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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

Faculté des Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines


Département de Lettres modernes
Master Lettres Recherche

Des génocides dans une littérature du massacre au XXe siècle ?

Mémoire de M1
Sous la direction de
Mr Nuselovici Alexis

Par
Santiago Oceane

Année universitaire 2020-2021


N° étudiante : 15006130
55 traverse de ténériffe 13016 Marseille
Oceane.santiago@etu.univ-amu.fr

1
L’auteure de ce mémoire déclare avoir réalisé ce travail sans utiliser d’autres sources que les
sources y faisant l’objet d’une citation explicite. Toutes les citations littérales ou sources
d’inspiration manifestes sont scrupuleusement signalées comme telles dans le corps ou dans
les notes du mémoire. L’auteur.e déclare en outre n’avoir jamais présenté ce travail ou une
partie de ce travail devant un autre jury d’examen en France ou à l’étranger.

Le 24/01/2021, Santiago Oceane

2
Remerciements

Je souhaite tout d’abord remercier mon directeur de mémoire monsieur Nuselovici qui
m’a guidée et soutenue tout au long de cette année particulièrement difficile. Malgré
l’impossibilité d’être en présentiel, il a été très présent et à l’écoute. Je le remercie pour son
soutien, sa compréhension et l’aide qu’il m’a apporté pour la rédaction de ce mémoire.
Ensuite, j’aimerais remercier madame Elisabeth Lebrun, une dame qui a été mon
professeur. Dans sa sagesse et sa gentillesse, elle a accepté de me relire, de m’aider à corriger
ce mémoire. Je la remercie pour son aide et sa présence cette année encore.
Enfin, je remercie mes proches, ceux qui me soutiennent depuis que j’ai commencé les
études. Je les remercie d’avoir toujours écouté les différentes lectures orales que j’ai pu faire ;
d’avoir été présents lorsque je n’étais plus sûr de moi ou que cela me semblait difficile. Merci
d’être présents tout simplement.

3
Sommaire

Introduction : .............................................................................................................................. 1

I. Présentation des œuvres du corpus. .................................................................................... 5


1. Les auteurs et leurs œuvres – Contextes historique................................................................... 5
2. Les personnages – La nomination ............................................................................................ 11
3. L’herméneutique – La réception .............................................................................................. 15

II. 4 œuvres portant sur le génocide – Analyses et comparaisons. .................................... 23


1. La construction d’objets communs – Notion de topos ............................................................. 23
2. La place de la religion dans les œuvres .................................................................................... 29
3. Présence d’un principe d’unicité ?............................................................................................ 34

III. Dire l’indicible – Imaginer l’inimaginable ? ................................................................. 36


1. Intertextualité – Figures de style .............................................................................................. 36
2. Subjectivité et Objectivité ........................................................................................................ 45
3. La généricité ............................................................................................................................. 49

Conclusion :.............................................................................................................................. 54

Bibliographie ............................................................................................................................ 56

4
Introduction :

Pourquoi parler de génocide ou de massacre, ce sont des thèmes plutôt sombres, me


direz-vous. Et bien, ma curiosité a été piquée alors que j’étais toute petite et que j’écoutais mon
arrière-grand-mère me raconter comment s’étaient passées les grandes guerres. Plus tard, je
cherchai des livres, des récits sur l’histoire et plus particulièrement sur les différentes guerres.
Curieuse et passionnée par celles-ci, j’ai cherché à me documenter et ai commencé à lire des
textes sur le génocide qui a eu lieu pendant la seconde guerre mondiale, aussi nommé holocauste
ou encore Shoah, car cela soulevait en moi de nombreuses questions : comment est-il possible
de décider l’extermination d’êtres humains ? Comment est-ce possible de se montrer si cruel
envers nos semblables ? Comment vivre avec cet acte horrifique ? Mais encore, comment les
victimes ont-elles réagi ? Y-a-t-il vraiment des textes qui rassemblent l’expérience dans ces
camps où l’enfer n’est qu’un aperçu minime de ce qui a été vécu par tant d’êtres humains ? Que
reste-t-il de cette période de l’histoire dont on ne parle plus qu’en cours d’histoire sans toutefois
entrer dans les détails ? Que se passait-il vraiment ? Les bourreaux étaient-ils entièrement
consentants concernant cet acte historique ? Mon intérêt pour la tuerie s’est reporté sur d’autres
périodes historiques telles que le massacre de la Saint Barthélémy j’ai donc lu des ouvrages
comme Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et puis en faisant des recherches je me suis rendue
compte qu’il y avait d’autres génocides dans l’Histoire notamment celui du peuple arménien.
J’ai donc décidé de me concentrer sur la période du XX e siècle et de travailler sur deux
génocides : le génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale et le génocide des
Arméniens en 1915. C’est ainsi que j’en suis venue à me demander s’il était possible de
comparer deux génocides bien qu’au niveau historique ils n’aient pas le même positionnement.
En effet, le génocide des Juifs dans le contexte historique est considéré comme le génocide
inégalable. Alors que le génocide des Arméniens est la plupart du temps passé sous silence
même si nous le rencontrons brièvement dans le programme du secondaire.
D’ailleurs, nous parlons de génocide ou encore de massacre mais qu’est-ce donc ces
notions ? Le terme génocide vient du grec genos « naissance, race » et du suffixe -cide tiré du
latin caedere « abattre, tuer ». Il est défini de la manière suivante : « Entreprise d’extermination
systématique d’un groupe humain »1. Ensuite, concernant le terme massacrer / massacre : on
tire le verbe massacrer « du germanique : bas-allemand, matsken, haut-allemand metzgern
« égorger ». »2 Concernant le terme massacre la définition donnée est la suivante : « Action de
massacrer, de tuer avec sauvagerie et en grand nombre (des êtres qui ne peuvent se défendre).
Synonyme d’extermination. »3. Si on observe ces deux définitions, on constate qu’elles sont
assez proches. Toutefois, je nuancerais car selon moi le terme génocide est un terme que je
qualifierais d’objectif sans connotation particulière faisant simplement référence, dans les
esprits, à la tentative d’extermination du peuple Juif. Bien que l’on puisse observer son emploi
dans la présentation de la tentative du génocide arménien de 1915 lors de l’exposition au musée
d’histoire de Marseille en 2015. Alors que le terme massacre reste plus subjectif et fait
apparaître une image plus sanglante, il peut faire référence aux différentes tentatives
d’extermination que ce soient des génocides ou alors de simples massacres ayant marqué
l’Histoire à un degré moindre que l’extermination du peuple juif tel que le massacre de la Saint

1
CNRTL, Ortolang, Académie 9e édition
2
« Massacrer, définition dans le dictionnaire Littré »
3
CNRTL, Ortolang, TLFi

1
Barthélémy. Définissons également les termes d’holocauste et de Shoah. D’après le Centre
National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) en ligne, le terme holocauste est un
substantif masculin emprunté au latin chrétien holocaustum « sacrifice d’adoration dans lequel
la victime offerte à Dieu est totalement consumée par le feu de l’autel. »1 Le terme holocauste
possède un premier sens religieux : « Sacrifice religieux, pratiqué notamment par les Hébreux
aux temps bibliques, et au cours duquel la victime (uniquement animale chez les Hébreux) était
entièrement consumée par le feu. » mais aussi un sens de destruction totale,
d’anéantissement : « En particulier : Massacres systématiques effectués dans les camps de
concentration allemands au cours de la dernière guerre mondiale. »2. Le terme holocauste est
donc particulièrement employé pour désigner le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre
mondiale. Quant au terme de Shoah nous pouvons observer la définition suivante :
« En hébreu, shoah signifie catastrophe. Ce terme est de plus en plus employé, de préférence à
holocauste, pour désigner l’extermination des juifs réalisée par le régime nazi. Il suggère un
sentiment d’épouvante religieuse devant l’anéantissement qui fondit soudain sur des millions
d’innocents. La persécution avait jusque-là accompagné l’existence du peuple juif ; elle prit
avec le IIIe Reich une forme extrême, celle d’une entreprise d’annihilation qui devait faire
disparaître à jamais un peuple de la face de la Terre. »3
Nous constatons à travers ces deux définitions de deux termes différents mais traduisant la
même période historique qu’il existe plusieurs termes pour désigner la même chose. Toutefois,
il faut nuancer. En effet, nous pouvons noter que le sens premier d’holocauste est un sens
religieux. Il peut donc poser un problème et c’est ce que tente de démontrer Henri Meschonnic
dans l’article Le Monde publié le 19 février 2005 « Pour en finir avec le mot ‘’Shoah’’ » :
« Jacques Sebag a rassemblé (Le Monde du 27 janvier) presque toutes les raisons de rejeter le
terme ‘’Holocauste’’ pour désigner l’extermination des juifs par le nazisme et par Vichy :
puisque le mot désigne un sacrifice offert à Dieu, où, au lieu de manger la bête sacrifiée, on la
brûle en entier, c’est-à-dire qu’on l’offre en entier à la divinité.
D’où le scandale d’user de cette appellation pour dire une extermination voulue par une
idéologie sans rapport avec le divin. Appellation qui constitue un ‘’contresens majeur’’, comme
disait Jacques Sebag, mais nullement une ‘’flagrante maladresse de la langage’’. […] Pour
condamner ‘’Holocauste’’, il faut ajouter que non seulement le terme implique une théologie
qui justifie le meurtre de masse en le présentant comme une dévotion et un sacrifice en paiement
des péchés, ce qui en fait une punition divine – sacrilège maximal au nom du religieux - , mais
c’est aussi parce que c’est un terme grec, qui vient de la traduction des Septante, texte de base
du christianisme, une christianisation, une archéologisation. »
Par ces mots nous comprenons que le terme holocauste est critiqué par son mauvais usage et la
connotation religieuse qu’il apporte. Henri Meschonnic ne s’arrête pas là dans son analyse et
explique pourquoi le terme de Shoah n’est pas plus adéquat que celui d’Holocauste :
« Or, là aussi, il y a de l’intolérable, et il faut le faire entendre, d’autant plus qu’on ne l’entend
pas. Les références mêmes à l’hébreu, avec l’apparence du savoir, inversent toute la réalité
historique du mot, et aggravent un contresens généralisé qui ne semble gêner personne. […] le

1
CNRTL
2
CNRTL, Ortolang, TLFi,
3
Philippe Burrin, « SHOAH », Encyclopædia Universalis [en ligne]

2
mot ‘’Shoah’’ n’a pas du tout, en hébreu, de ‘’connotation religieuse’’, et il ne désigne pas
‘’également’’ un cataclysme et il ne renvoie pas ‘’aussi à l’idée de ‘’catastrophe naturelle’’.
Le mot n’a rien à voir avec le massacre, il n’introduit pas non plus du ‘’providentiel’’. […] Un
phénomène naturel, simplement. »1.
On comprend ainsi que pour Henri Meschonnic Holocauste et Shoah sont deux termes qui ont
été détournés de leur sens premier pour définir l’extermination du peuple Juif ce qu’il considère
comme une chose qu’il faut rejeter. Je pense toutefois que le langage évolue, tout comme le
sens des mots et que l’emploi de ces termes plus spécifiques ne désignant qu’une seule tentative
de génocide et non tous les génocides permet de se poser la question de l’unicité.

Partant de là, j’ai abouti à la sélection de quatre œuvres : deux sur le génocide des Juifs et deux
sur le génocide des Arméniens. Parmi les nombreuses œuvres traitant de ces sujets, ces quatre
œuvres m’ont été proposées et elles m’ont tout de suite accrochée par leur titre mais aussi par
leur première couverture. Les œuvres en question sont :

− Si c’est un homme de Primo Levi


− La Nuit d’Elie Wiesel
− Les 40 jours du Musa Dagh de Franz Werfel
− Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath
Lors de ma première lecture, j’ai éprouvé différents sentiments pour les quatre récits. D’abord,
Si c’est un homme, sa couverture m’a apporté plusieurs questionnements. Je me suis demandé
pourquoi ce titre – à l’aspect philosophique – et cette couverture montrant des hommes en
uniforme derrière des barbelés. Puis je me suis demandée si ce récit allait m’apporter des
réponses telles que : comment était la vie dans les camps de concentrations juifs ? Ou encore,
comment réagissaient les victimes mais aussi les bourreaux ? Est-ce que ce récit va apporter
des explications plus exhaustives que les cours d’histoire du secondaire ?
Lorsque j’ai ouvert et tourné les pages pour la première fois, j’ai découvert un récit qui
témoignait de la vie en camp mais qui éludait complètement le point de vue du bourreau. Cela
a entraîné en moi de nouvelles questions : Pourquoi éluder ce point de vue ? Comment est-il
possible de se soumettre à une telle vie ? Pourquoi ne pas se révolter ? Pourquoi ne pas se
défendre puisqu’après tout ils étaient en supériorité numérique dans les camps ? Comment est-
il possible de bestialiser à ce point un être humain qui est un semblable ? J’ai retrouvé ces
mêmes questionnements lors de ma lecture de La Nuit. Tout d’abord sa couverture m’a fait
éprouver un sentiment d’effroi. En effet, les rails du train que l’on devine sous la neige mais
aussi les barbelés qui le traversent me font penser à une mort certaine, comme une ligne de fuite
vers laquelle le récit se dirige. Par ailleurs, le brouillard que l’on devine fait penser à
l’incertitude concernant l’aboutissement de cette ligne de fuite ce qui, selon moi, rejoint l’idée
du titre « La Nuit » puisque la nuit est une période où notre champ de vision est réduit, où le
bout du chemin n’est pas visible tant que nous n’y sommes pas. Concernant l’œuvre de Franz
Werfel, la première couverture m’interroge sur le contenu. En effet, la présence d’un village
assez sombre et de feu avec une majorité de jaune désert fait penser que l’histoire va se dérouler
dans un lieu assez sec voire dans un désert. En revanche, le titre du récit « Les 40 jours du Musa

1
Henri Meschonnic, Le Monde, « Pour en finir avec le mot ‘’Shoah’’ », publié le 19 février 2005

3
Dagh, roman » m’interpelle sur ce que pourrait être ce Musa Dagh et pourquoi quarante jours.
Lors de ma première lecture, d’abord déçue car je m’attendais à un récit dans lequel le génocide
du peuple Arménien serait mis en évidence, je me rends compte que ce qui est mis au premier
plan est l’histoire d’un personnage ayant pris en main la défense du peuple sur une montagne
dont le nom est « Musa Dagh ». Il m’a, dans un premier temps, été difficile d’entrer dans ce
roman qui ne répondait pas à mes différents questionnements tels que : comment s’est passé le
génocide du peuple arménien ? Ou du moins pas de la manière dont je m’y attendais. En effet,
je m’attendais plus à quelque chose de similaire au génocide juif. Toutefois le récit s’est révélé
instructif et m’a poussé à me demander pourquoi on ne parle quasiment jamais du génocide
arménien. Qu’est-ce qui fait que nous parlions du génocide des Juifs mais quasiment jamais du
génocide arméniens ?
Puis, j’ai lu Le Conte de la dernière pensée qui est venu, dans un sens, compléter ma lecture du
roman de Franz Werfel. J’ai d’abord trouvé le titre mais aussi les images, le choix des couleurs
de la première couverture assez atypiques. En effet, le titre me fait penser tout comme l’œuvre
de Primo Levi, à une réflexion philosophique. De plus, le choix des couleurs telles que le jaune,
le rose et le rouge attirent l’attention et font surgir un sentiment de violence. D’ailleurs, en
observant attentivement les différentes images disposées comme une mosaïque sur cette
couverture, je remarque la présence d’une main coupée dont le sang s’échappe ; la présence
d’une montagne au pied de laquelle on peut imaginer une barque ; un homme montant un âne
pointant son fusil sur le titre, une maison et un enfant d’où jaillissent des flammes ou encore le
train dans lequel on note la présence de personnes qu’on imagine debouts. Toutes ces images
représentent la violence et la manière de procéder lors d’un génocide.
Lors de ma première lecture, j’ai éprouvé divers sentiments et notamment du dégoût, comme
une nausée, mais aussi une forte pitié pour les victimes et une haine indicible pour les
bourreaux. Là encore, les mêmes questions se sont posées : pourquoi traiter ainsi d’autres êtres
humains ? Comment est-il possible d’infliger de tels supplices ? Comment est-il possible de
prendre de telles décisions radicales et de vivre en paix avec soi-même ? J’ai donc éprouvé les
mêmes questionnements que ce soit après les lectures des œuvres sur le génocide des Juifs que
celles des œuvres sur le génocide des Arméniens. C’est pourquoi nous tenterons de répondre à
l’interrogation suivante : Quelle nomination est la plus adéquate entre littérature du génocide et
littérature du massacre ? Ce qui nous mènera à nous demander s’il est possible, en littérature,
de comparer ces deux génocides et d’observer si la littérature permet de construire des objets
communs, et encore, si elle est capable de dire l’indicible et de faire imaginer l’inimaginable.
Mais aussi, comment la littérature permet de mettre en place ces récits qui ont un lien avec
l’Histoire. Pour répondre à ces questions, nous présenterons, dans un premier temps, les œuvres
du corpus d’une manière assez large mais détaillée. Puis, dans un deuxième temps, nous
établirons une comparaison détaillée des quatre œuvres. Enfin, dans un troisième et dernier
temps, nous verrons comment la littérature permet de dire l’indicible et d’imaginer
l’inimaginable.

4
I. Présentation des œuvres du corpus.
1. Les auteurs et leurs œuvres – Contextes historiques
Pour étudier la question d’une possible littérature de massacre regroupant les deux
génocides nous allons étudier un corpus constitué de quatre œuvres. Commençons par présenter
les différents auteurs ainsi que leurs œuvres respectives. Primo Levi est né à Turin en Italie en
1919 dans une famille juive peu pratiquante. Il fait des études en chimie et est arrêté en 1942
car il fait partie d’un groupe de résistants antifascistes. Après quoi, en 1944 il est déporté au
camp d’Auschwitz où il va rester prisonnier jusqu’à la libération du camp par les Soviétiques
en janvier 1945. Après sa libération, Primo Levi se marie avec une jeune femme, Lucia
Morpugo, avec laquelle il a deux enfants. Il prend également la direction d’une entreprise de
produits chimiques. Deux ans plus tard, en 1947, il publie un premier livre : le témoignage de
sa vie au camp d’Auschwitz et, qui plus est un des tout premiers témoignages sur l’horreur
d’Auschwitz, qu’il intitule Si c’est un homme. Dans ce récit, Primo Levi nous raconte sa
déportation et sa vie au camp sans pour autant vraiment structurer son récit. En effet, il dit, lui-
même, dans la préface :
« Je suis conscient des défauts de structure de ce livre, […] les chapitres en ont été rédigés non
pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence. »1
Ce qui s’explique notamment par le fait qu’il en ait commencé la rédaction alors qu’il était
toujours prisonnier au camp : « En fait, celui-ci était déjà écrit, sinon en acte, du moins en
intention et en pensée dès l’époque du Lager. »2 Mais pourquoi écrire dans un moment pareil ?
Primo Levi répond également à cette question dans sa préface :
« Le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous,
avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse
que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ;
c’est avant tout en vue d’une libération intérieure. »3
On note donc chez Primo Levi le besoin d’extérioriser cette expérience inhumaine par le biais
de l’écriture. En effet, il a été montré que l’écriture était un moyen pour affronter un
traumatisme. On retrouve cela notamment dans l’œuvre Cliniques de Chidiac Nayla :
« Le besoin d’écrire est là, afin de mettre du sens sur la souffrance, en donnant à voir et à savoir
l’expérience intime ; la sublimation serait ici, à travers l’écriture une forme de mise en sens du
trauma adressée à l’autre.
Ce travail, à travers l’écriture, permet une représentation et une élaboration de la souffrance
ainsi partageable, d’où une réconciliation entre le moi intime et le moi public. »4
Ainsi nous comprenons ce besoin d’écriture pour quelqu’un ayant vécu le traumatisme
d’Auschwitz. De plus nous pouvons voir, d’une part que ce besoin de « réconciliation entre le
moi intime et le moi public » vient également de la culpabilité d’avoir survécu alors que d’autres
ont péri. D’autre part, écrire permet de lutter contre l’oubli et de laisser une trace afin que pareil

1
Primo Levi, Si c’est un homme, « Préface », p.8
2
Ibid. p.8
3
Ibid. p.8
4
Chidiac Nayla, « Écrire le silence : ateliers d'écriture thérapeutique », Cliniques, 2013/1 (N° 5), p. 106-123. DOI
: 10.3917/clini.005.0106.

5
acte ne soit pas reproduit ou encore reconnu et donc peut-être évité avant qu’il ne soit trop tard.
Primo Levi écrit donc son œuvre dans un contexte historique particulier que sont les camps de
concentration. Comment définir cette notion de camps de concentration ? Selon l’article
« Camps de concentration » de France culture :
« Le terme ‘’camp de concentration’’ désigne un lieu de détention administré par l’armée ou la
police et regroupant des civils, des prisonniers de guerre ou des détenus politiques. Au XXe
siècle, les premiers sont mis en place d’une part par les Espagnols à Cuba, pendant la révolte
qui ébranle l’île (1896-1918), d’autre part par les Anglais, en Afrique du Sud, lors de la Guerre
des Boers (1900-1902). En 1917, l’Union soviétique met en place des camps de concentration,
principalement en Sibérie, pour enfermer opposants politiques et prisonniers de droit commun.
Mais c’est la Seconde Guerre mondiale qui va voir se multiplier ces lieux de détention et c’est
l’Allemagne nazie qui va leur donner une ampleur inédite en systématisant ce mode
d’enfermement au point que le terme lui est aujourd’hui presque exclusivement associé. »1
On constate ainsi que la notion de camps de concentration n’est pas seulement liée à la période
de la Shoah mais également à d’autres périodes de Guerre durant lesquelles il y eut de nombreux
morts. Par ailleurs, on trouve dans le dictionnaire Larousse en ligne l’entrée et l’explication
suivante :
« Camps dans lesquels sont rassemblés, sous la surveillance de l’armée ou de la police, soit des
populations civiles de nationalité ennemie, soit des minorités ethniques ou religieuses, soit des
prisonniers de droit commun ou des détenus politiques. […] Ces camps sont destinés à
rééduquer des condamnés de droit communs, mais surtout des Allemands antinazis :
communistes et socio-démocrates (internés sans jugement en vertu du « décret pour la
protection du peuple et de l’Etat » édicté par Hindenburg, le 28 février 1933, au lendemain de
l’incendie du Reichstag) mais aussi Juifs, catholiques, protestants. »2
On comprend ainsi l’objectif de ces camps de concentration ainsi que la nécessité d’écrire pour
retrouver son identité alors perdue au profit d’une « rééducation » par l’ennemi.

Concernant Elie Wiesel, il est né sous le nom d’Eliezer Wiesel en 1928, à Sighet en
Transylvanie (en Roumanie). Issu d’une famille modeste d’origine juive hongroise, il est
déporté avec celle-ci en 1944 alors qu’il n’est encore qu’un adolescent. Il n’a donc pas encore
de métier contrairement à Primo Levi qui était diplômé en chimie. Il survit à la déportation et
aux camps de concentration après quoi, il poursuit des études de philosophie à la Sorbonne. En
1956 il publie La Nuit en yiddish, œuvre qui le fait connaître du grand public. Puis, il en publie
une version française en 1958. C’est donc onze ans après la libération que cet homme qui n’était
qu’un adolescent lors de la Shoah, décide de relater ce qu’il advint des Juifs mais aussi
indirectement de tous ceux qui ont été déportés dans des camps de concentration allemands. En
effet, La Nuit est le récit, le témoignage dans lequel l’auteur nous raconte ses souvenirs de cette
période noire ; souvenirs de son goût, sa curiosité concernant sa religion et donc son désir
d’étudier la Kabbale, la déportation, la séparation de sa famille, la vie au camp avec son père,
la mort de ce dernier, comment il a survécu dans ce camp de l’horreur. Nous noterons aussi,
qu’il est l’auteur de plus de quarante œuvres de fiction et non-fiction. De plus, Wiesel obtient,

1
France culture, « Camp de concentration »,
2
Dictionnaire Larousse en ligne « Camps de concentration ».

6
en 1986, le Prix Nobel de la paix. Tout comme Primo Levi, Elie Wiesel écrit sur une période
historique particulière : la Shoah. Or, contrairement à Primo Levi, il ne mentionne pas le fait
d’avoir commencé à rédiger son témoignage pendant le camp. Non, il écrit son texte dans la
période d’après-guerre ; une période où parler de ce qui vient de se passer n’est pas simple.
Toutefois, pour lui aussi, il s’agit d’écrire dans l’espoir d’une libération psychique car comme
chaque survivant, Wiesel culpabilise d’avoir survécu aux autres :
« Dire que c’était un miracle ? Je ne le dirai pas. Si le ciel a pu ou voulu accomplir un miracle
en ma faveur, il aurait bien pu ou dû en faire autant pour d’autres plus méritants que moi. »1
On comprend ainsi qu’Elie Wiesel ne se considère pas comme celui qui devait vivre plutôt que
d’autres. La coordination « ou » entre les verbes pouvoir et devoir met en avant ce dernier verbe
qui implique, ajouté à la comparaison de supériorité, un sentiment de culpabilité, un sentiment
de non méritant. Il se place en dessous des autres qui eux n’ont pas survécu alors qu’ils étaient
en meilleure condition que lui. Par ailleurs, si Wiesel écrit ce témoignage, c’est aussi, selon lui,
pour la mémoire, pour éviter que l’Histoire ne se répète une énième fois :
« Je sais seulement que, sans ce petit ouvrage, ma vie d’écrivain, ou ma vie tout court, n’aurait
pas été ce qu’elle est : celle du témoin qui se croit moralement et humainement obligé
d’empêcher l’ennemi de remporter une victoire posthume, sa dernière, en effaçant ses crimes
de la mémoire des hommes. »2
Ainsi, on retrouve ce besoin de l’auteur-victime de raconter, d’exprimer son vécu, d’une part
pour pallier un sentiment néfaste et d’autres part dans l’espoir de ne pas avoir à revivre, ou que
d’autres humains n’aient pas à revivre cette horreur.

Franz Werfel, quant à lui, est né à Prague en septembre 1890. Issu d’une famille
commerçante juive, il grandit dans l’atmosphère des cercles juifs de langue allemande. Franz
Werfel est un écrivain autrichien qui écrit de nombreuses œuvres. En effet, alors qu’il est encore
étudiant, il publie un premier recueil de poèmes et plus tard, il entretient des relations amicales
avec Franz Kafka mais aussi Max Brod et Rainer Maria Rilke cette dernière ayant une certaine
influence sur lui. Il écrit donc des recueils dans lesquels se ressent son désir passionné de
sacrifice, d’unité sociale et cosmique. Notons d’ailleurs que cet idéal d’amour prend racine dans
la foi judéo-chrétienne. Puis, il va écrire des drames expressionnistes (« Tendance artistique
caractérisée par une vision émotionnelle et subjective du monde, qui s’affirme notamment dans
le premier quart du XXe siècle »3) dans lesquels nous pouvons retrouver une partie faisant appel
à une vision magique et une partie à l’opéra lyrique. Après la première guerre mondiale, Werfel
s’installe à Vienne où il va enfin trouver son propre style dépassant ce mouvement
expressionniste. En 1933, alors que la Seconde Guerre Mondiale n’a pas encore commencé, il
publie son œuvre majeure, une œuvre dans laquelle il va raconter la résistance des Arméniens
contre le génocide, dont ils sont victimes, organisé par la Turquie d’Enver Pacha. Cette œuvre
majeure dont nous parlons s’intitule Les 40 jours du Musa Dagh. Bien que publié en 1933, ce
roman est conçu bien avant :

1
Elie Wiesel, La Nuit, « Préface » éd. Minuit Double, p.10
2
Ibid. p.10
3
Dictionnaire Larousse en ligne, « Expressionisme ».

7
« Cette œuvre fut conçue en mars 1929, au cours d’un séjour à Damas. Le spectacle désolant
d’enfants de réfugiés qui travaillaient dans une manufacture de tapis, mutilés et minés par la
faim, fut le point de départ qui décida l’auteur à ressusciter l’inconcevable destinée du peuple
arménien, déjà plongé dans la nuit du passé. »1
On comprend ainsi que comme le témoignage de Primo Levi cette œuvre est la conséquence
d’un besoin de mémoire, un besoin de raconter après avoir vu une horreur. Horreur qui, ici,
correspond à des enfants de réfugiés que nous qualifierons de mort-vivant dans le sens où leurs
blessures, leurs corps que j’imagine difformes ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ; un peu
comme les déportés dans les camps de concentration. Mais une question se pose : Franz Werfel
est un juif qui publie cette œuvre en 1933. Le nazisme est déjà présent mais pas la Shoah. En
effet, la Shoah n’apparait qu’à partir de 1941 soit huit ans après. Mais alors, face au nazisme,
Werfel n’anticiperait-il pas la Shoah en évoquant un massacre, une tentative de génocide
précédente ? Elie Wiesel, qui écrit la préface de ce roman, dit d’abord :
« On comprend les mobiles qui poussèrent Franz Werfel à s’intéresser à cette tragédie. Juif
autrichien, réfugié en quête d’exil, il ne pouvait pas ne pas s’émouvoir du destin farouche qui,
depuis des siècles, semblait poursuivre le peuple arménien sur sa route à la fois ensoleillée et
endeuillée. »2
En effet, le nazisme est présent dans le monde, et Hitler prépare la Shoah, tout comme Enver
Pacha a préparé le massacre du peuple Arménien en Turquie en attendant l’alibi parfait qui
permettrait leur exécution « légale ». Mais qu’est-ce donc le nazisme ? Selon Johann
Chapoutot, professeur des Universités :
« Le terme ‘’nazisme’’ s’est formé à partir de Nazi, sobriquet méprisant adopté par les sociaux-
démocrates et communistes allemands pour désigner, par abréviation, de nouveaux adversaires
surgis lors des élections législatives de 1928, sous la République de Weimar. »3
Plus loin, il rajoute : « Le nazisme se veut aussi un programme de ‘’régénération biologique’’
de la nation allemande. »4
Ainsi, le nazisme, sous Hitler, est une idéologie raciste sous laquelle ceux qui ne sont pas de
‘’purs allemands’’ n’ont pas leur place dans le monde. C’est pourquoi, Franz Werfel, juif
allemand qui voit évoluer le nazisme, qui est un réfugié cherchant l’exil pour sa survie pourrait
se sentir menacé par ces idéologies. Mais alors, le récit de ce roman est-il prophétique ? Elie
Wiesel rajoute dans la préface :
« Ecrit avant l’avénement du régime hitlérien en Allemagne, ce roman semble préfigurer
l’avenir. En le lisant, il m’est difficile d’admettre que Franz Werfel évoquait un passé qu’il ne
connaissait pas, que je ne connais pas. […] Déportations, marches forcées, humiliations sans
fin, meurtres et boucheries ayant pour but l’extermination d’un peuple tout entier : l’auteur
évoquait-il un passé vécu ou un futur prophétique ? […] Comment Franz Werfel connaissait-il

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p.11
2
Ibid. p.7
3
Johann Chapoutot, « NAZISME », Encyclopædia Universalis [en ligne].
4
Ibid.

8
le vocabulaire et le mécanisme de l’Holocauste avant l’Holocauste ? Intuition artistique ou
mémoire historique, l’une liée à l’autre. »1
Ce n’est pas un hasard si Wiesel écrit cela dans la Préface. Au moment où il l’écrit, la Shoah
est terminée depuis longtemps ; il a été libéré, il a vécu la déportation, la marche forcée, tout ce
qui est décrit dans ce roman. Il me semble, que si Werfel écrit ce roman avant même que la
Shoah ne commence c’est d’une part pour lutter contre l’oubli, ne pas donner victoire aux
bourreaux des Arméniens mais aussi peut-être parce qu’il pressent que le peuple Juif, son
peuple, qui ne cesse d’être persécuté tout comme les Arméniens depuis des décennies, va subir
un événement similaire, si ce n’est pire. La formule employée par Wiesel « l’une liée à l’autre »
est intéressante pour répondre à cette question d’une possible anticipation. En effet, la mémoire
historique est importante puisque c’est grâce à elle que l’on avance, c’est parce qu’on n’oublie
pas le passé historique que l’histoire peut ne pas être répétée. Mais, pour faire un roman, avoir
une connaissance du sujet, une connaissance historique, n’est pas suffisante. Non, il faut aussi
de l’imagination, de l’inspiration et donc une intuition artistique. Ainsi, je ne pense pas que ce
roman soit réellement prophétique mais plutôt l’expression d’une mémoire, un art particulier
qu’est la littérature. Et cela me semble tout à fait plausible que Werfel ayant l’angoisse qu’un
juif réfugié a lors de la montée du nazisme en Allemagne, ait écrit ce roman dans un but de
mémoire, un but de dénonciation pour ouvrir les yeux des ignorants, puisque nous le rappelons,
il écrit ce roman après avoir vu des enfants travaillant et souffrant, et pour combler son besoin
de témoignage voire peut-être pour inciter les Juifs a espérer que le nazisme n’atteindrait pas le
même stade que les Turcs dans leur désir de purifier l’Allemagne. Pour expliciter cette pensée
nous citerons une dernière pensée de Wiesel qui apparait dans la préface :
« C’est là où ce grand roman de Franz Werfel dont nous saluons la réédition pourrait être utile
à eux et à nous tous. Par son puissant appel à la mémoire, il nous ouvre à la compassion. Et
peut-être même, cela dépend de nous, à l’espérance. »2
Enfin, sur cet auteur, nous pouvons préciser qu’en 1938 il fuit les persécutions hitlériennes et
finit sa vie aux Etats-Unis. Il ne vit donc pas l’horreur de la Shoah.

Nous présenterons à présent notre dernier auteur : Edgar Hilsenrath. Ce dernier est né
en Allemagne en 1926 dans une famille de commerçants juifs aisés et assimilés. Sa vie change
radicalement avec l’avènement du nazisme. En effet, son père les envoie, lui et toute sa famille
en Roumanie, après une vaine tentative pour obtenir des visas d’immigration pour les Etats-
Unis. Il arrive donc en Roumanie en 1938. Cependant, en 1941, les Juifs de Sereth sont déportés
à Mogilev-Podolsk, un ghetto ukrainien dans lequel plus de cinquante mille personnes sont
déportées. Or il sera rapidement vidé par une épidémie de choléra mais aussi par le typhus, la
famine et le froid. Une fois ce ghetto libéré, Hilsenrath gagne la Palestine, errant de ville en
ville durant deux ans, accumulant des petits boulots pour survivre. Il finit par rejoindre ses
parents en 1947, en France, où il commence la rédaction de son premier roman, puis à New-
York en 1951. En 1958, il obtient enfin la nationalité américaine et termine Nuit, un roman dans
lequel le réalisme est cru. Puis, il écrit d’autres romans inspirés par son expérience des ghettos,
des romans qu’il écrit le plus souvent sur un mode burlesque voire satirique. Tous ses textes

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, « Préface », p.8-9
2
Ibid.

9
sont de nature autobiographique sauf un : celui de notre corpus. En effet Le Conte de la dernière
pensée publié en 1989 est inspiré de recherche sur le génocide de 1915 mais aussi de recherches
sur la culture arménienne. Ce livre révèle un imaginaire hors normes. Le récit est celui d’un
narrateur qui s’adresse à la dernière pensée d’un homme sur le point de mourir. Par le biais du
récit du conteur à la dernière pensée d’un homme âgé sur le point de mourir, des images vues,
par le voyage de cette dernière pensée, Hilsenrath repart en 1915 aux prémices du génocide du
peuple Arménien par les Jeunes-Turcs. Il y raconte les différentes tortures, les différents
supplices d’une écriture pure et crue. Hilsenrath ne s’arrête pas aux prémices, il traverse toute
cette horrible période pour ce peuple en montrant des dialogues de complot pour trouver l’alibi
parfait qui sera en la faveur de l’extermination de tout un peuple d’une manière tout à fait
légale ; il narre également les pensées des suppliciés, des témoins, il nous donne un accès à
l’horreur ; ce qui peut déranger les âmes sensibles. La nature des supplices, mais aussi la
cruauté, le plaisir que prennent les bourreaux, font preuve d’une imagination sans limite mais
aussi d’une documentation sérieuse. D’ailleurs, le récit s’ouvre sur une image frappante : trois
arméniens pendus. Enfin, nous noterons que l’auteur ne ménage pas les termes qu’il emploie et
même des anachronismes, se servant également de son expérience personnelle. Le Conte de la
dernière pensée reçoit en 1989 le prix Alfred Doblin. Ensuite, Edgar Hilsenrath obtient en 2006
le Prix national de littérature par Robert Kotcharian qui est le président de la République
d’Arménie. En effet, Hilsenrath est pour les Arméniens, le héros national. Par ailleurs, la même
année, il est nommé « Docteur honoris causa » de l’Université d’Etat d’Erevan. Ce titre est
défini par l’Université Multiculturelle Internationale comme : « un titre honorifique attribué par
procédure d’exception. […] pour distinguer une docte personnalité dont les connaissances et la
sagesse étaient considérées exemplaires »1. Il reçoit également de nombreux prix. Il meurt en
décembre 2018 à Wittlich.
Je me questionne à propos de cet écrivain allemand, juif qui a écrit plusieurs livres de nature
autobiographique sur la Shoah, mais pourquoi écrire un roman entier sur le génocide des
Arméniens, qui plus est en 1915 ? Il dit :
« Après plusieurs livres sur l’Holocauste juif, je voulais écrire sur un autre holocauste […] Le
sujet du génocide arménien est entré dans ma vie par un livre de Franz Werfel, Les Quarante
Jours du Musa Dagh (1933) ».2
Ainsi, nous voyons qu’il écrit un nouveau récit basé sur le roman de Werfel, un de nos quatre
auteurs. Il va d’ailleurs s’éloigner du roman de Werfel grâce à cette forme qui lui permet de
mélanger vérité historique et imaginaire, fantaisie et tragédie. Enfin, il décide d’écrire ce roman
pour sortir aussi de l’oubli le génocide des Arméniens ; le premier de l’Histoire. D’ailleurs, lors
d’une interview avec Les Nouvelles d’Arménie, Hilsenrath dit :
« J’étais l’un des leurs ! J’étais un Arménien au moment du génocide pendant toute la rédaction
du livre. »3
Puis il dit qu’il se sentait alors « Moins qu’un chien… » Ainsi, ayant survécu lui-même à la
Shoah, et n’ayant plus envie d’écrire sur ce vécu, il décide de sortir de l’oubli ceux qui, avant
lui, ont vécu un drame similaire. Il s’approprie, par ses lectures sur l’ethnographie des

1
Université Multiculturelle Internationale, La reconnaissance du mérité enfin attestée
2
L’Humanité, « Edgar Hilsenrath, au plus près du peuple arménien »
3
Association Culturelle Arménienne de Marne-la-Vallée (France), « Edgard Hilsenrath » [en ligne].

10
Arméniens, les us et coutumes de ce peuple afin de rédiger un récit aussi vrai que possible et il
rend justice à ces êtres humains dont les douleurs ont été tues.

Nous avons donc quatre auteurs d’œuvres écrites et publiées dans des contextes
historiques différents mais ayant en commun le récit du génocide d’un peuple qui au cours de
l’histoire a souvent fait l’objet de persécutions. Cela ne suffit pas pour savoir si la notion de
massacre est plus adéquate que celle de génocide. C’est pourquoi nous allons à présent nous
intéresser aux différents personnages évoqué ou non par les auteurs afin d’essayer de savoir
quel est le rôle de la nomination, son importance, et sa signification.

2. Les personnages – La nomination


Après plusieurs lectures des quatre œuvres nous pouvons constater que les personnages
ou les personnes présents dans ces textes ne sont pas tous présentés de la même manière. En
effet, nous pouvons constater dans les romans la présence de noms et prénoms pour tous les
personnages tandis que dans les deux témoignages sur les camps de concentrations juifs les
auteurs ne mentionnent pas toujours les noms des personnes qui y sont présentes. Observons,
pour commencer Si c’est un homme de Primo Levi. Nous pouvons constater que Primo Levi
n’utilise les prénoms ou noms que lorsqu’il s’agit de personnes que nous pouvons considérer
proches de lui ou encore des personnes ayant eu un impact important dans cette vie juste avant
et pendant le camp. Nous pouvons relever, par exemple, le passage où il nous présente une
petite fille de trois ans qui est assassinée dans les chambres à gaz :
« Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient
à la chambre à gaz. Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux yeux
des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. »1
Ici, Primo Levi donne le prénom de la petite fille qui, enfant juive, est tuée dans ces chambres
à gaz. Le fait qu’il nomme cette petite fille et qu’il en donne l’âge juste après permet de
renforcer l’impact du complément « la nécessité historique de mettre à mort les enfants des
juifs ». Le fait de nommer l’enfant, ici, permet également de montrer que ce ne sont pas
seulement des enfants mais des enfants qui sont connus, leurs enfants. Mettre un prénom permet
aussi au lecteur de peut-être imaginer une petite fille de sa famille qui serait ainsi tuée. Le
prénom employé ainsi permet donc de tisser un lien, de rendre possible l’identification. Primo
Levi nomme également par leur prénom les personnes ayant un impact important dans sa vie
au camp. On retrouve cela notamment avec Alberto qui est son meilleur ami : « j’ai eu de la
chance, c’est le Block d’Alberto ! Alberto est mon meilleur ami. »2. Primo Levi nous le présente
parce qu’il est celui qui s’est le mieux et le plus vite adapté à la vie au camp sans que cette
dernière n’ait eu d’impact sur sa nature bienveillante : « il n’est pas devenu un cynique »3. Il
nomme également par son prénom Henri qui est aussi présenté comme important. Il est
également un modèle pour la survie au camp :

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 23
2
Ibid. p. 85
3
Ibid. p. 85

11
« Henri est au contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une théorie
complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. […] Selon sa théorie, pour échapper
à la destruction tout en restant digne du nom d’homme, il n’y a que trois méthodes possibles :
l’organisation, la pitié et le vol. »1
Dans cette présentation d’Henri, nous pouvons relever l’emploi des groupes « destruction » et
« digne du nom d’homme ». Destruction peut être compris de différentes manières : dans un
premier sens nous pourrions comprendre « action de faire disparaître totalement »2, donc dans
un sens physiques et c’est l’objectif des allemands : faire disparaître de la surface de la terre
tous les juifs. Mais nous pouvons aussi le comprendre dans le sens d’« altération morale d’une
personne »3, dans ce cas-là, il s’agit d’un sens morale et au Lager ce que nous pouvons constater
avec ce témoignage est que l’humain est réduit au point d’être détruit mentalement,
psychologiquement. Ensuite, « être digne du nom d’homme » renvoie au fait que dans les
camps ils ne sont plus considérés comme tel. En effet, nous pouvons constater leur
déshumanisation, d’abord par le retrait de leur identité personnelle que nous pouvons relever
dans le remplacement de leur nom par de simples numéros « Mon nom est 174 517 ; nous avons
été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras
gauche. »4. Nous pouvons aussi noter que l’auteur met cette perte d’identité en avant en
présentant son camarade de travail : « comme si chacun s’était rendu compte que seul un
homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n’est plus un homme. Je crois bien
que lui-même a oublié son nom. »5. Nous notons donc une déshumanisation des prisonniers des
camps de concentrations qui passe d’abord par la perte de l’identité personnelle. Nous pourrions
donc penser que nommer les personnes ayant eu un impact important dans sa vie au camp est
une forme d’hommage aux hommes qu’ils étaient, une façon de leur rendre leur humanité à
travers l’écrit. A l’inverse, Primo Levi ne nomme pas les dirigeants du camp, donc les
Allemands, par leurs noms mais par des appellations que nous pouvons qualifier de générales.
Par exemple, il parlera des SS : « et un SS entre » ou encore « Le SS fait un long discours »6. Il
utilisera également l’appellation « Blockältester » : « C’est là, entre les deux portes, que se tient
l’arbitre de notre destin, en la personne d’un sous-officier des SS. A sa droite, il y a le
Blockältester, à sa gauche le fourrier de la baraque. »7. Ici, Primo Levi raconte comment se
passe la sélection qui mène ceux sélectionnés à une mort certaine. Nous constatons qu’il ne
nomme que de manière générale avec des termes pouvant définir plusieurs hommes différents
les officiers d’Hitler chargés de les exterminer. En somme, si l’auteur nomme par les prénoms
les différents prisonniers qu’il côtoie et qui sont importants dans sa survie au Lager, il ne nomme
que globalement les bourreaux dont ils sont victimes. Nous pouvons comprendre cela par une
volonté de n’accuser personne en particulier mais plutôt de montrer un groupe d’hommes
désignés par des termes allemands. Cette distinction permet de mettre en avant la différence
ressentie entre eux ; prisonniers considérés comme des « bêtes » et les Allemands censément
supérieurs à eux dans le Lager. Dans La Nuit d’Elie Wiesel, nous pouvons remarquer la quasi-
absence de prénom. En effet, si dans les premiers chapitres qui concernent tout le temps passé
avant leur arrivée dans le camp les différentes personnes sont nommées, ce n’est pas le cas une

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 152
2
CNRTL, définition TLFi « destruction »
3
Ibid.
4
Primo Levi, Si c’est un homme, p.35
5
Ibid. p.60
6
Ibid. p. 27
7
Ibid. p.199

12
fois que nous entrons dans le récit de sa vie au camp. Ainsi, au début nous avons le prénom de
Moshé-le-Bedeau qui joue un rôle important au début du témoignage : il est celui qui tente de
prévenir les Juifs de Sighet de la mort qui les attend s’ils ne se cachent pas. Mais aussi le prénom
de sa petite sœur lorsqu’il évoque leur séparation « Et je ne savais point qu’en ce lieu, en cet
instant, je quittais ma mère et Tzipora pour toujours. »1. Après quoi, la plupart des personnes
rencontrées ne sont pas nommées par leurs prénoms à l’exception de quelques-unes avec qui
l’auteur-narrateur a eu l’occasion de parler : « Juliek, Polonais, des lunettes et un sourire
cynique sur son visage pâme. Louis, originaire de Hollande, violoniste réputé. »2. La
nomination par le prénom suivie de l’appartenance à telle ou telle nation permet de mettre en
évidence l’identité plurielle qui se retrouve enfermée dans ce camp. Bien que ce soient «
presque tous des Juifs »3 ils viennent tous de différents pays. Les Juifs forment donc un peuple
composé de plusieurs nationalités qui dans le camp ne forment plus qu’une seule : un groupe
de numéros ayant perdu quasiment toute identité humaine :
« La manche du bras gauche relevée, chacun devait passer devant la table. Les trois ‘’anciens’’,
des aiguilles à la main, nous gravaient un numéro sur le bras gauche. Je devins A-7713. Je n’eus
plus désormais d’autre nom. »4.
C’est peut-être pour appuyer cette perte d’identité humaine qu’Elie Wiesel, dans son
témoignage, ne donne que très rarement les prénoms des personnes auxquelles il s’adresse.
Nous pouvons toutefois remarquer le même phénomène que chez Primo Levi en ce qui concerne
les Allemands : Elie Wiesel n’utilise que des appellations globales, qui d’ailleurs sont les
mêmes qu’emploie Primo Levi. Cela montre une cohérence historique entre les deux textes et
permet de comprendre que les prisonniers n’avaient pas accès à l’identité de leurs geôliers. En
somme, si nous comprenons cette absence de prénom, hormis quelques rares cas, comme la
mort d’êtres humains sur un plan psychique, et que nous observons les origines étymologiques
des termes génocide et massacre, nous pouvons penser que le terme de génocide serait plus
adéquat pour parler de la situation puisque le terme massacrer renvoie forcément à un acte
physique. Or, ici, la perte d’identité constitue en un acte psychique. Concernant les œuvres de
Werfel et d’Hilsenrath les personnages qu’on y retrouve n’appartiennent pas tous à la réalité.
Toutefois, certains noms, prénoms sont évocateurs pour un lecteur possédant certaines
connaissances. En effet, nous pouvons relever que certains personnages ont un prénom
historique réel. C’est le cas par exemple d’Enver Pacha, Dchemal Pacha ou encore Talaat bey.
Le premier est un officier militaire turc que les Européens connaissent sous ce pseudonyme et
dont le vrai nom est Ismaël Enver. Le deuxième, est le général de l’armée ottomane. Le
troisième est ministre de l’Intérieur et est à l’origine de la planification et de la mise en œuvre
du génocide arménien. Ces trois personnages ont les mêmes fonctions que ce soit dans
l’Histoire ou le récit du roman. On constate d’ailleurs que leurs noms apparaissent aussi dans
Le Conte de la dernière pensée. En revanche, les autres personnages principaux du roman de
Werfel ne sont pas réels hormis Johannès Lepsius. Cela pourrait s’expliquer, peut-être, par un
désir de ne pas accuser du crime commis d’autres personnes que celles qui en sont réellement
à l’origine. L’emploi de ces noms précisément plutôt que d’autres est à la fois accusateur et
permet aussi d’apporter une dimension de réel. Quant à Johannès Lepsius il s’agit d’un pasteur

1
Elie Wiesel, La Nuit, p.72
2
Ibid. 102
3
Ibid. p.102
4
Ibid. p. 91

13
protestant qui conserve également sa personnalité. Dans ce roman, il est celui qui intervient
deux fois dans les deux chapitres intitulés « Intermède des dieux » en faveur des Arméniens.
Quant aux autres personnages, nous pourrions penser que pour certains d’entre eux, leur nom,
prénom est en lien avec une caractéristique qui définit leur personnalité, comportement face à
la déportation. Prenons par exemple le personnage Ter Haigasoun, l’archiprêtre arménien.
Prononcé en français nous lisons [tɛR] qui pourrait être le son du verbe « taire », dans le roman
de Werfel, l’archiprêtre est au courant de ce qui se passe mais décide de taire les événements,
de dissimuler les faits aux villageois. C’est une de ses caractéristiques, il tait les choses lorsqu’il
les sait tout au long du roman et ne les révèle que lorsque cela est réellement nécessaire. C’est
le cas par exemple de la lettre reçue de son ami pasteur Haroutioun Nokhoudian. Il ne décide
de la lire au peuple qui s’est réfugié sur le Musa Dagh que lorsque celui-ci commence à douter
de leur décision. Quant à Gabriel Bagradian, il porte le prénom de l’ange Gabriel, personnage
du livre de Daniel, et qui est présenté comme un messager de dieu. Ici, Gabriel a clairement un
rôle de messager voire de sauveur. Si les Arméniens se réfugient sur la montagne du Musa Dagh
c’est parce qu’il est certain au fond de lui que c’est ce qui les sauvera. D’ailleurs, l’archange
Gabriel est souvent traduit par « le héros de dieu » et Gabriel Bagradian se comporte tel un
héros rentré au pays pour sauver les siens. De plus, Gabriel Bagradian peut aussi constituer une
variation du Sauveur. En effet, selon Jean-Marc Lafon :
« Il évoque Gobineau par son caractère de ‘’fils de roi’’, sa filiation avec la dynastie médiévale
des Bagratides, symbolisée par la médaille d’agent, à l’effigie d’Achot Bagratouni qui lui
servira de talisman. Il faut y ajouter sa conviction d’être investi d’une mission prédestinée,
guider et protéger les siens. »1
Il cite d’ailleurs un passage du texte qui illustre cela :
« J’ai acheté jadis ce traité de tactique sans le moindre pressentiment, parce que sa couverture
me plaisait ou que cette matière inconnue m’attirait, bien que je ne me sois aucunement alors
intéressé à la science militaire. Et pourtant à l’heure de cette emplette, mon destin indépendant
de ma volonté a agi sagement par son intermédiaire. »2
Nous pouvons très bien observer, ici, un personnage dont le nom évoque en lui-même un destin
bien particulier que nous pouvons lier à des personnages réels dont les caractères et destinées
sont similaires. Donc, même s’il s’agit d’un roman comportant un grand nombre de
personnages, nous pouvons relier leur prénom à leur personnalité, leur rôle dans le récit. Quant
à l’œuvre de Werfel Le Conte de la dernière pensée nous pouvons constater la même astuce
concernant ceux qui sont à l’origine du génocide arménien dans le récit : l’auteur a également
choisi d’utiliser les vrais noms et prénoms des protagonistes. Quant aux autres personnages,
nous pouvons relever les deux principaux mis au premier plan : le conteur, appelé Meddah et
Thovma Khatisian, un homme sur le point de mourir et dont la dernière pensée parcourt le
temps et l’espace pour expliquer à travers les contes narré du conteur ce qu’il s’est passé en
1915 et ce qui en est à l’origine. Nous pouvons remarquer que si les noms des autres
personnages n’appartiennent pas à la réalité, l’appellation de « Meddah » pour le conteur est
tout à fait justifiée puisque le meddah est un conteur turc. Ensuite, que ce soit pour l’œuvre de
Werfel ou celle d’Hilsenrath nous pouvons constater que les auteurs utilisent les termes

1
Jean-Marc Lafon, « Roman, histoire et mémoire : Un épisode méconnu du génocide arménien : la résistance du
Musa Dagh », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2001/2-3 (n° 202-203), p. 137-153.
2
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 422

14
généraux pour définir par leur statut certains personnages tels que le « vali » qui correspond au
rôle de gouverneur d’une province en turc ou encore le terme de « zaptiehs » ou « saptiéhs »
pour définir les soldats, gendarmes obéissant aux ordres d’Enver Pacha. Nous pouvons donc
remarquer que, comme pour les deux témoignages sur la Shoah, les deux récits du génocide
arménien ne modifient pas les termes désignant les responsables, les complices de ce crime. Il
y a donc, par cette nomination, un désir de partager une réalité, une vérité, de ne pas dissimuler
ou encore oublier les noms de ceux qui ont été responsables de la mort de plusieurs humains.
Quant aux noms des autres personnages représentant les victimes du génocide arménien, ils
sont soit représentatifs de leur personnalité, d’une caractéristique dans leur comportement face
à leur destin, soit des noms tout à fait imaginables pour des personnes ayant vécu à cette époque
et qui donc sont représentatifs de la population. Enfin, si nous observons nos deux œuvres sur
le génocide arménien, nous pouvons remarquer que du point de vue des Turcs, les Arméniens
ne sont pas forcément considérés comme des êtres humains puisqu’ils sont souvent comparés à
un animal ; des « rats » ou encore des « cochons » bien que cette déshumanisation ne se ressente
pas particulièrement dans le roman de Werfel. Elle se ressent d’une manière plus prononcée
dans l’œuvre d’Hilsenrath lorsque le conteur décrit, à Thovma Khatisian certains supplices.
C’est le cas par exemple lorsqu’il raconte le moment où le Mudir Bey décide de ferrer un prête
arménien tel un cheval : « nous allons le ferrer ce prêtre arménien. »1. Ainsi, par les supplices
imposés aux Arméniens, les Turcs leur retirent leur appartenance humaine. Cependant, cela
n’aboutit pas à la même déshumanisation dont sont victimes les Juifs dans les camps de
concentration.

En somme, les personnages et leurs noms permettent d’ancrer le récit dans une réalité,
de ne pas oublier les actes du passé tout en montrant l’impuissance des victimes face à ceux qui
décident et veulent leur anéantissement physique et psychique. Le fait qu’il soit sans défense
réelle, considérés comme les plus faibles et normalement sans défenses nous porte à penser que
la notion de massacre est appropriée pour parler de ces deux génocides même si, comme nous
avons pu l’observer, le terme de génocide est adéquat pour dénoncer la destruction psychique
des Juifs dans les camps de concentration.

3. L’herméneutique – La réception
Jauss écrit dans Une esthétique de la réception qui est cité dans l’œuvre de Jean-Louis
Dufays intitulée Stéréotype et Lecture : Essai sur la réception Littéraire :
« L’esthétique de la réception a priorité herméneutique sur toute esthétique de la production en
ce qu’elle exige de tout interprète qu’il mette consciemment en jeu sa propre situation dans
l’histoire. La communication ne devient dialogue qu’à partir du moment où l’interprète connait
et reconnait l’altérité du texte à l’horizon de ses propres attentes »2
Cette citation induit que la réception d’une œuvre dépend du lecteur et de ses connaissances.
En effet, lire Si c’est un homme, La Nuit, Les 40 jours du Musa Dagh ou encore Le Conte de la
dernière pensée sans savoir ce que sont les camps de concentration, sans avoir de notion

1
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.138
2
Jean-Louis Dufays, Stéréotype et Lecture : Essai sur la réception Littéraire, p.32

15
particulière sur le génocide du peuple Arménien mais aussi sans savoir que nos quatre auteurs
ont été victimes des persécutions antisémites ; que Primo Levi et Elie Wiesel ont été prisonniers
dans un camps de concentration allemand mais que Werfel et Hilsenrath ont également connu
les ghettos, c’est lire leur texte sans en connaître l’objet principal.

Pour commencer, prenons l’œuvre de Primo Levi, ce dernier souligne lui-même que Si
c’est un homme a été refusé par les lecteurs lorsque la première maison d’édition à l’avoir publié
ferma en 1947 : « le livre tomba dans l’oubli, peut-être aussi parce qu’en cette dure période
d’après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient
de s’achever. »1. En effet, je pense que lire un témoignage historique tout juste après l’avoir
vécu ne produit pas le même effet que de le lire plusieurs années plus tard en tant que lecteur
externe à ce moment historique. J’entends par externe, un lecteur qui n’a ni vécu la grande
guerre et la Shoah ni la période d’après-guerre, donc un lecteur moderne. C’est pourquoi, les
lecteurs de l’époque ont mis une distance réelle avec cet ouvrage. On constate, cependant que,
dans l’appendice écrit par Primo Levi, les générations postérieures, elles, sont plutôt curieuses
et lisent avec intérêt ce témoignage de Primo Levi :
« Le livre n’a pris un nouveau départ qu’en 1958, lorsqu’il a été réédité chez Einaudi, et dès
lors l’intérêt du public ne s’est jamais démenti. […] je me suis trouvé en devoir de répondre à
de nombreuses questions […] quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu’on
ne manquait jamais de me les poser : elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée
et raisonnée, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n’apportait pas de réponse
satisfaisante. »2.
On comprend donc que cet œuvre suscite de la curiosité sur ce qui est écrit. Par ailleurs, on
comprend que Si c’est un homme est une œuvre littéraire qui trouve sa place parmi le canon
scolaire puisque les jeunes générations la rencontre en cours. De plus, en lisant les questions
posées par ceux-ci, on constate que l’œuvre de Primo Levi ne suffit pas à élucider toutes les
curiosités. De cette façon, la réception de l’œuvre est limitée à ce que raconte l’auteur et ce que
savent les jeunes de cette période historique. Moi-même, en tant que lectrice, je lis ce
témoignage et me pose les mêmes questions. Cette œuvre me laisse sur ma faim de savoir, de
comprendre cette haine des allemands pour ce qui ne sont pas de « purs allemands ».
L’appendice de cet auteur est nécessaire à la bonne réception et à la bonne interprétation de son
œuvre : il permet d’installer un dialogue entre l’auteur et ses lecteurs au moment où il écrit mais
aussi avec ceux qui le liront encore dans les années à venir. Selon moi, cet appendice guide en
un sens l’herméneutique de cette œuvre ; elle permet au lecteur de relire l’œuvre avec le recul
nécessaire, qu’il n’a pas forcément eu à sa première lecture. On retrouve cette idée dans le texte
de Jean-Louis Dufays :
« Le texte programme par lui-même une lecture qui permet de lever l’indétermination de ses
structures et imposerait au lecteur un certain mode de réception […] La pluralité des lectures
n’est pas niée, mais elle est définie comme effet du texte, la résultante logique des possibilités
qu’il ménage. »3

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p.275-276
2
Ibid.
3
Jean-Louis Dufays, Stéréotype et Lecture : Essai sur la réception Littéraire, p.33

16
C’est exactement ce que nous retirons de l’appendice qui vient conclure Si c’est un homme.
L’auteur, par ses réponses, ses pensées, son explication vient guider son lecteur dans la relecture
de son œuvre et lui impose, en quelque sorte, une réception différente de la première lecture qui
était alors « innocente » et peut-être sans le savoir nécessaire.

Nous pouvons constater ce même phénomène d’une double réception de l’œuvre avec
La Nuit d’Elie Wiesel. En effet, on peut lire dans sa préface :
« Malgré une critique favorable, le livre se vendait mal. Le sujet, jugé morbide, n’intéressait
personne. Si un rabbin le mentionnait dans ses sermons, il se trouvait toujours quelqu’un pour
se plaindre : ‘’A quoi bon accabler les enfants avec la tristesse du passé »1
Nous entendons, ici, un rejet du témoignage, du récit du passé. Par ailleurs, le terme « morbide »
est défini par le CNRTL comme ce : « qui témoigne d’une attirance malsaine pour les aspects
inquiétants de la nature humaine, pour la maladie, la mort et leur représentation. »2. Ainsi, selon
les personnes étant nées avant ou pendant la guerre, le sujet de la Shoah est considéré comme
un sujet malsain, un sujet qui est représenté par la mort, les attirances malsaines d’humains
envers la nature humaine. D’ailleurs, si on poursuit cette idée, nous pourrions penser que
témoigner de la Shoah revient à témoigner d’un massacre, puisque si nous reprenons la
définition d’un massacre nous constatons que le fait de tuer avec sauvagerie peut correspondre
à un état d’esprit et représenter la mort. Ce sont ces représentations que nous notons dans
La Nuit.
Ainsi, dans l’après-guerre, ce témoignage fut plutôt rejeté comme le fut Si c’est un homme.
Toutefois, nous constatons le même accueil positif pour les générations extérieures à cette
période historique. Elie Wiesel le note également dans sa préface :
« Depuis, les choses ont changé. Mon petit volume remporte un accueil auquel je ne m’attendais
pas. Aujourd’hui ce sont surtout les jeunes qui le lisent en classe et à l’Université. Et ils sont
nombreux. »3
Nous constatons donc une réception différente de ces nouvelles générations. En effet, par leur
« jeunesse », elles sont mises à distance de cet acte historique et n’ont pas le même désir de fuir
ce témoignage que les personnes ayant vécu ce drame.
Elie Wiesel explique cette différence en disant qu’il « faut l’attribuer au changement survenu
dans la mentalité du grand public. Si, dans les années cinquante et soixante, les adultes nés
avant ou pendant la guerre manifestaient à l’égard de ce que l’on nomme si pauvrement
l’Holocauste une sorte d’indifférence inconsciente et indulgente, cela n’est plus vrai
maintenant. […] Aujourd’hui, les programmes scolaires l’incluent partout. »4
C’est comme si les nouvelles générations redonnaient vie à ce récit, à cet épisode sans pour
autant en ressentir toute l’ampleur. Nous pourrions même penser que les lecteurs d’aujourd’hui,
sont avides de savoir sans pour autant être capables de vraiment le ressentir car la distance qui

1
Elie Wiesel, La Nuit, « Préface » p.21
2
CNRTL, Académie 9e édition
3
Elie Wiesel, La Nuit, « Préface », p.21
4
Ibid. p.21-22

17
les sépare de ceux qui ont survécu est grande : ils ont une approche non personnelle face à ce
sujet.
Par ailleurs, nous notons que l’œuvre de Wiesel s’efface pour laisser place à celle de Levi dans
le cœur des lecteurs :
« La Nuit, le saisissant témoignage de sa déportation, paru en français en 1958 aux Editions de
Minuit, sans doute son œuvre la plus célèbre, a été peu à peu éclipsée de ce côté-ci de
l’Atlantique au profit de Si c’est un homme de son ami Primo Levi »1
Il me semble intéressant de voir que les lecteurs préfèrent lire le témoignage de Primo Levi, lui
aussi un survivant, plutôt que celui d’Elie Wiesel. Cela pourrait venir de leur approche, de leur
vécu, de leur manière de narrer ce moment historique. Nous verrons un peu plus loin qu’en
effet, le premier raconte les faits d’une manière objective tandis que le second les raconte plus
subjectivement.
Les témoignages sur la Shoah ne sont donc pas reçus par le lecteur de la même manière selon
qu’ils appartiennent à l’époque d’après-guerre ou qu’ils appartiennent à une catégorie que je
qualifierais d’externe à cette période. Ce qui s’explique pour les premiers de mettre à distance
une période vécue, traumatisante, un désir peut-être d’oublier.
Tandis que pour les seconds, il y a un désir de savoir, de connaître et de mémoire. D’ailleurs,
dans son article La Shoah dans la littérature de jeunesse, Catherine Coquio écrit :
« Depuis une vingtaine d’années, et à un rythme accéléré depuis les années 2000, on voit se
développer au sein de la littérature pour la jeunesse un nouveau corpus consacré à la Deuxième
Guerre mondiale et à la Shoah : romans, témoignages et documents, […]. De plus, leurs auteurs
sont souvent des héritiers de la Catastrophe, et cette littérature se charge d’une dimension
testimoniale qu’elle n’avait pas jusque-là. On assiste ainsi à une véritable mutation du genre,
indissociable d’une nouvelle étape franchie dans l’histoire de la mémoire de la Shoah, et de la
place qu’elle occupe dans le domaine public. »2

Nous comprenons, ainsi, que ce thème de la Shoah prend de l’ampleur depuis les années
2000 d’où son enseignement dans les cours d’histoire. Enseignement qui mène les élèves, les
étudiants mais aussi les professeurs à lire des auteurs tels que Primo Levi et Elie Wiesel qui en
plus d’être les auteurs de témoignages sont des témoins oculaires de cette période historique.
Mais qu’en est-il des œuvres de Franz Werfel et d’Edgar Hilsenrath ?

Nous avons pu observer précédemment, que Franz Werfel dans Les Quarante jours du
Musa Dagh tentait de réactualiser les mémoires en rappelant le génocide arménien et cela en
faisant preuve d’une certaine intuition artistique puisqu’il pousse même à penser que son roman
pourrait être une prophétie de la Shoah. Mais contrairement aux différents textes disponibles

1
Nicolas Weill, Le Monde, « Elie Wiesel, voix majeure de la mémoire de la Shoah »
2
Coquio Catherine, Article La Shoah dans la littérature de jeunesse, centre national de documentation et de
pédagogie, janvier 2009, n°968, p.22-24

18
sur le génocide des Juifs, les textes sur le génocide des Arméniens ne sont pas autant mis en
avant et donc méconnus du public mais aussi de la critique :
« Il y a une différence saisissante entre l’activité critique publique consacrée aujourd’hui à la
littérature de la Shoah, et l’actualité critique, réelle mais cachée, qui concerne la littérature de
la Catastrophe arménienne. »1
Nous comprenons ainsi que les œuvres portant sur le génocide arménien n’étaient pas reçues
au même niveau que celles portant sur le génocide juif. D’ailleurs, le participe « cachée »
montre bien qu’il y avait une réception et une critique des œuvres littéraires concernant les
Arméniens mais que celle-ci était dissimulée, comme si elle était moins importante. De plus,
nous pouvons constater que Catherine Coquio désigne le génocide arménien comme une
« Catastrophe ». Cela peut être intéressant puisque c’est ce que signifie le terme de Shoah en
hébreu. Ainsi, on pourrait relier les deux événements historiques par ce seul terme de
Catastrophe. Notons ensuite que cette vision a évolué depuis quelques années puisque le
génocide arménien est toujours d’actualité :
« Cette littérature semble pourtant susciter depuis quelques années, dans les études littéraires,
orientales et comparatistes, un intérêt nouveau. Cet intérêt, lié au processus de (re)connaissance
du génocide arménien, reste néanmoins très en marge de celui-ci, comme si le corpus de textes
issus de la mémoire et de la pensée arméniennes relatives au génocide ne relevait pas lui aussi
d’une histoire de l’événement. »2
Entendons le terme « événement », ici, comme un « fait qui attire l’attention par son caractère
exceptionnel »3. Cela nous permet de soulever la différence accordée entre la littérature de la
Shoah et la littérature du génocide des Arméniens : la négation ici montre que le corpus de
textes racontant l’histoire de ce génocide n’est pas l’histoire d’un fait exceptionnel. Il est
considéré comme moindre, peut-être même répétitif puisque les Arméniens sont persécutés
depuis déjà plusieurs siècles. Cependant, l’œuvre de Franz Werfel, Les Quarante jours du Musa
Dagh, connait un succès certain :
« De fait, le roman est construit tel un palimpseste, autour d’un rapprochement implicite du sort
des Arméniens et de celui des Juifs. Les Juifs de Palestine et d’Europe centrale le comprirent
sans mal. D’où le succès attesté de l’œuvre de Werfel, source d’inspiration et modèle à suivre
dans les rangs de la Haganah comme parmi les insurgés de ghettos baltes, ukrainiens ou
polonais, grâce aux traductions en hébreux (dans le premier cas), en polonais et en yiddish et
probablement aussi à la version originale en allemand. L’effet fut similaire auprès des milieux
de gauche conscientisés d’Europe occidentale, comme en témoigne cette réaction de René
Crevel, ferment antifasciste : ‘’Tout dernièrement un livre de Werfel, Les Quarante jour du
Musa Dagh, a été interdit [en février 1934] parce qu’il relatait la vie tragique des Arméniens,
vie tragique qu’un lecteur eût pu assimiler à celle que les hitlériens réservent aux Juifs.’’ »4
Ainsi, ce roman rencontra un fort succès auprès du peuple par son aspect explicatif,
dénonciateur d’une situation historique sur le point de se répéter mais pris comme un danger

1
Catherine Coquio, « La littérature arménienne et la Catastrophe : actualité critique », Revue de la Shoah, p. 397-
424
2
Ibid.
3
CNRTL, TLFI, « événement »
4
Jean-Marc Lafon, Exprimer le génocide des Arméniens « Franz Werfel et le génocide arménien. Pertinence d’un
regard, prophétie d’un discours ? » [En ligne]

19
réel par les autorités qui décidèrent de le censurer afin de limiter la prise de conscience de ceux
qui devaient prochainement périr dans d’atroces souffrances, dont le roman fait mention :
« La diplomatie turque fit tout son possible pour nuire à l’audience de l’œuvre, réussissant à
empêcher son adaptation par Hollywood, prévue dès 1934, jusqu’au début des années 1980 »1
Cela peut être compris si nous prenons en considération le fait que la diplomatie turque à tout
essayer pour rendre ce génocide « légal », dissimulé et justifié par une tentative de trahison
inexistante : ils ne désirent pas que leur plan caduque soit dévoilé peut-être pour ne pas perdre
leur crédibilité devant les autres politiques. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que ce roman de
Franz Werfel put renaître de ses cendres et être de nouveau lu et apprécié des lecteurs. En tant
que lectrice extérieure à cette période historique mais aussi extérieure au peuple Arménien, il
me parait important de souligner l’aspect historique de ce roman avec notamment des noms de
personnages réels comme nous avons pu l’observer précédemment. Mais ce n’est pas tout.
Lorsqu’un lecteur « ignorant » lit ce roman pour la première fois, il peut d’abord avoir
l’impression de lire un simple roman avec une histoire inventée de toute pièce avec une grande
part de fantastique avec par exemple le retour soudain d’un personnage au destin héroïque :
Gabriel Bagradian ; personnage qui de manière tout à fait inexplicable prend en main le destin
de son peuple et établit une stratégie de défense sur le Musa Dagh. Mais lorsque le lecteur, plus
aguerri, relit ce texte il commence à apercevoir les stratégies inhumaines mises en place par les
politiques pour exterminer une population n’ayant rien demandé. En étant un peu plus attentif,
il peut construire des parallèles, bien que faibles, avec la Shoah puisque le lecteur contemporain
a connaissance des deux événements historiques contrairement aux lecteurs de Werfel à
l’époque où il publie son livre juste avant de le voir interdit. C’est pourquoi, il me semble être
un roman à double tranchant : un roman que nous pouvons lire pour le plaisir ou encore un
roman que nous pouvons lire afin de comprendre l’ampleur du drame historique qui a eu lieu.
Dans cette seconde possibilité, le lecteur, lors de sa lecture plus profonde, peut apercevoir le
message important de l’auteur : se remémorer, ne pas oublier pour ne pas répéter l’histoire.
Faire attention aux minorités, il me semble que ce roman montre aussi l’aspect égoïste de
l’humain extérieur au drame : aucune importance n’est accordée à ces pauvres Arméniens.
En effet, lorsqu’on récapitule les différents personnages, les groupes constitués dans ce roman,
nous constatons qu’il apparait un groupe d’observateurs se subdivisant lui-même en deux
groupes : des observateurs qui vont être complices du génocide soit le gouvernement allemand
qui établit une censure de la presse et des observateurs qui vont être du côté des opposants et
qui sont donc le Consul, les missionnaires, les médecins ou encore les infirmières. Le fait même
qu’il y ait des personnages inactifs seulement observateurs montre l’indifférence dont peut faire
preuve un être humain qui n’est pas personnellement touché par un drame.
Partant de là, la notion de massacre me parait totalement adaptée ici puisqu’il s’agit de tuer en
masse de pauvres innocents sous un faux prétexte aux yeux de personnes qui ne daignent pas
leur venir en aide. Ainsi, l’œuvre de Werfel, bien que sujette à un certain succès, ayant par le
passé fait l’objet d’une censure pour le message dangereux qu’elle contenait, et qui aujourd’hui
est lue et appréciée par les lecteurs, peut aussi être lue comme une œuvre éclairante sur un fait
historique et sur le comportement non seulement de ceux qui ont été victimes mais aussi de
ceux qui étaient externes à la situation, en avaient conscience sans pour autant s’en rendre

1
Jean-Marc Lafon, Exprimer le génocide des Arméniens « Franz Werfel et le génocide arménien. Pertinence d’un
regard, prophétie d’un discours ? » [En ligne]

20
réellement compte. Par ailleurs, nous pouvons noter qu’un lecteur à la recherche d’informations
sur le génocide arménien et qui connait les différents corpus sur le génocide juif aura un horizon
d’attente éloigné de ce vers quoi ce texte le mène. En effet, la forme qui s’éloigne du témoignage
de survivant et l’intégration d’éléments fictifs mène le lecteur à rediriger ses attentes, à modifier
sa façon de voir le génocide. Un dialogue s’installe donc entre l’horizon d’attente du lecteur, ce
que l’auteur y donne et ce qu’il reçoit : le lecteur est forcé de comprendre la différence qui
existe entre les deux événements historiques qu’il connait et pensait peut-être similaires. Nous
terminerons sur ce roman en disant que s’il est lu, il me semble que c’est pour certains, grâce
son aspect romanesque et pour d’autres pour son rôle de mémoire, de destruction de l’oubli. Il
permet donc de comprendre, plus ou moins, les pensées des Arméniens mais aussi des
bourreaux, il permet la compréhension et la mise en mémoire du premier génocide du XXe
siècle.

Concernant Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath, il nous est présenté


comme un conte narré oralement par un conteur : le Meddah, comme il est de coutume chez les
Arméniens. Ce texte est reçu par ce peuple comme le texte d’un des leurs, ils en viennent à se
demander si l’auteur n’aurait pas changé de nom à cause de la justesse de ce qu’il dit et de
l’identification possible dans ce conte :
« Là-bas, les gens ont cru que j’avais changé de nom car ils pensaient qu’aucun étranger n’aurait
pu écrire aussi précisément cette histoire »1.
On peut ainsi dire que, dès sa publication, le seul roman qui ne soit pas autobiographique,
rencontre un grand succès auprès des Arméniens. Toutefois, ce récit est mal vu par les Turcs,
peuple persécuteur et cela peut se comprendre notamment en voyant leur réaction face à
l’emploi du terme génocide par le pape François en 2015 :
« La polémique sur les massacres arméniens reprend de plus belle (en employant le mot de
« génocide », le pape François a provoqué l’ire du gouvernement turc). »2.
Aujourd’hui, ce conte donne à réfléchir au lecteur : il s’agit d’un véritable labyrinthe que
parcourt la dernière pensée de Thovma Khatisian guidée par le conteur qu’il appelle Meddah.
Ce texte demande à ce que son lecteur connaisse un minimum l’histoire du peuple Arménien
pour contextualiser le récit du Meddah car celui-ci ne raconte pas tous les événements dans un
ordre parfaitement chronologique et mêle le réel à l’irréel avec notamment l’emploi des noms
de personnages ayant réellement existé à d’autres totalement inventés comme nous avons pu le
voir précédemment.
Ensuite, si on en revient à la définition donné par Jauss sur la réception et l’interprétation d’une
œuvre, il nous est possible de montrer que le lecteur moderne du Conte de la dernière pensée
ne peut réellement s’identifier à ce peuple arménien mais il peut le comprendre en se
remémorant un acte dont l’idée est similaire : la Shoah. De cette façon, le lecteur qui lit ce récit
a, aujourd’hui par l’augmentation des études sur la Shoah, la capacité de comprendre et
d’interpréter par le biais d’une assimilation d’acte.

1
L’Humanité, « Edgar Hilsenrath, au plus près du peuple arménien », 18 juin 2015
2
Philippe chevilley, in Les Echos, « Un requiem pour l’Arménie », 2015

21
Enfin, le lecteur qui s’attend à avoir un récit sur le génocide arménien, et qui connait déjà un
peu la procédure d’un génocide par sa connaissance du génocide des juifs, s’attend à ce que le
texte lui apporte certaines informations similaires mais, ici, ce n’est pas le cas. En effet, ici, le
lecteur trouve d’autres informations que ce qu’il attendait ; l’auteur dévie l’horizon d’attente ;
ce qui crée un dialogue entre lui et son lecteur qui se retrouve alors face à ce que l’auteur veut
qu’il interprète et non plus face à ce qu’il pensait trouver. Ainsi, ce texte qui se différencie des
trois autres vus précédemment et plus particulièrement du récit de Werfel, mène le lecteur à
trouver de nouvelles interprétations, de nouveaux arguments qui vont expliquer cette haine qu’il
peut ressentir pour les bourreaux, la pitié pour les victimes ou encore ce désir de connaître
l’événement historique d’une manière peut-être plus ludique par la forme du texte qui s’éloigne
d’un documentaire historique.
Nous pouvons conclure que le texte d’Edgar Hilsenrath fait preuve d’une certaine originalité
surprenant ses lecteurs en reprenant l’idée d’un conte narré par un conteur et qui montre crument
des éléments véridiques cherchant à mettre en avant les qualités et défauts humains auxquels le
lecteur n’est peut-être pas préparé.

Nous avons ainsi pu voir que ce soient les œuvres sur la Shoah ou celles sur le génocide
arménien, aucune n’est reçue par le lecteur de la même manière. Œuvres à succès, elles ont
pourtant eu des difficultés à trouver une place désirée avant d’être acceptées voire autorisées à
nouveau pour certaines. On a également constaté que les lecteurs contemporains, extérieurs aux
périodes historiques, n’étaient pas motivés de la même manière pour lire ces œuvres ; il s’agit
plutôt de curiosité, d’un besoin de connaître, de s’informer quitte à parfois être dévié de ses
positions que les œuvres viennent remettre en cause. Bien que cela rassemble nos œuvres, nous
noterons un dernier point qui les différencie au niveau de la réception et de l’herméneutique :
les témoignages de Primo Levi et d’Elie Wiesel sont étudiés à l’école, sont présentés sous la
forme de témoignages tandis que les œuvres de Franz Werfel et d’Edgar Hilsenrath ne sont pas
abordées dans les études et ne sont pas des témoignages personnels, ni même de survivants
mais des histoires fictionnelles dans lesquelles est racontée d’une façon assez particulière
l’histoire du génocide des Arméniens. Ainsi, le lecteur qui s’attendait à lire un témoignage, se
retrouve avec deux romans qui racontent tout autant un témoignage l’embellisse et peut-être
exagéré avec du récit fictionnel. Le lecteur peut alors être surpris ce qui entraîne une
interprétation du texte différente.

En somme, nous avons présenté les auteurs, établissant ainsi un parallèle entre eux mais
aussi entre leurs œuvres. Puis, nous avons également pu observer le rôle que la nomination joue
et les différentes manières de nommer dans ces textes dont les sujets se rapprochent. Enfin,
nous avons vu comment ces œuvres étaient accueillies par les lecteurs et leurs différentes façons
de les interpréter, de les lire en fonction qu’ils étaient des lecteurs contemporains à la
publication ou des lecteurs modernes. Nous pouvons donc approfondir notre étude dans le but
d’observer si, par une comparaison plus approfondie des œuvres, nous pouvons établir une
littérature du massacre plutôt qu’une littérature du génocide, cette dernière étant attestée.

22
II. 4 œuvres portant sur le génocide – Analyses et comparaisons.
1. La construction d’objets communs – Notion de topos
Notre corpus est donc composé de quatre œuvres dont les sujets sont le génocide
arménien et le génocide juif. Ce terme de génocide n’existait pas avant 1943. En effet, c’est à
Lemkin que nous devons ce mot :
« Lemkin forgea le mot ‘’génocide’’ dans un volume intitulé Axis Rule in Occupied
Europe (« Le régime de l’Axe dans l’Europe occupée ») achevé en novembre 1943 et publié un
an plus tard. Axis Rule consacre un chapitre entier à la nécessité de trouver un nouveau terme
pour désigner le meurtre de masse »1.
L’expression « le meurtre de masse » est, pour nous, intéressante car qu’est-ce qu’un meurtre
de masse si ce n’est un massacre ? Lemkin suggère ainsi dans Axis Rule une définition plus
vaste du terme génocide. En effet, comme le cite l’article d’Anson Rabinbach traduit de
l’anglais par Claire Drevon :
« Le crime de génocide, écrivit Lemkin, inclut des techniques de destruction politique, sociale,
culturelle, religieuse, morale, économique, biologique et physique. Il mentionnera en particulier
les famines provoquées et la mort par épuisement ou par l’exposition au froid ; il inclut la
dégradation morale, la destruction et la confiscation de biens personnels et d’églises, le travail
forcé, la destruction de modèles culturels et la suppression de la souveraineté politique. Il insista
également sur l’intention des coupables ‘’de détruire ou d’avilir tout un groupe national
religieux ou racial en attaquant certains membres de ce groupe. […]’’ »2
Le terme de génocide vient donc préciser les moyens, les stratégies employées pour éliminer,
exterminer tout un peuple. Nous retrouverons donc une littérature du génocide dans laquelle
certains éléments seront récurrents. Mais, pour parler d’une « littérature de massacre » comme
nous pouvons parler d’une littérature du génocide, il faut que des thèmes, des sujets soient
récurrents, communs aux quatre œuvres de notre corpus et qui soient supplémentaires à ceux
observés dans la littérature du génocide qui serait alors une catégorie du massacre. S’il y a des
objets communs, des sujets, des thèmes qui sont communs et qui reviennent de manière
récurrente, nous pourrons alors parler de topos. Le topos est un nom masculin emprunté au grec
et qui signifie « lieu ». En littérature, le topos ou les topoï correspondent à la notion de « lieux
communs », donc à des éléments que nous retrouverons toujours dans un certain type de
littérature.
Dans les quatre œuvres de notre corpus nous pouvons souligner quelques éléments importants
et communs à toutes. En effet, nous pouvons relever la mise en évidence de la faim, de la soif
mais aussi du froid. Nous pouvons aller plus loin en observant une animalisation de l’être
humain ou encore une maltraitance, une réduction à l’état de bête seulement par le fait qu’ils
sont différents.

1
Rabinbach Anson, « Raphael Lemkin et le concept de génocide », Revue d’Histoire de la Shoah, 2008/2 (N°
189), p. 511-554
2
Ibid. p. 511-554

23
Observons d’abord l’importance que prennent la faim et la soif dans nos œuvres. Tout
d’abord, dans Si c’est un homme nous pouvons relever plusieurs occurrences explicitant celles-
ci : « La soif et le froid nous faisaient souffrir »1 ou encore « toujours tenaillés par la soif. »2 ;
ou bien la faim que nous retrouvons aussi plus loin dans l’œuvre « Si seulement nous n’avions
pas faim ! »3 ; phrase exclamative réitérée à la page suivante. Nous pouvons également noter
que la faim est personnifiée dans la personnification du Lager mais aussi dans son assimilation
aux prisonniers lorsque Primo Levi écrit :
« Mais comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim ? Le Lager est la faim : nous-
mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée. »4.
La mise en italique du verbe être, ici, qui établit une égalité entre le Lager et la faim par sa mise
en attribut du sujet permet de personnifier celle-ci et ainsi d’en montrer l’ampleur. De plus,
Primo Levi ne s’arrête pas à assimiler la faim au Lager mais il l’attribue également aux
prisonniers en disant « nous-mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée. » où, une fois de
plus, il utilise le verbe d’état être établissant par l’emploi d’attribut du sujet une égalité entre
eux, les prisonniers, et la faim. Dans le même ordre d’idée, l’emploi du participe « incarnée »
permet une troisième accentuation de la personnification de la faim. En effet, si on observe la
définition du verbe incarner dans le CNRTL nous pouvons lire l’acception suivante :
« Représenter (une notion abstraite) sous une forme matérielle et visible. »5. Primo Levi donne
ainsi une apparence à la faim en l’assimilant aux corps cadavériques des prisonniers du camp.
Nous pouvons retrouver cela dans l’œuvre d’Elie Wiesel lorsqu’il écrit : « Bien que tenaillé par
la faim, je refusai d’y toucher. »6. Cette citation apparaît au début du récit et donc à son arrivée
au camp. Wiesel est toujours « l’enfant gâté de jadis »7 c’est pourquoi, malgré la faim, il ne
touche pas à son repas. L’emploi du verbe tenailler permet de mettre en évidence la puissance
de la faim qui touche les prisonniers du camp. Ce verbe est défini par le CNRTL comme le fait
de « faire souffrir, causer, infliger une douleur physique aiguë, lancinante » ou encore « causer
une vive souffrance morale, déchirer, étreindre avec force ; importuner, tourmenter sans
relâche. »8. L’emploi de ce verbe n’est donc pas anodin puisqu’il implique un sentiment
incessant. Nous retrouvons cette faim horrible dans la phrase : « J’avais une faim terrible »9,
nous observons la force de l’adjectif employé. Nous pouvons ensuite relever :
« Le pain, la soupe – c’était toute ma vie. J’étais un corps. Peut-être moins encore : un estomac
affamé. L’estomac, seul, sentait le temps passer. »10.
Dans cette phrase l’estomac, organe dans lequel se dirige la nourriture pour terminer la
digestion, qui est donc nécessaire, vital au bon fonctionnement de tout le corps, est assimilé à
l’auteur-narrateur. Ou plutôt c’est le narrateur qui « devient estomac ». Cela met en exergue

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p.20
2
Ibid. p. 37
3
Ibid. p. 111
4
Ibid. p. 112
5
CNRTL, TLFi, « incarner »
6
Elie Wiesel, La Nuit, p. 90
7
Ibid. p.90
8
CNRTL, TLFi, « tenailler »
9
Elie Wiesel, La Nuit, p.93
10
Ibid. p.106

24
l’intensité de la faim qui correspond à la sensation la plus omniprésente, celle qui dirige les
journées, contrôle le temps.
Enfin, dans le dernier chapitre, l’auteur-narrateur écrit : « Notre premier geste d’hommes libres
fut de nous jeter sur le ravitaillement. On ne pensait qu’à cela. […] Rien qu’au pain. »1. Cette
action de se « jeter » sur la nourriture, lors de leur libération en ne pensant à rien d’autre, montre
l’intensité de la faim qui les mène jusqu’à en oublier leur haine, leur colère envers ceux qui les
ont torturés. Ce thème de la faim revient aussi dans Les 40 jours du Musa Dagh et Le Conte de
la dernière pensée. En effet, nous pouvons relever dans le premier :
« Ce ne sont plus des êtres humains… Ce sont des fantômes. […] Ils ne meurent que lentement
parce qu’ils mangent de l’herbe et qu’ils reçoivent çà et là un morceau de pain. »2
Ou un peu plus loin :
« Ils hurlaient de faim. Les femmes allaient chercher dans le crottin de mon cheval les grains
d’avoine mal digérés. »3.
Nous comprenons ainsi que malgré la nourriture qu’ils reçoivent en plus grande quantité que
les Juifs dans les camps de concentration, les Arméniens souffrent également de la faim
lorsqu’ils sont sujets à la déportation. A la différence des deux témoignages sur la Shoah, dans
ce roman apparaît l’aide apporté à ces Arméniens en détresse par des Turcs qui sont contre le
pouvoir en marche :
« il avait secouru bien des malades arméniens, […] et leur avait donné en cachette à boire ou à
manger […]. »4.
D’ailleurs, nous observons que même si cette faim est présente elle n’est toutefois pas qualifiée
par des adjectifs de même intensités entre nos deux types d’œuvres. Dans Le Conte de la
dernière pensée cette faim apparaît notamment lorsque le conteur rapporte les paroles
suivantes :
« Les déportés […] on les poussera en plus désert, à pied, sans eau et sans nourriture. […] Mais
là-bas, dans les camps d’accueil, il n’y aura rien à manger pour les internés. »5.
Ainsi, nous comprenons que les Arméniens, dans leur déportation déguisée, seront victimes de
la faim mais aussi de la soif. Cela est aussi mis en avant lorsque le conteur rapporte les faits
horribles suivants :
« J’ai entendu les cris des assoiffés et des affamés. […] J’en ai vu certaines [les mères] manger
leur enfant mort pour assouvir leur faim, boire son sang pour calmer leur soif. »6.
Ce passage est très évocateur de l’horreur subie par les déportés. Les femmes en viennent à
devenir anthropophages. La faim et la soif sont deux sensations horribles pouvant mener à agir
de manière primitive, les sentiments n’existent plus, seul assouvir ses besoins devient
primordiale.

1
Elie Wiesel, La Nuit, p. 199
2
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 656
3
Ibid. p. 657
4
Ibid. p. 692.
5
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.426-427
6
Ibid. p. 475

25
Il s’agit donc d’un élément commun à nos quatre œuvres traitants de deux génocides différents
et ayant eu lieu à seulement quelques années d’intervalles. Mais, la faim et la soif ne sont pas
le seul point commun reliant les deux génocides relatés dans nos œuvres. En effet, comme nous
l’avons dit au début nous pouvons aussi relever l’importance de la température dans nos textes.
Si nous lisons attentivement Si c’est un homme nous pouvons noter certaines occurrences liées
au froid qui sont importantes. C’est le cas par exemple de la phrase suivante :
« Un jour commence, pareil aux autres jours, si long qu’on ne peut raisonnablement en
concevoir la fin, tant il y a de froid, de faim et de fatigue qui nous en séparent. »1.
L’adverbe de quantité dans une tournure intensive « tant » permet d’accentuer l’énumération
« de froid, de faim et de fatigue » montrant ainsi la dominance de ces sensations dans le camp
pour les prisonniers. Cela se voit également lorsque Primo Levi écrit : « d’ici un mois, le froid
nous laissera quelque répit et nous aurons un ennemi de moins. »2. Le froid est, ici, personnifié :
il est un « ennemi » des prisonniers du camp au même titre que les nazis. Cette idée que la
température est une ennemie se retrouve également au début du récit de La Nuit : « La soif
commença à nous torturer. Puis la chaleur devint insupportable. »3. Cette « chaleur
insupportable » est ressentie pendant le voyage en train : les prisonniers sont tous collés les uns
aux autres dans un wagon à bestiaux. Plus loin ce n’est plus la chaleur qui les torture mais le
froid qui engendre des problèmes de santé : « Vers le milieu de janvier, mon pied droit se mit
à enfler, à cause du froid. »4.

En somme, dans les camps de concentration, les nazis, la faim, la soif ne sont pas les
seuls à faire des victimes, il y a également le froid. Ce froid dangereux nous le retrouvons
également dans nos deux romans sur le génocide arménien : « Son dernier geste a été de
m’imposer son propre fichu pour me préserver contre le froid matinal de la steppe. »5. Cette
phrase se situe dans la lettre envoyée par le pasteur Haroutioun Nokhoudian qui a décidé
d’accompagner ceux qui ne souhaitaient pas s’exiler sur le Musa Dagh et qui ont donc été
déportés. C’est pourquoi, ici, sa femme dans un élan de tendresse, avant de mourir, lui cède sa
propre protection contre le froid afin qu’il n’y soit pas exposé. On relèvera, toutefois, que la
température possède une moins grande importance dans ce roman que la rébellion des
Arméniens déportés. Enfin, dans Le Conte de la dernière pensée nous pouvons relever : « Et
j’ai entendu rire le soleil jaune qui dardait ses rayons impitoyables »6. L’adjectif
« impitoyable » permet au lecteur de s’imaginer la chaleur produite par ce soleil et donc la
difficulté pour les prisonniers à supporter celle-ci.

Ensuite, un autre élément que nous pouvons relever commun aux quatre textes est la
perte d’humanité, l’animalisation de ces êtres. En effet, à plusieurs reprises dans les textes nous
pouvons observer une comparaison, une assimilation à l’animal. Les Arméniens sont

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 95
2
Ibid. p. 107-108
3
Elie Wiesel, La Nuit, p.62
4
Ibid. p. 144
5
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 831
6
Ibid. p. 473

26
régulièrement comparés à des cochons : « Ils sont impurs comme le cochon dont ils se
repaissent. »1, ici, ils sont critiqués pour ce qu’ils mangent, comparés à cette nourriture animale
qui est considérée comme impure par les musulmans. Ils sont également considérés comme des
chiens : « on décida donc de livrer ces chiens crevés réfractaires [Arméniens morts] aux chiens
vivants. »2. Dans Le Conte de la dernière pensée nous voyons donc que l’Arménien ne vaut
rien, il n’est pas mieux qu’un animal. Ce qui est confirmé par la phrase suivante : « Parce que
les Arméniens ont coutume de chier par terre. »3. Ils sont considérés comme des animaux sans
aucune civilité par les Turcs. Nous pouvons également voir cela dans le roman de Werfel : « Et
l’église de ces porcs impurs »4 où une fois de plus la métaphore du « porc » est utilisée pour
parler des Arméniens. Nous pouvons aussi souligner l’animalisation qui a lieu pour les
déportés à travers le discours du personnage Aram : « Aram dépeignait […] comment on
sombre peu à peu dans l’animalité […] »5. Enfin, plus qu’animalisés, nous pouvons observer
dans le roman de Werfel que les Arméniens sont considérés comme des microbes nocifs pour
tous les autres peuples : « La paix ne peut exister, dit-il, entre l’homme et le microbe de la
peste. »6. Le complément du nom « de la peste » est une référence très explicite pour le lecteur
puisque la peste a fait de nombreux morts et a été une maladie difficile à anéantir. Nous pouvons
comprendre par ce groupe nominal que les Arméniens sont un peuple nocif mais aussi très
résistant. Enfin, dans le roman de Werfel, nous pouvons souligner la réplique d’un des
personnages « Le Capitaine » qui décrit ce qu’il a pu observer au camp Deir-es-Zor :
« Ce ne sont plus des êtres humains… Ce sont des fantômes. Mais pas des fantômes
d’hommes… des fantômes de singes… »7
Dans ce passage, les Arméniens qui ont été déporté n’ont plus une apparence humaine « pas
des fantômes d’hommes » mais une apparence de « singes ». Selon la science l’Homme descend
du singe, ainsi, nous pouvons comprendre que dans ce camp où ils ont été déportés, les
Arméniens perdent aussi leur apparence humaine et redeviennent des primates. Non seulement,
ils sont animalisés mais nous pourrions aussi penser que s’ils ont cette apparence de singe, ils
sont alors sans défense, ils ne sont pas égaux avec les autres. Donc, la notion de massacre
pourrait être adéquate. De plus, le fait que ce soient des « fantômes » fait penser au « cadavre »
et donc à l’idée de « revenant » que nous voyons à la fin de La Nuit, lorsque Wiesel se revoit
dans un miroir pour la première fois. Le fait de parler de fantôme pour des personnes étant
toujours en vie permet de rendre compte de la progression de la destruction qui est programmée
mais aussi de leur incapacité à se défendre. Cependant, bien qu’il y ait certains passages de nos
deux textes montrant cette animalisation des Arméniens, nous n’en trouvons pas autant que
dans les deux œuvres sur le génocide des Juifs. En effet, comme nous avons pu l’étudier
précédemment, les Juifs dans les camps, sont réduits à de simples numéros, matricules comme
les bêtes de sommes. Mais ce n’est pas tout. Les récits de Primo Levi et d’Elie Wiesel mettent
l’accent sur cette perte d’humanité, sur l’état bestial auquel sont réduits les prisonniers des
camps :

1
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.78
2
Ibid. p. 448
3
Ibid. p. 71
4
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 313
5
Ibid. p. 254
6
Ibid. p. 179
7
Ibid. p. 656

27
« Et s’il emploie ce terme-là, ce n’est pas par dérision ou sarcasme, mais parce que notre façon
de manger, debout, goulûment, en nous brûlant la bouche et la gorge, sans prendre le temps de
respirer, c’est bien celle des animaux, qu’on désigne par ‘’fressen’’, par opposition à ‘’essen’’,
qui s’applique aux hommes »1.
Ce passage est explicite concernant le comportement des prisonniers des camps de
concentration et de la vision qu’ont les nazis d’eux. Regard que nous retrouvons aussi dans La
Nuit : « Toi… toi… et toi… désignait-il du doigts, comme on choisit une bête, une
marchandise. »2

Enfin, nous soulignerons deux autres points communs aux quatre textes : la perte de la
notion de temps pour les victimes et la cause de leur mort. En effet, si nous lisons attentivement
chacune des œuvres, nous pouvons constater que les auteurs font chaque fois référence à une
perte de la notion du temps, par exemple, chez Werfel nous pouvons lire : « Car, pour les gens
du Musa Dagh, quelques jours signifiaient un siècle interminable. »3. L’adjectif
« interminable » permet de montrer une perception du temps différente de celle qu’un homme
a en temps normal. Nous retrouvons aussi cette idée dans l’œuvre de Wiesel :
« Tant d’événements étaient arrivés en quelques heures que j’avais complètement perdu la
notion du temps. Quand avions-nous quitté nos maisons ? Et le ghetto ? Et le train ? Une
semaine seulement ? Une nuit – une seule nuit ? Depuis combien de temps nous tenions-nous
ainsi dans le vent glacé ? Une heure ? Une simple heure ? Soixante minutes ? »4
Le narrateur est très explicite dans ce passage. L’utilisation d’une énumération d’interrogations
après le complément « perdu la notion du temps. » accentue d’autant plus ce sentiment de ne
plus savoir, d’être perdu. Pour terminer, si les Juifs et les Arméniens sont persécutés, tués, c’est
en partie parce qu’ils sont différents. Donc, pour ce qu’ils sont en tant qu’êtres humains. Cela
est explicitement dit dans chacun des textes. Si nous observons Le Conte de la dernière pensée
nous pouvons y lire :
« Et comme il craignait que les chrétiens ne finissent par réussir à le convaincre de l’excellence
de leur foi, il résolut de les exterminer. »5.
C’est donc bien la peur de l’Autre, la peur engendrée par sa différence qui pousse les Turcs
musulmans à tuer les Arméniens pour ne pas changer eux-mêmes et devenir comme eux. Le
verbe « exterminer » employé possède un sens très fort proche de celui que nous pourrions
retrouver dans la définition du massacre. Quant aux Juifs, Primo Levi dit dans sa Préface :
« Beaucoup d’entre nous, individus ou peuple, sont à la merci de cette idée, consciente ou
inconsciente, que ‘’l’étranger, c’est l’ennemi’’. »6.
Il nous faut entendre le nom « étranger » sous le sens de l’Autre, celui qui est différent. C’est
d’ailleurs parce qu’ils sont juifs qu’ils doivent périr : « En tant que juif, on m’envoya à

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 115
2
Elie Wiesel, La Nuit, p.101
3
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 759
4
Elie Wiesel, La Nuit, p. 83
5
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.272
6
Primo Levi, Si c’est un homme, p.7

28
Fossoli »1 ou encore « la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. »2. Nous
avons donc un autre point commun entre les récits traitant du génocide arménien et ceux traitant
du génocide juif.

Nous avons en premier temps vu que la notion de génocide impliquait, selon Lemkin,
une destruction de l’Autre à différents niveaux : politique, social, culturel, religieux, moral,
biologique, économique et aussi physique. Nous retrouvons cela dans nos quatre œuvres. Mais,
il me semble que si cette définition donnée par Lemkin du terme génocide est une définition
plus précise des meurtres de masse nous pouvons aussi associer ces éléments communs, ces
topoï à la notion de massacre qui serait alors plus globale. Ce qui permettrait d’inclure tous les
éléments mais à différents degrés expliquant ainsi pourquoi certains éléments en communs
présents dans nos œuvres, telle que la famine, ne soient pas mis en avant de la même manière.
Nous savons que le terme de massacre est souvent employé pour parler de faits historiques
incluant la religion tel que le massacre de la Saint Barthélemy. Nous pouvons donc tenter
d’observer comment est traitée la question de la religion dans Si c’est un homme, La Nuit, Les
40 jours du Musa Dagh et Le conte de la dernière pensée mettant en scène des Juifs et des
Arméniens, deux peuples ayant chacun leur propre religion.

2. La place de la religion dans les œuvres


Que ce soit les Arméniens en 1915 ou bien les Juifs pendant la Shoah, il s’agit de deux
peuples ayant une appartenance religieuse différente. Les premiers appartiennent au
christianisme et les seconds au judaïsme. La religion tient une place très pondérante dans la vie
des croyants. Mais quelle place celle-ci a-t-elle eu dans les camps de concentration pour les
Juifs et dans la déportation pour les Arméniens ?

Dans l’œuvre de Primo Lévi, Si c’est un homme, nous pouvons relever dans le premier
chapitre une célébration du deuil des condamnés à mort par les femmes :
« afin qu’il restât du temps pour célébrer le deuil […] alors elles se déchaussèrent et dénouèrent
leurs cheveux ; elles disposèrent sur le sol les cierges funéraires, les allumèrent selon le rite des
ancêtres et s’assirent en rond par terre pour les lamentations, et tout la nuit elles prièrent et
pleurèrent. »3.
Ce passage se situe avant la déportation, donc hors des camps. Les traditions religieuses sont
donc respectées et mentionnées, peut-être pour faire contraste avec ce qui va suivre : la vie au
camp. Nous pouvons aussi noter l’absence de moments religieux après qu’il a été déporté. Levi
ne mentionne pas la religion à proprement parler dans son témoignage, nous ne relevons aucun
moment de prière, de culte. Cependant, nous pouvons relever la mention d’un homme religieux
au chapitre 10 intitulé « Examen de chimie » où Primo Levi nous présente Mendi : « Il sait
énormément de choses ; il est rabbin »4. Le terme « rabbin » est défini comme : « Maître du

1
Primo Levi, Si c’est un homme p. 13
2
Ibid. p. 23
3
Ibid. p.16
4
Ibid. p.161

29
Talmud » ou encore comme le « Chef religieux d’une communauté juive ; titulaire du diplôme
délivré par une école ou un séminaire rabbinique. »1.
Ainsi, s’il y a des religieux dans le camp, ils n’y exercent plus leur fonction. Cette absence de
la religion dans l’œuvre de Levi pourrait s’expliquer par la routine installée dans le camp ;
routine qui ne laisse pas le temps aux prisonniers de célébrer leur culte. Il y a donc un contraste
très clair entre la vie avant et pendant le camp. Cela peut également être expliqué par la perte
d’identité que subissent les prisonniers du Lager. Ils perdent également leur appartenance
religieuse.

Cette perte de foi, d’identité religieuse est retranscrite également dans La Nuit d’Elie
Wiesel mais différemment. Dès le début, nous voyons un jeune homme très croyant, qui cherche
à connaître et à comprendre sa religion : « J’avais presque treize ans. J’étais profondément
croyant. Le jour, j’étudiais le Talmud, et, la nuit, je courais à la synagogue pour pleurer sur la
destruction du Temple. »2 ou encore « Nous relisions ensemble, des dizaines de fois, une même
page du Zohar. Pas pour l’apprendre par cœur, mais pour y saisir l’essence même de la
divinité. »3. Contrairement à Primo Levi, Elie Wiesel exprime clairement son appartenance
religieuse. De plus, nous pouvons relever tout au long du texte des références à la religion, à sa
foi mise en déroute.
« Certains parlaient de Dieu, de ses voies mystérieuses, des péchés du peuple juif et de la
délivrance future. Moi, j’ai cessé de prier. […] Je n’avais pas renié Son existence mais je doutais
de Sa justice absolue. »4.
Ici, nous pouvons voir que sa foi est terriblement ébranlée. C’est plutôt la naissance de la colère
qui croît en lui tout au long de son séjour en camp de concentration qui est encore plus visible
au chapitre V. En effet, au début de ce chapitre est mentionnée la fête traditionnelle du dernier
jour de l’année juive « L’été touchait à sa fin. L’année juive se terminait. »5. Contrairement à
Primo Levi, qui ne mentionne pas cette fête, Elie Wiesel y consacre un assez long passage qui
d’abord met en avant le désir de respecter la religion avant d’assouvir cette faim qui est éternelle
au Lager : « On nous distribua le repas du soir, une soupe bien épaisse, mais personne n’y
toucha. On voulait attendre jusqu’après la prière. ». Mais dans le passage suivant, il va jusqu’à
remettre en cause l’autorité divine :
« Qu’es-Tu, mon Dieu, pensais-je avec colère, comparé à cette masse endolorie qui vient Te
crier sa foi, sa colère, sa révolte ? Que signifie Ta grandeur, maître de l’Univers, en face de
toute cette faiblesse, en face de cette décomposition et de cette pourriture ? Pourquoi encore
troubler leurs esprits malades, leurs corps infirmes ? […] Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-
je ? Toutes mes fibres se révoltaient. Parce qu’Il avait fait brûler des milliers d’enfants dans ses
fosses ? Parce qu’Il faisait fonctionner six crématoires jour et nuit les jours de Sabbat et les
jours de fête ? Parce que dans Sa grande puissance Il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et
tant d’usines de la mort ? Comment Lui dirais-je : ‘’Béni sois-Tu l’Eternel, Maître de l’Univers,
qui nous a élus parmi les peuples pour être torturés jour et nuit, pour voir nos pères, nos mères,
1
CNRTL, TLFi « rabbin »
2
Elie Wiesel, La Nuit, p.32
3
Ibid. p.35
4
Ibid. p.95
5
Ibid. p.126

30
nos frères finir au crématoire ? Loué soit Ton Saint Nom, Toi qui nous as choisis pour être
égorgés sur Ton autel ?’’ »1
Dans ce passage, l’emploi des tournures interrogatives utilisées par l’auteur-narrateur montre
l’indignation de celui qui subit et à qui on demande d’avoir foi en une entité qui aurait le pouvoir
de les sauver mais qui n’intervient pas. Dans cette même citation nous pouvons lire une
définition de l’holocauste qui désigne le sacrifice par le feu. L’idée du sacrifice revient
également à dire que la personne sacrifiée est sans défense, inoffensive. Le fait qu’il s’agisse
du sacrifice de tout un peuple : « qui nous a élus parmi les peuples » montre qu’il s’agit du
sacrifice d’un groupe seulement parmi les humains. De plus, le rythme ternaire « nos père, nos
mères, nos frères finir au crématoire » met en avant que peu importe leur statut, leur sexe, ils
ont tous la même destination finale. Ensuite, l’emploi du syntagme « usines de la mort »
connote l’idée d’une mort à la chaîne. Enfin, l’emploi du terme « égorgés » fait également
référence aux sacrifices religieux mais si nous nous rappelons bien l’origine du terme massacrer
nous constatons qu’il vient « du germanique : bas-allemand, matsken, haut-allemand metzgern
« égorger ». »2. Il est donc peut-être plus intéressant d’utiliser, ici, la notion de massacre plutôt
que celle de génocide qui signifie « tuer, exterminer un groupe d’humains » sans connotation
particulière me semble-t-il.

Nous retrouvons cette idée de massacre dans l’œuvre de Franz Werfel lorsqu’il cite en
épigraphe un passage de L’Apocalypse de saint Jean :
« Jusques à quand, ô Maitre saint et véritable, ne jugeras-tu point et ne vengeras-tu point notre
sang sur ceux qui habitent la terre ?
Apocalypse de saint Jean, VI, 10. »3

En effet, cette citation se trouve juste après que Jean dit qu’il « voit sous l’autel les âmes de
ceux qui ont été massacrés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient à
rendre. »4
Les Arméniens étant des chrétiens, cela explique la présence de citation de la bible. Toutefois,
les épigraphes ne sont pas les seules références à la religion que nous pouvons noter dans cette
œuvre. Contrairement aux textes de Levi et de Wiesel, celui de Werfel accorde une place plus
importante à la religion. Nous pouvons la retrouver notamment à travers le personnage
archiprêtre Ter Haigasoun qui suit le peuple arménien sur la montagne du Musa Dagh où il fait
construire un autel, un lieu de prière pour continuer les différents rites religieux. Il est aussi
celui qui sait, observe mais ne dit rien à ses disciples au début du roman :
« Parmi ceux qui ont été arrêtés se trouve aussi Wartkes, l’ami intime de Talaat et d’Enver. Une
partie d’entre eux a été déportée. Peut-être sont-ils déjà morts. […] Et tandis que nous parlons
ici tous deux, on voit sur la place du Séraskériat quinze Arméniens innocents pendus à quinze
gibets. »5.

1
Elie Wiesel, La Nuit, p. 127-128
2
« Massacrer, définition dans le dictionnaire Littré »
3
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 15
4
La Bible des communautés chrétienne, édition Pastorale, p. 474
5
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 104

31
Dans son discours d’archiprêtre nous pouvons relever un groupe nominal important : « quinze
Arméniens innocents ». L’adjectif « innocent » ici, met en évidence le caractère injustifié de
cette pendaison, de cette mort arbitraire. Nous remarquons également que malgré les
persécutions, les Arméniens continuent de célébrer leurs messes :
« Jamais encore Ter Haigasoun ne s’était penché si profondément pour prononcer, frémissant,
à la face du peuple son long confiteor. La couronne d’or ne dissimulait pas sous son éclat la
honteuse rougeur de la marque laissée par le coup de fouet. Jamais encore le mystère du baiser
de paix, l’union des fidèles en Dieu n’avait plus saintement lié les âmes des croyants. »1.
Ensuite, nous pouvons également observer que la religion des Arméniens est souvent
confrontée à celle des Turcs : chrétien contre musulman. En effet, les Arméniens sont comparés
à des « cochons », des « porcs » tout au long du roman. Cet animal qu’ils consomment est
interdit dans la religion musulmane. Les rites arméniens se trouvent en opposition avec ceux de
la religion musulmane.
Les Arméniens sont des infidèles pour les Turcs. Cependant, certains religieux musulmans dans
le texte tel que l’agha, même s’ils les considèrent comme infidèles, n’approuvent pas leur
extermination :
« L’agha dut reconnaître que même la plus cruelle déportation n’avait pas d’effet plus inhumain
que cette situation de rebut, de déchet de la société. Il crut comprendre de combien l’œuvre de
destruction exercée sur des forces psychiques dépasse en intensité l’œuvre de carnage exercée
sur les corps. La pire des horreurs, ce n’était pas l’extermination d’un peuple entier, mais
l’extermination de la parenté divine chez un peuple entier. L’épée d’Enver, en frappant les
Arméniens, avait frappé Allah en personne. Car Allah habitait en eux comme dans tous les
hommes, bien que ce fussent des infidèles. Quiconque anéantit la dignité dans une créature
anéantit en elle le Créateur. Cela, c’était un déicide, une faute inexpiable jusqu’à la fin des
temps. »2
Ce passage correspond à un moment clef du roman. C’est le moment où l’Agha Rifaat Bereket
vient en paix voir Gabriel Bagradian pour lui proposer un plan afin de sauver sa famille d’une
mort certaine. Ce dernier refuse et au moment de partir prend conscience de l’horreur que les
Jeunes-Turcs vont commettre. L’Agha insiste sur le fait que les Arméniens sont aussi des
créatures du dieu Allah mais suivant un autre culte. Il emploie le terme « déicide » pour qualifier
l’extermination de ce peuple, créature du dieu des musulmans. C’est une image puissante
évoquant le meurtre même de celui pour qui la déportation est effectuée. Nous pouvons donc
comprendre une puissante accusation de la part d’un croyant qui dénonce l’utilisation de la
religion comme prétexte à l’extermination et donc qui dénonce peut-être l’infidélité de ceux qui
se disent pourtant fidèles.
En somme, les Arméniens sont persécutés, tués à cause de leur religion.

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 340
2
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.786

32
Qu’en est-il dans Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath ? Nous y trouvons
des passages évoquant les us et coutumes des Arméniens en lien avec leur religion, mais celle-
ci n’apparait pas de manière aussi prononcée que dans Les 40 jours du Musa Dagh. Ce même
conflit apparaît aussi dans l’extrait suivant :
« […] l’Amérique, pays de grande liberté, où Kurdes, Turcs et Arméniens vivaient paisiblement
ensemble, […] où des mots courants tels que bedel et teskéré étaient inconnus, où les
musulmans ne se fâchaient pas parce que les chrétiens refusaient d’être circoncis. Là-bas, tous
les hommes étaient égaux, chacun avait les mêmes droits. »1
Nous pouvons lire, ici, à la fois une comparaison de ce qui se passe au Hayastan (Arménie) et
les conditions de vie en Amérique mais aussi une dénonciation des musulmans qui se
« fâchent » contre les chrétiens. Cette phrase suivie du principe d’égalité permet de mettre en
évidence la différence qui existe, à cette époque, entre les Turcs musulmans et les Arméniens
chrétiens au Hayastan ; différence de droits qui est induite par la différence de leur religion.
D’ailleurs, les chrétiens sont traités péjorativement dans nos deux œuvres.
Dans Le Conte de la dernière pensée nous retrouvons aussi cette identification de l’Arménien
au cochon qui était présente dans l’œuvre de Werfel : « Cette tête de lard d’Arménien »2. Une
fois de plus la comparaison au « lard », manière assez familière voire grossière de désigner le
cochon, accentue le mépris des Turcs musulmans pour les chrétiens ; ces infidèles, ces enfants
du « diable ». Enfin, la religion n’est pas utilisée dans ce récit comme un prétexte à
l’extermination, c’est plutôt la différence des deux peuples qui saute immédiatement aux yeux.
La religion n’est qu’un détail parmi tous les autres éléments qui se trouvent cette œuvre.
Nous pouvons ainsi conclure en disant que la religion n’est présente chez Elie Wiesel que pour
dénoncer la perte d’identité et principalement l’appartenance religieuse des prisonniers lors du
génocide des Juifs ; perte d’identité religieuse qui se traduit chez Primo Levi par une absence
totale de la mention de l’appartenance religieuse dans son témoignage. Elle apparait également
chez Wiesel pour exprimer ce mépris de la religion de l’Autre, cette religion, cette différence
qui est ce qui mène à la mort, que l’on retrouve également chez Werfel. Toutefois Hilsenrath
ne mentionne la religion que lorsqu’il décrit les us et coutumes des deux peuples qui sont
différentes. Ces différences viennent justifier la décision d’exterminer le peuple Arménien.

En somme nous pourrions parler d’une littérature de massacre plutôt que d’une
littérature du génocide car le génocide n’inclut pas forcément de « raisons valables » tandis que
la notion de massacre a souvent été liée à la religion. D’ailleurs, nous parlons du massacre de
la Saint Barthélémy et non du « génocide de la saint Barthélémy » pourtant il s’agissait de tuer
tous les protestants parce qu’ils avaient une vision différente de la religion.
Si les quatre œuvres du corpus ont différents points communs, des idées qui se rejoignent dans
le fond, pouvons-nous parler d’un principe d’unicité ?

1
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée p.333
2
Ibid. p. 136

33
3. Présence d’un principe d’unicité ?
Pour pouvoir parler d’un principe d’unicité il faut d’abord définir le terme unicité.
L’unicité est le « caractère de ce/celui qui est unique. »1. Nous définissons unique comme ce
« qui est seul, dans aucun autre du même genre. »2. Si nous partons de cette définition, pour
parler d’un principe d’unicité dans nos œuvres, il nous faut observer ce qui diffère dans la
littérature du génocide arménien de celle du génocide juifs. Donc, des éléments qui seraient
différents les rendant unique en leur genre. De plus, nous parlons de génocide, mais chaque
génocide est différent puisque ce ne sont pas toujours les mêmes moyens qui sont employés.
Comment nos auteurs impliquent-ils dans leurs œuvres cette unicité et qu’est-ce qui dans ces
textes est différent au point de parler d’un principe d’unicité pour ces deux génocides ?
Que ce soit dans les deux récits traitant du génocide juif ou les deux récits traitant du génocide
arménien, les auteurs parlent d’un événement unique, qui n’a pas d’égal. En effet, en 1915 le
génocide arménien est le tout premier génocide de l’Histoire et du XX e siècle. Ce qui en fait
donc un acte unique. Quant au génocide juif, bien qu’il soit précédé par le génocide arménien,
il n’a pas d’égale dans son ampleur, son organisation, ses moyens d’exterminations. Il est donc
également unique.
Mais comment ce principe de l’unicité apparait-il dans les textes ?

Observons dans un premier temps l’œuvre de Franz Werfel et celle d’Edgar Hilsenrath.
Dans le roman Les 40 jours du Musa Dagh, nous pouvons lire la phrase suivante : « Personne
ne pourrait s’imaginer un tel spectacle… »3 qui engendre l’idée d’une chose jamais vu
auparavant puisqu’inimaginable. Le lecteur de l’époque, qui lit ce roman, n’a pas la capacité
d’imaginer ce qu’est la vie en camp ou le meurtre de masse par la famine. Le fait que ce soit
inimaginable implique l’unicité de l’événement. Ensuite, nous pouvons aussi remarquer
lorsqu’il est écrit :
« Et c’est en outre le crime le plus énorme de toute l’histoire mondiale jusqu’à présent, ce qui,
vous me l’accorderez, représente quelque chose de considérable… »4
L’emploi du superlatif absolu de supériorité qui, traduit l’inexistence d’un pareil acte avant
celui-ci ; idée qui est renforcée par « jusqu’à présent ». Nous pouvons donc comprendre qu’il
s’agit d’un événement sans précédent, ni égale et donc à caractère unique ; du moins à l’époque
où le roman est écrit. Ensuite dans le roman de Werfel ce qui est accentué, contrairement aux
deux témoignages d’Elie Wiesel et de Primo Levi, c’est la possibilité pour les Arméniens de
certains villages de se rebeller et de s’exiler sur une montagne pour se défendre contre les Turcs
et la déportation. Par ailleurs, il est aussi raconté que certains Turcs sont contre ce nouveau
gouvernement et contre l’idée de massacrer les Arméniens, même s’ils n’ont pas la même
religion. Ils les protègent donc, leur viennent en aide et les caches. Nous en avons un exemple
explicite lorsque Haïk et Stephan sont protégés par un homme turc pendant leur mission :

1
Définition du CNRTL, TLFi, « Unicité »
2
Définition du CNRTL, TLFi, « Unique »
3
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 656
4
Ibid. p. 626.

34
« Depuis plusieurs mois déjà, il voyait passer devant sa maison les convois des déportés. Il avait
secouru bien des malades arméniens, bien des femmes enceintes effondrées sur la route et leur
avait donné en cachette à boire ou à manger, des vêtements ou des souliers, suivant ses moyens,
et sans penser chaque fois à en être récompensé dans l’au-delà. »1
Il y a donc une différence dans les priorités de ce qui doit être rapporté au lecteur : les auteurs
des deux témoignages n’ont pas fait allusion aux aides apportées aux Juifs à l’extérieur des
camps, tandis que dans ce roman cela est rapporté à plusieurs reprises. C’est d’ailleurs grâce à
des personnes les ayant aidé qu’ils ont pu s’exiler à temps pour se défendre. Nous pouvons
retrouver le même principe d’unicité dans Le Conte de la dernière pensée. En effet, nous
pouvons y lire :
« Les Turcs préparent un massacre comme on n’en a jamais vu au cours de l’histoire du monde.
Il reléguera dans l’ombre tous les autres massacres de l’histoire. »2
L’outil comparant « comme » suivit de la négation et du « jamais » qui permet de montrer
l’unicité de l’événement dans l’histoire. Nous pouvons aussi souligner l’emploi du terme
« massacre » qui est répété deux fois. La première fois pour parler du génocide qui se prépare,
la seconde pour montrer qu’il sera différent de tous ceux vécus auparavant. Nous avons donc
en l’espace de deux phrases, le caractère unique de l’événement qui est exprimé.
Nous pouvons aussi retrouver ce caractère unique lorsque l’auteur écrit : « Le jour même où les
armes furent trouvées, une vague d’arrestations sans précédent fut lancée. »3. Une fois de plus,
nous pouvons souligner l’emploi du complément « sans précédent » qui montre le caractère
unique de l’acte. Nous avons donc des marques montrant le caractère unique dans l’histoire du
génocide arménien par le biais de comparaisons à d’autres massacres précédents, ou encore de
négations servant à nier la présence d’événements similaires dans le passé.

En lisant attentivement les œuvres de Primo Levi et d’Elie Wiesel nous pouvons y
observer le même principe. Dans Si c’est un homme nous pouvons noter l’absence d’un langage
approprié pour définir les sensations ressenties par les prisonniers, car celles-ci n’ont jamais été
ressenties comme ils les ressentent :
« Nous disons ‘’faim’’, nous disons ‘’fatigue’’, ‘’peur’’ et ‘’douleur’’, nous disons ‘’hiver’’, et
en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres,
crées par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la
peine. »4.
Le narrateur, ici, explique la différence entre les « mots libres » donc « d’hommes libres » qui
sont des mots que tout le monde peut comprendre, que tout le monde connaît ; et les mots dont
ils auraient besoin pour exprimer leur situation qui dépasse l’entendement. Elie Wiesel exprime
également ce manque de vocabulaire pour parler du vécu des victimes au début de son œuvre :

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 692
2
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p. 186
3
Ibid. p. 446
4
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 192

35
« J’avais trop de choses à dire, mais pas les mots pour le dire. »1. La nouveauté, l’unicité fait
que le vocabulaire est inexistant, il manque aux auteurs pour exprimer ce qu’ils ont vécu.
Ensuite, nous pouvons aussi noter l’emploi de la même formule que dans les deux romans sur
le génocide arménien : « Ainsi, pour la première fois de l’histoire, des Juifs, tués deux fois,
n’ont pû être enterrés dans des cimetières. »2. L’expression « pour la première fois de
l’histoire », qui revient de régulièrement dans nos quatre œuvres. Elle exprime le caractère
premier et unique de l’événement.

En somme, en littérature, le caractère unique passe avant tout par l’expression d’un
manque de vocabulaire mais aussi par l’utilisation de formule telle que « pour la première fois
de l’histoire » ou encore dans l’expression explicite d’un acte dit indicible et inimaginable. Le
caractère inimaginable que nous retrouvons dans les quatre œuvres permet d’exprimer
l’inconnu, et donc l’unicité d’un acte. Mais alors, cet indicible, cet inimaginable comment les
auteurs peuvent-ils les contrer ? Comment peuvent-ils dire l’indicible et dire l’inimaginable, si
le vocabulaire est inexistant ?

III. Dire l’indicible – Imaginer l’inimaginable ?


1. Intertextualité – Figures de style
Qu’est-ce que l’intertextualité ?
Mikhaïl Bakhtine est le premier à introduire dans la critique cette notion ou du moins les
éléments qui, une fois assemblés, forme l’intertextualité. En effet, au début il s’agissait de la
notion de « dialogisme ». Par ailleurs, cette notion d’intertextualité est développée par le groupe
« Tel Quel » est la revue homonyme. Le concept d’intertextualité devient officiel dans le
vocabulaire critique lors de la publication de deux ouvrages à plumes multiples : Théorie
d’ensemble de Foucault, Barthes, Derrida, Sollers, Kristeva et Sèméiôtikè et Recherches pour
une sémanalyse de Julia Kristeva. L’intertextualité est ainsi définie par Philippe Sollers
comme :
« Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture,
l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. »3
Kristeva redéfinit dans le même ouvrage l’intertextualité comme une :
« ‘’interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte’’ et qui permet de saisir ‘’les
différentes séquences (ou codes) d’une structure textuelle précise comme autant de transforms
de séquence (de codes) prises à d’autres texte. […] Pour le sujet connaissant, l’intertextualité
est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire et s’insère en elle’’. »4

1
Elie Wiesel, La Nuit, p. 11
2
Ibid. p. 11
3
(« Problème de la structuration du texte », citation de l’article de Pierre-Marc de BIASI, « INTERTEXTUALITE
Théorie de l’»
4
Ibid.

36
Enfin, la définition que nous en retenons aujourd’hui est celle qui a évolué et pris forme avec
Gérard Genette qui, dans Palimpseste, note que l’intertextualité est la « relation de coprésence
entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire eidétiquement et le plus souvent, par la présence
effective d’un texte dans un autre. »1

Si nous partons de la définition de Gérard Genette, nous pouvons constater que Primo
Levi, dans son œuvre, fait, à plusieurs reprises, référence à la mythologie grecque. D’abord,
nous pouvons noter une référence au mythe de Tantale : « C’est un rêve impitoyable, celui qui
a créé le mythe de Tantale devait en savoir quelque chose. »2 ou encore :
« Ainsi se traînent nos nuits. Le rêve de Tantale et le rêve du récit s’insèrent dans une trame
d’images plus indistinctes : les souffrances de la journée, où entrent la faim, les coups, le froid,
la fatigue, la peur et la promiscuité, se muent la nuit en cauchemars informes, d’une violence
inouïe, comme on n’en peut faire, dans la vie courante, que pendant une nuit de fièvre. »3
Dans cet exemple, l’auteur ne cite pas le supplice de Tantale mais l’évoque au sein d’une
comparaison entre le supplice évoqué par « le mythe de Tantale » et le supplice vécu par les
prisonniers : la faim et la soif éternelles. De cette façon, l’auteur-narrateur actualise ce mythe
en le rendant réel et actuel dans le camp. S’il fait allusion à celui-ci c’est parce que c’est le
premier à faire allusion au supplice de la faim et de la soif éternelles. Ainsi, le lecteur a la
capacité d’imaginer cette vie en s’appuyant sur des choses qu’il connait. De la même manière,
au chapitre 9 « Les élus et les damnés », l’auteur fait référence au martyr Saint Sébastien :
« Henri a le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint Sébastien de Sodoma »4.
Cette fois, l’auteur compare Henri, un jeune homme qui est « éminemment civilisé et conscient
de soi, et [qui] possède une théorie complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. »
à un martyr ayant été exposé à la douleur et au supplice infligé par ses propres soldats. Mais
pourquoi Saint Sébastien et pas un autre, direz-vous.
Saint Sébastien était un martyr romain qui fut condamné à être percé de flèches par ses propres
soldats et ce, seulement à cause de sa religion et de sa capacité à inciter les autres à la
conversion. Donc, pour ce qu’il était en tant qu’homme.
Dans le texte, Henri est montré comme un personnage capable de conquérir n’importe qui : « Il
n’est point de cœur, si endurci soit-il, qu’Henri ne parvienne à émouvoir s’il s’y met
sérieusement. »5. Ce n’est donc pas anodin si Primo Lévi fait référence à ce martyr : il est le
modèle de l’homme qui atteint le cœur des autres et subit des supplices pour ce qu’il est ; un
homme différent. D’ailleurs, au début de son œuvre, l’auteur note : « Beaucoup d’entre nous,
individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que ‘’l’étranger,
c’est l’ennemi’’. »6. Par cette dernière citation, il nous est possible de comprendre ce mépris,
cette haine pour ceux qui sont différents, car ils sont considérés comme ennemis.

1
Gérard Genette, Palimpseste
2
Primo Levi, Si c’est un homme, p.91
3
Ibid. p. 93
4
Ibid. p.153
5
Ibid. p.153-154
6
Ibid. p.7

37
Dans le même mouvement, nous pouvons nous référer au chapitre 11 « Le Chant d’Ulysse »
dans lequel nous retrouvons une double coprésence. Le titre fait référence à la mythologie
gréco-romaine avec le héros Ulysse mais aussi à un passage de La Divine Comédie de Dante
dans lequel Ulysse raconte à Dante et à Virgile le récit de son naufrage et de sa propre mort.
Cependant, comme le précise Catherine Coquio dans son ouvrage La Littérature en suspens.
Ecriture de la Shoah, Levi n’utilise pas la figure d’Ulysse comme la voix du rescapé glorieux
que l’on retrouve chez Homère mais plutôt le naufragé de Dante :
« L’Italien qu’il était a usé de l’ambivalence du mythe gréco-romain : « Le Chant d’Ulysse »,
dans Si c’est un homme, donnait voix non au glorieux rescapé d’Homère, mais à l’infernal
naufragé de Dante, héritier ambigu de la légende pro-troyenne. »1
D’ailleurs cette idée est confortée par Primo Levi, narrateur qui récite ce long passage de La
Divine Comédie à son camarade Pikolo. Ceci est remarquable car le narrateur tente de se
souvenir mot pour mot du passage qu’il cite en italien. La traduction n’apparait pas en français.
Mais alors pourquoi Dante plutôt qu’Homère alors que tous deux sont de grands auteurs ?
Il me semble que Dante, ici, est la figure d’autorité par excellence pour ce passage. Il parle de
l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Il est le premier auteur à parler de cet Enfer et à en faire
un topos dans la littérature. Et, il se trouve que dans le camp c’est l’enfer. C’est pour cela que
Primo Levi privilégie la littérature de Dante plutôt que celle d’Homère. Ce n’est pas la seule
référence à La Divine Comédie que nous pouvons trouver dans le texte de Levi. Dans le chapitre
2 « Le fond » :
« …Ici, le Saint-Voult ne se montre ; / Ici, l’on nage autrement qu’en ton Serque »2
Cette citation de Dante récitée par le narrateur fait référence au chapitre XXI de L’Enfer dans
La Divine Comédie. Elle traduit la fin de la vie d’autrefois pour les lucquois damnés. Elle me
parait tout à fait adaptée aux prisonniers des camps qui peuvent dire adieu à leur ancienne vie.
Enfin, concernant les citations de Dante qui jalonnent ce texte, nous relevons la suivante :
« Infin che l’mar fu sopra noi rinchiuso. »3 traduite par : « Jusqu’à tant que la mer fut sur nous
refermée. ». Nous pouvons comprendre cette citation qui fait suite à l’appel pour le repas
consistant en une soupe comme l’idée d’un cercle infini, d’un mouvement circulaire telle la
vague dans la mer qui revient sans cesse jusqu’à ce qu’elle s’échoue sur la plage. Ainsi, cet
appel à manger est un appel répétitif jusqu’à ce que la mort s’en suive. Si Levi se réfère à Dante
à plusieurs reprises dans son témoignage, c’est dans le but bien précis de faire comprendre au
lecteur par des images qu’il connaît ce qu’il n’a pas vécu lui-même et qu’il n’a pas la capacité
d’imaginer sans se référer à ce qu’il connait par la littérature.
Mais l’intertextualité n’est pas le seul phénomène dans l’œuvre permettant au lecteur
d’imaginer ce qu’il ne pourrait imaginer car ne l’ayant pas vécu.
En effet, l’auteur emploie de nombreuses figures de style, ou tropes et notamment des tropes
de substitution telles que les métaphores, les métonymies ou encore les synecdoques. Il utilise
de nombreuses comparaisons comme : « on se retrouve comme un intrus en milieu inconnu »4.

1
Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah, p.199
2
Primo Levi, Si c’est un homme, p.38
3
Ibid. p.179
4
Ibid. p.83

38
Il se sert de cette comparaison pour faire comprendre à son lecteur ce que ressent un prisonnier
lorsqu’il sort du K.B. c’est-à-dire du bâtiment où sont prodigués les « soins » aux malades. Tout
le monde a sûrement un jour éprouvé ce sentiment d’être en terrain inconnu lors d’un voyage
ou de déménagement. Par la comparaison le lecteur a la possibilité d’imaginer ce qu’a pu
ressentir Primo Levi mais aussi tous les autres prisonniers.
Nous pouvons aussi noter des tournures anaphoriques avec une notion d’intensivité telles que
« je suis si fatigué de me tenir debout […] je suis si affamé »1. Cette tournure en « si … que »,
répétée permet d’accentuer le ressenti du narrateur et donc celui du lecteur. Dans la tournure
anaphorique : « il fallait entendre la musique de l’extérieur, comme nous l’entendions au K.B.,
comme nous l’entendons aujourd’hui dans le souvenir »2 l’auteur répète le mot de comparaison
« comme » pour alourdir le sens. Mais il emploie le même verbe à deux temps différents : le
premier est conjugué à l’imparfait, pour décrire cette action du passé de ce moment précis tandis
que le second est au présent. L’emploi du présent permet d’insister sur le traumatisme
psychologique produit par cette vie au Lager : bien que ce temps soit révolu la musique de
l’extérieur est toujours audible à celui qui l’a vécu. On peut lire ici une mise à distance entre
l’auteur – narrateur victime et son lecteur qui, lui, est extérieur à cette époque et qui ne peut
pas, ne pourra jamais l’entendre. Cette distanciation marquée me parait importante car elle
permet au lecteur de comprendre l’ampleur de ce qu’il ne connaît pas et, ainsi, il se retrouve en
capacité d’imaginer plus précisément ce que ce traumatisme fut pour les victimes.
Nous pouvons également relever la métaphore : « nous nous mettions en devoir de regagner
nos postes, immense troupe silencieuse, accoutumée à la colère des hommes et des choses »3.
Celle-ci se trouve dans le chapitre « Les événements de l’été » dans lequel la guerre commence
à s’entendre dans le camp. Il y a donc des alertes qui provoquent un arrêt momentané du travail
pour se mettre « à l’abri ».
Dans cette proposition, il ne s’agit pas d’une comparaison à des animaux mais d’une
métaphore : donc un trope de substitution. Ce ne sont plus des humains mais « un troupeau »,
donc un groupe d’animaux. Et le complément « à la colère des hommes et des choses » permet
d’imaginer le niveau de réduction qu’ils ont atteint : ils ne sont plus des hommes et ils sont
moins que des choses car même « les choses » ont la capacité de s’en prendre à eux. Par la
lecture de propositions telles que celles-ci, où nous constatons la présence de figures de style,
le lecteur est capable d’assimiler ce qu’est la vie en camp, de l’imaginer en la comparant, en
visualisant des choses qu’il connaît et ces les tournures intensives, ces constructions
paralléliques ou encore ces valeurs des temps qui viennent ajuster l’image que le lecteur se fait
du massacre qui se joue. Pourquoi massacre ? Parce qu’il me semble qu’ici ce terme, qui fait
référence à la mise à mort de personnes sans défenses, est tout à fait adéquat concernant des
personnes ayant perdu jusqu’à leur humanité.

En somme, Primo Levi actualise son texte, le rend compréhensible et imaginable en


jouant, utilisant des « monuments » pouvant être reliés dans la culture afin d’expliciter à son
lecteur la vie à Auschwitz. Mais plus encore, il se sert de la mémoire littéraire pour survivre
voire, comme le mentionne Catherine Coquio, pour son effet cathartique : « La mémoire

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p.69
2
Ibid. p.74
3
Ibid. p.185

39
littéraire vient à la rescousse de la pathologie à la manière d’un remède, sinon d’une
catharsis. »1. Les procédés et effets d’intertextualités sont actualisés par l’auteur qui leur donne
vie dans le présent ; le sien en choisissant des autorités connues de tous mais aussi des
phénomènes linguistiques telles que les figures de style qui permettent aux lecteurs d’imaginer
ce qui ne pourrait être imaginé ;

Qu’en est-il dans La Nuit d’Elie Wiesel ?


Elie Wiesel n’utilise pas le même phénomène d’intertextualité. Toutefois, nous pouvons y
retrouver l’emploi de figures de style. Comme la métaphore qui ouvre le deuxième chapitre :
« Libérés de toute censure sociale, les jeunes se laissaient aller ouvertement à leurs instincts et
à la faveur de la nuit »2. A ce moment-là, les prisonniers n’ont pas encore conscience de ce qui
les attend, c’est ici la métaphore de l’acte sexuel auquel s’adonnent les jeunes en public dans
l’ignorance de ce qu’il va leur arriver. Cette métaphore, employée ainsi au début du récit permet
au lecteur d’être peut-être plus à l’aise, de voir qu’il a accès à ce que dit l’auteur – narrateur. Il
est ainsi mis en confiance.
Puis, plus loin, nous retrouvons une structure anaphorique :
« Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue
et sept fois verrouillée.
Jamais je n’oublierai cette fumée.
Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants [...]
Jamais je n’oublierai ces flammes […]
Jamais je n’oublierai ce silence nocturne […]
Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, […]
Jamais je n’oublierai cela, […] Jamais. »3
Notons la répétition sept fois du mot « jamais » en début de proposition et un huitième à la toute
fin. Le premier ouvre ce long cycle d’affirmation et le dernier le clôt tel un cercle fermé. Par
ailleurs, jamais, signifie « à aucun moment, en aucune occasion »4, d’après le TLFi. Ainsi, ce
« jamais » lié à une particule de négation montre bien le cycle infini dans lequel est entré le
narrateur, la victime. Par ailleurs, Elie Wiesel, un homme de forte croyance, n’utilise peut-être
pas sept fois ce terme pour rien. Nous pouvons y voir un lien avec le chiffre sept qui dans la
religion correspond au chiffre parfait ; le septième jour est le chiffre de l’éternité qui suit les six
jours de création.
De plus dans la première proposition introduite par « Jamais je n’oublierai », nous notons le
complément du nom « sept fois verrouillée ». Nous pouvons alors nous demander si, ce chiffre
sept, ne permettrait pas de montrer l’éternité du souvenir de cette première nuit à laquelle toutes
les suivantes vont ressembler, idée renforcée par l’emploi de l’adjectif « verrouillée » qui
1
Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah, p.201
2
Elie Wiesel, La Nuit, p.62
3
Ibid. p.78-79
4
Dictionnaire CNRTL, entrée du TLFi « jamais »

40
montre la fermeture, mais peut-être aussi l’aspect éternel que prend cette nuit. La tournure
anaphorique met également en valeur ces événements que l’auteur – narrateur dit ne pouvoir
oublier en aucun moment : ce sont tous des événements importants auxquels le lecteur n’a pu
assister, qu’il ne peut imaginer réellement sans que l’auteur n’y apporte une pointe d’insistance
par la répétition mais aussi la disposition typographique qui présente ce passage en allant à
chaque fois à la ligne tel un poème ou encore un texte religieux. Ainsi, chaque « jamais » est
accentué, mis en exergue, ce qui met également en exergue les compléments du verbe oublier.
Enfin, nous terminerons avec cette citation en soulignant que le verbe « oublier » est ici au futur
dans une valeur de futur de vérité générale, donc un acte vrai de tout temps : l’auteur, que ce
soit sur le moment, pendant ou des années après reste incapable d’oublier ce qu’il a vu et c’est
ce qui lui permet d’écrire avec autant de précision ces actes horrifiques. Nous pouvons
également relever la comparaison suivante : « Il nous dévisageait comme une bande de chiens
lépreux s’accrochant à la vie. »1. Cette comparaison peut nous faire penser aux comparaisons
animalisantes employées par Primo Levi dans Si c’est un homme. En effet, on retrouve ici une
comparaison des prisonniers mentionnés par le « nous » ; des chiens malades « lépreux ». Cette
comparaison à un animal malade luttant pour survivre est frappante pour le lecteur, pour le
lecteur qui ne connait pas les camps de concentration mais il sait ce qu’est la lèpre.
Ainsi, par cette comparaison qui est forte de sens, le lecteur peut imaginer la condition humaine
des prisonniers. Les métaphores, les comparaisons sont un moyen tout comme l’intertextualité
de dire ce qui ne peut être dit par de simples mots qui n’existent pas. Personne n’a jamais eu à
raconter de tels événements quand bien même les Arméniens ont vécu le premier génocide de
l’histoire, les récits, les témoignages restent dissimulés, quasiment inexistant voire censurés
jusqu’à l’époque d’après-guerre. Les écrivains, les littéraires, n’ont pu inventer un vocabulaire
approprié pour définir cette horreur. Ils passent donc par des figures de style, des phénomènes
linguistiques qui permettent d’évoquer et de s’approcher au plus près de la réalité afin que le
lecteur puisse interpréter, comprendre, imaginer ce que l’auteur tente de dire.

Mais, en est-il de même dans les deux œuvres traitant du génocide arménien ?
Observons celle de Franz Werfel. Concernant la notion d’intertextualité, nous pouvons y relever
des citations intertextuelles. Les trois premières sont les épigraphes qui ouvrent les trois Livres
dans Les 40 jours du Musa Dagh et qui sont des citations de L’Apocalypse de saint Jean :
« Jusques à quand, ô Maître saint et véritable, ne jugeras-tu point et ne vengeras-tu point notre
sang sur ceux qui habitent la terre ?
Apocalypse de saint Jean, VI, 10. »2
« Et la cuve fut foulée hors la ville.
Apocalypse de saint Jean 14, 20 »3

1
Elie Wiesel, La Nuit, p.85
2
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p.15
3
Ibid. p.355

41
« À celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée ; et je lui donnerai un caillou blanc, et sur
ce caillou est écrit un nouveau nom, que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit.
Apocalypse de saint Jean, 2, 17. »1

Dans la première citation, il s’agit d’une adresse à Dieu, une interrogation qui apparait lorsque
le peuple voit qu’il est massacré sans pitié, que son sang coule sans que rien ne lui vient en aide.
Dans L’Apocalypse, il s’agit du moment où « le cinquième sceau est ouvert »2 et où Jean voit
« sous l’autel les âmes de ceux qui ont été massacrés à cause de la parole de Dieu et du
témoignage qu’ils avaient à rendre. »3 L’extrait cité est celui qui correspond à la demande de
ces âmes qui ont été victimes à cause de leur religion, de leur croyance et donc de ce qu’ils
étaient. Si celle-ci ouvre le premier Livre ce n’est pas anodin : celui-ci correspond au tout début,
lorsque les Arméniens sont massacrés sans aucune défense. Nous avons le récit de l’arrivée de
Gabriel Bagradian dans son village natal avec sa famille, qui est parisienne, le récit rapporté
des événements qui se produisent dans les autres villages alentour, le désarmement des
Arméniens, leur déportation.
La seconde citation ouvre le deuxième Livre dans notre roman. Ce dernier correspond à la
défense hors de leur village des Arméniens contre les Turcs qui ont décidé de les exterminer.
Dans la Bible, « la cuve » est celle qui contient la fureur de Dieu qui s’abat sur ceux portant la
marque du diable, donc ce qui ne croient pas en lui. Si on replace cette citation dans le contexte
biblique, cette cuve remplie de la fureur de Dieu, s’écoule hors du lieu où sont les fidèles, pour
s’abattre sur les infidèles. Il faut prendre fidèle dans son origine : fides « foi ». Cette citation
n’est donc pas anodine en tant qu’épigraphe du deuxième livre dans lequel les Arméniens vont
combattre et prendre le dessus sur les Turcs du haut de leur montagne. D’ailleurs, dès le début
nous pouvons relever :
« Musa Dagh ! Mont Moïse ! À l’aube, le peuple entier avait installé son campement au sommet
du mont Moïse. L’air éventé du plateau et le mugissement lointain de la mer exerçaient une
action si vivifiante que les fatigues de l’ascension nocturne paraissaient déjà oubliées. »4
Ici, nous pouvons clairement voir une référence biblique avec l’apostrophe « Musa Dagh !
Mont Moïse » où les deux montagnes sont assimilées.
Enfin, la troisième citation au début du troisième et dernier livre, appartient au début de
L’Apocalypse de saint Jean. Il faut entendre « le caillou blanc » comme un « signe de
bonheur »5 et le « nouveau nom » comme « une nouvelle personnalité [qui] se développe en lui,
qui apparaîtra clairement au ciel. »6 Quant à la « manne cachée » nous pouvons lire dans la
Bible « le Christ est force et source de vie pour ceux qui lui sont fidèles »7. Cela ne semble pas
dénué de sens. La dernière partie du roman correspond à la victoire des Arméniens contre les
Turcs sur le mont Musa Dagh ; une victoire qui est d’une part grâce à Gabriel Bagradian qui

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p.621
2
La Bible des communautés chrétiennes, éd. Pastorale, p. 474
3
Ibid.
4
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p.357
5
La Bible des communautés chrétiennes, éd. Pastorale, p. 470
6
Ibid.
7
Ibid.

42
acquiert un statut de leader, le statut du sauveur et d’autre part, aux navires français. De plus,
dans cette dernière partie, Gabriel Bagradian prend conscience de son statut ; il change
totalement de personnalité et redevient un Arménien. Il guide son peuple vers la victoire ; nous
pourrions le considérer comme le « messie » envoyé pour sauver ceux qui sont restés fidèles
malgré les nombreuses épreuves subies. Nous terminerons avec ces épigraphes de nature
intertextuelle en disant que si Werfel choisit de citer L’Apocalypse de saint Jean plutôt que
d’autres textes c’est peut-être parce que c’est celui qui fait autorité pour les croyants. Par
ailleurs, la citation de la bible dans laquelle le mot « massacre » est lui-même employé, et plus
particulièrement le massacre du peuple humain et non d’un peuple parmi les humains, me
conforte dans l’idée de l’emploi de la notion de massacre plutôt que celle du génocide. Sinon,
pourquoi ne pas parler, dans des textes, dont l’autorité est attestée, de génocide lorsqu’il s’agit
de l’extermination du peuple humain ? Les effets d’intertextualité ne sont pas les seuls présents
dans cette œuvre. Nous pouvons également relever l’utilisation des mêmes figures de style que
dans les deux œuvres précédentes. En effet, prenons par exemple la comparaison suivante :
« La conférence consista à faire parquer et dénombrer comme des bestiaux par de grossiers
sous-officiers, dans la cour de la caserne, ces hommes âgés et respectables. »1
Les Arméniens sont comparés à des « bestiaux », plus que comparés, ils sont traités comme
tels. Un peu plus loin, nous pouvons relever la métaphore suivante : « le bimbachi aimait à voir
des créatures en larmes se tordre de désespoir devant lui »2 dans laquelle l’emploi du nom
« créature » pour désigner ces Arméniens appuie la réduction précédente à des bêtes : moins
qu’une bête, une créature. Enfin, la métaphore suivante : « longs serpents humains » ou encore
« le silence de ce défilé rampant et funèbre »3 permet au lecteur d’imaginer les déportés dans
leur marche vers le camp, vers la mort certaine. Nous avons donc, dans ce roman, des
expressions, des citations, des métaphores qui permettent au lecteur d’imaginer ce qu’il ne
pourrait imaginer autrement.
Les mêmes procédés sont utilisés dans Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath. En
effet, nous pouvons noter de nombreuses comparaisons. Nous pouvons, par exemple, citer la
comparaison suivante :
« Parce qu’ils sont une race pourchassée, dit le mendiant aveugle. Comme dans d’autres pays,
les Juifs et les Tsiganes. Un Arménien ne sait jamais quand les Turcs vont mettre le feu à sa
maison. »4
Ici, les Arméniens sont comparés aux Juifs et aux Tsiganes, qui quelques années plus tard seront
également victimes de la déportation. Comme eux, les Arméniens ne savent pas le moment de
leur arrestation. Le lecteur moderne qui connaît les événements historiques comprend la
comparaison, ce qui lui permet de comprendre la posture des Arméniens face aux Turcs bien
que le sujet soit souvent passé sous silence. Autre comparaison possible : « Un Arménien saute
comme un bouc »5 une fois de plus nous retrouvons la comparaison d’un être humain à un
animal. Plus loin nous pouvons noter l’expression « le bourreau des Arméniens »6 une

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 125
2
Ibid. p. 131
3
Ibid. p. 129
4
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p.61
5
Ibid.
6
Ibid. p.82

43
définition de bourreau serait « Celui qui est chargé d’infliger la peine de mort prononcée par
un tribunal. Celui qui maltraite d’autres personnes avec cruauté, qui torture. »1. La deuxième
définition parait être la plus proche de ce que signifie, ici, le nom bourreau. En effet, Enver
Pacha est celui qui s’acharne contre les Arméniens, qui orchestre leur massacre. L’emploi de
cette image du « bourreau » est nette pour le lecteur contemporain qui imagine clairement un
homme dont la mission est de torturer ou tuer un être sans défense. Et c’est cet aspect « sans
défense » qui est, une fois de plus, en faveur de l’utilisation du terme « massacre » plutôt que
« génocide ». Le massacre appelle directement à l’imagination du lecteur, le fait de tuer une ou
plusieurs personnes totalement démunies. Nous pouvons aussi relever l’énumération suivante :
« Parce qu’on va les chasser. Femmes, vieillards, enfants, on va chasser tout le monde dans le
désert. » 2. Cette énumération permet de mettre en avant que ceux qui sont déportés, sont les
« faibles » ; faibles au sens de ceux qui ne sont pas censés pouvoir se battre. En effet, il n’est
pas question d’hommes, qui eux, pourraient partir à la guerre et donc se révolter. Il est ainsi
question que de femmes, des enfants et des vieillards. Ils représentent la population
arménienne.
D’ailleurs, juste après nous lisons la métaphore : « Et fusiller tous les hommes qui ont encore
du jus dans les couilles »3. Dans cette phrase il s’agit des rebelles, de ceux en capacité de se
défendre, de dire non aux tortures, de se révolter. Le terme même de « fusiller » implique qu’on
leur ôte toutes possibilités de résistance, de défense, avant même qu’ils aient essayé. Il me
semble, que cela vient aussi rendre plus adéquat le terme de massacre tel que défini au départ
plutôt que celui de génocide qui reste postérieur.
Enfin, nous remarquons que contrairement ces livres qui concernent les Arméniens n’utilisent
pas réellement les figures de style pour dénoncer les horreurs endurées et particulièrement le
livre d’Hilsenrath qui préfère utiliser un vocabulaire cru sans métaphore ni comparaison. C’est
le cas par exemple lorsque le conteur fait le récit de la torture de Wartan Khatisian : « Les
zapieths bourrent aussi de laine sa pissette […] ils n’ont pas de pinces et utilisent pour cela des
allumettes effilées au couteau. » ou encore « lorsque le ciment aura séché, il sera trop tard. Vous
ne pourrez plus jamais chier. Ni pisser. »4. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Hilsenrath emploie un langage familier voire grossier pour faire parler ses personnages. Un
langage qui est simple et entendu de tous. L’image d’un homme auquel on aurait bouché les
orifices avec du ciment est explicite pour tout lecteur moderne. Ainsi, l’auteur, par l’utilisation
d’images simples et frappantes qui découlent d’un vocabulaire simple et cru permet au lecteur
de se faire une idée de la cruauté des Turcs envers les Arméniens. C’est une simplicité que nous
retrouvons en quelque sorte chez Elie Wiesel qui, lui aussi, utilise des phrases simples, un
vocabulaire simple et donc accessible pour tout lecteur.

La littérature permet donc de dire l’indicible et imaginer l’inimaginable. Toutefois, elle


ne le fait pas toujours de la même manière, elle peut tout aussi bien utiliser des figures de styles,
des références, citations intertextuelles ou plutôt faire le choix d’une écriture que je qualifierai
de simple, c’est-à-dire sans images cachées, un vocabulaire cru et dur. Enfin, en plus de

1
Larousse pluri dictionnaire, « Le Dictionnaire encyclopédique des collèges »
2
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p. 413
3
Ibid.
4
Ibid. p.145-146

44
permettre l’imagination et la diction ces stratégies qu’emploie la littérature, permettent aussi de
rendre compte de la justesse de la notion de massacre, qui se révèle peut-être plus pertinente
que celle de génocide. On pourrait donc envisager de parler d’une littérature de massacre dans
laquelle le génocide est représenté. Pour creuser un peu plus la question, observons à présent
les notions de subjectivité et d’objectivité dans les œuvres de notre corpus.

2. Subjectivité et Objectivité
La subjectivité et l’objectivité sont deux notions importantes en littérature.
Commençons par les définir. L’objectivité est définie par le CNRTL comme la « qualité de ce
qui donne une représentation fidèle de la chose observée »1 mais aussi comme le « fait d’être
dépourvu de partialité »2. C’est donc lorsqu’un auteur raconte les faits tout en étant neutre, sans
donner son opinion. Quant à la subjectivité elle est définie comme la « présence du sujet parlant
dans son discours », la « qualité de ce qui ne donne pas une représentation fidèle de la chose
observée […] fait d’être partiel »3. C’est donc le contraire de l’objectivité. Lorsqu’un extrait est
subjectif, c’est que nous pouvons y constater la présence de la pensée de l’auteur, ou du
narrateur : il y a un jugement, une pensée, une critique qui induit la présence de l’auteur et de
son jugement critique donc de sa prise à parti. Lors de l’introduction, nous avons dit que le
terme massacre était plus subjectif que celui de génocide qui, selon moi, fait référence certes à
un événement en particulier mais sa connotation péjorative n’est pas aussi immédiate que celle
du terme massacre. Cela pourrait s’expliquer par le fait que le terme massacre fait référence à
une plus grande quantité de meurtres de masse, le lecteur imagine tout de suite des tas de morts,
la mise à feu de corps, de villes, d’églises tandis que le terme génocide renvoie immédiatement
à la Shoah, le lecteur pense immédiatement à Hitler, au camp de concentration sans toutefois
être réellement capable d’imaginer son ampleur puisqu’il ne l’a pas vécu alors que des
massacres, il en voit toujours : tous les pays en guerre actuellement et relaté dans les médias, le
terrorisme, tout cela correspond à des massacres. Le lecteur est donc plus apte à imaginer
l’ampleur d’un massacre plutôt que celle d’un génocide qui fait appel au principe de l’unicité.
Ce qui nous intéresse, nous, c’est d’analyser ce qu’ont choisi d’adopter comme positionnement
les auteurs de notre corpus pour raconter ces deux actes historiques dont l’ampleur et les
méthodes les rendent uniques.

Etudions dans un premier temps Si c’est un homme. Dans ce récit, Primo Levi choisit
d’adopter un point de vu plutôt objectif. En effet, il n’incrimine pas ses bourreaux, il ne raconte
que ce qu’il a vécu en essayant d’être le plus proche de la vérité sans la modifier ou l’embellir.
Il dit d’ailleurs dans sa préface :
« Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour
fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. »4
A travers cette citation nous pouvons observer que Primo Levi est explicite quant à son désir
de ne pas accuser les nazis. Il explique clairement que l’objectif de son récit est une « étude

1
CNRTL, TLFi, « objectivité »
2
Ibid.
3
CNRTL, TLFi, « subjectivité »
4
Primo Levi, Si c’est un homme, p.7

45
dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. ». L’emploi du terme « dépassionnée »
implique d’être objectif. Il est défini comme le fait d’ « effacer les traces de la passion, ôter tout
caractère passionnel à (quelque chose) »1. Donc, Primo Levi annonce son positionnement
objectif avant même de commencer son récit. Ce qui se remarque par l’absence dans celui-ci
d’adjectifs permettant d’introduire une certaine subjectivité, ou d’adverbes ayant le même rôle.
C’est le cas par exemple lorsqu’il écrit : « Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté
entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz. »2. Nous pouvons observer
une certaine distance entre l’auteur-narrateur et l’auteur qui a vécu ce moment. Il n’y a, dans
cette phrase, aucune rancœur visible. Seulement l’énonciation d’un fait véridique. Nous
pouvons également souligner que l’emploi des premières personnes du singulier et du pluriel
« je » et « nous » tout au long du récit diminue un peu la distance qu’insère cette objectivité
entre l’auteur-narrateur et le lecteur.
Ainsi, même si Primo Levi privilégie l’objectivité pour raconter son vécu, celle-ci n’empêche
pas le lecteur de s’imaginer, de se rapprocher de ces prisonniers, voire de s’y identifier. A
l’inverse, Elie Wiesel raconte sa déportation, sa vie en camp de manière beaucoup plus
subjective. Nous pouvons d’abord noter que dans sa préface il explique qu’il écrit en tant que
témoin pour que les crimes commis ne soient pas oubliés :
« Celle du témoin qui se croit moralement et humainement obligé d’empêcher l’ennemi de
remporter une victoire posthume, sa dernière, en effaçant ses crimes de la mémoire des
hommes. »3
L’emploi du terme « crime » est assez évocateur. Si nous définissons ce mot nous pouvons
obtenir la définition suivante : « Infraction grave à la morale ou à la loi religieuse et réprouvée
par la conscience » ou encore « Infraction grave punissable par la loi d’une peine afflictive ou
infamante. »4. De plus, il est précédé d’un déterminant possessif « ses » qui permet de pointer
du doigt la ou les personnes à l’origine de tout cela. Ensuite, nous pouvons aussi relever qu’Elie
Wiesel, avec ce texte, pense apporter un chef d’accusation permettant au juge de l’Histoire de
rendre justice et vérité à la fois pour lui-même mais surtout pour toutes les victimes :
« il m’était devenu clair que puisque l’Histoire sera un jour jugée, je devais témoigner pour ses
victimes, mais je ne savais pas comment m’y prendre. »5
Témoigner, dans le cas d’un procès, permet d’avancer des chefs d’accusation servant à
incriminer l’auteur du crime. Donc, lorsqu’il écrit La Nuit, Elie Wiesel cherche à incriminer ce
qui rend son discours subjectif. Il raconte ce qu’il a vécu en se positionnant en tant que victime
sans effacer ses propres passions rendant son récit subjectif et peut-être un peu plus éloigné de
la vérité contrairement à celui de Levi qui ne laisse pas ses passions prendre le dessus sur son
témoignage.
Par ailleurs, nous pouvons souligner certains passages dans lesquels l’opinion de Wiesel est
plus visible. C’est le cas par exemple avec les nombreux discours rapportés tel que : « Toi…
toi… et toi… désignait-il du doigts, comme on choisit une bête, une marchandise. »6 la

1
CNRTL, TLFi, « dépassionnée »
2
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 23
3
Elie Wiesel, La Nuit, p.10
4
CNRTL, TLFi, « crime »
5
Elie Wiesel, La Nuit, p.11
6
Ibid. p.101

46
comparaison montre la critique du comportement du S.S. qui désigne les prisonniers. Nous
retrouvons cette subjectivité, cette passion de l’auteur aussi lorsqu’il raconte la pendaison de
deux adultes et un enfant :
« Les S.S. paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant
des milliers de spectateurs n’était pas une petite affaire. »1
La seconde phrase dans cette citation est parfaitement subjective. D’abord, l’emploi familier du
mot « gosse » montre que l’auteur perd son sang-froid, cela met en évidence sa rancœur, son
dégout pour cet acte cruel. Ensuite, le fait qu’il utilise la tournure ironique « n’était pas une
petite affaire » montre le sarcasme dont fait preuve l’auteur. En somme, Wiesel n’efface pas de
son récit ses sentiments ce qui augmente, selon moi, la possibilité que le lecteur ressente la
même haine, le même dégoût que l’auteur-narrateur par le biais de l’identification alors que
lorsque Primo Levi raconte le même événement dans son récit de manière beaucoup plus
objective, cela parait plus distancié et implique donc moins le lecteur qui juge sans vraiment
prendre place dans la scène ; il a donc un regard plus neutre.

En ce qui concerne les deux romans portant sur le génocide arménien, nous pouvons
constater que les auteurs mélangent visions objectives et subjectives. En effet, si nous observons
le discours que tient le personnage Gabriel Bagradian dans Les 40 jours du Musa Dagh nous
pouvons constater que ses émotions, ses sentiments sont nullement dissimulées :
« Si elles n’acceptent pas la mienne, elles méritent la mort ignoble qui les guette dans la boue
de Mésopotamie… Mais, moi, je ne veux pas vivre, je ne veux pas être sauvé ! Je veux lutter !
Je veux tuer autant de Turcs que nous avons de cartouches. Et s’il le faut, je resterai seul sur le
Damlajik. Au milieu des déserteurs. »2
L’emploi de phrases exclamatives montre son engagement, son envie de lutter. De plus, il
emploi le verbe « mériter » qui implique un jugement et donc de la subjectivité. Dans le passage
suivant nous pouvons constater une certaine subjectivité du narrateur :
« qu’un édit du ministre de la Guerre fut proclamé, en vertu duquel tous les Arméniens étaient
honteusement exclus des compagnies, privés de leurs armes et abaissés au rang d’’’inchaat
tabouri’’, méprisables soldats employés aux travaux grossiers. »3
Nous pouvons constater l’emploi de l’adverbe « honteusement » qui inclus un avis péjoratif du
narrateur concernant ce qui arrive aux Arméniens. Opinion qui est aussi montrée par l’emploi
d’adjectif tel que « méprisables » ou « grossiers » ou encore au participe passé « abaissés » qui
implique que les Arméniens sont injustement sous-estimés et donc une opinion en défaveur des
actes Turcs. Quant au roman d’Edgar Hilsenrath nous y retrouvons les deux visions : une vision
plutôt objective à travers la pensée de Thovma Khatisian et une vision beaucoup plus subjective
dans le récit du Meddah. En effet, si nous observons la réplique suivante nous pouvons y
observer une prise de position de la part du Meddah :

1
Elie Wiesel, La Nuit, p. 123-124
2
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p. 248
3
Ibid. p.308

47
« Ils ne meurent jeunes que lorsque les Turcs ou les Kurdes leur coupent la tête avant l’heure.
[…] Ou lorsqu’ils les tuent d’une autre manière, par exemple avec le couteau de boucher à lame
courbe. »1
Le conteur, personnage par lequel nous avons accès à tous les récits, dénonce ainsi les morts
prématurées des Arméniens par les Turcs en mettant en avant leur sauvagerie « avec le couteau
de boucher ». La mort des Arméniens est donc égale à celle d’un animal égorgé par les Turcs.
Cette image d’un Arménien égorgé renvoie à l’étymologie du terme massacrer que nous avons
pu observer précédemment. Le conteur met donc en avant un acte barbare, sauvage qui
caractérise les Turcs. La qualification péjorative implique donc une prise de position. Il ne met
pas à distance les pensées négatives qu’il conserve pour les Turcs et fait donc preuve de
subjectivité. L’auteur joue aussi de cette subjectivité dans les dialogues entre personnages qui
parlent des Arméniens. C’est le cas par exemple lorsqu’il écrit :
« Parce qu’on va les chasser. Femmes, vieillards, enfants, on va chasser tout le monde dans le
désert. / Et fusiller tous les hommes qui ont encore du jus dans les couilles. »2
Nous pouvons remarquer que l’auteur place dans le langage des organisateurs du massacre un
langage plutôt familier. Cet usage d’un registre familier pour des personnages censés être haut
placé est anormal et peut donc insinuer une volonté de montrer l’opinion de l’auteur envers
ceux qui ont prémédité le meurtre de tout un peuple. Donc, d’accentuer l’apparence péjorative
qu’ont ces personnages. Cette idée du langage grossier traduisant la subjectivité de l’auteur
nous la retrouvons tout au long du roman. Nous pouvons en citer un second exemple :
« Vous n’avez plus que quelques heures devant vous pour vous décider, dit le mudir à ton père.
Si vous signez bientôt, nous pourrons encore vous déboucher. Mais ne tarder pas trop. Car,
lorsque le ciment aura séché, il sera trop tard. Vous ne pourrez plus jamais chier. Ni pisser. »3
Nous retrouvons dans cet extrait ainsi que ce qui suit, un langage familier voire vulgaire. Un
langage traduisant la violence, la haine des Turcs envers les Arméniens. Il s’agit d’un des récits
où le conteur montre à la dernière pensée, les supplices que sont capables d’infliger les Turcs
aux Arméniens pour obtenir ce qu’ils veulent. Tout est fait pour ne montrer que l’aspect
horrifique des Turcs et de leur comportement induisant donc une critique, une opinion
péjorative d’eux. Cette vision subjective permet de rendre le récit plus vivant, plus imprégnant.
Le lecteur s’identifie aux personnages victimes et ressent de la haine mais aussi de la terreur
face aux bourreaux. D’ailleurs, si nous observons bien, il s’agit chaque fois de supplice
conduisant à une mort certaine ; la victime est toujours dans l’incapacité de se défendre.

En somme, la subjectivité est omniprésente dans nos textes sur le génocide arménien et
dans le témoignage d’Elie Wiesel. Ainsi, il me semble que celle-ci soit plus exploitée pour
exprimer l’idée du massacre que l’objectivité que choisit Primo Levi. Celui-ci, dans les traces
de Brecht, choisit d’employer la mise à distance plutôt que l’identification pour évoquer son
vécu. Si la notion de génocide est une définition plus précise, plus objective d’un point de vue
historique, en littérature celle de massacre pourrait être plus appropriée grâce à son spectre plus

1
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p. 12
2
Ibid. p.413
3
Ibid. p.146

48
large. Mais cette notion du massacre est-elle possible à travers différents genres ? Est-elle
possible dans un corpus où le mélange des genres est certain ?

3. La généricité
Le mot genre trouve son origine dans le mot gendre qui est emprunté au latin genus,
generis « naissance, race, famille, espèce, sorte »1. Le dictionnaire en ligne CNRTL définit le
genre comme un « ensemble d’êtres, de choses ou d’espèces regroupés en fonction de leurs
caractères communs ; le concept sous lequel on range cet ensemble. »2. Ainsi la notion de genre
serait une notion permettant de classer les œuvres littéraires en fonction des traits communs qui
les relient. Nous pouvons ainsi retrouver différents genres tels que le roman, la poésie, le théâtre
eux-mêmes subdivisés en sous-genres comme le roman policier, le roman historique, le théâtre
tragique ou bien le théâtre comique. En classant ainsi les œuvres littéraires nous établissons des
frontières nettes entre les différents genres. Mais ces frontières ne sont pas réelles et sont
souvent transgressées afin de mettre en évidence un certain aspect souhaité par l’auteur. En
somme, une œuvre littéraire pourrait très bien être un roman mais aussi un essai philosophique.
Qu’en est-il des œuvres de notre corpus ? Appartiennent-elles à un seul genre ou les mélangent-
t-elles afin de mettre en évidence le message de l’auteur ?

Dans sa préface de Si c’est un homme Primo Levi écrit :


« Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour
fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine.
Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou
inconsciente, que ‘’l’étranger c’est l’ennemi’’. »3.
Les termes « étude dépassionnée » ne semblent pas anodins. En effet, ce texte semble se placer
sous le signe de l’essai, du texte argumentatif – critique. Par ailleurs, étudier « certains aspects
de l’âme humaine » revient à faire une étude philosophique. Nous pouvons remarquer des pages
130 à 132 l’emploi du vocabulaire appartenant au style du développement argumentatif tel que
« En plus de ceux déjà cité »4 ; « Or » ; « Enfin »5 ou encore « Conclusion »6. En effet, ce
chapitre 8 « En deçà du bien et du mal » est construit sur le modèle d’une dissertation cherchant
à répondre à la question de l’opposition entre le bien et le mal ; des notions arbitraires et
subjectives. De plus, nous pouvons remarquer dans l’œuvre de Primo Levi mais aussi celle
d’Elie Wiesel, une tentative de définition d’un être humain. Cela s’observe d’abord dans la
différence entre les prisonniers qui ne sont plus que des numéros et leurs geôliers qui possèdent
toujours une identité personnelle bien que comme nous avons pu l’observer précédemment ils
ne sont pas nommés précisément par leurs noms mais par un nom global. Dans le texte de Primo
Levi nous pouvons relever la citation suivante :

1
CNRTL, Académie 9e édition
2
Ibid.
3
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 7
4
Ibid. p.130
5
Ibid. p. 131
6
Ibid. p. 132

49
« Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes
l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. »1
Le terme « humanité » est défini par le CNRTL comme le « caractère d’une personne (ou de
son comportement) qui manifeste pleinement son appartenance au genre humain. »2. Nous
comprenons que l’auteur insiste la perte des caractères du genre humain ; il pousse le lecteur à
s’interroger sur ces caractères. Par ailleurs, dans les dernières pages de son récit, Levi dit :
« aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été
objet aux yeux de l’homme. »3. L’auteur répond lui-même à la question que pose cette vie au
camp : est-ce vraiment humain ? Les prisonniers sont-ils humains ? Il répond par la négative,
ils sont réifiés.

C’est une question philosophique que nous retrouvons aussi chez Wiesel lorsqu’il dit :
« Les premières paroles humaines. »4. Il sous-entend par cette phrase simple que toutes les
paroles entendues précédemment ne sont pas humaines. Mais qu’est-ce donc des paroles
humaines alors ? Ici il s’agit du « Bonne nuit. »5 prononcé par le responsable du bloc, un jeune
polonais. Cette parole qui est prononcée dans le chapitre 3 n’est pourtant pas la première parole
entendue. Nous pourrions alors penser que dans le camp, l’aspect humain n’est que très peu
rendu dans les paroles de prisonniers mais surtout de geôliers. Nous pourrions donc parler de
textes dont la portée est philosophique puisqu’ils abordent des principes philosophiques mais
aussi des concepts qui sont à la fois énoncés pour que le lecteur s’interroge mais surtout pour
montrer l’anéantissement des caractéristiques qui définissent l’humain. C’est pourquoi nous
pourrions peut-être parler de textes à portée philosophique qui s’ancrent dans la notion de
massacre puisqu’il s’agit de tuer tout un peuple : un peuple humain et donc pas seulement un
peuple appartenant à un seul territoire mais un peuple vivant sur Terre où que ce soit.
Si les œuvres de Primo Levi et d’Elie Wiesel ont un fond appartenant au texte philosophique,
argumentatif ; Si c’est un homme et La Nuit apparaissent avant tout comme des témoignages.
Toutefois, pouvons-nous réellement parler d’une « littérature de témoignage » ? Est-ce
réellement un genre ? Selon Primo Levi, oui. Il écrit dans la préface à La Vita offesa « Le récit
du rescapé est un genre littéraire »6. De plus, dans l’appendice de Si c’est un homme, l’auteur
répond aux questions qui lui sont régulièrement posées par les étudiants faisant ainsi remarquer
qu’il « préfère le rôle de témoin à celui de juge : j’ai à témoigner, et à témoigner de ce que j’ai
vu et subi. Mes livres ne sont pas des ouvrages d’histoire : en les écrivant, je me suis limité à
rapporter les faits dont j’avais une expérience directe, excluant ceux dont je n’ai eu
connaissance que plus tard, par les livres et les journaux. »7. Nous comprenons ainsi que Primo
Levi voit son œuvre comme le témoignage de ce qu’il a vécu personnellement et non comme
un roman historique. Quant à Elie Wiesel il écrit dans la préface : « je devais témoigner pour

1
Primo Levi, Si c’est un homme, p.189
2
CNRTL, TLFi, « humanité » [en ligne]
3
Primo Levi, Si c’est un homme, p.270
4
Elie Wiesel, La Nuit, p.90
5
Ibid. p. 90
6
Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah, p. 200
7
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 294

50
ses victimes »1. Il écrit donc ce texte dans le but de témoigner de ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu
pour toutes les autres victimes. Mais pas seulement. En effet, il termine sa préface en disant :
« Si le témoin s’est fait violence et a choisi de témoigner, c’est pour les jeunes d’aujourd’hui,
pour les enfants qui naîtront demain : il ne veut pas que son passé devienne leur avenir. »2.
Ainsi, Elie Wiesel dit de façon explicite que son texte est un témoignage, qu’il n’est pas le seul
et que si ces témoignages existent c’est dans le seul but d’éviter que l’Histoire ne se répète.
Objectif qui avait déjà été tenté par Les 40 jours du Musa Dagh, une œuvre cherchant à
témoigner de l’horreur vécue par les Arméniens, sur le point de se reproduire pour les Juifs et
qui a donc été censurée car jugée trop dangereuse. Si nous nous arrêtions ici, nous pourrions
alors parler d’une « littérature de témoignage ». Cependant, cela reste contestable. En effet,
comme le montre Catherine Coquio, le témoignage ne peut être un genre littéraire. Mais, il est
possible de parler de « récit de déportation » puisque « le survivant devient un type humain et
par là une figure littéraire, la déportation engendre un type d’écriture. »3. En effet, dans Si c’est
un homme, Levi utilise des figures littéraires représentant ainsi les différents « types »
d’humains présents au camp : « l’officier » ; « le caporal »4 ; ou encore « musulmann »5.
Catherine Coquio va encore plus loin dans son analyse générique de l’œuvre en disant que :
« Si c’est un homme est bien encore un récit initiatique, mais sa fin renvoie à la question que
pose son titre. En ce sens, le « récit du rescapé » est bien un genre littéraire au sens où il l’est
devenu sous la pression de l’histoire du siècle. Mais ce genre n’est pas « le témoignage ». C’est
le récit de déportation entendu comme récit du survivant revenu, en fait récit du revenant,
témoignage d’un désastre qu’au retour il faut infiniment narrer pour tenter d’en revenir. »6.
Catherine Coquio dit alors que Si c’est un homme est un « récit initiatique » mais qu’est-ce
qu’un récit initiatique ? Selon Xavier Garnier il s’agit « soit de récit que l’on raconte dans un
contexte initiatique, soit de récits qui racontent l’initiation d’un personnage. »7. Il ajoute que
« Lors du cycle mort/renaissance, ce n’est pas simplement le sujet de l’initiation qui meurt et
qui renaît, mais c’est tout le monde qui lui était associé. Le grand changement de perspective
que la logique initiatique nous invite à adopter, c’est de concevoir le récit comme destructeur
de mondes. »8. En effet, si nous observons attentivement le récit de Si c’est un homme nous
pouvons observer l’initiation de l’auteur-narrateur au nouveau monde dans lequel il atterrit suite
à la déportation : le monde du Lager ; un monde où il doit tout réapprendre afin de survivre.
Catherine Coquio parle également de « récit de déportation », « récit du revenant ». Si nous
prenons la première acception, le nom « déportation » au XVe siècle signifie « bannissement »
et vient du latin classique deportatio « transport » et du bas latin « déportation, exil »9.
Aujourd’hui, déportation signifie « Peine afflictive et infamante qui consiste à être transporté
hors du territoire national dans un lieu déterminé par l’Etat. »10. Donc ce serait le récit d’une
personne ayant été exilée. Lorsque nous changeons de pays, de lieu de vie, il faut repartir à zéro,

1
Elie Wiesel, La Nuit, p. 11
2
Ibid. p. 23
3
Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah, p. 205
4
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 17
5
Ibid. p. 135
6
Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah, p. 206
7
Garnier Xavier, « A quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », Poétique, 2004/4 (n° 140), p. 443-454
8
Ibid.
9
CNRTL, Académie 9e édition, « déportation »
10
CNRTL, TLFi, « déportation »

51
apprendre à vivre dans ce nouveau lieu où les lois ne sont pas les mêmes. C’est exactement ce
qui se produit pour Primo Levi mais aussi pour Elie Wiesel. Leurs récits sont tous deux des
récits dans lesquels le lecteur suit le changement du mode de vie des deux auteurs-narrateurs
mais aussi par leur biais de celui de tous les déportés.
Concernant la seconde acception « récit du revenant », revenant peut être compris de différentes
manières. Un revenant peut être « celui qui revient de son lieu d’exil vers son lieu d’origine »
mais aussi l’ « esprit d’un défunt censé revenir de l’autre monde pour se manifester aux vivants
sous une apparence humaine. »1. Que ce soit Si c’est un homme ou La Nuit nous pouvons
entendre les deux définitions du terme « revenant » puisque tous deux survivent aux camps et
sont libérés. Mais aussi y ont laissé une partie d’eux-mêmes qui est morte pendant le camp :
« Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. »2 Ou encore
« Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait
disparu autour de nous et en nous. […] ils [les allemands] avaient bel et bien fait de nous des
bêtes. […] celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n’est
pas un homme. »3.
Nous constatons que ces deux citations décrivent la mort intérieure de nos deux auteurs-
narrateurs puisque lorsque Wiesel se regarde dans un miroir c’est la mort qu’il voit et pour Levi,
il explique qu’il en a été réduit à ne plus être un homme mais une bête. Ainsi, nous pourrions
très bien observer ces deux textes comme des récits initiatiques dont la particularité serait d’être
des « récits du revenant ». Cette notion pourrait alors très bien faire partie de celle de littérature
du massacre si massacre a le sens de : « Action, fait d’abîmer, de détruire avec brutalité, avec
violence » ou encore « Action, fait de gâter de façon irréparable »4. Qu’en est-il pour les œuvres
de Franz Werfel et d’Edgar Hilsenrath ?

Les 40 jours du Musa Dagh est un roman que nous pouvons classer dans différents sous
genres du roman, principalement comme un roman historique puisqu’il relate une partie des
faits historiques s’étant produit en 1915 : la rébellion et l’exil d’Arméniens sur le Musa Dagh.
Ce dernier étant une montagne ayant auparavant déjà servi de refuge pour les Arméniens
persécutés. C’est d’ailleurs ce qu’essaie de montrer Jean-Marc Lafon dans l’article « Roman,
histoire et mémoire : un épisode méconnu du génocide arménien : La résistance du Musa
Dagh » lorsqu’il dit : « Les spécialistes paraissent, à l’instar d’Y. Ternon, considérer l’ouvrage
de Werfel comme historique. »5 ou encore « Les quarante jours du Musa Dagh démontre un
effort délibéré de réaliser un roman historique ». En effet, nous pouvons y déceler l’utilisation
de personnages réels comme nous avons pu le voir précédemment mais aussi constater que
Werfel a fait des recherches et s’est appuyé sur une documentation comme celle fournie par
l’archevêque arménien de Vienne : Mesrop Habozian. Son roman est donc construit à partir de
faits réels cherchant à sortir de l’oubli ; ce qui a longtemps été tu.

1
CNRTL, TLFi, « revenant »
2
Elie Wiesel, La Nuit, p.200
3
Primo Levi, Si c’est un homme, p.269
4
CNRTL, TLFi « massacre »
5
Lafon Jean-Marc, « Roman, histoire et mémoire : Un épisode méconnu du génocide arménien : la résistance du
Musa Dagh », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2001/2-3 (n° 202-203), p. 137-153.

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De plus, nous trouvons dans la première partie du roman des définitions du génocide et une
dénonciation du massacre :
« La conférence consista à faire parquer et dénombrer comme des bestiaux par de grossiers
sous-officiers, dans la cour de la caserne, ces hommes âgés et respectables. »1
Mais encore :
« Les hommes se regardèrent sans mot dire ; aucun d’eux n’eut une réaction violente, aucun
non plus ne pleura. Une demi-heure auparavant, c’étaient encore des personnalités éminentes
et vénérées, et tout d’un coup, ils étaient devenus des masses presque inertes, sans couleur et
sans volonté. L’orateur de leur délégation, le nouveau mouchtar, d’une voix mourante, […] »2.
Ici sont relatés les premiers événements qui précèdent la déportation et la tuerie. Nous pouvons
remarquer le participe employé comme un adjectif « mourante » qui montre que ces hommes
sont à l’agonie. Nous notons également la diminution de l’identité personnelle, puisqu’ils
deviennent des « masses presque inertes ». L’adjectif « inertes » ici rejoint aussi l’idée de la
mort. De plus, si l’idée de la mort éminente est bien présente, celle d’être sans défense l’est
aussi : « aucun d’eux n’eut une réaction violente » : ils ne se sont pas défendus face à la violence
dont ils sont victimes. Dans le cadre du récit historique nous pouvons aussi relever le
recensement de tous les habitants des villages que Gabriel Bagradian allait tenter de sauver.
Comme le souligne Jean-Marc Lafon ce bilan est quasi similaire à celui correspondant aux
survivants à Port Saïd. Il est donc aussi un roman qui témoigne. Si le témoignage est possible
c’est grâce aux survivants qui peuvent relater les faits. L’auteur s’emploie ainsi à les rendre
publics dans un souci de mémoire et de dénonciation faisant de son roman un roman engagé.

Quant au Conte de la dernière pensée, il s’agit d’un roman ayant l’aspect d’un conte
puisque nous en retrouvons toutes les caractéristiques et notamment la formule : « Il était une
fois » (pages 194, 200…) qui revient à plusieurs reprises tout au long du récit. Nous y
retrouvons également la présence d’un conteur : le Meddah qui est le nom donné au conteur
traditionnel turc. De plus, le titre lui-même mentionne le conte « Le Conte de la dernière
pensée » : le titre lui-même place ce récit sous l’apparence d’un conte. Ce qui est ici, surprenant
puisqu’il s’agit d’un roman que nous pourrions qualifier d’engagé car il met en exergue les
événements qui ont précédé le génocide arménien ainsi que le déroulement de celui-ci. Ce
roman prend donc l’apparence d’un conte narré par un conteur qui dialogue avec l’esprit
mourant d’un homme né en 1915 pendant ce génocide. Le Conte de la dernière pensée serait
ainsi un roman engagé à l’allure à la fois poétique mais aussi historique. Historique car comme
nous avons pu l’observer précédemment il mentionne précisément les noms des personnes à
l’origine du génocide arménien (Enver Pacha, Talaat Bey ou encore Dchemal Pacha). On y
trouve également la mention des nombreuses tortures essayées par les Turcs sur les Arméniens
mais aussi des références à des événements historiques tels que la mention d’Abdul
Hamid : « ton père ne savait rien non plus d’Abdul Hamid qui avait accéder au trône de sultan
en 1876, […] Entre autres, on disait qu’Abdul Hamid avait l’intention d’exterminer les
Arméniens. »3 ou encore le massacre ordonné et exécuté par le roi Chahpuhr : « Il ordonna un

1
Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, p.125
2
Ibid.
3
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, p. 266

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massacre dans les territoires occupés. Il fit tuer des milliers d’hommes, les villes arméniennes
furent rasées, et les têtes coupées des prêtres et des notables exposées sur les murs
d’enceinte. »1. En somme, nous retrouvons dans ce roman plusieurs épisodes historiques
concernant les Arméniens ; épisodes sanglants où un grand nombre perdit la vie. Enfin, ce
roman pourrait rejoindre l’idée d’une littérature du « revenant » comme définie plus haut avec
Catherine Coquio puisqu’il s’agit d’un récit qui serait narré à la pensée d’une personne rendant
son dernier souffle mais aussi un récit qui redonne vie à ceux qui ont vécu le génocide de 1915.
Ainsi, nous pourrions placer ce roman sous le même aspect plus général d’une « littérature du
massacre » puisque c’est bien de massacre qu’il est question à l’intérieur comme le montre
l’occurrence « massacre » qui revient à de nombreuses reprises dans le récit du Meddah.
Alors, nous pouvons en conclure que nos quatre œuvres pourraient s’inclure dans la même
notion : la notion du massacre. En effet le sujet récurrent de ces textes est la destruction, la mort
physique et psychique des Juifs comme des Arméniens sans défense même si cela arrive de
deux manières différentes.
Cette même notion dont nous venons de parler est constituée par plusieurs genres peut-être à
cause, de la difficulté à raconter des événements tels que ceux dont il est question dans les
quatre œuvres. Il n’y aurait donc pas un genre particulier pour dire l’indicible mais un besoin
de mélanger les genres afin de rendre plus imaginable le massacre en tant qu’ « action, fait de
gâter de façon irréparable ».

Conclusion :
En somme, nous avons vu dans un premier temps que toutes nos œuvres parlaient d’un
acte historique auquel a été attribué le nom de génocide donnant ensuite lieu à une littérature
du génocide approuvée par la critique. Nous avons ainsi observé quel rôle jouait le nom de
certains personnages importants dans nos récits, comment cette nomination pouvait servir cette
notion de massacre que nous avons tenté de définir. Puis, nous avons étudié comment étaient
interprétées nos œuvres et quel accueil leur avaient réservés les lecteurs de l’époque mais aussi
les lecteurs modernes étant externe aux deux situations présentées. Cela nous a mené à nous
questionner sur les points communs, les topoï que nous pouvions relever concernant les quatre
œuvres. Nous en avons conclu que la notion de massacre étant plus large que celle de génocide,
il serait alors possible de l’envisager pour englober les deux contextes et leurs procédés. Après
quoi nous nous sommes interrogés sur la place accordée à la religion et nous avons constaté une
différence entre la littérature sur le génocide arménien et le génocide juif puisque la religion
n’y était pas présente de la même manière ni pour les mêmes objectifs. Le fait qu’il y ait des
différences de traitement nous fait nous interroger sur un possible principe d’unicité. Là, nous
avons pu étudier le caractère unique de chaque œuvre et surtout de chacun des sujets. Ils sont
donc liés par des topoï mais aussi disjoints par un principe d’unicité desservant donc cette
littérature du génocide et favorisant la notion de littérature du massacre qui possède un spectre
plus large. Enfin, à travers des notions telles que l’intertextualité et l’emploi de figure de style,
la subjectivité, ou encore la généricité, nous avons pu voir les moyens dont les auteurs sont en

1
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée p. 272

54
possession pour raconter, dire l’indicible, représenter ce qui est impossible à représenter et donc
imaginer l’inimaginable.

Au départ, nous nous sommes demandés s’il était possible, en littérature de comparer
deux génocides et donc si la littérature était capable de construire des objets communs, de dire
l’indicible et de faire imaginer l’inimaginable. Nous nous sommes également demandés quelle
nomination était la plus adéquate entre littérature du génocide et littérature du massacre. Ainsi,
après avoir analysé les œuvres nous avons pu constater que la littérature possédait et utilisait
des outils permettant au lecteur de comprendre, de visualiser un événement qu’il n’a jamais
vécu même si les auteurs ne possèdent pas les mots exacts pour le mettre en récit. Enfin, il me
semble que les deux nominations, littérature du génocide et littérature du massacre soit
acceptables bien que celle de massacre accepte un plus grand nombre d’éléments puisqu’elle
n’est pas limitée à la définition donnée par Lemkin du génocide. Et donc, la notion de littérature
du massacre serait peut-être plus appropriée dans le cadre d’une comparaison de plusieurs
génocides puisque chaque génocide est unique.

55
Bibliographie

• Œuvres du Corpus :

Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode


Elie Wiesel, La Nuit, éd. Minuit double
Franz Werfel, Les 40 jours du musa dagh roman, éd. Albin Michel
Primo Levi, Si c’est un homme, éd. Pocket

• Œuvres et Ecrits critiques :

Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Ecriture de la Shoah : le témoignage et les œuvres,


[Paris] : L’Arachnéen, impr. 2015, cop. 2015 (- impr. En Italie)
Genette, Palimpseste, Essais Points
Genette, Todorov Tzvetan, Théorie des genres, Essais Points
Jauss, Pour une esthétique de la réception
Jean-Louis Dufays, Stéréotype et Lecture : Essai sur la réception Littéraire
La Bible des communautés chrétiennes, éd. Pastorale
Larousse pluri dictionnaire, « Le Dictionnaire encyclopédique des collèges » [1986]
P. Louvier, A. Asso, H. Demirdjian, Exprimer le génocide des Arméniens, « Chronologie du
génocide des Arméniens » p.253-254, éd. Presses Universitaires de Rennes.
____________________________

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https://www.acam-france.org/bibliographie/auteur.php?cle=hilsenrath-edgar
Babelio, « Edgar Hilsenrath », URL: https://www.babelio.com/auteur/Edgar-Hilsenrath/61218
Catherine Coquio, Article La Shoah dans la littérature de jeunesse, centre national de
documentation et de pédagogie, janvier 2009, n°968, p.22-24
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https://www.cnrtl.fr/definition/acamedie9/g%C3%A9nocide
CNRTL, Ortolang, TLFI, https://www.cnrtl.fr/definition/holocauste
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