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L’INSTITUTIONNALISME AU FONCTIONNALISME
Alphonse NDINGA NZIENGUI
Avant de mettre l’accent sur le terme de contemporain qui demeure une notion
essentiellement historique, un rappel définitoire du mot « art », bien que déjà connu, s’avère
primordial dans cette approche que nous voulons pédagogique. Si à la base l’art est saisi en
tant qu’action pratique, dans la mesure où il est d’abord question d’une activité technique,
l’action créatrice ne peut plus se limiter à l’unique habileté au métier, c’est-à-dire à la seule
‘‘technè’’. Autrefois, ce premier élément avait sûrement beaucoup d’importance, surtout si
l’on va du fait, comme le soutient Kant, que toute connaissance doit partir du sensible avant
d’être intellectualisée par les catégories de l’entendement ou la raison. Mais depuis l’époque
moderne, l’art en tant qu’activité humaine a su intégrer la dimension intellectuelle et
spirituelle, au point, bien entendu, que dès le XXe siècle on parla d’un art élitiste, de l’art
abstrait, de l’art non figuratif, jusqu’à l’avènement de l’art technologique dans ses versions
virtuelle, cinétique, mécanique, etc. Cependant, peut-on ou doit-on considérer l’art élitiste à
caractère intellectuel comme l’antithèse de l’art en tant que pure activité matérielle et à la base
essentiellement figuratif ? La compréhension scientifique de l’art ne dépendrait-elle pas, au
premier abord, de la relation antinomique existant entre l’art classique gréco-romain
essentiellement figuratif ou représentatif et les innovations contemporaines ? De cette
antinomie sera extirpée l’essence même des notions d’art et du beau, ce n’est pas que celles-ci
soient récentes ou appartiendraient uniquement à la contemporanéité, mais leur
compréhension actuelle par rapport aux nouveautés en termes de moyens d’expression et
compte tenu de l’imposition de nouvelles technologies est propre à l’art des temps actuels.
Or évoquer l’idée d’actualité dans la création artistique, c’est indubitablement exhumer la
question des fondements et de l’essence du concept d’‘‘art contemporain’’, ses spécificités,
ses fonctionnalités, ses moyens d’expression, etc. In fine, que faut-il entendre par ‘‘art
contemporain’’ et en quoi est-il différent des arts précédents ?
Primo, chronologiquement la genèse de l’art contemporain est située dans l’art moderne qui le
précède immédiatement (l’art du XXe siècle), dont le désir de changement et de rupture
d’avec les exigences traditionnelles et institutionnelles est une réalité. La volonté commune
étant d’amener l’art à s’éloigner peu à peu de sa fonctionnalité représentative, contrairement à
ce que fut l’art classique, c’est-à-dire la figuration réelle du monde sensible ou de la
matérialité phénoménale. Fuir le monde matériel n’est pas propre à l’époque contemporaine,
c’est plutôt l’époque moderne qui en est l’investigatrice, dont les principaux précurseurs,
parmi tant d’autres, sont Georges Braque, Picasso, Mondrian, Kandinsky, Malevitch, etc.
L’époque contemporaine a su tirer profit de cette philosophie de l’essence en procédant au
moyen de la haute technologie à la défragmentation, à la brisure et à la dématérialisation de
l’univers artistique. Marcel Duchamp, le véritable précurseur de la contemporanéité, a fourni
une réelle illustration de cette défragmentation de l’image à partir de deux célèbres œuvres :
Nu descendant un escalier (1912) et Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1934).
Dans la même optique, les artistes tels que Victor Vasarely, Jesùs Rafael Soto, Tinguely, etc.
se servent des théories physiques (mécanique) pour accentuer le processus de la
dématérialisation à travers l’expression du mouvement cinétique, dont le but est de créer une
illusion cino-optique ou rétinienne.
Finalement, tout concourt à définir l’art contemporain comme étant un art en actualisation, un
art en train de se faire ; c’est l’art des temps présents, qui a pour vocation, outre ses multiples
fonctionnalités, de détruire l’environnement classique afin de donner la priorité aux nouveaux
moyens d’expression.
Si l’art contemporain est l’héritier de l’art moderne, étant donné leur accord conjoint de
rompre avec la tradition classique de la figuration artistique ou des pratiques mimétiques, il
semble davantage farouche dans cet élan destructeur du cadre classique. Deux facteurs
essentiels expliquent et justifient une telle détermination, sans forcément dénaturer l’activité
artistique qui, à tout jamais, préserve son statut : d’un côté, il y a l’expansion et la divulgation
de l’art, et, de l’autre, l’art contemporain renforce et renouvelle sans cesse ses moyens
d’expression. La conséquence directe qui en résulte conduit inéluctablement à un libéralisme
artistique jamais connu jusque-là. A l’époque contemporaine, l’art se libéralise, il sort des
mailles du système académique des écoles, se chevauchant entre différents systèmes sans une
véritable logique d’identification susceptible de situer un objet d’art à l’intérieur d’un groupe
précis. Or, dans le même objet d’art, différents styles, différentes logiques ou différentes
visions y sont associés, au point, en fin de compte, de donner naissance à une forme
d’hybridité étonnante, à quelque chose d’hétérogène dont l’essence est inscrite dans le destin
de l’activité artistique même. A la question de savoir comment il en est parvenu à sortir de
son cadre systémique ou académique, la réponse est simple : c’est que depuis déjà la seconde
moitié du XIXe siècle, l’art avait déjà commencé à ébranler toutes ses frontières. A la fin du
XIXe siècle et au début du XXe, c’est l’avènement du Cubisme et de l’Abstraction, légitimant
la dissolution des frontières artistiques comme conséquence de la mort du système figuratif ou
représentatif tel qu’il était pratiqué dans l’art classique. L’art, n’ayant plus de limite en soi et
pour soi, le passage d’œuvres à deux ou trois dimensions aux œuvres à n - dimension (ou dites
multidimensionnelles) étant la preuve flagrante, sort du cadre classique du système pour une
évasion intemporelle et presque anachronique, parce que fuyant toute expression de sensibilité
matérielle. Les ready-made de Duchamp, les mobiles de Calder, les œuvres motorisées de
Tinguely, les œuvres mobiles de Vasarely, Soto, etc. constituent un ensemble impressionnant
de nouveautés, d’expression d’innovation et de révolution. Et finalement le monde artistique
en arrive à une réelle renaissance. L’art est partout et dans toute chose, même dans un urinoir,
dans une roue de bicyclette ou encore dans des immondices, et la diversification de ses
moyens d’expression l’éloigne davantage de tout académisme et le libéralise.
Dans la quête effrénée de l’expression ultime de la vérité ou de l’essence artistique, l’art
contemporain renforce son outillage en se servant de nouvelles technologies comme moyens
d’expression sans s’imposer des limites, à quelque niveau que ce soit. Le changement s’opère
essentiellement au niveau des matériaux classiques, par exemple, la toile en peinture, le
rocher, le bois ou le plâtre en sculpture et autre argile en céramique vont être remplacés et
dominés par des matériaux nouveaux issus des produits manufacturés usagés, ou des produits
high-tech (écrans plasma, téléphonie mobile, jeux télévisuels, vidéo, etc.). Sans aucun doute,
l’art n’est plus l’art, les repères d’antan sont devenus de simples propriétés esthétiques ou
artistiques bien qu’étant toujours influents dans la définition même de ce que peut être l’art
d’aujourd’hui. A juste titre, c’est l’instant où Goldman se pose la question de savoir « quand y
a-t-il art ? » au lieu de « qu’est-ce que l’art ? », pour l’unique raison que le souci qui préside à
l’édification d’un tel problème n’est plus celui qui consiste à évoquer l’essence de l’art, mais
plutôt celui qui fait état des conditions symboliques et symptomatiques conduisant à
l’existence même de l’art contemporain.
Art, non-art
A quel moment y a-t-il art ? Si la question de la définition de l’art a trouvé un fondement dans
la philosophie dès l’instant où Platon invite Socrate et Hippias dans une farouche discussion
sur la définition du beau et, partant, de l’art, ce n’est pas le cas, en revanche, pour le non-art.
Conformément à ses ambitions de ne s’intéresser qu’aux questions relatives au Beau sous
quelque forme que ce soit, et à l’Art en tant que moyen d’expression de ce Beau, l’Esthétique,
de l’Antiquité gréco-romaine en passant par la Renaissance et le Siècle des Lumières (le
XVIIIe siècle) jusqu’en ce début du XXIe siècle, semble méconnaître l’existence du Non-art
(ou l’ignore délibérément), d’autant plus que cette notion est loin de répondre aux attentes de
l’objet même de l’esthétique. L’existence de tout art est conditionnée par une quête
d’expressivité dont le beau est le principal objet, autour et à partir duquel toute œuvre
humaine est dite ‘‘ œuvre d’art ’’ ; autrement dit, il n’y a pas d’art, si derrière ceci ne s’y
trouve guère toute motivation esthétique. Or la notion de non-art, frisant toute idée
d’inexistence, de chaos, ou de toute absence de beauté, paraît tout à fait inesthétique ; elle ne
remplit aucune condition scientifique susceptible d’évoquer l’idée du beau, bien au contraire ;
il y a même une idée de destruction de l’objet ‘‘esthético-artistique’’ qui a prévalu.
Finalement, la notion de non-art, perçue comme une forme de contraire de l’existence de l’art,
n’implique rien d’autre que la disparition ou la mort de l’art véritable, bien que d’aucuns, au
lieu de paraître radicaux dans cette opposition, préfèrent simplement parler de la présence
d’une étape intermédiaire entre les deux notions. D’où, finalement, la question de la
distanciation, à l’époque contemporaine, entre le non-art et l’art. Qu’en est-il réellement ?
Quelle serait donc la marge frontalière entre les objets d’arts et ceux qui, à l’image de certains
ready-made (notamment l’urinoir), sont jugés irrecevables à la fois sur les plans esthétique et
artistique ? André Rouillé, dans un commentaire fait en ligne sur la relation entre l’art et le
non-art, s’attaque farouchement à l’œuvre de Duchamp, afin de montrer que tout ne peut pas
être de l’art. Il dit :
« En élevant au rang d’art des objets aussi triviaux qu’une roue de bicyclette, une pelle à
neige, un porte-bouteilles ou, bien sûr, une désormais fameuse pissotière, Marcel Duchamp a
frappé l’art d’une sorte de malédiction qui contraint les œuvres à se distinguer des choses
ordinaires de la vie quotidienne. Les ready-mades et ses déclinaisons qui jalonnent tout le
XXe siècle placent les œuvres à l’intersection éminemment problématique de l’art et du non-
art » [2].
Rejeté lors d’une exposition aux Etats-Unis (par les organisateurs de l’Armory Show), l’objet
intitulé Fontaine (1917), dont le véritable créateur est un certain ‘‘ R. Mutt’’, a suscité
plusieurs critiques quant à son origine artistique. Est-ce de l’art ou du non-art ? Le fait d’être
rejeté d’une exposition suffit-il à affirmer qu’il s’agit là d’un non-art ? Peut-on, par
conséquent, dire aujourd’hui, avec Rouillé, que l’œuvre Fontaine serait finalement la cause de
la déconsidération du ready-made comme système dans l’univers artistique ? Peut-on,
aujourd’hui, parler d’une réelle menace de l’univers artistique par une sorte d’immixtion du
non-art ? Rouillé tente d’y répondre en ces termes :
« Le territoire de l’art a longtemps été strictement délimité par des pratiques spécifiques
telles que la peinture et la sculpture ; par des matériaux tout aussi identifiés que les pigments
du peintre ou le bronze du sculpteur ; par des normes esthétiques rigoureuses adossées à une
tradition forte et à la toute-puissance de l’Académie… Au cours du siècle écoulé, ce régime
d’identification de l’art a été profondément bouleversé avec l’apparition de nouvelles
pratiques (performances, installations, etc.), avec l’irruption dans les œuvres d’une multitude
de matériaux hétéroclites et prosaïques (dont la merde du célèbre Merda d’artista de Piero
Manzoni constitue une sorte de point limite), et avec l’évasion de l’art dans des lieux
atypiques débordant largement le très désincarné « white cube » moderniste. Ces ruptures
dans les pratiques, les matériaux, les structures formelles, les lieux et les modes de
présentation des œuvres ont été si profondes qu’elles suscitent encore le trouble et
l’incrédulité, voire de l’hostilité ou de l’indifférence vis-à-vis d’un art contemporain accusé
de façon récurrente d’avoir basculé dans le registre du « n’importe quoi » » [3].
Finalement, la notion de non-art est inopérante, sans lien historique, ne désignant ni école, ni
système, ni groupe. Son incidence sur le monde artistique actuel est certaine, d’autant plus
que sa dangerosité s’inscrit dans le risque d’instaurer des distorsions dans le rapport que l’on
peut avoir avec les œuvres actuelles. Cette vision du non-art, somme toute négative, présage
certes son rejet ; cependant cela ne peut se faire de façon systématique ni radicale, parce que,
a priori, l’époque contemporaine semble instaurer une sorte de relation d’interdépendance,
voire essentielle, entre l’art et le non-art, à tel point que, peut-être à tort, l’un ne peut être sans
l’autre. Ce sera avec raison que certains jugeront déplacée une telle approche. Cependant, un
regard attentif et une analyse approfondie de l’univers artistique contemporain montrent
ouvertement la pertinence de cette interdépendance dans les faits, dans les idées et au niveau
même de la création artistique. Alors, quelle est, finalement, l’importance du non-art et son
statut au point qu’il paraisse indispensable à la création artistique contemporaine ? Si l’on ne
peut l’éradiquer du monde contemporain, c’est justement parce qu’il doit être à même de
jouer un rôle capital sinon fondamental dans la création artistique. Qu’en est-il réellement ?
Qu’est-ce que, en fin de compte, le non-art joue-t-il comme rôle dans l’univers artistique
contemporain ? S’interroger sur le bien-fondé du non-art à l’intérieur dudit univers, est-ce la
même chose que de se demander si le laid, étant susceptible d’être utilisé comme propriété
esthétique, serait utile du point de vue de la création plastique ?
Techniquement, il semble difficile, voire impossible d’éradiquer de façon catégorique le non-
art de l’art contemporain pour des raisons tout à fait évidentes. Primo, lorsqu’il se dégage des
schèmes académiques et outrepasse toutes les éventuelles barrières systémiques, l’art
contemporain, au sortir du XIXe siècle, s’ouvre entièrement à l’extériorité, au point
d’atteindre des ‘‘topoï non-artistiques’’, c’est-à-dire des univers étrangers à l’art au sens
traditionnel du terme. Or une fois les barrières artistiques ébranlées, le risque encouru devient
désormais l’évolution sur des terrains étrangers, avec l’usage, bien entendu, d’un outillage
tout aussi étranger ; d’où l’inévitable question de l’immixtion des topoï. En violant d’autres
univers, à l’instar du monde de la technologie, de la médecine, des objets motorisés, de la
manufacture, etc., l’art contemporain, qui se veut certes libéral, prépare déjà sa propre
déchéance. C’est bien à ce moment précis que les liens se nouent progressivement avec le
non-art, d’autant plus qu’il n’y a plus véritablement de barrières protectrices. Cette intrusion
n’est pas toujours négative, parce que les éléments ou les propriétés du non-art, autrefois
jugés inesthétiques, sont aujourd’hui les éléments de base de la création artistique. C’est
l’exemple des produits de récupération, des déchets manufacturés et diverses formes de
détritus qu’utilisent les artistes contemporains. Plusieurs courants artistiques contemporains
en sont bien issus : Le Ready-Made de Duchamp, l’art cinétique, les arts mécanisés, l’arte
povera (art pauvre), etc.
2. L’APPROCHE INSTITUTIONNALISTE
Danto secoue les mœurs dans le domaine de l’ontologie de l’art, il inspire un regard nouveau
de l’histoire par le simple fait de la volonté et du projet de redéfinir de manière générale la
philosophie analytique de l’art. Il s’agit de repenser le concept d’art au-delà de toutes
définitions classiques connues jusque-là, et non pas de définir réellement l’art en tant que tel ;
en tout cas sous l’influence des théories de Wittgenstein, Danto comprit, premièrement, qu’il
n’était guère possible de définir l’art, et que, deuxièmement, cette tâche demeura vaine, parce
que, semble-t-il, la compréhension dudit concept nécessite l’observation de l’ensemble des
œuvres d’art avant toute analyse. Selon Wittgenstein, « Ne dites pas : « Il faut que quelque
chose leur soit commun […] mais voyez d’abord si quelque chose leur est commun » [8]. Il
s’agit en fait de s’interroger sur l’existence d’un éventuel point commun essentiel à tous les
arts / (si ce n’est à toutes les œuvres d’art). Cependant, Danto estime que toute analyse de
l’œuvre doit d’abord passer par une reconnaissance de la différence existant entre l’art et le
non-art. Cette reconnaissance une fois perçue comme savoir se limite uniquement à la
compréhension du fonctionnement des œuvres d’art, sans pour autant, sous quelque forme que
ce soit, qu’elle paraisse définissable en soi. Danto pense même que rien ne présage que l’on
soit vraiment capable de connaître ce point commun entre les œuvres d’art, les erreurs étant
possibles ; d’où l’effort des néo-wittgensteiniens de mettre en place des théories susceptibles
de réduire, peut-être à tort, selon certains, les tentatives de définition aux capacités de
reconnaissance, comme le fait remarquer Thériau [9]. Or les principaux objectifs de Danto
dans ce sens consistent à montrer que dans toute définition il y a une dimension participative
ou active qui dépasse toujours le visible. D’où, sûrement, une prétention à la proclamation
hâtive de « la fin de l’art », selon son idée. Finalement, l’on se rend bien compte qu’en
esthétique analytique tout n’est pas définissable. C’est là l’idée émise par Wittgenstein et
soutenue dans la philosophie analytique de l’art aux USA.
Très clairement, la théorie de Danto n’est orientée vers aucune définition concrète de l’art,
tout comme celles de Dickie et de plusieurs autres esthéticiens, la préoccupation essentielle de
l’esthétique analytique s’articule autour de la question de l’identification de l’œuvre d’art. Il
s’agit de répondre aux questions suivantes : comment reconnaître une œuvre d’art ? Comment
en arriverons-nous à considérer comme de l’art ce qui n’est pas considéré comme tel ailleurs ?
C’est dans ce contexte que Danto se préoccupe particulièrement du sort des Ready-made de
Duchamp ou des travaux publicitaires d’Andy Warhol, etc. Il renoue avec l’envie et la volonté
de comprendre, outre l’aspect descriptif, ce que nous sommes en droit de nommer ‘‘art’’ ou
‘‘œuvre d’art’’, d’en saisir la signification et également la nature du lien qui s’établit avec le
spectateur. Non loin des thèses développées par Danto, Weitz avait déjà réfléchi sur l’idée de
l’impossibilité de définir l’art, l’idée fondatrice de son texte « Le rôle de la théorie en
esthétique » [10].
« On peut imaginer ou établir une situation ou un cas qui ferait appel à quelque espèce de
décision de notre part en vue soit d’étendre l’usage du concept de façon à le couvrir, soit de
clore le concept et d’en inventer un autre pour traiter des cas nouveaux » [11].
Au lieu de méditer sur le sort réservé au concept d’art, Goodman, en tant que philosophe
nominaliste, s’interroge plutôt sur la conduite à tenir lorsqu’on est en face de quelque chose
qui fonctionnerait comme une œuvre d’art. Existe-il une structure organisée en système
capable de décortiquer ou de créer un ensemble de symboles, de signes, de repères, de codes
susceptibles d’expliquer réellement l’existence de l’art ?
Pour le philosophe américain, il n’y a aucun doute que le type de discours que présente la
philosophie classique est révolu, et que la philosophie, elle-même, nécessite une
‘‘reconceptualisation’’. Il s’agit d’apporter un nouvel éclairage sur la manière de poser et
d’aborder une certaine catégorie de problèmes en vue davantage de précision et de
compréhension. Le paradoxe de cette vision goodmanienne, c’est que la logique adoptée ici,
contrairement aux philosophes métaphysiciens de l’Antiquité gréco-romaine, est une
induction. La vérité singulière est supplantée par la diversité d’opinions, de visions et
d’appréciation, d’où l’idée de « versions du monde », tout en sachant que chacune de ces
versions apporte un ensemble spécifique d’informations utiles à notre instruction en tant
qu’humains. L’idée de diversité ou de pluralité liée, de toute évidence, à un pluralisme de fins
n’est pas synonyme de désordre, et encore moins l’expression d’une absence de rigueur
cognitive quelconque. Entendons simplement par ‘‘diversité’’ ou ‘‘pluralité’’ la richesse d’un
contenu conceptuel dont la révision aboutit nécessairement à un enrichissement d’idées et de
vérités, parce qu’il s’agit de faire place aux concepts essentiels tels que : la correction, la
compréhension, l’adoption, etc., comme le souligne Morizot [12]. Après avoir montré et
confirmé que l’art est un langage, Goodman a tenu à rappeler que même si ce langage est à
saisir au pluriel, cela ne donne nullement lieu à une considération idiolectale multiple, parce
qu’il n’est pas question de langage individuel et particulier, mais plutôt d’un partage ouvert
d’informations. Sur ce sujet, le titre de son ouvrage est très illustratif : Languages of
Art… [13] ; or la diversité langagière réitère le souci principal de la pensée analytique qui
consiste à situer le langage au centre des débats en utilisant des instruments logico-
philosophiques. Tout comme la philosophie analytique avec les auteurs de renom tel que
Wittgenstein met l’accent sur la construction et l’usage d’un langage rationnel bien
perspicace, l’esthétique analytique, dans ce sillage, réexamine la question du langage
artistique (sinon des langages de l’art) pour devoir atteindre et exprimer clairement le contenu
conceptuel des vertus artistiques.
En somme, la finalité de la théorie des systèmes symboliques s’articule autour de certains
éléments logiques et rationnels susceptibles de paraître évolutifs et clairs dans cette quête de
lucidité et de scientificité. Tout en voulant établir un climat de dialogue et de convivialité
entre la pensée analytique et l’esthétique, Goodman s’intéresse à la vérification de la
recherche sur les arts tout en tenant compte des spécificités et des rouages esthétiques, le but
recherché étant toujours de redynamiser la pensée esthétique tout en revalorisant à chaque fois
la structure symbolique, de sorte que l’art soit porté à une réelle objectivité conceptuelle.
Pourquoi parler de structure symbolique ? Goodman a repéré dans les langages de l’art la
présence des éléments révélateurs de sens et de valeur esthétique dénommés ‘‘symboles’’
dont la connaissance cognitive s’avère très importante dans l’élaboration même de la langue.
A priori il semble raisonnable de reconnaître en l’art une nature langagière, de réfléchir sur
ses possibilités de servir de voie, de moyen et lieu d’échange, de dialogue et de libre
expression, c’est-à-dire un ensemble d’éléments propres à la fonction communicatrice. Si l’art
a plusieurs langages, comme le signifie Goodman à travers le titre de son ouvrage :
« Languages of Art… », il n’en demeure pas moins que l’art, conformément à sa fonction
communicatrice, est un langage à part entière. Aussi, ce qui constitue la particularité d’un tel
type de langage, bien que cela puisse paraître paradoxal, ce n’est pas uniquement le rôle
d’élément communicateur, ceci est certes très important et tout aussi crédible, cependant il
semble capital d’ausculter et de fouiller dans la dimension symbolique pour en extirper
d’autres formes de vérités bien concluantes. Il s’agit d’y voir en cela l’ensemble du processus
de la production des symboles, puisque chaque symbole étant révélateur d’une version de
monde est source de vérité et lieu de production d’informations. Du coup, un lien étroit naît
entre la fonction communicatrice et l’essence même de l’art dont l’expression fondamentale et
la forme concrète ou achevée sont l’existence ou la présence d’un symbole. Par conséquent,
avant de pouvoir répondre à la question « quelle est la fonction de l’art selon Goodman ? », il
semble opportun de chercher au préalable à comprendre la question « qu’est-ce que l’art ? »
ou encore « A quel moment y a-t-il art ? ». Or toute la difficulté épistémologique se situe
effectivement dans ce contexte dans ce dernier ensemble d’interrogations, parce que le plus
important du point de vue cognitif est de ne pas s’éloigner de la logique de l’esthétique et de
la philosophie analytiques, et, mieux de revoir l’ordre des priorités dans cette quête
d’informations. Est-ce que la question de l’identification de l’art ici signifie que pour
l’esthétique analytique anglo-saxonne l’essentiel est dans la définition de l’art, bien que
Dickie ait tenté cette démarche que Danto, Weitz et Goodman n’épousent guère, en tout cas
pas de façon explicite ? Le souci demeure entier : il est bel et bien question de l’identification
de l’œuvre d’art, c’est-à-dire à quel moment reconnaître une œuvre d’art ? D’où toute la
portée syntaxique, sémantique et esthétique de l’interrogation goodmanienne : « Quand y a-t-
il art ? ». Mais cette interrogation, bien que demeurant dans la spirale définitionnelle, signifie
que si, d’une part, il y a de l’art, c’est que, d’autre part, il n’y en a pas du tout ; conséquence :
de cette première antinomie naîtra une seconde antinomie qui donnerait l’occasion de parler,
d’un côté, de l’Art et, de l’autre, du Non-Art. Par conséquent, ces deux formes d’antinomies
aboutissent ostensiblement à des questions relatives à la définition de l’art de manière
générale. Or la définition n’est guère le principal souci de l’esthétique analytique ; en effet
« se demander « Qu’est-ce que l’art ? », à la manière dont Socrate demandait à Hippias :
« Qu’est-ce que le beau ? », c’est s’interroger sur l’essence de l’art. » [14] Alors pour s’en
éloigner davantage, « A la différence des théories institutionnelles, les langages de l’art de
Goodman s’éloignent encore plus de la recherche d’une définition qu’une conception
s’attachant à expliquer les usages de notre notion d’art… » [15]
Levinson refuse de considérer les objets individuellement de peur de leur attribuer par
mégarde une fonctionnalité artistique, tant il sera difficile, sinon impossible, de les considérer
à partir de l’unique critère d’appréciation basée sur la particularité individuelle. Même
reconnus comme tels a priori, les objets créés n’accèdent au statut d’œuvre d’art qu’à la seule
condition de s’insérer d’une façon ou d’une autre dans une relation avec ce que furent jadis
considérés comme œuvres d’art. L’essentiel n’est pas tant de penser qu’il s’agit forcément de
chefs-d’œuvre ; aussi, peu importe que ce passé soit proche ou lointain, ce qui compte, c’est le
seul fait que le terme de passé évoque celui de l’histoire. Tout porte à penser, en fin de
compte, qu’une œuvre d’art au sens historique est une œuvre dont la légitimité repose sur la
nature des relations qu’elle peut avoir avec les objets précédents (ceux du passé), il s’agit
d’une relation d’identification et de similitude. Cela sous-entend qu’un objet assimilé à une
œuvre du passé, c’est-à-dire dès l’instant où il y a reconnaissance de similitude ou
d’identification, il y a automatiquement accès au droit d’appartenir au monde de l’art. La
démarche utilisée par Levinson est très évidente et précise, d’abord dans l’appréciation de
l’objet il écarte le grand public, autrement dit, ce n’est guère le musée ou encore quelques
individus qui décideraient de l’appartenance ou non d’un objet au monde artistique. Puis il
estime en d’autres termes qu’un « objet n’a pas besoin d’être exposé ni connu pour être une
œuvre d’art » [16], ce qui élimine, en effet, toute idée d’appréciation extérieure, d’autant plus
que Levinson semble mettre davantage l’accent, outre toute logique essentialiste, sur une
approche certes relationnelle, mais à des fins évidemment réalistes et historiques. On constate
alors, conformément à son approche théorique, qu’ « une définition historique peut être
appliquée à la fois au présent et au passé, jusqu’à atteindre, à rebours, un stade ultime, celui
des ur-arts, dans lequel on peut voir le point de départ d’une définition récursive de l’art. […]
Une définition historique rend intelligible l’appartenance à un même concept, sans faire appel
à la présupposition de caractères intrinsèques uniformément partagés » [17]. Levinson va plus
loin dans son raisonnement en écrivant ce qui suit :
« Je crois pour ma part que pour parvenir à une définition adéquate et éclairante de l’art, il
faut préciser à quoi l’objet d’art doit être destiné (…). La définition que je voudrais proposer
ne compromet pas le genre de regard susceptible d’être porté sur les œuvres d’art, mais elle
donne à l’intention artistique le contenu dont elle a grandement besoin. Ce contenu doit être
recherché dans le développement historique réel de l’art » [18].
Une fois de plus, aussi bien chez Goodman, Danto, Weitz que chez Levinson, ce n’est pas la
recherche d’une définition de l’art aboutissant à un projet essentialiste qui est la chose la plus
importante, il ne s’agit pas non plus de vouloir à tout prix répondre à la question « qu’est-ce
que l’art ? ». Ces différents auteurs de la pensée analytique anglo-saxonne s’intéressent plutôt
à la manière dont un objet quelconque au cours de l’histoire peut bénéficier d’une attribution
de statut artistique. C’est là l’avantage de la définition historique qui est de placer les objets
dans des situations relationnelles avec d’autres objets de même nature, au point de créer une
sorte de ‘‘ressemblances familiales’’.
CONCLUSION
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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[2] ROUILLE, André, propos tiré d’un commentaire en ligne intitulé « Entre art et non-art »,
de la revue Art Critic sur le site Paris-art.com.
[3] ROUILLE, op. cit. En convoquant de temps en temps Jacques RANCIERE, ROUILLE
cherche davantage à mettre l’accent sur la déchéance de l’art contemporain telle qu’elle fut
provoquée par l’immixtion du non-art ou du « n’importe quoi » dans le monde sacré de l’art.
Il s’agit ici d’une critique de cette immixtion, d’une part, et, d’autre part, du rétrécissement de
la distance entre l’art et le non-art.
[5] DICKIE, George, Art and the Aesthitic : an Institutional Analysis, Ithaca N. Y., Cornell
UP, 1974, p. 204.
[7] « The Artworld » est le titre de l’article qu’Arthur DANTO écrit en 1964, paru dans The
Journal of Philosophy, LXI, 1964, p. 571-584, trad. Philosophie analytique et esthétique, op.
cit. p. 183-198. Ce texte est le préambule des thèses développées dans un livre de 1981 dont le
titre est traduit sous l’idée de La Transfiguration du banal : The Transfiguration of the banal,
Cambridge Harvard University Press, 1981, Trad. Française Claude Hary-Schaeffer, Paris,
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[8] WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques,
trad. P. Klossowski, Gallimard, part. I, sect. 66-67.
[9] THERIAU, Mélissa, « Trente ans après, La transfiguration du banal : Danto, héritier de
Wittgenstein », article paru en ligne sur Uqtr.uquebec.ca. 2009, p. 3.
[10] Né en 1916, Moris WEITZ publie The journal of Aesthetica and Art criticism XV, 1956,
p. 27-35, traduit dans “Philosophie analytique et esthétique”, textes rassemblés, présentés et
trad. Par Danielle LORNES, Paris, Klincksieck, 1999.
[12] Dans cette présentation, Jacques MORIZOT insiste sur l’essentiel de l’ouvrage Langages
de l’art. Une approche de la théorie des symboles de Nelson GOODMAN. L’art est perçu
comme l’expression d’une pluralité de langages aux fins tout aussi multiples. Le philosophe
américain, une fois de plus, met en exergue la relation existant entre la pensée analytique
(anglo-saxonne) et la tradition esthétique, Paris, Hachette-littératures, ‘‘ Pluriel’’, 2005, p.15.
[13] L’expression anglaise ‘‘Languages of Art’’ évoque effectivement cette idée de pluralité
langagière et diversité conceptuelle, autrement dit l’Art serait détenteur de plusieurs langages.
[15] Ibid.
[18] LEVINSON, Jerrold, L’art, la musique et l’histoire, traduit de l’anglais par Jean-Pierre
Cometti et Roger Pouivet, Eds de l’Eclat, Paris (pour la traduction française), 1998, p.18, 19.