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Préface du directeur de la Collection
Michaël Bishop
Nouvelle-Écosse, Canada
janvier 2006
REMERCIEMENTS
Ce qui va changer, à partir d’une certaine date mal arrêtée [...] ce ne sera pas
tellement les structures formelles, les moyens d’expression, la technique
grammaticale de l’écrivain, que son attitude en face de sa matière, de ses
personnages, de son récit, et, en dernière analyse, de l’écrivain vis-à-vis de
lui-même [...] Il tient ses sensations en laisse, en réserve […]4.
Pierre Citron dans la Pléiade : Giono. Journal, Poèmes, Essais (Paris : Gallimard, l995.
Désormais Journal).
3
Pierre Citron, Préface à Giono romancier, Actes du IVe Colloque International
(Aix-en-Provence : P.U.P., 1999, 2 vols) : I, 9.
4
Henri Fluchère, Hommage à Jean Giono (Conférence tenue 11-12-71 à Manosque
(Rotary Club, Manosque, 1971) : 11-12 .
Chapitre un : Giono et ses vies 9
aux autres écrits. C’est que l’auteur s’adresse dans ceux-ci aux
problèmes du social actuel et que le poète les enlève de l’immédiat
pour leur donner une valeur universelle. C’est ainsi que l’on peut
apprécier la parenté entre son Journal de 1936-9, ses Ecrits pacifistes,
la composition de Batailles et les projets pour Deux Cavaliers de
l’orage ou encore ses remarques rancunières sur les communistes
(qu’il visait déjà avant 39) des années 1946-9 et les intrigues du
Bonheur fou.
Comme a écrit Maurice Chevaly, jeune ami de Giono pendant
les années 30, « peu d’écrivains se sont autant racontés que Giono »5.
Et ceci non seulement dans ses romans mais, surtout après 1950, dans
un grand nombre d’interviews avec des journalistes, professeurs et
biographes. On peut y ajouter la « confession » de Giono dans Noé :
« Quoi qu’on fasse, c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même
qu’on fait » (III, 644). Et dans sa « Notice générale » au « cycle
d’Angelo », Citron suggère qu’Angelo, comme le Saint-Jean de
Batailles et d’autres héros sont de « larges transpositions » de la vie de
l’auteur. Giono avait l’intention de publier son journal, commencé en
1935, pour compléter son autobiographie dont Jean le Bleu (1932)
serait la première partie (II, 1200-02). Il y ajoutait d’autres détails au fil
des années, par exemple dans nombre de ses préfaces 6 . Parmi ses
entretiens les plus importants sont ceux avec les membres individuels
de l’équipe Pléiade qui, ayant étudié ses œuvres et carnets de travail
ainsi que les entretiens antérieurs, lui ont posé des questions
spécifiques et souvent personnelles. Ces questions servaient plus à
démystifier l’histoire de chaque œuvre qu’à corriger la biographie
construite par Giono. Leurs travaux sont d’une merveille de précision
ainsi qu’un véritable trésor pour le chercheur, bien que souvent un peu
trop riche de détails, par exemple sur les libertés prises par l’auteur
5
Maurice Chevaly, Giono à Manosque ([Nice] : Le Temps parallèle, 1986) : 51.
6
Sur ses projets autobiographiques voir II, 1201-3 et III, 1161-2. Parmi les préfaces
« autobiographiques » celle aux Pages choisies de Virgile est la plus importante; il
n’est pas toujours facile de séparer Giono du sujet d’une préface. Et il se fait figurer
dans beaucoup de ses essais et romans comme par exemple dans le personnage de
Léonce du Moulin de Pologne (Giono 438-9).
10 Jean Giono
7
L’amateur de Giono peut se servir maintenant d’un livre agréable sur les endroits
réels ou imaginés par l’auteur : D.L. Brun et J.C.Prat, La Haute Provence avec les
yeux de Jean Giono (Grenoble : Didier Richard, 1995).
8
Cité par Pierre Magnan, Pour saluer Giono (Paris : Denoël, 1990) : 171-2.
9
Au moins un membre de l’équipe Pléiade, Luce Ricatte, s’élève contre ceux qui
ont souligné les ressemblances entre Grands Chemins et Of Mice and Men de John
Steinbeck : ces critiques sont « sans bienveillance » (V, 1159).
Chapitre un : Giono et ses vies 11
10
Lettre du 4-12-1930. Voir Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, 2 tomes
(désormais : G.-J.), sous la direction de Pierre Citron (Paris : Gallimard, l981-1983) :
II, 56. Voir aussi 66-72 où Jacques fait allusion « aux certaines imprudences » de
Giono.
11
Jean Giono, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, (désormais :
T.-A..) sous la direction d’Henri Godard, (Paris : Gallimard, 1990) : 161. Sur la valeur
de ces entretiens comme « document » voir Citron, Giono 468; nous nous en servons
avec le caveat de Citron.
12
Claudine Chonez, Giono par lui-même (Paris : Seuil, 1955):61. Voir aussi
Chevaly, 284.
12 Jean Giono
13
Pierre Magnan, Les Promenades de Jean Giono (Paris : Editions du Chêne,
1994) : 104-5. Aussi Lucette Heller-Goldenberg, Contadour. 1935-1939, (Nice : Les
Belles Lettres, l972) : 218. Le contexte du choléra et le cycle d’Angelo a été analysé
récemment par André-Alain Morello, « Une Italie des livres : Giono et Manzoni »,
dans Jean Giono. Le Sud imaginaire, sous la direction de Jean-François Durand (Aix
en Provence : Edisud, 2003) : 171-186.
14
Allusion à un conte de Giono enfant qui menait une bande de camarades dans les
collines pour chercher des champignons : ils mouraient après en avoir mangé des
vénéneux (voir plus bas).
Chapitre un : Giono et ses vies 13
Le Mythe autobiographique
Nous relèverons ici deux aspects du mythe autobiographique
qui, selon nous, n’ont pas reçu l’examen qu’ils méritent. Ce sont d’une
part la pauvreté de ses parents (dont Giono parfois se vante) et d’autre
part son érudition d’« autodidacte » qui en est le résultat parce qu’il
avait dû quitter l’école avant de finir ses études, son père ayant subi
une crise cardiaque. Notons à ce propos que dans Pour saluer Melville
(1941) Giono cite le fait que Melville devait abandonner ses études à
cause de la mort de son père et qu’il entrait dans une banque. D’autres
coïncidences, comme la religiosité des mères de Melville et de Giono
ainsi qu’un voyage inventé vers l’inconnu pour lequel les cinq livres de
Melville remplacent les cinq francs que le père donnait au petit Giono
pour faire son premier voyage, sont frappantes (III, 7-8 et 23).
Il nous semble que Giono ne regrettait pas de quitter le lycée :
ses études ne l’inspiraient plus et il y était sans amis pour partager ses
intérêts. Dans sa préface à Virgile, écrite en l943, il se dit avoir été
timide (III, 1045). Il partait dans les collines pour lire le poète latin en
édition Garnier15. Seul son ami Louis David avait les mêmes goûts que
Giono (II, 1222). D’ailleurs, dans Jean le Bleu, Giono peint une
enfance assez solitaire d’un garçon toujours accompagné par des
adultes. On a déjà vu le petit Jean laissé seul et qui s’amusait en
inventant des histoires à partir d’illustrations coupées dans des
catalogues. Dans une des histoires le petit Jean le Bleu est devenu chef
d’une bande de copains qu’il amène dans les collines chercher des
champignons. Ces derniers mouraient empoisonnés (III, 1159 et notre
note 14). Peut-être est-on ici devant le Giono de Chevaly qui aimait se
moquer de lui-même (46). Mais n’est-ce pas aussi un souvenir
rancunier d’un garçon solitaire? Dans les années 1960 Giono racontait
que son père cordonnier gagnait dix-huit francs par semaine, sa mère
repasseuse douze francs et « moi quand je commençais à travailler,
quatre francs » (on verra ces chiffres changer!). « Nous n’avons jamais
été aussi heureux ». Pourtant, son père était pauvre et « nous n’avions
jamais trois cents francs d’avance » pour une maladie inattendue
15
Et là aussi il fabule : à la question de Pierre de Boisdeffre « Votre œuvre
aurait-elle pris le même cours si vous n’aviez pas lu Virgile? » Giono répond :
« Certainement oui; j’ai lu Virgile très tard ». Pierre de Boisdeffre, Giono (Paris:
Gallimard, 1965) : 226.
14 Jean Giono
16
Sylvie Giono, La Provence gourmande de Jean Giono (Paris : Albin Michel,
1994) : 88.
Chapitre un : Giono et ses vies 15
dans le livre de Sylvie Giono déjà cité (89) et d’autres dans l’Album
Giono (voir notre bibliographie).
D’après le « mythe », l’étudiant de lycée abandonnait ses
études en 1911 parce que son père eut de graves problèmes de santé.
Giono entrait à la banque comme chasseur. Il gagnait seize francs par
mois dont il en donnait dix à sa mère. Des autres six il achetait des
auteurs classiques qu’il commandait de chez Garnier à Paris. Ils
coûtaient 0.95 francs tandis qu’un auteur moderne se vendait pour 3.50
francs. Dans une version de 1943, sa mère gagnait (en 1911) trente à
quarante francs par semaine et vingt à vingt-cinq francs « pendant la
morte saison ». Son père à peu près autant. Jean gagnait trente francs
par mois. Il les rendait tous à sa mère et « la maison où il pleuvait fut
sauvée » (III, 1042). Une belle image, mais on croit entendre le Giono
de l943 ironisant17. Il dit encore que sa mère lui donnait deux francs
chaque dimanche. Vers 1930, dans « Présentation de Pan », c’était
« cinq francs par semaine » et apparemment quand il était toujours au
lycée (I, 757). Mais 1913 reste dans le souvenir de Giono. Dans la
préface pour une nouvelle édition de Naissance (1960), il raconte
combien il fut pauvre après sa démobilisation : « J’avais heureusement
quelques livres du temps de ma splendeur, c’est-à-dire de 1913, du
temps que j’habitais Manosque [...] (mon père d’ailleurs en train de
mourir) [...] » (I, 845). Dans une note pour identifier le bastidon que
Giono avait toujours en l924, Citron écrit : « bastidon acheté vers 1908
ou 1910 par le père », ce qui situerait l’héritage encore plus avant la
crise de santé en l911, (G.-J. I, 87, n.1). Citron, a-t-il cité de mémoire?
Et, toujours selon Giono (1941), le bastidon était bien grand : son père
y plantait « quatre marronniers, deux tilleuls, vingt cerisiers, cent
plants de vignes » (Récits 704) et en 1913 le père s’occupait de la
construction d’un puits dans le jardin de « son bastidon » (T.-A. 96-7).
L’autobiographe Giono est assez insouciant des variantes souvent
17
L’image de sa chambre de travail: « froide », « sombre », « sous le grenier », et
qu’il peint dans Noé, évoque cette maison de l’enfance de Jean le Bleu (III, 723). La
pluie figure encore dans un article de journal (1963) : « il pleuvait sur tous les lits »,
Terrasses 51. Déjà en 1923 la même pluie fut empêchée « de couler dans nos
chambres » par des baquets placés sous les fentes par le père : voir « Les Images d’un
jour de pluie », Récits 873. Cette maison, maintenant toute retapée et pourvue d’une
plaque commémorative, abrite une boutique de souliers « à la mode »!
16 Jean Giono
Le Père glorieux
L’image de sa jeunesse pauvre va de pair avec l’image de
petit-fils de carbonaro, le révolutionnaire de 1831 qui nourrissait
l’idéologie anarchiste et pacifiste de Giono. Cette image se fondait
avec celle du père artisan. Giono raconte ses premiers souvenirs dans
Jean le Bleu dont un des titres projetés était « Mon père ce héros » (II,
1200). Notons aussi l’absence presque totale de la mère dans la plupart
des souvenirs écrits, absence signalée par l’équipe Pléiade (II,
1201-05; III, 1586). Mais elle sera présente dans Mort d’un
personnage (la Pauline du Hussard vieillie), roman rédigé au temps du
trépas de sa mère, une Pauline elle aussi.
Citron reproduit une notice autobiographique que le fils
envoyait à un correspondant russe, dans laquelle il dit qu’il reconnaît
son père artisan dans les personnages de Gorki (Giono 232-234). Cette
image fut renforcée par la lecture avide de Giono des grands auteurs,
Proudhon (voir notre chapitre deux), Bakounine, ainsi que des
historiens italiens du XIXe siècle dont on trouve les traces dans les
« Notices » pour le cycle du Hussard de l’équipe Pléiade. Questionné
par Robert Ricatte sur ce sujet, il admettait ne plus être clair sur ce
qu’étaient les idées de son père et celles qu’il avait mises dans sa
bouche (IV, 1111-1721). Giono l’appelle un « anarchiste à l’état naïf
[et surtout] pur » qui, selon une cousine, « avait des idées très à
gauche » (II, 1227, n.1). En tout cas pas un anarchiste instruit :
20
Sur la conception de la poésie comme la seule voix authentique du peuple, voir
Jean-Marie Gleize et Anne Roche, « Roman, poésie, peuple : Situation du lexique
gionien dans les années trente », Jacques Chabot, Giono aujourd’hui
(Aix-en-Provence : Edisud, 1982) : 11-30 et notre chapitre deux. Notons que Jean
Guéhenno, écrivain de gauche et défenseur du peuple spolié par les capitalistes –
peuple représenté dans son livre Caliban parle (1928) – était, comme son ami Giono,
fils d’un cordonnier artisan (mais qui a dû devenir ouvrier dans une usine). Pour
commencer il était un vrai autodidacte : il préparait seul son bac après avoir quitté
l’école à quinze ans, voir Jean Giono – Jean Guéhenno. Correspondance 1928-1969,
sous la direction de Pierre Citron (Paris :Seghers, 1991):8.
18 Jean Giono
21
Publiées en l947 (Paris : Coréa); mais écrites pendant l’hiver 1943-44; la
« Préface » dans III, 1029-1068. Voir aussi « Le Grand théâtre » (III, 1069-1087).
Chapitre un : Giono et ses vies 19
22
Méditation reprise dans L’Eau Vive sous le titre « La Ville des hirondelles »
(III,283-89).
23
Avait-il oublié que ce n’était pas sa décision mais un conseil de Jacques qu’il cite ici
dans cette interview? Voir G.-J.II, 28 : Jacques lui écrit que Regain ne surpassait pas
Colline ni Baumugnes; voir aussi son analyse p. 55.
20 Jean Giono
25
« C’est le seul livre dans lequel Giono raconte des faits historiques qu’il avait
vécus lui-même. Il avait projeté une trilogie de Pan et un cycle de l’Apocalypse dont
Le Grand troupeau ferait partie » (Giono 158-161).
22 Jean Giono
Comme j’ai lu L’Odyssée [...] j’ai pensé à cette idée de mensonge qui
m’intéressait beaucoup. Mais voyez comme nous sommes loin de Naissance
de l’Odyssée à Colline. Rien! Absolument rien, sinon le hasard! Le hasard qui
s’est manifesté par une lettre de Guéhenno à ce moment-là. Quand mon
manuscrit a été envoyé par Lucien Jacques, un de mes amis, à Grasset, j’ai reçu
une lettre de Guéhenno me disant : « Nous ne pouvons pas accepter ce texte-là
qui est un jeu littéraire : il serait très désagréable que vous commenciez la
littérature par un jeu littéraire ». (...) A ce moment-là, je me suis mis à écrire
autre chose : Colline. (T.-A. 144-5)
26
Sur cette découverte et sa suite voir surtout la préface de Citron à Correspondance
Giono-Jacques (I, 11-15) et les lettres du tome I où l’on trouve Jacques le mentor du
jeune poète. En 1921, Giono avait contribué une notice sur Elémir Bourges, écrivain
de Manosque avec une réputation nationale, pour un guide de sa ville natale : Bourges
était « en contact direct et constant avec la nature ». Le grand livre de Bourges est La
Nef, un drame mythologique (Récits 1321-1323). Giono, avait-il pensé à reprendre le
bâton de Bourges qui était mort en 1925, avec Naissance?
Chapitre un : Giono et ses vies 23
J’ai été très touché de vous revoir après tant de temps. J’ai repris ma vie
paisible. Je travaille. J’essaie de goûter de nouveau le monde tout autour.
Depuis quatre ans, peu à peu, tout s’était effacé autour de moi et je ne goûtais
plus que le souvenir des choses [...] Je crois que j’ai fini mon temps d’épreuve
et que je vais repartir. J’ai confiance en mon courage physique. J’ai appris à
mon dépens qu’il ne faut pas s’attacher et se donner, mais se garder à
soi-même et n’user de soi qu’en vue de soi-même. Il n’existe plus qu’un seul
très grand sentiment, c’est l’amitié. (II, 1331)
avoir produit la « très dure crise morale » dont il parle dans une lettre
du 25 janvier (I, lxxiv). On peut suivre l’histoire des deux contrats dans
la biographie de Citron (167-175), mais il nous paraît bizarre qu’un
employé de banque ait pu être aussi insouciant. D’ailleurs, Giono
s’engagera dans d’autres conflits contractuels en l937 et 1947 (249,
418-420). La pauvreté centrale au « mythe autobiographique »
nourrissait-elle un besoin d’argent qu’il ressentait comme une perte de
sa liberté? Il y a une déclaration assez poignante dans son Journal du
22-11-35, qui relie ses soucis financiers avec les ennuis familiaux et
avec le père du « mythe » :
27
Sur sa conception de « poète artisan », voir Triomphe de la vie (Récits 680).
Chapitre un : Giono et ses vies 25
28
Quand il doutait de la volonté de Bernard Grasset de publier Colline, Giono
semble avoir eu une crise : il écrit « Nerfs plus solides ». Et à Jacques il écrit que si le
docteur lui octroie dix ou quinze jours de congé il repartira dans les montagnes (I,
967).
29
Cette phrase pourrait décrire les disputes souvent acerbes avec l’oncle Marius et
la mère de Giono à cette époque, voir Giono (208-211).
26 Jean Giono
30
André Gide, Les Nouvelles Nourritures (Paris : Gallimard, 1935).
31
Les Nourritures terrestres (Paris : Gallimard, 1897) : 169.
32
Sur cet individualisme : « Tout est ambigu chez Giono sauf l’essentiel, c’est à dire
son option individualiste, son libre choix », Chevaly l07.
Chapitre un : Giono et ses vies 27
33
René Jouveau, Histoire du Félibrige : 1941-1982 (Aix en Provence : 1987) : 10,
20, passim; les remarques dérogatoires de Giono de l959 (162-163). Quand Jacques lui
conseille dans une lettre du 3-12-1930 de lire Mistral « ne serait-ce que pour éviter ses
travers », Giono n’a pas encore de réaction négative. En fait, il écrit la fantaisie Le
Serpent d’étoiles (1932) qui donne une impression félibrige. Mais en 1935 il dit ne pas
connaître la Provence félibrige, Provence, collection de morceaux, assemblés par
Henri Godard (Paris : Gallimard, 1993) : 75.
28 Jean Giono
Giono a choisi un pays que les guides mentionnent à peine [...] Ce pays,
nulle imagination ne s’y est achoppée avant la sienne [...] Ici, en Trièves,
rien [de cette] Provence labourée par toutes sortes de poètes [...] En Trièves
il est le seul. Il est le premier. Personne ne le lui disputera jamais : ni Pagnol
ni Bosco ni Daudet. Il est à lui. Il n’a pas à guerroyer pour s’y tailler un fief.
(Promenades 115-6)
dans Solitude de la pitié (I, 536-8), dont une partie mérite qu’on la
reproduise car on y trouve tout un programme. Les auteurs, dit Giono,
se sont servis des phénomènes naturels (allusions à la terreur, aux
oiseaux, aux montagnes) pour peupler les romans, mais il va faire
différemment :
Non, ce que je voudrais faire, c’est mettre tout ça à sa place [...] On s’est servi
de tout ça. Il ne faut pas s’en servir. Il faut le voir. Il faut, je crois, voir, aimer,
comprendre, haïr l’entourage des hommes, le monde d’autour, comme on est
obligé de regarder, d’aimer, de détester profondément les hommes pour les
peindre. Il ne faut plus isoler le personnage-homme, l’ensemencer des simples
graines habituelles, mais le montrer tel qu’il est, c’est à dire traversé, imbibé,
lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde [...] On ne
peut pas isoler l’homme. Il n’est pas isolé. Le visage de la terre est dans son
cœur. Pour faire ce roman, il ne faudrait que des yeux neufs, des oreilles
neuves, des chairs nouvelles, un homme assez meurtri, assez battu, assez
écorché par la vie pour ne plus désirer que la berceuse chantée par le monde.
35
Juste avant la visite de Gide, Giono avait donné son adhésion au Comité des
Ecrivains Révolutionnaires. Or, comme Gide en était au courant il nous semble que
« le nouveau départ » de la lettre, pris dans ce contexte, ne vise pas cette adhésion.
30 Jean Giono
36
Sur Fêtes, voir III, 1266-1276.
37
Voir Citron, « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque : sur Giono de l936 à
1939 », dans Jean Giono. Imaginaire et écriture, sous la direction d’Alan J. Clayton,
(Aix-en-Provence : Edisud, 1985) : 25-44. Les essais de ce temps se trouvent dans le
volume Récits et Essais de la Pléiade.
38
Voir Chonez (99-105); T.-A. (148-157, 215-227).
Chapitre un : Giono et ses vies 31
39
Alfred Campozet, Le Pain d’étoiles. Giono au Contadour, (Périgueux : Pierre
Franlac, l980). En 1991 nous avons rencontré, par hasard, un très vieux Lescure dans
le Beaujolais, sans encore savoir rien de son association avec Giono. On parlait des
espoirs utopiques du mouvement communiste et de la guerre de 39-45. Quand nous
avons mentionné Giono, Lescure, qui ne manifestait aucune rancune envers personne,
a dit : « Tout cela était autre chose. Moi ,je suis parti en Algérie pour travailler pour la
cause ». Sur Lescure voir Heller-Goldenberg, Le Contadour (95-118); Lescure lui
écrivait qu’historiquement le Contadour « n’est rien [...] la littérature ni les nations
n’en ont été changées. Mais quelques êtres de qualité y ont vécu d’admirables
moments ».
32 Jean Giono
qu’il n’a ni visé ni tiré : « Alors, vé! Je suis un couillon » (57). Quand
les ouvriers mineurs lui rendaient visite à Manosque en 1936 pour
chercher ses conseils, Giono les comparait aux premiers chrétiens
écoutant l’évangile (Journal 28-5-36). Sans doute il se moquait de sa
propre position, mais la comparaison est à retenir comme un exemple
de son langage de « menteur odysséen ». Ainsi il compare le premier
Contadour en 1935 à la navigation vers l’Amérique (par Colomb) et
ajoute : « Nous devons continuer cette œuvre magnifique, elle est
digne de notre enthousiasme et de notre pureté » (II, 1416). Tout cela
nous rappelle ses sentiments exprimés dans un article de 1932, « Il faut
aimer ». Les réponses des lecteurs à l’essai « Chant du monde » lui ont
donné :
la grande joie de voir surgir de l’ombre ces hommes et ces femmes qui sont
des amis-fleuves [et] qui ne marchent pas sur la terre insensible [...] A force
d’efforts, écrit-il, vous redeviendrez des hommes primitifs, humbles et
extasiés, et vous serez abreuvés de joies calmes, sans amertume et sans
mensonges. Les seules. (I, 1056)
40
Voir la référence au livre de Cervantès dans Triomphe de la vie (Récits 685).
41
Dans sa discussion du renouvellement de Giono qu’il voit dans Deux Cavaliers,
Citron traite le style du roman comme celui d’une œuvre produite entièrement en 1939
(bien qu’il raconte l’histoire de sa rédaction et de son remaniement entre 39 et 65) :
Giono 302-8. Mais n’est-il pas possible que Giono ait été influencé par les critiques de
sa démesure et de son manque de concision? Déjà dans son Journal du 5-5-35 il se
34 Jean Giono
Melville ainsi qu’un projet pour un grand roman, Les Grands Chemins,
qui ne sera réalisé qu’en l950 sous une forme très différente des
premières ébauches. La caractéristique proéminente du style de Giono,
la démesure, restera pourtant aussi constante que l’importance du sang
et nous y retournons dans les chapitres quatre et cinq; ici nous
renvoyons à la tirade de Marceau dans Deux Cavaliers (VI, 94) et au
récit « Silence » (1950, V, 178-9) dans Faust au village où les deux
aspects apparaissent ensemble.
L’histoire de Deux Cavaliers nous engage dans la biographie
du « Giono pendant la guerre », pour qui Citron se fait un habile
défenseur (Giono 315-317; 390; 424-5; 446-9). La soumission de Deux
Cavaliers à La Gerbe (dont l’éditeur avait sollicité un récit) et pour
laquelle Giono recevait une avance de vingt milles francs), lui
permettait de pourvoir aux besoins de sa famille. Le fait que La Gerbe
était « collabo » devint la raison pour laquelle les écrivains de la
gauche ont, en l945, pu établir un boycottage des éditeurs qui
publieraient Giono. Ce faux pas de Giono peut étonner, surtout qu’un
peu plus tard il héberge des juifs et réfractaires et donne la permission
aux résistants d’utiliser sa ferme près de Céreste et les bâtiments au
Contadour (T.-A, 273-283)42. Bien qu’il soit vrai que Giono ne pouvait
pas dire non, ces actions, surtout après que la zone libre fut envahie par
les Allemands, demandaient du courage43.
Les gens aiment la classification [...] On ne peut classer [Melville] que par
son nom. Il n’est pas plus un écrivain de la mer que d’autres sont des
écrivains de la terre [...] Le vrai titre pour ses livres c’est Melville [...] Je
m’exprime moi-même; je suis incapable d’exprimer un autre que moi. Je
n’ai pas à créer ce que les autres me demandent de créer [...] Je crée ce que
je suis : c’est ça un poète. (III, 33)
chemins) / –Le Hussard sur le toit / 8 – Les Grands chemins [sic!] / 9 – La Ville / 10 –
Bucolique 50 / 11 – Préface à Chroniques » (V, 1147). Ce programme est bien moins
ambitieux que les projets de 1947 et qui semblait une ruse de la part de Giono pour
obtenir un meilleur contrat de Gallimard (Giono 419).
Chapitre un : Giono et ses vies 37
Giono écologiste?
Les écocritiques modernes prennent les œuvres d’Henry
Thoreau comme point de départ et modèle. Et depuis la découverte par
Giono de Walt Whitman et Herman Melville (III, 1203-4), Thoreau fut
aussi un écrivain souvent relu et aimé par celui-ci. Sa lecture de ces
auteurs renforçait pour lui l’importance de la vie bucolique qu’il avait
déjà rencontrée dans Virgile. Le lien entre vivre dans la nature et le
40 Jean Giono
46
L’étude de Clayton: « Paysage et psyche » in Jean Giono, vol I, 145-147, est très
utile; c’est de l’écocritique avant la formulation récente de la discipline.
47
Giono aurait pu faire de son Virgile bien-aimé un homme qui plantait des arbres.
Dans la « Préface » aux Pages immortelles il parle du poète planteur de hêtres dans des
endroits où on « s’obstine au nom de la raison et d’on ne sait quoi de scientifique » à
dire que les hêtres ne poussent pas (III, 1022).
Chapitre deux : Homme et terre 41
48
A propos des chroniques des journaux des années 60 où Giono milite contre les
fusées et autres inventions modernes, Citron répète que Giono avait anticipé « des
avertissements qu’aujourd’hui [1990] les écologistes lancent avec une force accrue de
jour en jour » (Giono 544). Mais est-ce là une prescience des arguments des
écologistes de l990? Ceux-ci étaient déjà actifs avant 1960.
42 Jean Giono
Toutes ces phrases que nous venons de citer ne sont que les
outils de l’artisan écrivain qui s’avère être un observateur raffiné de la
nature. Dans Provence, on trouve de belles pages sur le pays de Giono
dont plusieurs sont écrites quand les grandes routes commençaient à
détruire ses collines couvertes d’oliviers. Ce sont les paysages pleins
de petits villages et de petites fermes, eux aussi créés par les gens qu’il
veut protéger contre la modernisation. En l943, Giono est étonné
quand un ami lui parle de l’agriculture mécanique et scientifique :
« Blé semé grain à grain espacé, butté, biné [...] Il parle d’abondance
et compose une magnifique Apocalypse des fins de races alimentées de
produits provenant d’engrais chimiques ». Pour Giono c’est une
révélation, mais moins à cause de son importance écologique : « si je
peux faire passer cette Apocalypse dans Les Grands Chemins (livre
projeté) j’enrichirai considérablement la portée du livre » (Journal
26-10-43). Il en parle toujours dans les années 50 quand il se rappelle
le goût des fruits donnés par les petits fermiers; maintenant il y a la
culture moderne avec l’engrais et les pesticides chimiques. Et il est
heureux que plusieurs des petits fermiers aient fait un « retour en
arrière » et cultivent à l’ancienne, sans produits chimiques (Trois
arbres 87-93). S’il s’oppose à la construction de Cadarache, la centrale
atomique, il accepte néanmoins des commandes pour des publicités de
Shell-Berre et de l’Electricité de France (Giono 484). Et il commence
celle pour la compagnie pétrolière avec une fort belle image quoique
peu « écolo » : « comme une tache d’huile, la Provence déborde ses
frontières historiques » (Provence 21).
Si nous ne voyons pas son utilisation de la nature comme
témoignage d’un Giono écologiste, elle nous paraît l’élément le plus
persistant de tous ses écrits de Colline à L’Iris, inclus les romans
inachevés des années 60. En l963, Giono n’aime toujours pas Paris. De
retour à Manosque il prend le sentier « non carrossable » pour arriver
chez lui : « La maison m’a pris dans ses bras ». Avant cette phrase,
toutefois, il a des réflexions un peu inattendues de la part d’un
écologiste, mais peut-être pas si étonnantes de la part de l’auteur de
Regain, Batailles ou L’Iris, pour qui la nature souvent revêt des aspects
maléfiques :
44 Jean Giono
On ne remarque jamais assez que le chant des oiseaux est toujours triste, en
tout cas mélancolique, et souvent, au surplus, il a des sonorités méchantes; il
n’y en a pas de gais, ni d’évocateur de bonté.[...] Même un papillon regardé
de près et un peu longuement n’est pas gai. Au fond, si on regarde ce que la
Bible appelle la « Création », on a peur. Les six jours de Dieu le Père n’ont
pas du tout été consacrés à une œuvre de gentillesse. (Terrasses 80)
On a beaucoup parlé de la nature chez Giono comme d’un thème. Mais c’est
plus qu’un thème, c’est toute l’œuvre de Giono qui est mélangée à la nature,
qui est la nature [...] Pour Giono, l’homme, quel qui soit, où qu’il soit, n’est
jamais séparé de la vérité terrestre [...] : les forces de la vie sont toujours
naturelles. Giono invente nos racines, l’origine du mal, le cheminement de
nos souffrances et de nos passions; il les découvre dans la terre même, dans
les rythmes diurne et nocturne, dans le passage des saisons, dans la volonté
de l’herbe, dans les rochers, les nuages, les bruits des insectes, le rut des
animaux. Sa vérité est à la fois celle de Rousseau et celle de Jung50.
51
Voir Daniel Gassman. The Scientific Origins of National Socialism (London :
McDonald, l971) : ll9-122.
52
Mais pour inscrire l’œuvre de Giono d’avant 39 dans l’idéologie allemande du
Socialisme National de Blut und Boden (sang et terre), il faut la traiter avec une
certaine violence intellectuelle. Voir Andrea B. Bantel-Cnyrim, « Regain ou un
malentendu sur Giono », dans Giono l’enchanteur, sous la direction de Mireille
Sacotte (Paris : Grasset, 1996) : 55-64. Sur l’antifascisme de Giono, voir la biographie
de Citron, Giono (230, 261-2 et ailleurs).
46 Jean Giono
53
Cette dernière phrase deviendra la justification pour le rejet de la critique de
Ramon Fernandez sur Joie (Journal 30-4-35).
Chapitre deux : Homme et terre 47
« oi non plus tu n’es pas dans la vie. Tu fabriques tes propres illusions
[...] » (VI, 508, 1078). Giono ne parle plus des jardins, ils sont devenus
un acte de l’imagination55.
Cependant, un paysage et son isolement peuvent créer l’ennui
ou la peur, par exemple dans Regain où le plateau et ses vents
produisent une très grande frayeur. Et dans Joie il faut un Bobi sauveur
pour remplacer l’ennui par la joie d’une vie communale. Et il y
d’autres méthodes de divertissement moins utopiques. Le Boromé des
Batailles s’amuse avec vingt-sept femmes et l’Alexandre de
« Silence » lui fera de la concurrence; dans Deux Cavaliers on finit par
se combattre et, comme dans Roi (1948) ou Ennemonde (1964), par
tuer56.
Il est intéressant que dans sa préface pour une édition des
Géorgiques de Virgile (1939), Giono, l’écrivain artisan, s’est fait
lui-même un berger virgilien qui lit les œuvres du grand poète à ses
enfants. Quatre ans plus tard il renverse quasiment les rôles. Dans la
« Préface » aux Pages choisies de Virgile (l943) Giono parle du poète,
mais beaucoup plus de son propre père et de ses lectures de Virgile
dans les vergers d’oliviers quand il était écolier. De quoi faire du
Virgile gionien le poète d’une Provence virgilienne dont Giono a pu
trouver l’illustration dans les paysages de Claude Lorrain qu’il aimait
tant décrire et qui, eux aussi, étaient inspirés par Virgile.
Les simples paysans comme ceux de Baumugnes vivent dans
un « endroit où l’on avait refoulé des hommes hors de la société. On
les avait chassés, ils étaient redevenus sauvages avec la pureté et la
simplicité des bêtes » (nous soulignons). Et encore, selon Albin :
« Dans [la séduction d’Angèle] c’est deux pays qui se sont battus : le
mien et un autre [Marseille]. Le mien, droit et solide, l’autre tors et de
cœur pourri » (I, 226). La « pureté des bêtes » anticipe l’enseignement
55
Déjà dans la préface à « Tristan et Yseult » (1964), Giono avait utilisé les jardins
d’Armide dans le même sens : « Des jeunes provinciaux (le berger Fidèle, Aminthe,
les jardins d’Armide, etc.) [...] » : De Homère à Machiavel. Cahiers Giono, 4 (Paris :
Gallimard, 1983) : 124. Voir aussi Denis Labouret. « Le Sud comme Utopie dans les
essais de Giono », dans Jean Giono. Le Sud imaginaire (28-36).
56
Dans sa « Notice » sur Monologue (V, 996-1002), Robert Ricatte dit que le
« nous » dans ce récit représente le « chœur paysan. » Mais, si un paysan voyait tous
les aspects différents de la beauté que voit le narrateur, souffrirait-il de cet ennui qui
aboutit dans le jeu de pendaison ou jouerait-il aux cartes en risquant toute sa fortune?
Chapitre deux : Homme et terre 49
de Bobi dans Joie qui reprend celui de Giono dans ses articles de
L’Intransigeant des années 32-33 (III, 1156)57. D’ailleurs, cette vie
simple des bêtes n’est pas nécessairement « sauvage ». Malgré les
sangliers ou les loups qui apparaissent ici et là, il y a le Bobi magicien
des animaux ainsi que le démontre l’épisode sur la noce des chevaux
dans Joie (II, 641-644). Bobi sait détruire la barrière entre homme et
animal dont Giono parlait déjà dans Le Serpent d’étoiles (1930) :
« L’homme est le créateur de la peur qui les sépare » (VII, 135). Il a
également présentée cette idée dans Solitude (I, 521-523), mais à la fin
du Serpent, Barberousse qui, comme Bobi, peut communiquer avec
toutes sortes d’animaux, dit que les bergers ont éliminé cette peur :
« ils ont sauté la barrière » (I, 521-3).
La « réalité » de la vie des paysans de Giono et leur
« économie fermée » ou autarcique et non mécanisée, est fondée moins
sur un choix « écologiste » que sur leur capacité physique et la qualité
de la terre. On en trouve la description – plutôt utopique – dans Poids
du ciel :
57
Ces articles sont reproduits par Charles Mitchelfelder, Giono et les religions de la
terre (Paris : Gallimard, l938).
58
En l964, quand souvent il dénigre ses activités d’avant 39, Giono reprendra dans
Ennemonde un tel paysage et une telle « économie fermée ».
50 Jean Giono
61
Dans Joie on ne renonce pas à la propriété; mais on partage le produit du travail
fait en commun ou, comme Randoulet et Jourdan, on fait du troc; après le départ de
Bobi (sa mort) on retourne au travail individuel et les voisins divisent ce qui reste de la
moisson, chacun « suivant son compte » (II, 778), ou « à peu près [son] droit » (779).
La récolte en commun se faisait déjà dans « Mort du blé » (1932, III, 1158), qui aurait
été un chapitre du manuscrit perdu de la première version du roman Le Chant du
monde (II, 1261).
56 Jean Giono
Bêtes saines [...] Les étoiles. La belle nuit. L’odeur de l’herbe. ‘Si ça
revenait encore une fois...’ Le commandement de la terre. ‘Oh, si ça
revenait...’ et il a un geste d’embrasser tout le troupeau comme pour dire je
le garderais. Je ne le descendrais plus dans la mort. Je le garderais là, vivant
dans l’herbe et les étoiles. (I, 1100)
Giono n’a pas utilisé ce beau portrait qui évoque les rêves de sa
jeunesse quand il lisait Virgile (III, 1055-1056). Mais cette esquisse
nous paraît symptomatique de ses descriptions des villages désertés
par les soldats partis pour le front et qui font un contrepoint tragique à
ce troupeau que le berger n’avait pas fait descendre « dans la mort ».
La force de Troupeau c’est le contraste de l’horreur d’une guerre –
produite par la civilisation industrielle et capitaliste – et la vie
paysanne rédemptrice que ses lecteurs venaient de rencontrer dans
Regain. Giono détruit toute prétention à l’héroïsme patriotique : ses
soldats n’appartiennent à aucun pays, ils appartiennent à la terre62.
62
Sur la condition des fermes sans hommes, voir Martha Anna, « A Republic of
Letters », American Historical Review 108 (2003) : 1338-1361. Voir en particulier
Chapitre deux : Homme et terre 57
pour Les Grands Chemins. C’est plutôt une affectation parce que,
excepté Un de Baumugnes (1929), Regain (l930) et L’Iris de Suse
(1968), les romans de Giono ne sont ni poésies pastorales ni romans
d’amour qui finissent bien. En fait, le thème le plus persistant est la
présence du mal que nous avons déjà relevée dans notre premier
chapitre65. La renommée de « poète de la vie pastorale » de Giono est
fondée sur les fins heureuses de ses trois premiers romans, sur le rêve
utopique de Bobi, les histoires souvent charmantes de Jean le Bleu et
surtout sur ses essais où le romanesque n’est jamais trop loin.
Giono lui-même nous avertit contre une fausse appréciation de
son œuvre. Pour lui « poésie » et « poète » ont une signification limitée.
Si la poésie touche ou élève les lecteurs, elle soustrait aussi son sujet
de la réalité par l’imagination qui doit avoir recours à
l’invraisemblable le plus souvent exprimé par la démesure (nous y
reviendrons plus loin). Et son topos doit être le travail « qui est la vraie
culture de l’homme » : il embrasse toute sa vie; contrairement à la
Culture tant prônée par les intellectuels de l’époque 66 . C’est une
définition du travail des paysans mais elle convient aussi pour les
artisans et même pour un trimardeur comme le Narrateur des Grands
Chemins. La question que se pose Giono c’est comment l’homme
peut-il trouver et garder son bonheur, c’est à dire « être un homme
complet », dans cette culture du travail, en tenant compte des menaces
de tous les côtés.
65
On peut citer, par exemple : Janet dans Colline, la vengeance dans Le Chant,
l’ennui dans Joie, l’inondation dans Batailles, le désir de dominer dans Deux Cavaliers,
l’ennui et l’inclinaison meurtrière dans Roi, l’échec de l’amitié dans Les Grands
Chemins, le destin dans Moulin, le choléra dans Hussard, la politique et la trahison
dans Bonheur et le désir égoïste de bonheur dans Ennemonde.
66
Voir la discussion déjà citée de Jean-Marie Gleize et Anne Roche dans Giono
aujourd’hui. Giono écrivait : « On a beaucoup parlé de culture dans les années
d’ébranlements, ces années de l934 à l939 désertiques et rases des espaces chauves.
[...] aux approches de monstrueuses catastrophes [...]; cette hâte naturelle vers la
culture indiquait bien qu’elle était, dans l’esprit de tous, le remède par excellence,[...]
(j’emploie le mot culture dans un sens très particulier; je veux dire qui, depuis six ans
a pu relire les Géorgiques ou Les Travaux et les jours sans être comme Adam à la
sortie du paradis terrestre : nu, glacé, perdu [...]?) La fraîcheur, l’ingénuité, la bonne
foi, la paix, tout ce qui permet la joie, étaient perdus » (Triomphe de la vie l941, VIII,
671).
Chapitre deux : Homme et terre 59
67
Voir De Homère à Machiavel, 151,152, 154, 171, et surtout 188, 211; il dit
qu’ayant vu Florence et la Toscane il comprend Machiavel mieux qu’après avoir lu dix
livres.
60 Jean Giono
68
Dans son évaluation d’Un Roi, Citron cite l’absence de sauveurs dans les romans
d’après 45 comme preuve du renouvellement de Giono et demande : « Comment
sauver un monde où chacun est coupable? » Il appelle Langlois « un faux sauveur »
(Giono 406), bien qu’il soit aussi “ le juste, le brave, le généreux » (546). Citron relève
ici un problème de la théologie chrétienne qui pose que seul le Christ, homme sans
péché, peut sauver le monde. Selon ce critère Bobi et Saint-Jean (même le Baptiste)
seraient eux aussi de faux sauveurs.
62 Jean Giono
69
Citron suggère que Giono introduisait cet « intellectuel » en réponse à une critique
d’Aragon sur Le Chant du monde (Giono 217-8), ce qui est probable. Dans ce cas
Giono montre déjà qu’il n’est pas d’accord avec le communisme doctrinaire d’Aragon
et préfère le Proudhonisme. La conversation de Bobi et du fermier nous rappelle celle
du père de Giono avec l’anarchiste de Jean le Bleu déjà citée. Dans son Journal du
12-11-43, Giono copiera des définitions de Proudhon sur la politique « pour le
peuple » depuis le Moyen Age, dont la dernière : « Les Jacobins [...]; ‘Tout pour le
peuple mais tout par l’Etat’. C’est toujours le même gouvernementalisme, le même
communisme ».
Chapitre deux : Homme et terre 63
Les gens du plateau se décident à mettre tout leur blé ensemble pour le
battage en commun. Le fermier de Madame Hélène n’y participe pas :
la commune qu’envisage Bobi n’est qu’une illusion utopique. Plus tard
dans le livre, les grandes propriétés sont décrites en contraste avec le
travail sur le plateau de Grémone. Les maîtres fonciers habitent en
ville; ils engagent des montagnards à la journée aux gages les plus bas
(740). Giono répète encore dans Poids du ciel que la monoculture
détruit la petite ferme : M. Planchet, homme d’affaires de Marseille et
« propriétaire absent » a acheté plusieurs fermes, coupé les amandiers
pour avoir des kilomètres de champs de blés et engagé les paysans
comme ouvriers (Récits 489-506). Il n’y a ni un « lanceur de graines »,
ni un Bobi. Planchet est l’entrepreneur moderne qui aliène l’ouvrier de
son produit, ce que Marx voyait comme le grand mal de la société
capitaliste.
L’économie mutualiste que Bobi introduit, consistant en un
travail en commun et un échange des produits (721), est illustrée par un
dialogue qui éclaire la nécessité de changer les attitudes. Randouillet
avait acheté des moutons avec tout son argent et comme les moutons
paissent sur toutes ses terres, il n’a pas pu faire du blé. Quand on parle
du blé, Randouillet ne veut pas admettre qu’il en a besoin. Avant il
avait toujours descendu ses moutons pour les vendre, mais cette fois il
va les garder. Il faut une solution. Bobi : « Ce qu’il faut c’est vivre
doucement. Donnons du blé à Randouillet ». Randouillet : « Jamais
personne ne m’a nourri ». Et comme Marthe a déjà tissé avec la laine
de Randouillet, Bobi introduit l’échange des produits : « Tu nous
donneras la laine. [...] Subitement, ils ne furent plus qu’un grand corps
commun » (719). Mais les paysans sont désorientés par la disparition
64 Jean Giono
70
C’est une autre référence à la discussion, déjà citée, entre le père de Giono et
l’anarchiste moderne dans le troisième récit de Jean le Bleu. Il croit que la mutualité
de Proudhon ne peut pas résoudre les problèmes sociaux à cause de l’égoïsme inné des
gens : « Mutualité? Tout ce que ça fera, ça fera durer la petite propriété privée [...] ».
La révolution sera comme le jugement dernier : « Les malheureux sortiront de la terre
et toute la terre sera crevassée [...] ». Mais pour Giono, le petit propriétaire avec les
produits de son travail reste la fondation du système communautaire.
71
Le message évoque le lieu commun des vers de Goethe : « Lerne nur das Glück
ergreifen, denn das Glück ist immer da » (apprends à saisir le bonheur, il est toujours
là). L’idée hante Giono pendant toute sa vie : voir par exemple Terrasses 33, 37, et
Trois arbres 27 et suivantes.
Chapitre deux : Homme et terre 65
72
Dans Bonheur fou on rencontrera un des Borromeo de l’aristocratie milanaise,
dont un ancêtre, au XVIe siècle, fut évêque réformateur. Selon la « Notice », le
Boromé de Batailles représente l’église institutionnelle et sa fausse moralité.
73
Voir aussi la « Notice » (II, 1405/6) sur les forces antagonistes (avec une
référence au Waterloo de Fabrice del Dongo, 1409). L’origine biblique du Saint-Jean
des Batailles nous semble hors question. Saint-Jean laisse Sarah pour Boromé comme
le Baptiste cède ses disciples (l’église chrétienne) au Christ (Jean 3,29).
66 Jean Giono
(ou Mon Cadet) vivent avec leur mère, femmes et enfants dans une
relation d’amour malgré certains tiraillements entre les membres de la
famille. L’amour de l’Aîné pour son cadet est le vrai protagoniste du
roman et nous y retournerons dans notre prochain chapitre.
Les deux cavaliers sont des paysans, ils ont leurs terres et
Marceau, qui est maquignon, sait aussi battre le blé (travail que l’on
fait en commun [VI, 164]). L’aspect pacifiste se révèle plusieurs fois.
La famille ne s’entend pas bien avec le voisin Bellini et il y a un
malentendu avec le beau-frère du cadet. Mais quand Marceau revient
de la foire (où il a tué un cheval d’un seul coup de poing), il est plein
d’élan; il veut que sa femme prépare un festin avec le gigot du cheval
qu’il a apporté, pour restaurer l’amitié avec tous. Il dit : « Il faut que
nous soyons maître de ce qui doit arriver. Il faut diriger notre vie. Il
faut, à la fin, se donner la tranquillité et la paix. Si nous ne le faisons
pas nous-mêmes, qui le fera? » (VI, 99). Echos de l’esprit Contadour
et aussi de l’« agape » communautaire de Joie. Mais le roman est plein
de violence et de compétitions entre lutteurs dont les combats
confortent la parabole : l’utilisation de la force pour la domination
mène à la destruction de la paix – reprise du thème de Troupeau.
Après la deuxième guerre mondiale, les œuvres rustiques de
Giono alternent avec les « Chroniques » et le cycle d’Angelo. Comme
dans Deux Cavaliers, les personnages y prennent plus de place
qu’avant, mais Giono n’abandonne pas ses préoccupations avec l’effet
de la nature sur les êtres humains. Les deux romans qui continuent
cette préoccupation sont Les Grands Chemins (l951) et L’Iris de Suse
(l970). Tous les deux sont aussi des romans de l’amitié et nous les
passerons en revue dans le chapitre suivant. Il y a également plusieurs
nouvelles rustiques parmi les récits de ce temps, dont Silence et
Ennemonde sont parmi les plus importantes. On peut y ajouter l’essai
sur le patriarche Dominici dans Notes sur l’Affaire Dominici, surtout
parce que Mireille Sacotte a montré combien Ennemonde doit à cette
affaire74. Ce sont des récits qui découvrent le côté maléfique de la vie
paysanne dans les solitudes de rudes contrées. Ce sont des drames de
cupidité et de cruauté qu’on pouvait déjà imaginer dès le
commencement, par exemple avec les personnages de Toussaint dans
74
Dans Giono l’enchanteur 263-273.
Chapitre deux : Homme et terre 67
75
L’équipe Pléiade cite la phrase de la « Ballad of Reading Gaol » d’Oscar Wilde :
« The man had killed the thing he loved », phrase sur laquelle Giono a été interrogé
plusieurs fois; voir Luce Ricatte, dans sa « Notice » pour Les Grands Chemins où elle
note aussi qu’un meurtre semblable finit l’amitié de Lenni et George dans Of Mice and
Men de John Steinbeck (V, 1156-9).
76
Voir, par exemple, la critique sur le stendhalisme du Hussard par Lucien Jacques
et Maximilien Vox et la lente réaction de Giono (IV, 1139, n. 1). Jacques préférait le
style simple des chapelles romanes à l’exubérance gothique de la cathédrale de Milan
70 Jean Giono
– d’où il envoyait une carte postale en l951 à Giono – pour lui suggérer qu’il
n’approuvait pas la démesure du style que celui-ci avait adoptée dans ses récents écrits.
77
On trouve les documents sur la rupture dans son Journal. Le compte rendu était
anonyme et, selon la note de Citron sur le Journal, Giono croyait que Guéhenno l’avait
écrit, mais dans sa biographie Citron se corrige (sans toutefois faire référence au
Journal). Giono envoyait un télégramme à Guéhenno : « Tu es un imbécile et un
malfaiteur », et Guéhenno de répondre : « Je suis en effet un malfaiteur qui t’a fait
quelque bien » (Journal 18-12-37 et notes). Dans sa présentation de la correspondance
Giono-Guéhenno (1991), Citron ne fait plus aucune allusion au compte rendu.
Rappelons-nous aussi les mots de l’anarchiste du troisième chapitre de Jean le Bleu
(1932) : « La liberté. Pas d’amis, pas de chaînes, pas de reconnaissance » (II, 33).
78
Un jour de septembre 39 Giono disait : nous résistons, allez acheter tous les stocks
qu’on peut trouver. Mais quelques jours plus tard, il n’assistait même pas, comme
promis, à un mariage : « un mariage Contadourien c’est un événement ». « Mais Giono
ne viendra pas [Mais la prison est déjà passée dans] sa tête et la volonté d’amitié
s’estompe. On ne le reverra plus. Il a tellement promis à tellement, on ne peut pas
toujours tenir. On croyait être privilégiés, mais on était, hélas! des Contadouriens. Pour
beaucoup, l’amitié ne se galvaudait pas; on venait voir Lucien à Montjustin ou à
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 71
Jacques. Avec des sauts, ce qui arrive entre amis naturellement : je l’ai
déçu, quelquefois il m’a déçu. Mais nous sommes restés amis! »
(159)79. Puis Giono raconte une excursion au Château de Pradines. Il la
présente comme une véritable expérience de copains, même si, comme
il disait, cette expérience avait été des plus ordinaires :
c’est la banalité la plus totale, sinon deux hommes qui se promènent dans le
soleil d’une admirable matinée. [...] Mais pour nous, chaque fois que nous en
parlons avec Lucien, nous trouvons des résonances intérieures. Pour nous
cette journée a été très enrichissante. Nous avons été très unis de marcher
ensemble du même pas, dans les lieux qui nous plaisaient. J’aimerais, un
jour, traiter [...] du problème de l’amitié. J’ai essayé maladroitement, de
l’écrire dans Un de Baumugnes80. Un de Baumugnes, pour moi, c’est plus
une histoire de l’amitié qu’une histoire d’amour. Ce qui m’intéresse c’est
l’amitié de deux hommes. Dans Les Grands Chemins aussi, de manière un
peu différente. Ce problème de l’amitié me hante. J’arriverai peut-être, un
jour, à écrire un livre sur l’amitié. (161)
A peu près au même temps que ces Entretiens, Giono fait une
distinction – tout aussi intéressante pour sa portée sur les relations de
Giono avec les Contadouriens que pour les amitiés dans ses romans –
entre « ami » et « copain » :
On cherche souvent des raisons pour savoir si un tel est vraiment un chic
type ou non. Il y a une chose qui ne trompe pas : voyez s’il a un copain. Je
ne parle pas des amis; les amis, vous savez, c’est la vitrine [...]. Non, mais un
copain, vous voyez ce que je veux dire? Un type qui n’a pas besoin que vous
soyez en or pur pour vous trouver bien [...] pour vous aimer suivant la bonne
formule. [...] Provoquer un sentiment de ce genre n’est pas à la portée de tout
le monde, croyez-moi. (Homère, 137)
79
Cette amitié était le sujet d’une exposition au Centre Giono à Manosque dont le
programme présente l’image d’une amitié plus idéale que celle documentée dans la
correspondance Giono-Jacques. Voir Jean Giono-Lucien Jacques, une amitié en
poésie. Manosque, Centre Giono, l995.
80
Le roman est dédié « A l’amitié de Lucien Jacques et de Maxime Girieud » (I,
221); ce dernier avait été présenté à Giono par Jacques.
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 73
81
Sur le thème de « fraternité » voir Henri Godard : « A propos de deux récits
inachevés : Réflexions sur la relation de fraternité dans l’œuvre de Giono », dans
Giono Aujourd’hui 99-110. Godard suggère que ce thème est la raison pour laquelle
Dragoon et Olympe ne sont pas achevés.
74 Jean Giono
L’Amitié rédemptrice
Nous avons plusieurs fois fait allusion à l’intrigue d’Un de
Baumugnes. Angèle, enfant unique d’une famille paysanne dans la
vallée de la Durance a été séduite par Louis, homme « de dehors »
(Marseille) dont elle a eu un enfant. Par honte, son père l’a enfermée
avec son fils. Albin, laboureur journalier qui vient du pays de
Baumugnes est amoureux d’Angèle et il est désolé de sa disparition. Il
rencontre Amédée, un autre ouvrier qui travaille de ferme en ferme.
Celui-ci va aider Albin et se fait engager par le père d’Angèle pour
découvrir où se trouve la jeune femme. Suivent de très belles
descriptions sur la vie à la ferme. Ayant averti Albin qu’il sait où se
trouve Angèle, ce dernier va la chercher contre les conseils d’Amédée.
Il joue de son harmonica pour annoncer sa présence à Angèle. Ils
s’enfuient, mais aussitôt Albin persiste à informer le père en dépit du
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 75
L’Échec de la fraternité
Si nous avons tenu à situer Deux Cavaliers à sa place dans la
chronologie de l’œuvre de Giono, comme l’a déjà fait Citron (Giono
303), c’est parce que Giono commençait le roman en l938, au temps où
il était aussi très engagé dans le mouvement pacifiste. Selon nous, le
roman peut très bien servir comme une parabole de ces trois années-là,
l938-41, quand la paix fut rompue par le désir de domination de
l’Allemagne Nazie sur l’Europe et que la guerre éclatait. Nous verrons
plus loin que Giono dit que Bonheur fut inspiré par les développements
politiques à la Libération et surtout par les manipulations des
83
Voir aussi Jean-François Durand, « Elégance bergère : vers une poétique de L’Iris
de Suse », dans Bulletin 50 (1998) : 45-75.
78 Jean Giono
qu’il s’était retenu devant une chose dont il avait envie » (VI, 20)84.
Malgré la nature du désir, cette pensée exprime sa maîtrise de ses
sentiments. Toutefois Giono, nous semble-t-il, n’a pas seulement
souligné la retenue de Marceau, mais en montrant la différence de ses
réactions lorsqu’il lave son frère et sa femme, il démontre son
sentiment de responsabilité pour Mon Cadet.
Après son combat avec Clef-des-cœurs dans lequel Marceau a
le dessus (VI, 113), celui-ci commence à changer. Bientôt, c’est lui qui
initie les combats avec d’autres champions. Ces combats produisent un
changement dans Mon Cadet qui, lui aussi, veut se mesurer avec
l’Aîné, maintenant l’homme le plus fort de la région. Marceau essaie
de le dissuader mais sans succès et même pendant leur combat il prie
toujours son frère de se rendre (174-80). Toutefois le cadet en sort
victorieux. Par la conversation des paysans nous apprenons qu’à la fin
du livre Marceau le tue, après quoi Marceau s’en va mourir dans la
solitude du plateau. Le médecin ne trouve rien qui indique la manière
de sa mort et Giono écrit dans la version de 1965 : « [Marceau] est
mort de la vie qui a refusé d’aller plus loin » (VI, 189).
Citron ne pense pas que ce combat soit une métaphore pour la
guerre (Giono 305)85, bien qu’il reconnaisse que les projets du roman
ne sont pas libérés de l’influence de l’époque à laquelle Giono écrit.
Celui-ci répondra à Ricatte, en l966, que les thèmes du roman sont :
84
Mireille Sacotte traite de ce problème avec un grand nombre de citations dans
« Quand le vent cache l’Ange ou l’inscription de l’inceste dans Deux Cavaliers de
l’orage », dans Giono. Imaginaire et écriture (Aix en Provence : Edisud, 1985) :
155-171. Voir aussi la discussion de Robert Ricatte dans sa « Notice » où il révèle que,
parmi les ébauches, Giono avait une description de l’amour de Marceau pour son
Cadet qu’il n’a pas utilisée (VI, 891-6).
85
Mais il relève un exemple « freudien » : pendant leur combat Mon Cadet donne à
son frère un coup de pied dans les parties génitales que Citron qualifie de « castration ».
Or Marceau avait aussi essayé d’en donner un à son frère. Ne pourrait-on tout aussi
bien suggérer que le coup de pied est provoqué par une grande colère : Marceau voit
« rouge » et il tue le Cadet à coups de serpe (179-180)? Giono utilisera également cette
image du « combat vicieux » dans Les Grands Chemins sans qu’il y ait de connotations
freudiennes perceptibles. Le Narrateur trouve son copain, l’Artiste, et nous explique
que celui-ci « n’est pas blessé à la poitrine ni au ventre, sauf un coup de pied qu’il a
reçu dans les couilles. C’est comme ça qu’on l’a descendu d’abord; après, ils ont fini
à leur aise » (V, 567). Giono s’était servi déjà en l932 de cette technique dans le
combat entre ceux de Conches et les garçons de Corbières dans Jean le Bleu (II, 114).
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 81
le même lit : « On sera un peu serré mais c’est ce qu’il faut quand on
s’aime bien » (435). Ce ne sont que des mots. Il s’avérera bientôt que
les deux hommes ne s’aiment pas vraiment. Quand Giuseppe lui donne
une lettre de la duchesse il souligne qu’il l’a bien gardée sans l’ouvrir,
comme sa mère le lui avait ordonné.
La longue lettre (435-441) de la duchesse à son fils révèle une
femme forte, bien renseignée sur la révolution au Piémont. Elle y vante
son dédain pour la bourgeoisie et elle conseille à son fils de se donner
à la folie. Elle donne aussi des nouvelles de sa famille : la nourrice est
folle d’Angelo. « Séduire sa nourrice n’est pas si commun que ce
qu’on prétend » (438). Elle veut savoir si les deux hommes se battent
toujours et conseille à Angelo de ménager son frère : « Il est aussi
nécessaire pour lui de nourrir sa colère que pour toi de prendre ton petit
déjeuner » (439).
Mais c’est Giuseppe qui prend le rôle de protecteur par peur de
sa mère et de la duchesse : « Que diront-elles [...] si tu meurs de façon
ridicule? [c’est-à-dire en aidant les victimes du choléra] » (442). Suit
un monologue sur les imbéciles qui croient, par exemple, que « les
bonnes œuvres sont efficaces » (443); lui, Giuseppe ne peut pas se
permettre de donner une chance aux ennemis, pas de duels pour lui, il
les pend. Sur cette allusion au duel d’Angelo avec le Baron Schwartz,
la raison de son exil en France, Angelo dit : « Je ne sais pas
assassiner » (444).
Giuseppe – qui avait dérobé les stocks, y compris ceux d’une
étoffe de haute qualité, des marchands morts dans l’épidémie – sait
qu’un de ses hommes peut en faire de meilleurs vêtements que le
tailleur de Turin. Il admire les bottes d’Angelo et est fier de les avoir
faites pour lui (446-7). Ces soucis pour le bien-être d’Angelo font
penser au désir de Marceau de veiller sur son cadet ou aux soins du
Narrateur pour l’Artiste dans Les Grands Chemins. Mais Giuseppe
vise aussi un rôle pour son frère. Il veut qu’Angelo ait l’air d’un grand
aristocrate : « Les républicains ont un amour malheureux pour les
princes » (448). Angelo lui résiste et dit que, lui, il croit « aux
principes ». On comprend que Giono fait servir Giuseppe de
contrepoint à Angelo par son réalisme, ceci pour faire ressortir la
« noblesse » mais aussi la « folie » d’Angelo. Il s’agit ici également
d’un « double », mais plutôt contrasté, un peu comme le Narrateur et
l’Artiste.
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 83
86
Giono fait peut-être une allusion ironique au parlement révolutionnaire de
Frankfurt de 1848 qui donnait le refrain « Es sind allen Professoren. Mein Gott, wir
sind verloren » (Ce sont tous des professeurs. Mon dieu, nous sommes perdus).
84 Jean Giono
87
A la fin du roman, Angelo rencontre Giosué qu’il préfère à Giuseppe. Il est artisan
et maintenant engagé dans l’armée. Il a un tatouage qui dit « Ni Dieu, ni maître ».
Selon Ricatte c’était le nom d’un journal de 1880 et un cri de guerre des anarchistes
français. Giosué se joindra au mouvement de Garibaldi.
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 85
88
Mais voir Robert Ricatte. « Les vides du récit. Les richesses du vide », dans
Etudes littéraires, 14 (1982) : 291-311. Ricatte présente les identités inexistantes, les
récits inachevés et les fins abruptes dans Bonheur et Moulin comme une stratégie
narrative de Giono. Cependant, dans ses deux romans, il n’omet pas seulement les fins
bien élaborées dans ses carnets, mais il nous semble que la fin abrégée des romans
achevés n’est pas vraiment elliptique.
86 Jean Giono
rapport aux gens tout en vivant parmi eux. Citron le voit comme un
homme qui déserte pour se libérer (Giono 558).
L’histoire des Grands Chemins est vite résumée. Deux
hommes, le Narrateur et l’Artiste, se rencontrent sur le trimard. Le
Narrateur décide de s’occuper de l’Artiste qui l’intrigue; il l’aide – il
doit même le sauver et soigner. L’Artiste accepte tout sans réciprocité.
Le Narrateur est lucide : il décrit le vilain visage de l’Artiste et sa
tricherie aux cartes; le jeu de cartes est comme un « spectacle d’art »
(V, 606). Lui-même, s’il s’agit de faire quelque chose de pas trop
honnête, ce ne sera que pour obliger les autres; il est un homme à tout
faire et il le fait bien. L’Artiste, au contraire, est un être anti-social et
amoral.
A la fin du roman, il attaque une vieille femme qui est morte
de peur avant qu’il ne puisse la tuer. Il est recherché par les gendarmes
qui demandent au Narrateur de les aider. Celui-ci, qui a tant accepté de
la part de l’Artiste, même le fait qu’il n’a jamais répondu à son amitié,
ne supporte pas son dernier geste. Il trouve l’Artiste et le tue d’un coup
de fusil. Le Narrateur reprend le trimard, se disant : « J’oublierai
celui-là comme j’ai oublié d’autres. Le soleil n’est jamais si beau
qu’un jour où l’on se met en route » (633).
Tout se passe entre l’automne et le début du printemps.
L’hiver, c’est le temps de l’arrêt forcé et du drame. Bien que le thème
principal soit l’amitié, il y a aussi le thème du jeu comme
divertissement, dépassement de soi et comme échappatoire à l’ennui
dans le sens philosophique. Selon Luce Ricatte, le thème de la route
rejoint celui du divertissement (1152). A propos de l’ennui de vivre et
« du divertissement », le Narrateur se dit :
Je vois un type assis sur les grosses pierres au bord du torrent…. Il lève la
tête; il a un vilain regard (484) [...] C’est un jeune homme. Il ne me plaît pas.
Je regarde ses mains habiles et je reste là. [...] Son regard a été d’un seul coup
tellement désagréable que j’ai envie de le revoir. Je ne pense pas qu’il y ait
mis une vilénie volontaire. C’est son regard naturel. (485)
Brusquement, je ne dis plus rien car je sens très nettement que le fameux
copain dont je parle est en réalité le plus beau salaud que la terre ait jamais
porté : la vache finie, voleur, menteur, égoïste, la saloperie incarnée, capable
de tromper père et mère, de se vautrer dans la merde avec la joie d’une truie.
J’en rajoute tant que je peux. J’ai beau en rajouter, il me manque. (504)
Et plus tard :
Chapitre trois : Amitié/Fraternité 89
Ecrire aussi Eloge de la haine (ma vie de 1939 à l94? [sic]). La ferme qui me
donne tout. Les joies naturelles et spirituelles de la solitude. Victoire de la
résistance individuelle au mal (à l’esprit de parti). (IV, 1363)
89
« L’odeur est obsédante dans l’œuvre de Giono, elle est le mode de
reconnaissance le plus primitif, celui de l’enfant qui vient de naître. Cette odeur est la
première dans la genèse du cosmos gionesque » : Laurent Fourcaut, Le Chant du
monde (Paris : Folio, 1966) : 197.
Chapitre quatre : Visages du féminin 95
C’était elle qui sentait le plus. Elle était plus grosse que moi, les bras nus.
Elle suait en courant. Puis, on se cachait dans la paille. Il y avait bien trois
odeurs séparées : la paille, la sueur et l’odeur. Je les sentais toutes les trois et
j’avais envie de dire : « couchons-nous ». (II, 96)
96 Jean Giono
90
Giono pouvait être assez cru ,par exemple dans la conversation des paysans au
retour d’un chasseur : « Elle a ri : ‘Ah! tu as du sang plein ta veste! [...]/Ce que je me
demande, dit Rodolphe, c’est comment tu fais pour ne pas te faire sentir par les
bêtes/Comment je fais? dit Cornand. Il riait/Oh Pierrine, comment fais-tu, toi, pour ne
pas te faire sentir toi, ma fille?/Je sens bon, moi, malappris./Allez, allez, avec tes
cheveux rouges, tu sens la renarde. Quand tu te marieras, ton homme sera obligé de te
faire mariner pendant huit jours sous la neige avant de coucher avec toi » (III, 240-1).
91
Sur l’importance du sang voir la discussion de Robert Ricatte à propos des Deux
Cavaliers, VI, 885-6. La couleur automnale des érables aussi évoquait le sang : « la
blessure qui avait ensanglanté l’érable s’étendit, les routes étaient bordées de deux
traits de sang » (III, 197).
92
D’après Laurent Fourcaut, « la boue est chez Giono une des figurations
privilégiées de la pâte élémentaire dans quoi toutes les formes de la vie sont broyées
[...], recyclées et réengendrées » (36). Ainsi, le petit Jean est la figure d’un jeune Adam,
païen, naissant à l’écoute de ses sens.
Chapitre quatre : Visages du féminin 97
les brebis avaient aussi une odeur pour moi [...]. Je m’agenouillais près
d’elles, je les sentais [...]. La brebis désirait le bélier en dormant et, tout d’un
coup, l’odeur de la bête entrait en moi. Je voyais les femmes du village :
Aurélie chargeant le sac du berger, celles qui passaient sur la route, celles
qui se penchaient sur le lavoir, celles qui portaient les cruches en tendant le
bras gauche, celles qui frottaient les seins sous le corsage [...]. (II, 123)
les deux Louisa, puis encore des brebis, puis des cavales, des vaches, des
truies, des femmes qui passaient sur des charrettes au galop [...], Anne avec
ses lèvres éclairées comme des vers luisants, des colombes hérissées
haletaient sur le rebord des pigeonniers, des laies, des renardes, des chiennes,
des juments, de gros morceaux entiers de bal avec la musique, les filles, les
mères, les enfants, tout ça mélangé, tout ça pétri comme un mortier de même
pâte, tout ça allongé comme un grand serpent, tout ça entortillé comme un
grand serpent qui rêve en faisant ses oeufs. (II, 123)
Elle avait un visage ovale et un peu gras […]. A la place de sa bouche le mal
du mur était allé profond jusqu’à la brique et c’était là rouge et charnu
comme de la vraie chair [...]. Elle cachait volontairement au fond de l’ombre
moisi ces yeux verts et cette bouche que je désirais [...]93. Elle m’imposait
tous mes rêves en me regardant droit dans les yeux. Certes, à partir de moi,
l’émotion de son regard s’en allait dans des jaillissements que je créais seul.
(II, 38; nous soulignons).
Mme Servane est une de ces grosses femmes montagnardes faites par la
montagne à son image. Elle remplissait avec d’énormes seins un corsage aux
manches de gigot. Sa jupe provençale à trois tours faisait une colonne
cannelée jusqu’à ses pieds. Une épaisse moustache virgulée au coin de ses
lèvres tremblait sous son nez95.
94
La Terre-mère est à la fois symbole de vie et de mort. La déesse Kali dévore ses
enfants. Voir par exemple, Erich Neuman, The Great Mother : An Analysis of the
Archetype, trad. Ralph Manheim (Princeton : Princeton UP, 1955).
95
Cette citation est tirée de l’édition Gallimard (1986). Manosque-des-Plateaux
suivi de Poème de l’olive (53).
100 Jean Giono
elle se relevait à chaque pain, et comme ça, plus de cent fois elle faisait voir
ses seins, plus de cent fois elle passait avec son visage offert près du visage
du berger, et lui il était là, tout ébloui de tout ça et l’amère odeur de femme
qui se balançait devant lui dans la pleine lumière de matin de dimanche. (II,
102)
Il avait fallu peu à peu briser, brûler, tordre, pétrir ces chairs, se faire crever
l’oeil, se déhancher, se cuire au four de la bonté comme la brique ou le pot,
ne plus penser qu’à ce petit fruit rouge du cœur. (II,73)
97
Les ouvrages sur ce thème sont innombrables, mais voir en particulier L’Histoire
des mères : du moyen âge à nos jours de Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet
(Paris : Ed. Montalba, 1980).
110 Jean Giono
98
La générosité se retrouve aussi dans de nombreux personnages masculins : le père
de l’auteur, Monsieur Numance, Angelo et son fils, le bossu, Toussaint, dans Le Chant
du monde et bien d’autres encore.
Chapitre quatre : Visages du féminin 111
actions que par des gestes de tendresse. Angelo ou St Jean sont presque
incapables de se donner émotionnellement à quelqu’un d’autre. Seuls
Amédée d’Un de Baumugnes et le Narrateur des Grands Chemins nous
paraissent s’approcher du dévouement à l’autre que l’on retrouve chez
de nombreuses femmes.
Ces dernières se donnent à travers la tendresse de leur corps et
de leur cœur. Elles ne se transforment pas en « héros » que la foule suit.
Marie dans Batailles fournit un bon exemple de ce don total mais qui
passe pratiquement inaperçu aux yeux des autres. Lors de leur action
héroïque pour sauver la communauté, Marie se sacrifie par amour pour
St Jean en acceptant de réchauffer dans son sein les charges de
dynamite. Cette action, déplacement symbolique de l’acte sexuel,
empêchera Marie à jamais de connaître l’amour avec un autre homme,
comme St Jean l’en avertit auparavant. A travers ce don total de soi à
l’être aimé et à la communauté, Marie devient l’incarnation même du
dévouement féminin sacrificiel. Elle n’en retirera aucune gloire, ni
pouvoir, disparaissant même complètement de la narration.
Les femmes, donc, restent bien souvent en retrait, s’occupant,
comme le note admirablement le narrateur de Mort d’un personnage,
de « tout un travail de tendresse » sans lequel la vie ne pourrait exister.
Cette vision du dévouement et du sacrifice féminins, fonctionnant dans
l’ombre des « grands hommes » fait partie, bien entendu, d’une série
d’images traditionnelles sur le rôle des femmes. Giono a le mérite,
toutefois, de mettre à jour cette armature de tendresse, cette force
effacée mais efficace des femmes qui maintient la cohésion du tissu
familial et humain, car, quand ce travail de tendresse est fait, « le
monde est monde » (IV, 154).
Sa main de squelette prit la cuiller. Elle n’y voyait absolument plus, mais son
oeil n’avait jamais eu plus de couleur et il amena cette couleur très nette au
coin de la paupière, comme pour guetter. Dans le mouvement qu’elle fit, elle
découvrit son poignet [...] il y eut dans ces os la même ruse instinctive que
dans son oeil, et jamais je ne vis main si habile avec sa cuiller à ramasser très
peu de soupe et beaucoup d’huile. (IV, 208)
99
Parlant à leur ami de la conception qu’elle se fait de l’argent, Angelo II, son fils,
dit : « Elle veut que ce soit une disparition totale [...]. S’il y avait un moyen pour le
faire bouillir et s’évaporer comme de l’eau, c’est le moyen qu’elle prendrait » (IV,
185).
114 Jean Giono
Elle n’a, bien entendu, pas perdu le souvenir de ses gestes, elle cherche à les
oublier, non pas qu’elle regrette quoi que ce soit, au contraire, elle est très fière
de ce qu’elle a fait et qu’elle referait si c’était à refaire […]. Mais il lui semble
qu’après avoir si parfaitement réussi, il importe qu’elle se délivre de tout
orgueil et qu’elle rende à Dieu ce qui est à Dieu. Car sans lui, elle aurait pu être
prise la main dans le sac au moins trois fois. (VI, 318)
dans ces régions comme le texte nous le révèle, mais dans cette
aberration de la nature, une femme qui n’a pas besoin d’hommes. La
fin du récit devient toutefois plus ambiguë car Ennemonde est bien
reine de son domaine, mais c’est une reine qui par sa paralysie a perdu
son indépendance et doit compter sur les autres pour pouvoir continuer
à vivre. La dernière image que l’écrivain nous laisse d’Ennemonde, est
celle d’une vieille femme qui attend le printemps, « amorphe comme
un mélange de farine, d’eau de sel avec un levain d’une grande
fraîcheur, qu’on pétrit encore un peu ce soir, mais que demain on
écrasera pour lui donner forme utile » (VI, 325) Est-elle donc réduite
à cette pâte informe que d’autres moulent à leur gré?
Les femmes chez Giono offrent de multiples visages, souvent
opposés : tendresse généreuse face à un égocentrisme forcené, amour
maternel face à une sensualité débridée, sérénité et sagesse face à des
manigances diaboliques. Les femmes, de même que les hommes,
excellent dans le bien comme dans le mal. Leur rôle et leurs rapports
avec les hommes varient, ainsi que nous l’avons indiqué dans le cas du
Grand Troupeau, selon le rôle narratif que Giono leur assigne. Cela
étant dit, malgré l’indépendance d’un grand nombre des personnages
féminins, cette indépendance ne peut pas se manifester aussi
impunément que celle des hommes. Ariane, dans Deux Cavaliers,
l’exprime clairement lorsqu’elle déclare : « D’un côté il y a ceux qui
sont dans la vie, et de l’autre côté, il y a nous les femmes » et « de mon
temps, du temps de Delphine, on nous avait appris à ne pas dire contre
[...]. On nous avait forcées à dire pour. Et toute notre vie nous avons
rendu service » (VI, 51). Pourtant, Ariane n’est pas une femme
passive; elle dit : « je peux faire mon train toute seule, même quand il
s’agit de grosses choses. Tu connais ma vie » (VI ,60). Elle a
« commandé toute seule une grande maison » (VI, 62). Mais elle
reconnaît sans ambages que les femmes vivent dans un système
patriarcal qui, tout en leur laissant une marge d’action assez large,
surtout dans la sphère du domestique, ne leur permet pas d’avoir une
prise directe sur le monde extérieur.
En fin de compte, si les femmes chez Giono constituent des
partenaires à part entière dans les couples, elles se tiennent néanmoins
un peu en retrait. Les femmes fortes, elles, ont un côté souvent
inhumain, voire monstrueux qui jette un discrédit sur la légitimité de
leur désir de pouvoir. Giono, en cela, est un homme bien de son époque,
Chapitre quatre : Visages du féminin 119
101
Jacques Chabot. « Femmes et greniers ». dans Etudes littéraires. 15 (1982) :
331-352.
102
Je remercie le Centre Jean Giono de m’avoir permis de consulter de nombreux
travaux sur les femmes dans Giono tels que : « Mlle Aurore et la jeune marquise de
Théus : évolution de l’amazone face à deux héros notoires de l’œuvre gionienne »,
Chantal Carla, Maîtrise de Lettres Modernes; « Anarchie et Féminité dans l’œuvre de
Giono », Denise Mouradian , DEA Lettres et Art, sous la dir. de Jacques Chabot, U. de
Provence, 1997; « Les personnages féminins dans les romans de la maturité de Jean
Giono », Jacqueline Chelhani, Bordeaux III, sous la dir. de Guy Turbet-Delof, 1979.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre cinq
L’ART DE GIONO
103
Par exemple, le Giono des romans rustiques; celui des chroniques; celui du cycle
d’Angelo, avec au sein même de ce cycle des différences notables telles que Mort d’un
personnage; celui de Personnages et Caractères pour en revenir avec L’Iris de Suse
122 Jean Giono
à un roman plus proche de ses premières œuvres, quoiqu’il s’en démarque par certains
côtés.
104
« Giono, comme tout écrivain, part de la littérature et vit de la littérature existante
autant que de ce qu’il sent pouvoir y ajouter », Godard, D’un Giono l’autre (10).
Chapitre cinq : L’Art de Giono 123
Giono conteur
En rétrospective, il n’est peut-être pas fortuit que Naissance de
l’Odyssée, quoique publié après Colline et Un de Baumugnes (il fut
publié en 1930), ait été le premier livre que Giono ait rédigé en entier
(entre 1925 et 1927) et soit considéré aux yeux de nombreux critiques
comme la vraie naissance de Giono l’écrivain. Bien qu’il inscrive son
livre dans la tradition classique, comme Jacques le lui avait
recommandé, l’auteur propose une réflexion sur l’écriture même.
Derrière Ulysse – conteur par excellence, emporté par ses propres
mensonges – se profile la figure de Giono, « l’arrangeur de la vérité, le
maître de la fiction » (I, 839). Ulysse qui, dans la version de Giono,
invente des histoires fabuleuses pour échapper au courroux de
Pénélope, se retrouve, presque malgré lui, un héros célèbre. Il
découvre le pouvoir des mots et la magie des mensonges qui font surgir
des mondes captivants devant les yeux de ses auditeurs. Le mensonge
devient seconde nature; Ulysse ne peut pas arrêter les paroles qui
sortent de sa bouche :
Certes, il n’était pas un trop mauvais garçon, mais il avait menti, menti
d’affilée comme on respire, comme on boit quand on a soif, tant et tant qu’il
ne connaissait plus le vrai du faux, qu’il n’y avait plus de vrai dans sa vie,
son imagination cristallisant sur chaque brin de vérité une carapace
scintillante de mensonges. (I, 53)
124 Jean Giono
105
Voir plus bas les histoires que Giono aime à raconter à sa famille et à ses amis.
Voir aussi son goût pour la mystification, comme dans le cas du Serpent d’étoiles ou
de L’Homme qui plantait des arbres. Quelquefois, Giono est piégé par ses propres
fabulations. Nous en avons parlé dans notre premier chapitre.
Chapitre cinq : L’Art de Giono 125
un petit peu à côté de la vérité, juste à côté. Voyez- vous, c’est comme si
nous voulions décrire ce cendrier. Ce cendrier existe, ce cendrier est la vérité.
Nous voulons décrire le cendrier et notre cendrier créé sera un peu à côté du
cendrier réel. (T.-A. 77)
106
Dans le chapitre « Le Syndrome des mille et une nuits », Maurice Chevaly écrit de
Giono : « Conter était pour lui la seule chose qui comptât » et il cite l’écrivain : « Je
m’installe au coin de la rue et je mets le chapeau… », Giono à Manosque (Le Temps
Parallèle-Editions, 1986) : 187.
Chapitre cinq : L’Art de Giono 127
que l’indique Godard dans D’un Giono l’autre, est un vrai tour de
force, narré de bout en bout, pendant 250 pages, par le même
personnage qui non seulement nous rapporte l’histoire « en direct »,
mais nous fait part de ses réactions et sentiments vis-à-vis de l’Artiste
à travers des monologues ou dialogues intérieurs, tous gardant la
saveur de la langue parlée du trimardeur (109). Presque tous les
romans de Giono, d’ailleurs, sont marqués par la recherche de l’oralité
non pas comme un mimétisme rigoureux du langage des personnes
mises en scène – on lui a reproché, on l’a mentionné, la façon dont il
faisait parler ses paysans – mais plutôt comme la création d’un style
oral dans lequel « les dictons, les proverbes et locutions imagées de la
langue populaire souvent savoureux en eux-mêmes […] le deviennent
encore plus lorsque volontairement ou involontairement on les sollicite
ou les gaudit » (D’un Giono 91). C’est ce que Giono appelle dans Le
Triomphe de la vie, « retourner la peau d’un proverbe » (cité par
Godard 91).
L’oralité, dans les romans de Giono, renvoie donc au
personnage de conteur d’Ulysse et dote les personnages du romancier
– et par là Giono lui-même – du pouvoir d’inventer des versions
subjectives de la réalité et de créer des mondes par le seul pouvoir de la
parole. Dans Pour saluer Melville, l’auteur de Moby Dick, double de
Giono, nomme les choses qu’il voit à sa compagne, Adelina White,
s’arrogeant le pouvoir non seulement de les faire exister, mais aussi de
les ordonner à sa guise comme un créateur omnipotent :
tout ça?’. Alors Giono lui répond en riant : ‘Depuis dix minutes’ »
(Campozet 31). Magnan, lui aussi, fait référence à ce penchant de
Giono pour l’invention (Promenades 153). Aux alentours de l’année
1967, Aline Giono se souvenait de pareilles inventions comme celle
des Quelte, personnages qui figureront dans L’Iris (1968). Elle faisait
le tour de leur jardin à Manosque avec son père et lui demandait le nom
des montagnes qu’on voit au-delà du plateau de Valensole. Il inventait
les Quelte et leur château sans y réfléchir et Aline liait ce souvenir au
roman107.
Comme dans ses histoires avec sa fille, l’imagination de Giono
l’incite, à partir d’une observation des plus anodines, à lâcher la bride
à son invention – nous pensons ici aux personnages dans le tramway de
Marseille dans Noé, pour chacun desquels il fabrique une histoire. Un
paysage, une simple image sont souvent à l’origine d’une œuvre
comme le fleuve pour Le Chant ou celle d’un hêtre pour Un Roi. Il
décrit ainsi la genèse d’Un Roi alors qu’il est en vacances à la
Margotte, sa ferme près de Forcalquier :
parler, figure, aux dires de Giono, dans « dix ou douze autres histoires
qui n’ont pas été écrites. Il a dû figurer dans Le Chant et encore une
fois dans Batailles » (T.-A. 193).
A la facilité avec laquelle Giono crée ses histoires s’ajoute un
imaginaire de l’excès, caractéristique que bien des critiques n’ont pas
manqué de relever, en particulier Citron dans son excellent article sur
« Sur la démesure chez Giono »108. Cette démesure se manifeste par
exemple dans certains de ses premiers ouvrages à la fois dans le sujet
traité et par un style dense, chargé d’images qui décuplent la réalité;
dans d’autres œuvres, au style plus concis, la démesure se déplace
souvent au niveau de la psychologie de ses personnages. Notons,
encore une fois, la difficulté à trancher net entre le Giono d’avant- et
d’après- guerre. Dans Deux Cavaliers nous nous trouvons plutôt
devant une démesure psychologique soulignée par la force et la taille
physiques des personnages.
Dans certains de ses premiers romans, Giono affectionne les
récits de cataclysmes – incendie, inondation, épidémie – qui lui
permettent de mesurer les êtres humains à la nature. Sous sa plume, ils
prennent des proportions gigantesques, voire épiques ou
apocalyptiques. La fonte du glacier dans Batailles provoque des
inondations incontrôlables, emportant tout sur son passage. Les
descriptions de la boue et du courant qui déracinent les arbres,
culbutent les rochers et métamorphosent les paysages familiers en no
man’s land se transforment en images obsédantes par leur côté répétitif
et colossal, apportant ainsi une vision apocalyptique de la nature
déchaînée contre le monde. De même, dans Le Hussard, le choléra
envahit totalement la scène. Les descriptions prennent un caractère
surréaliste par leur hyper- réalisme, en particulier les vomissements
comparables « à du riz blanc » – détail absolument inventé par
l’écrivain – mais qui frappe et convainc par son insistance. Giono
semble même se délecter du caractère morbide de la situation,
observant avec détachement, comme son héros Angelo, les corps en
proie aux soubresauts et contorsions de la mort.
108
Dans Giono Romancier, Actes du IVe colloque international Jean Giono.
Colloque du Centenaire (Aix-en-Provence : Publications de l’U. de Provence, 1990) :
145-162.
Chapitre cinq : L’Art de Giono 131
qui lui dit que je cherche de la concision dans le style et qui a décidé que
c’était ce qu’il fallait rechercher? Je recherche le rythme mouvant et le
désordre […] Je n’ai aucune estime pour Fernandez … [les critiques] sont
habitués à voir par leurs petits yeux et à sentir avec leurs petits sens, leur
petit monde cartésien… (1er mai 1935, cité par Citron 1990, 250)109.
109
« Jamais tu ne trouveras dans mes livres futurs de la sobriété car j’en suis l’ennemi
mortel et c’est ce qui vous tue tous, fils de Descartes, amants de l’ordre et de la nature »
(lettre à Eugène Dabit, oct. ou nov. 1934, citée dans Citron 1990, 250). A peu près à la
même époque, toutefois, en réponse peut-être aux critiques, Giono s’admoneste afin de
ne pas se laisser emporter par la démesure de son imagination : « Bien se prendre en
main… et pas de poésie » (lettre à Henri Poulaille, citée par Citron 1990, 157).
Chapitre cinq : L’Art de Giono 133
Giono écrivain
Les dons de conteur admirable chez Giono ne signifient pas
pour autant que son œuvre est simple, qu’elle « coule de source » pour
paraphraser la formule de Malraux110. Giono est aussi un écrivain qui
réfléchit à son art, renouvelle son style constamment et expérimente
avec des structures narratives complexes. Malgré le mythe
anti-intellectuel qu’il entretient, Giono est très conscient de la nature
complexe de l’écriture. A maintes reprises, dans les entretiens avec les
Amrouche, il revient sur l’idée de « bon ouvrier » de la littérature :
« C’est précisément ce que je veux être » (173). Plus loin il s’élève, à
juste titre, contre l’idée de mettre les écrivains sur un piédestal. Il
insiste sur le fait qu’être écrivain « est un métier comme les autres » et
qu’il se prend « pour un artisan, un simple artisan » (197). Il nous faut
nous arrêter quelques instants sur ce terme.
Lorsque Giono compare son art à celui d’un artisan, il le fait
en hommage à son père, représentant de ces artisans du XIXe siècle et
des théories proudhoniennes, comme nous l’avons noté au chapitre un.
De plus Giono, on le sait, a une haute opinion des artisans et du travail
bien fait. On peut donc prendre ses déclarations, non pas comme une
coquetterie d’écrivain établi, mais littéralement. Giono « fabrique »
ses livres, n’hésitant pas à mettre de côté ou à réécrire des chapitres
entiers qui ne le satisfont pas.
Un tel exemple serait Le Grand Troupeau, livre que Giono a
énormément peiné à écrire – les souvenirs de la première guerre
110
« Giono, c’est de l’eau de source du roman », cité par Godard dans d’Un Giono
l’autre (10).
134 Jean Giono
111
Chonez parle d’un style dont « les leitmotive et les tics peuvent agacer parfois »
(50). Décrivant ses premiers romans rustiques, elle y trouve un style dont « l’excès
détonne, et semble affecté : l’abus des répétitions, par exemple, des phrases brèves et
sans verbe, des explétifs ou des interjections qui font piétiner le dialogue » (59), ou
alors « de grandes phrases » lyriques (60). Au contraire, dans les Chroniques, Chonez
voit un Giono qui parvient « à resserrer et alléger son style. […] s’en est allé l’adjectif
(sans parler de certains rythmes ‘trop ronds’) » (109).
Chapitre cinq : L’Art de Giono 137
la vraie question du Bonheur fou est à peu près celle-ci : comment un style
actuel de narration peut-il s’introduire dans la convention romanesque,
comment lier aux plaisirs de l’imagination notre sentiment brisé, atomisé de
l’homme et du temps. Le Bonheur fou est un roman expérimental, où
l’expérimentation recherche la survie du vieux charme romanesque. (Les
Critiques de notre temps 135)
Picon s’empresse d’ajouter qu’il n’assure pas que « Giono se soit parlé
ainsi » (135). Nous touchons ici à deux points importants. D’une part,
Giono refuse de théoriser sur son art, peut-être par modestie, mais plus
certainement pour se différencier des intellectuels parisiens. Dans son
introduction aux Chroniques romanesques en 1962, il voit la littérature
comme « ayant peur de son passé. Comme tous les arts quand ils sont
terrifiés, elle se rue dans la rhétorique » (III, 1278). D’autre part, si
nous regardons les critiques que Giono adresse aux écrivains de la
littérature moderne, c’est justement d’avoir perdu le pouvoir ou désir
de raconter : « Quand on n’ose plus raconter d’histoires ou qu’on ne
sait pas, on passe son temps à enfiler des mots comme des perles »
(1278). Il fustige la recherche de formes nouvelles du récit en termes
catégoriques : « [l]e moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas
souvent exigées par le sujet », car il les considère comme un exercice
gratuit, un peu comme si « [p]our se débarrasser d’Homère, on fait
raconter L’Odyssée à l’envers et par un bègue ». D’où, dit-il, « l’ennui,
le dégoût » (1278).
Si Le Bonheur fou lui-même n’évite pas l’ennui, il est toutefois
porteur, malgré les dénégations de l’auteur, d’un essai fort moderne,
comme l’a décelé Picon, pour renouveler la forme romanesque afin
qu’elle exprime une vision du monde de plus en plus complexe.
L’article judicieux de Béatrice Bonhomme, « Contribution de Giono à
l’évolution du roman du XXe siècle : innovation dans Un Roi sans
138 Jean Giono
divertissement »112, prouve, lui aussi, que Giono n’est pas l’écrivain
naïf qu’il voudrait nous faire croire, bien qu’il nous dise « [q]u’on ne
trouvera pas grande innovation dans ces ouvrages », c’est-à-dire, entre
autres, Un Roi, Le Moulin ou Les Ames fortes (III, 1278). Bonhomme
relève les stratégies qui s’inscrivent dans « une remise en question du
romanesque traditionnel » (106). A partir de cette étude, nous en
distinguerons un certain nombre qui démarque ce texte de ceux qui le
précèdent et que l’on peut retrouver dans les livres suivants.
112
Dans Giono Romancier, vol. 1 (105-109).
Chapitre cinq : L’Art de Giono 139
son bureau, lieu matriciel, qu’il place les personnages du Roi au début
de Noé.
La fin de Noé, après les nombreux détours et méandres d’une
fiction échevelée à l’élaboration de laquelle il nous fait participer,
débouche sur la gestation d’une nouvelle œuvre, Noces, qui par ailleurs
ne verra jamais le jour. Dans Noé, Giono lâche la bride à son
imagination, ce qui ne signifie pas toutefois que le livre ne comporte
pas une armature et des structures récurrentes114. Il met en scène, très
consciemment, le personnage de l’auteur ainsi que, sans inhibition,
son imagination créatrice. Cette démarche est reflétée dans le titre, Noé,
et son épigraphe (poème tiré d’une œuvre de Giono, Fragments d’un
« Déluge ») : « Il n’y avait pas d’arche. […] Il y avait le cœur de
Noé/Un point c’est tout » (III, note 2, 1444), dans lesquels Citron voit
très justement un symbole de l’écrivain. Celui-ci porte en lui toutes ses
créatures, toute création est dans le cœur. « La seule réalité est
intérieure et magique » (Citron 1991, 410).
Dans son étude sur l’utilisation des parenthèses dans l’œuvre
de Giono, Denis Labouret remarque que dans Noé, la parenthèse n’est
pas seulement un énoncé de second ordre, mais qu’elle devient
essentielle, « hypertrophie monstrueuse » et marque de « cette poussée
des formes et de la dynamique de l’imaginaire »115 (259). Il ajoute
qu’elle est pour le lecteur ou la lectrice – mais on pourrait très bien
ajouter aussi pour l’écrivain – « un espace de jouissance et de liberté »,
parce qu’« affranchi [e]des finalités d’histoire [il/elle] est disponible
pour le charme de l’imprévisible » (260). Et Noé n’est-il pas le livre
par excellence de l’imprévisible et de la jouissance dans lequel Giono
se tient au plus près de sa définition du réalisme : « Ma sensibilité
dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques et la voilà, telle
quelle est : magique. Je suis un réaliste » (III, 705).
Giono se délecte à entretenir une double mystification. D’une
part, il traite son univers romanesque comme une fiction aussi réelle,
sinon plus, que la réalité. D’où ce désir perpétuel de fabulation, dans sa
vie comme dans son œuvre, car il se sent trop à l’étroit dans le réel.
114
Voir non seulement les notes de la Pléiade sur la structure de l’œuvre, mais aussi
l’article de Llewellyn Brown, « Noé : apprentissage d’un artificier? », dans Giono
l’enchanteur (226-263).
115
« Giono et la poétique de la parenthèse », Giono romancier, vol 2 (245-263).
144 Jean Giono
la ville avec sa peau de truite sur laquelle passaient les frissons verts, roses
et bleus des tuiles, des zincs, des verrières et des fumées; […] la mer qui
haletait contre nos falaises déchiquetées comme le ventre sensible d’un
énorme lézard. (IV, 193)
l’avons déjà indiqué, que les rapports entre les hommes et la nature
soient toujours édéniques. La nature est souvent cruelle comme dans
Colline ou dans Batailles. Là, les images se font monstrueuses,
porteuses de destruction :
Une grande chienne de lumière couchée sur les eaux allaitait des petits
chiens d’ombre avec d’énormes mamelles de lait brillant, elle mâchait un
morceau de forêt extrêmement vert, là-bas, de l’autre côté du lac, fouillant
entre les arbres avec ses dents luisantes. (II, 865)
D’un bosquet sortait le fût décapité d’un clocher. A la lisière, pourrissait une
grande ferme toute rongée, ses ossements éparpillés dans l’eau des prés; des
corbeaux becquetaient les orbites crevées de ses fenêtres. Au-delà du
ruisseau, le pays déchiré jusqu’à la craie s’en allait plat, sans arbres et sans
hommes, jusqu’à des crêtes lointaines qui fumaient d’une fumée convulsive,
pleine de scintillements et d’éclairs. (I, 606)
116
« Du zoophile au taxidermiste : les rapports de l’homme et de la bête chez Giono,
de Colline à Dragoon », dans Giono romancier, vol.2 (371-392). N’oublions pas,
toutefois, que dans Regain, roman de l’idylle rurale, Panturle prend un plaisir malsain
à dépecer un renard qu’il vient de tuer, plongeant ses mains dans les viscères encore
chauds de l’animal. Giono, cependant, utilise cette image comme signe de la
détérioration de Panturle, que la solitude fait revenir à l’état sauvage.
Chapitre cinq : L’Art de Giono 149
Le bled où nous sommes est d’un moche complètement fini. C’est torché. Le
vent et rien; impossible de se raccrocher à quoi que ce soit. Obligé de
chercher en soi-même. J’ai connu des quantités d’endroits où il en faut peu
pour se changer les idées : un oiseau, une sauterelle, même le vent. (V,
604-605)
117
Le Chant du monde présente quelques-uns de ces moments privilégiés.
150 Jean Giono
118
Jean Giono. Qui suis-je? (Lyon : La Manufacture, 1985) : 161.
119
Citron va dans le même sens lorsqu’il parle de « psychologie qui s’écarte de toute
apparence de réalisme psychologique » (1999, 407); de même que Le Clézio qui
écrit : « Comme Melville, comme Faulkner, Giono est de ceux qui ont réussi à sortir le
roman de l’ornière psychologique » (Les Critiques 175).
Chapitre cinq : L’Art de Giono 151
Pour Giono, il n’y a jamais rien d’autre que la nature, c’est-à-dire l’univers
terrestre sous sa forme illogique et puissante, sous sa forme libre […]. Mais
ce monde ne nous est pas étranger. Ces forces sont en nous. L’amour, la
haine, le désir, la cruauté, tous ces mouvements qui animent l’homme sont
les mouvements de la vie universelle, les mouvements réels qui proclament
continuellement la souveraineté de la vie. (Les Critiques 176)
S’il est vrai, selon Le Clézio, qu’« [é]crire […] c’est construire
un nouvel ordre d’existence, un ordre absolu qui ne dépend d’aucune
matérialité » (174), il n’en est pas moins vrai que dans son œuvre,
Giono a creusé au plus profond de l’humain pour en révéler les
pulsions essentielles qui nous constituent : pulsions du mal comme du
bien. Ainsi, paradoxalement, à travers son invention, Giono se fait
l’explorateur de l’âme humaine, comme l’étaient Toussaint dans Le
Chant ou Casagrande dans L’Iris par leurs rapports quasi magiques
avec la nature. La boucle est bouclée : Giono le fabulateur, le fabricant
de mensonges rocambolesques, comme son Ulysse, parvient, peut-être
mieux qu’aucun autre écrivain de sa génération, à mettre en lumière les
remous de notre psyché tout en nous rappelant que nous n’existons pas
en dehors du monde qui nous façonne.
Page laissée blanche intentionnellement
BIBLIOGRAPHIE
Remerciements ...........................................................................6
Chapitre un :
Giono et ses vies .........................................................................7
Chapitre deux :
Homme et terre : la recherche de l’être complet .....................39
Chapitre trois :
Amitié/Fraternité : le couple masculin ....................................69
Chapitre quatre :
Visages du féminin ...................................................................93
Chapitre cinq :
L’art de Giono ........................................................................121
Bibliographie .........................................................................153