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L’EXPRESSION DE LA QUANTIFICATION NOMINALE

EN TACHELHIT
Abdallah El Mountassir
Université d’Agadir

I. Quantification nominale et quantification verbale


Dans plusieurs grammaires berbères qui adoptent une approche stricte-
ment morphologique, la quantification n’est pas décrite en tant que telle.
Elle est traitée dans des chapitres différents : le pluriel, le nombre, les pro-
noms indéfinis, les adverbes de quantité, etc. Dans ces grammaires, on a
parfois limité la quantification juste au domaine du nom de nombre.
Une quantification nominale s’applique aux entités et référents nomi-
naux. Pour les noms qui représentent des entités dénombrables, qu’on peut
compter, l’opération de quantification consiste à multiplier l’unité de réfé-
rence kkuẓ iferxan « quatre garçons ». Pour les noms non dénombrables
(noms de masse), qu’on ne peut pas compter, l’opération consiste à ampli-
fier ou à réduire la notion de référence : tugett n-waman « beaucoup d’eau »,
imikk n-waman « peu d’eau ».
Une quantification verbale s’applique aux propriétés et aux processus
(événements). Pour les verbes qui représentent un processus ou une pro-
priété relevant d’un univers continu, l’opération consiste à intensifier la no-
tion de référence : ar bahra isawwal « il parle trop », ifssus bahra waryal-ad
« ce sac est très léger ».
Pour exprimer la quantification nominale, le tachelhit dispose de deux
procédés différents : la mise au pluriel et l’emploi des monèmes quantifica-
teurs. Ces derniers sont des formes linguistiques qui permettent d’exprimer
la quantité. Ces quantificateurs nominaux peuvent être des :
- formes simples : smmus « cinq », mnnaw « plusieurs », gigan « beau-
coup », imikk « peu »,
- formes composées : yan mnnaw « quelques-uns », kra n-imikk « un petit
peu », urd imikk « grande quantité de »,
- mots exprimant un ensemble d’unités : tayyuga « paire », ẓẓint « dou-
zaine », agudi « tas ».1

1
Nous avons également en tachelhit certains verbes qui peuvent fonctionner comme des
quantificateurs nominaux : igut « être en grande quantité » et drus « être en petite quanti-
té »; v. plus loin
100 Abdallah El Mountassir

L’opération de quantification nominale en tachelhit dépend du mode de


détermination de la quantité. En effet, celle-ci peut être déterminée, ap-
proximative ou indéterminée :
(1) tayyuga n-idukan « paire de babouches » (déterminée)
(2) yan mrawt tferxin « une dizaine de filles » (approximative)
(3) mnnawt tferxin « plusieurs filles » (indéterminée)
La quantité indéterminée varie en degrés neutre, faible ou fort :
(3) mnnawt tferxin « plusieurs filles » (neutre)
(4) imikk n-waman « peu d’eau » (faible)
(5) tugett n-waman « beaucoup d’eau » (forte)
Mon propos dans ce travail s’articule autour de deux points essentiels :
- expliquer en quoi consiste l’opération de quantification nominale en ta-
chelhit en présentant quelques caractéristiques générales des constructions
quantitatives,
- étudier le fonctionnement sémantique de ces constructions.

II. Quantification déterminée

II.1. Les noms de nombre


Le tachelhit fait partie des parlers (touareg, mozabite, Ouargla, Zénaga)
qui ont conservé presque intégralement le système de numération berbère.
Mais, il est important de préciser que l’emploi des numéraux cardinaux en
tachelhit est de plus en plus restreint chez la jeune génération, plus particu-
lièrement dans les milieux urbains, qui recourt au système de numération
arabe. Pour les autres parlers berbères marocains par exemple, c’est le sys-
tème de numération arabe qui domine dans l’usage. Le tamazight du Maroc
central n’a conservé que les trois premiers numéraux et le tarifit n’a gardé
que le premier.
Ces numéraux cardinaux qui spécifient la quantité des êtres et des choses
s’appliquent aux référents nominaux représentant des entités dénombrables.
Ajoutons qu’en tachelhit ces numéraux précèdent toujours le nom dans un
énoncé. Au niveau de la construction syntaxique, nous avons une simple
juxtaposition des termes : numéral + nom pour les nombres compris entre 2
et 10 :
(6) sin iferxan « deux enfants » (masc. pl.)
(7) snat tferxin « deux filles » (fém. pl.)
L’expression de la quantification nominale en tachelhit 101

Dans ces exemples, nous remarquons que les numéraux varient en genre
selon les noms auxquels ils se rapportent. Ces noms sont toujours au pluriel
et prennent la forme d’état d’annexion.
Pour les numéraux de 11 à 19, nous avons la structure suivante : nombre
de l’unité + cordonnant d + nombre de la dizaine (mraw / mrawt) + prép. n
+ nom :
(8) yan d mraw n ufrux « onze garçons » (litt. un et dix de garçon)
(9) snat d mrawt n tfruxt « douze filles » (litt. une et dix de fille)
Dans cet emploi, les deux numéraux, liés par le coordonnant d « et »,
s’accordent en genre avec le nom. Celui-ci reste toujours à la forme du sin-
gulier et à l’état d’annexion. Les nombres supérieurs à 19 sont formés selon
une autre construction où le deuxième numéral est constitué d’un chiffre de
l’unité :
(10) ɛcrin d yan n ufrux « vingt-et-un garçons » (litt. vingt et un de gar-
çon)
(11) ɛcrint d yat n tfruxt « vingt-et-un filles » (litt. vingt et une de fille)
Nous avons dans cette catégorie de quantification déterminée des entités
nominales qui dénotent un ensemble de plusieurs unités : tayyuga « paire »,
rrbiɛt « unité de quatre », ẓẓint « douzaine », etc. Ces noms expriment donc
une pluralité :
(1) tayyuga n idukan « paire de babouches »
(12) ẓẓint n lkisan « douzaine de verres »
Dans ce contexte, le nom qui vient après la préposition n- « de » est tou-
jours au pluriel. Par ailleurs, ces entités nominales peuvent être précédées
des numéraux cardinaux :
(13) snat tiygiwin n idukan « deux paires de babouches »2

2
Il faudrait ajouter que l’emploi des noms de nombre en tachelhit est attesté dans d’autres
contextes. Ces noms indiquent le rang ou l’ordre d’apparition dans une série, et sont pré-
cédés de l’élément support wi (masc.) « celui » ou ti (fém.) « celle » suivi de la préposi-
tion s « avec » (à partir de deuxième rang) : wi-s kraḍ « le troisième » ti-s kraḍt « la troi-
sième ». Dans ce contexte, wi-s et ti-s sont obligatoirement employés avec le nom de
nombre : tigmmi ti-s kraḍt « la troisième maison » (litt. maison celle trois ), car nous ne
pouvons jamais avoir *tigmmi kraḍt « maison trois ». Pour le premier rang, le tachelhit
utilise le terme amzwaru / tamzwarut, mot en am- dérivé à partir du verbe zwur « être
premier », de même pour le dernier rang, nous avons le terme amggaru / tamggarut, du
verbe ggru « être dernier ». Les noms de nombre expriment également le distributif dans
des tournures composées d’une répétition du numéral : sin sin « deux par deux ».
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III. Quantification indéterminée


Dans une quantification indéterminée, nous avons une quantité impré-
cise. Nous ne pouvons donc pas avoir les noms de nombre avec ce type de
quantification. Dans ce contexte, les marqueurs de quantification sont ex-
primés par certains mots. L’emploi de ces marqueurs dépend de la nature
sémantique des termes à quantifier (dénombrable / non dénombrable).
Comme nous l’avons précisé plus haut, la quantité indéterminée varie en
degrés neutre, faible ou fort. Le degré fort ou faible d’une quantité est un
jugement qui dépend d’une norme qui varie selon le contexte et la situation.

III.1. Quantité neutre


La mise au pluriel est un moyen d’expression d’une quantité neutre. Il
s’agit d’une pluralité d’une manière générale sans aucune information sur le
degré faible ou fort : iferxan « garçons », tig°mma « maisons », id bu-tgra
« tortues », etc. La quantité neutre est exprimée également par d’autres ter-
mes qui fonctionnent comme des quantificateurs : kra n- « quelques, des »,
mnnaw / mnnawt « plusieurs » :
(14) ẓriɣ kra n-iferxan « j’ai vu quelques / des garçons »
(15) ẓriɣ mnnawt tferxin « j’ai vu plusieurs filles »
Dans ces deux énoncés, nous avons une quantité neutre et imprécise
d’enfants et de filles. Cette imprécision de quantité est exprimée par les
quantificateurs indéfinis kra n- et mnnawt.
Mais dans la phrase (14) nous avons une ambiguïté et une imprécision
associées à l’emploi du pluriel iferxan « garçons ». Cette imprécision porte à
la fois sur l’identité et sur la quantité : quand on dit kra n-iferxan, on ne pré-
cise ni lesquels (de quels garçons il est question), ni le nombre (de combien
ils sont). Il s’agit donc ici d’une indétermination à la fois référentielle et
quantitative (v. El Mountassir, à paraître). Rappelons que le quantificateur
mnnawt / mnnaw peut exprimer une quantité forte quant il est employé dans
un contexte de focalisation :
(16) mnnawt tferxin ad ẓriɣ « plusieurs filles que j’ai vues » (= j’ai vu un
grand nombre de filles)
Ajoutons que mnnaw / mnnawt qui fonctionne ici comme un quantifica-
teur s’applique exclusivement aux noms renvoyant à des entités comptables.
Alors que le quantificateur kra n- peut s’appliquer également aux entités
massives3 :
3
Dans le contexte de l’interrogation, mnnaw / mnnawt fonctionne comme un morphème in-
terrogatif « combien ».
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(17) kra n-umlal « une certaine quantité de sable = du sable » (non


comptable)

III.2. Quantité faible


Une quantité faible est exprimée par plusieurs quantificateurs. Pour les
entités dénombrables, nous avons l’emploi du terme composé yan mnnaw
« quelques-uns » ou yan mnnawt « quelques-unes ». Nous retrouvons donc
ici le quantificateur mnnaw / mnnawt « plusieurs » précédé du numéral yan
« un » qui reste dans ce contexte invariable :
(18) ẓriɣ yan mnnawt tferxin « j’ai vu quelques filles » (litt. j’ai vu un
plusieurs filles)
L’emploi de yan mnnaw / yan mnnawt présuppose l’existence d’un
groupe d’individus ou d’objets, et on en extrait une petite quantité. Dans ce
contexte, yan mnnaw / yan mnnawt prend le sens d’une restriction. Il s’agit
d’une quantification restrictive.
Les formes composées imikk n- « peu de », kra n-imikk n- « petite quan-
tité de » et imikkuk n- « petite quantité infime de » s’appliquent à des entités
non dénombrables :
(19) imikk n-waman « peu d’eau »
(20) kra n-imikk n-waman « petite quantité d’eau »
(21) imikkuk n-waman « petite quantité infime d’eau ».
Ces trois quantificateurs expriment une imprécision à l’échelle de la pe-
tite quantité. Cette échelle est orientée, dans ce contexte, selon le principe
« d’une quantité faible (imikk) à une petite quantité infime (imikkuk) ». Rap-
pelons que le quantificateur imikkuk est un diminutif de imikk.

III.2.1. Les verbes quantificateurs


Dans le contexte de la quantification, le tachelhit utilise plusieurs verbes
qui fonctionnent comme des quantificateurs nominaux : drus « être en petite
quantité », igut « être en grande quantité », mḍuru « être en quantité suffi-
sante », etc. Ces verbes permettent dans ce contexte d’évaluer d’une ma-
nière imprécise la quantité des êtres et des objets4 :
(22) drusen iferxan ɣ-tgmmi « les garçons sont moins nombreux à la mai-
son = il y a peu de garçons à la maison » (litt. les enfants sont en petite
quantité à la maison)

4
D’autres verbes quantificateurs sont employés également dans le contexte de la comparai-
son quantitative, v. plus loin.
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Il importe de préciser que pour exprimer une quantité faible avec les ver-
bes quantificateurs, le tachelhit recourt le plus souvent à un procédé qui
consiste à nier une quantité forte :
(23) ur gguten iferxan ɣ-tgmmi « les garçons ne sont pas nombreux à la
maison = il y a peu de garçons à la maison »
Ces verbes quantificateurs peuvent être suivis d’adverbes de degré
comme bahra « très » :
(24) drusen bahra iferxan ɣ-tgmmi « il y a très peu de garçons à la mai-
son »5
Ajoutons que ces verbes quantificateurs s’appliquent également à des en-
tités non dénombrables :
(25) drusen bahra waman ɣ-wanu « il y a très peu d’eau dans le puits ».

III.3. Quantité forte


Dans le domaine tachelhit, une quantité forte est un concept subjectif qui
dépend d’un jugement de valeur du locuteur ou des normes sociales. C’est le
cas par exemple de l’emploi du numéral mraw / mrawt « dix » qui exprime
une quantité forte dans certains contextes :
(26) mraw iḍbiben ad ẓriɣ f-tmaḍunt-ad « j’ai vu plusieurs médecins pour
cette maladie » (litt. dix médecins que j’ai vus pour cette maladie)
(27) mrawt twal ad ak nniɣ ad ur tftut « je t’ai dit maintes fois de ne pas
partir » (litt. dix fois je t’ai dit de ne pas partir)
Il faudrait ajouter que dans le cas où le numéral mraw / mrawt « dix » dé-
signe une grande quantité indéterminée, il est souvent employé dans une
structure de focalisation comme dans les deux énoncés (26) et (27).
tugett « beaucoup de, grande quantité de », igut « être en grande quan-
tité », urd imikk « beaucoup de » :
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le verbe igut « être en grande
quantité » fonctionne dans le contexte de la quantification comme un quanti-
ficateur nominal. Ce dernier peut être suivi d’adverbe de quantification
(scalaire) bahra « très, trop » et exprime le sens de l’excès :
(28) gguten iferxan ɣ-tgmmi « les garçons sont nombreux à la maison = il
y a beaucoup de garçons à la maison »
(29) gguten bahra iferxan ɣ-tgmmi « les garçons sont trop nombreux à la
maison = il y a trop de garçons à la maison »

5
Il est à noter que bahra est employé également comme adverbe de degré dans le contexte
de la quantification verbale (propriété et événement) : iɣzzif bahra « il est très grand ».
L’expression de la quantification nominale en tachelhit 105

Ajoutons que la négation de ce dernier énoncé (ce qui est possible) per-
met d’exprimer une quantité insuffisante :
(30) ur bahra gguten iferxan ɣ-tgmmi « les garçons ne sont pas trop
nombreux à la maison = il n’y a pas assez de garçons à la maison »
Le quantificateur nominal tugett n- « beaucoup de, grande quantité de »
est un dérivé du verbe igut. Tugett n- peut s’appliquer à des entités dénom-
brables ou non dénombrables et suivi selon les cas du pluriel (+ dénombra-
ble) ou du singulier (- dénombrable) :
(31) dar-s tugett n-isan « il a beaucoup de chevaux »
(32) icca tugett n-tfiyya « il a mangé beaucoup de viande »
Tugett n- s’oppose au quantificateur imikk n- « peu de». Nous retrouvons
ce dernier dans une forme composée urd imikk qui exprime une quantité
forte. Comme nous le constatons, cette forme est composée de urd mor-
phème de négation nominale « ne … pas » + imikk « peu » (litt. « ce n’est
pas peu »), ce qui signifie « grande quantité de, beaucoup de ». Nous avons
ici un principe assez fréquent dans le domaine de la quantification : la néga-
tion d’une quantité faible équivaut à l’affirmation d’une quantité forte. Dire
en tachelhit qu’il n’a pas une petite quantité de chevaux (33) dar-s urd imikk
d-isan (litt. ce n’est pas peu de chevaux qu’il a), cela veut dire qu’il a beau-
coup de chevaux (31) dar-s tugett n-isan.
Il faut ajouter que urd imikk, suivi de la préposition d-, s’emploie avec
des noms qui représentent des entités dénombrables et non dénombrables :
(34) icca urd imikk d-tfiyya « il a mangé beaucoup (grande quantité) de
viande »
Par ailleurs, nous avons en tachelhit plusieurs termes qui permettent
l’évaluation de grandes quantités de masse (avec le sens d’excès) : agudi,
abadud, agg°a « une grande quantité de, une masse de, un tas de » :
(35) agudi n-umlal « tas du sable »
Tous ces termes sont au masculin du singulier. La forme du féminin est
possible, et dans ce cas ces termes expriment des quantités réduites et fai-
bles :
(36) tagudit n’umlal « un petit tas du sable »
Ces termes quantificateurs admettent également une forme du pluriel :
igudiyen, ibudad et agg°ten « des grandes quantités de, des tas de ». Autre
procédé qui est employé pour exprimer une multitude ou l’excès consiste à
répéter deux fois le terme quantificateur :
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(37) igudiyn f-igudiyn n-umlal « des tas et des tas du sable » (litt. des tas
sur des tas du sable)

III.3.1. Tournures diverses


Le tachelhit emploie le morphème interrogatif mncekk « combien » pour
l’évaluation des grandes quantités. Dans ce contexte, ce morphème fonc-
tionne comme un quantificateur et s’applique à des quantités dénombrables
et non dénombrables suivi du pluriel ou du singulier :
(38) mncekk d-isan / mnckk d-wayyis ! « qu’est-ce qu’il y a comme che-
vaux ! » (litt. combien de cheval / chevaux !)
Dans cet exemple où le quantificateur mncekk est placé en début de
phrase, nous avons une structure exclamative (et non pas interrogative). Cet
emploi exclamatif de mncekk exprime un étonnement devant une quantité
énorme de chevaux. Cette quantité est jugée très élevée par rapport à la
norme moyenne6.

IV. Quantification unitaire et quantification nulle


yan, yat « personne, aucun, rien »
D’une manière générale, yan « un » (masc. sing.) et yat « une » (fém.
sing.) expriment une unicité (personne ou objet) indéterminée appartenant à
un ensemble yan urgaz « un homme, un certain homme », yat tmɣart « une
femme, une certaine femme », yat tɣawsa « une chose, une certaine chose ».
Selon le contexte yan et yat peuvent fonctionner à la fois comme des mar-
queurs indéfinis (yat tmɣart « une femme » = identité, de quelle femme est-
il question ?) et comme des quantificateurs unitaires (numéraux = une seule
femme). Pour avoir le sens de la quantification des marqueurs yan et yat, on
recourt à la structure de focalisation :
(39) ẓriɣ yat tmɣart ɣ-uḍwwar « j’ai vu une femme au village »
(40) yat tmɣart ad ẓriɣ ɣ-uḍwwar « c’est une femme que j’ai vue au vil-
lage = j’ai vu une seule femme au village »
Dans l’énoncé (39) yat exprime à la fois l’indétermination référentielle et
la quantification unitaire. Dans l’énoncé (40), yat fonctionne comme un
numéral. Il est important de préciser que le locuteur de cet énoncé insiste sur
la quantité (une), même si l’identité de la femme tamɣart reste inconnue.

6
Le quantificateur mncekk s’applique également à des propriétés : mncekk as isggan !
« qu’est-ce qu’il est noir ! »
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Dans le contexte de la négation, la forme yan désigne un référent humain


non identifié, et la forme du féminin yat désigne un référent objet :
(41) ur ẓriɣ yan « je n’ai vu personne »
(42) ur ẓriɣ yat « je n’ai rien vu »
À partir de l’énoncé (41), nous pouvons avoir une structure de focalisa-
tion :
(43) yan (ka) ur-t ẓriɣ « je n’ai pas vu une seule personne ; je n’ai vu per-
sonne » (mot à mot : un (seulement) – nég – le – j’ai vu)
Dans cette construction de focalisation, la forme yan est toujours placée
en début de phrase. Ce qui caractérise aussi cette construction, c’est
l’emploi du pronom personnel direct, 3ème personne masculin singulier t, qui
vient juste après le morphème négatif ur. Dans ce contexte, ce pronom t
« le » reste indéfini puisqu’il renvoie à yan qui est déjà indéfini.
L’interaction de la négation avec la focalisation apporte une nuance séman-
tique dans cet énoncé : en plus de sa valeur d’indétermination référentielle,
la forme yan exprime également ici une quantification nulle. Le locuteur de
cet énoncé insiste beaucoup plus sur la quantité nulle que sur l’identité de la
personne.

V. Quantification et comparaison
Le tachelhit ne possède pas de terme spécifique signifiant « comparer ou
comparaison ». Toutefois, l’absence de terme ne signifie pas que la notion
de comparaison est inexistante. « Comparer » en tachelhit est l’équivalent
du verbe « différencier » snaḥya. Ce dernier est dérivé du verbe naḥya
« être différent ». Lorsque deux objets sont différents, on dit naḥyatn (litt.
différents-ils) ce qu’on peut traduire par « comparables ». Personnes, objets,
propriétés peuvent être, soit identiques saswa, soit différents naḥya. En ta-
chelhit, nous avons un système binaire qui repose sur deux relations compa-
ratives essentielles : identité et différence. La relation de différence corres-
pond à deux autres relations : l’infériorité et la supériorité (El Mountassir
1995).
Si une comparaison quantitative de différence porte sur les entités dé-
nombrables, on recourt au verbe ati « surpasser, dépasser en quantité / nom-
bre »7. Nous avons ici un verbe qui fonctionne comme un quantificateur. Le
verbe ati s’emploie uniquement dans une structure comparative. Son em-

7
Selon le contexte, ce verbe peut s’employer également dans le domaine d’une comparai-
son portant sur les entités non dénombrables. Nous pouvons avoir l’énoncé : yuti Idder
Amnay. ɣ-tiddi « Idder est plus grand que Amnay » (litt. I dépasse A dans-taille).
108 Abdallah El Mountassir

ploie nécessite la présence du comparé et du comparant et dans ce cas, il


exprime toujours une opération de quantification :
(44) utin isan n-Idder wi-n Bihi « Idder a plus de chevaux que Bihi » (litt.
chevaux de I dépassent en quantité ceux de B) = « les chevaux de I sont
plus nombreux que ceux de B = I a plus de chevaux que B »
L’entité « chevaux » est donc évaluée ici d’un point de vue quantitatif.
Le sémantisme de ati implique toujours l’idée de supériorité « dépasser,
surpasser, être supérieur à ». Ce verbe exprime donc une relation de supério-
rité. Ajoutons que cette comparaison quantitative avec ati est graduable. Ce
verbe admet en effet des adverbes quantificateurs de degré gigan « beau-
coup, grande quantité, davantage » et imikk « peu » :
(45) utin isan n-Idder wi-n Bihi s-gigan « les chevaux de I sont beaucoup
plus nombreux que ceux de B » (litt. chevaux de I dépassent en quantité
ceux de B avec-beaucoup),
(46) utin isan n-Tlila wi-n Bihi s-imikk « les chevaux de Tilila sont un
peu plus nombreux que ceux de B ».
Remarquons ici que les quantificateurs de degré gigan et imikk sont pla-
cés à la fin de l’énoncé et sont précédés de la préposition s « avec ». Dans
les deux énoncés le verbe ati exprime une quantité supérieure par rapport à
une autre quantité donnée ; et cette quantité supérieure peut être plus grande
(gigan) ou moins grande (imikk). Pour exprimer la relation d’infériorité, on
utilise le plus souvent le comparatif de supériorité négative :
(47) ur utin isan n-Bihi wi-n Idder (litt. les chevaux de Bihi ne sont pas
plus nombreux que ceux de Idder).
Le sens de cette phrase est l’équivalent de l’énoncé français « les che-
vaux de Bihi sont moins nombreux que ceux de Idder = Bihi a moins de
chevaux que Idder». En d’autres termes, la négation d’une relation de supé-
riorité implique l’affirmation d’une relation d’infériorité. Nous aurons ainsi
en tachelhit le sens de « être supérieur » avec le verbe ati, et le sens de « être
inférieur » s’exprime par la négation de ce verbe ur (nég.) + ati.

V.1. Les emplois impersonnels yuti « le plus souvent, souvent » et idrus


« c’est rare, rarement »
Les verbes quantificateurs ati « surpasser, dépasser en quantité » et drus
« être en petite quantité » connaissent en tachelhit des formes grammaticali-
sées : yuti « le plus souvent, souvent » et idrus « c’est rare, rarement ». Ces
formes sont composées de l’indice de personne i « il » + verbe à l’accompli
(yuti = i + ati). Le référent de l’indice de personne i reste impersonnel. Ces
L’expression de la quantification nominale en tachelhit 109

formes verbales grammaticalisées placées en début d’énoncés expriment


toujours une opération de comparaison quantitative :
(48) yuti iɣ illa Bihi ɣ-brra n-tmazirt « B est souvent à l’extérieur du pays
(à l’étranger) »
(49) idrus iɣ illa Bihi ɣ-tmazirt « B est rarement au pays »
Dans les deux énoncés, il s’agit bien d’une opération de comparaison de
quantification par rapport à une norme moyenne définie en fonction des
connaissances extralinguistiques. Dans l’énoncé (48) le nombre de fois où
Bihi est à l’étranger est supérieur à la moyenne, et dans l’énoncé (49) le
nombre de fois où Bihi est au pays est inférieur à la moyenne. Dans les deux
énoncés, il s’agit d’un dénombrement jugé supérieur ou inférieur par rapport
à une norme moyenne : yuti exprime une fréquence supérieure à la norme, et
idrus une fréquence inférieure à la norme.

V.2. Les verbes zri « dépasser, surpasser (nombre, quantité) » et lkem


« arriver, atteindre »
Le sémantisme de ces deux verbes implique l’idée de parcours et de dé-
placement, car leur sens initial est d’origine spatiale. « Dépasser » et « arri-
ver » exigent le déplacement d’une cible d’un lieu vers un autre. Ce séman-
tisme nous le retrouvons dans le contexte de la quantification :
(50) izri Bihi 80 n’usgg°as « Bihi a plus de 80 ans » (litt. Bihi a dépassé
80 ans).
Dire en tachelhit que Bihi a plus de 80 ans, c’est affirmer qu’il a dépassé
un niveau seuil sur une échelle des nombres. Cette échelle est toujours
orientée, dans ce contexte, selon le principe « du plus petit au plus grand ».
Il est à noter que dans cette opération de quantification avec le verbe zri,
nous ne pouvons pas avoir une précision numérique absolue. Nous pouvons
paraphraser le contenu sémantique de l’énoncé (50) comme suit :
- Bihi n’a pas moins de 80 ans
- Bihi n’a pas exactement 80 ans
Pour exprimer le sens de l’énoncé français « Bihi a moins de 80 ans », on
dira en tachelhit :
(51) ur ilkem Bihi 80 n-usgg°as (litt. B n’est pas arrivé à 80 ans = B n’a
pas atteint 80 ans).
Dans les énoncés quantitatifs, le verbe lkem prend le sens d’atteindre un
niveau sur l’échelle des quantités. Dans le système de la comparaison quan-
titative, le tachelhit n’a pas de verbe qui signifie « être inférieur par rapport
110 Abdallah El Mountassir

à une quantité donnée »8 Le fait de ne pas atteindre un niveau cela signifie


être au-dessous de ce niveau.

Conclusion
Notre objectif dans ce travail est de montrer en quoi consiste l’opération
de quantification nominale en tachelhit et quels en sont les différents
moyens d’expression. Nous avons vu que cette quantification est exprimée
dans ce parler par plusieurs procédés linguistiques : le pluriel, les numéraux
cardinaux, les indéfinis, les noms et les verbes exprimant des quantités, les
adverbes quantitatifs, etc.
Il faudrait ajouter ici qu’il y a en tachelhit d’autres moyens d’expression
de la quantification nominale. La réduplication consonantique par exemple
est un autre procédé qui permet d’exprimer la quantification des unités dé-
nombrables. En effet, la réduplication consonantique, procédé morphologi-
que bien connu en lexique berbère, constitue un mode de formation lexicale
d’origine expressive avec un sens fréquentatif et augmentatif. Les mots for-
més à partir de ce modèle traduisent souvent des réalités qui se caractérisent
par la multitude, l’affluence et l’abondance : akerkur « tas de pierre », avec
le redoublement des consonnes k et r, doit être interprété comme une multi-
tude de pierres; amoncellement de pierres; des pierres ici et là.

Références
CHAKER, S. 1995. Linguistique berbère. Etude de syntaxe et de diachro-
nie. Paris.
DELHEURE, J. 1987. Dictionnaire ouargli-français. Paris.
EL MOUNTASSIR, A. 1995. Comparer, différentier : l’expression de la
comparaison en berbère (Tachelhit) du sud-ouest marocain. Faits de lan-
gues 5 : 99-107.
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8
C’est également le cas pour beaucoup de langues où l’expression linguistique d’infériorité
s’exprime souvent par la négation de supériorité, (v. Rivara 1990)
L’expression de la quantification nominale en tachelhit 111

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