis
dit que ça serait bien si je mourrais dans mon sommeil.
Mais je me suis réveillée le lendemain, un peu avant cinq heures de l'après-midi.
J'étais devenue une coucoune écervelée de dix-neuf ans à mon tour. C'était trop de
métamorphoses pour moi en si peu de temps... Sur le répondeur, il y avait un message de
Sophie. Le musicien au chapeau lui avait demandé mon numéro de téléphone. Elle le lui
avait donné, évidemment.
54

J'aime le bmit de mes pas sur les trottoirs de mon quartier. Surtout après la pluie. La
nuit, quand tout est calme et qu'il n'y a personne dehors, je sors sans manteau et je
frissonne toute seule en marchant. Souvent, mes pas me mènent jusqu'à l'épicerie. Je me
promène dans les allées désertes, je m'attarde plusieurs minutes au même endroit pour lire
les ingrédients et les instmctions sur les pots de sauce et les boîtes de mets exotiques.
J'achète quelque chose. Un carton de lait. Une courge. Des biscuits. Et je demande un sac
en papier. Je le serre entre mes bras, contre ma poitrine, et je fais exprès pour le froisser un
peu en descendant la côte, pour le plaisir d'entendre le bmit du papier mêlé à celui de mes
pas. Les trottoirs de mon quartier sont particulièrement musicaux.
Quand je rentre chez moi, après ces escapades, il faut que je m'installe devant la
télévision. Pour manger des bonbons en écoutant n'importe quel reportage débile. Sur
l'accouplement des hippocampes. Ou sur les Russes de Kaliningrad. L'autre jour, j'ai vu un
topo sur un homme quelconque qui rencontrait le Premier Ministre du Nouveau-Brunswick
parce qu'il voulait construire une voiture de sport. Je m'en foutais éperdument de son
histoire, mais j'ai écouté le reportage quand même. Je suis comme ça, après la pluie. Idiote,
mais heureuse.
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Les gens ne passent pas assez de temps dans leur salle de bain.

Il m'arrive souvent de m'asseoir sur le rebord de la baignoire, ou encore sur la


cuvette alors que le couvercle est fermé. Je reste là, les yeux dans le vide, ou je regarde par
la fenêtre. Je n'ai plus conscience d'exister physiquement, je vois mon corps comme si je
n'y habitais pas. Je me découvre sous un jour nouveau, sous une perspective
cinématographique, comme si j'étais en train de regarder un film sur ma vie. J'entends
Regina Spektor qui chante, c'est elle qui a composé la musique pour la trame sonore. Sa
voix particulière me rappelle mon enfance, pour une raison que je m'explique mal, mais
elle a un petit côté trash qui la place définitivement dans le contemporain de mon existence
actuelle. Ce sont ses premières chansons qui me viennent en tête d'abord et avant tout. Ses
chansons plus minimalistes, mais carnavalesques en même temps. Je l'entends frapper sur
les touches de son piano et faire des vocalises. Il y a un petit quelque chose de msse dans sa
musique, quelque chose de troublant et angoissant.

Ce n'est pas un film biographique comme les autres. D'abord, il est trop esthétique
et il ne s'y passe rien. L'intérêt réside dans le traitement des images. Les couleurs sont
froides, il y a un filtre sur l'objectif de la caméra, on voit la réalité comme si tout était bleu.
Avec des milliers de nuances. Bleu foncé, bleu pâle, bleu ciel, indigo, turquoise, saphir,
pervenche, cyan, gris bleu.
Je ne porte pas mes vêtements de tous les jours. J'ai des bas d'entraînement et une
jupe, puis une camisole et un long foulard. Tous les morceaux sont en laine, en laine de
toutes les couleurs. Et ce sont les seules couleurs que l'on distingue, mis à part les
différents tons de bleu. Les couleurs sont grossières, elles ont été ajoutées au crayon sur la
pellicule, comme avant. Écarlate, bourgogne, vert, olive, cuivre, bmn, or, cassis. Je regarde
par la fenêtre. J'entends quelqu'un parler dans la me. Je ne trouve pas mes clés, qu'il dit.
C'est un vieil homme. Un vieil homme invisible dans la nuit bleue.
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J'ouvre la fenêtre. C'est l'automne. Je sais que les gens qui regardent le film ne
peuvent pas sentir la fraîcheur et l'humidité de l'air, mais ils peuvent quand même se
l'imaginer parce qu'ils entendent le vent qui s'engouffre dans la pièce, ils voient les feuilles
qui tourbillonnent entre deux courants d'air, au milieu de la me. Puis, ils me voient mettre
un pied dehors. Mettre l'autre. Sortir tout mon corps par la fenêtre sans même regarder en
bas. À ce moment, la musique change, elle devient un peu plus rythmée, plus élaborée
instrumentalement, on dirait une sorte de polka nouveau genre. C'est toujours Regina
Spektor qui chante, mais les choses deviennent un peu plus tragiques.

Mon pied gauche touche l'air. Des ronds concentriques apparaissent sous la semelle
de mon soulier, comme si je mettais le pied dans une flaque d'eau. Les ronds ne s'arrêtent
pas, ils continuent de grossir, ils s'éloignent et prennent de l'ampleur. Tout autour devient
flou. Les vieilles maisons de brique et de pierre se tortillent, leurs fenêtres s'enfoncent,
leurs portes s'agrandissent, leurs toits explosent, tout apparaît désormais au spectateur
comme à travers un miroir déformant. La vieille ville tourbillonne et je marche dans les
airs. Je suis légère, douce et élégante. De tragique, la musique devient porteuse d'espoir en
quelque sorte, plus festive. Dramatique, toujours, mais éthérée.

Je souris. C'est un film qui ne mène nulle part, mais qui me rend heureuse. Toutes
sortes de choses émergent des maisons difformes et se joignent à moi dans un ballet
euphorique. Des vêtements, des rideaux, des enfants, des hommes, des femmes, des
animaux, des peluches, du papier, des livres, des fauteuils, je crois .même apercevoir un
piano à queue et une vieille Volkswagen. Puis, tout doucement, le film est rembobiné, les
images reviennent à reculons, mon corps réintègre l'appartement par la fenêtre et je suis de
nouveau assise sur le rebours de la baignoire, ou encore sur la cuvette alors que le
couvercle est fermé. Je me lève et je vais boire une tasse de thé.

C'est un court-métrage japonais, de toute évidence.


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Il n'y a pas de plus beau son au monde que celui des pas de quelqu'un qui monte
des escaliers à trois heures du matin, alors que son immeuble dort.
Ce bmit, il est doux, même s'il vient briser le silence. Les marches craquent un peu,
il y en a une qui grince vraiment alors que le personnage s'approche d'une porte. Les sons
aigus et les plus graves s'entrechoquent comme de vieux amis qui n'ont pas besoin de
grands élans démonstratifs pour signifier qu'ils se sont ennuyés l'un de l'autre.
Quand je monte les escaliers tard la nuit, lorsque je suis un peu saoule, un peu
perdue, un peu triste, il n'y a rien qui me rende plus heureuse que ce bmit.
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IV-EMILE

- Emile ?
On m'appelait. La voix était faible, elle venait d'assez loin. Je ne savais pas très
bien où je me situais dans l'espace. J'ai écarté les nuages qui m'entouraient. Je ne voyais
rien, sauf le duvet dense et moelleux, blanc comme un cadavre. J'ai essayé d'avancer. Mes
pieds balayaient le vide. Je flottais. Les nuages se sont dispersés un moment, puis m'ont
envahi à nouveau. Mon corps ondulait comme un souffle chaud, lentement, dans un
bmissement presque imperceptible.
- Emile ?
La voix est devenue plus insistante. Elle se trouvait maintenant tout près, devant
moi, à portée de main. J'ai tendu le bras. Quelque chose m'a pris le poignet.
- Emile, réveille-toi.
Du coup, les nuages se sont évaporés. Je suis tombé. Mon corps lourd s'est écrasé
contre le matelas.

Je me suis relevé sur les coudes. J'ai plissé les yeux pour mieux voir devant moi.
Parce que la lumière m'aveuglait.
Monsieur Bennington.
Ou devais-je dire Francis ?
- Tu t'es endormi.
Ce n'était pas une question, mais plutôt une constatation. Oui, je m'étais endormi.
Dans son lit, avec la lettre. Il avait remarqué, c'était évident. J'ai toussoté.
- Je n'ai pas voulu fouiller, mais...
- Ça va.
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Il s'est assis au pied du lit. Sa main s'est promenée un instant sur la couverture à
carreaux, puis il a pris l'enveloppe. Il a soupiré. Sa tête s'est tournée dans ma direction. Il
m'a regardé. Il souriait.
- Je me suis toujours débarrassé de mes souvenirs par le feu. Mais pas de ces lettres.
Il s'est levé et a laissé tomber la lettre sur le matelas. Il s'est dirigé vers la fenêtre.
Dehors, le soleil disparaissait sous la barre lointaine de l'horizon. Le ciel était rouge.
- J'ai traîné ces boîtes-là ici sans savoir pourquoi je ne les avais pas brûlées. Peut-
être que je ne voulais pas regretter de les avoir détmites le jour où j'aurais envie de les
relire.
Je ne savais pas quoi répondre, je ne savais même pas s'il fallait que je dise quelque
chose.
Il s'est retourné et m'a regardé.
- Maintenant, je pense que je sais pourquoi.
Je n'y comprenais rien. À sa place, si quelqu'un avait fouillé dans mes tmcs,
j'aurais fait une crise, j'aurais lancé des trucs, j'aurais crié ou brisé des meubles. Mais pas
lui.
Il est sorti de la chambre et il m'a crié quelque chose de la cuisine.
- De la lasagne, pour souper, ça te va ?
Je n'avais pas faim, mais la lasagne était une bonne idée.
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V - ARIANE

Je marchais sur le trottoir. C'était la nuit et il faisait un temps de déluge. J'étais


trempée jusqu'aux os et j'avais beaucoup de difficulté à avancer parce que je ne voyais rien
devant moi. Je me suis réfugiée sous une marquise à l'entrée d'un bâtiment pour reprendre
mon souffle. Là, dans le portique, Jean-Sébastien est apparu. Il est appam comme ça, sans
faire de bmit, et il avait l'air surpris d'apparaître. Je ne sais pas, que je lui ai dit, tu es
appam, puis après ? C'est mon rêve, tu ne poses pas de question. Il m'a regardée, il a ri trop
fort et trop longtemps, ça m'a mise en colère. Je ne voulais pas que les autres sachent qu'il
était là, bien que je ne savais pas du tout qui étaient ces autres et pourquoi ils ne devaient
pas le savoir. Ta gueule, JeanSeb. Il m'a pris par la main et il s'est mis à courir. Je n'avais
pas le choix de le suivre, il m'entraînait dans sa course, mes pieds glissaient sur le trottoir
mouillé, j'avalais toute l'eau qui me tombait dessus. Mais la seule chose à laquelle j'étais
capable de penser, c'est qu'il était beaucoup plus grand que je l'imaginais. Les feuilles des
arbres étaient arrachées par le vent et volaient dans tous les sens. Une grosse feuille jaune
est venue se coller sur mon visage. Je ne voyais plus rien, je n'essayais même plus de voir
quoi que ce soit, je me laissais conduire. Jean-Sébastien s'est arrêté au bout de la me et il
m'a dit d'aller prendre l'autobus, il m'a dit qu'il allait venir me rejoindre. Je suis montée
dans le premier qui s'est arrêté, un autobus tout rouge, sans numéro. Je ne savais pas trop
où ça allait me mener, mais puisque je n'avais pas d'autre option, je suis montée. C'est
Francis qui conduisait. Je ne lui ai pas parlé, en fait je pense même que j'ai été bête avec
lui. Je ne lui ai pas dit bonjour, je suis allée m'asseoir et je me suis endormie tout de suite.
Je rêvais à de la nourriture, plein de nourriture. Quand je me suis réveillée, j'étais encore
dans l'autobus, mais il était devenu comme la maison de la sorcière dans je ne me souviens
plus quel conte pour enfant. Il était tout en bonbons, en pain d'épices, en chocolat. J'ai
arraché un morceau de mon siège et je me le suis mis dans la bouche. J'avais faim. C'était
un pain aux bananes. Je l'ai laissé fondre, parce qu'il était frais, puis j'ai avalé la pâte que
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ça avait formé dans ma bouche. Je l'ai avalée, la pâte s'est mise à gonfler et en quelques
secondes elle a occupé tout mon œsophage, ma gorge, mes poumons, elle me sortait par la
bouche et il y en avait partout. Tu vas tout salir mon autobus, i\riane ! Essaie de manger
comme du monde. Je suis descendue. Je pleurais, parce que je ne voulais pas tout salir, je
ne l'avais pas fait exprès. Dehors, Jean-Sébastien m'attendait. Il pleuvait encore. Il m'a pris
par la main, il était tout trempé. Je voudrais essayer quelque chose avec toi, qu'il m'a dit.
Quoi ? T'embrasser sous la pluie. Il a collé ses lèvres sur les miennes, il a mis sa langue
dans ma bouche et je n'avais plus de pain aux bananes.
Quand j'ai ouvert les yeux - parce que je les avais fermés, évidemment - il était
dispam et j'embrassais le vide. Il ne pleuvait plus, il faisait même très beau et c'était le
jour. J'étais à Madrid, avec Francis, dans le petit restaurant du quartier autrichien où nous
allions souvent manger. Tu veux du pain aux bananes ? qu'il m'a demandé.
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Je n'ai pas l'impression d'exister en ce moment. Tout ce qui me rattache à moi-


même, ce sont mes souvenirs. Il y a bien les rêves aussi, mais je sais qu'ils ne sont pas
réels. Les souvenirs, eux, je les ai déjà vécus. Ils existent. Et moi, j'existe à travers eux.
Je me souviens de la chambre d'hôtel à Paris. Une chambre anonyme dans une ville
que je n'aurai même pas vue. L'avion a atterri à l'aéroport, nous avons récupéré nos
bagages, passé les douanes et sauté dans un taxi. Mehdi savait où aller. J'ai déjà habité
Paris, qu'il a dit. Avant de venir m'installer à Montréal, j'ai passé deux ans ici. Il connaît
Paris, soit, alors on le laisse nous guider. Je ne savais pas trop à quoi m'attendre, je ne les
connaissais que depuis quelques heures. Depuis l'épisode des écouteurs dans l'avion.
Pardon, est-ce que je pourrais vous empmnter vos écouteurs ? Vous n'avez pas l'air de les
utiliser et les miens, je ne sais pas pourquoi, ils ne fonctionnent pas. Ah oui, pas de
problème, que j'ai répondu. Une fois son film terminé, nous avons parlé un peu, puis je lui
ai dit que je ne savais pas trop où j'allais, que j'avais pris un billet pour Paris comme ça, au
hasard de la vie, pour me donner l'impression d'aller quelque part. Pas vrai ? a demandé
Mehdi. Nous aussi ! Quelle coïncidence ! C'est là que j'ai appris leurs prénoms. Moi, c'est
Francis. Enchantée, Francis, moi, c'est Ariane. Mehdi, m'a dit Mehdi. Enchantée, Mehdi.
Nous nous sommes serrés la main, nous avons discuté quelques heures et nous sommes
descendus de l'avion ensemble. Qu'est-ce que tu dirais de venir avec nous ? m'a demandé
Francis. Où ça ? Je sais pas, euh... en Espagne, tiens ! En Espagne ? Mehdi ne connaissait
pas les plans de Francis. Ouais, pourquoi pas l'Espagne. Ça vous tente, tous les deux ?
Mehdi et moi, nous nous sommes regardés, et nous avons dit oui en même temps. En
attendant qu'on trouve un train ou un avion, je nous emmène à l'hôtel, a dit Mehdi. Nous
avons pris un taxi qui nous a menés directement à l'hôtel. Nous sommes entrés dans la
chambre, nous en sommes sortis le lendemain pour prendre un autre taxi, puis un train, et
nous étions à Madrid. Alors Paris, pour moi, ça ne veut pas dire grand-chose.
Je ne sais pas si c'est là que ça a commencé, mais après, dans mes souvenirs, il n'y a
plus que Francis.
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Je ne sais même plus où nous avons perdu Mehdi. Quelque part en Andalousie, je
pense. Je me souviens d'une bagarre entre lui et Francis. Il n'y a qu'Ariane qui compte pour
toi maintenant. C'est avec moi que tu as décidé de partir de Montréal, pas avec elle.
Pourquoi est-ce qu'elle prend toute la place ? Parce que c'est une fille et pas moi ? C'est
ça ? Pourquoi tu l'as pas dit que tu voulais rien savoir des mecs avant qu'on se casse tous
les deux ? Fais chier, connard. Je t'aime, moi.
Ou quelque chose du genre... Francis, il a pas crié, il a pas gueulé. Je suis parti de
Montréal pour arrêter de penser, qu'il a dit, alors ne me donne pas mal à la tête avec tes
conneries de je t'aime. Qu'est-ce que ça veut dire pour toi, de toute façon ?
Ce soir-là, Mehdi est rentré très tard à l'hôtel. Le lendemain matin, quand je me suis
réveillée, Francis était dans la douche. Mehdi n'était plus là, ses affaires non plus. Je n'ai
pas posé de question.
Ça devait être en Andalousie. Il faisait chaud, ce matin-là. Du moins, il me semble.
Même mes souvenirs me font défaut.
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Il n'y a que des hommes absents dans ma vie. Des hommes morts, des hommes qui
ont foutu le camp, d'autres que j'ai jetés à la porte, d'autres encore qui ne se sont tout
simplement jamais arrêtés parce qu'ils ne faisaient que passer. Il y a même des hommes qui
n'existent pas. Des hommes que j'imagine en rêves, des hommes fantômes, des hommes
invisibles.
Ce sont tous des hommes avec qui j'aimerais parler, autour de qui je voudrais
m'enrouler un instant.

Après la mort de mon père, je me suis transformée en pas-grand-chose. Je ne me


tenais plus debout, je ne cessais de m'enfuir, de me sauver. Un père, ça meurt quand on est
très jeune ou encore très vieux. Pas quand on a à peine vingt ans et qu'on n'a encore rien
accompli dans la vie. Je ne pouvais pas me résoudre à poursuivre, j'avais besoin d'une
expérience intense. J'avais peur d'oublier la voix de mon père, de ne plus jamais rêver à lui.

Je savais que j'allais attrister ma mère en me sauvant comme ça, sans lui dire où
j'allais, mais je ne pouvais pas faire autrement.

Maman.
Je suis partie. Pas très loin, t'inquiète pas, j e vais bien. J'ai tout simplement besoin
d'un peu de temps à moi, ailleurs. Pour me remettre les idées en place. Dernièrement, j e ne
sais plus quoi faire de ma vie qui ne va nulle part. Chaque matin je me réveille. Et ça ne me
suffit plus.
J'ai été trop longtemps en deuil et maintenant, depuis un petit bout de temps, je sens
que j e suis prête à refaire surface. Je ne suis pas malheureuse, j'apprends à aimer la vie et
tout ce qu 'elle est devenue, tout ce qu 'elle a fait de moi et du monde qui m'entoure, de toi,
des arbres, des rues et du reste. Là, j ' a i besoin du petit mal de ventre que j e ressens quand
je me retrouve devant le grand vide de la route.
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Y'a rien d'alarmant là-dedans, ma belle maman. Disons que ça fait partie de mon
cheminement. Même si j e n 'aime pas beaucoup le mot, il est trop ésotérique à mon goût et
j e ne suis pas rendue dans ces trucs-là encore.
Tu as la clé de mon appartement, tu peux y aller n 'importe quand. Il n'y a pas de
plantes à arroser, je ne reçois presque jamais de courrier. Je ne sais pas encore quand je
reviendrai. Je t'appelle dès mon retour.
Je t'aime,
Ariane

J'ai fourré quelques trucs dans un sac à dos, de la pâte à dents, une bouteille d'eau,
des bas, une carte routière de l'Amérique du Nord. J'ai mis une robe noire pas trop longue,
mais pas trop courte non plus. Je me suis noué une veste de laine autour de la taille et je
suis partie. J'ai pris le traversier, puis j'ai monté la grande côte de l'autre côté du fleuve.
Là, j'ai suivi mon instinct. J'ai marché quelques kilomètres et je me suis rendue sur
l'autoroute. J'ai levé le pouce, sans trop savoir où ça allait me mener.

Les gens me demandaient où je voulais me rendre, mais je n'en avais pas la moindre
idée. J'ai menti. Je ne voulais pas me mettre à parler de mon père à tout le monde. Je leur ai
dit que j'avais décidé d'aller travailler dans le Maine pour apprendre l'anglais durant l'été
avant de retourner aux études pour changer de carrière. Alors, évidemment, je me suis
retrouvée dans le Maine. D'abord pas loin de la frontière. Un homme qui travaillait à Lac-
Mégantic mais qui habitait à Cobum Gore m'a déposée à la réception d'un petit motel
miteux de bord de route. J'ai loué une chambre, j ' y suis restée deux jours. C'était bmn,
humide et poisseux. Le troisième matin, je n'en pouvais plus. J'ai pris une longue douche.
J'ai pensé que si je me lavais très bien, ça compenserait pour les douches que je ne pourrais
pas prendre les jours suivants. J'ai mangé un sandwich gluant à la cantine du motel, puis je
suis partie. Vers la mer. Tant qu'à me retrouver dans le Maine, aussi bien profiter de son
principal attrait. J'ai regardé la carte : il fallait que j'aille vers le sud, vers les villes qui
longent l'autoroute 95. De là, je pourrais sûrement trouver quelqu'un pour m'emmener sur
les plages. Une famille en vacances. Un Ukrainien qui se cherche du travail. Des vieilles
Polonaises. On ne sait jamais.
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Cette nuit, j'ai fait un rêve sans histoire, un rêve plutôt linéaire qui se contentait
d'une série d'images projetées les unes après les autres, en quelque sorte, comme si
j'écoutais un film.
Il n'y avait même pas de personnages dans mon rêve. Que des paysages et des
objets.
J'ai rêvé de cette route sinueuse des vieilles Appalaches.
Dans mon rêve, il faisait très noir, c'était la nuit. Les phares d'une voiture
éclairaient l'asphalte goudronné et les épinettes qui bordaient le chemin. Sans cesse, la
route tournait sur elle-même pour éviter une formation rocheuse, un creux, une minuscule
vallée. D'immenses panneaux jaunes avertissaient le conducteur d'un virage en épingle,
d'une courbe en forme de S. La route était étroite, il y avait à peine assez d'espace pour que
deux véhicules puissent se croiser. On devinait dans les bois les regards d'un millier
d'animaux à l'affût. Des biches, des ratons laveurs, des renards. Des yeux perçants, presque
méchants. Dans mon rêve, il n'y avait pas un son. Pas le moindre bmit de la part du
véhicule, encore moins de la forêt.
Et c'est là que ça s'est terminé. C'était tout.

Pourtant, je suis troublée.


Sans trop savoir pourquoi, je suis même effrayée. Je ne suis pas paniquée, mais j'ai
peur. Je me suis réveillée tout en douceur, mais avec l'étrange impression que quelqu'un,
quelque part, m'observait. Et son regard me glaçait le sang.
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Coburn Gore, sur ma carte, ça ne représentait pas grand-chose. Un petit point de


rien, près de la frontière, avec une seule route pour y entrer et pour en sortir. Je ne
connaissais rien du Maine, je me demandais pourquoi j'avais choisi cette destination plutôt
qu'une autre.
Je ne me souviens pas de toutes les étapes de mon errance. J'ai croisé quelques
voitures, je suis montée dans quelques autres, j'ai marché pas mal, j'ai même dormi dehors,
une fois, dans une vieille cabane grise faite de planches de bois délavées par des dizaines
d'années de pluie et de neige, le genre de cabane-grange qui tient debout on ne sait trop
comment. Elle penche dans le sens du vent, on voit à travers les planches, des morceaux du
toit et des murs sont arrachés, un arbre pousse au milieu, souvent il y a un tas de roches pas
très loin, le genre de tas de roches qu'on se demande aussi pourquoi il est là. Et le plus
étrange avec ces granges, c'est qu'elles ne semblent appartenir à personne. Pas de ferme,
pas de maison autour, pas de chien pour nous gueuler dessus quand on met le pied sur le
terrain, pas même de clôture ou d'avertissement pour indiquer qu'il s'agit d'une propriété
privée. Elles sont là, seules au milieu d'une petite clairière, au détour d'une route, au creux
d'une vallée ou au sommet d'une colline.
Je ne savais même pas où j'étais. J'avais quitté les montagnes. Un vieil homme
quelconque dans une voiture quelconque m'avait dit : « We're entering Kennebec County
right now. » Donc, ça devait être quelque part dans Kennebec County.
Le vieil homme habitait à Rome, près d'un lac. Rome. Tout d'abord, ça m'a fait
penser à Rome, en Italie, et je me suis dit que c'est une idée stupide que les gens ont eu
d'appeler leur ville par ce nom-là alors qu'ils savaient très bien que, peu importe ce qu'ils
en feraient, cette ville n'aurait jamais la splendeur de celle qui existe depuis des milliers
d'années et que tout le monde connaît. Puis, je me suis souvenue d'une émission débile qui
jouait à Radio-Canada l'après-midi. Ça m'a pris une éternité pour faire comprendre au vieil
homme de quoi je parlais, parce que, apparemment, le titre original de l'émission n'est pas
Bienvenue à Rome, USA comme en français. Ses yeux se sont allumés lorsque je lui ai parlé
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de la vache qui a accouché d'un enfant humain. Picket Fences, that's what you 're talking
about. Puis il s'est mis à discourir là-dessus. C'était tourné en Californie et ça ne jouait plus
depuis 1996. La ville de Rome dans laquelle l'action avait lieu existe vraiment, mais ce
n'est pas la même, c'en est une qui se trouve au Wisconsin. En fait, m'a-t-il expliqué, il y a
une ville de Rome dans neuf états américains : la Géorgie, l'Illinois, l'Indiana, ITowa, le
Maine, le Mississippi, l'état de New York, l'Ohio, la Pennsylvanie et le Wisconsin. Je me
souviens encore parfaitement de cette information inutile.
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Après l'épisode de Rome, j'ai regardé la carte plus attentivement. J'ai réalisé que,
dans le Maine seulement, il y a des villes qui s'appellent Norway, Denmark, Naples,
Mexico, Pern, West Paris, South Paris, Lisbon, Troy, Belgrade, Palermo, South Lebanon,
East Lebanon, il y a même une île qui s'appelle Long Island. J'ai été troublée, encore.

J'ai donc décidé de modifier ma trajectoire. Je n'avais plus envie d'aller vers la côte
et de ne voir que des touristes. J'étais à Oakland, une petite ville près de l'autoroute 95. Le
vieil homme était venu m'y reconduire, un peu fâché après que je lui aie dit que, pour une
ville qui s'appelait Rome, je trouvais que son village faisait assez pitié. Il m'a déposée
devant un dépanneur au centre-ville. J'ai erré dans les mes quelques minutes, puis j'ai eu
envie d'aller à Boston. Je suis entrée dans le dépanneur pour demander où était le terminus
d'autobus. C'était une jeune fille qui travaillait, elle n'avait pas plus de dix-sept ans et
portait des joggings gris, un coton ouaté rose et avait remonté ses cheveux en une queue-de-
cheval. Elle n'avait pas l'air très allumée, elle ne comprenait pas mon but. Where's the
closest bus stop, please ? The what ? The bus stop, the bus station. The what ? BUS
STA TION ! Sorry, I really don't get what you 're talking about. Putain. Je suis sortie et j'ai
arrêté le premier passant que j'ai croisé. Il a tout de suite compris de quoi je parlais. There
is no bus station over here. You have to go to Waterville, a few miles away. Take the 137
East, then cross the Highway 95. You'll reach the 104, turn left and there you go, you're in
Waterville.
Je n'étais pas très avancée. Je savais comment m'y rendre, mais puisqu'il n'y avait
pas d'autobus dans cette ville... J'en avais assez de faire du pouce et de me faire dire que je
n'étais pas très pmdente de me promener toute seule, en robe en plus.
J'ai décidé de passer la nuit à Oakland pour me reposer un peu, puis de faire la route
à pied le lendemain. J'ai regardé autour de moi et je n'ai vu aucun hôtel, aucun motel, pas
de pension, rien. Je ne voulais pas retourner au dépanneur pour questionner la fille, et il n'y
avait personne dans la me. J'ai marché un peu, puis j'ai vu une quincaillerie qui était encore
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ouverte. Il y avait une vente de brouettes à l'extérieur. Blake Family Hardware. J'ai poussé
la porte et je suis entrée. Do you know if there is a motel or someplace where I could stay
for the night ? I don't have a car and it seems like there is no bus service in this town, que
j'ai dit au commis. The Pressey House, a répondu une voix derrière moi. Je me suis
retournée. You could stay at The Pressey House, just out of town. I'm the owner, we have
room left for the night and I can drive you there. Thanks, that's very sweet ofyou ! You 're
welcome. And by the way, I'm Olden.
71

Quand il m'arrive de penser à Olden, je me demande sérieusement pourquoi il a


choisi de s'occuper du gîte que son père lui a légué, The Pressey House. C'est beau, c'est
même très beau, mais ça n'a rien à voir avec lui. C'est précieux, très Nouvelle-Angleterre,
très charme-mstique-des-petites-municipalités-mrales-du-Maine.
Olden, il n'est pas du tout comme Francis. Je ne crois pas qu'ils pourraient
s'entendre, tous les deux. De toute façon, ils ne se rencontreront jamais. À moins que nous
soyons tous les personnages d'un film, ce genre de long-métrage où il y a plusieurs
histoires et où on se rend compte à la fin qu'elles sont tous liées entre elles, qu'un est le
docteur de l'autre, qui est la mère de l'amie de la sœur, ou encore le copain de la cousine
aveugle.
Olden, non seulement il était plus vieux, mais il était plus beau que tous les gars
avec qui j'ai été dans ma vie. Olden, il n'était pas comme les autres.
72

J'écoute Janis Joplin en boucle depuis toujours. Je ne sais même plus quel jour on
est. J'ai pris deux semaines de congé sans solde. Je n'avais plus envie de remplir des
dossiers qui ne me disaient rien, de classer des papiers qu'on ne ressortirait jamais et
d'essayer de me rappeler où j'avais rangé d'autres papiers que je croyais avoir classés pour
toujours.
Je ne sais même plus si c'est le jour ou la nuit. J'ai fermé les rideaux, j'ai débranché
le téléphone, j'ai mis quelques bouteilles d'eau dans le frigo et je me suis couchée sur le
divan avec la télécommande et un sac de croustilles. J'ai activé la fonction de sourdine
parce que je n'étais pas intéressée par ce qui passait à la télé. Je voulais seulement regarder
les images et écouter Janis hurler en me demandant si elle allait un jour se fatiguer de
chanter les mêmes chansons sans arrêt. Mais Janis ne se fatigue jamais.
Et moi, ça ne me fait rien.
J'ai relu Volkswagen Blues de Jacques Poulin pour la millième fois. Quand j'ai eu
terminé, j'ai fermé les yeux. Et j'ai rêvé que j'étais amérindienne, que je p'avais pas de
colonne vertébrale et que je pouvais me plier dans tous les sens. J'ai rêvé que, moi aussi, je
me promenais dans un Westfalia à travers les États-Unis. Chaque fois que quelque chose ne
fonctionnait pas, que nous étions perdus ou que le véhicule brisait, je me contorsionnais, je
me pliais en dessous de la voiture et je trouvais toujours la source du problème. Je
connaissais la mécanique, l'orientation sans carte routière, tout. Ah, Jack, c'est un problème
avec la crink shaft. Je vais arranger ça, ça va me prendre trente secondes. Après, on va
devoir tourner à gauche et on va arriver bientôt. Selon la position du soleil, je dirais qu'il
est midi moins deux. Des tmcs comme ça.

Je me souviens d'une fois où ma mère m'a dit : « Tu aurais dû avoir une sœur. Ça
t'aurait sortie de ta torpeur. » Je ne suis pas certaine que c'aurait été une bonne chose. Une
sœur. Je ne sais pas ce que j'aurais pu en faire.
73

Toi, si tu pouvais être quelqu'un d'autre, qui choisirais-tu d'être ? Francis, il avait
toujours de très bonnes questions. Nous étions couchés sur une plage, quelque part sur la
Costa Blanca. Nous avions loué une voiture et nous étions partis à la recherche d'une plage
déserte. Entre deux montagnes, près de Valence, nous sommes tombés sur une minuscule
baie où il n'y avait personne. Il n'y avait pas de sable non plus, que des grosses roches,
mais nous étions fatigués de chercher et il faisait une chaleur trop intense pour continuer.
Nous avons décidé de descendre de la voiture et nous nous sommes installés sur une grosse
roche plate pas trop chaude qui était arrosée de temps à autre par les vagues. Je ne savais
pas quoi répondre. Je peux choisir n'importe qui ? Ouais, n'importe qui, qu'il m'a répondu.
Sheryl Crow, je dirais. J'ai toujours rêvé de porter des jeans avec des franges, d'avoir un
chapeau de cow-boy et de chanter du country. T'aimes le country, toi ? Il avait l'air étonné.
Ouais. Pourquoi, j'ai pas l'air d'une fille qui aime le country ? Non, j'aurais plutôt pensé
que tu étais du genre hip hop. Moi ? Hip hop ? T'es malade ! C'était drôle, nous avons ri
quelques minutes, puis nous avons réalisé que nous ne nous connaissions pas du tout. On va
jouer à un jeu. Je te pose une question, tu dois absolument répondre et dire la vérité. Après,
tu me poses une question, je réponds, et on continue comme ça. Parfait, ça me semble
honnête, que j'ai répondu. Je lui ai posé un tas de questions, il m'a posé un tas de questions,
il n'y avait pas de fin à tout ce que nous voulions savoir. Le jeu s'est poursuivi durant des
heures, des jours, des semaines. Nous nous racontions nos vies, nous parlions de nos rêves,
de nos fantasmes, de nos peurs, nous avons fait le tour de tout ce qui pouvait être imaginé
comme question et, pourtant, il y avait toujours quelque chose d'autre à demander ou à
raconter à l'autre. Ce jeu-là est devenu une drogue pour nous.
Encore plus que la sangria, qui était notre eau, notre source de vie dans cette chaleur
accablante.
74

VI - FRANCIS

Il se passe des choses étranges depuis quelques jours. Des choses qui me confirment
que je dois partir.

Hubert est dispam. Je me suis levé un matin et il n'était plus là. J'ai cherché sous les
meubles, dans les garde-robes, sur le balcon, même dans le couloir de l'immeuble. Il n'était
nulle part. J'ai demandé à ma voisine de palier si elle ne l'avait pas vu.
- Non. Je n'ai pas vu ton chat. Je ne savais même pas que tu en avais un.
C'est étrange, parce que nous sommes voisins depuis trois ans déjà. J'ai écrit une
note que j'ai mise dans la boîte aux lettres des autres locataires, et je suis parti. Quand je
suis revenu, j'avais reçu quatre réponses. Trois non tout simples écrits à la hâte sur le même
papier et une réponse pas beaucoup plus élaborée, mais très déconcertante :
You NEVER had a cat.
Je ne suis pourtant pas cinglé. Je sais bien que j'ai un chat. Et on ne me fera pas le
coup, j'ai lu La Moustache d'Emmanuel Carrère. Je ne sais pas qui m'a répondu une telle
chose. C'est de toute évidence celui ou celle qui m'a volé mon chat. L'univers commence à
me faire chier. Vraiment.

Hier, j'ai eu envie de me promener au bord de l'eau, mais je ne voulais voir


personne. J'ai pris un autobus pour Joliette parce que j'ai pensé que, là-bas, j'aurais plus de
chance d'avoir la paix. Je ne connais pas la géographie de Joliette, mais il doit bien y avoir
une rivière et un parc ou un sentier pour marcher, quelque chose, me suis-je dit.
Alors que l'autobus traversait un vaste champ de pétrolières, juste avant de quitter
l'île, j'ai entendu un aigle crier. J'étais convaincu qu'il s'agissait d'un aigle. J'en étais
certain. J'ai regardé par la fenêtre, j'ai même changé de banc pour trouver d'où venait le
cri, par quelle fenêtre il était entré, avant de me rendre compte qu'aucune des fenêtres de
75

l'autobus n'était ouverte parce qu'elles ne s'ouvraient pas. Et dans le ciel, il n'y avait
qu'une mouette égarée.
Je me suis calé dans mon siège et je me suis mis à pleurer. J'ai pleuré en regardant
par la fenêtre. La vue des maisons identiques de la banlieue me faisait mal. Je voyais les
portes de garage ouvertes, la lumière à l'intérieur et la pénombre bleutée à l'extérieur, les
enfants qui rentraient à vélo, les éclairs blancs et bleus des télévisions allumées dans les
salons, et je me suis souvenu ce que c'était que d'avoir douze ans et d'être angoissé au
point de vouloir mourir chaque dimanche soir. C'est là que je me suis dit que je ne vivais
pas, que je ne faisais que survivre silencieusement, et j'ai décidé que je ne reviendrais pas
de Joliette.
De toute façon, quelqu'un m'a volé mon chat. À lui ou à elle de le nourrir,
maintenant. Moi, je vais disparaître. Mais avant, il faut que je téléphone à Mehdi.
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VII-EMILE

Chaque matin je me réveille. Je me répétais cette phrase dans ma tête sans même
l'entendre, parce que j'entendais plutôt la voix de Madame Molinaro qui racontait à Francis
qu'un bateau de pêcheurs venus de la France avait été aperçu autour de l'île le jour de la
tempête.
Je traînais mon squelette du divan à la salle de bain parce que j'avais mal au ventre
depuis deux semaines et parce que je ne dormais plus la nuit et que tout le jour je ne voulais
que rester couché en espérant m'endormir. Quand je dormais, au moins je rêvais.

La seule envie que j'avais, c'était de partir.

Chaque matin je me réveille. J'ai alors compris. J'ai compris que le lendemain, à
quatre heures du matin, je fuirais la puanteur saline, je quitterais cette île abjecte. Le
lendemain, à quatre heures du matin, j'avais rendez-vous aux quais avec le coursier du
magasin général qui s'en allait à Terre-Neuve chercher une cargaison qui ne m'intéressait
pas du tout.

Le lendemain, je serais parti.


77

VIII - ARIANE

J'avais vingt ans, il en avait quarante-deux. J'étais amoureuse de ses cheveux qui
commençaient à grisonner et de la façon dont il me faisait l'amour dehors après que toutes
les lumières de l'auberge se soient éteintes.
Nous déjeunions ensemble et j'allais me recoucher tandis qu'il travaillait. Il y avait
toujours quelque chose à réparer, un client avec qui discuter, une chaloupe à mettre à l'eau,
des tmcs qui ne me disaient rien. Je donnais dans son lit, je mettais ses vêtements, je lisais
ses livres. Il prenait une pause au milieu de l'après-midi et venait me rejoindre dans le lit.
Je l'accompagnais dehors, nous regardions les canards sur le lac jusqu'au coucher du soleil.
Quelqu'un nous a pris en photo, une fois, et il a presque pleuré en voyant le résultat. Il
m'aimait plus que je ne l'aimais. Il a fallu que je parte.
DEUXIÈME PARTIE

L E S EFFETS PERVERS DE L'HEURE AVANCÉE


Tell me do you really think you go to hell for having loved ?
Tell me and not for thinking every thing that you 've done is good
(I really need to know)
After soaking the body of Jesus Christ in blood

I'm so tired ofAmerica


(I really need to know)

I may just never see you again or might as well


You took advantage of a world that loved you well
I'm going to a town that has already been burned down
I'm so tired of you America

[Rufus Wainwright, « Going To A Town »]

Les gens sont des cons.

[Samuel Beckett, En attendant Godot]


I-NUIT

La voiture avance trop vite. Mais elle ne déchire pas la nuit noire, simplement parce
que l'obscurité ne s'est pas encore installée. L'air est bleu, d'un bleu très foncé. La route
s'étend à perte de vue devant les phares de la voiture. Les lampadaires qui éclairent
l'accotement teintent les vieilles usines d'une lumière orange presque irréelle. De grands
arbres se détachent difficilement du panorama en fondu des couleurs du crépuscule. Ils
apparaissent comme en filigrane devant tout le reste, hauts, noirs, emplis d'une majesté
nouvelle qu'ils ignoraient le même jour sous les rayons du soleil. Ce pourrait être n'importe
quels arbres, des palmiers comme des érables, des sapins même, pourquoi pas. De grands
arbres anonymes qui ondulent avec lassitude. Ils en ont assez, peut-être, d'être immobiles,
de regarder tant de voitures passer sans jamais savoir ce vers quoi elles s'élancent.
La marée est haute. L'odeur est étouffante, mais agréable à la fois. Ça sent le
poisson mort, la fiente d'oiseaux marins, mais ça sent aussi les algues tout juste échouées,
ça sent la fraîcheur du large. S'ils y faisaient attention, un tout petit peu, ils pourraient
entendre les vagues se fracasser contre les murs de ciment des quais qu'ils longent. Mais la
musique qu'ils écoutent est beaucoup trop forte. Ils hurlent tous les deux, ils se regardent
parfois. Francis se laisse conduire.
La lune est immense. Une grosse boule qui ne bouge pas, là-bas, devant eux. Une
grosse boule rouge.
Les fenêtres sont ouvertes, l'air frais entre dans l'habitacle, s'engouffre dans les
cheveux emmêlés de Léa.
La voiture ralentit, la musique s'évapore. Les pneus font craquer le gravier de l'allée
sur laquelle ils s'engagent. Ils sortent du véhicule. Francis lève les bras vers le ciel et un
son étrange s'échappe de sa bouche au moment où il s'étire. Ses genoux craquent, il sourit.
Il regarde Léa qui s'éloigne vers le bassin. Il l'entend l'appeler.
- Francis ! Allez, viens.
81

L'écho de ses pas frappe les murs de ciment de l'entrepôt et s'éloigne tandis qu'elle
s'efface pour pénétrer l'obscurité au bout du chemin mal éclairé. Il s'élance à sa poursuite.
Elle est belle, dans la lumière de la lune rouge. Ils s'embrassent.
- On est où, là ? demande-t-il.
- Derrière un vieil entrepôt.
- Oui, ça je sais. Mais c'est quoi la ville ici ?
- Brookings. On vient tout juste d'entrer en Oregon. Tu n'as pas remarqué ?
- Je ne portais pas attention.
Il fait encore chaud. Le ciel est clair. Ils savent qu'ils doivent profiter de chaque
minute. Dans quelques heures à peine, l'air deviendra froid et humide, le brouillard se
jettera sur la côte, descendra des montagnes et se frottera contre les falaises et les
promontoires rocheux. Ils devront trouver un endroit où dormir, se reposer un peu en vue
du dernier départ le lendemain matin. Plus de six heures de route les séparent encore de
Portland, peut-être même sept ou huit puisqu'ils ont décidé de prendre par la côte. Ils
s'arrêteront plusieurs fois pour attraper un sandwich, quelques burritos, prendre des photos,
regarder les lions de mer se prélasser au soleil sur des rochers, s'embrasser encore, se dire
qu'ils vont s'ennuyer, se promettre de s'appeler chaque jour. Léa s'arrêtera à Portland pour
jouer le rôle d'une écrivaine française en résidence à l'Université dans un film à petit
budget, une écrivaine mineure qui se lie d'amitié avec une étudiante dépressive venue de
Chicago qui aime grimper dans les arbres et dessiner les étrangers qu'elle croise dans les
cafés. Une histoire amusante pour intellectuels romantiques. Francis continuera seul. Il
prendra un bus vers Seattle, puis un autre vers Vancouver. Là, il a donné rendez-vous à
quelqu'un.
82

Son dernier modèle de la semaine frappe à la porte du studio.


- Un instant !
Il prend quelques notes sur un bout de feuille trouvé quelque part sur la table, mord
l'efface au bout du crayon, puis l'installe sur son oreille droite et va ouvrir.
- Bonsoir. Mon nom est Pei Wu, j'ai rendez-vous avec Emile DeSanti.
- Oui, c'est moi. Entrez.
Emile s'efface pour le laisser passer. Pei Wu fait quelques pas dans le studio et
s'arrête tout de suite.
- C'est un studio extraordinaire que vous avez !
- Merci. C'est une amie qui est propriétaire, elle me le loue à un prix ridicule.
Emile l'invite d'un geste à prendre place sur un canapé en angle. Pei Wu s'exécute
et lisse sur ses cuisses ses pantalons noirs. Il sourit et cherche à poser son regard quelque
part. Une photographie immense couvre tout un pan de mur à sa gauche. Il s'y attarde.
C'est l'image en noir et blanc d'un verre rempli d'une eau très claire troublée par une seule
goutte d'un liquide plus sombre qui y coule. On dirait du sang.
- C'est une des pièces que j'ai présentées au vernissage des finissants à Emily Carr.
Pei Wu hoche la tête. Ils se regardent, mal à l'aise tous les deux. Puisqu'ils ont
environ le même âge, Emile opte pour le tutoiement.
- Bon. Est-ce que c'est ta première fois ? demande-t-il.
- Oui.
- Tu veux un verre de vin, du thé, de l'eau, quelque chose ?
- Un peu de vin, oui, peut-être.
Emile se dirige de l'autre côté du studio et ouvre la porte d'une armoire qui
dissimule un petit réfrigérateur.
- J'ai du vin blanc d'Alsace. Est-ce que ça va ?
- Oui, ça va.
83

Elle se répète que ça ne veut rien dire. Elle le répète sans cesse depuis deux
semaines. Dans sa tête, d'abord. Puis elle l'écrit sur des bouts de papier qu'elle laisse
traîner un peu partout. Depuis trois jours, c'est à voix haute qu'elle le dit. Les mots
résonnent sur les murs de son appartement. Ils frappent les toiles, les photos, ils
s'accrochent aux rideaux. Elle est excitée, malgré tout. Ça ne veut rien dire. Ça ne veut rien
dire.
Il y a quelque chose qui ne marche pas. Pourquoi maintenant ? Pourquoi Vancouver,
surtout ?
Peu importe. Elle lance dans son sac quelques livres qu'elle prend au hasard dans la
bibliothèque du salon. Elle s'arrête un instant et constate qu'elle n'a choisi que des romans
de Jane Austen. Ça suffira. Sinon, elle dormira. Elle a trois jours devant elle. Trois jours à
passer dans un autobus. Trois jours à lire Jane Austen. Trois jours à se répéter que ça ne
veut rien dire, même si elle n'y croit pas, même si elle sait qu'elle espère que ça veuille dire
quelque chose. Trois jours à savoir qu'elle sera déçue, mais qu'elle le fait quand même.
Elle prend le téléphone et compose un numéro familier.
- Maman, c'est moi.
- Oh, Ariane, bonjour ! Je voulais justement t'appeler. Michel va venir à Québec en
fin de semaine et il m'a demandé de te dire qu'il pourrait aller chez toi jeter un coup d'œil
au chauffe-eau.
- Ah, génial. Tu lui diras qu'il peut passer quand il voudra. Mais il faudrait que tu
viennes avec lui parce que je vais être partie.
- Tu as une réunion à Montréal, encore ?
- Non, j'ai pris deux semaines de vacances et je vais voir un ami à Vancouver.
- Un ami ? Quel ami ?
- Tu le connais pas, maman. Bon, il faut que je raccroche, je te rappelle à mon
retour, ok ?
- Oui, oui. Fais attention à toi.
84

- Oui, maman ! Je t'aime.


- Moi aussi.

Alors qu'elle se lave les cheveux elle se met à avoir peur. Ça la prend comme ça,
pour aucune raison. Le shampoing coule dans son dos, ses cheveux collent à son front. Elle
reste comme ça, debout sous le jet chaud, elle ne bouge plus. Elle frissonne. Le plancher
craque dans la cuisine. Ariane ne respire plus.
Il a entendu la douche couler. Il sait donc que quelqu'un est là. Qu'est-ce que je
fais ? se demande-t-elle.
Ariane sort de la douche sans fermer le robinet. Elle enroule une serviette autour de
son corps humide et regarde tout autour, à la recherche de quelque chose pour se défendre.
C'est une salle de bain, bordel ! Elle n'a pas l'habitude d'y cacher des armes. Ariane
panique un peu, puis la toilette attire son attention. Elle retire le couvercle du réservoir et
tourne avec précaution la poignée de la porte. L'eau coule toujours dans la douche, de la
vapeur s'échappe du rideau entrouvert. Ariane ouvre la porte d'un coup de pied et saute
dans les airs. Elle lève bien haut le morceau de porcelaine et hurle pour faire peur à l'intms.
Mais il n'y a personne.
Elle fait le tour de toutes les pièces, l'arme sanitaire à la main.
Personne.
Il n'y a personne. .
85

Étrangement, le brouillard n'est pas encore descendu. On ne le voit même pas là-
haut, dans les montagnes encore vertes qui ne seront bientôt plus qu'une masse noire
bloquant l'horizon. La lune règne déjà sur la marina. On entend quelques éclats de rire,
quelques bmits de vaisselle qui proviennent des embarcations accostées. Un lion de mer,
pas très loin, veille encore.
Quelque part, quelqu'un écoute de la musique. Toujours la même chanson, en
boucle. Cette chanson de Macy Gray qui a un air de déjà-vu, celle qui donne mal au ventre
parce qu'elle représente à la fois la nostalgie de ce que l'on a perdu et l'espoir de ce que
l'on n'a pas encore trouvé. Il a mal au ventre, Francis. Ça tombe bien.
Les pieds dans l'eau, il regarde le large. Il écoute la voix rauque de la chanteuse
hurler dans un habile mélange de soul et de blues. Ça lui rappelle un tas de souvenirs qu'il
ne peut pas nommer, qu'il ne se sent pas la force d'identifier. Il pense à Léa, puis à Ariane.
Léa qu'il aime vraiment. Et Ariane à qui il a donné rendez-vous à Vancouver sans avoir de
raison de le faire, pour le plaisir de la revoir simplement pour la première fois depuis qu'il
s'est enfui sans lui dire au revoir, un matin comme ça, un beau matin baigné par le doux
soleil de Barcelone.
Léa soupire.
- Je suis bien ici, avec toi.
Francis avale sa salive avant de répondre.
- Moi aussi.
C'était la chose à dire. Il est bien, lui aussi. Mais il n'a pas envie de parler. Il a
plutôt envie d'écouter la musique provenant du bateau voisin, encore, les petites vagues se
fracasser sur le bois des quais, les grognements mélancoliques du lion de mer pas très loin,
les mouettes qui ne dorment jamais, écouter pour savoir enfin si la lune fait du bmit
lorsqu'elle tombe dans l'Océan Pacifique. Il ne veut surtout pas parler.

Elle est belle, dans la lumière de la lune rouge.


86

Il se lève.
- Tu viens ? On devrait chercher une place où dormir.

Le centre-ville est désert. Et le vieux bottin téléphonique trouvé dans une aussi
vieille cabine ne liste aucune auberge. Au loin sur Chetco Avenue se profilent les néons
bleus toujours rassurants du Best Western, le meilleur dans l'Ouest.
Au comptoir, on les informe qu'ils paieront trente dollars de moins pour la nuit que
s'ils avaient choisi la succursale située près de la marina. On leur demande de ne pas
s'adonner à la prostitution ni au trafic de drogues. Finalement, on leur remet un immense
morceau de plastique auquel la clé portant le numéro de la chambre qu'on leur a attribuée
est accrochée.

Il y a une cafetière et un four à micro-ondes, et la télévision est branchée au câble.


Francis s'endort devant le bulletin de nouvelles.
Léa répète quelques scènes dans la salle de bain.
Ils sont parfaitement heureux, tous les deux.

Dans ses rêves, il écoute de la musique et mange du pain en faisant cuire à la vapeur
des légumes de saison.
Dans les siens, elle fait l'amour avec quelqu'un d'autre.
Un homme noir.
Qui s'appelle Edward.
87

Il a enlevé sa chemise comme un danseur de ballet moderne, avec fougue, en


envoyant sa tête valser en arrière et en tirant sur les deux pans du vêtement sans faire sauter
un seul bouton. Puis il s'est ressaisi et a redressé sa colonne vertébrale dans un mouvement
de gêne et d'embarras. Il avait probablement en tête une chanson de Jamiroquai, ou un funk
du même genre. Comment expliquer autrement cette impulsion étrange ?
Il roule maintenant son vêtement entre ses mains désorientées.
- Euh... est-ce que je dépose ça quelque part ?
Emile s'empare de la chemise.
- Laisse, je vais m'en charger.
Il la lance sur le divan pas très loin et se racle la gorge.
- J'y pense, tu iras enlever le reste dans la loge. Mais pour le moment on va faire un
shooting comme ça, torse nu. Ça te va ?
Pei Wu acquiesce. Il se dirige vers les panneaux noirs, dans l'autre coin de la pièce.
Un petit banc meuble le décor, placé un peu en retrait à gauche. Quelques projecteurs sont
allumés et pointent dans toutes les directions.
- Ce que je vais faire, dit Emile sans détacher son regard du modèle, c'est tout
d'abord essayer de capter quelque chose comme de l'angoisse musculaire.
- De l'angoisse musculaire ?
- Mouais. J'invente peut-être, je sais pas trop. Essaie de contracter tes muscles.
Il pointe du regard les abdominaux de Pei Wu. Sa peau est légèrement foncée,
presque orangée. Il n'a pas beaucoup de poils, quelques-uns seulement entre les pectoraux
et autour des mamelons, ainsi qu'une ligne très mince qui contourne le nombril et disparaît
par la suite sous les pantalons. Ses hanches se détachent légèrement de son corps, on peut
voir les os qui saillent sous la peau tendue. Un creux linéaire se dessine du sternum
jusqu'au nombril, autour duquel les abdominaux s'alignent en ordre décroissant. Quelques
côtes paraissent, mais se font discrètes. Emile détourne le regard et s'éloigne vers le coin
salon du studio.
88

- Je vais mettre de la musique. Te gêne pas pour me dire si ça te dérange. Il faut que
tu sois à l'aise pour que les photos soient réussies.
- Ça va. Je te le dirai.
Emile appuie sur quelques boutons et la musique démarre. Il a mis quelque chose
d'étrange, avec des sons presque industriels. Une musique électronique lente, inquiétante,
une musique de fond de ruelle.
- Est-ce que je dois m'asseoir sur le banc ?
- Non, pas tout de suite. Je vais l'enlever de là, d'ailleurs.
Emile s'approche pour retirer le banc du décor et frôle presque son modèle, qui ne
bouge pas d'un centimètre.
Emile avance ses mains et les place sur les épaules de Pei Wu.
- Tu vas te mettre ici, comme ça.
Il le pousse un peu vers la gauche et le tourne légèrement pour qu'il se présente de
manière oblique.
- Apporte tes bras à l'arrière, comme ça. Puis tourne la tête légèrement. Ouais.
Comme ça.
Il recule et observe un moment la pose, prenant son menton entre le pouce et l'index
de sa main droite.
- Oui, comme ça c'est parfait.
Il monte sur le banc qu'il a poussé plus loin et ajuste un projecteur, qu'il dirige en
haut de la tête de Pei Wu. Puis il en prend un autre qu'il pose sur le sol et le dirige vers les
pieds du modèle.
- J'essaie de faire en sorte que la lumière vienne de l'extérieur, mais qu'elle soit
assez près pour qu'on la sente sur la pellicule. Je veux qu'on voie l'ombre entre tes
muscles, tu comprends ?
Pei Wu fait un signe de la tête.
Emile recule, regarde encore et acquiesce. Il se dirige ensuite vers une petite table
sur laquelle repose une série d'appareils photos, de pellicules, de lentilles et d'instmments
de toutes sortes. Il choisit son appareil, enclenche le film et fait quelques photos pour
s'assurer que tout fonctionne correctement.
89

- Maintenant, reste dans cette position et essaie de contracter tes abdominaux. Pas
trop, juste un peu.
Pei Wu fait ce qui lui est demandé. Son ventre se contracte.
- Parfait. Je vais prendre plusieurs photos pour m'assurer que j'ai le bon angle et
que j'ai choisi la bonne obturation. Je te le dirai quand tu pourras relâcher. Ça ne devrait
pas être trop long.
Emile s'accroupit et fait une dizaine de clichés en contre-plongée, avant de se
déplacer devant le modèle.
- Tu viens d'où, Pei Wu ?
- Tu peux m'appeler juste Pei, si tu veux. Je viens de Shanghai.
Il marque une pause.
- Je peux parler pendant que tu prends tes photos ?
Emile rit et lève les yeux vers le modèle.
- Bien sûr que tu peux parler ! En autant que tu ne relâches pas tes muscles, du
moins pas encore.
Il colle son œil contre l'appareil et recule.
- Tu vis ici depuis longtemps ?
- En réalité, je suis né à Montréal. Ce sont mes parents qui viennent de Shanghai.
Emile prend encore quelques photos, puis se dirige à l'arrière du modèle.
- J'ai habité en Chine quelques années, chez mes grands-parents, de quatre à six ans.
Après, mes parents ont voulu que je revienne ici et j'ai été à l'école à Montréal. Je suis
arrivé à Vancouver il y a cinq ans pour le travail.
Emile s'approche et défait le bouton des pantalons de Pei Wu, qui s'arrête tout de
suite de parler. Emile recule et constate le trouble qu'il vient de causer. Il rigole et prend
une photo pour immortaliser l'expression de surprise du jeune modèle.
- Je m'excuse, continue. Je t'écoutais, mais j'étais aussi vraiment concentré sur mon
travail. Et j'ai pensé que ça serait mieux avec le bouton détaché.
Pei Wu se détend.
- Ça va, j'ai été surpris !
- Pardonne-moi. C'est le genre de chose que je fais quand je travaille. Il va falloir
t'habituer à ce que je te touche.
90

- Je m'habituerai, promis.
Pei Wu reprend son histoire là où il s'était arrêté, non pas sans essayer d'attraper le
regard d'Emile qui se promène sur tout son corps. Il a compris quelque chose.
91

Ariane met un disque pour essayer de se calmer. Il n'y a personne dans la maison.
Il n'y a personne sauf elle.
Elle boit un verre de vin rouge et mange quelques craquelins tout en écoutant de la
musique plutôt douce. Elle voudrait bien être capable de relaxer.
Dans sa bouche, les goûts se divisent. Elle discerne très bien le sésame du lin, puis
le millet et les graines de pavot. Elle goûte à toutes ces farines différentes : riz, seigle, blé,
maïs. Le sel se dépose sur sa langue et c'est à ce moment qu'elle peut enfin se détendre.
Voilà pourquoi elle aime tant ces craquelins. Ils lui apportent quelque chose qui transcende
la nourriture, quelque chose d'éthéré. Elle se sent plus près de Dieu, ou une connerie du
genre. Puis c'est le goût du vin qui emplit sa bouche. Celui-là, par contre, elle le saisit avec
moins de finesse, elle a beaucoup plus de difficulté à en séparer les arômes et les différentes
saveurs. Elle sait qu'elle aime ou pas, mais ses compétences se limitent à cette
considération élémentaire.
Elle prend une grande bouffée d'air et soupire.

Puis, c'est à ce moment qu'elle sent que quelqu'un se cache peut-être derrière le
divan.
Que quelqu'un est peut-être en train de l'observer.
92

II-MATIN

Francis se réveille lentement. La chambre est plongée dans le noir parce que le
soleil ne passe pas à travers le tissus épais des rideaux. Il ne fait pas soleil dehors, de toute
façon. Le ciel est gris, les nuages stagnent, très haut. Le vent ne souffle pas. Au loin, une
lame de brouillard lèche encore la cime des grands arbres. Le stationnement du motel est
presque vide. Un vieux camion Chevrolet est garé près de l'accueil. Un autre véhicule est
stationné face à la porte numéro 20, de l'autre côté du long corridor extérieur. La voiture
rouge n'est pas dans le stationnement. Mais ça, Francis ne le sait pas. Parce qu'il se réveille
lentement.
Il émerge de son dernier rêve. Il se souvient qu'il travaillait pour une famille de
grands bourgeois, des hommes riches de père en fils. Il devait s'occuper de faire manger le
bébé pendant que la famille recevait des dignitaires étrangers ou des investisseurs
quelconques. Leur appartement était assez futuriste : par exemple, le lit de l'enfant était fait
d'une substance rebondissante testée par la NASA qui l'empêchait de se blesser s'il
tombait. Une femme de ménage hispanique considérait la présence de Francis dans la
maison avec beaucoup de suspicion. C'était une fervente adepte de la théorie du complot.
L'homme sur la lune, la guerre du Viêt Nam, la hausse des frais de scolarité, tout pour elle
n'était que tmcage, manipulation de l'information, falsification. Elle était certaine que
Francis était un espion, qu'il offrait ses services pour mieux comprendre le système de
sécurité de la maison et vendre les informations à une organisation criminelle. Ou quelque
chose du genre. C'était un rêve emmerdant, en somme.
Ce rêve l'a épuisé et il en sort dans la douleur. Il s'étire et tente d'attraper quelque
chose. Un oreiller, une couverture, n'importe quoi. Il saisit finalement le réveil matin posé
sur la petite table de chevet. Il affiche à peine sept heures. Francis n'a pas l'habitude de se
réveiller aussi tôt. Il a toujours eu le matin en horreur. Pour lui, le monde est pourri, le
matin. Tout le monde est pressé, tout le monde est en retard. Ça pue le mauvais café, ça pue
93

le manque de sommeil. Et il n'y a rien de bon à la télévision. Peu importe où il est dans le
monde, peu importe la chaîne sur laquelle il s'arrête, il tombe inévitablement sur une
émission débile animée par des mauvais acteurs qui se recyclent ou des finissants des
écoles de communication qui ne voulaient pas présenter la météo. Il y a toujours une frisée
qui s'occupe de la chronique des arts et spectacles, quelqu'un qui vient parler d'activité
physique et de nutrition, quelqu'un d'autre encore pour prétendre avoir lu tous les journaux
locaux et nationaux et en faire une revue de presse. Francis prend son temps, donc. Il se
force pour se rendormir, pour ne pas se réveiller avant neuf heures, l'heure des émissions
de développement personnel et de cuisine. Cette fois, pourtant, il n'y arrive pas. Il est sept
heures du matin et il ne se rendort pas.
Il se tourne pour se coller contre Léa. Elle dort toujours très tard le matin, elle aussi.
Mais elle n'est déjà plus là.
Francis se dresse dans le lit et scmte la chambre obscure. Il étend le bras et allume
la lampe de chevet. Il n'y a personne. Léa est sortie, sans doute. Ses souliers ne sont pas là.
Francis se lève et s'étire. Elle a probablement laissé une note pour expliquer où elle
est allée. Chercher du lait à l'épicerie, peut-être.
Le téléphone sonne. Francis décroche.
- Sir, this is the wake up call you asked for yesterday.
- 1 didn't ask for a wake up call, répond Francis, la voix enrouée.
Il n'a jamais demandé à personne de le réveiller de si bonne heure le matin.
- I'm sorry, but the lady who checked in with you last night told us to do so. Have a
nice day, sir.
Après s'être excusée, la voix a tout simplement raccroché. Francis considère le
combiné quelques instants avant de raccrocher à son tour.
Il s'approche de la cafetière. Léa ne s'est pas servi de café avant de quitter la
chambre. C'est étrange, puisqu'elle en a toujours un à la main, que ce soit le matin ou le
soir. Il se dirige vers la fenêtre et écarte les rideaux. La voiture rouge qu'ils ont louée à San
Francisco n'est plus là. Léa reviendra, sans doute. Cet appel devait lui être destiné, afin
qu'elle ait quelques heures devant elle pour répéter avant de prendre la route.
Francis s'assoit au bout du lit. Il allume la télévision, puis la referme aussitôt. Il se
penche et fouille dans son sac, d'où il extrait un crayon et un carnet. Il en arrache une
94

feuille et rédige une note à l'intention de sa copine. Il lui écrit qu'il sera de retour bientôt,
qu'il est allé marcher pour se réveiller un peu.
Il enfile un jean, passe une chemise par-dessus sa tête sans la déboutonner et met ses
souliers. Il ouvre la porte, la verrouille et s'éloigne vers la route peu achalandée.
95

Pei Wu se réveille en sursaut. Il prend conscience très vite de son corps affaissé sur
le divan, de ses muscles qui lui font mal. Il entend quelque chose, de la musique qui vient
de quelque part dans le studio. Il se lève. Ses jambes flanchent, mais il parvient à rester
debout. Ses genoux craquent. Il remarque le système de son renversé sur le sol, sous un
gros coussin. Il le débranche et se rend à la salle de bain. La grande porte dissimule une
toute petite pièce blanche dans laquelle une cuvette, un lavabo et un bain sur pattes se
disputent le peu d'espace disponible.
Derrière la porte désormais close, Pei Wu remarque un grand miroir qui lui renvoie
son image des pieds à la tête. Le bas de son dos est drôlement teinté sur la droite. Il se
découvre une ecchymose assez importante qui paraît brune, ou bleue peut-être. Sa tête lui
fait mal. Il a bu trop de vin. Il prend une petite bouteille sur le comptoir et avale deux
comprimés sans trop savoir ce que c'est. Il a la gorge sèche. Il boit quelques gorgées d'eau
à même le robinet, puis se mouille les mains et les passe ensuite dans ses cheveux
ébouriffés.
Et il éclate de rire.
Puis se ressaisit aussitôt. Il ne veut pas réveiller Emile, qui dort encore quelque part
dans le studio, sans aucun doute.
Il sort de la petite pièce blanche et réintègre la grande, l'obscure. Il avance sans faire
de bmit. Il repère son pantalon et sa chemise, les enfile en silence. Il regarde autour de lui.
Emile doit se trouver sous le tas de couvertures près du divan. Pei Wu cherche quelque
chose pour laisser une note, en vain.
Il se rend jusqu'à la porte du studio et l'ouvre avec délicatesse. Puis il se ravise. Il
fait quelques pas sur la droite et s'arrête. Il regarde le tas. Ça ne bouge pas, ou presque. Pei
Wu prend alors l'appareil photo sur la table et sort doucement.

Sous les couvertures, Emile dort encore.


96

Il entend la porte se refermer, mais il ne s'agite pas pour autant. Plus tard, lorsqu'il
se lèvera vers midi, il ira au café au coin de la me. Il mangera une omelette et boira un thé.
Il lira le journal d'un œil, tandis que l'autre se perdra au-delà de la me derrière la grande
vitre, au-delà des grues qui font pousser les édifices comme des champignons un peu
partout à l'horizon, au-delà de la baie, au-delà de tout ce qu'il a déjà regardé. Cet œil
cherchera à se rendre de l'autre côté de l'océan, quelque part près de Shanghai.
97

Le cadran sonne, mais Ariane est debout depuis quelques heures déjà. Elle mange
des bonbons en lisant une vieille carte de Noël qu'elle a trouvée la veille dans une boîte au
fond de son placard. Puis elle jette la carte sur la table et se lève.
- J'arrête le cadran, puis j ' y vais.
Elle s'exécute, ramasse son sac, attrape un chandail en coton ouaté sur le dossier
d'une chaise et enfile ses souliers.
- Bon, je m'en vais.
Elle attend une réponse qui ne vient pas, un bmit suspect, quelque chose, n'importe
quoi. En vain. Elle referme la porte sans regarder derrière elle. Elle ne sait pas à qui elle
s'adresse ainsi, mais elle se sent plus forte lorsqu'elle fait semblant de trouver la situation
normale.

Dehors, le soleil brille déjà. Le ciel est bleu, il n'y a pas un nuage. Des oiseaux
chantent quelque part. Une voisine arrose ses plantes sur le balcon. Ariane lui adresse un
sourire en passant. En face, un garçon s'amuse à botter un ballon sur la porte du garage.
Quelqu'un, sous une voiture, blasphème à voix haute. On klaxonne au loin.
Ariane marche jusqu'à la première intersection. Elle prend à droite, avance de
quelques centaines de mètres, puis s'installe sur un banc pour attendre le prochain autobus
en direction de la gare du Palais.
98

III-AVANT-MIDI

Elle écoute une sorte de rap étrange. Quelqu'un joue du piano tandis que quelqu'un
d'autre frappe sur un chaudron avec une cuillère de bois. Ce n'est probablement pas du rap,
se dit-elle. Les frontières sont poreuses, les genres se chevauchent et se multiplient, de
nouveaux émergent tous les jours. Peut-être s'agit-il d'anti-folk-expérimental, ou encore de
fresh-punk-instmmental. Pour Ariane, par contre, ça n'a aucune importance.
Il est encore tôt. Entre Québec et Montréal, il n'y a rien à voir. Personne avec qui
parler non plus. Tout le monde dort, ou presque. Ceux qui sont éveillés travaillent,
finalisent un rapport, lisent des documents. Ariane ne lit pas le matin, c'est contre ses
principes. Écouter du rap accompagné de piano et de percussions élémentaires, ça, par
contre, c'est tout à fait permis.
L'autre n'est pas là. Celui dont elle a senti la présence dans la douche, derrière le
divan, à la table de la cuisine. Peut-être est-il resté à Québec. Peut-être reviendra-t-il. Peut-
être n'existe-t-il tout simplement pas.
Ariane écoute de la musique.
En cet instant, donc, rien d'autre n'est important.
Elle écoute de la musique.
Et mange un muffin au chocolat et aux poires.
99

Il pousse la lourde porte, qui semble renforcée comme si elle devait protéger des
balles d'un fusil, pense-t-il. Pour un motel, c'est étrange. Quoique, s'il y a des putes et de la
drogue...
Dans une main, Francis tient le livre qu'il est en train de lire. Un livre trouvé par
terre, à la sortie du supermarché. Un roman de Francis Scott Fitzgerald. Probablement
échappé par une touriste allemande. Dans l'autre, il tient un berlingot de lait au chocolat.
Son déjeuner habituel.
Sur le lit, une boîte de carton attire son attention. Il ne se souvient pas d'avoir laissé
une boîte sur son lit. On ne laisse pas de boîte sur un lit. Cela ne fait pas partie des gestes
posés quotidiennement le matin.
100

Il n'avait pas d'autre choix. Il n'y avait aucun autre endroit où aller. Stanley Park
était le lieu tout indiqué.
Emile est monté tout en haut de la falaise qui surplombe l'eau et les banlieues
perchées sur les montagnes, de l'autre côté de la baie. Il s'est rendu là où se rendent les
amoureux, les touristes, les cyclistes, là où tout le monde se rend, bref. Il s'est assis sur un
banc près de l'observatoire. Il était seul malgré la foule et ça lui convenait parfaitement.
Il y est resté plus longtemps que tout le monde. Il y est encore.
Il profite du soleil de l'avant-midi. Du bmit des oiseaux. Du spectacle des aigles qui
nichent à la cime des arbres. Des bateaux accostés dans la baie.
Il se dit qu'il aurait aimé être poète, s'il n'avait pas choisi la photographie.
Ou peut-être agent de bord pour une compagnie de transport aérien.
Ou encore promeneur de chiens.
101

Francis ouvre la boîte et éclate en sanglots.


Et il se trouve stupide, bien entendu.
Mais quand même, le ravissement qu'il ressent est si fort qu'il ne peut empêcher les
larmes de couler le long de ses joues, des larmes de joie, il va sans dire, mais des larmes
quand même.
Il prend le chat dans ses bras, lui gratte la tête, enfouit son visage dans sa fourrure
qui sent la cannelle, c'est bien étrange, il n'a jamais senti la cannelle, mais c'est lui, c'est
Hubert qui ronronne et ferme les yeux pour mieux profiter des caresses de son maître
retrouvé après tant d'années.
Francis l'observe un moment. Il n'a pas vieilli du tout.

Quelques heures plus tard, une fois l'excitation passée, il appelle à la réception. On
lui assure que personne n'est passé pour porter quoi que ce soit, qu'on n'a remis les clés de
la chambre à personne, d'ailleurs il n'y a qu'une série de clés pour chaque chambre et un
passe-partout que la femme de ménage utilise, mais on a vérifié avec elle, elle n'a rien
laissé dans la chambre, elle n'a vu personne déposer quoi que ce soit, elle n'a remarqué rien
de particulier, non, elle n'a aperçu aucune boîte sur votre lit. Vous posez des questions bien
étranges, Monsieur Bennington, est-ce que tout va bien ? Je profite de l'occasion pour vous
rappeler que les animaux domestiques sont interdits dans l'établissement, je ne comprends
pas très bien votre histoire de chat, mais puisque votre femme semble vous avoir quitté, je
vais faire une exception, je fermerai les yeux pour quelques jours, mais vous devez
comprendre que vous ne pourrez pas garder cet animal très longtemps, les clients peuvent
se plaindre, peut-être que votre voisin est allergique aux chats, Monsieur, pensez-y bien et
n'hésitez pas à nous appeler de nouveau si vous avez besoin de quoi que ce soit. Ma femme
a fait un très bon ragoût pour dîner, il en reste encore, je vous en enverrai un bol que vous
pourrez réchauffer dans le four à micro-ondes, vous allez voir, il est très bon, ça vous
remettra les idées en place.
102

Francis est étourdi. Il pose sa tête contre l'oreiller. Hubert somnole tout près, en
boule sur un tas de couvertures.
Francis allume la télévision et sélectionne une chaîne musicale. Adult Contemporary
Alternative. Il se demande ce que ça peut vouloir dire, puis comprend que ce n'est pas très
important. Il n'écoutera pas la musique qui va jouer, de toute façon.
Il s'endort. Il doit être près de midi. Il mangera le ragoût plus tard.
103

IV - APRÈS-MIDI

Ce sera la partie la plus longue du trajet. Le tronçon le plus interminable. Il n'y aura
rien à voir par la fenêtre. L'autobus ne s'arrêtera qu'une fois dans un petit village perdu
pour que les passagers puissent sortir pour manger une bouchée dans une cantine au-dessus
de laquelle flotte un drapeau du Liban. Sinon, il n'y aura que des arbres et des arbustes
chétifs d'une couleur ambiguë, située entre le vert et le gris. Et des roches, des tas de
roches. Des rochers. Du sable. Et ça durera toute la journée. Six heures de temps.
La femme assise derrière Ariane chante dans son sommeil. Elle laisse échapper
quelques notes de temps à autre. On ne peut pas vraiment deviner quelle chanson elle
fredonne, mais tout le monde se rend compte qu'elle n'a pas été formée dans une école de
chant reconnue.
Ariane ne dort pas. Elle se demande ce qui se passe pour qu'elle s'imagine être
épiée. Y a-t-il vraiment quelqu'un qui l'observe et qui la suit depuis la veille ? Elle sent
maintenant sa présence sans pouvoir expliquer d'où vient cette impression étrange. Elle
soupçonne une présence, mais elle n'est pas folle, quand même, il y a forcément une
explication, mais laquelle, putain, c'est bien une présence qu'elle sent, non ?
Elle ne lit rien et n'écoute plus aucune musique. Elle veut prêter l'oreille et rester
attentive à la moindre perturbation des courants d'air, des odeurs et des bmits.
Rien.
Il n'y a toujours rien, toujours aucun élément de réponse.

Elle ne s'endormira pas, elle ne profitera pas de la mort du temps pour se divertir ou
pour réfléchir à quoi que ce soit d'autre. L'interminable Ontario ne lui sera d'aucune utilité,
puisqu'elle se refusera toute activité tant qu'elle ne connaîtra pas l'origine de son malaise.
Parce qu'elle est victime d'un malaise, se dit-elle. Aucun fantôme ne la hante.
Ariane ne croit pas aux fantômes. Sa vie n'est pas un film d'horreur. Ni un roman policier.
104

Peut-être est-elle simplement angoissée ou énervée, pense-t-elle. Elle n'avait pas eu


de nouvelles de Francis depuis sept, huit, neuf ans, peut-être même dix, peut-être même
plus. D'abord il est dispam, il a quitté l'Espagne sans elle, sans l'avertir, puis il est parti
enseigner le français quelque part au milieu de l'Océan Atlantique, pour finir par ne plus
répondre à ses lettres, qui lui revenaient désormais avec la mention Destinataire inconnu à
cette adresse. Il est normal qu'elle s'énerve à l'idée de le revoir. Après tout, si ses
rationalisations névrosées s'avèrent justes, il est vraisemblable de penser qu'elle aurait
laissé fuir l'amour de sa vie. Mais ça, c'est une toute autre histoire.
Il y a donc une explication logique, sinon pop-psychologique à tout cela.
C'est peut-être mieux ainsi. Oui, à bien y penser, il est préférable pour Ariane de
chercher à comprendre pourquoi elle s'imagine être accompagnée par une entité
insaisissable. Sinon, elle mourrait d'ennui.
La route qui sépare Ottawa de Sudbury a cette caractéristique particulière d'être si
longue qu'elle parviendrait à rendre fou n'importe qui.
105

Son repas est froid mais il n'a plus faim, de toute façon. Il regarde le téléphone qui
ne sonne pas. Il le fait quand même, tout en sachant qu'aucun téléphone ne sonne sous
l'effet d'un regard, aussi perçant soit-il.
Il a déjà laissé un message, pas du tout désinvolte. Du genre : Bonjour Pei Wu, c'est
Emile DeSanti. Vous savez, depuis votre passage hier, je n'arrive plus à mettre la main sur
mon appareil photo. L'auriez-vous emporté avec vous par inadvertance ? J'aimerais que
vous me donniez un coup de fil à ce sujet. Je serai au studio toute la journée.
Bon, il l'admet, le vouvoiement était de trop. C'était définitivement exagéré. Mais
c'est ainsi que les choses se sont déroulées et il est impossible pour quiconque de revenir en
arrière, de jouer avec le temps de manière à corriger ses erreurs. À moins de traverser la
ligne de changement de date d'Ouest en Est, mais ça devient compliqué, on se perd
rapidement et on ne sait plus quelle heure il est, quel jour, et puis, de toute façon, il faudrait
prendre le bateau ou l'avion et c'est une idée ridicule.
Si la chose était plus simple, Emile corrigerait beaucoup plus que ce message
téléphonique. Il revisiterait toute la soirée de la veille. Mais, pour commencer, il changerait
de sujet. Il se spécialiserait plutôt en natures mortes et en fêtes d'enfants.

Il ne finit pas son assiette et ne cesse de regarder le téléphone.


Qui finalement se met à sonner.

- Oui, j'écoute.
- Hi. Sorry to bother you, fait une voix qui n'a pas l'anglais comme langue
maternelle. May I speak with the head of the household, please ?
C'est un sondage téléphonique, pense Emile. Il raccroche aussitôt.

Emile se rend à la fenêtre.


Dehors, il n'y a personne.
106

Dehors, le soleil plombe encore. Il y a déjà deux semaines qu'il n'a pas plu.

Emile téléphone à Nicolas Teillol, un ami.


Ils se donnent rendez-vous à dix-sept heures, dans un bateau.
Parce que Nicolas Teillol habite dans un bateau.
107

V - VERS DIX-HUIT HEURES

- Thank you very much. I appreciate what you didfor me.


Francis tend la clé de sa chambre à l'homme derrière le comptoir. Le poste de radio
diffuse dans la pièce un vieil air country. Francis aurait choisi d'écouter autre chose, de la
musique électronique, plutôt, parce que la situation dans laquelle il se trouve n'a rien de
réel. Mais il n'exerce aucun contrôle sur la trame sonore de son existence, il doit se
contenter du vieux country.
- Let it go, lui répond l'homme. That was nothing at all. I hope you enjoyed your
stay here.
Francis ne répond pas. Il sourit au propriétaire, quitte le petit bureau et marche vers
le sud sur le boulevard peu achalandé. Il se souvient d'avoir vu une agence de location de
voitures à quelques centaines de mètres de l'hôtel, sur Chetco Avenue. Francis fait
quelques pas et y arrive presque immédiatement.
La femme à l'accueil est petite, ses cheveux sont longs, elle ne doit pas avoir plus
de trente ans. Amelia, annonce son macaron. How may I help you, sir ?
Francis loue un véhicule économique, un modèle à deux portes sans caractéristiques
particulières. On lui assure qu'il pourra le laisser à l'aéroport, il n'y a aucun problème,
monsieur, puisque l'agence a un bureau sur place.
Francis règle la note avec la carte de crédit de Léa. Durant les quelques secondes
d'attente nécessaires pour obtenir l'autorisation de la banque, une pointe de nervosité lui
traverse l'estomac. Et si elle avait fait annuler la carte ? Amelia lui sourit pourtant en lui
tendant le papier à signer. En termes de vengeance, ce n'est qu'un petit geste, mais Francis
le savoure. Même s'il ne déteste pas encore Léa. Ça viendra plus tard.

Il s'engage sur la route 101 à toute vitesse. Sur le siège arrière, Hubert miaule à tue-
tête, enfermé dans une cage minuscule. Il devra endurer la situation encore longtemps,
108

puisque Francis n'a pas l'intention de s'arrêter pour dormir. Il conduira toute la nuit. Il fera
bien quelques escales pour se dégourdir les jambes, pour boire un café accoudé à un vieux
comptoir, pour cueillir quelques cailloux sur le bord de la route, mais sans plus.
Il aurait pu prendre un taxi jusqu'à l'aéroport local. Toutefois, il aurait dû attendre
près de vingt-quatre heures avant qu'un vol décolle enfin pour Portland ou San Francisco,
puis pour Montréal.
Son plan : se rendre à Eugene durant la nuit et s'embarquer le lendemain matin sur
Delta Airlines pour Los Angeles, avant de changer d'avion et de passer par New York, où il
attendra encore quelques heures avant de partir définitivement pour Montréal, qu'il
atteindra en fin de journée.

La voiture roule vers le nord. Il aurait été plus rapide de descendre vers le sud, de
traverser la frontière californienne et de bifurquer sur la route 199 juste avant d'arriver à
Crescent City. Francis aurait pu faire une courte halte pour admirer les splendides
Redwoods, puis passer par Crant Pass, en Oregon, où il aurait pu rejoindre l'Interstate 5 et
être à Eugene en moins de quatre heures. Non.
La voiture roule vers le nord. Francis suivra la route 101 comme cela avait été prévu
avec Léa. Il se rendra à Florence, où il pourra prendre la route 126 qui s'enfonce dans le
continent et qui passe directement par Eugene. Ce sera plus long, il devra être attentif à
toutes les courbes, aux falaises, aux touristes qui conduisent comme des pieds. Qu'à cela ne
tienne, c'est la décision qu'il a prise.
Et quand il a quelque chose en tête, il ne pense plus qu'à cela.
Voilà pourquoi il ne pense probablement pas à Ariane, qui se trouve au même
moment quelque part entre Ottawa et Sudbury.
Non. Il ne pense pas à Ariane.
Il pense à Léa. Il se demande pourquoi elle est partie. Où elle est en ce moment.
Qu'est-ce qu'elle fait. Avec qui. Il sait qu'elle est partie, mais c'est tout ce qu'il sait.
Il se l'imagine embarquée sur un cargo transpacifique à destination de Hong Kong.
Où elle sera vendue comme esclave sexuelle à un riche Thaïlandais.
Pourtant, elle a été tout près de lui toute la journée.
Dans une autre chambre du même motel.
109

En train de faire l'amour à quelqu'un d'autre.


Un noir.
Qui s'appelle Edward.
110

Emile prend des photos de son ami tandis que celui-ci lui parle de son travail,
allongé sur le pont du petit bateau.
- Le gars avec qui j'ai fait affaire hier ne me croyait pas, il pensait que j'inventais
tout ça et que la compagnie n'était pas réelle. J'en ai marre des gens qui pensent que je
m'amuse à inventer des conneries pour leur faire perdre leur temps.
- Tu dois avouer, Nicolas, que ça peut sembler louche, votre agence.
- Je veux bien, mais le fait est que ça existe et que j ' y travaille. Qu'est-ce que j'en
sais, moi, de ce qui est louche ou pas ? Ce sont souvent les tmcs qui paraissent
invraisemblables qui sont les plus vrais. On ne peut pas inventer quelque chose comme ça.
Nicolas Teillol se lève. Il enlève son veston noir, découvrant un chandail bleu
poudre frappé du logo d'une équipe européenne de sport. Emile prend encore trois ou
quatre photos de Nicolas Teillol en contre-plongée, sans grand enthousiasme.
- Je me suis fait voler mon appareil reflex par un modèle, hier soir. Ce matin, plutôt.
- Tu travaillais ce matin ?
- Non, pas vraiment.
Son ami sourit aussitôt, ce qui le fait rougir. Il cache son visage derrière l'appareil et
prend quelques photos de la marina. Il n'avait pas rougi ainsi depuis longtemps.
Il fait beau et l'air est chaud et le ciel est mauve et Emile est content d'être là, de
pouvoir raconter cette histoire, la soirée de la vieille, en français, à un ami qui comprend sa
solitude et le vertige qu'il ressent en ce moment face à l'inconnu qui se dresse devant lui et
qu'il ne peut saisir.
- Toi et moi, on se ressemble, dit-il.
- Peut-être bien, après tout. En tous cas, vas-y, raconte-moi tout. Il est comment,
celui-là ?
Ill

Parfois, une personne tout à fait inconnue s'ouvre à nous sans qu'on puisse savoir
pourquoi. En quelques minutes, nous connaissons tout de sa vie.
À d'autres moments, c'est plutôt le contraire. Sans comprendre pourquoi, on ressent
le besoin urgent de raconter des choses tout à fait privées à quelqu'un que l'on ne connaît
pas. Que l'on n'a jamais rencontré. Que l'on ne reverra jamais après cette logorrhée
sporadique.
Ariane, après avoir passé plusieurs dizaines de minutes entre deux états, pas tout à
fait endormie et pas tout à fait éveillée, a ressenti l'urgence de se confier, l'appel pressant
de mettre en récit pour quelqu'un de partial ses angoisses du moment présent.
- Alors vous dites qu'il y a quelqu'un qui vous suit depuis Québec ?
- En fait, je ne pense pas que ce soit quelqu'un à proprement parler. Vous
comprenez ?
La vieille femme passe une main dans ses longues boucles blanches.
- Plus ou moins.
Elle ajuste ses petites lunettes noires et penche la tête vers Ariane. Elle a quelque
chose à confier.
- Mademoiselle, il y a des choses que l'on ne peut pas expliquer, dans la vie.
Ariane sent vers quels chemins tend la conversation. Elle coupe aussitôt la parole à
sa nouvelle amie pour rectifier l'angle discursif.
- Je ne crois pas aux fantômes.
- Rassurez-vous, moi non plus. Ce que je veux dire, continue la femme après s'être
humecté les lèvres, c'est qu'il y a bien des choses que l'on ne contrôle pas. Il faut
apprendre à lâcher prise.
Ariane grimace. Elle n'a surtout pas envie de parler de resilience. Elle ne sait même
pas ce que c'est, en fait, la resilience. Elle sait toutefois qu'elle n'en a rien à foutre.
- C'est-à-dire ?
112

- C'est-à-dire qu'il faut que vous relaxiez. Vous m'avez l'air d'être quelqu'un
d'assez hystérique, en général.
La vieille femme sourit. Peut-être choisit-elle mal son vocabulaire, mais Ariane lui
pardonne d'emblée parce qu'elle ne semble avoir aucune arrière pensée.
- Hystérique ?
- Ce que je veux dire, c'est que vous prenez tout beaucoup trop au sérieux, il me
semble. Il y a quelqu'un qui vous suit ? Et puis ? C'est peut-être bien Dieu, après tout.
Elle fait une pause. Ariane ne sait trop quoi répondre. Elle ne veut pas rire, pour ne
pas offenser la dame. Elle ne peut rien ajouter, parce qu'elle ne connaît pas l'avancement
des recherches en ce qui concerne l'existence de Dieu. Elle a reçu une éducation plutôt
athée et n'a aucune opinion sur la question.
La vieille femme pose sa main sur la cuisse d'Ariane.

Tout était dit. Il n'y avait rien à ajouter. Ariane regagne sa place en souriant à la
vieille dame, qui lui a caressé la joue d'un geste maternel avant de la laisser partir.

Cette conversation n'a rien réglé, mais Ariane se sent tout de même un peu plus
détendue. Quelqu'un partage désormais son angoisse. Quelqu'un sait. Ariane ouvre donc un
livre. Un roman de Jane Austen, évidemment, parce que c'est tout ce qu'elle a emmené.
113

VI-SOIR

Sudbury est une ville irréelle. Il y a assurément une fracture dans l'espace-temps qui
lui permet d'exister, ou encore elle émerge d'une autre dimension que l'œil humain ne peut
saisir qu'à cet endroit très précis. Elle surgit loin de tout, sise sur une colline de roc noir et
entourée de poussière et d'arbrisseaux nains. En son centre se dresse un immense château
d'eau qui surplombe un centre-ville artificiel. On a l'impression d'arriver au bout du
monde, bien que ce soit plutôt le milieu de nulle part. Dans les quartiers résidentiels
périphériques coulent des canaux plats au ras du sol emplis d'une eau orange dont l'usage
est incertain. Un assez grand lac borde le centre-ville, mais on l'aperçoit à peine de
l'autobus. Peut-être s'agit-il d'une ville qu'il faut prendre le temps de découvrir, mais
Ariane ne peut pas le savoir, parce qu'elle ne jettera qu'un seul regard à cet endroit étrange
par la fenêtre d'un autobus qui crachote, fatigué des sept heures de route qu'il vient
d'endurer.
L'autobus s'arrête au terminus, au bas d'une côte de sable terne. Ariane descend,
heureuse de pouvoir s'étirer un peu. Elle récupère le sac qu'elle a laissé dans la soute. Le
conducteur de l'autobus et un employé en uniforme gris lancent les bagages dans toutes les
directions, suivant une méthode un peu chaotique qu'ils ont toutefois l'air de comprendre.
Le stationnement est éclairé par un seul lampadaire, qui inonde le gravier et le béton
du débarcadère d'une aveuglante lumière blanche. Ariane, son sac sur le dos, regarde
autour d'elle. En haut de la côte, elle croit apercevoir les lointaines lumières du centre-ville.
Elle n'aura pas le temps de s'y rendre, le prochain bus pour Winnipeg part dans quarante-
cinq minutes. Elle se demande qui a bien pu choisir un tel désert pour constmire le
terminus. Il n'y a aucun hôtel, aucun restaurant, pas de bar ni d'attraction intéressante à
proximité. Au lieu de tout cela, l'environnement immédiat plutôt hostile accueille un
magasin à grande surface spécialisé dans les meubles assez chics, et rien d'autre.
114

Quelqu'un qui sort à peine d'un autobus n'ira pas s'acheter des meubles. Le voisinage
commercial est invraisemblable.
Ariane entre dans le bâtiment du terminus. Une vaste salle d'attente se dresse devant
elle, mais la surface de plancher semble tout petite en raison des dizaines d'adolescents qui
dorment par terre sur leurs sacs de couchage. Soudain, comme cela, debout au milieu de
toute cette foule qui parle trop fort ou qui dort, qui mange, qui marche, qui crache et qui
tousse, Ariane se sent menacée. Elle perçoit de nouveau ce regard froid sur elle, le regard
froid de quelqu'un qui l'observe, de quelqu'un qui se cache quelque part. Ce pourrait être
n'importe qui après tout, elle n'est pas seule dans le terminus. Elle retient son souffle et se
dirige vers les toilettes des dames. Elle pousse la porte et la referme aussitôt. Elle s'y
adosse et laisse échapper un long soupir. Elle a froid, mais de grosses gouttes de sueur
coulent dans son dos et sur son front. Une femme, debout devant le miroir, se retourne et la
dévisage.
- Are you okay, dear ? demande-t-elle.
Ariane ne sait quoi répondre. Elle se contente de lui sourire et de se diriger vers la
troisième cabine. Elle a toujours fait cela, sans raison, depuis aussi longtemps qu'elle s'en
souvienne. S'il n'y a pas trois cabines, elle hésite et choisit à tout coup la première parce
que le chiffre un est un multiple de trois. Elle y entre à reculons, tout en continuant de
sourire à la dame devant le miroir. Elle doit avoir l'air dérangée, mais elle s'en balance. La
femme pensera ce qu'elle voudra. Ariane ferme le loquet de la cabine et enlève son sac de
sur ses épaules. Elle l'installe sur le crochet et se retourne pour examiner l'état de la
cuvette.
C'est à ce moment qu'elle comprend qu'elle n'a pas pris la bonne décision en
entrant dans cette cabine.
115

Emile regarde le soleil se coucher sur la ville et les édifices s'éclairer les uns après
les autres. Le vent est bon sur la marina, l'air est frais, une odeur de poisson flotte autour du
bateau et se mêle à celle des restaurants des mes Georgia et Denman, à quelques mètres de
là. Emile observe les passants, la plupart à vélo. Il regarde passer les chiens et les humains
qu'ils tiennent en laisse. D'une oreille, il écoute le bmit des vagues contre la coque du petit
voilier, les mouettes et les voitures. De l'autre, il tente de suivre le monologue qu'a entamé
Nicolas Teillol à propos de son emploi à la Husband & Wives B.C., l'agence de rencontre
aux méthodes « scientifiques » où il travaille depuis son arrivée au Canada, il y a un peu
moins d'un an. Emile n'entend que quelques expressions absurdes ici et là, comme
« incompatibilité avec la partenaire sélectionnée », « erreur de calcul » et « caractère
fondamentalement intrinsèque ». Il trouve tout cela assez rigolo, surtout en raison de
l'enthousiasme que met Nicolas Teillol à prononcer de telles locutions figées par le
protocole et les règlements de la compagnie.
116

Francis s'est arrêté pour faire le plein dans une petite station-service légèrement en
retrait de Florence, sur la route 126. Il a déjà parcoum une bonne partie du trajet, mais le
temps n'a pas passé aussi vite qu'il l'aurait souhaité. Le soir s'achève, la nuit s'installera
bientôt. Francis arrivera à Eugene assez tôt le lendemain, peut-être même avant l'aurore.
Il regarde sans grand intérêt les chiffres défiler sur le compteur de la pompe à
essence. Il les voit, mais son esprit est ailleurs, si bien qu'il n'a même pas conscience de ce
qu'il regarde.
Puis, soudainement, il pense à Ariane. Il regarde son poing fermé, lève un doigt,
puis un autre, puis un autre encore. Il finit par ouvrir sa main au complet et murmure
quelque chose comme : « la semaine prochaine ». Ils avaient convenu, lors de leur échange
de courriels, qu'ils se rencontreraient la semaine suivante, le vendredi à dix-huit heures, au
Robson Square. Robson Square, parce qu'elle connaissait l'endroit pour s'y être déjà
rendue lors d'un congrès. Elle représentait la compagnie qui l'employait à l'époque, se
souvient Francis. Du moins c'est ce qu'elle lui a écrit.
Comme le rendez-vous est dans plus de cinq jours, il pense pour lui-même qu'il
n'aura qu'à lui écrire un courriel le lendemain. Après tout, il sera à Montréal en début de
soirée, ils conviendront alors d'un nouveau point de rencontre. Francis pourrait se rendre à
Québec chez Kate, qu'il n'a pas vue depuis plusieurs années. Bien entendu, celle-ci en
profitera pour lui faire de grands sermons sur la vie qu'il mène, sur son instabilité, elle lui
posera un tas de questions sur Léa, elle lui demandera ce qu'il compte faire de sa vie
maintenant qu'ils sont revenus en Amérique, elle insistera sur le fait qu'elle aimerait bien
qu'ils s'installent au Québec, et pourquoi pas à Québec, puisque les Européens aiment bien
cette ville, Léa ne se sentira pas trop dépaysée, mais c'est vrai, elle est dispame, pauvre
petit frère, quels sont tes plans maintenant que tu te retrouves seul ?
Non. Ce n'est pas une très bonne idée. Francis demandera à Ariane de venir le
rejoindre à Montréal. Il logera dans un hôtel ou une auberge quelque part en ville. Il fera les
boutiques de seconde main sur Saint-Denis, ça fait longtemps. Il achètera quelques disques
117

et un lecteur portatif. Il s'installera dans un parc pour écouter de la musique. Il aura


certainement une idée, à ce moment-là. Sinon, il partira à la recherche de Mehdi. Il se
demande d'ailleurs si celui-ci est retourné à Montréal après être dispam à Grenade, comme
ça, un matin. Mehdi était fâché, visiblement, alors ce n'est peut-être pas une bonne idée, ça
non plus.
Sinon, Francis ne voit pas sur qui il pourrait s'appuyer. Putain, pense-t-il, je n'ai
vraiment aucun ami en ce monde. Il devra essayer de comprendre tout seul pourquoi Léa
est disparue, où elle se trouve, avec qui.
Un déclic le force à mettre de côté ses réflexions, pour le moment. Il vérifie que son
portefeuille est bien dans sa poche arrière et se rend à l'intérieur pour payer.
- Fifty, please.
Le jeune homme au comptoir a l'air endormi. Francis lui tend trois billets de vingt
dollars et attend la monnaie. D'un geste nonchalant, le commis lui remet un billet de dix
dollars. Il ne le remercie pas et se retourne pour continuer à inventorier les paquets de
cigarettes sur le mur derrière lui. Francis jette un coup d'œil aux grands titres des journaux
près de la porte. Une inondation a fait plusieurs victimes en Indonésie. Georges W. Bush a
dit quelque chose d'imbécile. Des soldats états-uniens sont morts au combat, quelque part
au Moyen-Orient ou en Asie centrale. Rien de neuf. Toujours les mêmes nouvelles.
Francis démarre et, au lieu de reprendre la route tout de suite, il décide de ranger la
voiture dans le stationnement, en retrait des pompes. Il se retourne et ouvre la porte de la
cage sur le siège arrière. Hubert roucoule et s'empresse de sortir. Il s'étire longuement, la
gueule ouverte, le dos rond. Francis lui tend des croquettes, que le chat dévore d'une seule
bouchée. Il explore un peu le véhicule et décide de se coucher en boule sur le siège du
passager, à l'avant. Francis le caresse quelques minutes, puis boucle sa ceinture et s'engage
sur la route 126 en direction d'Eugène.
Exactement comme il l'avait prévu.
118

Nicolas Teillol se laisse tomber sur un banc et dépose ses pieds sur la rambarde. Il
regarde Emile et lui sourit. Puis il détourne les yeux vers la baie. Emile est debout de
l'autre côté du bateau. Il tient son petit appareil photo dans une main, la courroie enroulée
autour du poignet. Il prend plusieurs photos sans même regarder l'écran pour cadrer son
sujet. De toute façon, il n'a pas vraiment de sujet. Il prend souvent des photos comme ça,
un peu n'importe comment. Ça peut toujours servir. Il a des dizaines de disques dans son
studio remplis de photos prises au hasard.
- Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ? demande Nicolas Teillol.
Emile ne répond pas tout de suite. Nicolas Teillol ronge l'ongle de son pouce, le
front plissé, l'air soucieux. Ce n'est pourtant pas lui qui s'est fait voler son appareil photo
préféré, celui qu'il a payé près de 6000 $, par un gars presque inconnu avec qui il vient tout
juste de coucher. Emile prend plusieurs photos de son ami dans cette position. Le soleil
disparaît à l'ouest au-delà des montagnes, de l'autre côté de la baie. L'eau est mauve,
presque noire. Autour, les ponts des voiliers sont illuminés par des torches ou des lampes
chinoises. Plusieurs hublots sont allumés et on peut deviner des couples qui mangent. Des
personnes âgées, dans la plupart des cas. Nicolas Teillol est peut-être l'unique propriétaire
d'un voilier qui a moins de trente-cinq ans et pas de parents riches. Il se l'est procuré à son
arrivée au Canada, de façon tout à fait légale. Une vieille dame voulait s'en débarrasser, il
appartenait à son mari qui venait de mourir noyé. Elle le lui avait vendu à un prix ridicule.
Emile cesse de prendre des photos et observe Nicolas Teillol. Son visage n'a rien de
particulier, seulement il ne peut s'empêcher de le regarder. Emile est fasciné par la douce
couleur beige de sa peau, un peu plus rouge sur le nez et le front. Il a toujours aimé les
barbes discrètes, vieilles de quelques jours seulement, et les mâchoires carrées. Les yeux de
Nicolas Teillol sont d'un bmn profond qui aspire la lumière et la transforme en pigments
complexes très foncés, mais à travers lesquels on devine une touche de bleu.
119

Il détourne le regard. Bien sûr, il était sur le point de s'imaginer Nicolas Teillol nu,
ou en sous-vêtements. Il se souvient très bien de son torse musclé et du galbe de ses fesses.
De ses mollets fermes.
- Je ne sais pas ce que je vais faire. Je vais attendre qu'il me rappelle, j'imagine, dit-
il.
- Pourquoi penses-tu qu'il est parti avec ton appareil ?
- Je n'en ai aucune idée. Pour le revendre, peut-être ? J'aimerais au moins récupérer
la carte mémoire, je pense que j'avais de super bonnes photos dessus.

Emile monte les marches du voilier et s'engage sur le quai de bois qui mène à la
promenade pavée. Il éclate de rire. Étrangement, il n'y a personne autour de lui. Il est seul
sur le trottoir, dominé par tous ces nouveaux édifices qui abritent des condominiums de
luxe. Il envoie la main à son ami et s'éloigne vers Gastown.
L'air frais de Vancouver lui caresse le visage et Emile ferme les yeux.

Il se revoit sur sa petite île, perdu dans les hautes herbes, à boire du mauvais vin à
même la bouteille. Il revoit aussi son vieux manteau de cuir et le petit air féroce qu'il se
donnait. Il revoit la pluie violente et les vents déchaînés qu'il a fuis il y a déjà dix ans. Huit
ans, peut-être ? Ou est-ce plutôt sept ?

Emile continue de rire. Il sait, en ce moment, que le monde est sur le point de
basculer.
Son monde, du moins.
120

VII-NUIT

Les nuages ne s'étaient pas annoncés. Personne n'avait deviné que la pluie allait
s'abattre si vite sur la ville. La tempête est descendue des montagnes à toute vitesse et a
apporté avec elle des pluies dignes du mois de novembre. Emile court sur les trottoirs
inondés de West Hastings Street. Il aurait pu prendre le tramway pour rentrer chez lui, mais
il a toujours aimé courir sous la pluie. Il est fasciné par l'eau, probablement parce que c'est
elle qui l'a bercé quand il était plus jeune. Bien qu'il n'y pense presque plus, il se dit encore
parfois que, s'il avait à choisir sa mort, il opterait pour la noyade.
Pour le moment, Emile court et pense à la nuit de la veille. Il a envie d'une tasse de
thé, puisque, cela est bien connu, le thé règle tous les problèmes du monde et aide à
reprendre contact avec la réalité. Surtout après des événements assez intenses.
Il entre dans Gastown par East Hastings et s'engage sur Dunlevy Avenue. Il décide
de couper par Oppenheimer Park pour profiter de la pluie plus longtemps. Il n'y a
évidemment aucun enfant dans les modules de plastique. Il est beaucoup trop tard et il
pleut, de surcroît. Par contre, deux adolescents s'attardent près des dépendances du parc,
réalisant probablement quelque transaction de cocaïne ou de crack. Peut-être Emile est-il
plein de préjugés, peut-être en effet s'agit-il plutôt de deux adolescents romantiques,
comme il l'a lui-même été à une certaine époque. Peut-être sont-ils en train de se tenir par
la main et de se déclarer leur amour. Peu importe, puisque Emile court toujours et qu'ils
disparaissent rapidement de son champ de vision. Il tourne à gauche sur Jackson Avenue,
puis à droite sur Alexander Street. La me sent bon les fleurs mouillées.
La lumière orange des lampadaires se reflète dans les flaques d'eau et Emile sourit.
Il cesse de courir, quand il aperçoit Pei Wu devant l'entrée de son immeuble, réfugié sous
la marquise rayée. Et, c'est plus fort que lui, il ne peut s'empêcher de lui toucher le bras,
puis de l'embrasser.
121

L'inconnu presse sa main contre la bouche d'Ariane. Elle n'ose pas se débattre ni le
mordre. Il lui chuchote quelques impératifs à l'oreille, mais elle n'entend plus que les
battements de son cœur, tout à fait hystériques, qui sonnent maintenant comme le violon
sec et nerveux que l'on entend toujours dans les films d'horreur alors que le personnage
court pour sauver sa vie dans le labyrinthe obscur des petites melles d'une ville
inhospitalière.
Ariane sent la lame froide d'un couteau se presser contre sa gorge. Elle tente de se
convaincre qu'elle est en train de rêver, qu'il ne peut pas en être autrement, parce que ces
choses-là n'arrivent que dans les séries à la télévision, pas dans la vraie vie, surtout pas
dans les toilettes du terminus Greyhound de Sudbury, cela n'a aucun sens, elle se réveillera
dans quelques minutes, secouée par les freins de l'autobus qui s'arrêtera à Winnipeg. Elle
sent l'odeur rance de son assaillant et son souffle chaud sur son oreille droite alors qu'il lui
murmure de rester tranquille et de ne pas bouger. Elle a pleinement conscience des sueurs
froides qui coulent dans son dos et mouillent son chandail, qui lui colle à la peau.
Elle commence à penser qu'elle pourrait combattre, donner un coup de pied dans les
couilles de son agresseur, crier au meurtre, le plus fort possible, pour que quelqu'un lui
vienne en aide. Elle n'aurait pas à crier bien fort puisque la dame qui se maquillait tout à
l'heure n'est pas encore sortie. Elle est là, de l'autre côté de la porte, à quelques mètres à
peine. Il doit bien y avoir quelqu'un chargé d'assurer la sécurité dans le terminus,
quelqu'un qui sait comment traiter un cas comme celui-ci, par la force ou par la
négociation, peu lui importe, en autant qu'elle s'en sorte indemne.
Puis elle est foudroyée par un accès de conscience. Elle ne dort pas, elle le sait, ce
qui lui arrive est bien réel et elle comprend soudainement qu'elle ne fera pas le poids face à
quelqu'un d'armé, qu'il vaut mieux qu'elle obéisse aux ordres qu'on lui donne plutôt que
d'essayer de se prendre pour Jodie Foster et faire la brave. Il suffirait d'un seul mouvement
pour qu'on lui tranche la gorge et qu'elle ne puisse plus respirer, qu'elle s'étouffe avec son
propre sang, qu'elle meure en quelques secondes. Et elle ne peut pas mourir, elle ne veut
pas mourir, elle doit vivre encore longtemps pour connaître le bonheur, se marier, avoir des
122

enfants, réussir sa carrière, partir en voyage encore, d'ailleurs elle avait eu l'idée d'aller
traverser la Corse à pied, elle voulait en parler à Francis, voilà une autre excellente raison
de rester en vie, ils se sont donné rendez-vous à Vancouver, elle ne peut pas manquer cette
chance unique de lui dire qu'elle a enfin compris qu'elle était amoureuse de lui, oui, bien
sûr, dix ans, c'est un long moment pour se faire une idée, mais c'est le temps dont elle avait
besoin pour comprendre que c'est lui qu'elle aime, elle le sait maintenant, elle n'a plus
aucun doute et elle est prête à attendre toute sa vie s'il le faut parce que sinon tout cela n'a
aucun sens, pourquoi exister si c'est pour mourir toute seule, égorgée par un psychopathe
inconnu dans des toilettes anonymes ?
Dans cet accès de conscience, Ariane comprend aussi qu'elle n'était pas folle, que
quelqu'un la suivait depuis longtemps, elle n'a pas imaginé tout cela, elle n'était pas
victime de sa fatigue, elle était bel et bien traquée par quelqu'un d'assez doué pour passer
inaperçu autant dans son appartement que dans un autobus bondé.
Elle déglutit. Ça lui fait mal, la lame pèse fort contre sa gorge. Elle peine à avaler sa
salive. L'inconnu la serre contre lui.

Elle entend un robinet couler, puis quelqu'un s'essuyer les mains sur un bout de
papier rugueux. Des pas s'éloignent, puis la porte se referme sur le passage de la femme qui
se maquillait. Ariane est maintenant seule avec l'étranger qui la tient prisonnière.
Elle attend.
Elle espère que ça ne fera pas trop mal, elle espère que ce sera rapide et qu'elle ne
sentira rien.
123

Pei Wu lui tend son appareil photo reflex.


- Je ne sais pas ce qui m'a pris. Au début, je me suis dit que c'était une bonne
blague. C'était impulsif, je pense.
- Ça va, lui répond Emile. Je suis content que tu sois venu me le rapporter.
Emile inspecte l'appareil, par réflexe plus que par suspicion. Évidemment, toutes les
pièces sont à leur place, la pellicule n'a pas été touchée, les piles non plus.
- J'ai eu ton message sur ma boîte vocale.
Emile ne dit rien.
- Tu es toujours aussi professionnel au téléphone ?
- Rarement.
Le silence s'installe entre les deux hommes. Pei Wu se retourne, les mains dans les
poches, et jette un coup d'œil aux photographies sur les murs. Emile prend une dernière
gorgée. L'alcool lui chauffe la gorge. Il pose le verre vide sur la table de la cuisine et se
lève.
- Tu as quelques minutes pour prendre une photo ou deux ?
- Bien sûr.
Pei Wu libère ses mains de ses poches et commence à détacher les boutons de sa
chemise. Emile intervient.
- Tu peux garder tes vêtements. Je vais faire des photos plutôt génériques.
- Non, ça va. J'ai l'intention de les enlever, de toute façon.

Dehors, la pluie continue de tomber.


124

Francis n'arrive pas à dormir. Ses pieds sont gelés parce qu'il doit les tenir plus haut
que le reste de son corps, collés contre la fenêtre embuée du véhicule. Il a stationné la
voiture à l'écart, assez loin de l'entrée principale de l'aéroport. Il s'est enveloppé dans un
grand chandail, mais ce n'est pas suffisant pour le réchauffer, il frissonne encore. Hubert,
lui, dort depuis de longues minutes. Il s'est vite épuisé à force de miauler pour sortir. Il dort
en boule sur le siège du conducteur.
Francis se hisse en position assise. Il ouvre son sac et fouille quelques minutes. Il ne
sait pas ce qu'il cherche, seulement qu'il aimerait bien trouver quelque chose.

Il ne sait plus quoi faire pour tuer le temps. Il sort de la voiture et marche un peu,
arrive assez vite aux limites du stationnement, puis fait demi-tour. Il pleut. Ses cheveux
collent à son front, sur son cou. Il a froid, ses souliers sont détrempés. Il a envie de fumer
une cigarette, de s'étendre sur l'asphalte mouillée, de brailler comme un débile et d'écouter
une horrible musique mélancolique à tue-tête. Mais il est dans le stationnement d'un
aéroport et on ne peut pas toujours faire ce qu'on a envie au moment où on en a envie.
Il pense à Léa. Il avait l'impression d'être enfin amoureux, d'aimer quelqu'un
comme ça arrive dans les films. Bien sûr, il doutait parfois, comme tout le monde, il se
demandait s'il n'était pas mieux alors qu'il était seul et déprimé, mais il en arrivait toujours
à la conclusion qu'il avait trouvé quelqu'un avec qui il se sentait bien, quelqu'un en qui il
pouvait avoir confiance, quelqu'un d'intéressant qui a quelque chose à dire, qui a un passé,
un présent et un avenir. Bien sûr, il y avait eu Ariane avant. Ce n'est pas pour rien qu'il lui
a donné rendez-vous dès qu'il est revenu en Amérique. Mais avec Ariane, ce n'était pas
pareil, c'est d'elle qu'émanait le doute, c'est elle qui refusait de s'engager, alors que
d'habitude c'est lui qui met les freins, qui se sauve, qui a peur.
Depuis quelque temps, il n'avait plus peur.
Mais maintenant, c'est revenu. Sous une autre forme, bien entendu, parce que ce
dont il a peur, désormais, c'est de ne jamais trouver, d'errer toute sa vie. Il se dit qu'il doit
125

être en train de payer pour sa sauvagerie d'antan, alors qu'il repoussait tout le monde parce
qu'il se trouvait trop bien pour eux, parce qu'il refusait de donner à quiconque la chance de
le connaître davantage.
Francis pense à Léa. S'il ferme les yeux, il peut la voir devant lui dans la pluie,
entourée de brouillard, nue comme une sorte d'ange, c'est cliché, oui, Francis en est
conscient, mais en ce moment, quand il pense à Léa, c'est comme ça qu'il la voit, dans
toute sa splendeur, parce qu'elle était belle et parce qu'il aimait la caresser, embrasser sa
peau salée, passer ses doigts dans ses longs cheveux bmns, plonger dans ses yeux verts,
verts comme une pierre précieuse, verts comme l'eau irréelle des îles sur les cartes postales.
Oui, Francis écouterait une musique sauvage et il hurlerait. Francis aurait mal à la
gorge et il aimerait ça. Il n'a pas l'habitude, mais il la prendrait assez vite, il s'adapterait
facilement au malheur, parce qu'il a passé sa vie à le contempler de près, à s'en échapper et
à le fuir.
Il n'avait peut-être pas de grandes ambitions, Francis, mais il voulait être heureux
avec Léa. Lui faire à manger. S'occuper du ménage pour qu'elle puisse répéter plus
longtemps pour ses auditions. Être homme au foyer, pourquoi pas, après tout il a déjà
épuisé ses options, il ne sait toujours pas ce qu'il veut faire de sa vie. Il voulait pourtant
essayer quelque chose de nouveau, la vie de couple, la vie tranquille, dormir tous les soirs
dans le même lit, avoir un chat, tiens, pourquoi pas ? D'ailleurs, Hubert est revenu, ça
tombe bien, mais voilà une autre histoire qu'il ne comprendra probablement jamais, sa
réapparition est invraisemblable et Francis aimerait bien qu'un narrateur surgisse pour faire
un peu de ménage dans la suite événementielle et lui expliquer ce qui se passe au juste avec
sa vie qui s'en va à la dérive. Mais sa vie n'est pas un roman, pense-t-il alors, il ne peut pas
s'en remettre à un auteur pour arranger les événements afin de leur donner un sens, il doit
se débrouiller tout seul et ça le fait chier, il n'en a pas envie, il veut que sa mère soit en vie,
il veut qu'elle s'occupe de lui, qu'elle lui parle, qu'elle lui raconte sa vie à elle en lui disant
qu'il y a toujours un malheur plus grand que le nôtre, il veut qu'elle passe une main dans
ses cheveux et qu'elle lui mette une couverture de laine sur les épaules - toutes ces choses
qu'il n'a jamais connues parce qu'elle est morte trop tôt -, il veut que quelqu'un lui dise
que tout va s'arranger, il veut brailler en paix tandis que quelqu'un lui caresse le dos.
126

Il s'imagine alors qu'il est devant Léa, qu'il peut lui demander de lui expliquer
pourquoi et où elle est partie, avec qui. Les seuls mots qu'il parvient à prononcer n'auront
pas de sens pour elle mais feront l'effet d'une révélation pour lui.
- Un jour, j'écrirai un livre tellement beau qu'il te crèvera les yeux.
Francis, sans s'en rendre compte, a dit ces mots à voix haute et entend maintenant
leur écho mouillé revenir vers lui.
Léa les entend, ces mots humides. Cachée pas très loin, elle se retourne, soupire et
entre dans une voiture rouge qui démarre aussitôt. L'automobile quitte l'aire de
stationnement en passant devant Francis, qui reconnaît la couleur et le modèle. Il s'écarte
pour ne pas se faire renverser et court pour tenter de la rattraper. La voiture avance trop
vite. La fenêtre du passager s'ouvre et la main de Léa émerge, tenant un bout de papier
qu'elle lance d'un geste nonchalant. Francis arrête de courir et se penche pour le ramasser.
Sur le papier, il n'y a que quelques mots, écrits à la hâte.

You NEVER had a girlfriend.

Il regarde la voiture disparaître et déchire le papier en hurlant. Il lance les miettes


dans les airs et se laisse tomber sur le sol. Il boit la pluie et ferme les yeux.
127

Il lui a ordonné de marcher normalement, de ne parler à personne et de sortir du


terminus. Elle s'est assise à l'avant de la voiture, à côté de lui, et ils ont quitté la ville.

Son sang rouge et chaud coule de sa gorge tranchée sur ses vêtements et éclabousse
le visage de son agresseur.
Ariane ferme les yeux. Elle ne sait pas où elle se trouve. Elle ne sent plus rien. Elle
a envie de dormir.
128

On retrouvera son squelette plusieurs années plus tard, enterré dans la forêt, derrière
une scierie en retrait de la ville.
TROISIÈME PARTIE

L E GRAND ATLAS DU CANADA ET DU MONDE


Quand un lion s'approche de vous ou quand un requin veut vous tuer, vous êtes
naturellement en danger de mort. Nous avons côtoyé ces dangers pendant des
millions d'années. La ligne droite est un danger créé par l'homme. Il y a tant de
lignes, des millions de lignes, mais une seule est mortelle, et c'est la ligne droite
tracée avec la règle. Le danger qui émane de la ligne droite n 'est pas comparable au
danger qui émane des lignes organiques que font par exemple les serpents. La ligne
droite est étrangère à la nature de l'homme, de la vie, de toute création.

[Friedensreich Hundertwasser]

So what's the use


Wow Bam
Of falling in love ?

[Bjôrk, « It's Oh So Quiet »]


I - MONTRÉAL

Un jour, la chose devint inévitable, il dut trouver un emploi et un appartement. Il


avait encore un peu d'argent, mais il lui fallait prendre une décision et rester semblait plus
économique et plus pratique que poursuivre l'errance. Il y avait longtemps qu'il ne s'était
installé quelque part, de toute façon. Il rendit une courte visite au laboratoire de logement
hors campus de l'Université du Québec à Montréal et consulta le babillard. L'automne était
déjà largement entamé. Francis avait erré d'une auberge à l'autre tout l'été après avoir
placé Hubert dans un refuge pour animaux pour une durée indéterminée, jusqu'à ce qu'il
prenne une décision. Il avait fait le tour des festivals, s'était assis sur tous les bancs de tous
les parcs, avait arpenté toutes les mes du quartier latin et du centre-ville. Il avait croisé tous
les passants qu'il était possible de croiser et bu du thé dans tous les cafés qui en servaient.
Pourquoi aller ailleurs, maintenant qu'il connaissait la ville mieux que jamais ?
Chacun pense faire un bon coup en imprimant son annonce sur du papier fluo.
Chacun pense attirer ainsi l'attention en premier et louer sa chambre, sous-louer son
appartement, trouver un colocataire qui aime les chats et qui ne fume pas, une femme de
préférence. Pourtant, c'est un tout petit papier blanc sans artifice qui intrigua Francis.
Chambre à louer. Meublée. 500 $ par mois tout inclus. Coin Logan et Fullum.
La me Fullum lui avait toujours pam exotique. Pour aucune raison d'ailleurs. Son
nom n'avait rien de comparable avec celui de l'Avenue Old Orchard dans le quartier Notre-
Dame-de-Grâce, par exemple, bien qu'Old Orchard ne soit pas ce qu'on peut appeler une
destination exotique. Francis arracha le numéro de téléphone et appela de la cabine la plus
proche. Il échangea avec le propriétaire des lieux quelques formalités, puis conclut l'appel
avec un rendez-vous prévu le soir même, vers dix-neuf heures. Heure tout à fait inhabituelle
pour visiter un appartement, mais Francis n'en avait cure de connaître de quel côté de
l'appartement le soleil se levait le matin. Il lui suffisait de savoir qu'il ne s'établissait pas
132

sur le Plateau Mont-Royal ou dans la Petite Italie, mais qu'il pouvait quand même se rendre
à pied au Parc LaFontaine pour être tout à fait heureux.

Francis avait été surpris par la propreté des lieux et l'attitude du propriétaire.
L'appartement était situé au premier étage et on y accédait en montant quelques marches.
Les pièces étaient toutes très grandes. Les fenêtres du salon et de la chambre libre
donnaient sur la me, tandis que celles de la cuisine, de la salle de bain et de l'autre chambre
regardaient la ruelle et le parc derrière. Jeremy Blue avait parlé avec Francis durant presque
deux heures avant de se rendre compte qu'il venait pratiquement de lui raconter toute sa
vie. Francis et lui avaient rigolé et s'étaient alors installés pour poursuivre la soirée à la
table de la cuisine. Ils avaient signé un bail et bu de la « vodka-israëlienne-pas-buvable-
mais-pas-chère-non-plus. »
- Quand est-ce que je peux réinstaller ? avait demandé Francis.
- Tout de suite.
Jeremy avait ri, puis il avait ajouté que Francis pouvait venir quand il voulait, il lui
donnerait les clés et il serait libre de déménager ses tmcs n'importe quand.
- Je n'ai pas grand-chose, en réalité. Une boîte, c'est pas mal tout. J'ai un chat,
aussi, que j'ai laissé dans un refuge au début de l'été.
- Génial, j'aime bien les chats !

Des sirènes retentissaient au loin. Quelques filles marchaient en se tenant par le bras
et en serrant leurs sacs contre leurs côtes. Une voiture quittait le stationnement au coin de la
me. Un homme passa à vélo. Francis marchait dans la nuit fraîche. Une bourrasque de vent
arracha quelques feuilles aux grands arbres.
Alors qu'il traversait le Village, il se rappela avec une certaine tristesse la première
fois qu'il avait arpenté les mes de la ville. C'était il y a ... quinze ans. Quinze ans, oui. Il
n'avait alors que dix-sept ans et tout lui semblait neuf, tout était si beau, si grand, si
merveilleux. Il avait bien sûr eu le temps de se rendre compte que tout n'était pas toujours
parfait, en quinze ans. Mais pour l'instant, même si tout n'était pas parfait, il sentait qu'il
prenait la bonne décision en s'installant. L'été avait été long et s'était enfin achevé. L'hiver
arriverait bien assez vite et il pourrait en profiter pleinement pour faire le point, une bonne
133

fois pour toutes, pour prendre le temps de rêver pour lui-même et décider de ce dont il avait
envie, chose qu'il n'avait pas faite depuis qu'il avait remis les pieds à Paris, cinq ans plus
tôt, et qu'il s'était lié avec Léa, qui avait des rêves pour eux deux.
Ce serait parfait, à bien y penser.
134

- J'ai eu l'idée d'écrire un roman. En fait, je n'ai pas eu cette idée-là, elle s'est plutôt
imposée d'elle-même. Je me suis dit que ce n'était pas fou comme projet, d'autant plus que
je ne sais pas quoi faire d'autre, sinon.
- Comment, tu ne sais pas quoi faire d'autre ? demanda Jeremy. Tu ne viens pas de
te trouver du travail dans une librairie ?
Francis ne répondit pas tout de suite. Il sourit, puis concentra son regard sur le
contenu du chaudron qu'il agitait avec une cuillère de bois. Les pâtes étaient presque prêtes,
il ne restait qu'à attendre une ou deux minutes de plus avant de les égoutter.
Jeremy prit une gorgée de vin rouge et serra les dents.
- C'est cliché, n'est-ce pas ? demanda Francis.
- Quoi ?
- Un écrivain qui gagne sa vie en travaillant dans une librairie.
Jeremy éclata de rire.
- Je sais pas. Et on s'en fout, non ? Tu peux bien faire ce que tu veux, dit-il.
Francis ferma le rond et égoutta les pâtes. Jeremy râpa le fromage tandis que Bill
Evans et son trio entamaient le dernier mouvement de « Autumn Leaves », celui juste après
l'improvisation de la contrebasse et du piano. Il y eut un bmit sourd dehors et Francis
regarda par la fenêtre. Hubert venait de faire tomber le couvercle de métal de la grosse
poubelle. Si c'avait été n'importe quel chat, l'image aurait eu un petite quelque chose des
films glauques en noir et blanc.
- Et il va parler de quoi, ton roman ?
- Je ne sais pas trop encore. Pas de ma vie, en tous cas, parce que je trouve ça trop
prétentieux, parler de sa vie dans un premier roman. J'ai le titre en tête, mais pour le reste,
je sais pas.
- Et il va s'appeler comment ?
- L'équation du temps, répondit Francis.
135

Ils mangèrent dehors parce que le vent était bon. Il pleuvait un peu, mais ils étaient
protégés par le petit toit de tôle. Ils avaient approché le système de son de la fenêtre et mis
en boucle la pièce « When I Fall In Love », parce que c'était la préférée de Jeremy. En plus,
disait-il, elle s'adapte si bien au moment présent qu'on ne se rend pas compte que c'est sans
cesse la même chose qui joue, quand on la met plusieurs fois de suite. Elle sait se moduler
pour convenir à toutes les situations, encore plus que n'importe quelle pièce de jazz. Enfin,
selon lui.
Francis parla beaucoup du roman qu'il avait envie d'écrire. Jeremy écoutait avec
attention et posa quelques questions.
- J'ai envie de raconter une histoire sans histoire, en quelque sorte, mais de trouver
le moyen de rendre ça intéressant à un autre niveau.
- Comme quel roman, par exemple, que je pourrais avoir déjà lu ?
- Euh... je ne sais pas. En fait, je pense à une histoire banale racontée de plusieurs
façons différentes. Avec des tas de personnages qui reviennent toujours au même. Comme
si chaque personnage était une étape, une étude menant à quelque chose de plus grand, en
quelque sorte. Comme en peinture ou en musique. Tu vois ce que je veux dire ?
Jeremy ne comprenait pas vraiment, non.
- Tu sais, dans les musées, quand on présente une exposition sur un peintre en
particulier, par exemple, il y a souvent une série de petits tableaux, des esquisses, des trucs
faits au crayon. Puis, un peu plus loin, on montre le grand tableau, le « vrai », celui qui a
émergé de tous les petits, comme s'il était le résultat des études que le peintre avait faites
avant de réaliser la vraie toile. Je vois les personnages comme ça. Ce que j'ai envie
d'écrire, c'est un collage de personnages et de situations qui participeraient à un grand
ensemble.
- Oui, répondit Jeremy. Je vois de quoi tu veux parler. Ça me semble être une bonne
idée. Mais t'as pas peur que ce soit trop difficile à resserrer, tout ça ?
- Je sais pas. Je verrai en temps et lieu. Sûrement, que ce sera difficile.
Francis se tut. Il regarda l'arbre le plus près se balancer et perdre les quelques
feuilles qu'il lui restait. Puis il soupira.
- J'ai une amie à qui j'avais donné rendez-vous à Vancouver juste avant que je
revienne à Montréal. J'ai raté notre rendez-vous, mais je lui ai écrit un courriel quelques
136

jours avant pour lui dire que je ne pourrais pas être là. Quand je suis arrivé ici, je lui ai écrit
plusieurs fois et elle ne m'a jamais répondu. C'est con, je ne sais pas pourquoi je pense à ça
maintenant, mais je suis sûr qu'elle est fâchée contre moi et ça me fait chier.
Jeremy versa le reste de la bouteille de vin dans la coupe de Francis. Il ne répondit
pas, parce qu'il ne savait pas quoi dire et parce qu'il sentait que son colocataire n'avait
peut-être pas fini de parler. Ce qui s'avéra tout à fait juste car Francis reprit, quelques
secondes à peine après s'être arrêté.
- Évidemment, je comprends qu'elle puisse être fâchée si elle s'est rendue jusqu'à
Vancouver pour se faire poser un lapin. Mais il me semble que j'avais d'assez bonnes
raisons de manquer le rendez-vous et je pensais qu'elle aurait compris. Je ne me souviens
pas de l'avoir déjà vue se fâcher. Il me semble qu'elle aurait dû prendre ça à la légère et en
rire. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vue, à vrai dire. Sept ans, peut-être...
- Je ne pense pas qu'il y ait grand-chose que tu puisses faire, répondit Jeremy.
Quand elle voudra te contacter, elle le fera, à mon avis.
Francis lui sourit, de façon un peu malhonnête parce qu'il n'avait pas envie de
sourire. Il but d'une gorgée le reste de son verre de vin et soupira en se levant pour
ramasser les assiettes.
- C'est peut-être un peu pour régler des comptes, aussi, que j'ai envie d'écrire.
137

II - QUÉBEC

Francis cogna à la porte. Il se tenait sous le porche, trempé, les cheveux collés sur le
front, les vêtements imbibés d'eau, lorsque sa sœur ouvrit enfin la porte.
- J'ai manqué l'autobus que tu m'avais indiqué, alors j'en ai pris un autre et j'ai dû
marcher.
Kate le pria d'entrer tout de suite et coumt à la salle de bain chercher une serviette
pour qu'il s'essuie.
- Tu veux te changer ? J'ai peut-être quelque chose qui pourrait te faire.
- Non, ça va, merci.
Kate le regarda se sécher. Elle souriait en gardant le silence. Francis non plus ne
disait rien. Il observait les murs, les meubles, la maison qu'il découvrait pour la première
fois. Il sentit tout de suite le fantôme de sa grand-mère planer sur eux. Les murs étaient
décorés des photos, des toiles et des cadres qui ornaient ceux de la maison où ils avaient
grandi. Kate était assise sur la chaise de sa grand-mère, Francis sur son divan. Presque tout
l'ameublement était identique. Il fallait que ce soit le même, sinon comment expliquer que
Kate ait pu reconstituer de manière aussi parfaite l'intérieur où ils avaient passé leur
enfance ? Elle répondit à la question que Francis allait lui poser avant même qu'il n'ouvre
la bouche.
- Je sais. J'ai réussi à récupérer ses meubles il y a quelques années. Tu te souviens
de celui qui avait tout acheté lors de la vente de succession ?
Francis ne se souvenait pas de cet homme. Il fit non de la tête. Kate poursuivait, de
toute façon.
- Il travaille avec moi. Tu t'en souviens, il a une grosse barbe et tu as dit une fois
qu'il te faisait peur.
- Non, je ne m'en rappelle pas.
138

Kate se leva et se dirigea vers la cuisine pour se servir quelque chose à boire. Elle
invita Francis à la suivre. Il obéit.
- Il avait meublé un chalet ou une maison de campagne avec les choses de grand-
maman. Quand il a vendu pour acheter un condo au Mont Sainte-Anne pour sa fille, il m'a
demandé si je voulais lui racheter tout le kit. Sa fille n'en voulait pas, elle aimait mieux
meubler en neuf, chez Ikea semble-t-il. Ça a dû lui coûter un prix de fou, mais moi je m'en
suis tirée pas mal bien. Il a été gentil de venir m'en parler, il aurait pu tout vendre à l'encan,
ça lui aurait rapporté davantage. Tu veux un verre de vin ?
Francis accepta.
- Tu es venu en train ?
- Non. Le frère de mon colocataire allait passer la fin de semaine à Chicoutimi, alors
je suis monté avec lui et il m'a déposé à la Place Jacques-Cartier juste à temps pour que je
manque l'autobus pour venir ici !
- Tu aurais pu m'appeler, je serais allée te chercher.
- Bah. J'ai demandé à une dame qui m'a expliqué que je pouvais arriver quand
même si je prenais un autre trajet qui s'arrêtait au Terminus Les Saules. J'ai marché de là
jusqu'ici, ça ne m'a même pas pris vingt minutes.
Kate s'étouffa presque avec une gorgée de vin.
- Tu as marché du Terminus Les Saules jusqu'ici ? T'es cinglé ou quoi ? T'aurais pu
attraper un rhume, avec le temps qu'il fait ! Pourquoi tu ne m'a pas appelée ?
Francis tenta de répondre quelque chose. Toutefois, il n'eut pas même le temps
d'ouvrir la bouche que Kate poursuivait.
- Tu veux encore faire l'indépendant et me montrer que ta vie est bien meilleure que
la mienne ? C'est pour ça que tu t'es décidé à venir me voir, c'est ça ?
Francis garda le silence un moment, puis répondit à sa sœur, tout en essayant de
rester calme.
- C'est pas fini, ça, encore ? On en était là quand je suis déménagé après que grand-
maman soit morte. Ça fait quinze ans, Kate ! Quinze ans. J'aimerais ça qu'on passe à autre
chose.
- Tu voudrais passer à autre chose ? demanda Kate avec sarcasme. Je n'ai pas de
problème avec cette idée-là. Pas du tout.
139

Elle se dirigea vers la salle à dîner en emportant un bol de salade avec elle.
- Viens manger, on va passer à autre chose.
Francis soupira. Visiblement, elle était furieuse. Il la suivit quand même et prit place
à la petite table ronde. Il passa une main sur la nappe. Pas un pli. 11 sourit. Sa sœur n'avait
pas changé. C'était donc normal qu'elle soit toujours dans le même état d'esprit. Il la
regarda en souriant dans l'espoir qu'elle se calme et qu'ils puissent passer une soirée
agréable.
Kate l'entendait tout autrement. Elle plissa les yeux et les coins de sa bouche se
relevèrent en un petit rictus sadique.
- Léa ne pouvait pas venir avec toi ?
Kate savait. Il le lui avait dit. Il lui avait dit qu'ils n'étaient plus ensemble, sans
toutefois lui expliquer qu'elle s'était volatilisée dans un motel du Sud de l'Oregon. Mais
elle le savait.
140

- J'ai reçu ça par la poste. Je ne sais plus quand, en fait.


Kate sortit un bout de papier de la boîte qu'ils dépouillaient ensemble. Francis
poussa un soupir et pencha la tête vers l'arrière.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Kate. Est-ce que tu sais qui m'a envoyé ça ?
Francis se leva et arpenta le salon. Il ne se sentait pas la force de lever les genoux
pour avancer et ses pieds frottaient sur le tapis. Il se rendit à la grande fenêtre et souleva le
rideau fleuri. Dehors, il pleuvait à torrent. Les arbustes nus ployaient sous le poids de l'eau
qui leur tombait dessus.
- Quoi ? Tu sais quelque chose ?
- Est-ce qu'on est encore à Québec ici ou est-ce que c'est une banlieue ?
- On est à L'Ancienne-Lorette, c'est une ville défusionnée. Les maisons sont moins
chères ici. Mais réponds-moi, Francis. Est-ce que tu sais qui m'a envoyé cette lettre-là et
qu'est-ce que ça veut dire ?
- Je ne sais pas qui te l'a envoyée et je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne
comprends pas plus que toi.
Francis lança la lettre dans la boîte. Kate la ramassa et lut à voix haute le court
message écrit à la main.
- « You NEVER had a brother ». Qu'est-ce que ça veut dire ?
Elle fixa le papier froissé.
- Au début, reprit-elle, j'ai pensé que c'était toi qui m'envoyais ça pour me faire
enrager.
- Ce n'est pas moi. J'ai reçu des lettres comme celle-là, moi aussi. Je ne sais pas
quoi te dire. Ça veut dire : « Tu n'as jamais eu de frère ».
- Francis ! Je suis pas conne, je sais ce que ça veut dire. Ce que je veux savoir, c'est
qu'est-ce que ça veut vraiment dire. C'est quoi le sens du message ?
Kate se leva à son tour et fit quelques pas autour de la table à café, le bout de papier
dans les mains, les yeux dans le vague. Elle cherchait à comprendre.
141

- Je n'ai jamais eu de frère. C'est faux, évidemment, puisque tu es mon frère.


Penses-tu que c'est quelqu'un qui a connu papa et maman et qui veut nous révéler un secret
ou quelque chose ? Que tu aurais été adopté, par exemple ?
Francis s'intéressa du coup aux réflexions de sa sœur.
- Tu penses que j'ai été adopté ?
- Non, je ne pense pas. Mais sinon, pourquoi est-ce que cette personne voudrait me
dire que je n'ai jamais eu de frère ? Peut-être que c'est moi, qui ai été adoptée.
Francis s'activa. Il arracha le papier des mains de sa sœur, le retourna dans tous les
sens, l'examina longuement, persuadé que s'il le regardait encore avec insistance, un
message secret apparaîtrait au verso, leur révélant la signification de toute cette charade
qu'il trouvait bien étrange.
- Est-ce qu'il y avait une adresse de retour sur l'enveloppe ?
-Non.
- Est-ce qu'on a pas un grand-oncle, ou une grande-tante, quelque chose, quelqu'un
à qui on pourrait aller poser des questions à propos de papa et maman ?
Kate réfléchit un instant. Elle s'installa sur le divan défoncé et posa ses pieds sur la
petite table à café.
- J'imagine que maman avait de la famille dans la région, des cousins peut-être.
Pour papa, ça m'étonnerait, et comme sa famille est dispersée partout aux États-Unis, ça
risque d'être difficile de retracer quiconque si on ne connaît même pas leurs noms. Il
faudrait retrouver le registre des gens qui sont venus aux funérailles de grand-maman et on
pourrait peut-être essayer de les contacter pour leur poser des questions.
- Attends, soupira Francis. Ça ne peut pas être ça.
Il s'effondra sur le divan à côté de Kate. Son sourire s'effaça et son visage perdit
toute trace d'excitation.
- Pourquoi pas ? Je ne vois pas autre chose, à moins que...
Francis coupa la parole à sa sœur.
- J'ai reçu un message du même genre à Montréal il y a plusieurs années, avant que
je parte en Espagne, qui me disait que je n'avais jamais eu de chat. Ça coïncidait avec la
disparition d'Hubert. Puis il est réappam en Oregon cet été, pas longtemps avant que je
142

reçoive un deuxième message du genre par rapport à Léa. Alors ça ne peut pas être en lien
avec notre famille, mais juste avec moi. Quelqu'un essaie de me faire chier, je pense.
- En quoi est-ce que le message que j'ai reçu peut servir à te faire chier ? Tu devais
être sur ton île quand je l'ai reçu. Et puis, c'est quoi cette histoire avec Léa et Hubert ?
- C'est rien, laisse tomber.
- Non, Francis, je vais pas laisser tomber. C'est quoi cette histoire ? Je veux savoir.
Francis n'avait pas du tout envie d'être honnête avec sa sœur et de tout lui raconter.
Mais comme la soirée se passait plutôt bien, finalement, et comme il en avait déjà trop dit,
il n'avait plus le choix. Il se lança alors dans un long récit. Il lui expliqua tout : la
disparition du chat, le message anonyme laissé dans sa boîte aux lettres, les derniers
moments avec Léa en Oregon, le chat qui réapparaît dans une boîte, le message lancé de la
fenêtre d'une voiture qui quitte le stationnement de l'aéroport, tout. Kate éclata de rire,
évidemment, lorsque Francis finit par se caler dans un fauteuil, épuisé.
- C'est tout à fait invraisemblable !
Puis elle se reprit.
- Je m'excuse, je ne devrais pas rire, mais c'est plus fort que moi.
- Non, c'est bon. Ris.
143

- Alors, tu vas faire quoi ?


- Je vais rester à Montréal, je pense. Je viens de me trouver du travail dans une
librairie, et j'ai envie d'écrire, de faire quelque chose avec ma vie.
Francis pensa à son appartement et à cette idée qu'il venait d'avoir pour son roman.
Ça commençait à prendre forme et à avoir l'air d'un vrai projet d'écriture. Kate sourit à son
tour.
- C'est drôle !
- Qu'est-ce qui est drôle ?
Kate garda les yeux sur la route et les mains sur le volant. Francis dévisageait son
profil.
- Que tu commences à écrire un roman en même temps que moi.
- Quoi ? Toi, tu écris un roman ?
- Oui, moi, j'écris un roman. Pourquoi ça te surprend autant ? Tu penses que je ne
suis pas capable ? Pourquoi toi tu pourrais écrire et pas moi ?
Kate feignait d'être insultée plus qu'elle ne l'était vraiment. Elle savait très bien que
cette révélation allait jeter son frère au tapis, qu'il n'aurait jamais imaginé qu'elle puisse
s'intéresser à la littérature, encore moins à l'écriture. Elle le battait sur son propre terrain.
Un sourire en coin déformait son visage. Elle était fière de l'effet qu'elle produisait.
- Non, c'est pas ça. J'aurais juste jamais pensé que tu puisses avoir envie d'écrire un
roman. Ça t'est venu comment, d'ailleurs, cette idée soudaine ?
La voiture ralentit et s'immobilisa à un feu rouge. Ils n'étaient plus très loin de la
station-service où Francis devait rejoindre l'inconnu qui le ramènerait à Montréal. Sa sœur
lui avait parlé de ce nouveau système de covoiturage organisé entièrement sur Internet. Il
en avait profité pour jeter un coup d'œil et avait été impressionné par les prix ridicules que
demandaient certains conducteurs. Il avait donc réservé une place avec Jean-Michel, qui
conduisait une Honda Civic grise 2005.
144

- Le printemps passé, je me promenais au Salon du livre et je suis tombée face à une


petite scène où il y avait une discussion sur l'autofïction. Je suis restée parce que je trouvais
ça intéressant. Il y avait des écrivaines, des journalistes et des profs d'université. Je ne me
souviens plus du sujet exact de la discussion, mais les écrivaines étaient toutes vraiment
enthousiastes. Il y en avait une qui racontait que son but n'était pas de choquer avec ses
histoires de sexe, contrairement à ce que les journalistes avaient pu dire à son sujet, mais
qu'elle voulait plutôt faire réfléchir les gens sur la différence entre la fiction et la réalité.
Elle racontait que, pour elle, il n'y en avait pas, tout était fiction. Et ça m'a fait penser à
moi, d'une étrange façon.
Le feu tourna au vert et la voiture se remit en marche.
- J'ai été lire quelques tmcs de cette écrivaine à la bibliothèque et j'ai trouvé ça d'un
ennui mortel. La personne au comptoir m'a recommandé d'autres lectures plus
intéressantes, plus difficiles aussi. Mais ça m'a quand même donné l'idée d'écrire. Je ne
suis pas moins intéressante que les autres, je pense, et de toute façon, l'autofïction permet
d'inventer pour combler les trous ou pour remplacer les épisodes moins intéressants de ma
vie. Puis j'ai lu à quelque part que le propre de l'autofïction était d'instaurer un brouillage
entre l'auteur, le narrateur et le personnage dans un texte où la quête identitaire était le sujet
principal. Alors c'est ça. C'est mon grand projet.
Francis était impressionné par l'enthousiasme de sa sœur, mais aussi par la facilité
avec laquelle elle parlait de littérature. Cela lui rappela les cinq années qu'il avait passées à
l'université, cinq années nourries par l'espoir d'un jour savoir comment aborder la
littérature. Il se surprit à penser qu'il avait peut-être fait tout cela en vain, parce qu'il ne
comprenait toujours pas mieux que les autres pourquoi il aimait davantage les livres que la
réalité.
Il se secoua, regarda par la fenêtre. Le boulevard avait bien changé depuis qu'il était
parti. Des édifices se dressaient là où il y avait jadis de grands terrains de stationnement.
Des gens marchaient sur les trottoirs, passaient d'un restaurant à l'autre. Les néons
s'allumaient et donnaient à Francis l'impression qu'il se trouvait ailleurs, loin de ce qu'il
connaissait, très loin.
- Hé oh ! Tu m'écoutais ?
- Oui, tout à fait.
145

Francis se tourna vers sa sœur et lui sourit. Il tenta de camoufler son malaise en
ravivant la conversation.
- Tu as pensé à un titre, pour ton roman ?
- Oui. C'est à peu près la première chose à laquelle j'ai pensé. J'ai lu un bouquin
l'autre jour qui traînait sur une table de travail à la bibliothèque. Ça parlait des horloges et
c'était vraiment fascinant. Bon, je ne comprenais pas grand-chose, mais en général ça m'a
vraiment marquée. J'ai lu un tmc là-dedans sur les cadrans solaires et j'ai eu l'idée d'un
concept génial pour le roman. Je vais appeler ça L'équation du temps.
Kate ralentit et manoeuvra afin d'entrer dans le stationnement de la station-service.
Elle immobilisa la voiture et regarda son frère, qui s'était calé dans son fauteuil et qui
semblait terrorisé.
- On est arrivé.
Elle regarda par la fenêtre et pointa une voiture grise stationnée en retrait des
pompes.
- Je pense que ton lift est là.
Francis ne répondit pas, pas plus qu'il ne bougea. Kate lui donna un petit coup sur
l'épaule gauche et le secoua.
- Francis. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Rien, répondit-il en ouvrant la portière. Il faut que j ' y aille, merci beaucoup.
Il ne prit même pas la peine d'embrasser sa sœur. Il referma la portière de toutes ses
forces et s'appuya sur la voiture quelques secondes, avant de se redresser aussi rapidement
que s'il venait de se brûler. Il mit son sac sur ses épaules et s'éloigna en courant vers la
Honda Civic grise 2005. Kate sortit la tête par la fenêtre et hurla :
- Appelle-moi cette semaine ! Francis ! Appelle-moi !
Elle mima le geste de parler au téléphone et réintégra son véhicule. Francis lui jeta
un regard pressé,et se précipita vers celui qu'il croyait être Jean-Michel. Il lui serra la main
nerveusement en se présentant.
- Vous êtes Jean-Michel ? demanda-t-il. Puis, sans attendre de réponse, il poursuivit.
Je suis Francis. Est-ce qu'on attend quelqu'un d'autre ?
- Bonjour, Francis.
Jean-Michel sourit et relâcha la main moite de son passager.
146

Non, nous n'attendons personne d'autre. On peut y aller.


147

III-VANCOUVER

- Good evening, sir ! Welcome to the Alvin Balkind Gallery.


- Thank you for coming.
- Really good pictures, congratulations !
- Thanks.
- Thank you very much.
-I'm glad you came, thank you.
Emile navigua entre les corps, saluant au passage un collègue, un ancien camarade
de classe, des visages inconnus. Il fit le tour de la salle à la recherche de Pei Wu, peut-être,
ou encore de Nicolas Teillol, quelqu'un de pas tout à fait neutre face à son travail,
quelqu'un pour le rassurer. Il s'assit sur un banc, devant les grandes fenêtres qui donnent
sur la me Nelson. Il feuilleta le programme et prit un certain plaisir à lire des phrases
comme : « The use of the collage technique brings Picasso to mind and Emile DeSanti's
photographs are not that far removed from cubism, except that they are definitively
contemporary. » Ça le faisait rire, cette impression d'irréalité qu'il ressentait lorsqu'il lisait
ce que d'autres avaient écrit à propos de son travail, des phrases comme celle-ci :
« l'androgynéité des personnages de l'exposition Le Nouvel Homme Nouveau rend caduque
l'imagerie sexuelle véhiculée par la pornographie individualiste que dénonce l'artiste. »
Emile se leva et jeta le dépliant dans la corbeille près de la porte des toilettes. Il
arpenta de nouveau la pièce et s'arrêta derrière Nicolas Teillol, qu'il venait tout juste
d'apercevoir. Son ami observait une photographie intitulée Angoisse musculaire 4.1. Sur
celle-ci, le collage était si bien réussi qu'on pouvait croire qu'il s'agissait en fait d'une
véritable personne. C'était troublant et même effrayant. Le fond de la photo était blanc et
les ombres très noires suggéraient que la lumière venait d'en dessous de la terre, sous les
pieds du personnage. Les contours du corps étaient flous, mais on devinait parfaitement
jusqu'aux pores de la peau. Les muscles saillaient et les traits étaient exagérés par cette
148

luminosité particulière. Le personnage avait une tête de femme, de longs cheveux noirs, le
visage très pâle. Ses lèvres étaient immenses, pulpeuses mais sèches. Son nez était fin,
longiforme et droit, ses yeux profonds et ronds. La photo était en noir et blanc, mais on
pouvait deviner qu'il s'agissait d'une femme européenne, peut-être une Danoise. Son
visage avait un petit quelque chose de nordique que l'on reconnaissait à la blancheur de sa
peau et à la courbe de ses joues. Toutefois, devant cette photographie, on pouvait se
demander si le visage ne résultait pas d'un collage, lui aussi. Parce que ces lèvres et ce nez,
avec ces yeux... vraiment, tout cela paraissait surréaliste, trop intense. Emile observa son
ami descendre son regard vers le cou du personnage. Un cou de femme, peut-être celui de
la même femme que le visage. Un cou un peu plus foncé, par contre, légèrement plus
musclé. Puis, le torse et l'abdomen. Des clavicules saillantes, unisexes. Monstmeuses,
même. Il n'y avait que la peau pour cacher l'os que l'on distinguait parfaitement et qui
semblait sortir du corps. Les épaules étaient davantage masculines, mais toujours aussi
saillantes, trop maigres pour être musclées. La peau des pectoraux était une touche plus
foncée que celle du cou et on devinait un peu de poil autour des mamelons du personnage.
On devinait un peu de poil à partir du sternum, une mince ligne qui descendait vers les
abdominaux musclés et qui s'enroulait autour du nombril avant de former un carré assez
fourni au bas du ventre, là où un muscle en forme de V embrassait les hanches et semblait
vouloir pointer les organes génitaux. Les bras du personnage reposaient le long de son
corps, et ses mains trop grandes tendaient l'élastique d'un sous-vêtement de marque
descendu sous le pubis. On voyait la naissance d'un sexe masculin, ce que confirmait la
proéminence qui remplissait le caleçon. Du caleçon émergeaient des cuisses résolument
féminines, abondantes et très blanches. Les genoux étaient posés à l'envers sur le corps
étrange. On ne voyait pas les pieds du personnage puisqu'il (ou elle) se tenait debout dans
une chaudière. Il n'y avait pas d'autre décor pour compléter le portrait. Nicolas Teillol
recula, comme pour se protéger du personnage immonde, mais ne put détacher son regard
du collage. Jusqu'à ce qu'Emile, derrière lui, feigne de tousser.
- Monsieur Teillol.
Nicolas se retourna.
- Monsieur DeSanti, répondit-il.
149

Il serra la main d'Emile et s'efforça de sourire, comme s'il voulait dissimuler un


certain malaise.
- Belle exposition !
- Merci ! Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Emile en pointant le collage.
Nicolas Teillol hésita.
- Euh... Eh bien, c'est... euh...
Il toussa un peu, mit ses mains dans ses poches, les ressortit aussitôt, contempla ses
ongles, porta celui du pouce droit à sa bouche, puis tenta une réponse.
- C'est euh... très étrange. Mais... hum... euh...
Tandis qu'il tentait d'ajouter autre chose, Emile éclata de rire.
- Mais voyons, calme-toi !
Nicolas Teillol ricana.
- Tu sais, je n'ai pas l'habitude des tmcs comme ça. Je ne sais pas trop quoi dire,
mais ça fait très professionnel.
- Merci, Nicolas.
Il était sincère. Emile ne s'attendait pas à de grands compliments de la part de son
ami, mais si celui-ci reconnaissait le professionnalisme de ses photographies, c'était
suffisant. Il cmt bon de donner quelques explications à Nicolas Teillol.
- C'est un peu comme ces livres qu'on avait quand on était petits, ceux dans
lesquels les pages sont coupées en trois et qu'on peut tourner pour faire différents
agencements. Tu vois de quoi je veux parler ?
- Oui, tout à fait. *
- J'ai fait ce collage-là pas longtemps après ma première rencontre avec Pei. C'est
peut-être pour ça que ça a l'air si étrange, après tout. Parce que c'était probablement la
semaine la plus étrange de toute ma vie.
- Hum, acquiesça Nicolas Teillol. C'est... très intéressant.
- Merci.
- Est-ce que tu vends beaucoup ?
- Pas mal, répondit Emile. Pas mal. Tu vois, dit-il en prenant son ami par l'épaule
pour faire pivoter son corps en direction du mur, la petite pastille rouge en dessous de la
150

photo, ça veut dire que quelqu'un l'a réservée. Je n'ai pas compté encore, mais je pense
qu'il y en a quatre, peut-être cinq.
-Et c'est bon?
- Très bon ! À mon dernier vernissage, je n'ai rien vendu.
Emile éclata de rire et se dirigea vers les grandes vitrines. Il observa un moment la
faune urbaine déambuler dans la pénombre annonçant la nuit. Une fois extrait de ses
rêveries, il se retourna vers Nicolas Teillol.
- As-tu été faire un tour à la boutique de la galerie ?
- Non, pas encore. Pourquoi ?
- Tu viens avec moi ? Je veux aller voir quelque chose.
Nicolas Teillol suivit son ami jusqu'à la boutique. Emile se dirigea d'un seul pas
vers le rayon des catalogues et fouilla les tablettes du regard. Il s'arrêta sur une pile posée
de face et s'empara du premier exemplaire.
- The Equation Of Time, lut Nicolas Teillol. Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne l'ai pas regardé encore. C'est une rétrospective des cinq dernières années
préparée par la Contemporary Art Gallery. J'ai quelques photos qui sont publiées là-dedans.
Ils nous ont demandé d'écrire un texte par rapport à notre vision du temps, comment on
l'intégrait dans notre production. C'est le thème du livre.
Nicolas Teillol prit un exemplaire dans la pile et consulta l'index.
- Tu es à la page cent soixante-trois, dit-il.
Simultanément, Emile et Nicolas Teillol tournèrent les pages et restèrent un moment
silencieux, chacun à lire le texte qui concernait Emile.
Puis Nicolas Teillol rompit le silence.
- C'est franchement intéressant. Je pense que je vais l'acheter. C'est bien écrit, pas
difficile à comprendre. Est-ce que tu reçois un pourcentage sur les ventes ?
- Je pense que oui, mais c'est un pourcentage ridicule. Je ne sais pas trop. J'ai signé
un contrat de publication, mais je ne regardais pas. Je pense que je vais recevoir un montant
forfaitaire par rapport au nombre de photographies publiées, plus un dixième de
pourcentage des ventes, un tmc du genre. Je ne paierai pas grand-chose avec cet argent-là !
Il observa une pause.
151

- Tu trouves que c'est intéressant pour vrai ? demanda-t-il ensuite. Je n'ai dit que
des conneries.
- Comment, des conneries ? Je n'ai pas tout lu, mais ton idée de courts-circuits me
semble vraiment géniale. Attends, laisse-moi lire.
Il chercha des yeux un passage dans le texte, puis lut à voix haute.
- « Time short-circuits with places and people. We are all somebody somewhere
sometime. And that keeps changing, every second. I could be somebody else, somewhere
else, if I was not here and now. »
- Bla bla bla, interrompit Emile d'un geste de la main.
Il referma le livre que tenait Nicolas Teillol.
- C'est nul, je t'en prie, arrête !
- Non, je te jure que ce n'est pas nul. Pas du tout.
Il se dirigea vers la caisse. Emile déposa l'exemplaire qu'il feuilletait sur les
tablettes et sortit de la boutique. Il se dirigea de nouveau vers la galerie, où il allait devoir
prendre la parole d'une minute à l'autre.
Nicolas Teillol porta la main à son oreille et fit signe à son ami qu'ils devaient se
téléphoner. Il prit le paquet que lui tendait la caissière et poussa les grandes portes vitrées.
Il s'engouffra dans la nuit fraîche de la ville et régla son pas sur celui de l'homme qui
marchait devant lui. Emile le regarda s'éloigner sur la me Nelson, vers le sud. Il se secoua
après quelques secondes d'inertie et rejoignit le directeur de la galerie, qui lui faisait de
grands signes.
152

- I've made reservations at the Gotham Steakhouse & Cocktail Bar. It's my treat.
Emile n'avait pas vraiment envie de se joindre au personnel de la galerie, mais
puisque le vernissage était le sien, il aurait été étrange qu'il refuse l'invitation. Le directeur
avait probablement réservé un salon privé et Emile pourrait en profiter pour boire et manger
gratuitement des tas de tmcs qu'il ne buvait ni ne mangeait d'habitude. Des tmcs trop
chers, ou encore des tmcs inconnus, des plats aux noms français qui ne lui disaient pourtant
rien.
Voyant qu'il ne répondait pas, le directeur de la galerie renchérit.
- We 've got the Club Room for ourselves...
- Yeah, sure. I'm in.
Le groupe passa les portes vitrées, qu'un gardien s'empressa de verrouiller de
l'intérieur. La nuit était largement entamée, l'air était frais, presque froid, un peu humide.
Quelqu'un s'arrêta au coin de la me et empêcha le groupe de s'engager sur Seymour Street.
L'inconnu s'avança vers Emile et lui tendit la main. Il le remercia pour l'exposition, lui fit
quelques compliments qui se voulaient gentils mais qui parurent assez bizarres. Il était
intoxiqué, de toute évidence. Emile lui sourit et se sépara de sa poignée de main, qui ne
voulait pas se terminer. L'individu s'éloigna, tourna à gauche sur Seymour alors que le
groupe prit à droite.
Ils passèrent devant l'Orpheum Theatre, dont les néons étaient tous allumés. De
grands posters en vitrine annonçaient les prochains concerts de l'Orchestre Symphonique
de Vancouver. Emile s'attarda un instant. Il n'avait jamais mis les pieds dans ce théâtre,
mais sa vue l'amusait toujours beaucoup. Il aimait particulièrement la grande affiche
émergeant du haut du mur de l'édifice et qui lui donnait un air rétro qui emplissait Emile
d'une nostalgie un peu stupide. Le théâtre ne lui rappelait rien, mais Emile ne pouvait s'en
empêcher; chaque fois qu'il passait par-là, chaque fois qu'il voyait un édifice comme celui-
ci, un cinéma, un théâtre, peu importe, il se sentait lourd et fatigué, il avait envie d'y entrer
pour se reposer, ne rien faire, ne rien dire, s'asseoir, simplement, et regarder les gens bien
153

habillés entrer et sortir. Il était fasciné par cette architecture de vaudeville, par le tape-à-
l'œil des néons animés, des couleurs et des textures. Les tapis rouges, la domre des portes,
le faste des escaliers, tout cela. Emile ralentit le pas, mais fut rapidement pressé par une
voix qui l'interpelait.
- DeSanti. You coming ?

Plus loin, Emile s'arrêta de nouveau et leva les yeux vers le ciel. Il se tenait
maintenant au pied des trente-six étages de la Scotiabank Tower et s'imagina un instant que
l'édifice s'écroulait sur lui. Il proposa aux autres de se rendre plutôt au Harbour Center,
tout en haut, pour manger au Top of Vancouver Restaurant d'où la vue sur la ville serait
superbe. Emile avait envie de s'extasier devant quelque chose, il se sentait d'humeur
contemplative. Il n'avait pas envie de manger du steak dans un salon privé éclairé à la
chandelle. Ce soir, il avait besoin de grandes fenêtres, d'une vue. On lui rétorqua qu'il était
trop tard, que le restaurant était probablement fermé, et qu'en plus, le samedi, c'est
préférable de réserver, peu importe l'endroit. C'est inacceptable de se présenter dans un
restaurant passé minuit si on ne vous y attend pas.
Ils traversèrent Georgia Street et s'arrêtèrent tout juste avant Dunsmuir, presque
sous la station Granville du Skytrain. Le directeur de la galerie ouvrit la porte et les invités
s'engouffrèrent les uns après les autres dans le restaurant. Emile attendit qu'ils soient tous
entrés pour faire semblant de passer la porte à son tour, puis tourner sur lui-même deux fois
avant de prendre la fuite.
Il coumt jusqu'à West Hasting, tourna à droite après l'hôtel Delta et ne s'arrêta
qu'une fois chez lui.

Pei Wu dormait déjà. Emile prit une douche, mangea un yogourt debout dans la
cuisine, devant la grande fenêtre. Il lava la cuillère, jeta le pot vide et se glissa sous les
couvertures. Il s'endormit aussitôt et rêva d'un furet qui assassinait des gens en leur
tranchant la gorge avec ses petites dents acérées.
154

IV-PARIS

- Je ne savais pas que tu étais revenue... Je suis content de te voir !


Son père s'éclipsa pour laisser passer Léa et l'homme qui l'accompagnait. 11 ne posa
aucune question. Il savait qu'il n'obtiendrait pas de réponse. Il devait laisser à Léa le soin
de prendre l'initiative de lui raconter ce qu'elle voudrait bien lui raconter. Elle avait
toujours été ainsi.
Léa enleva ses souliers. Son ami fit de même. Elle se dirigea vers le salon, suivie
des deux hommes, qui restaient silencieux. Elle prit place sur un fauteuil blanc et invita ses
hommes à s'asseoir sur le canapé. Ils s'exécutèrent sans qu'un mot ne fut prononcé. Elle les
menait comme une reine.
- Papa, je te présente Edward Shonda. Edward, mon père, Jules Jolivet.
Edward Shonda et Jules Jolivet se serrèrent la main en échangeant les politesses
d'usage. Léa toussa, son père lui sourit, Edward lissa ses pantalons.
- Edward vient de Chicago. Nous nous sommes rencontrés à Paris il y a quelques
années. Tu te souviens, papa, du projet sur lequel je travaillais avec Djamilla pour la télé ?
- Vaguement, répondit le père.
- Le projet n'a jamais abouti et on a passé des semaines à bosser pour rien, mais
bref, Edward était venu travailler avec nous quelques jours pour le son et tout. Nous nous
sommes revus cet été. Il fabriquait des décors pour un théâtre de San Francisco.
- Et vous venez vous installer à Paris maintenant ? voulut savoir Jules.
- Non, pas exactement, répondit Edward, qui parlait un français impeccable, sans
l'ombre d'un accent. En fait, je suis venu régler des trucs légaux, par rapport à mes papiers.
- Son visa expire bientôt, précisa Léa.
- Je pensais le renouveler, ajouta Edward, mais maintenant nos plans sont plutôt
d'aller vivre au Canada ou aux États-Unis.
Jules Jolivet pamt surpris. Il fronça les sourcils.
155

- J'ai eu quelques propositions, des rôles au cinéma, dit Léa. Je viens d'ailleurs de
terminer de tourner un film qui va sortir l'an prochain en France, je pense. La réalisatrice a
d'autres projets, alors j'irai auditionner pour elle à Seattle bientôt.
- Bon, c'est une bonne nouvelle, j'imagine, dit Jules Jolivet après quelques secondes
de silence. Vous voulez quelque chose à boire ? demanda-t-il en se levant.
- Un Perrier pour moi, dit Léa.
- Edward, un merlot peut-être ?
- S'il vous plaît, monsieur, répondit Edward en se levant. Vous avez besoin d'aide ?
- Non, je t'en prie, reste assis. Et on se tutoie, pas vrai ?
- D'accord, sans problème !
Jules Jolivet dispamt dans la cuisine et revint aussitôt avec deux verres de vin et une
bouteille d'eau minérale. Léa reprit la parole.
- On hésite entre la Côte Ouest et Chicago. Pour le travail, j'aurais peut-être plus de
chances à Seattle ou à Vancouver, comme beaucoup de films y sont tournés. Mais Chicago
est une ville superbe et les parents d'Edward y habitent encore, alors...
- Hum, répondit le père de Léa.
- Pour l'instant, on va se rendre à Vancouver et on verra ensuite, ajouta Léa.
Edward ne disait rien. Il regardait par la fenêtre les terrasses, les toits, les arbres.
Paris allait lui manquer, mais il n'appartenait plus à cette ville, désormais. Léa non plus,
d'ailleurs. Francis lui avait tant vanté l'Amérique qu'elle s'y sentait désormais chez elle
n'importe où. Mais Paris allait lui manquer, à elle aussi.
- Vous reviendrez ? demanda Jules Jolivet.
- Oui, bien sûr, répondit Edward.
156

Léa n'avait pas prononcé un mot depuis qu'ils avaient quitté l'appartement de son
père. Elle ne le disait pas, mais elle ressentait une grande nostalgie à traverser Paris en
voiture, le XIIIe arrondissement en particulier, celui où elle avait grandi. Son père l'avait
probablement fait exprès. Il aurait été beaucoup plus rapide de prendre le Périphérique à
Ivry-sur-Seine, puis de sortir par la porte de la Chapelle dans le XVIIIe pour rejoindre
l'Autoroute du Nord jusqu'à l'aéroport. Jules Jolivet était plutôt entré par la Porte d'Ivry et
s'était rendu jusqu'à la Place d'Italie. Léa admira l'édifice de la mairie, la fontaine du
square au centre de la place, les restaurants et les cinémas de l'avenue des Gobelins. La
voiture tourna sur le boulevard Saint-Marcel et passa par la Gare d'Austerlitz et le Jardin
des Plantes avant de traverser la Seine par le Pont d'Austerlitz. Jules Jolivet empmnta
ensuite la me de Lyon et s'embourba dans le trafic de l'après-midi. Edward se préoccupa
du retard que cela allait leur occasionner.
- Ne t'inquiète pas, j'ai prévu le coup, lui répondit aussitôt Jules Jolivet.
À la Place de la République, au lieu de continuer vers le Nord, la voiture tourna vers
l'Ouest et traversa le XIe arrondissement, longeant le cimetière du Père-Lachaise par
l'avenue Gambetta dans le XXe. Puis Jules Jolivet se résigna enfin à rejoindre le
Périphérique. La petite visite leur coûta plus d'une heure trente, mais ils arrivèrent à temps
à Charles-de-Gaulle pour le vol de quinze heures trente de la British Airways en direction
de Londres. De là, ils prendraient de nouveau l'avion vers Vancouver, où ils ne
débarqueraient qu'une heure plus tard, même après un vol de dix heures, en raison du
décalage horaire.
157

V - OAKLAND, MAINE

Il tapa son nom dans l'espace prévu à cet effet sur la page d'accueil du moteur de
recherche, comme ça, sans savoir si ça allait donner quelque résultat que ce soit. Il y avait
bien longtemps qu'il n'avait pas pensé à elle. Elle ne lui avait jamais écrit après qu'elle soit
partie. Il n'avait pas espéré qu'elle le fasse non plus.
Il classait certains dossiers dans son bureau et avait trouvé, dans une boîte, une
photo d'eux prise un soir d'août alors que le soleil rouge se couchait sur le lac. Ils étaient
assis côte à côte au bout du quai. Quelqu'un, un touriste probablement, avait immortalisé le
moment et lui avait ensuite envoyé la photo par la poste. On ne voyait pas leurs visages
puisqu'ils regardaient le lac. Il l'avait quand même tout de suite reconnue. Ses longs
cheveux noirs, son dos délicat, la petite robe à bretelles : c'était bel et bien Ariane avec lui,
sur le quai. C'était il y a une quinzaine d'années, déjà. Ses cheveux à lui commençaient à
peine à grisonner. Ça lui fit drôle, comme s'il prenait soudainement conscience du temps
qui s'était écoulé. Il ne rajeunissait pas, comme tout le monde, mais il ne s'en était pas
aperçu. Il était trop occupé par la gestion de l'auberge, par les repas à préparer, les chaises à
repeindre chaque printemps, les bateaux à entreposer puis à ressortir l'été venu, les fleurs à
planter, tout cela l'avait empêché de se rendre compte qu'il aurait bientôt soixante ans et
qu'il n'avait personne à qui léguer l'auberge que son père avait tenue avant lui. Il avait
quoi... ? quarante-deux ans sur cette photographie ? Elle en avait à peine vingt. C'avait été
une histoire complètement débile, il avait appris à l'admettre avec le temps, une fois qu'elle
fut partie. Une histoire fragile, un amour d'été pour elle, sans aucun doute, quelque chose
de plus profond pour lui, comme le veut le cliché.
Il regarda l'image une fois de plus. L'eau reflétait les couleurs du ciel, un mélange
crémeux de rose et d'orangé. Il y avait une chaloupe sur la gauche. Un homme à bord
péchait. Leurs deux corps à eux, soudés l'un à l'autre au bout du quai. Sa tête à elle posée
sur son épaule à lui. Son bras à lui autour de sa taille à elle. Il n'arrivait pas à se souvenir du
158

moment précis où cette photo avait été prise, peut-être parce qu'ils avaient vu tous les
couchers de soleil de cet été-là.
Il posa la photo sur son bureau et appuya sur une touche pour lancer la recherche.
Quelques secondes plus tard, plusieurs résultats s'affichèrent à l'écran, tous en français.
Olden lut quelques titres sans comprendre de quoi il était question. Il frissonna lorsqu'il
remarqua la photo d'Ariane suivie d'un numéro de téléphone sans frais. Il se souvint alors
qu'il était possible de faire traduire les résultats en anglais par le moteur de recherche.
Quelques clics plus tard, Olden fut en mesure de lire les traductions incertaines de plusieurs
articles de journaux québécois et d'un avis de recherche émis par la Sûreté du Québec.

36 years old woman of missing reported Quebec


September 3, 2008

The Safety of Quebec requests the collaboration of the population in order to find
Ariane Frechette, 36 years old, of Quebec, reported missing since July 29, 2008.
It was to go to Vancouver at the begginning of the month d'August. She had said to
her close relations she took two weeks of holidays to find an old friend there. She was seen
for the last time in a bus of the Greyhound line bound for Sudbury, in Ontario. She could be
import where in Canada with I'west of l'Ontario. The Safely of Quebec opened an
investigation and put at contribution several of its specialists until now.
Physical description :
Race : White
Cut: 1,67 m.
Weight : 54 kg.
Eyes : Brown
Hair : Black
Disappeared the express in French. She also speeks English.
Distinctive sign : it has a tattooing forms d'ofit; star behind I'left ear.
Several checks were carried out in order to find disappeared and the Safety of
Quebec requires of any person holding any type of information concerning disappeared to
159

communicate with them. Any information being able to make it possible to the police to find
this person can be communicated to the 1.800.659-4264.

Le texte était tmffé d'incohérences en raison de la traduction instantanée, mais


Olden s'affola quand même. Il ne détenait aucune information récente concernant Ariane,
mais il ne put s'empêcher de prendre le téléphone sur son bureau et de composer le numéro
mentionné dans l'avis. Il ne se soucia pas de l'heure, ni de l'impertinence de son appel. Il
laissa sonner une fois, puis raccrocha avant d'appeler de nouveau. On lui répondit en
français.
Il raccrocha de nouveau.
Et recomposa le numéro pour une troisième fois.
160

VI - MONTRÉAL

- Certains pensent qu'on ne peut écrire que sur ce qu'on connaît. D'autres disent
tout à fait le contraire. J'ai rencontré des gens des deux espèces dans mes cours à
l'université.
- Et ton avis à toi, demanda Mehdi, c'est quoi ?
Francis rigola un peu.
- Je ne pense pas qu'il existe une vérité absolue.
-Et...?
Ils s'étaient retrouvés par hasard il y avait quelques minutes à peine et ils parlaient
déjà librement comme de vieux amis qui s'étaient vus la veille. En fait, Francis avait
entretenu l'espoir de croiser Mehdi depuis qu'il était de retour à Montréal. Il n'avait pas
provoqué la rencontre et avait soigneusement évité de retourner au café où ils avaient fait
connaissance huit ans plus tôt, mais les grandes pluies d'automne l'avaient entraîné au pied
de la montagne et il s'était promené près d'une heure sur le campus de l'Université McGill,
transi par le froid, les vêtements détrempés, brassant dans sa tête de vieux souvenirs, avant
de pousser plus à l'Ouest sur la me Sherbrooke comme il avait l'habitude de le faire dans le
temps et d'entrer dans le petit café à l'air négligé en bas du Chemin de la Côte-des-Neiges.
Francis avait feint la surprise en voyant Mehdi derrière le comptoir, mais il savait
que leurs retrouvailles étaient inévitables. Il n'aurait pu dire pourquoi, mais il était
convaincu que son ami était revenu au Québec et qu'il travaillait toujours au même endroit.
L'incident espagnol n'était qu'un accident de parcours, et Mehdi n'en avait en effet pas
gardé de mauvais souvenirs. Ils s'étaient serré la main, s'étaient excusés tous les deux, puis
ils avaient rapidement convenu qu'il valait mieux ne plus en parler parce qu'ils ne
ressentaient aucune amertume, ni l'un ni l'autre.
161

- Euh... bonne question, répondit Francis. En fait, je pense qu'on peut facilement
faire les deux, et j'aimerais combiner les deux de façon à ce que personne ne puisse faire la
différence.
Francis pensa un instant à ce que sa sœur lui avait dit dans la voiture quelques jours
plus tôt. Son désir étrange d'écrire de l'autofïction. Il n'arrivait pas à considérer le projet de
Kate avec sérieux. Il ne comprenait pas d'où sortait ce besoin, cette envie. Elle lui avait
expliqué la genèse de son idée, bien sûr, mais cette histoire lui avait pam trop parfaite pour
être vraie. Pourtant, il avait passé des heures et des heures à se demander s'il avait pu dire
quelque chose qui aurait éveillé les soupçons de sa sœur, et il n'avait abouti à aucune
conclusion satisfaisante. Il ne lui avait pas fait part de son projet avant qu'elle lui parle du
sien.
Si quelqu'un devait avoir des ambitions littéraires dans la famille, ce devait être lui,
et personne d'autre.
Francis avait aussi passé toute une journée à faire des recherches sur Internet avec
les mots « L'équation du temps », mais il n'avait trouvé aucun livre qui portait déjà ce titre,
aucun site Web à prétention littéraire, que des tmcs scientifiques sur ladite équation. Il en
était arrivé à la conclusion que, plus il lisait à ce propos, moins il comprenait de quoi il était
question, mais qu'il n'y avait désormais aucun doute que c'était le titre idéal pour son
projet. Il devait donc se presser, écrire à une vitesse folle, céder face à l'urgence.
- Francis ?
- Oui, quoi ?
- Je t'ai demandé si tu voulais un peu d'eau chaude pour ton thé.
Francis regarda le contenu de sa tasse. Il n'avait pris qu'une gorgée.
- Non, ça va. Merci.
Mehdi se rassit. Parce qu'il s'était levé. Il avait probablement fait le tour du café
pour voir si quelqu'un avait besoin de son aide. Sa collègue, la même qu'avant, la fille du
propriétaire pensa Francis, lui avait peut-être dit de ne pas s'en faire, que tout était sous
contrôle et qu'il pouvait retourner s'asseoir avec son ami. Ce qu'il avait fait.
- Alors tu vas écrire un tmc à mi-chemin entre ta vie et une histoire inventée, c'est
ça ? demanda Mehdi.
- Pas tout à fait, non.
162

- Alors je comprends rien ! s'exclama Mehdi en éclatant de rire. Tu viens de me dire


que tu voulais écrire entre les deux.
- Oui, peut-être, mais pas de cette façon-là. Je ne fais que commencer à écrire aussi,
je ne suis pas un expert de la question.
- Mais alors comment tu t'y prends ? Il va y avoir des loups-garous et des fantômes
dans ton histoire ?
Francis s'étouffa presque.
- Non ! Pas de loups-garous ! Ce que je veux dire, c'est que je ne parlerai pas de ma
vie directement, mais que je ne m'empêcherai pas d'y faire référence. Le personnage, ce ne
sera pas moi, il ne vivra pas du tout les mêmes choses que moi, mais ce sera moi aussi
d'une certaine façon, parce que c'est moi qui écris son histoire. Tu comprends ce que je
veux dire ?
Mehdi hocha la tête.
- Oui. Mais ça va parler de quoi ?
Francis soupira.
- Je ne sais pas. De la vie. Il ne se passera pas grand-chose dans mon histoire, je
pense.
- Tu sais te vendre, dis donc !
- Ben là... ! répondit Francis. C'est évident qu'il va se passer quelque chose, mais
c'est comme quand on rencontre un ami qu'on n'a pas vu depuis longtemps, comme toi et
moi, tiens, et que la personne nous demande ce qu'il y a de nouveau. On répond toujours
qu'il n'y a pas grand-chose, alors qu'on a vécu un tas de tmcs depuis la dernière rencontre.
- Mouais... T'as pas peur que les gens ne le finissent pas, ton livre, s'il ne se passe
rien?
Francis regarda par la fenêtre. Les dernières feuilles qui s'accrochaient encore aux
arbres tombaient sous la pluie violente. Les passants se faisaient rares. Rien n'avait changé.
Il y a huit ans, à la même date, j'étais assis à cette même table, dans ce même café, pensa-t-
il. Je regardais probablement le même paysage par la même fenêtre. Je lisais, peut-être.
Camus ou Flaubert. Ou Kafka. Hemingway. Ça non plus, ça n'a pas changé. La semaine
dernière, j'ai relu La Chute, pour la millième fois.
163

- Je ne sais pas. J'écris peut-être un peu trop pour moi, en effet. Mais je ne sais pas
quoi faire d'autre, ni comment faire autrement...
Francis regarda sa montre. Il avala le reste de son thé d'une seule gorgée et se
pencha pour prendre son sac sous la table. Il se leva et serra la main de Mehdi.
- Écoute, il faut que j'y aille, je travaille ce soir. J'habite à Montréal maintenant.
- Je sais, Francis, tu me l'as dit tout à l'heure. Tu m'as aussi donné ton numéro de
téléphone...
- Alors appelle-moi, d'accord ?
Mehdi sourit.
- Oui, sans faute. À condition que tu me fasses lire ton roman... !
Francis marmonna quelque chose pour éviter de devoir clairement énoncer un oui
ou un non.
Mehdi se leva à son tour.
- À bientôt !
164

VU - VANCOUVER

- Je devrais appeler mes parents, tu penses ? demanda Emile.


- Quoi ? Pourquoi ?
Pei Wu n'était pas encore tout à fait réveillé. Il roula sur le côté et ramena les
couvertures par-dessus sa tête.
-Ben... je sais pas.
Emile croqua dans une pomme et s'essuya le coin de la bouche du revers de la main.
- Pour leur donner de mes nouvelles, leur dire que je suis encore vivant.
Pei Wu se redressa à demi en s'appuyant sur ses coudes.
- T'as vraiment envie de parler à tes parents ? demanda-t-il, surpris.
- Non, mais je me dis que c'est peut-être le temps de laisser tomber et de leur
donner signe de vie.
- Écris une lettre, dans ce cas-là, souffla Pei Wu en se laissant tomber sur le dos. J'ai
faim, t'as préparé quelque chose pour dîner ?
- Non, j'ai rien préparé. J'ai répondu à mes courriels. Il y avait un étudiant d'Emily
Carr qui faisait un reportage sur les anciens pour le journal de l'école et qui m'a posé des
questions étranges. J'ai mis presque deux heures à lui répondre.
- Il posait quel genre de questions ?
- Des tmcs comme « pourquoi fais-tu de la photo ? ». Le con. Est-ce que je le sais,
moi, pourquoi je fais de la photo ?
Pei Wu se leva et enfila une robe de chambre. Il noua la corde autour de sa taille et
fixa Emile.
- Tu dois bien le savoir, voyons ! Qu'est-ce que tu lui as répondu ?
- Je lui ai dit que je faisais de la photo pour rendre la vie plus réelle et moins
tragique, et aussi que je faisais ça pour m'amuser.
- C'est tout ?
165

- Comment, c'est tout ? Qu'est-ce que tu voulais que je lui réponde ?


Pei Wu arpenta la pièce. Il ouvrit les rideaux, tira la toile vers le bas pour la faire
remonter et entrebâilla la fenêtre. Il respira un instant l'air frais du dehors et frissonna.
- Je ne sais pas, il doit y avoir d'autres raisons que celles-là, des raisons plus...
euh... des raisons plus intelligentes, je dirais.
Il entendit immédiatement ce qu'il venait de dire et se reprit aussitôt.
- Je dis pas ça en pensant que t'es pas intelligent, mais tu sais, il doit y avoir une
manière plus... euh... une façon plus réfléchie de parler de tes motivations, non ?
Emile se coucha sur le lit et ferma les yeux.
- Je ne suis pas capable de parler de ces choses-là, moi. Je fais de la photo parce que
j'ai envie de faire de la photo. Oui, des fois je trouve ça chiant, des fois j'aimerais avoir
choisi quelque chose d'autre comme métier, mais en général j'aime ça et j'ai l'impression
d'être fait pour ça. Mais je suis pas un intellectuel, je suis pas capable de parler de moi en
citant des philosophes, je saisis mal mes motivations. Tout ce que je sais, c'est que je fais
de la photo, je fais des montages, j'expose, et c'est comme ça que je gagne ma vie, en
constmisant une œuvre qui me ressemble.
- C'est ce que tu aurais dû lui dire, à mon avis, au journaliste. Il aurait peut-être été
impressionné par ta franchise.
- Bof, c'est qu'un étudiant, après tout.
Emile se leva et se dirigea vers le coin cuisine du grand studio. Il s'enfonça la tête
dans le réfrigérateur.
- Bon, qu'est-ce que.tu veux manger ? Du poulet ? Du poisson ?
- Du poulet, répondit Pei Wu.
- Alors ce sera du poulet, dit Emile en refermant la porte du frigo.
166

VIII - MONTRÉAL

Le téléphone ne cessait de sonner, mais Francis ne décrochait pas. Il n'avait envie


de parler à personne. Il n'avait pas besoin de s'habiller avant midi, puisqu'il ne commençait
à travailler qu'à quinze heures. Il était resté éveillé toute la nuit et avait écrit une dizaine de
pages sans s'en rendre compte, sans porter attention ni aux mots ni aux phrases. Il avait
écrit, sans se poser de question. Il n'avait pas encore relu ces dix pages et il n'avait pas
l'intention de le faire. S'il les lisait, il serait déçu, alors que son souvenir de ces dix pages
était encore intact, positif même. S'il voulait y arriver, il ne devait pas relire tout de suite, il
devait continuer.
Francis avait écrit dix pages à propos de quelqu'un qui avait écrit dix pages. Il
aimait la mise en abyme, même s'il se doutait bien qu'il donnait dans le réchauffé et qu'il
se tirait ainsi dans le pied. Quelqu'un lui avait dit d'éviter les jeux autoréférentiels lors d'un
premier roman, à moins de vouloir inscrire son œuvre dans l'autofïction dès le début. Ce
n'était pas son intention, et il voulait de toute façon faire à sa tête. Pas que l'opinion des
autres ne soit pas importante pour lui, pas qu'il ne caresse pas le rêve d'être lu
inconditionnellement et par tous, mais il avait envie d'écrire ce qu'il avait envie d'écrire,
tout simplement. Et ce n'était peut-être qu'un premier roman, mais Francis sentait déjà en
lui le poids de tous les autres à venir et il ne pouvait s'empêcher de se considérer en droit
de faire ce qu'il avait envie de faire, en raison de cette présence incongme en lui de
l'ensemble de son œuvre.
Il se rappela alors quelque chose qu'il avait lu quelque part, une phrase qui disait
qu'un écrivain était perdu lorsqu'il se mettait à écrire à propos de quelqu'un qui écrivait. Ça
le fit rire. Il était déjà foutu et il n'avait encore rien publié !
Il se leva dès que le téléphone eut cessé de sonner. Il but un verre de lait, alluma et
éteignit la télévision, enfila des pantoufles. Le voyant lumineux du répondeur clignotait.
Francis appuya sur un bouton :
167

« Francis, c'est Léa. J'espère que tu vas bien. Je t'envoie un courriel à l'instant avec
mon numéro de téléphone à Vancouver. Appelle-moi si tu veux. »
Francis effaça le message. La voix de Léa avait réveillé en lui un début de colère
qu'il ne souhaitait pas alimenter.
Il alluma l'ordinateur et se connecta pour aller lire ses messages électroniques. Il
supprima le courriel de Léa sans même l'ouvrir. Il ne l'appellerait pas.
Il se laissa tomber sur le lit et ferma les yeux. Il réfléchissait mieux les yeux fermés.
Léa avait donc choisi de partir et elle s'était rendue à Vancouver. Bon, jusque là, l'histoire
avait du sens. Ce qui n'en avait pas, c'était le fait que Léa soit partie et qu'elle ne lui ait
rien dit, qu'elle ne lui ait pas laissé de message, qu'elle ait demandé à la réception du motel
d'appeler tôt le matin pour réveiller Francis, que le chat soit soudainement appam dans une
boîte, Francis se demandait pourquoi, pourquoi, pourquoi. Comment, aussi. Comment Léa
savait-elle qu'il était à Montréal ? Comment avait-elle obtenu son numéro de téléphone ?
Francis en avait assez. Il se leva et froissa le souvenir de Léa dans sa tête. Il ne
l'appellerait pas. Il ne lui écrirait pas. Il la détesterait, plutôt. Parce que, se dit-il, oublier
quelqu'un que l'on déteste est forcément plus facile qu'oublier quelqu'un que l'on aime
encore. Francis allait donc tout faire pour la détester. Puis il allait transformer cette haine en
indifférence et il allait se servir de cette histoire pour nourrir ses propres intérêts, s'il le
pouvait. Il allait écrire son histoire en la travestissant, il allait faire de Léa un personnage
détestable. Et s'il n'y arrivait pas, il la détesterait, puis il l'oublierait, puis un jour il se
surprendrait à penser à elle. Il se dira alors qu'il l'aime encore, malgré tout, qu'une fois que
l'on a aimé quelqu'un, cette personne ne peut disparaître de notre vie à tout jamais, elle doit
inévitablement faire partie de nous comme notre enfance fait partie de nous, même si l'on a
trente ans passés et qu'on ne se souvient plus de ce que c'était que d'être libre et de n'avoir
aucun tourment. Il l'aimera ainsi toute sa vie, sans s'en rendre compte la plupart du temps,
sans même avoir besoin de la revoir, jamais.
Francis préférait le premier scénario, il souhaitait être capable de se servir de cette
haine pour écrire. Puisque c'était désormais son unique projet. Mais...
168

Il y eut des jours où il aurait préféré dormir, ne rien faire, boire de l'eau et regarder
dans le vide. Des jours où il pouvait passer des heures sur l'ordinateur à jouer à des jeux en
ligne, à relire quinze fois le même message, à s'attarder sur un site Web sans intérêt. Il y
eut des jours où il ne savait plus comment écrire, où il se demandait pourquoi il avait choisi
cette voie plutôt qu'une autre. La natation, tiens. Il aurait d'ailleurs été en bien meilleure
forme physique. Il y eut des jours où il avait le souffle coupé s'il se penchait, des jours où
ses omoplates le faisaient souffrir, des jours où aucune position, ni assise ni couchée, ne
pouvait le soulager de ce point au milieu du dos. Des jours où tous ses membres craquaient
pour protester contre le manque d'activité et la mauvaise posture qu'on leur imposait.

Il y eut d'autres jours où il aimait se promener dans l'automne agonisant, des jours
où l'odeur du vent lui donnait envie de pleurer. Il y eut des jours où il se félicitait d'avoir
perdu son temps, d'avoir erré pendant toutes ces années avant de choisir ce qu'il avait envie
de faire. Oui, il y eut des jours où l'écriture lui semblait acquise, où les mots défilaient
devant lui comme s'ils s'écrivaient d'eux-mêmes. Ces jours étaient plutôt rares, mais il les
savourait.

La plupart du temps, il travaillait, il allait au cinéma, il prenait le métro ou


l'autobus. La plupart du temps, il devait se rendre à l'épicerie pour acheter quelque chose à
manger, il devait passer au guichet automatique pour payer ses comptes, il devait aller
chercher de la pâte à dents à la pharmacie. La plupart du temps, il avait l'air de quelqu'un
de tout à fait normal.
Il commençait à peine, mais il savait qu'il avait fait le bon choix. Il n'aurait pas pu
en être autrement. Il ne voulait rien d'autre. Il voulait écrire. Il ne voulait rien d'autre.
ÉPILOGUE

FRANCIS

LES FUSEAUX HORAIRES


[...J j'abordais l'époque où les immunités tombent, où les cauchemars sont vrais et
où la mort existe; mon appétit de savoir marcherait sur des cadavres : l'un n 'allait
pas sans les autres.

[Pierre Michon, Vies minuscules]

Comme un loup qui viendrait au monde


Une deuxième fois
Dans la peau d'un chat
Je me sens comme une fontaine
Après un long hiver
Etj 'en ai l'air
J'ai laissé ma fenêtre ouverte
A sa pleine grandeur
Et j e n 'ai pas eu peur

[Jean-Pierre Ferland, « Le petit roi »]


Aux pôles, tous les fuseaux horaires se rencontrent, comme le font les méridiens. À
l'endroit exact où cette rencontre a lieu, il peut être n'importe quelle heure, midi comme
minuit, même dix-huit heures trente-cinq. Bien sûr, s'il est dix-huit heures trente-cinq, il
faut qu'ailleurs il soit minuit trente-cinq, ou encore midi trente-cinq. Il peut aussi être treize
heures cinq ou une heure cinq, parce que certains pays ou territoires expriment l'heure en
demies, comme Terre-Neuve ou l'Afghanistan. Ce que la plupart des gens ignorent, c'est
que certains pays ont choisi des heures trois-quarts comme heures légales. Le Népal est du
nombre. Une partie de l'Australie aussi, ainsi que les îles Chatham en Nouvelle-Zélande.
Ce qui fait que, au Pôle Nord géographique, s'il est vingt heures cinq, il peut aussi être
vingt heures cinquante ou vingt heures quinze. Tout cela dépend de l'heure, évidemment.
L'heure moyenne de Greenwich, désormais remplacée par le temps universel coordonné,
qui est le résultat d'une équation assez complexe visant à calculer l'écart entre le temps
solaire moyen et le temps solaire vrai. Le temps universel coordonné se situe entre le temps
universel et le temps atomique international. Mais il faut considérer l'orbite de la Terre, qui
est elliptique (et non ronde), et aussi le fait que les méridiens sont des lignes imaginaires
qui se déplacent constamment en raison des variations des pôles. Je simplifie, il va sans
dire, et je fais des erreurs. Je ne suis pas un physicien.
Habituellement, pour éviter de sombrer dans la folie lorsqu'on se trouve aux pôles
(ce qui est assez inhabituel, j'en conviens), la convention veut que l'on adopte l'heure du
fuseau horaire UTC+0, c'est-à-dire l'heure du méridien de Greenwich. Par contre, certaines
stations scientifiques et/ou militaires préfèrent utiliser l'heure légale de leur pays de
rattachement. Ce qui ne cause pas de problème pour les plus petits pays qui ne connaissent
qu'une heure légale. Mais la Russie, par exemple, qui est le plus grand pays du monde,
compte onze fuseaux horaires.
Au moment d'écrire ces lignes, il est quatorze heures quarante-deux au Québec.
Vingt heures quarante-trois à Bagdad (écrire est un acte qui s'inscrit dans le temps, il faut
donc comprendre que chaque phrase naît après la précédente, quelques fois plusieurs
172

minutes plus tard). Quatre heures quatorze, le lendemain matin, à Darwin, en Australie.
Huit heures quarante-cinq le jour même, à Fakaofo, dans le Pacifique. De quoi devenir
dingue, oui.
Les fuseaux horaires sont une invention écossaise. Stanford Flemming est né en
Ecosse, mais a vécu et travaillé au Canada. Les deux pays se partagent donc la paternité
d'un système qui a mis un peu d'ordre dans le chaos universel du temps et des horloges.
C'est un personnage très important de l'histoire canadienne. On lui doit, entre autres, les
timbres postaux et la fondation de l'Institut Royal Canadien, désormais connu sous le nom
de Royal Canadian Institute for the Advancement of Science, dont le siège social est
rattaché à l'Université York, à Toronto. Cette société est la plus vieille du genre au Canada
et est patronnée par la représentante de la reine en sol canadien, Son Excellence la Très
Honorable Michaëlle Jean, Gouverneure Générale et Commandante en Chef du Canada.
Michaëlle Jean est née à Port-au-Prince en Haïti. Sa famille s'est installée à Thetford
Mines, au Québec, en 1968. Elle a gagné un Prix Gémeau en 2001. Tout cela me rappelle
qu'il y a une famille royale au Canada, qu'on le veuille ou non, et je constate aussi que je
me suis éloigné de mon propos avec ce dernier paragraphe.
173

J'écris pour ne pas mourir.


174

Après toutes ces années, je ne comprends toujours pas l'équation du temps. Et je


n'ai plus envie d'essayer de la déchiffrer. J'imagine qu'il faut que j'accepte mon ignorance.
Que je reconnaisse que je ne comprendrai jamais et que je cesse d'essayer de tout
rationaliser. Certains événements, certaines personnes et certaines choses ne se laissent pas
saisir par les lois auxquelles je me suis habitué avec les années. J'ai pensé aussi que le recul
me permettrait d'avoir plus de perspective, que la maturité m'apporterait des réponses à
toutes les questions que l'univers m'a posées. Ou que je me suis posées moi-même. Mais il
n'y avait pas plus faux. J'ai aujourd'hui l'âge que j'ai et j'appréhende la vie du haut de ces
années, mais je ne suis pas plus sage qu'un autre, je ne suis pas plus avancé qu'il y a dix,
quinze ans. Mes parents sont morts, ma grand-mère aussi, ma copine est dispame (puis
réappame, en quelque sorte...), j'ai récupéré mon chat et il est toujours là, j'ai un
appartement, un colocataire, pas beaucoup d'amis, et je ne comprends toujours pas ce qui
m'a mené ici. Bien sûr, je suis capable de retracer mon parcours, je peux même en parler,
c'est assez linéaire en fin de compte.

Le temps a passé. Le temps continue de passer. Le temps a arrangé certains tmcs,


oui, c'est peut-être la seule chose que l'on dit à propos du temps qui soit encore vraie. Ça,
et que le temps passe trop vite, peut-être.
Le temps ne s'arrêtera pas, il ne nous permettra pas de faire tout ce que l'on veut
faire, de régler les problèmes que l'on voudrait régler. Nous vivons dans un état d'urgence
que rien ne vient expliquer, pas même la physique, parce que le temps, finalement, on a
beau vouloir l'appréhender de toutes les façons possibles, il ne se laissera jamais saisir.
C'est peut-être pour cela que j'écris, finalement : pour essayer de saisir le temps, à
défaut de pouvoir le dominer conceptuellement. Du moins, c'est ce que je tente de faire.
Parce qu'il est fuyant, le salaud, et qu'il ne s'arrêtera jamais pour nous laisser le temps
d'écrire tout ce que l'on a envie d'écrire.
Même si on raconte toujours la même histoire.
175

Je ne suis pas omniscient. Je ne sais pas tout. J'invente, des fois. Souvent.

J'ai reçu un colis ce matin. L'enveloppe était blanche, il n'y avait pas d'adresse de
retour. L'étampe de la poste indiquait que la lettre venait de Montréal. Quelqu'un de pas
très loin, donc. Jeremy est venu cogner à ma porte.
- J'ai fait une omelette aux asperges. Tu en veux ?
Les omelettes de Jeremy sont les meilleures que je n'aie jamais mangées. J'ai dit
oui, bien entendu.
J'ai pris quelques bouchées, puis une gorgée de jus d'orange. Jeremy lisait le
journal. Il a levé les yeux vers moi.
- Francis.
- Mouais, j'ai dit, la bouche pleine.
- J'ai une amie française qui vient à Montréal cette semaine. Je ne l'ai pas vue
depuis longtemps, elle habite à Chicago maintenant avec son nouveau copain. Ou dans
l'Ouest. Je n'ai pas trop compris son histoire l'autre jour au téléphone. Ça te dérange si je
lui propose de dormir ici, dans le salon ?
- Non, Jay, absolument pas.
Il m'a souri, a murmuré quelque chose en guise de remerciement et s'est replongé
dans la lecture du journal. J'en ai profité pour ouvrir le colis que j'avais apporté avec moi.
J'ai déchiré la grosse enveloppe à bulles et j'ai découvert un petit bout de papier. Un
papier blanc, déchiré dans un cahier probablement. Un papier blanc à l'endos duquel il n'y
avait rien d'écrit, rien d'imprimé. Au recto, une phrase écrite à la main. J'ai tout de suite
reconnu l'écriture. Bien que le texte soit en français, cette fois, je savais que ça venait de la
même personne. Même si son message était un peu plus élaboré que les précédents.

Rien de tout ce qui t'arrive n 'est réel.


176

J'ai déchiré le papier, j'ai fait une boule des retailles de l'enveloppe. Une petite
boule que j'ai lancée dans le bac bleu de la récupération.
Puis je me suis levé.
- Jeremy, est-ce qu'il nous reste de la bière dans le frigo ?
177

Ah, oui. Il y avait aussi un film en format DVD dans le petit colis. The Equation of
Time, mettant en vedette Léa Jolivet. Un film tourné à Portland. Je l'ai jeté aux poubelles.
178

Si on me demandait d'expliquer dans mes mots ce que c'est que le temps et sa


fameuse équation, c'est ainsi que je répondrais, avec cette longue histoire qui ne mène nulle
part mais qui fait quand même 178 pages.
Pour moi, c'est ça, l'équation du temps.
ÉTRANGETÉ NARRATIVE ET

PRESENCE DU SURNATUREL :

LE RÉCIT AMNÉSIQUE DANS

LA SORCIÈRE DE MARIE

NDIAYE
ÉTRANGETÉ NARRATIVE ET PRÉSENCE DU SURNATUREL : LE RÉCIT AMNÉSIQUE DANS LA

SORCIÈRE DE MARIE NDIAYE

INTRODUCTION

La Sorcière, roman de Marie NDiaye pam en 1996 aux Éditions de Minuit1, met en
scène le personnage de Lucie, une sorcière qui habite une petite ville française avec son
mari Pierrot et ses filles Maud et Lise. Lucie n'est pas une sorcière très puissante :
En vérité, c'est un pouvoir ridicule que je possédais, puisqu'il ne me permettait de voir
que l'insignifiant. Avec force douleur je mettais en branle ma technique de divination,
ou de vision rétrospective, mais, aussi grave que pût être le sujet, je n'apercevais que
des détails sans importance, révélateurs de rien du tout : la couleur d'un habit, l'aspect
du ciel, une tasse de café fumant délicatement tenue par la personne sur qui je fixais
mon regard extralucide... (LS : 13)

Le roman présente un imaginaire très près du surnaturel, mais dans un cadre de référence
principal réaliste. Nous le verrons, les événements surnaturels ne sont pas remis en question
dans le roman. Ce qui cause problème, c'est plutôt la présence d'une invraisemblance
diégétique majeure, c'est-à-dire l'incongmité de la situation finale du roman en regard de
toutes les actions entreprises par le personnage. Nous proposons d'analyser ici l'étrangeté
de l'état final à travers une démarche qui s'articulera en quatre temps. Tout d'abord, nous
questionnerons la place et le rôle des éléments surnaturels dans le roman. Cette
interrogation nous permettra de comprendre la contribution du surnaturel dans le récit et
d'écarter la possibilité qu'il soit responsable de l'incongmité finale. Dans un deuxième
temps, nous analyserons ce que nous appelons l'amnésie du récit en appliquant le schéma
de la quête tel que présenté par Jacques Fontanille3 aux aventures de Lucie. En mettant le
schéma de la quête à l'épreuve, nous verrons en quoi ce modèle assez commun peut aider à
définir l'idée d'amnésie narrative. Nous chercherons à comprendre, dans un troisième
temps, comment cohabitent deux cadres de référence dans le roman grâce au mode narratif
du réalisme magique et, par extension, d'octroyer une deuxième fonction aux éléments

Marie NDiaye, La Sorcière, Paris, Éditions de Minuit (Double), 2003 [1996]. Désormais, les renvois à cette
édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention LS : suivie du numéro de la page.
2 ■
La vraisemblance diégétique renvoie à la cohérence de la mise en intrigue. (Voir Cécile Cavillac,
« Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », dans Poétique, n° 101, février 1995, p. 23-46.) Une
invraisemblance diégétique, donc, est en quelque sorte un accroc à cette cohérence, un défaut de
vraisemblance dans l'organisation logique du récit.
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1998, p. 110-125.
181

surnaturels du récit. Cette étape essentielle à notre réflexion nous permettra de mieux
comprendre la posture de lecture particulière qu'implique le réalisme magique et, dans le
roman à l'étude, l'amnésie narrative. Puis, dans un quatrième temps, nous situerons cette
amnésie dans l'œuvre romanesque de Marie NDiaye en explorant ses différentes
manifestations dans trois autres romans de l'auteure. En conclusion, nous situerons
l'amnésie narrative et le réalisme magique de Marie NDiaye dans le vaste champ des
esthétiques romanesques contemporaines.

STRUCTURE DU ROMAN

Il est important, avant toute chose, de bien comprendre la structure du roman La


Sorcière. Nous avons choisi d'appliquer le schéma quinaire de Paul Larivaille4 (dans sa
version « redessinée » par Vincent Jouve5), puisqu'il rend compte de l'ensemble du récit et
qu'il a l'avantage d'être à la fois synthétique et assez descriptif. Un tel schéma permet de
voir d'un seul coup d'oeil la succession habituelle des différentes phases du récit et nous
donnera ainsi une bonne idée du contenu du roman de Marie NDiaye. Le schéma est sobre,
mais efficace, comme l'affirme Jouve : « La lecture en est assez simple. Toute intrigue se
présente comme le passage d'un état à un autre. En tant que transformation, elle suppose un
élément qui l'enclenche {l'a provocation), une dynamique qui l'effectue {l'action) et un
épisode qui clôt le processus {la sanction)6. »

(1) Avant - État initial - Équilibre : Lucie tente d'enseigner la sorcellerie à ses filles. Sa
relation avec son mari est plutôt froide. Elle entretient une relation d'amitié avec sa voisine
Isabelle.

(2) Provocation - Détonateur - Déclencheur : Pierrot quitte le foyer. Lucie n'est pas très
consternée par cet événement. Sa quête se précise; elle doit réconcilier ses parents, qui
n'habitent plus ensemble depuis quelques années :

4
Paul Larivaille, « L'analyse (morpho)logique du récit », dans Poétique, n° 19 (1974), p. 368-388.
Vincent Jouve, « Les métamorphoses de la lecture narrative », dans Protée, volume 34, n° 2-3 (automne-
hiver 2006), p. 153-161.
6
Ibid., p. 154.
182

J'avais attendu ce moment [les vacances de ses filles] avec impatience, ayant décidé
d'aller trouver mes parents par surprise, à Paris, où ils habitaient chacun de leur côté, et
de leur exposer le projet qui s'était soigneusement développé dans mon esprit soucieux
pendant ces deux semaines de solitude, jusqu'à prendre l'apparence de la plus absolue
nécessité. Le sentiment d'un devoir à remplir, et à faire accomplir par mes parents
désunis, m'occupait si fortement que j'en étais agitée au-delà de toute raison.
Après la conversation avec la maman de Pierrot, puis les quelques mots
échangés avec Isabelle, il m'était apparu que, si mes propres parents vivaient dans
l'erreur et la dispersion depuis quelques années déjà, il m'appartenait, à moi leur fille
unique, de les sortir de cet égarement qu'avait provoqué rien de moins, me disais-je,
qu'un tourbillon de folie générale dont leur sens commun, leurs trente années de
mariage paisible, leur conscience de l'honneur et du ridicule, n'avait pas suffi à les
préserver. (LS : 65)

(3) Action7 : Lucie visite ses parents avec ses filles et leur arrange un rendez-vous. Maud et
Lise commencent à se métamorphoser en corneilles. Lucie doit récupérer l'argent que son
père lui avait donné et que Pierrot lui a volé en la quittant. Elle craint qu'il ne refuse : « Je
redoutais simplement qu'il n'entrave ou ne mine mon projet de raccommodement, de
réparation d'une grave erreur, car je n'attendais maintenant rien d'autre de la vie, je ne
demandais rien à l'existence que le succès de cette entreprise. [...] Si mes parents devaient
rester séparés, il est probable que je n'y survivrais pas [...]. » (LS : 96) Maud et Lise se
métamorphosent complètement et s'envolent, elles disparaissent. Lucie retrouve Pierrot, qui
mène une nouvelle vie à Bourges, avec une femme et des enfants. Il la chasse de son
nouveau foyer. Isabelle engage Lucie comme professeur de « Connaissance objective du
passé et de l'avenir pour soi-même et les autres» (LS : 135) à « l'UNIVERSITÉ
FÉMININE DE LA SANTÉ SPIRITUELLE D'ISABELLE O. » (LS : 133), qu'elle vient
tout juste de fonder à Châteauroux.

(4) Sanction - Conséquence : Robert, le nouvel ami de la mère de Lucie, vient lui remettre
un escargot : ce serait son père, que sa mère a transformé lors de la rencontre qu'elle leur
avait organisée. Quelques jours plus tard, Lucie est arrêtée et jetée en prison; on l'accuse de
tromper ses étudiantes par de fausses divinations. On lui confisque son père-escargot et un
gendarme met le feu à sa cellule.

7
Ce schéma ne semble pas tenir compte des éventuels obstacles ou des étapes d'acquisition de compétences.
Il faut donc comprendre que ces étapes sont incluses et avalées par le terme plus générique d'« action ».
183

(5) Après - État final - Équilibre : Le lecteur retrouve Lucie qui marche au centre de
Châteauroux après sa sortie de prison . Elle aperçoit Pierrot et sa nouvelle famille, ainsi que
la mère de Pierrot. Celle-ci est très contente de la voir :
Là-bas, Pierrot venait lentement à notre rencontre, les épaules basses, le cou rentré. À
sa vue, les enfants cessèrent brusquement de glousser et de se tortiller. Les paroles de
la maman me parvenaient avec lenteur, comme amollies et retardées par l'air chaud,
immobile. À l'instant où j'allais la saluer et m'en retourner, en me demandant que faire
et dans quelle direction porter mes pas, la maman, de nouveau gaie, voulu connaître
mes projets pour les vacances d'été toutes proches9. (LS : 164-165)

L'État final se déroule après une ellipse importante : le lecteur ignore combien de temps
s'est écoulé entre le feu dans la cellule et la marche au centre de Châteauroux. Nous
constatons deux choses : d'une part, comme le montre l'application du schéma quinaire, de
multiples éléments et événements plutôt étranges sont présents dans le récit
(métamorphoses, initiation à la sorcellerie, etc.). Cependant, leur caractère surnaturel ne les
empêche pas d'être bien ancrés dans un cadre de référence réaliste et somme toute assez
habituel. D'autre part, nous remarquons aussi l'invraisemblance diégétique majeure qui clôt
la trame événementielle : un hiatus d'une durée indéterminée par le texte sert d'unique
transition entre deux états qui, autrement, pourraient difficilement se succéder. Un défaut
de vraisemblance émerge de cette mise en intrigue suspecte. Que s'est-il passé pour que
Lucie se retrouve en train de marcher au centre-ville ? Pourquoi Pierrot et sa nouvelle
famille s'y trouvent-ils aussi ? En quoi cette rencontre vient-elle clore le récit ? Nous nous
attarderons à ces deux constats dans les pages qui suivent.

PRÉSENCE DU SURNATUREL

La Sorcière pose d'emblée la question du surnaturel : le personnage principal se


trouve au cœur d'une lignée de femmes aux pouvoirs mystérieux (et inégaux). Il importe
d'interroger la présence du surnaturel dans le récit afin de voir si cette présence pourrait
expliquer l'incongmité finale ou en être responsable, le surnaturel en lui-même impliquant
une forme d'invraisemblance en regard de notre expérience du réel. Nous l'avons vu, le
naturel et le surnaturel cohabitent dans un même univers fictionnel. Est-ce là une condition

g
L'incident avec le gendarme qui met le feu à la cellule de Lucie se déroule aux pages 159 et 160. Une ligne
déborde sur la page 161. Puis, il y a un saut de paragraphe et le texte dit : «J'arrivai enfin au cœur de
Châteauroux, mes yeux fatigués se levaient sur les façades [...].» (LS : 161)
Il s'agit du dernier paragraphe du roman, reproduit en entier.
184

suffisante pour inscrire le roman de NDiaye dans le genre fantastique ? Non, bien sûr.
Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, définit le genre à l'aide
de trois conditions :
le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de
personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication
surnaturelle des événements évoqués. Ensuite, cette hésitation peut être ressentie
également par un personnage ; ainsi le rôle de lecteur est pour ainsi dire confié à un
personnage et dans le même temps l'hésitation se trouve représentée, elle devient un
des thèmes de l'œuvre. [...] Enfin, il importe que le lecteur adopte une certaine attitude
à l'égard du texte : il refusera aussi bien l'interprétation allégorique que l'interprétation
"poétique". Ces trois exigences n'ont pas une valeur égale. La première et la troisième
constituent véritablement le genre ; la seconde peut ne pas être satisfaite. Toutefois, la
plupart des exemples remplissent les trois conditions' .

La Sorcière remplit la troisième condition; en effet, aucune clé n'indique que le lecteur
devrait interpréter La Sorcière de façon allégorique ou poétique. Toutefois, « [c]'est
l'hésitation qui [...] donne vie [au fantastique]11 », explique Todorov; or personne n'hésite
dans La Sorcière. Les gendarmes arrêtent bien Lucie pour escroquerie, mais, dans le silence
de la prison, on chuchote entre deux souffles que « les femmes comme [elle] essayent de
persuader qu'elles n'en sont pas.» (LS : 158), reconnaissant par là sa nature de sorcière. Si
certains personnages s'insurgent quelquefois12, s'ils tentent de cacher certaines choses13,
c'est plutôt par dégoût ou par malaise que par hésitation entre une explication naturelle et
une explication surnaturelle. Dans le monde du récit, les sorcières ne veulent pas trop
afficher leurs pouvoirs, mais ces pouvoirs ne sont pas contestés. Le surnaturel est ainsi
attesté dans la diégèse et les deux premières conditions du fantastique selon Todorov ne
sont pas remplies.
Que fait donc le surnaturel dans le récit ? Quel est son rôle ? Notre hypothèse est
aussi celle de Todorov, c'est-à-dire que nous croyons comme lui que le surnaturel remplit
ici une «fonction syntaxique: il entre [....] dans le développement du récit 14 ». Le
surnaturel participe à l'histoire racontée et il la fait avancer. Dans le schéma quinaire

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil (Points Essais), 1976
[1970], p. 37-38.
U
Ibid., p. 35.
12
Pierrot, par exemple, refuse de discuter des pouvoirs de Lucie (il « ne [sait] rien du tout et [...] ne [veut]
rien savoir » (LS :130)) et traite ses filles de « saletés de petites sorcières » (LS : 130).
« On ne doit plus parler de certaines choses ici » (LS : 80), affirme la maman de Lucie.
14
Tzvetan Todorov, op. cit., p. 170-171.
185

appliqué au récit de La Sorcière, on retrouve dans la phase d'action, entre autres, la


métamorphose de Maud et Lise en corneilles et l'apparition mystérieuse de la mère de
Lucie et de Robert chez la maman de Pierrot, puis, plus tard à l'étape de la sanction, la
transformation du père de Lucie en escargot. Ces événements sont loin d'être anodins et
participent pleinement à l'histoire racontée par le récit.
Nous constatons toutefois que, dans le programme narratif, le surnaturel ne déclenche
pas l'activation de la « virtualité d'action15 » dont a traité Claude Bremond dans son
ouvrage Logique du récit. Telle que définie par Bremond, la notion de séquence consiste en
une série élémentaire de trois termes correspondant aux trois temps qui marquent le
développement d'un processus : virtualité, passage à l'acte, achèvement. Dans cette
triade, le terme postérieur implique l'antérieur : il ne peut y avoir achèvement s'il n'y a
eu passage à l'acte ; il ne peut y avoir passage à l'acte s'il n'y a eu virtualité. Mais
jamais l'antécédent n'implique le conséquent ; après chaque fonction, une alternative
est ouverte : la virtualité peut évoluer en passage à l'acte ou demeurer virtualité ; le
passage à l'acte peut atteindre ou manquer son achèvement. Le schéma suivant résume
ce jeu d'options :

f achèvement
passage à l'acte -<
éventualité J [_ inachèvement
non passage à l'acte16

Au contraire de ce que l'on retrouve dans le fantastique où le surnaturel constitue en soi un


événement majeur, les événements surnaturels ne sont pas les pivots qui font évoluer les
« séquences élémentaires » vers le « passage à l'acte » dans La Sorcière. Même si l'on peut
croire, à première vue, que l'initiation de Maud et Lise aux pouvoirs de divination explique
le départ de Pierrot, c'est néanmoins le départ de celui-ci qui conduit Lucie à désirer la
réconciliation de ses propres parents. De plus, le départ de Pierrot semble aussi résulter de
son propre détachement et de son insatisfaction face à la vie qu'il mène. D'ailleurs, au
début du roman, Pierrot invite un client à la maison, monsieur Matin, qui vient tout juste de
quitter sa femme et son fils et qui « veut prendre un studio en ville. » (LS : 38) Au cours du
souper, Lucie constate que monsieur Matin est comme un « héros pour [son] mari » (LS :
40), qui lui accorde énormément d'attention. Cet épisode, il nous semble, annonce en
quelque sorte la décision que prendra Pierrot de tout quitter à son tour. Bien sûr, il n'en

Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1973, p. 131.
Idem.
186

reste pas moins que le récit est ponctué d'actions engendrées de manière surnaturelle, ou
encore de réactions surnaturelles à des actions engendrées de manière naturelle17. En rafale
- et sans nous perdre en enumerations -, mentionnons que Lucie voit, grâce à son don, que
Pierrot est chez sa mère à Poitiers, elle le voit ensuite entrer à Bourges en voiture, des
apparitions ponctuent le récit, Maud et Lise se transforment en corneilles, Isabelle monte en
quelques semaines à peine une université de verre et d'aluminium à la clientèle étudiante
bien établie, etc. Chaque pivot et chaque action de la suite événementielle du récit sont
accompagnés de leur lot d'éléments surnaturels. Ces faits qui échappent à la rationalité sont
très importants dans l'avancement du récit. Cependant, s'ils sont importants et nombreux
dans la trame événementielle, ils ne se rendent pas essentiels dans la séquence d'actions du
schéma quinaire et ne déclenchent pas l'action principale18. Le surnaturel ne contribue pas
directement à la quête de Lucie, qui est somme toute assez rationnelle. À la rigueur, la
magie finira par compromettre cette quête. En effet, le père de Lucie sera changé en
escargot. N'empêche que c'est davantage la désunion des parents, leur mésentente, qui est
responsable de cet échec.
Si le surnaturel ne crée pas l'événement, il n'est pas pour autant réduit à un rôle
secondaire ou mineur dans La Sorcière. Rien de tout ce qui arrive dans le roman ne pourrait
se produire sans cette omniprésence de la chose étrange. D'ailleurs, dès l'incipit, le
surnaturel sait se rendre nécessaire : « Quand mes filles eurent atteint l'âge de douze ans, je
les initiai aux mystérieux pouvoirs^9. » (LS : 9) Les « mystérieux pouvoirs », ce sont ceux
de la sorcellerie qui est au cœur du roman. Le choix de la sorcière n'est pas anodin non plus
pour la signification du récit; Lucie aurait pu être vampire ou harpie, mais elle est plutôt
sorcière - comme toutes les femmes de sa famille d'ailleurs - , figure significative s'il en est
une du point de vue de la marginalité et du pouvoir féminin, entre autres. Cette marginalité

17
Ce qui paraît étrange au lecteur n'est pas toujours surnaturel ou empiriquement étrange. Les réactions
froides (ou désintéressées) de certains personnages, par exemple, semblent bizarres ou inconséquentes avec
les actions et événements du roman. À ce sujet, voir Andrée Mercier, « La Sorcière de Marie NDiaye : du
réalisme magique au banal invraisemblable », dans @nalyses, revue de recherche et de théorie littéraire, [en
ligne]. http://www.revue-analyses.org/document.php?id=1374 [Texte consulté le 19 juin 2009].
18
Nous pourrions en effet effacer toutes les occurrences surnaturelles dans le schéma quinaire que nous
n'obtiendrons pas moins un récit « qui se tient », mais qui aurait perdu beaucoup au niveau sémantique. Les
événements surnaturels ne sont pas épiphaniques dans La Sorcière. Au contraire, même, puisqu'ils participent
à la création d'une étrangeté narrative quasi-aporique.
19
Nous soulignons en italique.
187

a été soulignée par plusieurs critiques, notamment Warren Motte, qui la voit double plutôt
que simple :
Thus, Lucie finds herself doubly marginalized by her sorcery. First and most
obviously, she is set apart from ordinary people by virtue of the fact that she is a witch,
as impotent and pitiful as her gift may be. Second, Lucie is distinctly unequal to the
great witches who precede and follow her, and she feels herself to be the object of her
mother's and her daughters' tacit (and sometimes less tacit) scorn20.

Ajoutons à cela que les sorcières saignent des yeux après avoir exercé leurs dons,
qu'elles obtiennent à la puberté, et voilà que sont jetées les bases d'une nouvelle analyse,
plutôt féministe cette fois, sinon placée sous le signe de l'altérité féminine, du roman de
Marie NDiaye.

AMNÉSIE DU RÉCIT

Il est impossible de douter de la présence d'une quête dans La Sorcière. Nul besoin
non plus de chercher une alternative; le schéma canonique qui s'applique au roman est celui
de la quête. Fontanille, dans son essai Sémiotique du discours, la définit comme suit : « Il
ne s'agit plus du conflit de deux actants pour occuper une même position, ni même pour
emporter un objet. Il s'agit de la définition des valeurs, qui vont donner tout son sens au
91

parcours du Sujet . » Plus loin, il ajoute : « Le modèle culturel dominant repose sur un
manque à combler : le sujet narratif a connaissance (ou fait la découverte) de l'existence
d'un objet de valeur, et le manque qu'il en éprouve déclenche la quête22. » Lucie n'est en
conflit avec aucun autre personnage pour occuper une position ou pour emporter un objet.
Elle tend vers un but qu'elle définit elle-même clairement, et c'est ce but qui justifie son
parcours. L'objet de valeur en question dans La Sorcière est la réconciliation des parents de
Lucie. Il importe que nous nous attardions de nouveau sur un passage cité précédemment
dans lequel elle expose sa quête :
J'avais attendu ce moment avec impatience, ayant décidé d'aller trouver mes parents
par surprise, à Paris, où ils habitaient chacun de leur côté, et de leur exposer le projet
20
Warren Motte, « Marie NDiaye's Sorcery », dans Fables of the Novel : French Fiction since 1990, Normal
(Illinois), Dalkey Archive Press, 2003, p. 117. Nous traduisons librement : « Ainsi, la sorcellerie de Lucie la
marginalise doublement. D'une part (la plus évidente), elle est à l'écart des gens ordinaires parce qu'elle est
une sorcière, aussi faibles et lamentables que sont ses dons. D'autre part, Lucie n'arrive nettement pas à la
cheville des sorcières qui l'ont précédée et qui la suivent. Elle sent le mépris silencieux (et parfois pas si
silencieux) de sa mère et de sa fille. »
21
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, op. cit., p. 112.
22
Ibid., p. 116.
188

qui s'était soigneusement développé dans mon esprit soucieux pendant ces deux
semaines de solitude, jusqu'à prendre l'apparence de la plus absolue nécessité. Le
sentiment d'un devoir à remplir, et à faire accomplir par mes parents désunis,
m'occupait si fortement que j'en étais agitée au-delà de toute raison.
[...] il m'était apparu que, si mes propres parents vivaient dans l'erreur et la dispersion
depuis quelques années déjà, il m'appartenait, à moi leur fille unique, de les sortir de
cet égarement qu'avait provoqué rien de moins, me disais-je, qu'un tourbillon de folie
générale dont leur sens commun, leurs trente années de mariage paisible, leur
conscience de l'honneur et du ridicule, n'avait pas suffi à les préserver23. (LS : 65)

Le vocabulaire employé par le personnage de Lucie dans cet extrait est sans équivoque :
réconcilier ses parents est son unique quête. Plus tard dans le récit, elle pose des gestes
concrets pour atteindre son objectif. Elle réserve pour eux une chambre dans un hôtel au
bord de la mer et les convie séparément à ce rendez-vous. À plus forte raison encore, elle
rend sa quête essentielle et vitale : « Si mes parents devaient rester séparés, il est probable
que je n'y survivrais pas [...]. » (LS : 96) Elle se sert aussi de l'argent pour amener son
père à accepter de se rendre au rendez-vous. Or, il sera transformé en escargot, puis
confisqué à Lucie lors de son séjour en prison. Nous pourrions voir dans la transformation
du père, puis dans sa disparition, l'échec de la quête. Pour parler d'un tel échec, il faudrait
toutefois qu'il y ait eu une véritable sanction et une évaluation de la quête, ce qui n'est pas
le cas ici; Lucie n'y revient pas. Comme le propose Bremond, l'action reste plutôt, dans une
telle situation, virtuelle et non accomplie.
Nous constatons donc qu'il n'y a pas que les éléments surnaturels qui paraissent
étranges dans La Sorcière; la façon dont le récit conduit la quête participe également à cette
étrangeté. Dans le roman, Lucie perd son mari et tout son argent, ses filles s'envolent, elle
est jetée en prison et voilà qu'à la fin on lui parle des « vacances d'été toutes proches » !
(LS : 165) L'État final ne correspond pas à l'« hypothèse actantielle24 », c'est-à-dire que les
inferences interprétatives du lecteur ne peuvent en aucun cas mener à cette finale et qu'il ne
semble pas y avoir de résolution. Les événements - le père transformé en escargot et
l'emprisonnement de Lucie - permettent au lecteur d'inférer, par exemple, que Lucie irait
voir sa mère une fois sortie de prison pour la confronter et, peut-être, faire en sorte qu'elle
renverse le sort qu'elle a jeté au père. Or, le récit se termine sur une aporie interprétative.

Nous soulignons en italique.


24
Vincent Jouve, « Les métamorphoses de la lecture narrative », art.cit., p. 157.
189

Peut-on considérer alors que la fin serait tout simplement ouverte ? Umberto Eco,
dans Lector in fabula, présente la fabula ouverte ainsi :

(b)

[...] Le diagramme (b) nous montre [...] comment peut fonctionner une fabula ouverte.
Dans sa schématicité, ce diagramme nous montre une ouverture à l'état final de la
fabula, mais un diagramme plus minutieux et articulé (moins en arbre et plus
rhizomatique) pourrait nous montrer des histoires qui génèrent à chaque pas ces
ouvertures (une fois encore nous pensons à Finnegans Wake). Mais restons-en au
modèle minimal. Une fabula de ce genre nous ouvre, à la fin, différentes possibilités
prévisionnelles, chacune étant en mesure de rendre cohérente (en accord avec quelques
scénarios intertextuels) l'histoire tout entière ; ou bien aucune n'étant capable de
restituer une histoire cohérente. Quant au texte, il ne se compromet pas, il ne fait pas
d'affirmation sur l'état final de la fabula : il prévoit un Lecteur Modèle si coopératif
qu'il est à même de se fabriquer ses fabulae tout seul25.

Cette courte définition donnée par Eco ne va pas plus loin. Dans L'œuvre ouverte, Eco
qualifie l'« œuvre ouverte » d'oeuvre qui installe « une dialectique nouvelle entre [elle] et
son interprète26. » Cette dialectique peut prendre une multitude de formes très différentes
les unes des autres et nous éloigne de ce que nous entendons par fin ouverte. Nous
considérons en effet la fin ouverte de façon plus resserrée. Philippe Hamon définit la
« clausule ouvrante » comme « déclenchant une activité prospective d'attente chez le
lecteur27 ». Il donne en exemple « le "à suivre" du feuilleton ou de la bande dessinée par
épisodes, ou le "ceci est une autre histoire" du conte, ou le "etc." qui termine certains textes
ironiques28. » La fin ouverte, à notre sens, peut se décliner de plusieurs façons, par exemple
par une relance de la quête comme nous l'avons affirmé plus haut. Une sanction partielle de
l'échec de la quête pourrait, en plus d'assurer le déroulement logique de la séquence

25
Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes
narratifs, Paris, Grasset (Le Livre de Poche, Biblio essais), 1985, p. 154-155.
Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil (Points Essais), 1979 [1965], p. 17.
27
Philippe Hamon, « Clausules », dans Poétique, n 24, 1975, p. 509.
Idem.
190

élémentaire et de la virtualité d'action, participer d'une certaine forme d'ouverture. Lucie


pourrait questionner la suite des choses en ce qui la concerne et, dans un tel cas, divers
scénarios pourraient être inférés par le lecteur. Or, il nous semble que le lecteur n'est pas en
présence d'une fin ouverte dans La Sorcière : aucune hypothèse prévisionnelle ne serait en
mesure de racheter l'invraisemblance diégétique finale afin de donner une nouvelle
cohérence au récit. D'autant plus qu'à la lecture, il n'y a pas d'attente interprétative
véritable; le lecteur n'est pas incité à chercher une suite possible au récit, mais il tente
plutôt de comprendre la finale elle-même. Il y a ambiguïté, aporie, plutôt qu'ouverture.
Dominique Rabaté interprète d'ailleurs la fin de La Sorcière en termes d'irrésolution :
Les clausules narratives de La Sorcière et de Rosie Carpe laissent Lucie et Lagrand
près de se voir réintégrés, ravalés par les machines familiales qui les ont broyés. Le
piège va-t-il se refermer une nouvelle fois ? Ou faut-il entrevoir dans une pareille
conclusion le soulagement qu'éprouverait enfin le héros ? L'extrême habileté de Marie
NDiaye est de ne pas donner de solution au dilemme, de le laisser - alors même que le
livre s'achève - totalement irrésolu29.

Comme le signale Rabaté, ce n'est pas tant la séquence narrative qui est incomplète; c'est
plutôt la finale qui ne livre pas son sens. La fin ouverte peut aussi, dans une situation plus
« extrême », être le fait de l'inachèvement du texte, ce qui n'est visiblement pas le cas avec
La Sorcière. Le texte est bel et bien terminé. Avec La Sorcière, la fin serait donc davantage
insoluble qu'ouverte.
Il importe de regarder de plus près l'État final théorique afin de comprendre pourquoi
la fin apparaît étrange, pourquoi le récit, à ce moment, pose problème. Larivaille rappelle,
dans « L'analyse (morpho)logique du récit », que, selon Bremond, dans une logique des
possibles narratifs, il y a une virtualité d'action : « le passage à l'acte peut aboutir ou ne pas
aboutir [...] [, il] n'implique pas forcément la réalisation achevée30». Ainsi, la quête d'un
personnage, quand elle se déploie, ne se réalise pas forcément ou n'obtient pas
nécessairement une quelconque forme de succès (selon cette logique des possibles
narratifs). Or, dans La Sorcière, non seulement la quête de Lucie ne se réalise pas, mais elle
disparaît. Un simple saut de ligne sur une même page fait la transition entre une cellule de

29 -
Dominique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Cultures France Éditions / Éditions Textuel / INA (Auteurs),
2008, p. 38.
Denis Bertrand, « La logique des rôles : Bremond [sic]», dans Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan
(Fac), 2000, p. 172. Dans cette partie du huitième chapitre de son ouvrage, Bertrand explique la logique du
récit telle que développée par Bremond.
191

prison en train de brûler et le centre-ville d'une petite communauté où la belle-mère de


Lucie lui demande ce qu'elle compte faire de ses vacances d'été. Il s'agit là d'une
invraisemblance diégétique majeure, entraînée par une sorte d'hiatus indéterminé (on ne
sait pas combien de temps s'est déroulé entre les deux moments). En effet, cette finale
déroge de la conception traditionnelle du dénouement qui, comme Guy Larroux l'écrit dans
un essai de sémiotique sur la clôture romanesque, « doit être complet et satisfaire toutes les
curiosités suscitées par le nœud . » Bien que toutes les finales de récit ne correspondent
évidemment pas à ce modèle traditionnel, il est utile d'en examiner plus avant les tenants et
aboutissants.
Roger Odin, dans De la fiction, décrit ce qu'il appelle « une succession
syntagmatique temporelle correspondant aux phases attendues pour un récit . » Cette
succession se lit ainsi :
(1) la présentation d'une situation initiale (lieu, temps, personnages, état des choses) ;
(2) l'intervention d'un événement déclencheur qui modifie la situation initiale,
instaure un déséquilibre, suscite un manque, un désir, etc.
(3) la reconnaissance de ce changement et la décision d'y répondre : cela se manifeste
le plus souvent par l'assignation d'un objectif, d'un but à atteindre, pris en charge
par un ou des personnages ; dans le modèle greimasien [sic], on parle de contrat ;
(4) la quête des moyens pour atteindre cet objectif ; dans le modèle greimasien [sic],
cette phase est isolée sous le nom de « séquence qualifiante » ;
(5) en général, des complications qui cherchent à empêcher que l'objectif visé soit
atteint ; ces complications conduisent à un (ou à de multiples) affrontement/s entre
les forces contraires ; le récit, dit E. Branigan, atteint alors un climax3 ;
(6) enfin, l'affrontement aboutit à un résultat, à une résolution dans un sens ou dans
l'autre, du moins à des conséquences qui peuvent être mesurées ;
(7) tout s'achève par la description de l'état final34.

Le vocabulaire employé par Odin pour décrire la sixième phase peut aider à comprendre
l'étrangeté narrative de la finale dans La Sorcière. Il est question de « résultat », de
« résolution », de « conséquences qui peuvent être mesurées. » Toutefois, nous le
constatons, le récit de NDiaye ne va pas dans cette direction. En effet, après les
complications de la cinquième phase (le père transformé en escargot et l'emprisonnement
de Lucie), le modèle suggère que le récit devrait atteindre un état d'affrontement qui

Guy Larroux, Le mot de la fin : la clôture romanesque en question, Paris, Nathan (Le texte à l'œuvre),
1995, p. 162.
32
Roger Odin, De lafiction,Bruxelles, De Boeck Université (Arts et cinéma), 2000, p. 31.
Le schéma quinaire réunit les phases (4) et (5), en somme.
34
Roger Odin, op. cit, p. 31.
192

aboutirait à un résultat quelconque, le tout s'achevant avec la septième phase, l'état final.
On peut présumer que ce serait un affrontement avec la mère; c'est dire que
l'emprisonnement serait une complication. Or l'affrontement n'a pas lieu et ne produit
aucun résultat qui mènerait à un état final cohérent avec le reste de l'intrigue. La montée
dramatique atteint bel et bien un climax, mais ce paroxysme demeure sans conséquence,
puisqu'il semble oublié par le récit une fois atteint : le roman n'en parle plus. Il n'y a donc
ni conséquence ni sanction, l'action n'étant même pas terminée. Le schéma de la quête tel
qu'établi par Fontanille est amputé des deux dernières étapes de son parcours 5. Cet oubli
est étonnant dans le récit, puisqu'il n'est pas même expliqué lors de la clôture. Fontanille
insiste, toujours dans Sémiotique du discours, sur le fait que le Sujet de la quête ne doive
pas oublier la valeur en cause dans son entreprise :
La seule chose qui ne soit pas affectée par ces variations du degré de présence
discursive, c'est la valeur. Le Sujet en action peut "oublier" qu'il est aussi un
Destinataire, mais ne peut "oublier" la valeur attribuée à l'objet, sans quoi tout son
parcours change de sens - ce qui ne manquera pas d'être relevé au moment de la
sanction -. Pour peu que cette valeur soit perdue de vue, le Sujet doit alors faire le
point, délibérer, réactiver les systèmes de valeurs, et renouer le contact avec l'instance
du Destinateur36.

Lucie ne fait pas le point sur la transformation de son père, ni sur l'échec de son projet de
réconciliation. Il nous semble qu'elle a « perdu de vue » la valeur de l'objet de sa quête,
perte sur laquelle le récit ne revient pas précisément.
Regardons de plus près encore cette amnésie narrative. L'équilibre final, selon la
terminologie de Larivaille, n'est pas conséquent avec la suite d'actions engendrées par la
quête et l'élément déclencheur du récit. Le schéma quinaire a été amputé de sa cinquième
partie et une autre situation finale lui a, en quelque sorte, été greffée. En plus d'oublier que
Lucie cherche à réconcilier ses parents - quête pourtant vitale -, le récit semble oublier que
cette dernière était en prison et, à plus forte raison encore, que sa cellule brûlait. Voilà
pourquoi nous parlons de récit amnésique : parce que si le personnage se souvient du moins

Le schéma de la quête pourrait être résumé ainsi : Contrat -) Action -r> Sanction. Dans ce schéma, l'action
correspond à : Compétence -r> Performance -> Conséquence. (Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, op.
cit., p. 112-133) Nous, avons vu que la quête de Lucie avorte lors de l'étape de la Performance. Il manque
donc, pour que le schéma soit complet, l'étape de la Conséquence et celle de la Sanction. D'ailleurs, dans la
mesure où il n'y a pas de Sanction pour évaluer la Performance, celle-ci reste en quelque sorte virtuelle.
36
Ibid., p. 114.
193

partiellement de son désarroi devant le cul-de-sac de son existence37, parce que si le lecteur
aussi se souvient des événements qui viennent tout juste d'être narrés, le récit, lui, ne se
rappelle apparemment de rien. L'État final ne conclut pas l'action déclenchée par la
Provocation38, il n'y a aucun aboutissement et aucune conséquence que nous pourrions
mesurer à l'aune des données recueillies lors de la quête.
Comment donc le récit tient-il en place malgré tout ? En quoi cette étrangeté
narrative, cette grave invraisemblance diégétique, ne fait-elle pas tout tomber ? Guy
Larroux affirme dans l'introduction de son essai sur Le mot de la fin que « l'attraction et la
certitude d'une fin conditionnent sérieusement le fait de lire des romans39. » La Sorcière
n'est pas un roman inachevé, car si la trame narrative n'est pas résolue, le texte n'en est pas
moins complet. Par contre, l'amnésie narrative dont souffre son récit pourrait constituer
pour le lecteur un obstacle de taille. On peut toutefois avancer que la lecture n'en souffre
pas trop. Pourquoi donc ? Notre hypothèse est la suivante : le surnaturel, présent tout au
long du roman, vient en attester ou en autoriser la fin. Le surnaturel, autrement dit, rendrait
acceptable cette amnésie du récit. Nous verrons donc, dans la partie qui suit, en quoi la
posture de lecture particulière au réalisme magique permet une telle étrangeté narrative.

LE RÉALISME MAGIQUE COMME MODE NARRATIF

Deux cadres de référence cohabitent dans La Sorcière : un cadre de référence naturel


et un cadre de référence surnaturel. Le mode narratif du réalisme magique décrit bien le
roman puisqu'il permet la cohabitation non problématisée de ces deux cadres de référence
qui, dans le cas du fantastique, seraient antinomiques. Une définition plus approfondie
s'impose afin de bien saisir ce qui, selon notre hypothèse, participe à rendre acceptable
l'amnésie narrative.
Le concept de réalisme magique a été emprunté au critique d'art allemand Franz Roh,
qui l'appliquait à son époque à une certaine forme de post-expressionnisme pictural.

D'une certaine façon, Lucie se souvient puisqu'elle se demande « que faire et dans quelle direction porter
[ses] pas. » (LS : 165) Toutefois, nous l'avons vu, elle ne se souvient pas nécessairement de sa quête, ni de la
valeur de celle-ci, puisqu'elle ne fera jamais le point sur l'échec de sa Performance (la transformation de son
père, la non réconciliation de ses parents, etc.), et ne fera plus référence à son désir de les revoir ensemble
(qui lui était pourtant essentiel et vital).
38
Une conclusion n'implique pas nécessairement la réussite, mais à tout le moins une forme de clôture de
l'action.
39
Guy Larroux, Le mot de la fin, op. cit., p. 5.
194

Wendy B. Faris a traduit en anglais, dans un ouvrage collectif sur le réalisme magique40, le
texte de 1925 dans lequel Roh utilisait le terme pour la première fois pour décrire « this
new painting's return to Realism after Expressionism's more abstract style. With the term,
Roh praises Post-Expressionism's realistic, figurai representation, a critical move that
contrasts with our contemporary use of the term to signal the contrary tendency, that is, a
text's departure from realism rather than it's reengagement of it41. »
Nous entendons donc le réalisme magique comme un mode narratif qui permet la
cohabitation non problématisée de deux cadres de référence habituellement antinomiques :
un cadre de référence réaliste (ou naturel) et un cadre de référence surnaturel. Amaryll
Beatrice Chanady explique, dans sa thèse sur le fantastique et le réalisme magique publiée
en 1985 sous le titre Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved
Antinomy, que, « [b]ut while in the fantastic the supernatural is perceived as problematic,
since it is patently antinomious with respect to the rational framework of the text, the
supernatural in magical realism is accepted as part of reality. What is antinomious on the
semantic level is resolved on the level of fiction42. » Ni les personnages ni le lecteur ne
doivent hésiter face à la présence surnaturelle dans le réalisme magique, pas plus qu'ils ne
cherchent à donner à cette présence une explication naturelle « as is frequently the case
with the fantastic43. » (ABC : 24) Dans La Sorcière, le surnaturel est tout à fait accepté, il
n'y a pas d'antinomie avec le naturel. Ni les personnages ni le lecteur n'hésitent devant les
pouvoirs de Lucie, devant son père changé en escargot, etc. Toutefois, la présence du
surnaturel n'est pas suffisante pour décrire le mode narratif. Il importe que le cadre de

40
Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], Magical Realism : Theory, History, Community, Durham,
Duke University Press, 1995.
41
Wendy B. Faris, « Editor's Note », dans Franz Roh, « Magical Realism : Post-Expressionism », dans Lois
Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], op. cit., p. 15. Nous traduisons librement: «ce retour de la
peinture au réalisme après le style plus abstrait de l'expressionnisme. Avec ce terme, Roh fait l'éloge de la
représentation réaliste et figurale du post-expressionnisme, manœuvre critique qui contraste avec notre usage
contemporain du terme pour signaler la tendance contraire, qui est Y écart d'un texte par rapport au réalisme
plutôt que le réinvestissement du réalisme par le texte. »
42
Amaryll Beatrice Chanady, Magical Realism and the Fantastic : Resolved Versus Unresolved Antinomy,
New York & London, Garland Publishing, Inc., 1985, p. 30. Désormais, les renvois à cet ouvrage seront
signalés, dans le corps du texte, par la seule mention ABC : suivie du numéro de la page. Charles W. Scheel a
traduit cet extrait dans son ouvrage Réalisme magique et réalisme merveilleux : Des théories aux poétiques,
Paris, L'Harmattan, 2005, p. 90-91 : « [...] alors que dans le fantastique, le surnaturel est perçu comme
problématique, puisqu'il est manifestement antinomique par rapport au cadre rationnel du texte, le surnaturel
dans le réalisme magique est accepté comme faisant partie de la réalité. Ce qui est antinomique au niveau
sémantique est résolu au niveau de la fiction. »
43
Nous traduisons librement : « comme c'est fréquemment le cas avec le fantastique. »
195

référence réaliste soit aussi développé que le cadre de référence surnaturel dans le récit,
sinon le texte bascule dans la pure fantaisie. Selon Chanady, l'histoire doit être située dans
le monde contemporain et contenir une somme importante de descriptions réalistes de ce
monde et des êtres qui l'habitent afin de créer un tout harmonieux et cohérent :
Whereas the simultaneous presence of the natural and the supernatural in the fantastic
creates a ambiguous and disturbing fictitious world, it is the essential characteristic of a
harmonious and coherent world in magical realism. Since exclusive validity is not
claimed for the conventional norms of logic and reason, supernatural phenomena do
not threaten the harmony of the established world order. The rational and the irrational
are not presented as antinomious by the narrator of a magico-realist work. They are
both part of fictional reality. The supernatural appears as normal as the daily events of
ordinary life. (ABC : 101)44

La Sorcière n'échappe pas à cette règle. Le « petit lotissement de pavillons neufs » (LS :
17) dans lequel Lucie et sa famille habitent fait l'objet de plusieurs descriptions et ces
descriptions permettent, même, une certaine critique entre les lignes de l'aseptisation et de
l'homogénéité de la banlieue :
La nuit d'avril était froide et brumeuse, les petites rues du lotissement
parfaitement vides, les arbres aux feuilles rouges, plantés sur le trottoir devant chaque
maison avec une rigoureuse équité, si chétifs encore qu'il semblait impossible qu'on
fût toujours vivant lorsqu'ils seraient seulement un peu moins ridicules, et c'était là
une pensée décourageante pour qui s'installait dans un endroit par ailleurs dénué de
toute végétation inutile, non conventionnellement décorative. (LS : 34-35)

De plus, de subtils indices ponctuent le texte de références au monde contemporain, comme


les « slogans » sur les vêtements d'Isabelle et de son fils Steve 45 , ainsi qu'une allusion à
l'assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, survenu en 1995 (LS : 113-115).
Warren Motte a lui aussi remarqué l'importance du cadre de référence réaliste dans La
Sorcière :
In order to persuade us that Lucie's world is the one that we, too, know (or think
we know), NDiaye furnishes it here and there with easily recognized tokens of the real.
The simplest instance of that technique is the occasional use of brand names - Renault,
Citroën, Coca-Cola - borrowed from the elementary lexicon of the consumer society.

44
Nous traduisons librement : « Tandis que la présence simultanée du naturel et du surnaturel dans le
fantastique crée un monde fictif ambigu et dérangeant, elle crée une harmonie et une cohérence qui est une
caractéristique essentielle du réalisme magique. Puisque les normes de la logique et de la raison ne valident
pas exclusivement le monde, les phénomènes surnaturels ne menacent pas l'harmonie de l'ordre établi dans ce
même monde. Le rationnel et l'irrationnel ne sont pas présentés comme antinomiques par le narrateur d'une
fiction réaliste magique. Ils sont tous les deux partie prenante de la réalité. Le surnaturel est aussi normal que
les événements quotidiens de la vie ordinaire. »
45
« I AM OK », ou encore « BEST TEAM », « HEADING FOR NY », « HI MAN » (LS : 23), etc.
196

A more intriguing example is offered by a passage in which Lucie, along with her
mother, Robert, and Pierrot's mother, listen to the radio and hear the news that Yitzhak
Rabin has just been assassinated. That reference to the real tantalizes the reader, and
guarantees in a sense the referentiality of Lucie's world. We can even locate that
moment with some precision on November 4, 1995, and imagine the rest of the
temporality of La Sorcière as pivoting upon it46.

En résumé, donc, est réaliste magique une fiction qui répond aux trois critères
suivants : tout d'abord, le surnaturel dans le texte n'est pas présenté comme problématique;
ensuite, l'antinomie sémantique habituelle entre le naturel et le surnaturel est résolue dans
la fiction; finalement, il n'y a pas de jugement par rapport à la véracité des événements
dans la fiction, les deux niveaux de réalité n'étant pas hiérarchisés. Le discours naturalise le
surnaturel, en d'autres termes. La différence principale entre le réalisme magique et le
fantastique réside dans la condition de non problématisation du surnaturel. Tandis que le
surnaturel est naturalisé dans le réalisme magique, il est clairement présenté comme
antinomique dans la fiction fantastique et crée ainsi une hésitation que Tzvetan Todorov
érigeait en condition essentielle : « D'abord, il faut que le texte oblige le lecteur à
considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter
entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués47. »
D'ailleurs, selon Todorov, le fantastique « ne dure que le temps d'une hésitation48 », alors
que le réalisme magique n'est pas aussi evanescent. De plus, dans le réalisme magique, le
surnaturel n'est pas plus un événement que le naturel.
La Sorcière répond donc à ces trois critères du réalisme magique. La réception
critique immédiate du roman en fait d'ailleurs état, d'une certaine façon. Pierre Lepape,
dans Le Monde du 6 septembre 1996, le remarquait ainsi :
Le livre se déroule donc sur deux plans que l'art de Marie NDiaye parvient à
conjoindre, sans couture apparente. Sur un bord, une description presque ethnologique
de la vie ordinaire dans la France petite-bourgeoise et toujours provinciale

46
Warren Motte, « Marie NDiaye's Sorcery », dans Fables of the Novel, op. cit., p. 127-128. Nous traduisons
librement : « Afin de nous convaincre que le monde de Lucie est aussi celui que nous connaissons (ou que
nous croyons connaître), NDiaye le meuble ici et là de symboles faisant référence à la réalité. L'exemple le
plus évident de cette technique est l'utilisation de noms commerciaux (Renault, Citroën, Coca-Cola), tous
empruntés au vocabulaire élémentaire de la société de consommation. On trouve un exemple un peu plus
intrigant lorsque Lucie, sa mère, Robert et la mère de Pierrot écoutent la radio et qu'on y annonce l'assassinat
de Yitzhak Rabin. Les références au réel envoûtent le lecteur et garantissent d'une certaine manière la
référentialité du monde de Lucie. On peut même déterminer avec précision que ce passage a lieu le 4
novembre 1995 et imaginer que le reste du temps du récit de La Sorcière pivote autour de ce moment. »
47
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 37.
48
/!>«/., p. 46.
197

d'aujourd'hui, avec ses rites, ses habitudes, ses tempêtes médiocres, son ennui profond
et soigneusement entretenu. Avec ses drames aussi, qui, pour être éternels, n'en sont
pas moins porteurs d'angoisses et de douleurs : les enfants qui grandissent, qui
s'éloignent de vous et qu'on ne comprend plus ; les familles qui éclatent, le goût de
l'avenir qui s'éteint dans la répétition des jours, la conjugalité qui tue l'amour, l'argent
après lequel on court, les petites tyrannies auxquelles on cède, sans motif, par pente,
par indifférence. Un paysage d'accablement, de soupe quotidienne et de formica
briqué, si pesant, si étouffant, si immobile qu'on espère le mouvement salvateur d'un
crime. [...]
Sur l'autre bord, un récit fantastique et onirique où les femmes pleurent des
larmes de sang, où les enfants se transforment en corneilles et s'envolent [...], où les
épouses changent en escargot leur mari volage4 .

Il arrive toutefois que Lucie doute d'elle-même et qu'elle vienne, du fait de son
hésitation, bouleverser la tranquille évidence du réalisme magique dans le récit :
J'en vins alors à douter d'avoir jamais possédé d'autre don que celui de l'affabulation
et qu'existât même le genre de pouvoirs qu'avaient cru détenir les femmes de ma
famille maternelle. Peut-être, me disais-je, ne s'agissait-il là que de superstition, peut-
être ma mère prétendument si douée et moi-même n'avions-nous réussi qu'à nous
persuader profondément -, au point de croire en ce que nous pensions voir -,
d'histoires malheureuses, de pauvres vieilles soumises et naïvement malignes comme
l'avait été mon aïeule crédule, férue de divination, la mère de ma mère ? Et peut-être,
me disais-je encore, mes filles s'étaient-elles tout bonnement sauvées, en auto-stop,
peut-être avaient-elles été arrêtées quelque part ou se cachaient-elles dans quelque
autre Université Féminine parmi tant de jeunes filles semblables à elles ? Je ne devais
être, somme toute, qu'une pitoyable femme abandonnée et frauduleuse, comme mes
collègues au visage marqué de triste infamie, de médiocre déchéance. (LS : 147)

Toutefois, ce doute ne perdure pas et ne fait pas basculer le récit dans le fantastique; le
réalisme magique est rapidement réhabilité, notamment au contact du père-escargot de
Lucie : « Quant à moi, je regagnai ma chambre afin d'y mettre mon père à l'abri, dans la
poche de mon imperméable. » (LS : 152) Lucie, lorsqu'on l'accuse de supercherie, semble
même s'adresser au lecteur afin de valider le surnaturel : « Je suis une espèce de sorcière,
malgré tout. Là-dessus, je n'ai abusé personne. » (LS : 155)

Nous avons délibérément choisi de traiter le réalisme magique comme un mode


narratif plutôt qu'un genre. Jean-Marie Schaeffer, dans un article du Dictionnaire des
genres et notions littéraires, explique que la problématique des genres concerne aussi les
modes :

49 i
Pierre Lepape, «Éloge du charme», Le Monde, 6 septembre 1996, repris en «postface» dans Marie
NDiaye, La Sorcière, op. cit., p. 172-173.
198

Écartons d'abord les problèmes de terminologie : certains auteurs distinguent entre les
genres, compris comme des classes de textes historiquement spécifiques, et d'autres
catégories plus abstraites, dont le statut serait transhistorique, tels les modalités
d'énonciation (narration et représentation), les types ou modes (l'épique, le lyrique, le
tragique, etc.), ou encore les formes simples (la légende, le mythe, la fable, etc.). En
réalité, toutes ces classifications relèvent de la problématique des genres [...]50-

Il n'existe toutefois pas d'adéquation entre les deux termes; un mode n'est pas un genre, et
vice-versa. Chanady établit la différence entre genre et mode littéraires ainsi : « In the case
of literary genres, the reading codes are usually well defined, and allow the reader to react
to a text such as a comedy or a tragedy in a certain way. Literary modes, on the other hand,
can often overlap, and are found in different genres 51 . » (ABC : vii) Elle ajoute plus loin
qu'un genre est une forme davantage définie et historiquement identifiable, tandis qu'un
mode « can characterize works belonging to several genres, periods or national
literatures 52 . » (ABC : 2) L'approche modale de Chanady se réclame de celle qu'Ulrich
Whicks a élaborée dans un article sur le roman picaresque :
A modal perspective can help to shape our esthetic response to the concrete work
before us. It can orient for us the context of that work in terms of all the narrative
possibilities that are contained along the spectrum. To recognize that a particular work
belongs, say, to romance (or that the romance mode dominates it) is to channel our
response to - and our expectations of- that work. Modal awareness allows us to group
the particular work with other works from our total experience of fiction that function
in a similar way53.

À la différence d'une approche qui s'attarderait davantage à la question des genres, une
approche modale lorsqu'il est question de réalisme magique permet de décloisonner le

Jean-Marie Schaeffer, « Genres littéraires », dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, nouvelle
édition augmentée, préface de François Nourissier, Paris, Encyclopaedia Universalis / Albin Michel, 2001, p.
354.
Nous traduisons librement : « Dans le cas des genres littéraires, les codes de lecture sont habituellement
assez bien définis et permettent au lecteur de réagir d'une certaine façon au texte, qu'il soit par exemple
comique ou tragique. Les modes littéraires, quant à eux, peuvent souvent se chevaucher et apparaître dans
différents genres. »
52
Nous traduisons librement : « peut caractériser des œuvres appartenant à plusieurs genres, périodes ou
littératures nationales. »
53
Ulrich Whicks, « The Nature of Picaresque Narrative : A Modal Approach », dans PMLA, vol. 89, n° 2
(March 1974) p. 241. Nous traduisons librement : « Une perspective modale peut aider à la construction de la
réponse esthétique face à l'œuvre qui se trouve devant nous. Une telle perspective peut orienter pour nous le
contexte de cette œuvre en termes de possibilités narratives contenues en son spectre. Reconnaître qu'une
œuvre en particulier relève de la romance, par exemple (ou que le mode de la romance domine l'œuvre), c'est
canaliser notre réponse - et nos attentes - face à cette œuvre. La conscience modale nous permet de grouper
l'œuvre en particulier avec d'autres œuvres de fiction qui fonctionnent de façon similaire. »
199

mode et de l'appliquer à un corpus plus vaste. Un mode narratif est « transhistorique54 »,


explique Schaeffer55. De plus, parler d'un genre narratif impliquerait, à défaut d'étudier un
corpus historiquement et géographiquement très situé, qu'il faudrait prouver la présence
d'une volonté éditoriale de ranger La Sorcière dans le genre en question. Cette volonté
n'existe tout simplement pas. La Sorcière est paru dans la collection générale des romans
chez les Editions de Minuit. Il n'y a d'ailleurs aucune indication - implicite ou explicite -
quant à l'appartenance probable au mode narratif du réalisme magique dans le paratexte. La
quatrième de couverture mentionne que La Sorcière est le sixième roman de Marie NDiaye.
À plus forte raison, même, on présente un extrait d'une critique de Michèle Gazier, parue
dans Télérama, qui affirme qu'il importe peu que Lucie « soit ou non sorcière ».

Parce qu'il est un mode narratif, le réalisme magique implique une posture de lecture
particulière et son horizon d'attente demeure incertain. À quoi doit s'attendre le lecteur qui
entre dans La Sorcière ? La question ne trouve pas facilement de réponse. Marie-Laure
Ryan, dans son ouvrage Possible Worlds, Artificial Intelligence, And Narrative Theory,
postule la complémentarité de l'horizon d'attente générique et du principe de l'écart
minimal lors de la lecture. Elle définit ce principe ainsi :
This law - to which I shall refer as the principle of minimal departure - states that we
reconstrue the central world of a textual universe in the same way we reconstrue the
alternate possible worlds of nonfactual statements : as conforming as far as possible to
our representation of AW 56 . We will project upon these worlds everything we know
about reality, and we will make only the adjustments dictated by the text57.

54
Jean-Mane Schaeffer, « Genres littéraires », art. cit., p. 354.
Ce caractère « transhistorique » nous permet de mettre de côté la question post-coloniale souvent rattachée
au réalisme magique, comme le rappelle Benoît Denis dans sa définition : «[...] avec le succès international
des écrivains hispano-américains, le réalisme magique devient un phénomène post-colonial : il est une
"esthétique de l'excès" - en cela semblable au Baroque - caractéristique des ensembles culturels
périphériques longtemps dominés par l'emprise d'un centre très directif. De là les tentatives d'acclimater la
notion aux littératures antillaises ou africaines, par exemple. » (Benoît Denis, « Réalisme magique », dans
Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses
Universitaires de France (Quadrige Dicos Poche), 2004, p. 512.)
56
Actual World.
Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence, And Narrative Theory, Bloomington, Indiana
University Press, 1991, p. 51. Nous traduisons librement : « Ce principe - que j'appelle principe de l'écart
minimal - stipule que nous reconstruisons le monde central d'un univers textuel de la même façon que nous
reconstruisons les mondes possibles alternatifs des énoncés non fictifs : en nous conformant le plus possible à
notre représentation du monde réel. Nous projetons sur ces mondes tout ce que nous connaissons de la réalité
et nous ne faisons que les ajustements dictés par le texte. »
200

Umberto Eco avait déjà énoncé un principe semblable - sans le nommer - dans Lector in
fabula :
Ainsi, le lecteur, comme premier acte afin d'être en mesure d'appliquer l'information
fournie par l'encyclopédie, assume provisoirement une identité entre le monde auquel
l'énoncé fait référence et le monde de sa propre expérience, tel qu'il est reflété par le
dictionnaire de base.
Et si, au cours de l'actualisation, il découvre des divergences entre le monde de
son expérience et celui de l'énoncé, il accomplira alors des opérations extensionnelles
plus complexes58.

Or, comme l'a montré Richard Saint-Gelais dans son ouvrage L'empire du pseudo :
Modernités de la science-fiction, « les mondes science-fictionnels les plus étranges
partagent malgré tout de nombreux traits avec le monde de référence du lecteur - sans quoi
ils seraient proprement inintelligibles. En pratique, la question qui se pose au lecteur
abordant un texte de science-fiction est de savoir jusqu'à quel degré, et sur quels points, le
monde fictif divergera du monde tel qu'il le connaît5 . » Nous l'avons vu, le cadre de
référence réaliste est tout aussi important que le cadre de référence surnaturel dans le
réalisme magique. Sa construction doit être tout aussi rigoureuse afin que l'adéquation
entre le naturel et le surnaturel se fasse sans que le lecteur ne remette en question
l'étrangeté de certains événements. Nous dirons donc, à l'instar de ce que Saint-Gelais a
proposé pour le lecteur de science-fiction, que le lecteur du réalisme magique souscrit à un
principe de l'écart indéterminé, plutôt que minimal ou maximal. L'écart n'est pas minimal
parce que le lecteur ne fait pas que les ajustements dictés par le texte. Une fois qu'il
comprend qu'il a affaire à une œuvre réaliste magique, il est en droit de s'attendre à ce que
des événements encore plus étranges que ceux qui viennent de se produire aient lieu, même
si cette attente n'est pas toujours comblée. Dans La Sorcière, une fois l'incipit dépassé, le
lecteur sait qu'il a affaire à une lignée de sorcières et, sans être capable de prédire la suite
de l'intrigue - bien sûr -, il peut faire certaines inferences interprétatives par rapport aux
ajustements encyclopédiques qu'il aura à élaborer tout au long du texte et sera ainsi plus ou
moins surpris par les visions de Lucie ou la métamorphose de ses filles, par exemple .

58
Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 94.
59
Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo : Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene
(Littérarure(s)), 1999, p. 214.
Cet incipit a d'ailleurs la particularité d'établir une entrée en matière assez forte dans le versant surnaturel
du réalisme magique, au sens où il ne laisse aucune latitude au lecteur, aucune marge de manœuvre lui
permettant de refuser ou de questionner la présence du surnaturel dans la trame événementielle. A moins de
201

D'autant plus que la narration et la focalisation résolvent l'antinomie entre le naturel et le


surnaturel. Chanady affirme en effet que
The description of a supernatural event as normal eliminates the antinomy
between the real and the supernatural on the level of the text, and therefore also
resolves it on the level of the implied reader. Although the latter still perceives this
antinomy, he suspends his normal reactions of wonder in order to conform to the
requirements of the textual code. If the abnormal is described as normal, then reader
response is determined accordingly. An antinomy which exists in the semantic level is
resolved in the act of reading if the focalizer does not perceive it and if the narrator
invalidates the contradiction between the real and the impossible by describing both
kinds of phenomena in the same way. It is this resolution of semantic antinomy on the
level of focalization which characterizes magical realism . (ABC : 36)

Par contre, si l'écart à la lecture n'est pas minimal, il n'est pas non plus maximal, parce que
le lecteur du réalisme magique ne suppose pas que « le monde fictif différera sur tous les
points de [son] cadre de référence 62 . » Saint-Gelais postule, pour la science-fiction toujours,
que le lecteur
ne suspendra pas [...] ses connaissances préalables [....] [sur ce qui lui offre] une
"prise" encyclopédique. [...] Un principe d'économie est ici à l'œuvre : s'il est trop
"coûteux", en efforts cognitifs, d'élaborer des hypothèses [sur à peu près tout] [...], il
reste que la lecture est sous-tendue par l'attente de facteurs d'altérité qui risquent à tout
moment d'affecter la représentation "réaliste" qu'on se fait du cadre fictif. D'un côté,
le lecteur sait que ce cadre impliquera des ajustements encyclopédiques ; il ne souscrit
donc pas au principe de l'écart minimal. D'un autre côté, tant qu'il ne sait pas où ni sur
quel front ces ajustements se feront, le lecteur entretient une méfiance diffuse qui, sans
aller jusqu'à une remise en question méthodique (et à priori) des concordances
(apparentes) entre le texte et l'encyclopédie préalable, le met à l'affût des indices
susceptibles de "concrétiser" un écart qui n'est encore que supposé. Semblable au
lecteur de romans policiers, mais sur un autre plan, le lecteur de science-fiction est sur
ses gardes. Si la lecture science-fictionnelle repose sur un principe, c'est bien celui de
Vécart indéterminé62.

Bien qu'il applique ce principe à la lecture du genre science-fictionnel, il nous semble bien
venu de parler du même principe de l'écart indéterminé pour le réalisme magique.

mettre en doute lafiabilitédu narrateur, hypothèse interprétative peu probable en ce début de récit oùrienne
vient vraiment miner la crédibilité du narrateur.
Nous traduisons librement : « La description de l'événement surnaturel en tant qu'événement naturel
élimine, au niveau du texte, l'antinomie qui oppose le réel au surnaturel, ce qui la résout aussi au niveau du
lecteur implicite. Même si ce dernier perçoit encore l'antinomie, il met de côté son étonnement (réaction
normale) afin de se conformer aux normes du code textuel. Si l'anormal est présenté comme normal, la
réaction du lecteur s'accorde alors avec la description. L'antinomie qui réside au niveau sémantique est résolue
lors de la lecture si le focaliseur ne la perçoit pas et si le narrateur annule la contradiction entre le réel et
l'impossible en décrivant les deux événements de la même manière. C'est la résolution de l'antinomie
sémantique au niveau de la focalisation qui caractérise le réalisme magique. »
Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo, op cit., p. 217.
" Ibid., p. 218.
202

Toutefois, et le paradoxe est intéressant, le lecteur du réalisme magique ne doit pas tant être
sur ses gardes, puisque l'antinomie entre le naturel et le surnaturel est déjà résolue par la
narration, qui place les deux cadres de référence en relation égalitaire. Chanady affirme que
le lecteur du réalisme magique doit plutôt apprécier simplement l'histoire racontée et ne pas
se distancier des événements ou réfléchir sur la validité du monde fictif64. Il faut quand
même tenir compte du fait que c'est une sorcière qui raconte dans le roman de Marie
NDiaye; un tel type de narration est plus enclin à faire accepter le surnaturel. Toutefois,
cette narration surnaturelle, dirons-nous, ne désamorce pas le réalisme magique. Au
contraire, elle vient même le faciliter : il serait vraiment étrange qu'une sorcière doute de
l'existence des sorcières et cherche une explication rationnelle aux événements
surnaturels65 ! Chanady explique que le narrateur et les personnages peuvent participer eux
aussi à la naturalisation du surnaturel dans le réalisme magique :
This causal introduction of a supernatural motif prevents the reader from considering it
strange and contrary to the norms of conventional reality. The fact that the
protagonist/narrator does not even attempt to give an explanation of the unusual
phenomenon, or question how such a thing can be possible, naturalizes the
supernatural to a point where we hardly see it as such. Authorial reticence in providing
an explanation or expressing surprise is of great importance, as is the fact that the
narrator provides no information that would suggest an alternative reaction to the
supernatural66. (ABC : 151)

Donc, même si le lecteur ne questionne pas la présence du surnaturel dans le récit, il doit
constamment réajuster sa posture en cours de lecture car l'écart est indéterminé. Mais, en
plus d'être indéterminé, il est constamment variable et le lecteur ne sait pas quel pan de son
encyclopédie devra être réajusté. C'est sur cette variabilité de l'écart indéterminé que nous
distinguons avec plus de justesse ce qui différencie le lecteur du réalisme magique du
lecteur de science-fiction. En effet, si les limites de l'écart indéterminé sont aussi floues
dans les deux cas, le lecteur du texte science-fictionnel peut inférer plus aisément en raison

64
« In magical realism, he [the reader] simply enjoys the narrative without distancing himself from the events
and pondering the validity of the fictitious world. » (ABC : 102)
Lucie le fait, mais son hésitation est de courte durée et le réalisme magique est presque aussitôt réhabilité
dans le monde fictionnel du roman.
Nous traduisons librement : « La manière désinvolte dont le surnaturel est introduit empêche le lecteur de
le considérer comme étrange et contraire aux normes traditionnelles de la réalité. Le fait que le protagoniste-
narrateur ne tente même pas d'expliquer le phénomène anormal ou de saisir comment une telle chose peut être
possible naturalise le surnaturel à un point tel qu'il est difficile de voir l'anormal tel qu'il est. La réticence de
l'auteur à fournir des explications ou à exprimer la surprise est d'une importance capitale, tout autant qu'est
l'absence de .renseignements de la part du narrateur qui pourraient suggérer une autre réaction possible devant
le surnaturel. »
203

des « grands thèmes » qui fondent le genre67 : exploration de l'espace, extrapolations


technologiques, voyages dans le temps, relations géopolitiques entre différentes espèces
(humanoïdes ou non), époques futures, etc. Les facteurs d'altérité encyclopédique du
réalisme magique sont moins groupés et davantage inattendus, bien que l'on puisse partir
en quête d'éventuelles lignes de force et mettre au jour certaines cristallisations
particulières au mode. Le surnaturel, par définition (et par convention), est compris comme
étant une chose ou un événement qui ne peut pas être expliqué par les lois de la nature.
Nous en donnons une définition aussi vague que celle-ci pour la seule raison que cette
définition est à l'image du concept lui-même, c'est-à-dire flou et indéterminé. Todorov
l'affirme entre les lignes lorsqu'il écrit que le surnaturel n'est pas un genre : « Le surnaturel
ne caractérise pas les œuvres d'assez près, son extension est beaucoup trop grande . » Il est
donc assez facile d'imaginer les multiples possibilités que le surnaturel offre. Le réalisme
magique ne permet certes pas tout, mais ses potentialités sont grandes.
À cette incertitude encyclopédique s'ajoute l'incertitude de l'horizon d'attente.
Chanady écrit à ce propos que
The magico^realist author creates a convincing world view which is radically different
from our own. It may be based on Western superstition, such as ghosts and doubles, or
it may be based on a culture with a different perception of reality entirely, such as that
of the Indians of Central America. Magical realism, however, is not confined to these
two traditional manifestations, and must not necessarily contain well-known themes of
the supernatural 69 . (ABC : 114)

La possibilité de construire de façon rigoureuse un horizon d'attente aussi précis que celui
du roman policier ou de la science-fiction, par exemple, est assez improbable avec le
réalisme magique. L'incertitude de cet horizon d'attente perturbe l'acte de lecture et rend
difficile la saisie de manières particulières au mode narratif.

f\1
D'ailleurs, il est courant de parler de genre dans le cas de la science-fiction. Malgré tout, Saint-Gelais
rappelle la difficulté à cerner théoriquement le genre : « J'apprendrai peu à personne en affirmant que la
science-fiction est à la fois un genre aux traits bien nets dans l'esprit du grand public et, pour les spécialistes,
un ensemble particulièrement difficile à circonscrire, comme en font foi les efforts considérables, et sans
cesse réentrepris, en vue d'une délimitation du genre. » (Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo, op. cit., p.
197.)
jjfa
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 39.
Nous traduisons librement : « L'auteur d'une fiction réaliste magique crée une vision du monde
convaincante qui diffère radicalement de la nôtre. Cette vision du monde peut être basée sur les superstitions
occidentales, comme les fantômes et les doubles, ou peut être basée sur une culture avec une perception
entièrement différente de la réalité, comme celles des Amérindiens d'Amérique centrale. Toutefois, le
réalisme magique n'est pas confiné à ces deux manifestations, et ne doit pas nécessairement faire référence à
des thèmes bien connus du surnaturel. »
204

Du fait qu'il implique une posture de lecture particulière, le réalisme magique permet
de rendre acceptable l'amnésie du récit lors de la situation finale du roman La Sorcière. Ici,
le naturel et le surnaturel cohabitant dans le même texte grâce au réalisme magique, le
lecteur adhère à presque tout, dans la mesure où il ne peut remettre en question certaines
présences surnaturelles, certains événements invraisemblables, puisque le mode narratif du
réalisme magique permet ces différents accrocs. Ainsi, l'invraisemblance diégétique finale,
l'amnésie du récit, est excusée parce qu'elle s'inscrit dans une séquence d'événements
naturels, mais aussi surnaturels. Ce serait donc là une deuxième fonction du surnaturel dans
La Sorcière : rendre acceptable la fin du roman. Sans le surnaturel, nul doute que le récit ne
tiendrait plus; l'amnésie narrative dont il souffre serait suffisante pour le rendre inopérant
ou inacceptable.

L'AMNÉSIE À L'ŒUVRE CHEZ MARIE NDIAYE

Au-delà du roman, l'amnésie du récit a, à notre avis, une implication


épistémologique : l'univers de fiction de NDiaye cherche sans cesse des causes, mais
constate aussi une perte de la finalité, une perte de sens malgré tout. Vincent Jouve pose
une question fort intéressante dans son article sur « Les métamorphoses de la lecture
narrative » : « Comment accepter la structure rassurante du roman classique, une fois
perdue l'illusion que nos actes s'inscrivent dans une finalité70 ? » On retrouve en quelque
sorte le même embryon de réflexion chez Bruno Blanckeman, qui pose la question
autrement :
Le récit, défini comme instance de légitimation et de contestation intellectuelle,
ne participe-t-il pas d'un mouvement culturel plus vaste, nommé par les historiens
"crise du sens", par les sociologues "déficit du sens", par les philosophes "abandon du
sens" (Jean-Luc Nancy) ? N'exprime-t-il pas un état de civilisation dans lequel la
faillite des différents systèmes instaurateurs de valeurs provoque à la fois l'incertitude
et la recomposition des repères communs71 ?

Dans La Sorcière, Lucie cherche à jeter le blâme de ce qui arrive sur quelqu'un, elle
cherche à connaître la cause de ses malheurs :

Vincent Jouve, « Les métamorphoses de la lecture narrative », art. cit., p. 155.


Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve
d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion (Perspectives), 2000, p. 204.
205

Je demeurai un long moment sur notre canapé, sans prendre la peine d'essuyer
mes joues, me demandant si Pierrot était blâmable de nous avoir abandonnées, si Maud
et Lise étaient blâmables de m'avoir faussé compagnie, si j'étais blâmable, moi,
d'avoir laissé en plan la maman de Pierrot. Mais qu'aurais-je pu faire ? Et Pierrot,
qu'aurait-il pu faire d'autre que de s'éloigner de nous [...]? (LS : 122)

Par ces deux questions, le personnage de Lucie introduit dans la fiction l'idée de fatalité,
d'un cours normal des choses sur lequel on ne peut pas vraiment agir. Il lui manque, dit-
elle, « le goût du pouvoir et le dégoût de la fatalité. » (LS : 121) Warren Motte a noté lui
aussi une certaine perte de la finalité chez le personnage de Lucie :
Lucie is bewildered by many things in her life, of course, but perhaps most of all by
the fact that nobody - neither her parents, nor her husband, nor her children, nor her
friend Isabelle - seems to need her. Things have fallen apart for her, she feels, things
are not the way they ought to be. By all rights, she ought to be loved in return by the
people to whom she has devoted so much affection; and in a better world, she would
be loved like that72.

Yves Ouallet, dans l'introduction d'un article qui traite « De la finitude en littérature »,
constate cette perte de finalité dans le récit contemporain : « Et déjà la fin apparaît tout
aussi impossible. Il n'y a plus de fin, on arrive au terme seulement quand on est à bout. La
terminaison, terme provisoire, remplace la fin. Il n'y a plus de mot de la fin, seul demeure
le mot fin111. » Il lie également le début et la fin à la question du sens :
Mais il y a une dissymétrie fondamentale entre commencer et finir : normalement le
début ouvre et la fin ferme. C'est pourquoi le début paraît orienter le sens, et la fin
semble le déterminer. Cependant tout le travail de la fiction consiste à jouer sur la
tension entre début et fin, et ouverture et fermeture, jusqu'à dissocier le lien qui lie
dans la vie le début à l'ouverture et la fin à la fermeture : c'est cette dissociation des
deux fonctions qui est le propre de la fiction et constitue le fait déterminant dans le
phénomène de donner un sens au texte et du sens à la vie - faute de donner un sens au
monde74.

La fin insoluble de La Sorcière semble, de cette façon, constater le déficit de sens dont
souffre non seulement le personnage mais aussi, par extension, le récit. À cette perte de
finalité vient s'opposer un sens des responsabilités aigu et excessif. Lucie doit réconcilier

72
Warren Motte, «Marie Ndiaye's Sorcery», dans Fables of the Novel, op. cit., p. 130. L'italique est
originale. Nous traduisons librement : « Lucie est bien sûr déconcertée par de nombreuses choses dans sa vie,
mais ce qui la déconcerte le plus est peut-être le fait que personne - ni ses parents, ni son mari, ni ses enfants,
ni son amie Isabelle - ne semble avoir réellement besoin d'elle. Elle a l'impression que tout s'est écroulé autour
d'elle et que rien n'est comme il devrait l'être. Elle devrait normalement être aimée par ces personnes pour qui
elle a donné tant d'affection, et dans un monde meilleur, elle recevrait en effet un tel amour. »
73
Yves Ouallet, « De la finitude en littérature », dans Fabula, la recherche en littérature, [en ligne].
http://www.fabula.org/colloques/document701.php [Texte consulté le 1er mai 2009].
Idem.
206

ses parents, cette tâche lui revient à elle et elle seule. Elle s'investit elle-même de cette
mission qui prendra une importance capitale à ses yeux.
Ce sentiment de responsabilité, donc, couplé au désintérêt de Lucie envers
l'inévitable fatalité est, à notre sens, symptomatique du contemporain, sinon du moins
emblématique de l'œuvre romanesque de Marie NDiaye. En effet, on retrouve, à différents
niveaux, des considérations semblables dans d'autres romans de Marie NDiaye.
Par exemple, Un temps de saison, paru en 1994 chez Minuit, est probablement le
roman de NDiaye qui se rapproche le plus de La Sorcière. L'amnésie y est ici développée
en tant que thème. Herman, Rose et leur fils sont des Parisiens qui passent l'été à la
campagne. Ils retournent habituellement à Paris le 31 août, mais décident cette année-là de
quitter le 1er septembre. Or, ce dernier jour, Rose et l'enfant disparaissent :
Et qu'il fît soudain une température hivernale achevait de le terrifier en le persuadant
qu'ayant attendu une journée de trop pour partir et modifié ainsi une habitude de dix
ans, ayant laissé venir à eux ici même un mois de septembre qu'il ne leur avait jamais
été donné de voir qu'à Paris, Rose et lui s'étaient exposés à des perturbations
inconnues, d'une nature à laquelle, peut-être, ils n'étaient pas de taille à résister75.

Herman cherche à les retrouver. Il interroge tout le monde au village et découvre qu'il
arrive aux Parisiens qui restent au village en septembre la même chose qu'à lui et sa
famille : femmes et enfants se transforment en sortes de fantôme tandis que les hommes
doivent devenir des transfuges. Les villageois sont amnésiques par rapport à l'origine de
ces transfuges : « - Tel que vous me voyez, j'en étais un, tout comme vous. Et puis un
hasard a fait que j'ai attendu l'automne ici, il y a une quinzaine d'années, et je ne suis plus
reparti. Ça a si bien marché que je suis devenu président du syndicat d'initiative et directeur
du comité des fêtes, et plus personne ne sait, ou se souvient, que j'appartiens à cette race
détestée . » On suggère à Herman de ne pas parler de sa famille, de sa situation
particulière, d'oublier tout cela. Les villageois s'efforcent d'ailleurs de ne pas réagir, de
forcer leur propre amnésie sur le sujet : « Et mon affaire ? Est-ce qu'on l'a déjà oubliée ?
Ils n'ont pas avancé la moindre hypothèse, rien qui pourrait m'aider77. » Herman lui-même
en vient donc à oublier sa femme et son fils : « Mais avait-il encore le souvenir précis des
traits de Rose et de leur garçonnet ? Aucunement, il ne lui restait guère que le prénom de

75
Mane NDiaye, Un temps de saison, Paris, Editions de Minuit (Double), 2004 [1994], p. 15.
76
Ibid., p. 39-40.
77
Ibid., p. 60.
207

chacun 78 . » Le récit se termine par l'apparition inattendue des beaux-parents de Herman, un


peu à la manière de La Sorcière, à la différence ici que les personnages ne sont pas tout à
fait amnésiques parce qu'ils cherchent encore Rose et le petit. Néanmoins, le récit, lui,
semble oublier comme dans La Sorcière : Herman et ses beaux-parents prennent un taxi qui
devrait les mener au village, mais celui-ci rend l'âme à la sortie de L., la petite ville non
loin de là où ils se trouvaient. Le récit n'offre aucune résolution, aucune conclusion qui
viendrait mettre un terme à la quête du personnage et à la suite événementielle. Dominique
Rabaté a d'ailleurs noté cette étrangeté narrative, qu'il nomme en ce qui le concerne
« panne de récit » :
L'énergie romanesque qui habite chacun des textes mène à une sorte d'impasse.
La logique narrative, qui a suivi sa course en obéissant au développement de la
situation initiale, bute sur l'aporie originaire dont elle était issue. Curieusement, les
romans de Marie NDiaye ne peuvent trouver d'autre terme que la suspension du
mouvement qui les avait portés. La conclusion d'Un temps de saison en offre une
métaphore magnifique, puisque le livre se termine sur une panne de taxi qui laisse
Herman et ses beaux-parents en plan, entre deux villages. C'est littéralement une panne
de récit, et cette interruption abrupte est un remarquable tour de force narratif, aveu de
l'impossibilité de prolonger dans un sens ou dans un autre la mécanique de l'absurde
dévotion aux fantômes79.

Le roman En famille, paru chez Minuit en 1990, offre un autre exemple intéressant
d'amnésie narrative. Le roman n'est qu'une longue quête des causes d'un ostracisme;
Fanny cherche à racheter les erreurs du passé qui l'auraient, selon elle, exclue de la
famille :
Le moment arriva où elle jugea bon de mettre la famille au courant de son projet. [...]
Elle annonça alors qu'elle devait dire quelque chose d'important et solliciter l'aide de
chacun, n'ayant pas besoin d'argent (elle avait vu des regards s'assombrir) mais de
renseignements sur tante Léda, la sœur de sa mère. [...]^Tout le malheur vient de ce
que Tante Léda n'a pas été informée de ma naissance comme l'a été chacun de vous, et
Tante Léda est la sœur de ma propre mère. [...] Ainsi, les choses n'ont pas été
accomplies comme elles doivent l'être en toute circonstance, et la faute de mes parents
est immense, quoiqu'ils l'ignorent. [...] Retrouver tante Léda est tout ce que je peux
faire maintenant. Alors nous organiserons, conclut Fanny en souriant, un second repas
de naissance en mon honneur, et Léda sera au bout de la table, encadrée par mes
parents, leur erreur ne peut se racheter qu'à moitié, malheureusement. Car j'ai

78
Ibid., p. 89.
79
Dominique Rabaté, Marie NDiaye, op. cit., p. 38-39.
208

maintenant dix-huit ans et déjà payé de beaucoup de malheurs et d'ennuis


SU
l'insouciance de ceux qui m'ont faite .

La quête de Fanny, tout comme celle de Lucie d'ailleurs, est clairement énoncée, elle est
même vitale pour le personnage. À l'instar de Lucie, Fanny affirme qu'elle préférerait
« mourir en route plutôt que de poursuivre une existence dont la ligne, dès le début, avait
été déformée, tordue par la paresse et l'oubli, de ce fait seulement remplie jusqu'à présent
de pauvres choses indicibles, de malheureuses histoires boiteuses dont le récit eût couvert
une demi-page.» (EF : 18-19) Toutefois, cette quête échoue lamentablement et non
seulement Fanny ne retrouve pas sa tante Léda, mais en plus elle meurt en cours de route.
Sa première mort passe assez inaperçue, malgré son caractère très spectaculaire81 :
Il [le chien] s'élança sur Fanny en aboyant si fort que chacun recula de frayeur. Il la
saisit à la gorge et entreprit de la dépecer. De gros morceaux de chair qu'il arrachait
étaient recrachés aussitôt, comme s'il eût voulu la goûter entière avant de se décider à
l'avaler. Il grondait, défendant qu'on approchât. Personne ne bougeait. Eugène,
consterné, tiraillait ses rouflaquettes, rouge de honte. Le chien avait ses quatre pattes
sur la poitrine de Fanny, le cou déjà se trouvait presque tranché. Fanny n'avait fait
entendre qu'un léger, très léger couinement ! Maintenant il fouissait le poitrail, à la
recherche du cœur. Il se lassa soudain et revint docilement à Eugène en frétillant de la
queue. Alors Tante Colette retrouva sa vivacité d'esprit, elle enveloppa sans dégoût
(comme elle vidait les lapins, nettoyait les têtes de veau) ce qu'il demeurait de Fanny
dans un vieux drap et s'en alla jeter le tout sur le tas de fumier, au fond du jardin. Tante
Clémence lessiva le carreau. La mère de Fanny s'occupait de servir l'apéritif, non sans
entrain. Eugène descendit attacher son chien dans la cour, et les conversations
reprenaient, portant sur ce qu'on buvait qui pourtant ne changeait jamais : un anis pour
les hommes, pour les femmes un petit vin cuit... (EF : 186)

Ici, l'amnésie est double : amnésie des personnages, qui oublient aussitôt la mort violente
de Fanny, et amnésie du récit, qui passe à autre chose lui aussi comme si de rien n'était.
Dans les pages qui suivent, la narration est déléguée à Tante Colette qui fait le récit du
mariage d'Eugène sans même mentionner la mort de Fanny, bien qu'il soit question du
chien. Plus loin encore, Fanny se souvient de sa mort (parce qu'elle revient à la vie dans
une clairière), mais constate qu'elle a été complètement oubliée au village : « Et ceci
m'apparut avec évidence : on avait oublié, à peine fut-elle disparue, celle que j'avais été,
pour ne l'avoir jamais comptée parmi les habitants du village. » (EF : 223) Le roman se

80
Marie NDiaye, En famille, Paris, Éditions de Minuit (Double), 2007 [1990], p. 14-16. Désormais, les
renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte par la seule mention EF : suivie du numéro de la
page.
Ce passage ne l'indique pas, mais l'action se déroule lors du mariage du cousin de Fanny, Eugène.
209

termine alors que Tante Colette souhaite oublier Fanny, cette « imperceptible silhouette »
(EF : 305) : « Puisse-t-elle être morte, priais-je en moi-même, disparue, dissoute ! Puisse-t-
elle n'avoir jamais existé ou que, pareillement, meure tout souvenir de son passage ! » (EF :
309) L'oubli est central dans le roman et est intimement lié à la recherche des causes :
Fanny cherche à comprendre ce qui s'est passé et ce qui a été oublié. D'ailleurs, Fanny (est-
ce seulement son nom ?) s'est vue attribuer un nouveau prénom parce qu'on semble avoir
oublié son identité : « - Vois-tu, Fanny, commença-t-elle en étreignant gauchement les
hanches de sa nièce. / - Je ne m'appelle pas Fanny, Tante Colette ! Tu as donc tout oublié ?
Mais cela ne fait rien, appelle-moi Fanny. Il me fallait, de toute façon, dit Fanny avec
plaisir, un nouveau prénom. » (EF : 9)
Cette même recherche des causes est à l'œuvre dans Mon cœur à l'étroit, roman paru
chez Gallimard en 2007. Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux d'habitude tolérés,
sont soudainement victimes d'un ostracisme que le roman n'explique jamais. Ange a été
charcuté et sa blessure menace de lui coûter la vie. Dès l'incipit, Nadia entre en quête. Elle
se demande d'abord si elle est vraiment la victime d'un quelconque ostracisme, puis les
événements font en sorte qu'elle ne puisse plus en douter. Elle cherche à comprendre, elle
questionne constamment tout ce qui lui arrive : « - Vous faites fausse route, dit-il avec un
air ennuyé. Vous ne voulez pas comprendre d'où vient le mal. / - On ne me l'explique pas,
dis-je, acide. / Mais j e ne veux pas le savoir. Je ne veux pas le savoir précisément*2. » Elle
ne veut pas le savoir, mais elle cherche tout de même à comprendre. Elle questionne son
entourage et décide de fuir chez son fils en Corse. Le lecteur ne saura jamais ce qu'il en est
de la réalité des événements qui se sont déroulés tout au long du récit, puisque celui-ci se
termine un peu à la façon de La Sorcière; Ange réapparaît avec une nouvelle copine -
Corinna Daoui, amie d'enfance de Nadia, prostituée, dernière flamme connue de son ex-
mari qui vient tout juste de mourir - comme si de rien n'était :
Voilà qu'elle tend le bras et me désigne un spectacle qui l'amuse. Un homme et
une femme courent sur la plage en se tenant la main, sautant et bondissant comme de
jeunes chèvres. Ils sont pourtant d'un certain âge, ainsi qu'on le remarque à cette
distance aux cheveux gris de l'homme, à la maigreur noueuse de la femme. Ils se
jettent dans le sable, se roulent, se relèvent, si heureux qu'ils ont l'air détraqués. Ils
viennent vers nous, Souhar et moi, qui les regardons, arrêtés, immobiles.
Je les connais. Oh, me dis-je, je les connais très bien.

82
Marie NDiaye, Mon cœur à l'étroit, Paris, Gallimard, 2007, p. 79.
210

L'homme, c'est Ange, et la femme, habillée d'une courte robe turquoise,


Corinna Daoui. Ange porte un costume de lin sur un tee-shirt blanc. Il a le visage frais
et sain, il est bronzé comme un vacancier. Daoui elle-même a perdu ce teint bleu-gris
que lui avaient donné des décennies de cigarettes et de débine.
Ni surpris ni remués de me rencontrer, ils m'embrassent chacun son tour, les
mêmes baisers sonores sur mes joues, comme en famille. Je me balance d'un pied sur
l'autre, cramponnée aux poignées de la poussette. Ils me demandent en même temps,
riant aussitôt après d'avoir parlé ensemble :
- Alors, qu'est-ce que tu deviens ?
Je repousse la question d'un geste évasif, d'un sourire contraint. Je plonge mes
yeux dans les yeux d'Ange - mais ils sont vides de tout message subreptice et ne me
retournent qu'une expression de bien-être et d'absolue paix de la conscience83.

Ange est guéri de son étrange blessure dont la recherche des causes occupait une place très
importante dans la suite événementielle, mais le récit n'y revient pas. Corinna Daoui
propose à Nadia d'aller prendre un verre, mais celle-ci refuse. Daoui est ici en quelque
sorte l'équivalent de la belle-mère de Lucie dans La Sorcière, avec sa question étrange qui
semble surgir de nulle part. Le récit de Mon cœur à l'étroit n'est peut-être pas amnésique
de la même façon que celui de La Sorcière, mais il semble lui aussi avoir oublié de
conclure.

Que l'on parle de panne de récit ou d'amnésie narrative, la conclusion est la même : le récit
chez Marie NDiaye, qu'il soit amnésique de façon aporique ou de façon invraisemblable,
qu'il s'inscrive dans le mode narratif du réalisme magique ou qu'il fasse simplement appel
à des thèmes fantastiques ou étranges, tente bien de renouveler le paradigme narratif.

MARIE NDIAYE, LA SORCIÈRE ET LES ESTHÉTIQUES CONTEMPORAINES

L'amnésie du récit dans le roman La Sorcière participe de la perturbation du récit


traditionnel et se distingue aussi de la simple fin ouverte. En effet, la complication initiale
n'est pas réparée. Nous l'avons montré, le schéma qui s'applique à La Sorcière est celui de
la quête. Il y a donc une disjonction entre deux états et l'action engendrée par cette quête se
situe entre les deux. Ces états sont habituellement statiques, c'est-à-dire que l'état initial
n'est appelé à changer que parce qu'il y a perturbation lors du déclenchement de l'action, et
l'action vise habituellement à atteindre un second équilibre à l'état final. Or, au contraire du
récit classique, il n'y a pas de véritable aboutissement dans La Sorcière.

83
Ibid., p. 298.
211

De plus, la cohabitation non problématisée de deux cadres de référence


habituellement antinomiques permise par le réalisme magique vient questionner le réel et
les modalités de sa présence dans le roman. L'univers de fiction de La Sorcière
problématisé l'illusion référentielle chère au roman. Comment expliquer, sinon, que le
lecteur accepte les invraisemblances empiriques84 de la trame événementielle ? Comment
expliquer, aussi, que la seule peur ou hésitation vienne des sorcières elles-mêmes ? En
effet, Lucie et sa mère réagissent avec étonnement à la présence, par exemple, d'un corbeau
à Paris, oiseau au comportement pourtant tout à fait inoffensif :
Un grand oiseau brun se tenait sur le rebord, nous observant à travers la vitre d'un œil
vigilant et sans effroi, si semblable à la corneille que j'avais remarquée le matin même
qu'un petitfrissond'inquiétude me parcourut.
- Un corbeau ! s'écria ma mère.
Alors je ne pus m'empêcher de chuchoter en direction de l'oiseau :
- Isabelle ?
Mais ma mère ouvrait la fenêtre avec fracas et, soudain furieuse, elle que je ne
connaissais d'ordinaire que d'humeur égale, conciliante, agita les mains en clamant :
- Veux-tu te sauver, sale bête ! Ouh, ouh, déguerpis ! (LS : 79)

Ou encore : « - Le corbeau est revenu ! / Ma mère poussa un cri de fureur et, de nouveau,
son regard se dora d'une lumière étroite et brève. » (LS : 83)
Ces deux éléments qui questionnent aussi bien les ressorts du récit que le rapport au
réel inscrivent le roman La Sorcière dans le vaste champ des esthétiques contemporaines.
Comme l'ont constaté Dominique Viart et Jan Baetens dans l'introduction des actes du
colloque sur les États du roman contemporain : « depuis le début des années Quatre-vingt,
le roman français est entré dans une période de profonds renouvellements. Le déclin d'une
certaine littérature de recherche semble donner lieu à la recherche d'une littérature
nouvelle, qui ne s'interdit plus le plaisir du récit, l'expression du sujet ni la confrontation
avec le réel85. » Ils ajoutent un peu plus loin que « la période contemporaine, pour attentive
qu'elle demeure à ces critiques [les attaques des formalistes envers la notion de
romanesque], ne tente pas moins de réinstaurer un certain plaisir d'écriture . » A cet effet,
il y a presque consensus : on retrouve dans le discours critique des réflexions faisant état

La vraisemblance empirique concerne la conformité des événements à l'expérience commune. Voir Cécile
Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », art. cit., p. 23-46.
85 . '
Jan Baetens et Dominique Viart [dir.], Ecritures contemporaines 2 : Etats du roman contemporain. Actes
du colloque de Calaceite, Fondation Noesis, 6-13 juillet 1996, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard (La
Revue des Lettres modernes), 1999, p. 3.
U
Ibid., p . 5.
212

d'une « littérature en ordre dispersé 87 »,


.. . . .;
de « pratiques A„I„*A„„88
éclatées » et d'« hybridation des
on

formes », mais il y est aussi question de « goût retrouvé pour le récit et pour le plaisir de
90
raconter », et d'une ère des retours :
Passé le temps des ruptures, on a pu parler de celui des retours pour caractériser les
inflexions dominantes des écritures littéraires actuelles : retour au réel, entendu comme
objet d'investigation ; retour au sujet, compris à la fois comme le développement d'une
histoire et la composition d'une individualité ; retour à la fiction, considérée comme
une représentation d'ordre imaginaire à finalité heuristique ; retour au récit, conçu
comme mode de composition linéaire à dominante chronologique91.

Dominique Rabaté fait aussi état de ce retour au récit dans son survol sur Le roman
français depuis 1900 :
Je voudrais, dans cette partie qui concerne la période contemporaine, dégager certaines
tendances générales, donner des points de repère pour s'orienter dans un paysage plus
difficile à cerner du fait du manque de recul. Je m'attarderai donc moins sur des
œuvres singulières, préférant indiquer des tendances. Celle qui me paraît définir la
spécificité de cette dernière période est un retour au récit, une volonté de réintroduire
l'histoire (la fable narrative) et l'Histoire, de retrouver le goût de la fiction, sans pour
autant oublier les contestations des années précédentes92.

Ces retours ne sont toutefois pas naïfs. La problématisation du récit est une manière de
réinventer le protocole narratif. La fiction est tout de même contestée, affirme Bruno
Blanckeman dans un essai sur Les récits indécidables :
Cette réhabilitation de la fiction romanesque ne signifie pas en effet une
restauration. La fiction est distancée ou contestée en son for, par un usage ambivalent
de ses paramètres. L'art du bougé est manifeste : l'intrigue se décale, se dédouble, se
défait. Un jeu sur les proportions romanesques en redouble l'effet: les situations
prolifèrent, les circonstances rebondissent, les aventures s'amalgament. Le regard
spéculaire veille : tendant vers une histoire, le texte qui s'écrit entretient aussi sa propre
conscience. Sans se décomposer, le roman s'autodétoume sporadiquement, à des
degrés variables93.

87 i
Dominique Viart, « Ecrire au présent : l'esthétique contemporaine », dans Michèle Touret et Francine
Dugas-Portes [dir.], Le temps des lettres : quelles përiodisations pour l'histoire de la littérature française du
XXe siècle ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 323.
88
Bruno Blanckeman, « Troisième partie - Retours critiques et interrogations postmodernes », dans Michèle
Touret [dir.], Histoire de la littérature française du XXe siècle, Tome II - après 1940, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2008, p. 423.
89
Ibid., p. 428.
90
Dominique Viart, « Ecrire au présent : l'esthétique contemporain », art. cit., p. 319-320.
91
Bruno Blanckeman, « Troisième partie - Retours critiques et interrogations postmodemes », loc. cit., p.
443.
92
Dominique Rabaté, Le roman français depuis 1900, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1998, p. 93.
93
Bruno Blanckeman, Les récits indécidables, op. cit., p. 16.
213

Warren Motte remarque lui aussi une reprise de vigueur de la prose narrative française
accompagnée d'une remise en question des stratégies traditionnelles :
Readers familiar with the contemporary novel in France are currently witnessing, I
believe, the most astonishing reinvigoration of French narrative prose since the "new
novel" of the 1950s. In the last few years, bold, innovative, and richly compelling
models of the novels as literary form have been proposed by a variety of young writers.
Those models severely question - and in some case eschew outright - traditional
strategies of character, plot, theme, and message94.

La fin amnésique de La Sorcière participe certainement de cette remise en question des


stratégies traditionnelles. Le rôle de la fin dans les schémas canoniques est fort important.
Elisa Bricco s'est intéressée au début et à la fin dans les romans de l'extrême-
contemporain, ainsi qu'à leur nouveau rôle dans l'évolution des relations textuelles. Dans
un article consacré à ce sujet et paru en ligne en 2007, elle affirme s'être
interrogée sur la possibilité que le retour au récit prévoie aussi la réappropriation des
stratégies narratives propres au début et à la fin. La question que je me suis posée en
effet au commencement de mon enquête [...] est de savoir si le début et la fin viennent
à recouvrir des fonctions renouvelées dans le roman très contemporain, au-delà de leur
valeur cruciale dans le construction romanesque ainsi que dans l'établissement du
contrat de lecture95.

Sans prétendre répondre à cette question, notre étude a toutefois montré comment la fin
amnésique de La Sorcière perturbe les stratégies plus traditionnelles de mise en récit. S'y
verraient illustrer un exemple probant de fonction renouvelée de la fin dans le roman
contemporain.
L'étrange et le surnaturel participent aussi de ces renouvellements, à tout le moins ils
s'inscrivent dans les esthétiques contemporaines. Dominique Viart et Bruno Vercier, dans
La littérature française au présent : Héritage, modernités, mutations, traitent de cette
résurgence de l'étrange : « L'étrange, aussi, impose sa marque, sans pour autant sacrifier
aux vieux motifs fantastiques : face au monde qui se "mondialise", la littérature construit

94
Warren Motte, « Introduction », dans Fables of the Novel, op. cit., p. 3. Nous traduisons librement : « Les
lecteurs habitués au roman français contemporain sont actuellement témoins, je crois, de la revitalisation la
plus étonnante de la prose narrative française depuis le "nouveau roman" des années 1950. Au cours des
dernières années, une multitude de jeunes auteurs ont avancé des modèles romanesques audacieux,
innovateurs et énormément fascinants. Ces modèles mettent sérieusement en question - et dans certains cas
évitent complètement - les stratégies traditionnelles de construction de personnages, d'intrigues, de thèmes et
de messages. »
95
Elisa Bricco, « Le début et la fin : évolution d'une relation textuelle dans le roman contemporain ? », dans
Fabula, la recherche en littérature, [en ligne], http://www.fabula.org/colloques/document727.php [Texte
consulté le 1" mai 2009].
214

un réel qui déroute et dont les troubles contaminent romans, récits, théâtre et poésie96. »
Plus loin, ils ajoutent que
des romans préfèrent introduire un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la
représentation, ou porter la réalité à son plus extrême dérèglement. Loin de nier le réel,
ou de s'en divertir, ils se mettent à l'écoute de ses failles - ou de son trop plein - dans
des fictions qui insinuent chez le lecteur un certain malaise. Cela va des frontières du
fantastique, lequel ne trouve son efficace qu'à proportion du poids de réalité qui
l'informe, jusqu'à une sorte d'hyperréalisme miné d'inquiétante étrangeté97.

Il nous semble que ces considérations sur les « romans du malaise » s'appliquent tout à fait
au réalisme magique de Marie NDiaye et de La Sorcière9*. En effet, le roman, en plus de
confronter le réel en faisant cohabiter le naturel et le surnaturel et d'introduire par l'amnésie
narrative un « grain de sable » dans l'engrenage du récit, s'inscrit parfaitement dans ces
esthétiques contemporaines qui tentent de renouveler le récit. NDiaye ne se refuse pas le
plaisir de la narration. Le récit amnésique de La Sorcière en est un très bon exemple : ce jeu
sur la structure du roman problématisé le récit et participe pleinement du renouvellement
des formes narratives. On peut de plus considérer le réalisme magique comme l'un des
modes narratifs probablement les plus transgressifs qui soient en littérature, peut-être pas en
raison de ses thèmes, mais plutôt de sa construction et de la posture de lecture paradoxale
qu'il suppose. Le lecteur est appelé à travailler davantage son adhésion au texte, en raison
notamment de la variabilité de l'écart indéterminé et de l'incertitude de l'horizon d'attente.
Ce paradoxe est au fondement même du mode narratif, il en construit la particularité; d'un
côté, le lecteur est amené à accepter la cohabitation de deux cadres de référence
habituellement antinomiques sans que la construction du texte ne vienne problématiser
l'étrangeté sémantique d'une telle présence simultanée et, d'un autre côté, l'examen des
modalités de lecture du mode narratif laisse entendre que le même lecteur devrait y
appliquer un principe de l'écart indéterminé et variable, c'est-à-dire constamment ajuster
son horizon d'attente et son adhésion au récit.

Dominique Viart et Bruno Vercier, avec la collaboration de Franck Evrard, La littérature française au
présent : Héritage, modernité, mutations, 2e édition augmentée, Paris, Bordas, 2008, p. 5.
97
Ibid., p. 424.
98
Il est intéressant de noter que la réception immédiate du roman Un temps de saison de Marie NDiaye fait
mention du malaise; Pierre Lepape, dans Le Monde du 11 mars 1996, écrit que Marie NDiaye et Jean Echenoz
« ne sont du parti d'aucun ordre, ils font du malaise, du trouble, de la confusion et du chaos la nature même
des choses. » (Pierre Lepape, « La Trublionne », dans Le Monde, 11 mars 1996, repris en « postface » dans
Marie NDiaye, Un temps de saison, Paris, Minuit (Double), 2003 [1996], p. 148.
215

Le réalisme magique propose aussi une vision du monde insolite et une vision de la
littérature qui ne se confortent pas dans des avenues clichées ou attendues, mais bien plutôt
dans des paradigmes singuliers et transgressifs. Todorov, dès 1970, écrivait déjà sur cette
transgression dans l'éclatement des genres : « Pour qu'il y ait transgression, il faut que la
norme soit sensible. Il est d'ailleurs douteux que la littérature contemporaine soit tout à fait
exempte de distinctions génériques; seulement, ces distinctions ne correspondent plus aux
notions léguées par les théories littéraires du passé . » Vincent Jouve affirme pour sa part
que « [c]ontester le récit, c'est [...] fragiliser la représentation qu'il véhicule et refuser les
codes qui ne sont pas seulement esthétiques. Ce qu'il s'agit de dénoncer, c'est la
participation-aliénation d'un lecteur spontanément conduit à voir, dans le roman, un miroir
du réel100. » La Sorcière, en somme, s'inscrit parfaitement dans son époque en proposant
non seulement une sorte de discours sur le réel, mais aussi un discours sur la littérature.
« Nous croyons à tout, même aux sorcières s'il le faut, mais vous n'êtes qu'une invention
de sorcière, une vile tricheuse» (LS : 156), hurle un gendarme à l'intention de Lucie.
Faudrait-il voir dans cette invective, ainsi que dans la description que Lucie fait de ses
propres pouvoirs101, une réflexion métafictionnelle sur le roman que le lecteur tient entre
ses mains et sur l'acte de lecture qu'il suppose ? Peut-être, peut-être pas, encore faudrait-il
regarder cette question de plus près avant de tenter d'y répondre. N'empêche que le
réalisme magique et l'amnésie narrative que nous avons examinés dans cette étude peuvent
forcer l'œil du lecteur dans une telle direction.

99
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 12.
Vincent Jouve, « Les métamorphoses de la lecture narrative », art. cit., p. 155.
« En vérité, c'est un pouvoir ridicule que je possédais, puisqu'il ne me permettait de voir que
l'insignifiant. » (LS : 13)
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