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Préface de Thérèse Desqueyroux

Sur sa dense brièveté, Thérèse Desqueyroux accumule les signes et les privilèges de la réussite
romanesque : les tirages qu'épuisent, l'une après l'autre, les générations de lecteurs, l'attention des
maîtres et de leurs disciples, du lycée à l'université, sans négliger la consécration d'une excellente
adaptation à l'écran, qu'a récompensée, en 1962, un prix d'interprétation au festival de Venise.
Classique du roman, classique du cinéma : c'est beaucoup d'honneurs pour une seule histoire. Le
jury qui l'avait choisie en 1950, celui des douze meilleurs romans du demi-siècle, ne s'était pas
trompé sur son destin. En lui prêtant plus d'audience qu'à Fermina Marquez, qu'aux Dieux ont
soif, qu'à La Colline inspirée, pour ne citer que trois des ouvrages couronnés, le grand public de
la seconde moitié du siècle a généreusement ratifié ce choix.
Est-ce à dire que le romancier ait donné là son chef-d’œuvre ? Mauriac, fort averti des canons
de la perfection formelle, ne semble pas l'avoir pensé lui-même. En écoutant une lecture
radiophonique, il perçoit, trente-cinq ans après, « tout ce qui date, tout ce qui ne serait plus
supportable aujourd'hui » (1). Il est toujours profitable d'entendre un romancier lucide parler de
la foule de ses livres et des rapports affectifs qu'il entretient avec chacun d'eux. Mauriac ne
confondait pas le meilleur (Le Noeud de vipères, selon lui) avec ceux qu'il préférait (Genitrix ou
Le Désert de l'amour, selon les circonstances). Si l'on donnait la parole au public, des nuances
apparaîtraient bien vite. Il faudrait rappeler que la rigueur d'écriture dont témoigne La
Pharisienne passe pour avoir emporté l'adhésion des jurés du prix Nobel. Les familiers de
l'oeuvre, en se fondant sur d'autres critères, s'accorderaient peut-être sur d'autres mérites : n'y a-t-
il pas plus de sève poétique dans Le Baiser au lépreux, de force tragique dans Genitrix, de
grandeur désespérée dans la petite forme du Sagouin ?
Si Thérèse Desqueyroux figure au palmarès, ce n'est pour aucune de ces raisons-là. Sans
mobiliser un institut de sondage, on peut gager que le roman arrive en tête parce qu'il offre
l'image d'une grande figure romanesque, digne d'imposer son titre au livre. La Princesse de
Clèves, La Nouvelle Héloïse, Madame Bovary, Anna Karénine, participent de la même
entreprise en soutenant le même combat. Puisque les femmes ont fait et font encore le succès du
genre, il est juste que tout romancier leur rende une fois ou l'autre leur vraie place dans un roman
: la première. Tel est peut-être le critère de l'excellence, le secret de la suprématie que les chiffres
obligent à reconnaître à ce roman-là.
Mais la femme au visage rongé, aux ongles jaunis de nicotine, résiste aussi mal au carcan du
livre unique qu'à la cage d'Argelouse. Pour ne pas manquer à la tradition, Mauriac a longtemps
rêvé d'écrire un roman-fleuve. Comme il avait le souffle court, il a fait passer tel clan, telle
famille d'un livre à l'autre. Les Péloueyre et les Cazenave, les Mirbel ou les Pian suivent le
mouvement de l'inspiration, emportant leurs pénates et gardant leurs
propriétés. La singulière Thérèse Desqueyroux (2) est l'étoile maîtresse d'une véritable
constellation romanesque. Elle commence par une nébuleuse : Conscience, instinct divin, et
s'achève aussi nébuleusement par La Fin de la nuit, dont le titre est mensonge. Dans l'intervalle,
le noyau incandescent, fractionné, des deux nouvelles satellites (3) . Et la solitaire au coeur qui
brûle vainement traverse Ce qui était perdu comme un bolide nocturne (4) . La fidélité de
Mauriac à cette créature s'expliquerait-elle plus aisément que celle des lecteurs contemporains ?
Il faut croire au paradoxe de Cocteau : les livres inactuels, lorsque la poésie les nourrit,
peuvent devenir le comble de l'actualité. Avec le recul de la vieillesse, Mauriac avait beau jeu de
reconnaître l'anachronisme de telle donnée : la séquestration, par exemple. Un quart de siècle
s'est écoulé depuis. En France, des femmes se sont succédé à la tête d'un ministère dont le nom a
changé mais qui a duré jusqu'à ce que la condition féminine fût apparemment reconnue. A
travers une bonne partie de la planète s'est diffusée une sorte de déclaration des droits du
deuxième sexe. Et pourtant l'image dérisoire de la déportée de Saint-Clair garde des millions de
fervents lecteurs. Il faut avoir enseigné à l'étranger ou à des étudiants étrangers pour le croire :
quelles que soient leur race, leur nationalité, leur idéologie, leur religion, les jeunes femmes du
monde entier vont à Thérèse, se reconnaissent en Thérèse (5). S'agissant des hommes, l'occasion
est bonne d'employer un mot galvaudé par l'usage contemporain : fascination. Seul, il rendrait
compte du pouvoir qu'exerce cette femme terrible, cette détraquée ou cette maniaque - pour
accompagner dans ses litanies son demi-bourreau ou sa demi-victime. Thérèse fascine les
hommes, de même qu'au dernier chapitre de l'histoire elle fascinait encore Bernard. Ce don qui
devient donnée, Mauriac ne l'avait-il pas programmé, en répétant trois fois, à quelques variantes
près, l'universel constat : « On ne se demande pas si elle est jolie ou laide, on subit son charme. »
(6) Sans doute le subissait-il, lui-même, en vertu d'une étrange parenté.
Pourquoi refuser le concours d'une comparaison classique ? Il est difficile de ne pas produire
le témoignage de Mauriac devant le cas de Thérèse, si douloureux que soit le secret qui les faisait
l'un et l'autre languir. Écoutons quelle garantie d'authenticité il décerne à sa créature : « Non
certes moi-même, sinon au sens où Flaubert disait "Mme Bovary, c'est moi" - à mes antipodes
sur plus d'un point, mais faite pourtant de tout ce qu'en moi-même j'ai dû surmonter, ou
contourner, ou ignorer. » (7)

(...)

Thérèse (...) se retrouve brutalement abandonnée dans le « pays sans chemins » (8), auquel
Mauriac condamne ses inadaptés à la vie affective normale. Paris ne délivre pas du pays sans
chemins, bien que la lande en soit le répondant géographique, avec son labyrinthe de sables et de
marécages. En 1966, pressé de définir Thérèse d'une formule, Mauriac reprend à Cocteau son
titre le plus existentiel : « Elle incarne la difficulté d'être. » (9)

(...)
Le point final mis à l'histoire - un point provisoire, on le sait - Mauriac se dédouane en ces
écrits liminaires dont le lecteur d'aujourd'hui n'est plus familier. On aurait tort de plonger la tête
la première dans le récit. Qu'on médite d'abord les termes de l'épigraphe, cette oraison jaculatoire
arrachée au Baudelaire de « Mademoiselle Bistouri », qui réhabilite le monstre en le renvoyant à
son Créateur. L'avis au lecteur va plus loin, qui le canonise : sainte Locuste. Mais c'est surtout un
écrit programmatique. Mauriac y lance l'imagerie du roman : syllepse de l'étouffement, thème de
la claustration, motif du masque. Il rend à la réalité son rôle dans l'élaboration de la fiction (...).
Par prudence il donne enfin à sa condition de romancier une assiette doctrinale. Les « cœurs
enfouis et tout mêlés à un corps de boue » (10), voilà une formule qui rapproche Thérèse de
Maria Cross et de Gisèle de Plailly, voilà un langage qui sent fortement son Bossuet : celui du
Traité, celui qui fournit au Fleuve de feu sa troisième épigraphe. Cette boue est-elle une image de
la concupiscence qui persécute Mauriac en son désert de midi ? Au-delà de Thérèse et d'Ève et
d'Adam (11), n'est-elle pas plutôt le limon primitif ? Le gisement de l'homme ?

Jean Touzot, Préface de Thérèse Desqueyroux, Le livre de poche, 1989, pp. 7 à 17

(1). Le Nouveau Bloc-Notes, 1961-1964, Paris, Flammarion, 1968, p. 190.


(2) Prononcer Dèssequeillerousse, avertissent les Gascons, pour faire moins parisien.
(3) « Thérèse chez le docteur » et « Thérèse à l'hôtel », nouvelles parues dans Candide, le 12 janvier et le
31 août 1933, puis publiées, en 1938, dans le recueil Plongées.
(4) Au terme du cycle de Thérèse Mauriac n'en avait pas fini avec elle. Il envisageait en 1935 une
troisième nouvelle qui aurait raconté la confession et la mort de Thérèse. Il n'a jamais pu l'écrire, comme
si Thérèse continuait à vivre silencieusement en lui. (Voir François Mauriac, Les Paroles restent, Paris,
Grasset, 1985, p. 74.)
(5) « Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne » (infra, p. 124), voilà
un souhait qui reste l'actualité de bien des femmes...
(6) Voir infra, p. 34.
(7) Préface de 1950 à l'édition dite des Oeuvres complètes, Paris, « Bibliothèque Bernard Grasset », chez
Arthème Fayard, t. II, p. V.

(8) Mauriac insiste beaucoup sur cette localisation dans une interview donnée à Henry Magnan pour Le
Figaro littéraire du 5 mai 1962 et reprise par Keith Goesch dans Les Paroles restent, p. 231. On notera
aussi le choix de l'épigraphe retenue pour le manuscrit : « "Certains êtres s'égarent nécessairement parce
qu'il n'y a pas pour eux de vrais chemins." Thomas Mann. »
(9) Ibid., p. 73.
(10) Voir infra, p. 7.
(11) On méditera l'adaptation du célèbre aveu de Flaubert, qui apparaît dans une lettre à Daniel Guérin,
envoyée le 19 avril 1927 : « Je tire une femme de ma côte comme Dieu fit à Adam. Il s'agit d'incarner la
part féminine que tout homme porte en soi, même le plus mâle (« Mme Bovary, c'est moi », disait
Flaubert). » Cf. François Mauriac, Nouvelles Lettres d'une vie (1906-1970), édition Caroline Mauriac,
Paris, Grasset, 1989, p. 113.

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