Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Ce qu’elle introduit est ceci, que ce beau a rapport avec ceci qui
concerne non pas l’avoir, non pas quoi que ce soit qui puisse être
possédé, mais l’être, et l’être à proprement parler en tant qu’il est
celui de l’être mortel. Le propre de ce qui est de l’être mortel <207d>
est qu’il se perpétue par la génération. Génération et destruction,
telle est l’alternance qui régit le domaine du périssable, telle est
aussi la marque qui en fait un ordre de réalité inférieur, du moins
est-ce ainsi que cela s’ordonne dans toute la perspective qui se
déroule dans la lignée socratique, aussi bien chez Socrate que chez
Platon.
1
204e, trait. L. Robin : Voyons, Socrate, celui qui aime les choses bonnes, aime ; qu’est-ce
qu’il aime ? – 205a C’est… par la possession <ktèsei> de choses bonnes que sont heureux
les gens heureux.
auxquelles seulement la participation assure ce qui existe dans son
fondement d’être.
<208ab> [il n’est pas possible de ne pas] Dans cette référence première au
problème de la mort, dans cette fonction qui est accusée de ce
mirage du beau comme étant ce qui guide le sujet dans son rapport
avec la mort (en tant qu’il est à la fois distancé et dirigé par
l’immortel), il est impossible que vous ne fassiez pas le rapproche
ment avec ce que l’année dernière, j’ai essayé de définir,
d’approcher, concernant cette fonction du beau dans cet effet de
défense dans lequel il intervient, de barrière à l’extrême de cette
zone que j’ai définie comme celle de l’entre-deux-morts. Ce que le
beau en somme nous parait dans le discours même de Diotime
destiné à couvrir c’est, s’il y a deux désirs chez l’homme qui le
captent dans ce rapport à l’éternité avec [les générations par] <la
génération d’une part>, la corruption et la destruction de l’autre,
c’est le désir de mort en tant qu’inapprochable que le beau est
destiné à voiler. La chose est claire dans le début du discours de
Diotime2.
Désir de beau, désir en tant qu’il s’attache, qu’il est pris dans ce
mirage, c’est cela qui répond à ce que nous avons articulé comme
correspondant à la présence cachée du désir de mort. Le désir du
beau, c’est ce qui, en quelque sorte, renversant la fonction, fait que
le sujet choisit les traces, les appels de [celui qui lui offre cet objet] <ce que
lui offrent ses objets>, certains entre ses objets.
2
Cf. L. Robin, 206e : L’objet de l’amour… c’est de procréer et d’enfanter dans le beau (…)
Parce que perpétuité dans l’existence et immortalité, ce qu’un (207a) être mortel peut en
avoir, c’est la procréation (…) La conclusion nécessaire de ce raisonnement est que l’objet
de l’amour, c’est aussi l’immortalité.
pourras arriver jusqu’à /epopteia/ ».3 Évoquant proprement
la dimension des mystères, <à ce point>, elle reprend son discours
sur cet autre registre (ce qui n’était que transition devient but) où,
développant la thématique de ce que nous <211abcd> pourrions
appeler une sorte de donjuanisme platonicien, elle nous montre
l’échelle qui se propose à cette nouvelle phase qui se développe en
tant qu’initiatrice, qui fait les objets se résoudre en une progressive
montée sur ce <211e> qui est le beau pur, le beau en soi, le beau sans
mélange. Et elle passe brusquement à ce quelque chose qui semble
bien n’avoir plus rien à faire avec la thématique de la génération,
c’est à savoir ce qui va de l’amour (non pas seulement d’un beau
jeune homme, mais de cette beauté qu’il y a dans tous les beaux
jeunes gens) à l’essence de la beauté, de l’essence de la beauté à la
beauté éternelle et, à prendre les choses de très haut, à saisir le jeu
dans l’ordre du monde de cette réalité qui tourne sur le plan fixe des
astres qui nous l’avons déjà indiqué – est ce par quoi la
connaissance, dans la perspective platonicienne, rejoint à
proprement parler celle des Immortels.
C’est quelque chose qui est au-delà de tous ces objets, qui est dans
ce passage d’une certaine visée, d’un certain rapport, celui du désir
à travers tous les objets vers une perspective sans limite ; c’est de
cela qu’il est question dans le discours de Diotime. On pourrait
croire, à des indices qui sont nombreux, que c’est là en fin de compte
la réalité du discours. Et pour un peu, c’est bien ce que toujours nous
sommes habitués à considérer comme étant la perspective de l’erôs,
dans la doctrine platonicienne. L’erastès, l’erôn, l’amant, en quête
d’un lointain erômenos est conduit par tous les erômenon, <par>
tout ce qui est aimable, digne d’être aimé (un lointain erômenos ou
erômenon, c’est aussi bien un but neutre) et le problème est de ce
que signifie, de ce que peut continuer à signifier au-delà de ce
franchissement, de ce saut [manqué] <marqué> ce qui, au départ de la
dialectique, se présentait comme ktèma, comme but de possession.
Sans doute le pas que nous avons fait marque assez que ce n’est
plus au niveau de l’avoir comme terme de la visée que nous sommes,
mais à celui de l’être et qu’aussi bien dans ce progrès, dans cette
3
Epopteia, contemplation – on trouve dans le texte l’adjectif substantivé ta epop-tika, 210
a – c’est ce qui concerne le plus haut degré d’initiation, les plus hauts mystères (c’est-à-dire
la contemplation dans les mystères d’Eleusis).
ascèse, c’est d’une transformation, d’un devenir du sujet qu’il s’agit,
que c’est d’une identification dernière avec ce suprême aimable qu’il
s’agit (l’erastès devient l’erômenos). Pour tout dire, plus le sujet
porte loin sa visée, plus il est en droit de s’aimer dans son Moi Idéal
comme nous dirions – plus il désire, plus il devient lui-même
désirable. Et c’est aussi bien là encore que l’articulation théologique
pointe le doigt pour nous dire que l’erôs platonicien est irréductible
à ce que nous a révélé l’agapè chrétienne à savoir, que dans l’erôs
platonicien, l’aimant, l’amour, ne vise qu’à sa propre perfection.
C’est bien cela qu’il faut que nous sentions, nous, dans ce que je
pourrais appeler la mise en scène platonicienne du dialogue. C’est
4
Plus précisément. l’orthè doxa (202a), l’opinion droite que L. Robin traduit ici le jugement
droit.
5
To ortha doxazein kai aneu… (202a), trait. L. Robin : porter des jugements droits sans être
à même d’en donner justification. Lacan traduit : donner la formule sans l’avoir.
6
Diotime définit ainsi la doxa, intermédiaire entre savoir et ignorance au 202a … ni savoir
(car comment une chose qui ne se justifie pas pourrait-elle être science ?), ni ignorance (car
ce qui par chance atteint le réel <to gar tou ontos tugchanon comment serait-ce une
ignorance ?). Avec : ce qui rencontre ce qui est, Lacan propose une traduction plus littérale
que celle de L. Robin.
que Socrate, même posée la seule chose dans laquelle il se dit lui-
même être capable (c’est concernant les choses de l’amour), même
s’il est posé au départ qu’il s’y connaît, justement il ne peut en parler
qu’à rester dans la zone du « il ne savait pas ».
7
Variante envisagée : à l’autre part.
étonnerez pas car c’est avec intention que j’y ai choisi l’exemple
dans lequel j’ai essayé de démontrer la nature fondamentale de la
métaphore – ce poème qui à lui tout seul suffirait, malgré toutes les
objections que notre snobisme peut avoir contre lui, à faire de Victor
Hugo un poète digne d’Homère, le Booz endormi et l’écho qui m’en
est venu soudain à l’avoir depuis toujours, de ces deux vers :
Relisez tout ce poème pour vous apercevoir que toutes les données
du drame fondamental, que tout ce qui donne à l’Œdipe son sens et
son poids éternels, qu’aucune de ces données ne manque, et jusqu’à
l’entre-deux-morts évoquée quelques strophes plus haut à propos de
l’âge et du veuvage de Booz :
(… ) et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
8
Le poème de Hugo dit : « Booz ne savait point… ».
Je vous demande pardon de cette digression sur le « il ne [le] savait
pas ». Mais elle me semble essentielle pour faire comprendre ce dont
il s’agit dans la position du discours de Diotime en tant que Socrate
ne peut ici se poser dans son savoir qu’à montrer que, de l’amour, il
n’est de discours que du point où il ne savait pas, qui, ici, me paraît
fonction, ressort, naissance de ce que signifie ce choix par Socrate
de son mode à ce moment d’enseigner ce qu’il prouve du même
coup. Ce n’est pas là non plus ce qui permet de saisir ce qui se passe
concernant ce qu’est la relation d’amour ; mais c’est précisément ce
qui va suivre, à savoir l’entrée d’Alcibiade.
Ici changement à vue dont il faut bien planter dans quel monde
tout d’un coup, après ce grand mirage fascinatoire, tout d’un coup il
nous replonge. Je dis replonge parce que ce monde ça n’est pas
l’ultra-monde, justement, c’est le monde tout court où, après tout,
nous savons comment l’amour se vit et que, toutes ces belles
histoires pour fascinantes qu’elles paraissent, il suffit d’un tumulte,
d’un cri, d’un hoquet, d’une entrée d’homme saoul, pour nous y
ramener comme au réel.
Sans doute nous sommes dans la vérité du vin et ceci est articulé
In vino veritas13 que reprendra Kierkegaard lorsqu’il refera lui aussi
son banquet. Sans doute, nous sommes dans la vérité du vin, mais il
faut vraiment avoir franchi toutes les bornes de la pudeur pour
parler vraiment de l’amour comme Alcibiade en parle quand il exhibe
ce qui lui est arrivé avec Socrate.
Qu’y a-t-il là derrière comme objet qui introduise dans le sujet lui-
même cette vacillation ? C’est ici, c’est à la fonction de l’objet en tant
qu’elle est proprement indiquée dans tout ce texte que je vous laisse
aujourd’hui pour vous y introduire la prochaine fois, c’est autour
d’un mot qui est dans le texte. Je crois avoir retrouvé l’histoire et la
fonction de cet objet dans ce que nous pouvons entrevoir de son
usage en grec autour d’un mot :/agalma/, qui nous est dit là
être ce que Socrate, cette espèce de silène hirsute, recèle. C’est
11
Ce qui était la théorie de Diotime, 211c et sq. passant d’un seul beau corps à deux, et de
deux à tous, puis des beaux corps aux belles occupations, ensuite des occupations aux belles
sciences (… ) jusqu’à (…) ce qui est beau par soi seul.
12
Il ne s’agit pas de La Grande Illusion, mais de La Règle du Jeu. Cf. séminaire inédit : Le
désir et son interprétation, séance du 10 décembre 1958. Voir article ci-joint.
13
S. Kierkegaard, « In vino veritas » , in Stadier paa Livets Vei, Copenhague, Reitzel, 1845;
trad. fr. Étapes sur le chemin de la vie, Paris, Gallimard, 1948.
autour du mot agalma, dont je vous laisse aujourd’hui, dans le
discours même, fermée l’énigme, que je ferai tourner ce que je vous
dirai la prochaine fois.