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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=DIO&ID_NUMPUBLIE=DIO_201&ID_ARTICLE=DIO_201_0127
2003/1 - N° 201
ISSN 0419-1633 | ISBN 2-13-053613-0 | pages 127 à 139
par
SUSAN SONTAG
demeure vif en partie parce qu’on ne peut pas les regarder trop
souvent. Les images de visages détruits, qui porteront toujours le
témoignage d’une grande iniquité, survivent à ce prix. Il y a, par
exemple, les images incroyablement horribles prises dans les
hôpitaux, après la Première Guerre mondiale, d’anciens
combattants dont les visages avaient été arrachés. Ces images ont
été publiées dans les années 20 dans un livre très connu contre la
guerre. Est-il juste de dire que les gens se sont accoutumés aux
visages de ces « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale
qui avaient survécu à l’holocauste des tranchées, aux visages
fondus et greffés de ceux qui ont survécu aux bombes atomiques
d’Hiroshima et de Nagasaki ou aux visages des survivants Tutsis,
tailladés à coup de machette par les Hutus lors du génocide
rwandais en 1994 ?
En vérité, s’agissant de crimes de guerre, la notion même
d’atrocité est inséparable de la preuve photographique. Mais ce que
nous voyons de l’horreur est généralement d’ordre posthume. C’est
souvent cette réalité posthume qui en est le rappel le plus
« poignant » : des montagnes de crânes dans le Cambodge de Pol
Pot, des fosses communes au Guatemala, au Salvador, en Bosnie,
au Kosovo. Hannah Harendt, très peu de temps après la Seconde
Guerre mondiale, dans son grand livre Les Origines du
totalitarisme publié en 1950, soulignait que les photographies et
les nouvelles des camps de concentration étaient trompeuses en ce
qu’elles montraient les camps au moment où les alliés les avaient
investis. Ce qui conférait aux images leur caractère particu-
lièrement horrible – les cadavres empilés, la forme squelettique
des survivants – n’était pas du tout typique des camps. Quand ils
fonctionnaient, les camps ne ressemblaient pas à cela. Les
prisonniers étaient exterminés systématiquement par le gaz, non
par la maladie ou la faim, et par la suite immédiatement incinérés.
C’est parce que les fours crématoires s’étaient effondrés qu’on a vu
ce que l’on a vu dans ces photographies prises en avril 1945. Les
photographies des atrocités illustrent et corroborent les récits, elles
permettent d’éviter des disputes sur le nombre exact de ceux qui
ont été tués, les chiffres étant souvent gonflés.
Les photographies apportent l’exemple, le témoignage inef-
façable. La fonction illustrative des photographies n’est pas sans
affecter les opinions, les préjugés, les fantasmes et la désin-
formation. L’information selon laquelle il y a eu moins de
Palestiniens morts à Jénine que ce que les Palestiniens ont
affirmé, ce que les Israéliens n’ont cessé de dire, a eu beaucoup
moins d’impact que les photographies du centre complètement rasé
du quartier des réfugiés. Et les atrocités qui ne sont pas conservées
dans nos esprits par des images photographiques connues – comme
le massacre japonais perpétré en Chine, en particulier l’attaque de
Nanking en 1937, ou le viol de plus de 100 000 femmes et jeunes
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filles par les soldats soviétiques lâchés par leurs officiers à Berlin
en 1945 – demeurent, bien sûr, beaucoup plus lointains. Parce qu’il
n’y a pas de témoignages photographiques, peu de gens se soucient
de commémorer ces événements. La familiarité de certaines
photographies façonne notre sens du présent et du passé immédiat.
Les photographies installent des racines référentielles et servent
de totems aux causes. Le sentiment est plus susceptible de se
cristalliser autour d’une photographie qu’autour d’un slogan. Et les
photographies nous aident à construire et à réviser notre
appréhension d’un passé plus lointain encore, par la circulation de
photographies jusqu’alors jamais vues et les chocs posthumes
qu’elles génèrent.
D’importantes prises de position sur l’image confrontent
idéologies, expériences, anxiétés et fantasmes contemporains.
Quand il étudie les représentations qui décorent une coupe du XVIe
siècle, Carlo Ginzburg nous donne une merveilleuse démonstration
de la façon dont cela marche. Pour « témoigner », les photographes
ont recours à des codes et vocabulaires traditionnels auxquels nous
sommes habitués. On reconnaît souvent, par exemple, dans une
photographie particulière représentant la guerre, les atrocités et
l’agonie humaine, l’image d’une Pietà. Des photographies que tout
le monde reconnaît – et il en existe d’innombrables, chacun d’entre
nous en a des centaines en tête, nous savons ce qu’elles sont, pour
les avoir si souvent vues – font aujourd’hui partie intégrante de ce
sur quoi la société accepte de réfléchir ou déclare qu’elle a choisi de
réfléchir. Et aux idées sur ce sur quoi la société choisit de réfléchir,
la société donne le nom de « mémoire ». À la longue, me semble-t-il,
ce type de mémoire est une fiction. À strictement parler, je suis
d’avis que la mémoire collective, cela n’existe pas. Toute mémoire
est individuelle, non reproductible et meurt avec chaque personne.
Ce que l’on appelle mémoire collective, ce n’est pas du souvenir
mais une affirmation : l’affirmation que telle chose ou telle autre
est importante ; qu’une histoire concerne quelque chose qui a bel et
bien eu lieu ; que certaines images figent l’histoire dans nos
esprits ; que certaines idéologies créent et alimentent un stock
d’archives d’images ; que certaines images représentatives ren-
ferment des idées communes dont la signification déclenche des
pensées et des sentiments prévisibles… Certaines images très
connues, qui ont circulé partout – tel le champignon atomique des
essais nucléaires ou les photographies des astronautes marchant
sur la lune – sont des équivalents visuels des échos sonores. Elles
commémorent, à la façon contondante des timbres-poste, des
moments historiques importants. Sans parler des photographies
triomphales, comme celles de la bombe atomique, qui figurent déjà
sur des timbres-poste. Encore heureux que les images de Dachau,
Bergen-Belsen ou Buchenwald n’aient pas connu ce style de
diffusion.
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petites villes. Plus de 100 000 civils allemands (des femmes pour la
plupart) ont été incinérés sous les bombardements britanniques de
Dresde la nuit du 13 février 1945. 72 000 civils ont été grillés par
la bombe lâchée par les Américains sur Hiroshima. Et la liste
pourrait se prolonger. Qui souhaitons-nous blâmer ? Quelles
atrocités d’un passé inguérissable pensons-nous être obligés de
voir ? Les Américains pensent sans doute qu’il serait « morbide » de
se détourner de leur chemin pour regarder des images des victimes
brûlées à la suite des bombardements sur le Japon ou celles des
chairs consumées par le napalm des victimes civiles de la guerre
américaine au Vietnam. Cela serait en effet morbide. Mais de
nombreux Américains blancs disent, me semble-t-il malgré tout,
avoir une sorte d’obligation de regarder les images de lynchage. Et
ils se livrent à une reconnaissance intense et approfondie de la
monstruosité et du mal intrinsèque du système esclavagiste qui a
existé dans le passé, ce que la plupart des États-Unis ne remet pas
en question. C’est là un projet auquel de nombreux Américains
d’origine européenne se sont sentis obligés d’adhérer au cours des
dernières décennies, comme à un devoir patriotique. Toujours
d’actualité, ce projet de reconnaissance du crime de la Nation est,
dans mon pays, un accomplissement national.
Il n’est cependant pas question de reconnaître le recours de
l’Amérique − disproportionné, répété et invétéré − à la puissance
du feu contre les civils, une violation de l’une des lois cardinales de
la guerre. À cet égard, nous sommes restés au stade de la guerre
coloniale américaine aux Philippines, qui remonte à 1900. Cette
reconnaissance-là n’est assurément pas un projet national.
Pendant environ un siècle, l’Amérique s’est réservée le droit de
brandir un maximum d’armements aussi bien contre des civils que
contre des soldats. Aucun traité n’empêche l’usage d’armes telles
que le napalm, les mines anti-personnel ou même encore les armes
nucléaires. Après tout, les États-Unis sont la seule puissance ayant
utilisé des armes pareilles jusqu’à présent. Mais si quelqu’un
insiste sur ces réalités désagréables, il ou elle sera, bien sûr,
considéré(e) comme très anti-patriotique.
On peut se sentir obligé de regarder des photographies qui
rendent compte de certains grands crimes. On devrait être obligé
de penser à ce que cela signifie que de les regarder, de réfléchir sur
notre capacité à assimiler des images si exceptionnellement
horribles. Toutes les réactions à ces images ne relèvent pas d’un
examen de conscience raisonné. La plupart des descriptions de
corps violentés, mutilés, déclenchent un intérêt concupiscent,
impudique, pervers, malsain. Les images horribles peintes par
Goya dans sa grande œuvre Les Désastres de la guerre sont à cet
égard, comme dans bien d’autres, une exception notable en ce que
la part laissée à l’imagination dans ces images empêche de les
regarder avec un esprit concupiscent malsain. Il ne s’appesantit
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pas sur la beauté des corps. Les peignant vêtus, il les rend discrets.
Mais les images de l’atrocité, dans la mesure où elles impliquent la
violation d’un corps sain deviennent, à mon sens, à un certain
degré, pornographiques. Cela fait partie de la complexité de la
situation. Ce n’est pas la simple curiosité qui, sur les autoroutes,
ralentit brutalement le flot de voitures au niveau d’un accident qui
s’est produit. C’est le désir de voir quelque chose d’épouvantable.
Qualifier de morbide ce type de désir pourrait signifier qu’il s’agit
bien sûr de quelque rare aberration. Mais il ne s’agit pas
d’aberration. Je pense que l’attirance pour ces spectacles est
récurrente et que c’est une éternelle source de conflit intérieur,
mental. En fait, la première fois que cela a fait l’objet d’une
discussion, il s’agissait précisément d’une discussion sur un conflit
intérieur, dans la partie de La République de Platon où il distingue
trois parties dans l’esprit, un peu comme le ça, le moi et le surmoi
de Freud : la raison en haut, la conscience représentée par
l’indignation au milieu (où je dirais que se situe l’ego), et en bas, le
désir. Pour illustrer ces trois parties de l’esprit, Platon se met à
nous raconter une histoire des plus étonnantes : Sophocle est en
train de parler. Revenant du Port du Pirée, à l’extérieur du mur
situé au Nord, il remarqua des corps de criminels allongés sur le
sol, leurs meurtriers se tenant à côté, et voulut aller les regarder
de près. Mais simultanément, il éprouva un dégoût, et tenta de se
détourner. Il résista pendant un certain temps, couvrit ses yeux,
mais en fin de compte le désir fut plus fort que lui. Ouvrant tout
grand ses yeux, il courut vers les corps. Et il pleura en s’adressant
à ses yeux : « Voilà, yeux maudits, nourrissez-vous de ce si beau
spectacle ! ». C’est un passage des plus révélateurs. Pour illustrer
un conflit entre le désir et la conscience, généralement, la plupart
des gens auraient recours à l’exemple d’une passion sexuelle
impropre quelconque. Mais Platon donne l’exemple de quelqu’un
qui aime regarder des corps morts, quelqu’un qui se trouve attiré
par cette « morbidité ». Il sous-entend − ce qui suggère que ce n’est
pas rare − qu’une soif existe en nous de regarder des choses
terribles.
Il serait erroné, naïf, contraire à la vérité, simplificateur,
d’omettre que l’impulsion ici dénigrée est aussi en jeu lorsque nous
regardons la douleur des autres par le biais d’images. Cela fait
partie du fardeau de les regarder, le fardeau n’est pas seulement
de savoir que nous sommes en train de les regarder. Comme
Roberto Schwartz, je suis très consciente de ce que nous regardons
ces images en pensant qu’elles nous offrent le privilège d’une
proximité avec les choses que nous ne saurions avoir autrement −
une proximité sans responsabilité qui nous est procurée par celui
qui a pris les images, par le biais de la photographie. Il est
également vrai que nous sommes dans une position de voyeurs.
Nous ne sommes pas seulement sujets à une réaction passionnelle,
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Susan SONTAG.
(New York.)