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TESIS DE MÁSTER
De
Philippine Gangnon
Madrid – 2011
1
Remerciements : Avant tout de chose, remercier ma directrice,
Margarita Alfaro Amieiro, pour avoir cru en mon projet, pour son
appui ainsi que sa patience.
À mes amis, pour avoir cru en moi, pour avoir su effacer mes
doutes et encourager mes idées.
2
3
INDEX
REMERCIEMENTS………………………………………………………………………….2
INTRODUCTION……………………………………………………………………………7
2.1. Le témoignage……………………………………………………………………….…....35
CHAPITRE 5 : CONCLUSIONS………………………………………………………………70
6.4. Mémoires………………………………………………………….……………...…75
6.7. Films……………………………………………………………….……………..…76
5
« Tout ceci est réel, croyez- le » 1
_______________________
1
LITTELL, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p. 377.
6
INTRODUCTION
7
INTRODUCTION
« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé »2. Ainsi
commencent Les Bienveillantes (Les B.)3, ce livre qui crée l’événement lors de sa sortie,
en France en 2006. Le narrateur est à la surprise générale, un officier nazi écrivant ses
mémoires et ce « ça », comme il le définira lui-même dans le prologue, n’est rien de
moins que la Seconde Guerre Mondiale et le génocide des Juifs d’Europe.
En rappelant à ses lecteurs que la Shoah fut avant tout une histoire d’Hommes,
nous constaterons que ceci suscitera un certain malaise, une gêne voire honte chez la
grande partie du lectorat. Car il est vrai que J. L. réussit à nous écœurer de la nature
humaine, au point de vouloir nier toute relation avec ces animaux, assassins, pourtant
humains : « Frères humains ».
_______________________
2
Ibidem, p. 13.
3
Afin d’éviter la redondance et la lourdeur du récit, nous décidons d’abrévier le nom de l’auteur, ainsi
que le titre de l’œuvre. Chacun apparaitra désormais sous les initiales respectives suivantes: J. L. ou L.
pour Jonathan Littell et Les B. ou B. pour Les Bienveillantes.
4
Ibidem, p. 43.
8
La décision de lire Les B. est pour chaque lecteur un engagement, à la fois
physique, de part la densité du roman, mais surtout moral :
Le roman de J.L. nous permettra également de nous interroger une nouvelle fois
sur le genre du témoignage, sur ce passage de flambeau des victimes aux bourreaux
pour raconter la Shoah. Nous nous interrogerons sur la légitimité, la parole de ces
derniers : « Pouvons nous croire les bourreaux ? ».
Si nous nous interrogerons sur la légitimité des bourreaux à relater les faits
survenus lors de la Seconde Guerre Mondiale, nous nous concentrerons également sur
l’apparition d’une nouvelle tendance apparue dans le monde littéraire de ces dernières
années : une demande des lecteurs à comprendre plus intensément le Mal. Nous
essayerons, en effet, d’analyser l’émergence de ces bourreaux-témoins, qui connaissent
un fort succès et tendent à éclipser le récit des victimes.
Nous dédierons, par delà, une partie de notre étude à cette mission de l’humanité
léguée par les victimes de la Shoah et tenterons d’évaluer si la fiction peut avoir une
place dans l’enseignement du génocide aux générations futures.
Nous verrons également que l’enseignement occupe une place majeure non
seulement dans le travail de mémoire mais surtout dans l’éducation de nos enfants. Car
il est bien beau d’enseigner la Shoah mais il faut surtout faire comprendre ce qu’elle
représente et ce que fut réellement le génocide des Juifs d’Europe.
En effet, il nous faut être conscient que la connaissance d’Auschwitz ne vaccine
pas contre Auschwitz. Les haines et les méfiances se transmettent de génération en
génération. Par conséquent, pour espérer ne plus voir ces atrocités génocidaires
recommencer, il nous faut comprendre pourquoi et comment nous arrivons à de telles
ignominies car « le plus jamais ça » n’a jamais suffi à préserver les générations futures.
Il faut davantage que des bonnes paroles, davantage que des résolutions, davantage que
de bonnes intentions.
_______________________
5
LACOSTE, Charlotte. L'extermination comme matière fabuleuse : Les Bienveillantes ou l'art de rendre
le nazi fréquentable, Paroles gelées, UCLA Department of French and Francophone Studies, UC Los
Angeles, 2008, p .2.
9
Nous terminerons en analysant les différentes et principales réactions qu’aura
suscité le roman de J.L : Nous commenterons autant les opinions dithyrambiques que
celles plus ou moins critiques.
Par cette démarche, nous tenterons d’exposer que si livre de L. est une œuvre
pour le moins polémique, qui aura connu l’éloge et la réprobation, l’objectif de son
écriture était bien précis.
En effet, nous chercherons à démontrer que l’important n’est point que les B.
plaisent ou déplaisent, l’objectif est plus subtil. Nous verrons que cette œuvre est un
véritable roman-thèse, c’est une fois le récit terminé, que commencent réellement la
lecture et l’analyse des B.
Cependant, nous attirons l’attention sur le fait que cette analyse ne devrait se
faire seule, au vu des multiples et périlleuses interprétations possibles et envisageables
considérant que l’auteur n’a cherché à éclairer son lecteur sur le pourquoi des B.
Par conséquent, que vous ayez aimé, détesté, survolé ou encore que vous n’ayez
ni lu les B., tout ceci importe peu.
En réalité, ce que L. a cherché à produire et a amplement obtenu, est d’engendrer
un débat et relancer le devoir de mémoire.
Car si certains ce sont injuriés face aux propos de Max Aue, d’autres ont
compris la démarche de L. et contribuent par leurs articles et interventions à rappeler
que la Shoah fut une histoire d’Hommes et qu’en somme cela peut de nouveau se
produire : Le nazisme n’étant pas une bactérie ayant infecté l’Europe entre 1939 et
1945, mais un problème social, une menace constante.
10
CHAPITRE 1 :
11
CHAPITRE 1 : LA QUESTION DU MAL AU CENTRE DES
BIENVEILLANTES
La Banalité du Mal
« Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez
quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait
aussi. […] Si vous êtes né dans un pays à une époque où non
seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants mais où
personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des
autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette
pensée à l’esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi,
mais vous n’êtes pas meilleur ». 7
_______________________
6
LITTEL, op.cit, p. 43.
7
Ibidem, p. 37.
8
« De l’abjection à la banalité du Mal », à l'Ecole Normale Supérieure de Paris (ENS), avec LITTELL, J.,
DARMON, JC., KRISTEVA, J., BRAUMAN, R., mardi 24 avril 2007. [en ligne].
12
Dans cette première partie de notre étude, nous tenterons d’explorer le Mal
depuis son apparition et tenter de comprendre comment des hommes « ordinaires »
peuvent commettre des crimes contre l’humanité telle que le génocide de la Seconde
Guerre Mondiale. D’où vient le Mal, comment expliquer l’apparition d’un tel fléau ?
Depuis sa sortie en août 2006, Les B. ont suscité une profonde polémique,
engendrant des opinions aussi dithyrambiques que sévères. Une telle hétérogénéité
d’opinions pousse à la réflexion et engendre un débat avant tout utile et nécessaire, celui
de continuer de raconter la Shoah et ne jamais oublier, refuser le refoulement.
Pour certains, la lecture des B. a été une curiosité pour d’autre une ambition, une
volonté, celle de s’immiscer dans le corps et esprit d’un nazi et tenter de comprendre ce
qui pousse un homme en apparence semblable à soi-même à participer à un génocide.
Le débat autour de ce livre ne nous a pas laissé sans arguments, toutefois, après
lectures de multiples et multiples interviews, colloques, séminaires, entretiens et autres,
un point nous interpelle, les B. pointent Ŕ t- elles du doigt le Mal ou l’Homme ?
Lors du débat autour de ce roman, revient une expression que nous devons à la
philosophe allemande Hannah Arendt : « La banalité du Mmal ». Nombreuses
réflexions sont issues de cette thèse, toutefois, il nous semble important de clarifier cette
expression afin d’éviter tout quiproquo possible.
La banalité renvoie au sujet, à l’homme, lequel voit son esprit humain comme
« modifié », « transformé ». Le Mal quant à lui a toujours la même valeur du point de
vue moral.
13
La banalisation du Mal, quant à elle, renvoie à l’objet, au Mal plus directement.
C’est le Mal lui-même qui se voit mystifié. On fait référence alors à une certaine
dédramatisation du Mal, une idée que l’on a souvent confondu avec la banalité du Mal.
Il faut reconnaître que ces deux notions bien que différentes sont ambigües dans le
roman de J.L. et tendent à déconcerter le lecteur.
En effet, la banalité du Mal est illustrée par l’évolution des nazis face au crime, de
leur passage à l’acte par obéissance à la jouissance de celui-ci ; et la banalisation du
Mal, quant à elle est représentée, bien qu’implicitement critiquée par l’auteur, avec les
actes des nazis (Massacres de Babi Yar ect...).
Bien que L. navigue entre ces deux pôles, il faut comprendre que les B. veulent
avant tout parler de l’Homme et de sa capacité à faire le Mal et en aucun cas remettre en
cause ou encore minimiser le Mal causé par les nazis.
Alors qu’en 1961, le monde entier a le regard rivé sur les témoins, Hannah Arendt,
philosophe allemande, née en 1906 à Linden et naturalisée américaine, se distingue en
regardant l’accusé.
Elle couvre à Jérusalem, le procès du responsable nazi Adolf Eichmann en qui elle
voit l’incarnation de « la banalité du Mal ».
Après avoir suivi pendant 10 mois, pour le journal américain The New Yorker, le
procès d’Eichmann, Arendt publiera en 1963, Eichmann à Jérusalem, compte rendu du
procès de celui qui fut considéré par sa hiérarchie comme le « spécialiste de la question
juive ».
Bien plus qu’un simple compte rendu de procès, Arendt nous offre une étude sur le
Mal ou plutôt sur les ressorts de celui-ci qui ont rendu possible les camps de
concentration. Afin d’orienter son rapport sur ce thème, la philosophe allemande
décidera de sous- titrer son œuvre: « Étude sur la banalité du Mal ».
Arendt estime que loin d’être le monstre sanguinaire qu’imagine et décrit l’opinion
publique, Eichmann est un homme tristement banal, un fonctionnaire ambitieux
entièrement soumis à l’autorité de sa hiérarchie et incapable de distinguer le Bien du
Mal.
14
En effet, Eichmann estime avoir accomplit son devoir, notion sur laquelle nous
reviendrons plus en avant. Il suit les consignes et cesse alors de penser. C’est ce
phénomène que Hannah Arendt décrira comme étant « la banalité du mal » :
_______________________
9
ARENDT, Hannah. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, collection.
« Folio Histoire », 2002 [1966], p. 495.
10
Ibidem, p.391.
11
Le Procès d’Adolf Eichmann, Michaël Prazan, Infrarouge, 2011, 90 min [en ligne].
12
Ibidem.
15
Toutefois, avant d’approfondir cette idée du devoir, nous voudrions citer
Charlotte Lacoste qui dans son étude, Séduction des bourreaux , nous interpelle et
s’oppose au discours et explication d’Eichmann en répliquant :
16
Max Aue: « Ceux qui tuent sont des hommes, comme ceux qui sont
tués, c’est cela qui est terrible ».16
Jacques Vergès: « C’est que les assassins, les monstres comme on les
appelle, ne sont pas différents de nous. Ce sont nos semblables et nos
frères, comme dit le poète. En tout état de cause, ils ont comme nous
deux yeux, deux mains, un sexe, mais aussi un cœur pareil au nôtre. Et
quand nous parlons avec eux, les paroles qui sortent de leur bouche
n’ont pas un sens différent de celles qui sortent de la nôtre. Nous
comprenons leur silence, ils comprennent le nôtre. Il n’est pas vrai
que l’humanité se divise en deux : les hommes et les autres. Il y a les
hommes et les hommes. Les malfrats ou les assassins sont des humains
à part entière, ni plus ni moins que vous ».18
Que veut-il nous faire comprendre ? Que nous pourrions avoir commis les
mêmes crimes ? Le débat n’est pas là, certes, il affirme que nous sommes tous capables
de tuer, c’est une de nos macabres capacités (nous reviendrons a posteriori sur la notion
de choix).
_______________________
16
LITTELL, op.cit, p.43.
17
« De l’abjection à la banalité du mal », op.cit.
18
VERGÈS, op.cit. p.248.
17
1.2.1. Les bourreaux comme « hommes ordinaires »
Comment analyser ces vers de Christopher Browning tout comme les paroles de
Max Aue :
Comment interpréter de la bouche d’un nazi tel que Aue que nous sommes ses
égaux ?
Effectivement, dès le début des B., le narrateur nous parle du Mal comme un
problème universel, et non comme étant propre aux allemands et aux juifs. A travers
cette réflexion, l’auteur nous force à nous interroger sur l’attitude que nous aurions eue
face à la même situation :
En plus de nous interpeller sur la place du Mal dans le monde, le narrateur rompt
les frontières entre bourreaux et victimes, en déclarant que nous sommes tous égaux :
_______________________
19
BROWNING, Christopher. Des Hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police
allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Tallandier, collection Texto, dans LACOSTE, 2010,
op.cit, p.3.
20
LITTELL, op.cit, p.43.
21
Ibidem, p.13
22
Ibidem, p.37.
18
Si L. parle de « potentialité du bourreau », le réalisateur Patrick Rotman parle
pour sa part d’ « ennemi intime », qui donnera titre à son documentaire consacré aux
tortionnaires français lors de la Guerre d’Algérie. Rotman mena une longue enquête
auprès d’anciens soldats français ayant exercé en Algérie, dans le but de comprendre
comment avaient-ils pu basculer dans le monde de la torture ?
Nous verrons que L. parle du mal comme un problème social, qui se doit d’être
géré par les sociétés, en effet, il ne croit pas au mal comme cause mais plutôt comme un
résultat. Selon lui, il n’existe pas de personnes mauvaises en soi :
« Ce qui est vrai pour le mal individuel, l’est encore davantage pour
le mal collectif, quand le bourreau est entouré de gens qui lui
renvoient l’image que ce qu’il fait est bien. Toutes les collectivités ont
le pouvoir de faire le mal. […] Je crois que potentiellement, chacun
est capable de faire le mal. Si j’étais né quelques années plus tôt,
j’aurais été envoyé au Vietnam pour tuer des enfants vietnamiens ».24
_______________________
23
ROTMAN, Patrick. L’ennemi intime, Paris, Le Seuil, collection Points, 2007, p.11, dans LACOSTE,
op.cit. p.271.
24
Entretien de LITTELL Jonathan avec DUPLAT Guy, « Le phénomène Littell », La libre Belgique, 28
septembre 2006. [En ligne]
19
Henri Alleg, écrivain connu pour ses œuvres sur le génocide cambodgien rejoint
J.L. concernant le problème social, mais pousse sa réflexion en s’exprimant :
Pour Rotman, tout comme pour Henri Alleg, le basculement vers le mal et
l’apparition de cet « ennemi intime » est principalement dû à l’endoctrinement d’autrui
par une personne de confiance ou un supérieur hiérarchique. Ce qui revient à une mise
en situation d’incapacité réflexive et un conditionnement idéologique qui décérèbre tout
sens critique ou encore moral et par delà toute conscience de soi, ce qui nous ramène à
la théorie d’Hannah Arendt et sa « banalité du mal ».
_______________________
25
ALLEG Henri, Retour sur La Question. Entretien avec Gilles Martin, Bruxelles, Éd. Aden, p.58, dans
LACOSTE, 2010, op.cit, p.29
26
ROTMAN, 2007, op.cit, p.13 in LACOSTE, 2010, op.cit, p. 273.
27
ALLEG, Henri, Retour sur La Question. Entretien avec Gilles Martin, Bruxelles, Éd. Aden, p.42-43,
dans LACOSTE, 2010, op.cit, p. 301.
20
Alors que l’on pensait cette époque, vécue lors de la Première Guerre Mondiale
derrière nous, l’ère de la « propagande noire » s’ouvre à nouveau. Pour cette raison,
nous avons besoin d’œuvre comme celle des B. pour nous rappeler qu’il faut toujours
être vigilant face à la parole d’autrui et ne pas prendre pour parole d’évangile tout ce
que peut nous transmettre une personne de confiance ou encore un supérieur
hiérarchique. L. nous met en garde face au phénomène de « Mouton de Panurge », et
une fois encore, nous retrouvons la pensée d’Hannah Arendt : penser par nous-mêmes.
Nous illustrerons cette thèse, par un fait survenu aux Etats-Unis : En 1972, en
pleine guerre d’Indochine, et après le massacre de My Lai, deux américains, Kelman et
Lawrence, se prêtent à une étude censée évaluer l’efficacité de la propagande lancée par
le gouvernement américain. Celle-ci qui justifiait la guerre du Vietnam comme étant
une nécessité pour sauver le monde libre s’est révélée si efficace que 51% des
Américains répondirent qu’ils se seraient exécutés si on leur avait donné l’ordre de tuer
tous les habitants, enfants compris, d’un village vietnamien. 28
_______________________
28
MILGRAM, Stanley, Soumission à l’autorité. Un point de vue expérimental, Paris, Calmann- Levy,
collection Liberté de l’esprit, 1974, p. 229.
29
SERENY, Gitta, « Il aimait ce travail devenu une addiction » in De la Shoah au Rwanda. Héros
Bourreaux. Deux visages de l’humanité, Philosophie Magazine, nº12, septembre 2007, p. 47.
21
1.2.2. L’expérience Milgram
Chacun d’entre nous s’est posé, au moins une fois, cette question, « LA »
question : « Qu’aurais-je fait entre 1939 et 1945, face à l’oppression nazie ? Aurais- je
été capable de mettre ma vie en danger pour en sauver une autre ? Ou aurais-je, au
contraire, succombé à la peur, à la délation, à la complicité ? Aurais-je dénoncé mes
voisins, mes collègues, mes amis ?
Si l’opinion publique ne s’est focalisée que sur les cas d’obéissance, Milgram
quant à lui s’est davantage centré sur le refus d’obtempération, en autres termes, sur les
cas de désobéissance :
« A une très forte majorité, les sujets ont administré les chocs les plus
faibles, quand ils ont eu la liberté d’en choisir le niveau. Pas « un n’a
profité » des ordres pour continuer l’expérience » 30
_______________________
30
MILGRAM, op.cit, p.95
22
Toutefois, nous sommes forcés de reconnaître et de prendre conscience que la
majorité des participants s’est laissée convaincre par l’expérimentateur et a cédé à
l’autorité supérieure, lorsque celle-ci était présente à ses côtés, pourtant conscients du
mal exercé sur « l’élève ».
La manière dont une personne est éduquée est également cruciale à l’heure
d’étudier le cas de l’obéissance. Prenons l’exemple d’un participant de carrière militaire
et par conséquent habitué à suivre et exécuter les ordres donnés :
_______________________
31
Ibidem, p. 114.
32
Ibidem, p.114
33
Ibidem, p. 223
23
Il démontrera également dans son rapport que l’influence du groupe peut libérer
l’individu de son assujettissement au contrôle de l’autorité et lui permettre d’agir en
accord avec ses valeurs :
Tzvetan Todorov : « Un être qui ne fait qu’obéir aux ordres n’est pas
une personne ».35
24
Il est essentiel de rappeler que les criminels restent humains, et par delà qu’une
fois ceux-ci immobilisés, arrêter, le problème ne s’arrête pas là. Il nous faut éduquer le
monde de telle façon que cela ne se reproduise plus.
Sans doute a-t-on longtemps négligé que l’inexcusable crime des bourreaux
nazis ne les excluait pas de l’humanité. Peut-être même a-t-on tenté d’oublier, voire de
d’occulter, en tenant loin de nous cette possibilité, implacable et terrible, que toute cette
boucherie administrativement organisée avait été conduite par des hommes.
Après nous avoir démontré que les bourreaux nazis était des personnes « comme
nous » dans le sens d’être « humains », et de quel manière apparaissait le Mal chez
l’homme, L. a cherché à étudier les excuses apportées par les génocidaires pour
expliquer leurs crimes. Par delà, nous retrouverons la pensée d’Hannah Arendt ainsi que
la confirmation de l’analyse de Stanley Milgram, avec la notion d’obéissance.
_______________________
37
WIEVIORKA, Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 159, in LACOSTE, 2010, op.cit, p.298.
38
LITTELL, op.cit, p. 542.
25
Nous verrons que la majorité des bourreaux tendent à minimiser leurs
responsabilité dans l’action collective, en effet, nous verrons comment L. s’est
également engagé à condamner le processus de déresponsabilisation utilisé par les
bourreaux afin d’atténuer voir même de pardonner et dissoudre leurs actes.
A travers une citation tirée des B., nous verrons comment la majorité des
bourreaux rejetèrent la faute sur autrui ou prétendirent n’avoir fait que leur travail. Ainsi
les choses ou plutôt le plus grand génocide de l’histoire se serait produit par lui-même,
sans l’aide de quiconque, sans personne en conclusion un acte sans acteurs :
Ou nous verrons une nouvelle fois, comme l’ont évoqué Stanley Milgram et
Hannah Arendt, l’excuse de l’obéissance :
_______________________
39
Ibidem, p.35-36.
40
VITTORI, Jean-Pierre, On a torturé en Algérie, Paris, Ramsay, 2007, p. 14 in LACOSTE, 2010, op.cit,
p.69.
41
TERESTCHENKO, Michel, « L’engrenage du pire » in De la Shoah au Rwanda. Héros Bourreaux.
Deux visages de l’humanité, Philosophie Magazine, nº12, septembre 2007, p. 48.
42
LITTELL, op. cit, p.15.
26
« Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause, pensant
qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait, si
désagréable et malheureux que ce fut. ». 43
Dans le roman de J.L, on constate que les officiers nazis en arrivent à organiser
l’extermination de milliers de Juifs sans avoir, pour la plupart, le moindre penchant
criminel mais agissent par loyauté ou obéissance vis-à-vis du régime nazi :
Tôt dans le roman, Aue s’interroge sur les massacres des civils juifs et sur le
fonctionnement du passage à l’acte chez les soldats allemands. « Si certains tuaient par
« plaisir », la plupart le faisaient par « devoir », d’autres encore, considérant les Juifs :
« […] comme des bêtes, les tuaient comme un boucher égorge une
vache […] Et moi alors ? Moi je ne m’identifiais à aucun de ces trois
types, mais je n’en savais pas plus, j’aurais eu du mal à articuler une
réponse […puis,] je m’en rendis compte un jour avec effroi, j’étais
curieux, je cherchais à voir quel effet cela aurait sur moi, et j’étais à
la fois cette caméra, l’homme qu’elle filmait et l’homme qui ensuite
étudiait le film ».45
_______________________
43
Ibidem, p.34.
44
Ibidem, p.130.
45
Ibidem, p. 105-106.
27
Ce sentiment de devoir implique de surmonter tout scrupule d’ordre moral, toute
compassion ou humanité, ceux-ci étant perçu comme une forme de faiblesse.
L’échelle des valeurs est inversée, le courage est pour le nazi de surmonter son
humanité. En somme, il leur fallait oublier d’être humain ou en aucun cas, considérer
l’autre comme tel : Dans la forêt de Kiel, Aue déclare « épier ceux qui venaient se
promener par là, les autres, les humains »47, comme s’il ne se considérait plus comme
tel.
En essayant d’analyser ses actes comme ceux de ses collègues nazis, Aue
s’interroge sur la conscience des hommes de la SD [Service de renseignement de la SS].
À travers cette analyse nous retrouvons la thèse d’Hannah Arendt et constatons
une intrusion de la pensée de l’auteur, s’étant lui-même inspiré du travail de la
philosophe:
Si nombreux bourreaux ont tenté de justifié leurs actes par les notions
d’obéissance, devoir ou encore ont cherché de minimiser leurs actes et témoigner de
l’horreur que leur inspirait leur travail ; il semblerait que le plus dur aurait été le premier
pas vers le crime, vers la torture. En effet, la plupart, s’étant arrêté de penser,
paraissaient s’être habitués à leur travail, devenu « banal » au quotidien.
Aue explique à plusieurs reprises qu’il existe deux sortes d’exécutants, ceux qui
prennent du plaisir à tuer et ceux que cela répugne, mais qui agissent par devoir,
obligation, dévouement à la nation. 52 Il va jusqu’à citer dans la première catégorie un
homme qui éjacule à force de battre les détenus.53
Aue observe, avec le docteur Wirths, que la pratique de la violence fait passer
beaucoup d’hommes d’une catégorie à une autre, comme si elle faisait émerger une
pulsion souterraine:
Plus l’on avance dans le roman et plus l’agressivité, la violence, les crimes des
nazis se font présents. En effet apparaît la sensation que le premier meurtre est le plus
difficile et que par la suite, les soldats s’y habituent. Aue va jusqu’à le reconnaître
lorsqu’il assiste à des exécutions :
« Les officiers eux-mêmes se laissaient aller. Une fois, tandis que les
Juifs creusaient, je surpris Bohr en train de chantonner : « La terre
est froide, la terre est douce, creuse, petit Juif, creuse ». Le
Dolmetscher traduisait, cela me choqua profondément. Je connaissais
Bohr depuis quelques temps maintenant, c’était un homme, normal, il
ne nourrissait aucune animosité particulière contre les Juifs, il faisait
son devoir, comme on le lui demandait, mais visiblement, cela le
travaillait, il réagissait mal ».57
_______________________
55
Ibidem, p. 148.
56
Ibidem, p. 170.
57
Ibidem, p. 133.
30
Si jusqu’ici nous avons parlé uniquement de banalité du mal, de la violence, de
la torture, du crime, de la pure et simple absence de pensée, il nous parait important
sinon essentiel de reconnaître le courage de ceux qui, loin de se considérés comme des
héros, affrontèrent le mal afin que triomphe le bien.
Ces hommes et ces femmes qui démontrèrent pour toujours à nos générations et
celles à venir qu’il existe toujours la notion de : «choix ».
Qu’est ce qui fait que des individus basculent dans la barbarie et que d’autres
soient prêts à donner leur vie pour en sauver d’autres, sauver leurs principes, leurs
valeurs, leur pays ?
Nous voulons par delà décréditer l’alibi des bourreaux, et soutenir l’opinion de
Charlotte Lacoste selon laquelle : « l’obéissance aux ordres n’est pas la cause du
génocide, [mais bien] l’alibi des responsables ».58
Prenons l’exemple d’Adolf Eichmann, qui durant son procès construit sa défense
sur le fait qu’il n’a fait que respecter les ordres, comme s’il n’aurait pu faire autrement :
_______________________
58
Ibidem, p. 401
59
TERESTCHENKO, op.cit, p.48.
31
A travers ces quelques citations, nous ne voyons aucune trace d’un homme
luttant contre son destin ou sa condition de bourreau. En effet, nous apparait un homme
assumant totalement ses actes et par delà son choix de participer à l’extermination des
Juifs, une personne ayant fait exactement ce qu’elle a voulu et par conséquent ce qu’elle
a fait.
De plus, nous verrons qu’au visionnage de son procès, il nous révèle un de ses
principes fondamentaux : « Chacun est libre de vivre comme il l’entend ». Eichmann a,
pour sa part, fait le choix de servir aveuglement une hiérarchie, quelque soient les
conséquences.
Comme dira Primo Levi, dans son œuvre A la recherche des racines :
« Ils [les bourreaux] n’ont pas un sang différent au nôtre mais ils ont
pris, consciemment ou non, un chemin risqué, le chemin de la
soumission et de l’acquiescement qui est sans retour ».60
_______________________
60
LEVI, Primo. A la recherche des racines, trad. par Marilène Raila, Paris, Mille et une nuits, 1999
[1981] p.215, in LACOSTE, 2010, op.cit, p.279.
61
ELTCHANINOFF, Michel et LEGROS, Martin, « Deux visages de l’humanité » in De la Shoah au
Rwanda. Héros Bourreaux. Deux visages de l’humanité, Philosophie Magazine, nº12, septembre 2007,
p.43.
32
Ne pouvant regrettablement, énumérer chaque geste et action de courage de ces
hommes, femmes et enfants, nous avons choisis d’illustrer deux figures caractéristiques
de la Résistance.
En premier lieu, Giorgio Perlasca, commerçant italien qui a sauvé des milliers de
Juifs. Interrogé sur les raisons qui l’animaient, il ne trouva rien à dire sinon qu’il « ne
pouvait faire autrement ». 62 Une expression qui revient dans la plupart des discours des
Justes tout comme dans ceux des criminels nazis.
Toutefois, ce qui dans un cas, n’était comme nous l’avons exposé, qu’un alibi
pour dissimuler une responsabilité, était dans l’autre l’expression d’un individu qui a agi
avec une spontanéité, un naturel à la fois « banal » et héroïque.
_______________________
62
TERESTCHENKO, op.cit. p. 49.
63
Schindler's List, [La liste de Schindler], SPIELBERG, Steven, avec Liam Neeson, Ben Kingsley et
Ralph Fiennes, États-Unis, 1993, Drame-Histoire, 183 min. minutes 170-173.
33
Nous conclurons ce chapitre sur la banalité du mal sur cette citation des B. :
« Sans les Höss, les Eichmann, les Goglidze, les Vychinski, mais aussi
les aiguilleurs de trains, les fabricants de béton et les comptables des
ministères, un Staline ou un Hitler n’est qu’une outre gonflée de haine
et de terreurs impuissantes ».64
Par conséquent, suivons l’exemple des Justes et n’oublions jamais que notre
destin nous appartient et qu’il est vital de rester fidèle à nous-mêmes.
_______________________
64
LITTELL, op. cit. p.38.
34
CHAPITRE 2 :
35
CHAPITRE 2 : LES BIENVEILLANTES DONNENT LA PAROLE AUX
BOURREAUX
2.1. Le témoignage
Dans ce chapitre, nous dédierons une grande partie de notre étude au genre du
témoignage et tenterons de comprendre cet improbable passage d relai des victimes aux
bourreaux pour décrire l’horreur de la Shoah et par delà le choix de J.L. pour cet étrange
narrateur, source de nombreuses et vives controverses, lors de son apparition à
l’automne 2006.
_______________________
65
BERNIER, Jean. La Percée. Roman d’un fantassin, 1914-1915, 1re éd. Albin Michel, republié par les
Éditions Agone, coll. « Marginales », 2000 [1920] p. 18, in LACOSTE, 2010, op.cit, p12.
36
Jean Norton Cru, écrivain principalement connu pour avoir encouragé les
témoins à écrire leurs expériences dans les tranchées et dévoiler la réalité de la Guerre,
est un des premiers à dénoncer cette propagande et à revendiquer les écrits des témoins
comme une véritable œuvre à part entière et par delà considérer « le témoignage »
comme genre.
« L’essentiel de la Guerre est ce qui n’a jamais été dit parce que cela
ne peut se traduire en paroles humaines ».66
En effet, il leur fallait trouver les mots alors qu’il n’existait alors encore aucun
modèle, aucune référence en matière de témoignage. Il fallait également surmonter
l’angoisse de n’être pas lu, pas cru ou encore mal interprété.
_______________________
66
CRU, Jean Norton. Témoin. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en
français de 1915 à 1928, 1ère édit. Paris, Les Étincelles, Presses universitaires de Nancy, 2006 [1929],
p.225, in LACOSTE, 2010, op.cit, p17.
67
BERNIER, op cit, p. 177 in LACOSTE, 2010, op.cit, p.17.
68
MEYER, Jacques, La Biffe, Paris, Albin Michel, 1928, p. 25 in LACOSTE, 2010, op.cit, p.26.
37
2.1.2. Un genre nouveau et censuré
_______________________
69
GALTIER-BOISSIÈRE, Jean. En rase campagne, 1914. Un hiver à Souchez, 1915-1916, Paris, Berger-
Levreault, coll. « La Guerre. Les récits de témoins », 1917, p.70-71 in LACOSTE, 2010, op.cit, p.27.
38
Défendeur des droits des témoins, Jean Norton Cru entend réunir les écrits des
poilus dans une œuvre qu’il publiera en 1929, intitulé, Témoins: essai d’analyse et de
critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, afin de
dénoncer la censure et faire valoir leurs droits d’expression :
Premièrement censurés, puis peu lus ou encore mal interprétés, incompris, les
témoignages des victimes des Grandes Guerres connaissent peu de succès durant la
première moitié du XXème siècle.
En effet, il semblerait que l’histoire des victimes de guerre n’intéresse pas les
lecteurs. Mais alors comment expliquer le succès d’une autre figure emblématique et
non moins controversée de la guerre ?
39
2.2.1. Le manque de succès des témoins-victimes
« La retenue de leur style, la simplicité de leurs récits nuisit à la
reconnaissance de leur mérite et leur voix discrète se trouva étouffée
dans le tumulte des vantardises héroïques ou des dénonciations
sensationnelles ».72
En effet, après 1945, le public ne veut plus entendre parler ni des camps, ni de la
résistance, ni de tout ce que la Guerre a produit, consentit. Le monde semble vouloir
oublier, fermer les yeux (à nouveau).
Nous revenons alors au sentiment d’horreur, de culpabilité, de honte de n’avoir
pas fait plus, d’avoir laissé faire, d’avoir fermé les yeux. Les témoignages des victimes
sont reçus comme des décharges électriques nous mettant à nouveau face à notre
responsabilité, face à notre réalité. Apparait alors l’idée contradictoire qu’on en a trop
entendu :
« Encore ! Vont dire les blasés, ceux pour lesquels les mots « chambre
à gaz », « sélection », « torture » appartiennent non pas à la réalité
vivante mais au vocabulaire des années passées, vocabulaire à ranger
au « décrochez-moi-ça » de la Résistance. Oui, il faut encore parler
avant que les bleuets d’Auschwitz (aussi bleu que ceux des blés de
France) aient absorbé tout la cendre humaine d’où ils surgissent ».74
Face à une telle réaction, peu écriront et les rares survivants à avoir trouvé les
ressources nécessaires pour mener à bien leur entreprise testimoniale verront alors se
réaliser leur pire crainte, car non seulement on refusera de les croire mais on refusera de
les entendre.
_______________________
72
CRU, op.cit, p.113 in LACOSTE, 2010, op.cit, p. 28.
73
LEVI, Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987 [1947], p.76 in LACOSTE, 2010, op.cit, p.32.
40
74
WORMER, Olga. Le journal France d’abord, le 28 août 1946, in LACOSTE, 2010, op.cit. p.34.
Michaël Goldman, ayant été torturé par un officier S.S. à coup de fouet au camp
d’Auschwitz alors qu’il n’était qu’un enfant, désormais devenu policier et présent lors
du procès d’Eichmann à Jérusalem témoigne :
Toutefois, nous verrons que leur succès fut de courte durée et même si le roman
de Primo Levi est reconnu comme un chef d’œuvre et une pièce maitresse du genre du
témoignage, les lecteurs semblent lui préférer une autre figure de la Shoah : le bourreau.
Plus en avant dans son récit, Aue cherche à justifier ce statut d’observateur en
déclarant qu’il regarde autrui :
Par delà, il cherche à nous convaincre qu’il observe non pas par voyeurisme
mais afin de comprendre les actes de ses semblables (nous préciserons que cette
recherche de compréhension n’est acceptable qu’au début du roman, compte tenu que
Max Aue finit par passer à l’acte en participant directement à l’extermination des juifs
et de plus en commettant des assassinats individuels et gratuits).
Nous revenons alors sur la notion de curiosité, cette même curiosité que Max
Aue connait à la vue des massacres de Babi Yar, ce tiraillement de Léonte : entre la
volonté de voir et la répugnance qu’un tel récit peut nous inspirer. Le lecteur guidé par
son envie de comprendre comment l’homme a pu causer un tel mal, cherche à entrer
dans l’esprit du coupable, du mauvais, en somme du bourreau.
_______________________
77 Ibidem, p. 1278.
42
Albert Mingelgrün: « Le bourreau présente l’avantage, si j’ose dire,
de montrer, de faire regarder, de faire voir en tant que témoin
privilégié ».78
Il semblerait que le lecteur ait assez lu les témoignages des victimes, et cherche
désormais à comprendre comment l’homme arrive à un tel acte de barbarie ? Nous
verrons qu’à part des raisons de curiosité, de recherche de vérité et par delà de
compréhension, certains lecteurs semblent être partenaires d’une forme de voyeurisme
littéraire. Celui-ci s’explique par une curiosité malsaine, qui rappelle le « tiraillement de
Léonte », de vouloir voir le mal, la souffrance, la haine, la douleur, l’agonie, la mort,
alors qu’ils nous répugnent.
Compte tenu du fait qu’elle témoigne, la victime est Ŕtelle obligée ou plutôt
contrainte de donner tous les détails de sa vie dans les camps, sans négliger aucun détail
à son lecteur ? Ne pouvons-nous pas lui accorder le reste de pudeur qu’elle conserve
après tant de souffrances ?
Il semblerait qu’il n’en ait pas le droit, en effet, les lecteurs lasses des ellipses
des victimes, décident de chercher les détails chez l’ennemi. En effet, la légende
culturelle semble croire qu’à travers les récits des bourreaux, nous en apprendrons plus,
nous comprendrons davantage ce qui nous parait impossible, incompréhensible.
_______________________
78
LECHÂT, B., MINGELGRUN, A., ROLAND, H., MOLITOR, M., CNUDDE, H., HACHEZ, T. « De
Degrelle aux Bienveillantes, Jonathan Littell et l’écriture de la Shoah » La Revue Nouvelle, nº7-8,
juillet-août 2008, p. 40.
79
LACOSTE, Charlotte, Un cas de manipulation narrative : Les Bienveillantes ou comment éveiller le
génocidaire qui sommeille en chacun de nous, Texto, 2009, p.1 [en ligne].
43
Intéressons-nous, tout d’abord, à cette curiosité malsaine de l’homme, à cette
recherche de détails toujours plus sanglants, dans le but d’assouvir sa soif de violence et
de souffrance. Détails qu’il peine à trouver chez les victimes, de part leurs récits comme
nous les avons définis, humbles :
Primo Levi: « Nous nous dimes alors, en cette heure décisive, des
choses qui ne se disent pas entre vivants ».80
______________________
80
LEVI, 1987, op.cit. p.17-18.
81
MAUREL Micheline, Un camp très ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Documents »,
1957, p. 185 in LACOSTE, 2010, op.cit. p.99.
44
2.2.4. Choix de Littell pour un narrateur-bourreau
Son personnage, très controversé, sera fort critiqué de part son caractère nazi ;
mais également pour réunir un nombre de facettes bien étrangères et parfois même
contraires au cliché nazi construit par l’opinion publique.
En effet, celui-ci est docteur en droit, homosexuel, amoureux de sa sœur jumelle,
Una avec qui, il aura des jumeaux, il parle parfaitement français et décrit
l’extermination des juifs comme un « gâchis humain ».82
C’est la complexité même du personnage et les différents rôles qu’il est amené à
exercer qui embarrasse et oblige le lecteur à se poser des questions.
En rompant avec ce cliché du nazi, L. a cherché à présenter, Aue, comme il est
réellement, un être humain.
C’est à partir de là que s’installe le malaise entre lecteur et narrateur, entre le
lecteur et sa conscience : Suis-je comme Aue ? Aurais-je agi de la même manière ?
Nous reviendrons sur ce point dans un chapitre dédié à l’éthique et à la possible
identification du lecteur au narrateur.
En somme, Aue est un personnage peu crédible aux yeux des critiques et tout
particulièrement du cinéaste d’origine juive, Claude Lanzmann, lequel reprochera
maintes fois à L. son choix pour un personnage principal à la fois bourreau et témoin.
Pour le réalisateur de Shoah, un tel narrateur est invraisemblable dans le sens où
les vrais exécuteurs du génocide prétendaient ne pas avoir de souvenirs ou du moins
refusaient de les raconter, comme il a pu le constater lors du tournage de son film.
45
Témoigner semble donc incompatible avec le statut d’ancien bourreau nazi,
lequel se tait par honte, par culpabilité ou par refoulement. Si le but de Littell était de
présenter un SS tel qu’il aurait pu exister, son projet serait donc voué à l’échec, si l’on
en croit Lanzmann, dès le début de son récit, due à la longueur de celui-ci.
« [Si Aue est] un nazi hors norme, peu réaliste et pas forcément
crédible [c’est] parce qu’un nazi sociologiquement crédible n’aurait
jamais pu s’expliquer comme le narrateur », « Je ne recherchais pas
la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on
campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque
est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique »84.
A travers cette idée, on constate un fossé entre les récits littéraires et les œuvres
propres aux historiens. En effet, l’œuvre littéraire redonne sa place et son rôle à l’art et
par delà vient sans nul doute la portée du roman.
La place de l’art permet de développer un point de vue sur l’Histoire impossible
pour un historien. Il parvient à éclairer le lecteur sur une part de l’Histoire qu’il n’avait
pu explorer jusqu’ici. Nous approfondirons cette différence entre œuvres littéraires et
historiques plus en avant dans notre étude.
_______________________
84
Entretien avec Samuel Blumemfeld, Le Monde des Livres, 16/11/06 [en ligne].
85
Entretien avec Florent Georgesco, « Jonathan Littell, homme de l'année », Le Figaro, juin 2006. [en
ligne]
46
[…] Après, on a eu une grande discussion, et il m’explique pourquoi il
fait tout ça : « Avant, j’étais pêcheur à la ligne et chez moi à Sarajevo,
j’avais pour 20.000 marks d’appâts : ces sales bougnoules, ils ont
pillé mon appartement, ils ont piqué tous mes appâts ». Et ce type, ça
faisait 3 ans qu’il bombardait Sarajevo, qu’il snipait les gens… pour
une histoire d’appâts » 86
_______________________
86
Entretien avec Florent Georgesco, « Jonathan Littell, homme de l'année », Le Figaro, juin 2006. [en
ligne]
87
Entretien entre Philippe Ganier- Raymond et Darquier de Pellepoix, 28 octobre Ŕ 4 Nobrembre 1978,
L’Express, in LACOSTE, 2010, op.cit, p.398.
47
2.3. Légitimité des bourreaux et de leurs témoignages
Si leur récits assoifferont durant un temps notre curiosité, ils peineront à tromper
notre vigilance, la plupart des bourreaux cherchant à travers leurs mémoires à donner
de la peine aux lecteurs et l’attendrir.
48
Le désespoir d’Eichmann, lors de son procès, n’est en aucune façon dû aux
regrets, ni à la souffrance d’avoir envoyé à la mort des centaines de milliers de Juifs,
mais au fait que la guerre l’est freiné professionnellement :
Toutefois, de par son personnage nazi trop humain aux yeux de la critique,
lequel vient rompre le cliché du génocidaire établi depuis la fin de la Seconde Guerre
Mondiale, L. crée un malaise et apparait un problème éthique, car comment consentir
qu’un personnage tel que Aue s’adresse à nous, aux survivants en somme aux victimes
de cette manière :
_______________________
88
Le Procès d’Adolf Eichmann, réalisé par Michaël Prazan, Infrarouge, 2011, 90min.
89
LITTELL, op.cit, p. 13 & p. 43.
49
2.4. Problème éthique
A travers son œuvre et l’idée d’obéissance autant que de devoir, L. nous force à
nous interroger : qu’aurions nous fait à la place de Aue ? Son personnage nous laisse
entendre qu’il est devenu un meurtrier parce qu’il est né au mauvais endroit, au mauvais
moment. Mais aurions-nous oublié ceux qui ont su rester fidèles à leurs convictions et
ont lutté contre le nazisme tout en étant allemand ? :
Max Aue tente de nous ramener à sa théorie : celle qu’en temps de guerre, il n’y
a plus de place au choix :
« Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez
quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait
aussi. […] Je pense qu’il m’est permis de conclure comme un fait
établi par l’histoire moderne que tout le monde, ou presque, dans un
ensemble de circonstances donné, fait ce qu’on lui dit; et, excusez-
moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus
que moi. […] gardez toujours cette pensée à l’esprit: vous avez peut-
être eu plus de chance que moi, mais vous n’êtes pas meilleur ».91
Toutefois, implicitement L., nous met à l’épreuve car rejoindre l’idée de Max
Aue s’est renoncé, obéir, arrêter de penser et tel que l’a démontré Hannah Arendt, c’est
avec la perte de conscience de soi qu’apparait le danger.
_______________________
90
Ibidem, p. 155.
91
Ibidem, p. 27.
50
Les B. sont par conséquent une mise à l’épreuve de notre personnalité face à
l’autorité, face à la propagande : nous laisserons nous convaincre par le discours de Max
Aue, ou nous rebellerons nous ? Arrêterons- nous de penser tel Eichmann et nous
immergerons- nous dans la pensée de Max Aue ? Ou résisterons- nous et resterons-nous
fidèles à nos principes et valeurs tel que nous le recommande la philosophe allemande?
_______________________
92
Ibidem, p. 13.
93
Ibidem, p. 20.
51
Aue ne cherche pas à nous attendrir ou encore à obtenir notre absolution.
L’écriture de son expérience en tant qu’officier nazi est pour lui un projet d’élucidation
de soi. L’écriture sert au narrateur à se donner un point de vue sur lui-même, et à porter
un regard extérieur sur ses émotions et ses actions. Il écrit, finalement, par curiosité:
Ceci est le projet de Littell pour ses lecteurs, une manière de se confronter au
Mal, à l’horreur des génocides et des crimes commis par l’humain. Une manière de se
souvenir. Les B. apparaissent comme « un retour du refoulé ». Car nous avons oublié,
bien que nous ayons le sentiment contraire, nous avons fermé les yeux à nouveau sur les
crimes commis par l’homme : La guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, le génocide
rwandais…
Littell cherche à nous « remuer le sang » comme cherche à se l’infliger Aue, afin
de voir si nous pouvons encore ressentir quelque chose face à ces crimes devenus
quotidiens et qui ne semblent plus nous horrifier, ne faisant rien pour les empêcher.
_______________________
94
Ibidem, p. 26.
95
LEVI, 1987, Appendice à Si c’est un homme, p.211-212.
52
2.4.2. Risques de remises en cause des crimes nazis
Les B. ont pour rôle de condamner l’idéologie nazie et sa politique, non d’y
adhérer comme certains ont pensé et par delà se sont injuriés contre J.L.
______________________
96
LITTELL, op.cit, p. 37-39.
97
Ibidem, p. 163.
53
En réalité, toutes les observations du narrateur conduisent le lecteur à ce
réquisitoire sans appel contre la barbarie nazie. Cependant, pour ce faire, le lecteur, dans
la fiction comme dans la réalité doit rester attentif, à l’écoute des autres, mais surtout de
lui-même et de sa propre pensée.
Car la lecture des B. n’est pas une lecture facile, elle nous entraîne sur une voie
pétrie de doutes et d’interrogations. Toutefois, si on la comprend correctement, elle
conduit avant tout à la vérité et à la condamnation des bourreaux.
54
CHAPITRE 3 :
55
CHAPITRE 3 : COMMENT PASSER DE L’HISTOIRE À LA FICTION ?
Si les critiques ont été nombreuses concernant cette œuvre, tous ont été forcés de
reconnaitre l’impressionnant travail de documentation réalisé par J.L., y compris les
plus critiques tel que Claude Lanzmann:
Durant cinq ans, l’auteur a construit ses recherches à partir des archives écrites,
sonores ou encore filmées. Il s’est aussi appuyé sur les actes des procès (plus
essentiellement sur celui d’Eichmann et sur l’étude qu’il en sortira d’Hannah Arendt,
laquelle, nous l’avons préalablement précisé, inspirera amplement le travail de L.).
Il étudiera les organigrammes administratifs et militaires mettant en scène les
plus grands génocidaires. Il s’est également rendu à Kiev et Kharkov, en Ukraine, ou
encore en Russie, à Piatigorsk et Stalingrad afin d’obtenir de plus amples informations,
et témoignages tant de survivants comme de bourreaux.
Son roman est également empli de références historiques et de termes allemands
(bien que ceux-ci feront lieu à de nombreuses critiques, L. ne parlant ni comprenant
l’allemand, on y trouve de nombreuses erreurs).
Ce travail de recherche traduit l’importance que L. a accordé à la réalité
historique. Si la crédibilité de son personnage a été abordée, on ne pourra en aucune
façon lui reprocher d’avoir mystifié l’histoire de la Shoah ; comme on aura pu le
reprocher à Jean- François Steiner dans son œuvre, Treblinka, la révolte d’un camp
d’extermination, publiée en 1966.
_______________________
98
Claude Lanzmann, « Claude Lanzmann juge les Bienveillantes », Le Nouvel Observateur, 21 septembre
2006, in DAVIS, J.Marina, « La Shoah en flânant ? », Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Études
réunies par Murielle Lucie Clément, 2010, op,cit, p. 172.
99
POLIAKOV, Michaël, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale,
Paris, Métailié, coll. « Sciences humaines », 2000 [1990] in LACOSTE, 2010, op.cit, p. 4
56
3.2. Confrontation entre Histoire et histoire
Toutefois ces critiques sont-elles légitimes ? N’avons- nous pas voulu analyser
l’œuvre de L. comme une œuvre historique et non fictive ce qui expliquerait les
accusations envers la crédibilité de son personnage.
A travers l’œuvre de L., on prend conscience que le travail littéraire tout autant
que le travail historique peut apporter au devoir de mémoire, allant même jusqu'à
sensibiliser davantage le lecteur et permettre une analyse plus personnelle et une
identification plus intense.
______________________
100
Entretien avec Nathalie CROM. « Le bourreau bureaucrate, Télérama, n° 2954, 26 août 2006. [en
ligne].
101
« De l’abjection à la banalité du mal », op.cit.
57
Néanmoins, les faits historiques relatés par Max Aue ne sont pas différents de
ceux que nous pouvons trouver dans les livres. Il semblerait, effectivement, que les
écrivains parviennent à attirer davantage l’attention des lecteurs. En ce sens, ces
derniers ont la sensation d’apprendre quelque chose de nouveau.
Avec l’œuvre de L., les lecteurs ont eu l’impression de toucher des doigts le mal,
de redécouvrir les techniques utilisés par les nazis pour exécuter les juifs. En effet, qui
se souvenait du massacre par balles de Baby Yar, des camions à gaz, des fosses creusées
par les juifs eux-mêmes dans les forêts ?
Peu à peu, les historiens se rendent compte de cette neutralité, voire même
froideur qui caractérisent leurs écrits et conduisent à un certain manque d’intérêt,
d’attention des lecteurs :
Littell ajoute que « la fiction vient faire avancer sur des lignes que les autres
discours n’ont pas pu faire ».104 De par cette hypothèse, tentons à présent, d’analyser la
place de la fiction dans le récit de la Shoah.
_______________________
102
« Table ronde autour des Bienveillantes de Jonathan Littell », op,cit.
103
LACOSTE, 2010, op.cit, p.157.
104
« De l’abjection à la banalité du mal », op.cit.
58
3.3. La place de la fiction dans le récit de la Shoah
Au vu d’autant d’opinions aussi certains les unes que les autres, mais ne pouvant
être plus éloignées, nous avons choisi d’étudier avec grande attention, plusieurs œuvres
littéraires, documentaires, reportages, courts-métrages ainsi que des films, tous
construits sur le thème de la Shoah et conclure si une part de fiction pourrait engendrer
la mystification de la guerre et mettre en péril la mémoire de la Seconde Guerre
Mondiale.
_______________________
105
LACOSTE, 2008, p. 11.
106
LACOSTE, 2010, p. 122.
107
« De Degrelle aux Bienveillantes, Jonathan Littell et l’écriture de la Shoah », op.cit. p.41.
59
A partir d’un récit comme les B. nous avons vu que bien qu’il s’agisse d’une
fiction, l’œuvre de L. est caractérisée et reconnue pour la richesse et l’exactitude de ses
références historiques et par conséquent la réalité de la Seconde Guerre Mondiale. Ce
qui ne sera pas le cas, comme nous l’avons décrit, précédemment du roman de Jean-
François Steiner dans son œuvre, Treblinka, la révolte d’un camp d’extermination.
Une série comme Holocauste prête à donner raison à des auteurs comme
Poliakov ou encore Lanzmann. A son visionnage, nous n’avons éprouvé aucune
émotion, à peine avons-nous vu senti l’horreur que nous avions pu éprouver dans les
pages de Littell.
Pour Pierre Nora, directeur de recherches à l'Ecole des Hautes études en sciences
sociales à Paris et auteur d'une vaste enquête sur les lieux de mémoire, décrit dans « Sur
la mémoire du génocide juif » :
60
Contrairement à Holocauste, La liste de Schindler, nous a bouleversé de part sa
réalité historique, la variété des épisodes représentés, contribuant à l’enseignement de
l’Histoire et au devoir de mémoire. Notons que le tournage en noir et blanc apportent
également un degré de réalisme que nous ne trouvons pas dans Holocauste et auquel
nous sommes évidement sensibles.
Nous avons été émus, renversés par l’humilité avec laquelle l’histoire est
racontée. En aucune façon, Spielberg souille la mémoire des victimes en mettant en
scène des tortures démesurées ou encore les viols des femmes...
Si au début du film, on peut décrire son action d’opportuniste, payant moins cher
les juifs que d’autres ouvriers comme les polonais par exemple. On constate, à la fin e
l’œuvre cinématographique que Schindler fait preuve d’une humanité hors du commun
et cherche inlassablement à sauver ses ouvriers de la mort. Il crée alors une liste de
noms, laquelle sauvera de la mort, 1200 prisonniers juifs :
Itzhak Stern, interprété par Ben Kingsley: “Cette liste, c’est le bien
absolue, cette liste, c’est la vie ! Tout autour de ces marges, il y a le
gouffre » ; « Quiconque sauve une vie, sauve le monde entier ».109
_______________________
109
Schindler's List, [La liste de Schindler], SPIELBERG, Steven, avec Liam Neeson, Ben Kingsley et
Ralph Fiennes, États-Unis, 1993, Drame-Histoire, 183 min. minute 170
61
Si les œuvres littéraires et cinématographiques telles que celle de Spielberg,
nous semble percutantes, rien ne nous semble plus essentiel et efficace que les archives
des camps, comme Nuits et Brouillard d’Alain Resnais et Jean Cayrol tout comme les
procès de Nuremberg ou encore celui d’ Adolf Eichmann sans oublier le documentaire
Shoah de Claude Lanzmann.
A travers ces documentaires et ces archives, le monde a pu voir par ses propres
yeux et réaliser l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale puis connaître la honte et
l’incompréhension.
Toutefois notre horreur à la découverte de ces archives n’est rien face à la
douleur, la souffrance que l’on peut voir, dans Nuits et Brouillards, à travers le regard
de ces hommes, de ces femmes et enfants, filmés par les nazis.
Nous sommes plus sensibles aux archives étant des photos et vidéos réelles des
camps de concentration et par delà plus percutantes et la preuve ultime devant anéantir
les théories négationnistes.
_______________________
110
VIDAL-NAQUET, Les Assassins de la mémoire, Paris, Maspéro, 1981 in LACOSTE, 2010, op.cit, p.
149.
62
3.4. Le devoir et travail de mémoire
Plus de trois siècles et demi après le célèbre « Nous vivons dans le meilleur des
mondes » de Voltaire (Candide), Max Aue brise l’ironie et déclare :
« En vérité, nous vivons dans le pire des mondes possibles. Bien sur,
la Guerre est finie et puis on a compris la leçon, ça n’arrivera plus.
Mais êtes-vous bien sur qu’on ait compris la leçon ? Etes-vous
certains que ça n’arrivera plus ? ».111
Les scenarii sont identiques, même si les machettes ont remplacé les chambres à
gaz, le résultat est identique, et les souffrances des survivants continuent d’être
quotidiennes car le passé est en réalité toujours présent. Leurs témoignages semblent
n’avoir entrainé qu’une prise de conscience bien maigre.
Si certains se sont tus par peur de n’être pas crus, quelle sera la déception de
ceux qui auront témoigné et réalisant qu’ils ne sont parvenus à interpeler le monde de
telle façon que ces actes contre l’humanité soient éradiqués à jamais.
Nous restons les mêmes : silencieux, fermant les yeux, espérant que cela passera.
Nous avons oublié et consentit, nous rendant à nouveau complice de part notre
passivité.
Max Aue : « Les gens oublient vite, je le constate tous les jours »112
Cela fait soixante ans que tout le monde dit à propos de la Shoah : « Plus jamais
ça ». Et puis, il y a eu à nouveau « ça ». Le génocide rwandais ayant causé plus de
800.000 morts en moins de trois mois, en est la preuve vivante, ou plutôt sanglante.
_______________________
111
LITTELL, op.cit, p.32.
112
Ibidem, p. 26.
63
Raul Hilberg, spécialiste de la Shoah de renommée mondiale est, à ma
connaissance, le seul historien ayant dédié ses études aux crimes nazis et par delà au
génocide, à avoir réagi face aux horreurs commises au Rwanda.
En effet, il n’est pas resté dans sa bulle académique à étudier la Shoah comme il
aurait étudié Chateaubriand. Car on ne peut se revendiquer spécialiste de la Shoah et
rester impassible face aux évènements que connaissait l’Afrique de l’Est à cette période
de l’Histoire.
Par cette étude des B., et par delà de la Seconde Guerre Mondiale, du génocide
et du Mal. Nous avons voulu avant tout condamner l’oubli, car nous avons oublié.
Si nous voulions dédié cette étude aux survivants et leur crier que nous sommes
conscients du Mal qui leur a été infligé et nous excuser pour les avoir négligés, eux et
les victimes, cette étude et cette revendication de la mémoire est également écrite pour
ceux qui, comme nous le commentions en début de chapitre, ont oublié, failli oublier ou
voulu oublier.
« J’ai perdu ma mère, j’ai perdu mon père, j’ai perdu mes sœurs, j’ai
perdu mes frères, j’ai perdu mes tantes, j’ai perdu mes oncles, j’ai
perdu mes amis il y a 20 ans. J’ai survécu aux camps avec la honte de
m’en être sortir et pas eux. De ma famille et de mes amis, il ne mer
este rien à part leurs souvenirs […]. Eichmann est mort, mais le
souvenir de nos frères de persécution ne doit pas pour autant l’être.
Apprenons aux jeunes ce qui s’est passé pour qu’il n’y ait plus jamais
d’autre Eichmann ».114
_______________________
113
Entretien de l’historienne Annette Wieviorka avec Elisabeth Bouvet, « Disparition de Raul Hilberg »,
RFI, 7 août 2007 [en ligne].
114
Le Procès d’Adolf Eichmann, réalisé par Michaël Prazan, Infrarouge, 2011, 90min.
64
Le devoir de mémoire est le devoir moral pour ne pas dire l’obligation de
l’humanité. Des millions d’hommes sont morts, ceux qui ont survécu, ont témoigné
pour respecter la dernière volonté des disparus et faire qu’ainsi, ils ne soient morts en
vain.
Nous devons enseigner à nos enfants l’histoire de la Shoah, aussi monstrueuse
qu’elle soit et honteux que nous soyons de partager le même sang que ces « hommes ».
Et tout en étant conscients que nous devrons répondre à l’incontournable question de
nos enfants: Comment avons-nous pu les laisser faire ?
_______________________
115 Le Procès d’Adolf Eichmann, réalisé par Michaël Prazan, Infrarouge, 2011, 90min.
65
CHAPITRE 4 :
RÉCEPTION DE L’OEUVRE
66
CHAPITRE 4 : RÉCEPTION DE L’OEUVRE
Comme nous avons pu le constater tout au long de notre étude, depuis sa sortie
en 2006, Les B. n’ont cessé d’alimenter les débats concernant : la potentialité du
bourreau, le mal comme ancré chez l’homme, le crime commis par devoir, l’apparition
de la figure du bourreau dans la littérature, la mise en cause de la crédibilité de Max
Aue, l’éthique des B., le passage de l’histoire à la fiction et enfin le devoir de mémoire.
Il est possible qu’une fois refermé ce livre, vous ne l’ayez pas saisi, qu’il vous
est plu ou déçu ou encore révolté. Là est toute la force des B. car l’objectif de L. n’était
pas tant que nous aimions son livre, mais que nous en parlions, ou plus que de son livre,
nous parlions de la Shoah, du rôle de l’homme et par conséquent du nôtre dans ce qui
fut le plus grand crime de l’humanité. Place au débat.
_______________________
116
« De Degrelle aux Bienveillantes, Jonathan Littell et l’écriture de la Shoah », op.cit, p.44.
67
Pour François Busnel, directeur du magazine Lire « C’est sans doute,
le Goncourt le plus intéressant du siècle dernier »117
Comme nous l’exprimions dans notre étude, nombreux intervenants du débat sur
les B. ont confondus « banalité » et « banalisation » du mal, mais ont aussi refusé
catégoriquement l’image du narrateur-bourreau et la partie fictionnelle des B., craignant
une mystification de l’histoire et une perte de la réalité historique.
_______________________
117
BUSNEL, François, « Prix Goncourt », 2006 [en ligne].
118
SEMPRUN, Jorge, « Collectif sur Les Bienveillantes de J. Littell », 1er septembre 2008 [en ligne]
119
LACOSTE, 2010, op.cit, p. 386
68
En effet, nombreux ont également assimilé la pensée de Max Aue à celle de L.,
mais le but de l’auteur était en réalité que le lecteur sache faire preuve d’individualité
lors de sa réflexion, qu’il pense par lui-même et condamne le passage à l’acte de Max
Aue et ce consentement final à la barbarie et au meurtre.
L. a cherché à ce que son lecteur, tout comme Oskar Schindler, se rende compte
que lui est laissé le choix d’adhérer ou non à la collaboration ou à la résistance. Comme
a dit Eichmann « Chacun est libre de vivre comme il l’entend ».
Une nouvelle fois, nous constatons que l’enjeu principal de l’œuvre était
d’engendrer un débat et de raviver le devoir de mémoire que l’œuvre ait plu ou non au
lectorat français et international.
_______________________
120
LECHÂT, B., MINGELGRUN, A., ROLAND, H., MOLITOR, M., CNUDDE, H., HACHEZ, T.
« Entre provocation et Aufklärung. La réception allemande des Bienveillantes » La Revue Nouvelle, nº7-
8, juillet-août 2008, p. 50.
121
Ibidem, p. 34.
69
4.2. Les Enjeux des Bienveillantes
« Déranger », c’est bien cela que voulait, que recherchait J.L. « Déranger » pour
mieux mobiliser par la suite. Il a réussi son entreprise, en accusant un succès
incontestable, faisant ainsi lire son livre par des milliers de lecteurs ; et en provoquant
de vives polémiques et engendrant ainsi l’un des débats littéraires, les plus riches de ce
début de XXI ème siècle.
Grâce à ce débat, nous avons constaté que le sujet de la Shoah était un sujet
sensible, cher et présent dans la pensée des français. Toutefois, L. nous reproche d’avoir
refoulé ce souvenir, en somme de ne pas avoir suffisamment appris de la Shoah pour
avoir pu éviter que cela se reproduise comme ce fut le cas au Rwanda.
Si l’on a parlé du devoir comme la mission léguée à l’humanité par les victimes
de la Shoah, nous leur devons également d’apprendre de l’Histoire et interdire que cela
se reproduise.
L’un des principales objectifs de L. était de rappeler également que ce fut une
histoire d’hommes et non que la Shoah soit réduite à un problème entre Juifs et
Allemands. Lors de son entretien avec Guy Duplat, il ajoutera :
L’autre entreprise de Littell, était celle de mettre son lecteur face au Mal et face
à lui-même, tout comme le fait Max Aue avec l’écriture de ses mémoires :
_______________________
122
Entretien avec Guy DUPLAT, op.cit.
123
LITTELL, op.cit, p. 19.
70
S’il est vrai que le roman de L. peut parfois sembler bousculer son lecteur, le
choquer, le réprimander, il a avant tout pour but de le prévenir, de le convertir de
présumé innocent en lecteur averti.
En aucun cas, il cherche à lui faire accepter l’action de Max Aue, mais au
contraire, de lui faire admettre l’importance de penser, de rester fidèle à lui-même et ne
pas se laisser influencer par un beau discours et quelques sourires. Car les plus beaux
discours et les plus beaux sourires peuvent nous conduire au point de non retour :
_______________________
124
LEVI, 1987 [1947], op.cit, p.211-212.
71
4.3. Les raisons d’un tel succès
Il est évident que le thème choisi par le roman, celui de la Seconde Guerre
Mondiale, a été un élément essentiel. Il a rappelé combien ce passage de l’histoire avait
gravé les mentalités et au vu du succès connut en France, quel rapport les français
entretenaient, encore au jour d’aujourd’hui, avec ce moment de l’Histoire.
Une seconde hypothèse, laquelle relève davantage de la littérature, est celle que
J.L a répondu à une demande, cette volonté enfouie chez l’homme de comprendre, de
savoir ce qui se passait dans la tête d’un bourreau nazi lors de la Shoah.
En effet, la question du bourreau est la grande question de la seconde moitié du
ème
XX siècle, toutefois, celle-ci reste sans réponse.
En 2006, avec les B. les lecteurs pensent obtenir une réponse ou du moins un
éclaircissement en se mettant dans la peau du tueur et non plus dans celle des
survivants, des victimes.
_______________________
125
Entretien avec Samuel Blumemfeld, op.cit.
72
Enfin, troisième et ultime théorie, nous reviendrons sur cette curiosité malsaine
de l’homme, celle qu’à la lecture des B., les lecteurs espéraient trouver la violence, les
meurtres acharnés, les viols sans pitié. Ils seront bien déçus lorsqu’ils prendront
conscience qu’il ne s’agit en réalité non du procès des nazis sanguinaires mais des
hommes ordinaires devenus génocidaires en perdant la conscience d’eux-mêmes.
73
CHAPITRE 5 :
CONCLUSIONS
CHAPITRE 5 : CONCLUSIONS
74
Cela fait plus de 60 ans que tout le monde dit à propos de la Shoah : « plus
jamais ça » et puis il y a eu à nouveau « ça ». Ce livre nous replonge dans l’horreur de la
Shoah provoquée par l’Homme.
Les B., bien plus qu’un simple roman, cherchent à engendrer une prise de
conscience du lecteur. Il lui rappelle que la Shoah fut une histoire d’hommes et non
simplement de « monstres » comme nous avons souvent désignés les nazis.
Bien que nous refusions toute ressemblance avec les génocidaires nazis, L. nous
met face à la réalité, les nazis étaient bien humains, aussi inacceptable que ce soit.
Nous nous rappellerons toujours de la première fois que nous avons vu, Nuits et
Brouillard, notre première réaction : ce n’est pas possible.
Néanmoins, bien obliger de reconnaître l’authenticité de ces archives nazies,
notre seconde réaction sera : comment l’homme peut il faire endurer tant de souffrances
à l’homme ? Comment peut-on arriver à un tel degré de barbarie ?
Nous avons souvent décrit la Shoah comme un « trou noir » de l’esprit, afin de le
combattre et le combler, les écrits d’Hannah Arendt et L. nous demandent de rester
vigilants et nous mettent en garde face à ce vide de la pensée humaine. Pour combattre
ce danger, il nous faut également avertir les générations futures, de ceux qui sont
tombés et ont ainsi participé au plus grand génocide de l’histoire.
S’impose en effet, le devoir de témoigner et de transmettre cette mémoire qui
aura couté la vie à plus de cinq millions de juifs.
Nous finirons notre étude sur un point qui nous semble crucial : que vous ayez
lu, commencé ou entendu parler des B., l’important n’est pas que l’œuvre vous plaise
mais que vous en débâtiez avec vos proches, votre famille, vos collègues. Pour que cette
œuvre serve au devoir de mémoire ou plutôt au travail de mémoire.
Si les B. auront engendrer un des débats littéraires les plus intensifs de cette
entrée dans le XXIème siècle, ce livre aura surtout permis de replacer la littérature dans
l’actualité et face aux problème sociaux et culturels, car la littérature n’est autre qu’un
reflet de nous-mêmes, de l’homme, tout comme l’aura été la Shoah, en nous démontrant
la partie la plus noire de notre espèce.
75
CHAPITRE 6 :
BIBLIOGRAPHIE DE RÉFÉRENCE
76
Notre étude reposant essentiellement sur l’œuvre en elle-même des Bienveillantes de
Jonathan Littell, nous décidons de la considérer à part en comparaison au reste des
œuvres lues, visionnées, étudiées et consultées.
LEVI, Primo. Si c’est un homme, Paris, Julliard, Paris, 2009 [1947], 317 p.
CLÉMENT Murielle Lucie. Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Études réunies par
Murielle Lucie Clément, Cambridge, OpenBook Publishers, 2010, 352 p.
Interviews :
Entretien avec Samuel BLUMENFELD. Le Monde des Livres, 16/11/06 [en ligne].
Disponible sur : http://www.urban-resources.net/pages/jonathan_littell_interview.html
77
Entretien avec Florent GEORGESCO. « Jonathan Littell, homme de l'année », Le
Figaro, juin 2006. [en ligne].
Disponible sur :
http://www.lefigaro.fr/magazine/20061229.MAG000000304_maximilien_aue_je_pourr
ais_dire_que_c_est_moi.html
Entretien avec Pierre NORA. « Le Soir », Bruxelles, 24 novembre 1992 [en ligne].
Disponible : http://www.resistances.be/holocaust.html
SEMPRUN, Jorge. « Collectif sur Les Bienveillantes de J. Littell », 1er septembre 2008
[en ligne].
Disponible sur : http://www.fabula.org/actualites/collectif-sur-les-bienveillantes-de-j-
littell_22890.php
Revue :
- LECHÂT, B., MINGELGRUN, A., ROLAND, H., MOLITOR, M., CNUDDE, H.,
HACHEZ, T. « De Degrelle aux Bienveillantes, Jonathan Littell et l’écriture de la
Shoah » La Revue Nouvelle, nº7-8, juillet-août 2008, p. 36-45.
- LECHÂT, B., MINGELGRUN, A., ROLAND, H., MOLITOR, M., CNUDDE, H.,
HACHEZ, T. « Entre provocation et Aufklärung. La réception allemande des
Bienveillantes » La Revue Nouvelle, nº7-8, juillet-août 2008, p. 45-56.
78
Magazine :
6.4. Mémoires
Le Procès d’Adolf Eichmann, Michaël Prazan, Infrarouge, 2011, 90 min [en ligne].
Disponible sur : http://www.fluket.com/infrarouge-le-proces-d-adolf-eichmann-tvrip-
megaupload/p427309/
Nuit et Brouillard, RESNAIS Alain, CAYROL Jean, 1955, 30 min [en ligne].
Disponible sur : http://video.google.com/videoplay?docid=-6854113117967578704#
6.7. Films
Schindler's List, [La liste de Schindler], SPIELBERG, Steven, avec Liam Neeson, Ben
Kingsley et Ralph Fiennes, États-Unis, 1993, Drame-Histoire, 183 min.
80
81