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Genre, sexualité & société

4 | Automne 2010
Egologies

TRONTO Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique


du care
Paris, La Découverte, 2009 [1993] (préface inédite de l’auteure)

Bruno Perreau

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/gss/1699
ISBN : 978-2-8218-0218-6
ISSN : 2104-3736

Éditeur
IRIS-EHESS

Référence électronique
Bruno Perreau, « TRONTO Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care », Genre, sexualité &
société [En ligne], 4 | Automne 2010, mis en ligne le 05 décembre 2010, consulté le 20 avril 2019. URL :
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Tronto Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care 1

TRONTO Joan, Un monde vulnérable.


Pour une politique du care
Paris, La Découverte, 2009 [1993] (préface inédite de l’auteure)

Bruno Perreau

RÉFÉRENCE
TRONTO Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care (préface inédite de l’auteure),
Paris, La Découverte, 2009 [1993]

Genre, sexualité & société, 4 | 2010


Tronto Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care 2

1 Aujourd’hui professeure de science


politique à l’université du Minnesota, Joan
Tronto a consacré sa carrière à l’analyse
des valeurs et raisonnements moraux qui
caractérisent les sociétés occidentales
contemporaines. Elle s’est en particulier
intéressée à un ensemble de pratiques dont
la portée théorique et politique a
longtemps été négligée : le care. Le terme
embrasse diverses conduites où
s’entrelacent sollicitude, prise en charge,
soin, accompagnement, responsabilité, etc.
Le care renvoie ainsi, traditionnellement, à
tout un champ d’interventions sociales,
plus ou moins techniques, visant à soulager
la souffrance humaine et assurer la
meilleure qualité de vie possible, y compris
environnementale. Mais, pour Joan Tronto,
il inclut également toutes sortes de gestes
quotidiens qui concourent à son propre
bien-être et à celui de sa communauté de
vie. C’est donc parce qu’elle ne limite pas le
care au seul travail social que Joan Tronto remet en question les doctrines classiques en
philosophie morale qui ignorent largement ce type de pratiques ou, à tout le moins, les
subsument dans un ensemble de préoccupations théoriques qu’elles considèrent plus
élevées. Un monde vulnérable cherche ainsi à déjouer les points aveugles des théories de la
justice, à commencer par leur prétention à l’universalisme. Par ailleurs, ce sont les
théories féministes des seconde et troisième générations qu’interroge également cette
lecture critique du care. Dans la mesure où le care a été et reste prioritairement associé
aux femmes, certaines auteures, comme Carol Gilligan, avaient revendiqué l’existence
d’une morale différente, tantôt substitutive, tantôt complémentaire, des théories de la
justice. Un monde vulnérable met en évidence les limites philosophiques de cet argument.
Selon ses propres termes, Joan Tronto « propose une vision de la société bonne qui fasse
appel aux sensibilités féminines et à la “moralité des femmes” traditionnelles, sans
tomber dans les pièges stratégiques qui ont jusqu’à présent voué cette approche à
l’échec » (p. 28). La voie qu’elle indique s’avère donc particulièrement étroite : « j’affirme
qu’il nous faut cesser de parler de la “moralité des femmes” et commencer à parler d’une
éthique du care qui inclut les valeurs traditionnellement associés aux femmes » (p. 28).
Comment tenir ce pari sans se contenter d’un simple tour de passe-passe rhétorique ?
Trois axes de travail paraissent nécessaires : engager une archéologie de la notion même
de care ; tracer la généalogie du care en tant que mécanisme central – bien qu’impensé –
des théories politiques occidentales ; analyser le travail de subjectivation que permet ou,
à tout le moins, facilite le care.
2 L’acception que Joan Tronto attribue au care est particulièrement large, au point qu’il est
possible de se demander si celle-ci est toujours opératoire. Dans un article coécrit avec
Berenice Fisher en 1990, elle définit le care dans les termes suivants :

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« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une
activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir,
perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien
que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement,
tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la
vie » (Fisher, Tronto, 1990, 40).
3 Dans sa préface à l’édition française de son Moral Boundaries, Joan Tronto précise même
que le care est « l’organisation de notre monde » (p. 14). Apparaît ici une tension entre
deux approches du care, comme moyen et comme fin. Une chose est en effet de plaider
pour la reconnaissance des gestes de soin, de soutien, d’accompagnement, etc., une tout
autre est de se donner la vie (il faut entendre, chez Tronto, la « qualité de vie ») comme
objectif. Non pas que cet objectif ne soit pas digne d’être poursuivi, bien au contraire,
mais le souci de soi et des autres relève bien souvent de toutes autres motivations que
celle du « soutien à la vie », par exemple la recherche de pouvoir, l’envie, la peur, etc.Ces
raisons d’agir ne se traduisent pas moins par des pratiques de care. Une note où Joan
Tronto précise sa conception du pouvoir apparaît assez révélatrice à cet égard : le care
s’exerce, selon elle, dans les interstices de la domination. « Mon point de vue est marxiste,
en ce que les puissants appartiennent à la classe qui peut maîtriser les ressources, et en
partie wébérien, en ce que les puissants sont ceux qui occupent des positions de statut et
peuvent disposer des ressources de la société » (p. 43). Prenant appui sur Charles Wright
Mills, elle précise que la sollicitude est une forme d’adaptation. Mais le care ne serait-il
pas aussi l’apanage même de la domination, à la fois son envers et sa contestation ?
4 Cette idée est approfondie dans les chapitres que Joan Tronto consacre aux théories du
républicanisme civique et, plus généralement, aux théories des sentiments moraux. En
historicisant l’idée de care, elle parvient à la décoller de la seule expérience des femmes et
à l’inscrire dans une réflexion plus générale sur le rôle du souci de soi et des autres, en
particulier chez les Lumières écossaises. Elle montre bien comment le développement du
commerce a réduit la place de la sollicitude, moralement centrale jusqu’au XIXe siècle
dans de petites communautés de vie. Cette forme de civisme, déclinée de façon différente
chez Hutcheson, Hume ou Smith, va céder le pas à un sens moral de moins en moins fondé
sur la socialisation immédiate. La question de la domination est ici pensée de façon
complexe et subtile et l’on saisit alors tout le potentiel subversif d’une notion qui permet
de repolitiser de nombreuses pratiques, notamment les soins. Les chapitres suivants, dont
l’objet est plus taxinomique (quels types de soin, pour qui, par quels moyens, etc.),
interrompent pourtant cette réflexion sur l’historicité du care. S’appuyant sur
l’appréciation des besoins (Nancy Fraser) et des capacités humaines (Martha Nussbaum),
Joan Tronto semble séparer les pratiques locales du care de leurs usages politiques
(étudiés isolément). Par ailleurs, en se focalisant indifféremment sur « le concret, le local,
le particulier » (p. 190), elle évoque les effets macroscopiques de la domination, mais
exclut délibérément leur étude de son champ de réflexion. Dès lors, Tronto n’a d’autre
solution que de s’en remettre à une sorte de voile de vulnérabilité, qui n’est pas sans
rappeler les analyses libérales rawlsiennes. Surprenant retournement pour une analyse
inspirée en premier lieu par Marx et Weber…
« Si la doctrine du “chacun pour soi” a l’allure formelle d’un jugement moral
universalisable, elle contribue également à masquer les inégalités de ressources, de
pouvoirs et de privilèges qui ont permis la réussite de certains et pas d’autres. Ces
problèmes sont difficiles à résoudre. Une manière de les aborder est de reconnaître
qu’au cours de sa vie chacun d’entre nous est dans le besoin de care ; c’est pourquoi

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l’inégalité entre ceux qui dispensent et ceux qui reçoivent des soins ne devrait pas
avoir une telle importance morale » (p. 195).
5 Si le pari de Joan Tronto qui consistait à montrer que le care est un « vrai travail » (p. 14)
est parfaitement tenu, celui-ci s’arrête aux portes d’une étude plus longitudinale des
modes de subjectivation. En proposant une classification des types de care, elle met en
lumière leur profonde segmentation mais n’analyse pas la recomposition de ces segments
dans des trajectoires individuelles ou collectives données. En résulte une analyse
relativement statique des frontières du soi et du non-soi, elles-mêmes produits de la
séparation entre donneur et receveur de care. C’est ainsi qu’Un monde vulnérable apprécie
les besoins humains mais ne déconstruit pas les catégories à travers lesquelles s’élaborent
ces besoins, ce qui, en l’espèce, aurait impliqué l’étude des modalités d’identification à la
catégorie « femme ». Il serait même possible d’affirmer que, dans Un monde vulnérable, la
notion de care ne peut être déployée qu’à la condition de forclore cette possibilité,
considérée par Joan Tronto comme un risque de « renonciation complète à nos repères
théoriques » (p. 40). L’individualisme de Joan Tronto n’est certes pas abstrait, mais il n’est
pas moins construit sur une pensée de la différence qui minore d’autres formes
d’intelligibilité, d’action et de performativité dans les rapports humains, où communautés
de vie et communautés épistémologiques s’appréhendent pourtant conjointement.

BIBLIOGRAPHIE
FISHER Berenice, TRONTO Joan, « Towards a Feminist Theory of Caring », in ABEL Emily, NELSON
Margaret (dir.), Circles of Care, Albany, SUNY Press, 1990, pp. 36-54.

AUTEURS
BRUNO PERREAU

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