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Rémi Sussan
in Thomas Lepeltier, Histoire et philosophie des sciences
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E t si tous les problèmes de l’humanité ne procédaient
pas uniquement de facteurs extérieurs, mais étaient
inhérents à nos limites biologiques et cognitives ? Depuis des
millénaires, nous cherchons à transcender nos limites les plus
fondamentales. Le premier roman de l’histoire, L’Épopée de
Gilgamesh, raconte l’histoire d’un homme à la recherche d’une
technologie susceptible de lui accorder l’immortalité. Pendant
des siècles, ascètes, yogis et moines se sont afamés, enfumés,
macérés ain de dépasser, ne serait-ce qu’un bref instant, le carcan
de notre nature. Aujourd’hui, avec l’avènement des nouvelles
technologies, certains envisagent sereinement d’organiser de
manière rationnelle cette transformation. Ce mouvement de
pensée, volontiers qualiié de « transhumaniste », ne doit pas
être considéré comme une idéologie constituée de manière
formelle. Bien qu’il existe des organisations oiciellement
transhumanistes, comme Humanity +, elles ne détiennent pas
l’exclusivité de ces idées qui se difusent très largement dans les
milieux de la recherche et de la haute technologie, constituant
une part importante de ce qu’on appelle la « culture geek ». Des
gens comme le philosophe Daniel Dennett, le physicien Stephen
Hawking ou le biologiste Richard Dawkins, par exemple, même
s’il ne s’agit en rien de transhumanistes oiciels, se situent dans
un contexte culturel très proche. Le projet transhumaniste peut
se déinir par deux objectifs principaux, qui impliquent l’un et
l’autre un dépassement de notre nature : une longévité accrue de
manière indéinie, et une augmentation sans restriction de nos
capacités mentales.
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Débats autour de la science et de ses méthodes
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transhumanistes sont de culture numérique et non biologique.
De plus, une manipulation génétique ne s’efectue pas sur soi,
mais sur sa descendance. Or les transhumanistes envisagent
plutôt un avenir où ils seraient capables de se transformer à
volonté. Ensuite, il est douteux que l’altération des gènes seuls
soit en mesure de provoquer les changements radicaux souhaités.
On pourra peut-être supprimer le vieillissement, par exemple,
mais notre corps restera toujours fragile. Quant aux « fameuses
drogues d’amélioration cognitive », elles pourront peut-être
améliorer l’attention, la mémoire de travail, ou la concentration,
mais elles ne seront très probablement pas en mesure de
provoquer une réelle explosion de nos capacités mentales.
C’est donc le cyborg, l’interfaçage progressif entre le
biologique et l’humain, qui a la faveur des futuristes : le
remplacement progressif de nos organes par un équivalent
artiiciel, plus solide, plus lexible… Ray Kurzweil et Terry
Grossman, dans le livre Serons-nous immortels ? (Dunod, 2006),
imaginent une mutation en trois étapes (ce schéma concerne
particulièrement la longévité, mais il peut aussi bien s’appliquer
à l’augmentation cognitive). Tout d’abord, utiliser l’ensemble des
ressources mises à disposition (régimes, exercices, méditation,
etc.) pour optimiser son corps. Les recherches ont montré que des
souris et des singes soumis à une stricte restriction alimentaires
augmentent leur chance de survie de 30 %1.
La seconde étape consiste à faire coniance aux découvertes
de la biologie pour augmenter notre durée de vie et nos capa-
cités. En gros, il existe deux hypothèses sur le vieillissement :
certains pensent que celui-ci est le produit d’une programmation
génétique, et serait donc « curable » par thérapie génique. L’un
des champions de cette hypothèse est le biologiste Michael
1- Consulter www.calorierestriction.org/
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Bienvenue chez les posthumains
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mais qu’il devrait être possible d’en réparer les conséquences
en créant des « cures de jouvence ». Pour l’augmentation des
capacités mentales, on peut espérer la création de « designer’s
drugs » : des produits chimiques capables d’agir précisément sur
certaines zones du cerveau ; il existe aujourd’hui certains produits
comme le Modainil ou la Ritaline, censés augmenter certaines
facultés intellectuelles, mais leur action est limitée, contestée, et
non dépourvue d’efets secondaires possibles.
Enin, et c’est la troisième étape, l’arrivée de l’intelligence
artiicielle et de la nanotechnologie pourra nous transformer en
cyborg (êtres hybrides entre l’être humain et la machine). Cette
fusion entre l’être humain et la machine n’est pas du goût de
tous, y compris chez les futuristes. Et certains préfèrent tout
de même tabler sur l’ingénierie génétique pour conserver notre
identité spéciiquement humaine. C’est le cas de S. Hawking
qui, dans le magazine Focus, conseillait de manipuler l’ADN
pour résister à la montée en puissance des robots2.
Mais le cyborg lui-même n’est qu’une étape. Le Graal des
chercheurs transhumanistes, ce qui nous ferait déinitivement
accéder à un état posthumain, reste, au-delà du cyborg, l’uploa-
ding. Lorsque vous rapatriez un ichier sur votre ordinateur, vous
faites, ce qu’on appelle du downloading. Lorsque vous faites de
l’uploading, c’est le contraire. Vous envoyez votre ichier de votre
ordinateur vers un autre, distant. Mais dans le cas qui nous oc-
cupe, de quel type de ichier parle-t-on ?
Au-delà du cyborg
Imaginez que l’ensemble de connexions existant entre vos
neurones soit cartographié et enregistré. Si la théorie de la
2- Voir N. Walsh, « Alter our DNA or robots will take over, warns Hawking », he Ob-
server, 2 septembre 2001. www.guardian.co.uk/uk/2001/sep/02/medicalscience.genetics
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transplantée dans un nouveau corps – celui d’un robot, peut-
être, mais il peut également s’agir d’un corps virtuel existant
dans un monde tout aussi virtuel.
L’uploading brise toutes nos notions d’identité. D’abord, si
ma conscience est transférée ailleurs, qu’arrive-t-il à mon moi
d’origine ? Rien n’oblige en efet à ce que l’uploading se fasse
nécessairement sur une personne décédée. Y aura-t-il un original
et une copie ou existerai-je en deux versions aussi authentiques
l’une que l’autre ? Et d’ailleurs qu’est-ce qui empêche d’efectuer
non pas un, mais plusieurs uploading ? On pourrait ainsi créer
une tribu de soi-même !
Qui croit à l’uploading ? Pas uniquement des illuminés.
Certains de ses adeptes ont fait leurs preuves dans les domaines
de la haute technologie, comme Hans Moravec, professeur de
robotique à l’université Carnegie Mellon. Ou R. Kurzweil qui, à
coup de livres et de ilms, s’est fait le principal propagandiste des
idées transhumanistes. Mais la recrue la plus impressionnante
est peut-être Marvin Minsky, l’un des pères de l’intelligence
artiicielle au MIT, qui dans la revue en ligne he Edge airmait
en 2007 sa conviction quant à la faisabilité de l’uploading3. En
revanche, et c’est notable, on trouve très peu de partisans chez les
biologistes et neurobiologistes.
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fondamentale. Toujours est-il que, bien évidemment, la plupart
des scientiiques considèrent les spéculations de H. Moravec,
M. Minsky et consorts comme appartenant bien plus au
domaine de la science-iction que de la science proprement
dite. D’ailleurs, la SF n’a pas attendu les transhumanistes pour
traiter de l’uploading. Les entités extraterrestres responsables de
l’évolution humaine, dans 2001 : l’odyssée de l’espace, sont ainsi
passées de l’état de créatures biologiques à celui de machines,
puis à celui de pure énergie, nous raconte la nouvelle d’Arthur
C. Clarke, fameux auteur de SF et coscénariste du ilm de
Stanley Kubrick. Et on ne compte plus les livres et ilms de
SF imaginant le transfert d’une conscience, de manière plus
ou moins scientiique, d’un corps à un autre (Zardoz, de John
Boorman, par exemple, ou le cycle des Danseurs de la in des
temps de Michael Moorcock). Même un romancier populaire
comme Henri Vernes recourt à un uploading de la conscience de
l’Ombre jaune pour justiier sa réincarnation de clone en clone,
dans sa série Bob Morane.
Mais l’uploading n’est pas que transfert de conscience ou
d’identité. Une fois la conscience devenue logicielle, elle peut
aussi subir des altérations à l’inini, du moins ses thuriféraires
le pensent-ils. Pour H. Moravec, il deviendrait ainsi possible de
fusionner des consciences entre elles, y compris en uploadant
des cerveaux animaux. Il deviendrait ainsi envisageable de vivre
l’expérience des multiples organismes ayant peuplé la Terre. Il
va sans dire qu’à ce stade on quitte déinitivement la sphère de
l’humain.
Certains ont imaginé aussi que l’extension de notre
intelligence pourrait devenir sans limites, demandant des corps
de plus en plus éloignés du nôtre pour satisfaire nos besoins en
computation. Un transhumaniste, Robert Bradbury, a imaginé
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H. Moravec, le corps parfait serait un fractal afectant plus ou
moins la forme d’un arbre. Il serait constitué d’un tronc central et
de branches qui iraient en s’ainant jusqu’à créer des « doigts » à
la délicatesse ininie, capables de manipuler directement atomes
ou molécules.
On ne compte plus les possibles transformations radicales
postuploading. Dans son roman Accelarando (2005), Charles
Stross imagine l’un de ses personnages « uploadant » dans un vol
d’oiseaux. Il y a quelques années, un chercheur en IA aujourd’hui
décédé, Sasha Chislenko, imaginait l’intelligence absolue sous
la forme d’une « soupe fonctionnelle », capable de s’autocréer
en reconigurant constamment les éléments qui la constituent :
« Dans un véritable futur posthumain, explique-t-il, les identités
pourraient se dissoudre complètement, et le monde apparaître
comme une fusion d’économie superliquide, anarchie cyberspa-
tiale et d’IA distribuée4. » Mais à ce stade, peut-on encore parler
d’humains ou de posthumains ? Ne s’agit-il pas de machines,
tout simplement ?
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lante envers notre vieille espèce ? Certains, comme Eliezer
Yudkowski qui a fondé le Singularity Institute, spéculent autour
d’« IA amicales », dont la générosité serait codée au niveau le
plus profond. Mais une telle intelligence ne risque-t-elle pas
de court-circuiter sa propre programmation ? Pas forcément,
explique E. Yudkowski, si cette sympathie est au cœur même
de son identité : « Gandhi ne veut pas commettre de meurtre,
et ne souhaite pas s’automodiier ain de pouvoir commettre un
meurtre6. »
Qu’arriverait-il à l’humanité si une telle IA compatissante
voyait le jour ? Probablement encore, l’uploading, mais cette fois
décidé d’en haut. Dans ce cas, le monde virtuel où nous nous
retrouverions téléchargés serait probablement la création de cette
entité extérieure soucieuse de notre bonheur, notre avenir se
limitant à celui d’une espèce protégée parquée dans une réserve.
Rémi Sussan