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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Peut-on parler d'un « orphisme » de Valéry?


Pr. William Mc STEWART

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STEWART William Mc. Peut-on parler d'un « orphisme » de Valéry?. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1970, n°22. pp. 181-195;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1970.959

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1970_num_22_1_959

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PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME »

DE VALÉRY ?

Communication de M. William McC. STEWART


(Bristol)

au XXIe Congrès de V Association, le 24 juillet 1969.

Je ne puis entreprendre de vous parler de Valéry sans


rappeler que c'est dans ces murs que nous avons pu l'entendre
traiter lui-même — en maître et ex cathedra — de la poétique.
C'est un honneur pour moi d'avoir été invité à parler de ce
thème d'Orphée qui se trouve être au centre même de sa
vision de l'artiste créateur — et de le faire en présence de sa
fille qui a consacré tant de dévouement à rendre plus
accessible et à faire mieux connaître ce grand poète et ce haut
esprit.
Les thèmes de Valéry se rattachent assez fréquemment
à des mythes fort bien connus ; et certains de ses poèmes
les plus célèbres tirent une partie au moins de leur force
évocatrice ou suggestive de cet arrière-plan de mythes qui
nourrissent l'imagination et meublent l'esprit de tout
héritier de la tradition poétique européenne.
Je n'ai guère besoin de rappeler la recréation et la
transformation, dans son œuvre poétique, de tant de figures de la
Fable : le Serpent, Narcisse, la Pythie, Sémiramis. Pour ses
grands dialogues, il adapte et transforme le milieu et le mythe
du Socrate de Platon et de Xénophon ; il juxtapose le monde
pastoral du Virgile des Êglogues et les évocations du grand
1 82 WILLIAM MCC. STEWART

poète de la nature qu'est Lucrèce pour son « Dialogue de


l'Arbre » ; le thème de Faust qui a intéressé sa jeunesse (il y
a des inédits pour le prouver) le reprend, comme il nous le
raconte lui-même, « un certain jour de 1940 ». Le personnage
de Faust « et celui de son affreux compère ont droit à toutes
les réincarnations . . . Beaucoup de possibilités, de
développements se sont présentés : drames, comédies, tragédies,
féeries selon l'occasion : vers ou prose, selon l'humeur,
productions parallèles, indépendantes, mais qui, je le savais,
n'existeraient jamais ». Et c'est ainsi que, « de scène en scène,
d'acte en acte », se sont composés les importants fragments
qu'il offre au public vers la fin de sa vie sous le titre de « Mon
Faust ».
Valéry se permet de même, le cas échéant, de donner vie
à un être qui incarne des éléments tirés sans référence
précise d'un vaste monde poétique où tout et rien se retrouvent
— création qui s'agrège une existence mystérieuse toute
distincte : « La Jeune Parque » en offre l'exemple à la fois
le plus prestigieux et le plus énigmatique.
Mais il se sera déjà permis, avec des références bien
objectives, de se créer un Léonard de Vinci à lui, qui incarnera la
réunion — pour lui fondamentale — de l'esprit scientifique
extrême et du don de création artistique s'exerçant en vue
des réalisations les plus hautes. Et il créera vers la même
époque un être qui incorpore certains traits essentiels de
l'analyse de l'esprit à laquelle il vient de se vouer — sous les
formes les plus anti-romantiques possible : c'est M. Teste
— doublé d'une femme le contemplant (et je vous rappelle
la remarque de Mme Emilie Teste : « Alors j'ai dit à l'Abbé
que mon mari me faisait penser bien souvent à un mystique
sans Dieu »).
Mais n'allons pas plus avant dans ces évocations de thèmes
et de mythes, dont certains trouvent une vie nouvelle et
transformée au cours des ans.
'OvojjiaxXuTov 'Opcpr.v : la première mention d'Orphée dans
un fragment cité d'un célèbre poète du VIe siècle, Ibykos,
le présente comme déjà « illustre »... Ceux qui ont étudié
la question de près restent convaincus de l'existence histo-
PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? 183

rique de cet être, autour duquel ne s'en sont pas moins


accumulés tant de légendes, tant de récits fabuleux, évoquant ce
proto-poète, ce mage, ce demi-dieu... Déjà Eschyle nous
l'offre comme l'homme qui a charmé la nature entière :
'Opçeî Se Y^"3:jav tîjv èvocvTÎocv IXeiç.

A l'encontre des autres mythes qui l'ont attiré, celui-ci


présente le poète accompagné de ses plus hauts prestiges,
et marqué par le sort. Il en est d'autres qui peuplent le
paysage intérieur du jeune Valéry à cette époque : celui d'Arion,
autre chantre, célèbre pour avoir su charmer les dauphins,
et celui d'Amphion, qui a élevé les murs de Thèbes aux sons
de la lyre. Arion lui inspirera un sonnet de fantaisie mallar-
méenne, composé en 1891 et paru dans le Syrinx. Des deux
autres figures prestigieuses, ce sera Orphée qui prend le
dessus dans l'imagination du poète — mais en s'appropriant
les fonctions d'Amphion constructeur de temples et de
citadelles.
Son grand ami de lycée, Gustave Fourment, y est peut-être
pour quelque chose. En démolissant, en effet, le « conte
vraisemblable » — « sorte de négatif (d'après la formule d'Octave
Nadal) de la Soirée avec M. Teste » que ce conte a précédé
de six ans — , Fourment propose à Valéry, dans une longue
lettre du 17 février 1890, d'analyser le désir de suicide qui
saisit, dans le conte, le jeune homme tiraillé entre la Femme
et les Lettres, et l'invite à être autre : « Pourquoi l'idée de la
Mort le change, le rend autre ? Ne trouvant pas de
résistance dans cette âme vide, cire molle et docile, l'Idée opère
et se réalise par sa propre force. Tu connais la fable antique :
aux sons de la lyre d'Orphée les pierres se rangeaient d'elles-
mêmes en murailles, et les villes harmonieuses étaient bâties ;
ainsi sous l'influence d'une Conception et à sa ressemblance
une âme nouvelle prend forme, et les éléments anciens se

(1) « Ta voix (dit Eiïisthe au Coryphée dénonçant Clytemnestre) est


le contraire de la voix d'Orphée : lui par ses accents enchaînait la nature
charmée »... (Agamemnon, 1629- 1630).
184 WILLIAM MCC. STEWART

disposent en un ordre nouveau — création mystérieuse d'un


être par une idée ! »
Le reste de cette longue lettre laisse penser qu'elle n'est
pas étrangère à la genèse du Paradoxe sur V Architecte — et
cela d'autant plus que, d'un côté, elle attribue à Orphée les
prestiges d'Amphion et que, d'autre part, elle conclut avec
une prière pour « une œuvre moins imparfaite que ce Conte
vraisemblable. Je voudrais plus de soin, plus d'étude. . . Cette
œuvre serait en prose ; car à force d'user du moule étriqué
du vers tu arriveras à ne plus penser ; à ne pouvoir plus
travailler qu'en des arrangements curieux de vocables ; travail
utile à condition qu'il ne soit que préparatoire . . . Mais des
œuvres de vie et ď amour y j'en attends encore, j'en espère, j'en
veux, de mon très passionnément aimé P. V. » (a).
Nous venons d'entendre expliquer cette « explication
orphique de la Terre » et évoquer la portée qu'a eue, pour
ceux qui se sont groupés autour de Mallarmé, cette figure à
grandes résonances (3). Parmi les jeunes poètes qui s'essaient
à ce moment, Valéry — encore montpelliérain — est peut-
être celui qui a de la façon la plus décisive offert Orphée
comme symbole de leurs aspirations. C'est d'ailleurs
Mallarmé qui représentera pour lui, dès ce moment et désormais,
de façon unique, le poète orphique de l'époque
contemporaine — Mallarmé qui possédait pour lui (il le dira plus tard)
ce don de poésie qui témoigne « d'une sorte de noblesse. Les
poètes dignes de ce grand nom réincarnent ici Amphion et
Orphée. Cet homme faisait songer à ces êtres semi-rois, semi-
prêtres, semi-réels, semi-légendaires, auxquels nous devons
de croire que nous ne sommes point tout animaux » (4).
Le Paradoxe sur Г Architecte de Valéry — publié dans
Ermitage en mars 1891 — est une glorification de l'architecture
sortant de sa gangue académique et s'offrant comme
prototype du grand art créateur. J'ai examiné ailleurs le détail

(2) Paul VALÉRY-Gustave Fourmfnt : Correspondance. (1887-1933),


(!957)> P- 100 et suivantes.
(3) Communication de M. Lloyd Austin.
(4) « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé »..., Œuvres (Pléiade),
I, 651.
PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? 185

de ce texte (5), que Valéry fera réimprimer à la suite d'Eupa-


linos au tome A des Œuvres en 1931. Ici, quelques citations
et renvois suffiront.
Rappelant qu'autrefois, « aux siècles orphiques », l'esprit
« soufflait sur le marbre », le jeune Valéry évoque «
l'architecte suprême » qui doit élever « les premiers tabernacles et
les sanctuaires imprévus où le Credo futur, à travers l'encens,
retentira ». « Cette âme lointaine — par mon âme désirée »,
il la devine « musicienne et longtemps recluse dans la pure
solitude de son rêve ».
Le héros, qu'il combine des octaves ou des perspectives,
conçoit en dehors du monde... Ainsi se manifestera l'indicible
correspondance... qu'il faut discerner entre deux incarnations
de l'art, entre la façade royale de Reims et telle page de Tann-
hâuser...

Les aspirations qu'exprime ce texte sont celles qui remontent


au romantisme européen et reflètent l'esthétique du
Parnasse, de Baudelaire, Poe, Wagner, Huysmans, Villiers,
Mallarmé... L'artiste
n'aura fait que pétrifier et fixer dans la durable ordonnance
des matériaux la clarté céleste et les ombres émues dont les
mesures et les accords auront confié l'immense spectacle à son
cœur ! ... Et voici dans l'air bleu le Décor tel un somptueux
désir d'enfant réalisé... Et c'est la forêt du silence... Un largo
triomphal et total éclate enfin sous l'ultime voûte ; de tous
les motifs... se dégage et s'essore le secret, le glorieux amour
absolu... Or celui qui entre et qui regarde, ébloui de l'œuvre
tirée d'un songe, retrouve inévitablement d'héroïques
souvenances.

Et ici se place le premier texte publié du sonnet d'Orphée,


qui a cependant la particularité d'être présenté comme de
la prose — on pourra le lire sous cette forme à la fin du texte
du Paradoxe dans la réimpression de la Pléiade. Il est permis
de supposer que cette irruption inattendue — et surtout
non-annoncée — du vers qui se révèle au fur et à mesure,
représente également un peu le désir, de la part du poète,

international
p. (5)
163-178.
Entretiens
de Pour
Cérisy,
sur
le sous
texte
Paulladu
Valéry,
direction
Paradoxe,
Décade
d'Emilie
y. Œuvres
(1965)
Noulet-Carner,
du
(Pléiade),
Centre culturel
II,Paris,
p. 1402-5.
1968,
1 86 WILLIAM MCC. STEWART

de justifier le vers en tant que tel contre Fourment qui y


voyait (nous venons de le noter) une fausse contrainte et
un empêchement. Pierre Louys se permettra de le
réimprimer, comme vers, un mois plus tard dans sa revue, La Conque.
Comme ce texte est identique à l'autre (à part un seul mot,
« hauts », qui y manquait au vers 8), je l'offre ici sous cette
forme :
II évoque, en un bois thessalien, Orphée
Sous les myrtes, et le soir antique descend.
Le bois sacré s'emplit lentement de lumière,
Et le dieu tient sa lyre entre ses doigts d'argent.
Le dieu chante, et selon le rythme tout-puissant,
S'élèvent au soleil de fabuleuses pierres
Et l'on voit grandir vers l'azur incandescent
Les hauts murs d'or harmonieux d'un sanctuaire.
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Son œuvre se revêt d'un vespéral trophée
Et sa lyre divine enchante les porphyres,
Car le temple érigé par ce musicien
Unit la sûreté des rythmes anciens
A l'âme immense du grand hymne sur la lyre ! ... (6).

Ce sonnet qui se cachait à la fin du Paradoxe, et dont j'ai


pu consulter le premier brouillon et quatre états successifs,
reparaîtra encore, bien remanié, 36 ans plus tard, dans
l'édition de 1927 de Y Album de vers anciens.
Une juxtaposition détaillée des textes successifs montre
que, plus que tous les autres poèmes à forme fixe qu'a écrits
l'auteur, son Orphée illustre la difficulté qu'il a éprouvée à
accorder l'essence du thème à présenter avec les exigences
du sonnet.
Car, même quand il aura trouvé (dans la version de 1927)
un second vers pour rimer avec son premier, il semble se
sentir contraint de placer tout à la fois à la fin du premier
vers des quatrains et du premier vers des tercets les deux
syllabes irremplaçables : « Or » - « phée ».
Valéry lui-même traite le poème qui se présente ainsi de
« faux sonnet » ; ses amis également. Gide trouve « ce faux

(6) Œuvres (Pléiade), I, p. 1539-40.


PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? 187

sonnet irréprochable et splendide du premier au dernier


vers ». On le sait par cœur. Francis Viélé-Griffin le cite dans
sa propre revue [Entretiens politiques et littéraires, juin 1891) :
« N'est-ce pas le rêve de tout poète contemporain ?» ; et
Valéry, le remerciant d'avoir deviné la pensée cachée (sic)
dans ses vers, déclare : « Car nous sommes Orphiques,
constructeurs au son de la lyre de Temples bénis... »
Nous avons affaire ici, bien entendu, au Valéry d'avant la
fameuse « nuit de Gênes » (4-5 octobre 1892) ; et c'est sans
doute vers cette date qu'il faut placer un inédit qui a pour titre
« Orphisme », bien qu'il fasse prévoir de façon étonnamment
précise le projet qui trouvera une réalisation tardive dans Am-
phion. Voici le principal de ce texte que je dois à l'obligeance
de Mme Paul Valéry et qui, par son titre « Orphisme », par la
graphie « rhytme » (fréquente dans les autographes valériens
de cette époque) et par son caractère général, s'annonce
comme plus ou moins contemporain du Paradoxe sur
l'Architecte :
Orphisme
Au son de la lyre, les pierres s'harmonisaient en Temples,
L'explication du monde par la poésie, c'est-à-dire au-dessus
de tout syllogisme l'univers expliqué par la Beauté (7).
Le Poète recrée le monde... au moyen de rhytmes uniques,
éternels et divers.
Il fait se mouvoir selon une danse, un Homme parfait dans
un paysage pur, qui dit de magnifiques paroles sur une
musique divine...

Faire apparaître en toute œuvre ce mysticisme esthétique


qui provient de l'intuition obtenue de ce monde réglé par la
beauté.
Le rhytme en poésie découle de l'impression à obtenir.

Au verso de la même feuille se trouvent des


développements sur le « rhytme » qui vont dans le même sens.
Tout en glorifiant l'architecture dans ce qu'il écrivait
alors, et en développant ses rapports intimes avec la musique,
Valéry ne fait pas ressortir au même degré qu'il le fera plus
tard — dans Eupalinos — les rapports avec le nombre et la

(7) Variante (au crayon) pour « expliqué » : « refait en ses rapports ».


1 88 WILLIAM Л!СС. STEWART

géométrie, sous-jacents, certes, pour lui à toute œuvre. A


cette époque où il laisse encore libre cours à ses inspirations
les plus contradictoires, où il affecte un mysticisme
catholique en face de Gide protestant, où il rencontre l'occultisme
par son ami Coste, fidèle de Péladan, où la réalisation wagné-
rienne s'impose à sa sensibilité, qui en gardera une marque
ineffaçable, à cette époque, Orphée lui offre le suprême
symbole du créateur ayant un caractère divin. Et comme il
reconnaît que son mysticisme est en tout premier lieu un «
mysticisme esthétique » (ce sont, nous l'avons vu, ses propres
paroles), il n'est pas étonnant que ce soit le personnage
d'Orphée qui l'incarne et avec lequel il tend à s'identifier.
Valéry n'ignore d'ailleurs pas les autres éléments de cette
riche légende. Nouvel arrivé à Paris, il note une des toiles
qu'y a consacrées Gustave Moreau, peintre au sujet duquel
il partagera plus tard la critique de Degas, tout en déclarant
qu'on ne peut lui refuser d'avoir visé très haut (8). L'œuvre
de Moreau respire le culte du proto-poète et célèbre sa fin
tragique et musicale. Cette mort d'Orphée est d'ailleurs
évoquée à la fin d'un sonnet que Valéry envoie à Gide le 7
novembre de cette même année du Paradoxe (9).
L'idée de la collaboration avec Debussy, en vue d'un ballet
d'Orphée, n'aboutit pas ; et la lettre de Valéry à Debussy
où il en est question, qui est de 1900, nous fait assez bien
comprendre pourquoi. Valéry avait « songé ... au Mythe
d'Orphée, c'est-à-dire l'animation de toute chose par un esprit
— la fable même de la mobilité et de l'arrangement » (10).
Debussy a peu compté pour lui ; et, s'il est allé avec sa femme
à la première de Peïlêas, ce fut surtout par solidarité à l'égard
d'une œuvre originale injustement attaquée.
Mais, dans l'intervalle, Valéry assiste à YOrphée de Gluck
et écrit à sa femme : « Orphée m'a empoigné, surtout le Ier
et le IVe acte. Cela a eu le don de toucher en moi une très

(8) Degas, Danse, Dessin, Œuvres (Pléiade), II, 1185.


(9) Nous savons par la réponse de Gide — qui traite ce sonnet, « Ba-
thylle de Lesbos », de détestable — qu'il l'a envoyé en même temps à
Pierre Louys (Correspondante Gide-Vah'ry, p. 136V
(10) P. Vaiéry : Lettres à quelqups-um (1952), p. 62.
PEUT-ON PARLEU D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? 189

ancienne roche abandonnée. Je me suis souvenu de YOrphêe


que j'avais moi-même chanté jadis, et voulant l'être (...)
quand j'attribuais à mon imagination et à ma volonté une
puissance divine. . . Je suis rentré lyrique. . . (n). »
II assistera de nouveau à Y Orphée de Gluck en février
1905 — en même temps qu'à YOrfeo de Monteverdi. Les
témoignages postérieurs sur la haute place que tient pour lui
la musique de Gluck ne manquent pas ; et sa lettre bien
connue de 19 17, adressée à Albert Mockel, sur la genèse de la
Jeune Parque, contient cette phrase révélatrice : « J'ai songé à
écrire une pièce de 30 à 40 vers, et je voyais quelque récitatif
d'opéra à la Gluck ; presque une seule phrase, longue, et
pour contralto (12). »
Orphée se retrouvera d'ailleurs dans l'œuvre, les projets
d'œuvre et les soucis de Valéry à plusieurs reprises au cours
de sa vie postérieure — au point d'y prendre, à un moment
donné, une place assez grande et assez personnelle. Les
Cahiers, surtout ceux des années 1920-1921 (VII et VIII),
apportent des témoignages irrécusables de l'identification
de Valéry avec ce personnage mythique à la grande époque
créatrice des Charmes et des deux célèbres dialogues — vers
1920 :
Orphée : О divinité familière ! A chaque ennui je me tourne
vers toi. (Songe que dans cet esprit libre tu tiens la place d'une
idole). Voilà mon cas : le débat de l'esprit libre contre l'amour..
,

Mais c'est justement l'amour qui, unissant les deux sexes,


vient symboliser un lien universel. Il y eut déjà, certes, dans
la présentation de l'Orphée de 1891, une invocation « du
secret, du glorieux amour absolu ». Mais maintenant nous
trouvons l'épigraphe : « Pour Orphée et Eurydice » ; et Valéry
se met à énumérer « le système étrange de sensation, de
pensées, de possession croisée et d'illusion désertiques »,
comportant tous les rapports, dialogues, contacts et toutes les

(11) Lettre d'août 1900. Une lettre du même mois, adressée également
à sa femme, contient cette phrase : « Quel orchestre bi7arre je porte, avec
trois ou quatre thèmes capitaux, et un thème de silences singuliers. »
Œuvres (Pléiade), I, 27.
(12) Lettres à quelques-uns, p. 123.
1 90 WILLIAM MCC. STEWART

luttes concevables . . . Ces riches et nombreuses évocations


montrent à quel point ce thème invite le poète à songer à
un grand drame d'amour, comprenant des moments de
tendresse, de volupté, de lutte dialoguée de deux
orgueilleux, mais aussi de haine, de violence et de mort. « Orphée
maudit Eurydice et la voue aux divinités infernales. Le
serpent noir est envoyé ». Mais il ajoute tout de suite :
« Tu crois lutter avec Eurydice. Tu te bats avec toi-
même. »
L'arrière-plan personnel de ce drame, dont certains détails
sont déjà connus, reste encore à tirer au clair. Ce n'est pas là
le sujet que nous traitons ici (13). On en entend peut-être
un écho lointain dans l'une des dernières poésies majeures
publiées par Valéry lui-même, Ëquinoxe, où, s'identifiant
sans doute à Orphée, il évoque Psyché :

Elle me laisse au cœur sa perte inexpliquée


Et ce cœur qui bat sans espoir
Dispute à Persephone Eurydice piquée
Au sein pur par le serpent noir (14).

Cette auto-identification avec Eurydice en même temps qu'avec


Orphée fait valoir la portée qu'a ce mythe pour Valéry — lui
qui plus tard notera au sujet des personnages de son Faust :
« Lust et Faust sont moi. » Rappelons d'autre part que ses
si fortes répulsions contre le non-sens, l'insuffisance, le
ridicule des rapports sexuels ont été doublées ou même
contredites à certains moments par une vision d'union qui note
sous le nom « Amour » que « l'être complet est double » (15).
C'est donc peut-être à cette époque qu'il faudrait rattacher
ce fragment inédit qui porte encore le titre Orphique :

Digne, très digne du ciel étoile


Où il figurera parmi les signes,
Est rAnimal-par-excellence,
Le couple !

(13) Entretiens sur Paul Valéry (v. plus haut, note 5).
Í14) Œuvres (Pléiade), I, 160. Madame Agathe Rouart -Valéry me dit
que ce poème doit être de 1925 environ.
(15) Cahiers, 1938.
PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? ICI

Le nœud noué des corps.


C'est un être immortellement périssable !
[...1
Un joyau que firent peut-être
Aux Muses les Parques.

Les phrases suivantes d'Orphée, tirées également d'une


feuille inédite, montrent encore plus fortement à quel point
Valéry-Orphée identifie ces bonheurs avec le Divin :
II y avait entre nous des différences heureuses, et des
similitudes si parfaites qu'on eût dit que le même artiste nous eût
faits. Nos corps se comprenaient comme on pense que les
esprits bienheureux se comprennent. Us se prévoyaient et se
répondaient. Us ne pouvaient être assez près l'un de l'autre ;
et toute région de l'un d'eux qui n'était pas unie à l'une de
l'autre se sentait jalouse et désavantagée. Quand le plus
sensible et le plus sensible ainsi se composent, le reste du monde
devient vanité. Le véritable renoncement, l'ascétisme le plus
sincère, l'absorption dans le parfait, sont les vertus immédiates
de ce moment, qui a permis à l'homme d'inventer ce bonheur
appelé Dieux.

Si tout ce complexe de riches textes paraît se rattacher à


cette époque des grands projets et des grandes œuvres
réalisées, l'Orphée évoqué dans l'œuvre consacrée à
l'Architecture comme base de toute esthétique sera le même
personnage que le Musicien-Architecte de la vision du Paradoxe
— même si nous avons changé d'époque et, un peu, de
costume ; Phèdre déclare au sujet d'Eupalinos : « Je lui trouvai
le pouvoir d'Orphée » ; et Socrate, dans le même dialogue,
caractérisant les Grecs, pour qui la parole et la raison sont
la même chose, déclare : « Pareils à Orphée, nous
construisons, au moyen de la parole, des Temples de Sagesse et de
Science qui doivent suffire à toute créature raisonnable. »
Valéry tiendra dans ce dialogue à maintenir cette
primauté de l'architecture, qu'il avoue avoir été parmi les
premiers amours de son esprit : construction par le nombre ;
distinction entre les bâtiments qui sont muets, ceux qui
parlent et ceux qui chantent ; esprit créateur animant la
matière inerte ; alliance intime entre architecture et musique.
192 WILLIAM MCC. STEWART

C'est d'ailleurs l'époque où il compose le Cantique des


Colonnes » :
Nous chantons à la fois
Que nous portons les cieux !
О seule et sage voix
Qui chante pour les yeux !...
Un temple sur les yeux
Noirs pour l'éternité,
Nous allons sans les dieux
A la divinité !
Filles des nombres d'or,
Fortes des lois du ciel,
Sur nous tombe et s'endort
Un dieu couleur de miel...
Nous marchons dans le temps
Et nos corps éclatants
Ont des pas ineffables
Qui marquent dans les fables...

La troisième des célèbres strophes que j'ai citées reparaît


dans le livret ďAmphion, ce mélodrame composé pour être
mis en musique par Arthur Honneger. Nous avons vu à quel
point Orphée, associé si longtemps en tant que proto-poète,
dans l'imagination de Valéry, avec l'art qu'il chérit avant
tout autre, l'architecture, ne s'en est pas moins agrégé tous
les autres caractères que la légende lui confère. Il peut donc
paraître désirable au librettiste de retourner au poète qui
est en tout premier lieu celui qui se sert de son art de chantre
pour construire la citadelle de Thèbes : à Amphion.
Et cependant, ni la vie animale ni la vie humaine ne sont
étrangères à l'Amphion de Valéry, et l'amour trouvera sa
place en fin de compte dans l'ensemble qu'il réalise — ce
qu'on comprend mieux quand on saisit ce qu'Orphée est
devenu pour Valéry dans l'intervalle. Ici le récit, le chant
du dieu Apollon, différents chœurs, la danse, le mime, le
décor de toutes les ressources de l'orchestration musicale
contemporaine secondent et glorifient à la fois le Héros,
Poète-Architecte choisi par Apollon comme porte-lyre et
édificateur du temple. Valéry n'exclut d'ailleurs pas de ce
riche livret d'autres échos, puisque ce mélodrame se joue
autour d'une fontaine qui évoque celle de Narcisse. Cette
PEUT-ON PARLER D'UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? I93

fontaine n'est pas un simple élément pittoresque du décor :


elle parle. Le poème s'ouvre par le Chant des Sources :
Nous sources, goutte à goutte
Pleurons le temps mortel !

« Le sujet se réduit à ceci : Amphion, homme tout primitif


et barbare, reçoit d'Apollon la lyre. La musique naît sous
ses doigts. Aux sons de la musique naissante les pierres se
meuvent, s'unissent : l'Architecture est créée. » II est
remarquable que Valéry ait réduit son chantre, si divine que soit
sa mission, à la mesure humaine. Sa mission lui est
inspirée — dictée si l'on veut — par le dieu du chant et de la
création harmonieuse ; mais Valéry lui refuse l'apothéose en
faisant intervenir une « figure qui est l'Amour ou la Mort ».
On est également frappé qu'il ait maintenu dans une
ambiguïté absolue l'identité de cette figure à la fois gracieuse et
solennelle. Faut-il voir ici l'identification qui s'opère dans le
néant entre la mort et l'amour ? Cette fin n'est peut-être
pas si différente, après tout, de celle que certains fragments
permettent d'entrevoir comme possible pour YOrphêe
ébauché.
Mais si, pour une œuvre précise, qu'on lui offre de
réaliser dans les conditions, si attirantes pour lui, de l'art total
(spectacle, poésie, chant, danse, musique instrumentale,
grande fugue marquant la marche des pierres), Valéry a
évoqué Amphion, Orphée n'en reste pas moins pour lui le
symbole par excellence du grand chantre prestigieux et universel.
Si la substitution ainsi opérée a permis à Valéry, sans trop
trahir ses préoccupations les plus intimes, de composer le
livret d'une œuvre qui, « toute restreinte qu'elle est, doit
s'approcher d'une cérémonie de caractère religieux », il n'a
pas pour cela renoncé au thème d'Orphée.
L'importance centrale de ce thème se révèle bien quand le
poète de Narcisse, de La Jeune Parque — et à* Amphion —
se trouve engagé à célébrer en 1932 le centenaire de Gœthe :
Î94 WILLIAM MCC. STEWART

On dit Goethe comme on dit Orphée, et son nom sur-le-champ


impose, enfante à l'esprit une figure prodigieuse — un monstre
de compréhension et de force créatrice — monstre de vitalité,
monstre de mobilité, monstre de sérénité — qui, ayant saisi,
ayant dévoré, ayant transformé en ouvrages immortels tout ce
qu'une expérience humaine a pu, dans sa carrière, et étreindre
et métamorphoser, est lui-même à la fin métamorphosé en
mythe.

Il n'est donc pas étonnant qu'ayant osé se servir du mythe


de Faust et de Y Autre, devenus après Gœthe « des
instruments de l'esprit universel », Valéry nous ait laissé, parmi les
projets inédits de son Faust à lui, une transposition des
éléments du mythe d'Orphée. « Un fragment nous montre
Faust, après la perte de Lust dont il se sent responsable, se
mettant en quête de la demoiselle de Cristal au travers des
enfers — nette résurgence du thème si présent dans les
Cahiers (tomes VII et VIII) [années 1920-21] et dans les
projets inédits d'Orphée (16). »
Quand l'occasion se présentera pour lui, en 1944 («
Souvenir de Nerval »), d'évoquer le poète des Chimères, Valéry
citera tous les grands noms qui ont une telle part dans la
substance riche et troublante de ces sonnets ; tous, à l'exception,
chose étonnante, de celui qui comptait le plus pour Gérard
— et pour Valéry lui-même : Orphée. Est-ce par souci de ne
pas associer au désespoir maladif — cette « détresse affreuse »
qui est pour Valéry « le fond commun » des « Chimères » —
cet être quasi divin qui symbolisait pour le poète de « La
Pythie » un idéal irréalisable mais précieux à un degré unique ?
On sait par les Cahiers et par les propos rapportés par Mon-
dor qu'il s'identifiait — ou même se laissait identifier —
avec Orphée — talisman pour le protéger contre les assauts
du monde qu'il fréquente surtout à partir d'une certaine
époque. Même ses amis lui donnaient ce sobriquet :

Cocteau : Jules Lemaître m'appelait Ariel.


Valéry : Paléologue m'appelle Orphée (17).

(16) N. Bastet, dans Entretiens sur Paul Valéry (voir n. 5), p. 174.
(17) Mondor : « Ce que disait Valéry dans l'intimité » {Figaro
littéraire), 30-6-57.
PEUT-ON PARLER D*UN « ORPHISME » DE VALÉRY ? I95

Ce nom reste d'ailleurs associé jusqu'à la fin de sa vie avec


un rôle que l'imagination européenne attribue à Orphée dès
l'antiquité ; et c'est ainsi que, commentant la condition
politique de ce Virgile dont, peu avant sa mort, il transpose les
hexamètres latins en alexandrins non rimes mais exquis,
Valéry rappelait cette occupation de poète — « la plus pure
parmi les humains » — à savoir « d'apprivoiser et de relever
les êtres par le chant, comme faisait Orphée » (18).
Sans avoir pu avancer toutes les preuves, je répondrai
donc brièvement à la question posée par mon titre en disant
qu'Orphée a joué un rôle important pour Valéry — comme
mythe, comme symbole, comme idéal, dès sa jeunesse ; que,
depuis sa rencontre avec Mallarmé — dans les pages ďA
Rebours — il n'a pas cessé de voir et de vouloir un rapport
entre cet être mythique et le maître de la rue de Rome auquel
il vouait un culte unique ; que, tout en se défendant contre
des positions religieuses que, surtout depuis un certain
moment, son scepticisme a résolument refusées, Valéry s'est
rapproché d'un « mysticisme esthétique » dont Orphée fut
pour lui le symbole ; que ce culte, si on peut l'appeler ainsi,
prenait chez lui, à certains moments, un caractère quasi
universel et d'une vaste envergure ; que les termes « Or-
phisme » et « orphique » se trouvent sous sa plume ; et que
de la sorte il n'est peut-être pas inconvenant de parler de
son Orphisme.
William McC. Stewart.

(18) « Variations sur les Bucoliques », 20 août 1944.

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