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Communications

De la paléo- à la néo-télévision
Francesco Casetti, Roger Odin

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Casetti Francesco, Odin Roger. De la paléo- à la néo-télévision. In: Communications, 51, 1990. Télévisions / mutations.
pp. 9-26.

doi : 10.3406/comm.1990.1767

http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1990_num_51_1_1767

Document généré le 15/10/2015


Francesco Casetti, Roger Odin

De la paléo- à la néo-télévision

Approche sémio-pragmatique

Cet article vise à mettre en évidence quelques-unes des


transformations opérées dans le passage de la paléo- à la néo-télévision ; il
s'attache plus particulièrement à comprendre, dans une perspective
sémio-pragmatique, comment le changement de « dispositif » conduit
à des changements dans les processus de positionnement du
spectateur. Par-delà l'infinie diversité des comportements individuels et les
grandes catégories de spectateurs repérées par l'analyse
sociologique *, c'est donc du spectateur impliqué par le dispositif télévisuel
qu'il sera question ici. Le recours au terme de « dispositif » est là
pour indiquer que nous prendrons en compte non seulement ce qui
se passe dans les émissions elles-mêmes (analyse immanente) mais le
mode de consommation tel qu'il est programmé par un certain
nombre d'agents externes.
L'étude prendra appui sur ce qui se passe dans l'espace français et
dans l'espace italien ; ces deux espaces constituent en effet deux bons
terrains d'exploration : l'Italie est sans doute le pays d'Europe où
l'explosion des télévisions privées a été la plus forte ; de son côté, la
France est la seule en Europe à avoir dénationalisé une chaîne
publique mais en même temps elle a toujours eu (du moins jusque-
là) un réel souci de contrôler la prolifération des chaînes. Il ne faut
toutefois pas se méprendre sur le rôle joué par ces références ; notre
intention n'est pas de décrire le fonctionnement de la télévision en
France et en Italie, mais de nous fonder sur les transformations repé-
rables dans ces deux espaces pour construire deux modèles théoriques.
On ne s'étonnera donc pas de nous voir grossir le trait (considérer
comme accompli ce qui n'est qu'une transformation esquissée ou,
inversement, présenter comme (dé)passé ce qui est encore présent sur
telle ou telle chaîne) pour mieux faire apparaître la différence entre
les deux modèles.
Francesco Casetti, Roger Odin

La paléo-télévision.

En termes sémio-pragmatiques, la paléo-télévision se laisse décrire


comme une « institution ». Par « institution », nous entendons une
structure régissant dans son espace propre le recours à tel(s) ou tel(s)
contrat(s) de communication 2.
Fondée sur un projet d'éducation culturelle et populaire, la
paléotélévision s'affiche d'abord comme fonctionnant au contrat de
communication pédagogique ; suivant la formule de Jean-Louis Mis-
sika et Dominique Wolton, les téléspectateurs y constituent une sorte
de « grande classe » dont les professionnels de la télévision seraient
les « maîtres » 3. Trois traits caractérisent la communication
pédagogique : elle a comme objectif de transmettre des savoirs ; c'est une
communication vectorisée avec tout ce que cela comporte de
volontarisme, presque de dirigisme, dans la façon d'interpeller son
Destinataire ; enfin, c'est une communication fondée sur la séparation et la
hiérarchisation des rôles : il y a ceux qui sont détenteurs du savoir et
ceux auxquels on cherche à le communiquer. Cette posture
pédagogique envahit plus ou moins toutes les émissions quels que soient
leur fonction et leur genre ; elle constitue la position énonciative
majeure de la paléo-télévision, son image de marque : ce qui fait
qu'on la regrette, mais aussi ce par quoi parfois elle agace (que n'a-
t-on pas dit contre l'ennui généré par ce ton jugé trop pédagogique !).
Par-delà ce contrat massif et insistant, la paléo-télévision met en
œuvre un second niveau contractuel correspondant à un mode
spécifique de structuration du flot 4.
Dans la paléo-télévision, le flot se présente en effet comme une
succession d'émissions fonctionnant chacune suivant un contrat de
communication spécifié. La paléo-télévision donne à ses spectateurs
la consigne d'être disponibles à la demande de ses émissions et leur
fournit les moyens d'identifier sans difficulté les contrats proposés :
nette répartition des émissions en genres (fictions, informations,
sports, émissions culturelles, émissions de divertissement, etc.) ;
ciblage de publics spécifiques : émissions pour enfants, émissions
pour le troisième âge {Télé-Troisième âge, d'Eve Ruggieri, sur TF1),
émissions pour les passionnés d'automobiles et de motos (Auto-
Moto), pour les amateurs de musique (Musiclub), pour les amis des
bêtes (Terre des bêtes), etc. ; inscription des émissions à l'intérieur
d'une structure temporelle rigide avec une périodicité et des
scansions bien définies : ainsi, sur telle chaîne, tel jour est le jour des

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De la paléo- à la néo-télévision

variétés, tel autre celui du cinéma, tel autre celui du sport ; les noms
des émissions marquent cette régularité : Les Mardis de
l'information, Sports Dimanche (sur la 1) ; Dimanche Magazine, Dimanche
Martin (sur la 2), Le Nouveau Vendredi (sur la 3) 5 il y a des rendez-
vous privilégiés : le Ciné-Club du vendredi, le psychodrame de Polac
le samedi soir, L 'Heure de vérité le mercredi, etc. Dans le cours même
d'une journée, les émissions succèdent aux émissions avec des
séparations fortement marquées de l'une à l'autre. En bref, dans la
paléotélévision, le flot est soumis à une grille de programmation jouant
pleinement son rôle structurant. Publiée dans la presse écrite, cette
grille permet au spectateur de faire son choix et de se préparer à
effectuer les opérations de production de sens et d'affect liées au
contrat de communication correspondant à l'émission choisie.
Le passage de la paléo- à la néo-télévision se caractérise par une
remise en cause de ces deux niveaux de fonctionnement.

Un changement de modèle relationnel.

La néo-télévision rompt avec le modèle de communication


pédagogique de la paléo-télévision.
L'un des aspects les plus visibles de cette transformation réside

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Francesco Casetti, Roger Odin

dans le refus affiché d'une communication vectorisée et dans


l'introduction de processus d'interactivité : à tout moment, via les
questions du présentateur, le téléphone (Pronto la RAI, Linea rovente,
Telefono giallole), le Minitel, ou la caméra, le spectateur est consulté,
interpellé, incité à intervenir et à donner son avis.
Trois grands rôles lui sont assignés ; celui de mandant, avec la
multiplication des programmes à la demande [Marisa la Nuit,
Candid Camera ; dans La Une est à vous, les téléspectateurs peuvent
voter en composant le 1 6 1 47 87 33 33 pour choisir un titre de série
dans chacun des quatre genres proposés : aventures, fiction, policier,
comédie) ; celui de participant : c'est bien sûr le cas dans toutes les
émissions de jeu, mais les dramatiques et les fictions elles-mêmes
commencent à réclamer son concours : dans les Procès reconstitués,
de Marcel Jullian, le public joue par Minitel le rôle de juré ; Salut les
homards (série de G. Bensoussan, sur TF1) demande au spectateur de
résoudre les problèmes qui se posent à la famille Rivière ; enfin, celui
d'évaluateur de la performance de l'invité dans les débats politiques,
évaluateur des participants aux jeux (dans « Le jeu de la séduction »,
le spectateur doit dire laquelle des trois jeunes filles sélectionnées
pour le jeu a le mieux séduit l'invité du jour), évaluateur de la
télévision elle-même : enquêtes, sondages, audimétrie, jamais le
spectateur n'aura été autant interrogé.
A la néo-télévision, le centre autour duquel tout s'organise n'est
plus tant le présentateur (le porte-parole de l'institution) que le
spectateur dans sa double identité de téléspectateur qui se trouve devant
son poste et d'invité qui se trouve sur le plateau de l'émission (notre
tenant-lieu dans l'espace télévisuel). La néo-télévision n'est plus un
espace de formation mais un espace de convivialité.
L'espace de la néo-télévision par excellence, c'est celui du talk-
show ; talk-shows avoués (Apostrophes, Libre-Echange, Pronto la RAI,
Linea rovente), talk-shows déguisés en variétés ou en magazine
(Télématin, Télé-Caroline, Nulle part ailleurs, Surtout le matin, Panique
sur le 16) ; rares sont les émissions qui ne flirtent pas avec cette
structure. Même les grands événements sont traités sur ce mode : la
retransmission du concert de Madona à Turin (Rai Uno, le 4
septembre 1987) était interrompue par des témoignages et des échanges
d'impressions ; même chose pour les reportages sportifs sur le Bol
d'or ou les Vingt-Quatre Heures du Mans. La néo-télévision, c'est
« le dernier endroit où l'on cause ». Il n'est plus question de
transmettre un savoir mais de laisser libre cours à l'échange et à la
confrontation d'opinions ; les affirmations cèdent le pas aux
interrogations, le discours institutionnel au discours individuel. Chacun

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De la paléo- à la néo-télévision

(le présentateur, les invités, les téléspectateurs) énonce son idée sur la
question : le célibat des prêtres, la guerre du Liban, l'élevage
industriel des poulets, le dopage des sportifs, etc. Peu importe que l'on ne
soit pas spécialiste, peu importe même qu'on ignore tout du sujet
proposé, l'essentiel est d'en parler, l'essentiel est de parler. Débats et
dialogues tournent aux discussions style « Café du Commerce » ; le
contenu des échanges (leur banalité, leur platitude, leur bêtise même)
importe peu, et l'on ne craint ni les redites, ni les hésitations, ni le
bafouillage. La néo-télévision s'affiche comme la prolongation des
papotages de la vie quotidienne.
Plus généralement la néo-télévision substitue à la relation
hiérarchisée de la paléo-télévision une relation de proximité : la vie
quotidienne en est le réfèrent premier.
Réfèrent temporel : les émissions de la néo-télévision se plient au
rythme de la temporalité quotidienne : programmes du réveil (Buon-
giorno Italia), programmes du matin (Uno mattina, Matin Bonheur),
programmes de midi (II pranzo e servito, L'Assiette anglaise),
programmes de l'après-école (Youpi l'école est finie), etc. ; elles en
intègrent les principaux rituels : le matin, prendre le café, faire les
courses (« Le marché de Vincent Ferniot ») ; à midi, manger les plats
qui ont été préparés lors des émissions culinaires ; le soir, rire entre
amis, boire un verre de scotch, passer une Sacrée Soirée ; quant à la
nuit, c'est le moment des Sexy Follies...
Réfèrent spatial : la scénographie s'ancre dans l'espace quotidien ;
le studio se fait café ou salon avec plantes vertes et bibelots sur les
étagères pleines de livres ; on descend dans la rue (Lo specchio
segreto), on se rend au domicile des participants. Le thème de la
visite à domicile est devenu un véritable topos énonciatif pour
introduire n'importe quelle émission : les feuilletons en usent et en
abusent, mais il sert également dans les émissions-débats (Questions
h domicile), dans les émissions de variétés (on frappe à la porte, l'hôte
va ouvrir et se trouve face à un individu en caleçon : « je croyais que
c'était une soirée erotique », « mais non il s'agit d'une soirée
exotique » : plan sur un groupe de musique africaine...), dans les
émissions culturelles (la visite à l'écrivain), et jusque dans les reportages
du Journal télévisé (la visite à la famille des otages au Liban, la visite
à la mère des quintuplés, etc.).
Le contenu même des émissions se fonde de plus en plus
directement sur le quotidien : on se raconte ses petites histoires de tous les
jours (Domenica In), on se donne des conseils utiles {Uno mattina,
« Jardinez avec Nicolas », Dadou Babou le magazine des jeunes
mamans, etc.), on pénètre dans la vie quotidienne des personnalités

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Francesco Casetti, Roger Odin

célèbres (Maurizio Costanzo Show), on compare les modes de vie :


Vis-h-Vis, magazine franco-allemand diffusé sur la 3 pendant l'été
1989, avait comme sujet le quotidien de part et d'autre du Rhin. La
fiction n'échappe pas à ce mouvement : les personnages se
rapprochent de la gent commune, et les décors des décors de tous les
jours ; l'un des plus grands succès du feuilleton australien Les Voisins
fait la chronique de la vie quotidienne de trois familles dans une
petite ville de banlieue ; Paris Saint-Lazare, de Marco Pico, raconte
une semaine de novembre dans une cité de la banlieue parisienne ;
on pourrait sans difficulté multiplier les exemples : Voisin Voisine,
Marc et Sophie, Tel père tel fils, I ragazzi della HI C, I cinque del
quinto piano, la grande majorité des sit-com. Mais la grande
nouveauté, à ce niveau, est l'entrée en force de deux thèmes qui étaient
jusque-là quasi tabous dans la paléo-télévision : celui du sexe et celui
de l'argent ; deux thèmes quotidiens s'il en est, et qui s'étalent
désormais à longueur d'écran dans les publicités et dans les émissions
spécialisées ; il n'est pas besoin d'ouvrir longtemps son poste pour
constater que la diffusion d'émissions de jeux, de télé-achat [Télé-
Shopping, Le Juste Prix, Le Magazine de l 'objet, Tapis vert, La Roue
de la fortune, Grappeggia per voi, Estat'e telvisione Aiazzone, etc.),
d'émissions-conseils concernant les problèmes d'argent, ainsi que de
séries ou de films plus ou moins « sexy » ou pornographiques ne cesse
d'augmenter. A des degrés divers, toutes les émissions sont
concernées. Deux exemples parmi des centaines. Sur La Cinq, lors des
Informations de 12 heures 30, après un bref exposé concernant les
propositions sociales de M. Rocard, on pose aux téléspectateurs la
question suivante : « Est-il urgent et raisonnable d'augmenter votre
salaire ? » ; réponses par Minitel. Quant au sexe, que l'animateur des
Mariés de l'A2 se sente autorisé à poser sans complexe à ses invités
des questions du type : « La première fois que vous avez déshabillé
votre femme, quel vêtement lui avez-vous ôté en premier ? » est déjà
un signe, mais le signe le plus évident de cette évolution est que les
couples invités apparaissent comme nullement étonnés par la
question ; personne ne s'étonnera non plus de les voir, à la fin de la même
émission, s'embrasser à pleine bouche sous l'œil attendri de la
caméra qui les cadre alors en gros plan.
De fait, c'est tout le régime comportemental qui est bouleversé.
L'évolution est sensible dans les émissions où continue à dominer la
volonté de transmettre des informations au spectateur. Étudiant les
styles de communication dans les Journaux télévisés des années
soixante à nos jours, R. Bautier note qu'on assiste au passage du
présentateur fonctionnant à l'« éloignement relatif » (ayant, par rapport

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De la paléo- h la néo-télévision

à son public, un positionnement comparable « à celui de la star ou du


professeur faussement proches de leur auditoire •») au présentateur
fonctionnant sur le mode de la « proximité relative » 5. La
néotélévision va encore beaucoup plus loin : un présentateur comme
Yves Mourousi a fondé toute son image sur une décontraction qui
frise l'insolence, n'hésitant pas à se curer les ongles en cours
d'émission, à prendre sa femme sur les genoux à la fin d'un Journal télévisé
ou à s'asseoir sur un coin du bureau du président de la République au
terme d'un entretien. Assurément, le temps n'est plus où l'on
demandait aux participants à un débat de ne pas se dire tu (même
s'ils se tutoyaient dans la vie quotidienne), de peur que le spectateur
ne se sente exclu par cette familiarité. A la néo-télévision, la
familiarité est de règle : on s'appelle par son prénom, on suscite les
confidences (« vous êtes marié ? elle est jolie ? elle est dans la salle ? elle
fait pas de scènes ? elle est gentille ? ») ; on se tape dans le dos, on se
fait des farces, on se raconte des blagues, la plaisanterie vole bas
(Jacques Martin, à quelqu'un qui veut faire un voyage au Canada :
« Attention, moins 40° C, c'est pas l'moment de faire pipi dehors ! »).
On ne se gêne plus ; on est comme chez soi (cf. la phrase rituelle
prononcée par Wanna Marchi en ouverture de son émission : « Benvenuti
a casa mia » 6) ; on est entre amis - « Passa la tua serata tra amid »,
énonce un slogan promotionnel de Fininvest - mieux : entre copains.
Certains titres d'émissions annoncent clairement la couleur : Entrez
sans frapper, Fête comme chez vous, La Une est à vous.
Nous voilà assurément bien loin du modèle pédagogique de la
paléo-télévision. La néo-télévision n'est plus une institution s'inscri-
vant dans le prolongement de l'école ou de la famille, mais un espace
intégré à l'espace quotidien, un « lieu de vie », du moins si l'on
entend par là un lieu où, de part et d'autre de l'écran, il y a des gens
qui passent des heures et des heures de leur vie.

Un nouveau mode de structuration du flot.

Le passage de la paléo- à la néo-télévision se marque également


par un nouveau mode de structuration du flot.
Avec la néo-télévision, nous assistons à un changement radical de
la logique de la programmation : la grille s'effiloche et se dilue. Il n'y
a plus de jours ni de moments privilégiés pour telle ou telle émission.
Quel que soit leur sujet ou leur nature, les émissions se dispersent
dans la grille (chaque jour nous propose son contingent de films, de
variétés, de sport, etc.), et les mêmes émissions sont redonnées plu-

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Francesco Casetti, Roger Odin

sieurs fois dans la semaine. On va ainsi vers la disparition des grands


« rendez-vous » que l'on attend. Dans le cours même d'une journée
télévisuelle, les programmes se lient les uns aux autres, sans solution
de continuité : multiplication des annonces à court terme (« Dans un
instant... », « La soirée continue avec... »), ou à long terme (« Vous
verrez ce reportage dans le Journal de 13 heures », « Vous retrouverez
X à 20 heures... ») ; affichage du passage de la parole et de l'image
d'un présentateur à un autre : après avoir souhaité une bonne soirée
aux téléspectateurs, le présentateur du JT d'Antenne 2 annonce
l'émission qui va venir : « Sur son plateau, Bernard Pivot se prépare
pour accueillir ses invités... » ; suit un plan du plateau en question ; à
la fin d'Apostrophes, le même processus se renouvelle : Bernard Pivot
annonce le JT et donne la parole à Claude- Jean Philippe qui présente
le film du Ciné-Club ; le film est à nouveau réannoncé par le
présentateur, au terme du JT, etc. Plus significatifs encore sont certains
enchaînements directement fondés sur le contenu : nous pensons, par
exemple, aux programmes pour enfants, dans lesquels le présentateur
reprend la situation racontée dans le dessin animé, ou aux spots
publicitaires qui nous montrent les mêmes objets que ceux que nous
avons vus dans le feuilleton précédent, ou encore aux après-midi tout
téléfilms dans lesquels les aventures d'une famille sont suivies par les
aventures d'une autre famille, sœur ou voisine de la précédente, etc.
Bien plus, les émissions s'imbriquent les unes dans les autres par le
jeu des plages de bandes-annonces qui nous donnent à voir des
extraits des émissions qui seront diffusées dans la journée : la
longueur de ces extraits est telle qu'on ne sait plus très bien, parfois,
quelle émission on regarde - d'autant qu'il arrive, notamment avec
les feuilletons, que le même type de situation, voire les mêmes
acteurs se retrouvent dans le feuilleton annoncé et dans celui qui est
projeté... La structure syntagmatique de la néo-télévision tend vers le
flux continu.
Les transformations de la structure des émissions viennent encore
renforcer cet effet de flux. Non seulement les émissions sont de
moins en moins clairement dirigées vers tel ou tel sous-ensemble du
public (ce mode de fonctionnement est, semble-t-il, renvoyé à la
télévision par câble ou par abonnement 7) : les feuilletons, les variétés, la
grande majorité des magazines sont faits pour être vus par toute la
famille et, idéalement, les émissions de la néo-télévision visent le
tout-public, mais le traditionnel découpage en genres 8 fait place au
métissage généralisé : une émission de variétés consacrée au chanteur
Balavoine est l'occasion de parler doctement du vin avec des experts ;
un reportage sur une course de motos est entrecoupé de chansons et

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De la paléo- à la néo-télévision

de divers jeux plus ou moins ouvertement publicitaires, etc.


Émissions attrape-tout ; émissions à tout faire. La néo-télévision, c'est la
contamination et le synchretisme érigés en principe organisateur.
Les linguistes ont l'habitude de dénommer mot « omnibus » les
mots à tout faire comme « chose » ou « machin ». L'émission type de
la néo-télévision est l'émission omnibus, à la fois variétés,
informations, jeux, spectacles, publicité 9. Cette multiplication des émissions
omnibus a des conséquences majeures sur l'organisation syntag-
matique du flux : une succession d'émissions omnibus ne constitue
plus une succession d'émissions ; l'impression d'ensemble produite
est celle d'une émission protéiforme mais unique qui se déroule au fil

Une émission omnibus :


le magazine Télé-Caroline

Le lundi 25 septembre 1989, le magazine Télé-Caroline (FR3)


donnait à voir entre 15 heures 25 et 17 heures :
- une séquence « Variétés » avec Patricia Kaas,
- une discussion avec les acteurs de la pièce sur le marquis de Sade
jouée à la Cartoucherie,
- « Télé chic Télé choc » : deux reportages filmés, l'un sur le Festival
international des francophonies, l'autre sur le Festival des cascadeurs
de cinéma à Toulouse,
- une discussion avec Patricia Kaas,
- « Bruits de couloir » : un jeu où le public est invité à dire si une
information est vraie ou fausse,
- le flash d'informations de 16 heures,
- une annonce pour le film du soir (Quand les aigles attaquent),
- une séquence animaux : « De Ane... à Zèbre », avec des loups sur le
plateau, une intervention du groupe Image,
- une séquence « Look » plus ou moins publicitaire pour le Bon
Marché (la présentation de divers instruments d'hygiène ou de mise en
forme : un diffuseur d'air pur, une brosse à dents électrique, un
appareil pour se faire soi-même de l'acupuncture, etc.),
- « Le jeu de la séduction » avec l'invité du jour Jean-Claude Bouret,
une séquence cadeaux (des voyages offerts par Frantour),
- à nouveau le groupe Image,
- Maxi-Mini (un défilé de mode),
- « Les recettes de l'amour » (l'explication de diverses recettes par un
restaurateur lyonnais),
- encore une chanson de Patricia Kaas,
- et pour finir les résultats du « Jeu de la séduction ».

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Francesco Casetti, Roger Odin

des heures et des jours, sur l'ensemble des chaînes. Un même «


programme global 10 » draine la totalité des productions télévisuelles. La
dimension paradigmatique (la dimension du choix entre chaînes)
disparaît : la logique de la néo-télévision est la logique de l'équivalence
et de Pindécidabilité.
Mais il y a plus. Considérée en elle-même, une émission omnibus
se présente sous la forme d'une série de micro-segments avec chacun
son titre, son sujet et sa structure propre. Les émissions omnibus
sont des émissions éclatées.
Toutes les émissions sont affectées par cette tendance à l'hyper-
fragmentation. Même des émissions comme Apostrophes ou Le
Divan, d'Henry Chapier, qui occupent pourtant des créneaux bien
identifiables et possèdent une unité structurale indiscutable, voient
cette unité minée par l'intervention de multiples inserts : à plusieurs
reprises, au cours de l'émission d'Henry Chapier, l'inscription « Le
Divan » reparaît en surimpression sur un portrait de Freud à la
palette graphique ; dans l'émission de Bernard Pivot, c'est un livre
qui sort miraculeusement de l'étagère et vient se poser sur la page-
écran, masquant pendant quelques secondes le champ du débat.
La néo-télévision est le royaume de l'insert : inserts temporels
découpant le flux en micro-segments, inserts spatiaux (incrustations)
donnant à l'écran une structure tabulaire n ; inserts liés à l'émission
dans laquelle ils apparaissent (les livres dans Apostrophes, les
annonces de rubriques dans Télé-Caroline ou dans le JT, les textes
qui donnent le numéro d'appel dans les émissions de jeu ou les
débats, etc.), mais aussi inserts totalement indépendants de
l'émission d'accueil : inserts du logo de la chaîne, inserts de bandes-
annonces pour d'autres émissions (du jeu ou de la semaine), inserts
donnant les résultats des épreuves sportives en cours, inserts
annonçant les films qui sortent en salle, inserts publicitaires, bien sûr et
surtout, etc.
On se souvient que dans la typologie des constructions filmiques
proposée par Ch. Metz (la célèbre « grande syntagmatique 12 »),
typologie fondée sur l'analyse d'un corpus de films de fiction classiques,
l'insert se présentait à la fois comme une figure relativement
exceptionnelle et comme une figure marginale puisqu'il ne constituait pas
à proprement parler une construction syntagmatique de même
niveau que les autres, mais un élément venant précisément «
s'insérer » à l'intérieur de n'importe quelle construction syntagmatique 13.
Dans la néo-télévision, la situation de l'insert apparaît comme
radicalement inversée, au point qu'on aboutit à ce paradoxe que ce sont
les autres constructions syntagmatiques qui semblent venir s'insérer

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De la paléo- à la néo-télévision

entre les inserts ! Tout d'abord parce que l'insert devient la figure
syntagmatique statistiquement dominante ; ensuite parce que c'est
aux inserts que revient le rôle structurant : ce sont des « méta-
images 14 » qui affichent la structure énonciative et règlent la
segmentation du flux ; enfin et surtout parce que ce sont les inserts qui,
de par leur traitement, possèdent à l'intérieur du flux la plus grande
dynamique visuelle et la plus grande force attractive. En disant cela,
nous pensons évidemment en priorité aux inserts publicitaires, qui
constituent une production tout entière tournée vers la captation du
spectateur et qui, en raison des moyens financiers dont ils disposent,
du soin apporté à leur conception, sont sans doute ce qu'il y a de
mieux fait actuellement à la télévision 15, mais aussi à tous les inserts
(et ils sont l'écrasante majorité) qui relèvent du traitement type
« nouvelles images » : issu du fond de l'écran, glissant sur un globe
terrestre en rotation, un bandeau d'images se déroule et grossit
jusqu'à ce qu'une image occupe enfin tout l'écran ; un mouvement de
bascule éclair, et la voici remplacée par une autre aussitôt repoussée
latéralement par une nouvelle image qu'un rideau vient masquer,
dévoilant en s'ouvrant une scène avec un chanteur (Dimanche
Martin). Un scénario analogue ou voisin se reproduit à chaque insert :
défilement, effets de volets, pivotements, éclatement kaléidoscopique
de couleurs, hyper-accentuation de la perspective linéaire,
accélérations de rythme. Tels quels, les inserts sont les principaux moteurs
du flux télévisuel. En même temps, l'habillage style « nouvelles
images » participe à l'effet d'indifférenciation généralisé : il n'y a rien
qui
image
• ressemble
» 16 . tant à une « nouvelle image » qu'une autre « nouvelle

Le traitement des émissions va dans le même sens ; sans parler des


clips eux-mêmes, qui occupent une bonne partie de la
programmation sur certaines chaînes (on se souvient que, lors de sa
création, la sixième chaîne française était quasi vouée au clip ; elle en
donne encore à voir un très grand nombre), c'est toute la
néotélévision qui joue « Boulevard des clips » : réduction de la durée des
plans, soumission à la loi du rythme et des variations d'intensité, etc.
A la néo-télévision, tout va de plus en plus vite. « Images
fragments », « images vitesse », « images-pulsation » 17. Dans L'Œil
interminable, J. Aumont parle justement et joliment de « fétichisation des
trauma 18 ». La néo-télévision fonctionne à la « mise en phase »
énergétique.

* *

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Francesco Casetti, Roger Odin

II est maintenant possible de tenter de résumer ce qui se joue dans


le passage de la paléo- à la néo-télévision. Revenons tout d'abord au
dispositif de la paléo-télévision et à quelques brefs rappels
théoriques. Fonctionnant dans un projet de « communication », l'objectif
de la paléo-télévision est de s'assurer que le spectateur (le
Destinataire) est amené à comprendre et à ressentir ce qui a été prévu par le
Destinateur lors de la réalisation des émissions. La difficulté de cette
opération vient de ce que le processus de « communication »
(contrairement à ce que le terme lui-même laisse entendre) ne consiste pas
en une opération de transmission d'un message d'un émetteur à un
récepteur mais dans un double processus de production de sens et
d'affects : l'un dans l'espace de la réalisation, l'autre dans celui de la
« réception », et qu'il n'y a a priori aucune raison pour que ces deux
processus soient identiques 19. C'est le rôle des contrats de
communication que d'inviter les spectateurs à effectuer le même ensemble
structuré d'opérations de production de sens et d'affects que celui qui
a été mis en œuvre dans l'espace de la réalisation. A la suite de Louis
Quéré, nous avons proposé de dénommer « tiers symbolisant »
l'instance qui règle le recours à cet ensemble d'opérations 20.

espace de la réalisation espace de la «réception»


destinateur destinataire
opérations de production opérations de production
de sens et d'affects de sens et d'affects
tiers symbolisant

Par rapport à ce dispositif, la néo-télévision se caractérise tout


d'abord par l'absence de tout recours à un tiers symbolisant : la
néotélévision n'invite pas ses spectateurs à mettre en œuvre un ensemble
d'opérations de production de sens et d'affects mais tout simplement
à vivre ou à vibrer avec la télévision ; la relation contractuelle à trois
pôles est remplacée par une relation directe entre le spectateur et ses
alter ego sur l'écran (spectateurs invités et présentateur) ou entre le
spectateur et le flux visuel et sonore ; passer de la paléo- à la
néotélévision, c'est passer d'un fonctionnement en termes de contrat de
communication à un fonctionnement en termes de contact 21 ; du
coup, se trouve également abolie la séparation entre espace de la
réalisation et espace de la réception : à la néo-télévision, tout se passe à
l'intérieur d'un même espace télévisuel qui se confond lui-même
avec l'espace quotidien.

20
De la paléo- h la néo-télévision

espace quotidien
espace télévisuel
espace de contact
spectateurs invités
présentateurs
flux
médium
spectateurs

Deux conséquences découlent de cet ensemble de transformations.


La première est que la néo-télévision perd la dimension de
socialisation sur laquelle se fondait le processus communicationnel de la
paléo-télévision. Dans la paléo-télévision, les spectateurs d'une
émission constituaient un public ; mieux, une collectivité unie par la
mobilisation d'un même tiers symbolisant (= par la mise en œuvre
des mêmes opérations de production de sens et d'affects) ; regarder la
télévision était alors un acte social ; mieux, une opération de
socialisation. A la néo-télévision, le processus relationnel est
fondamentalement individualiste ; même si tous les spectateurs vibrent au même
rythme, c'est individuellement que s'effectue la mise en phase
énergétique aux images et aux sons (le zapping ne fait qu'accentuer le
caractère solitaire de cette relation) ; même s'ils participent d'un
même processus convivial, c'est encore individuellement que
s'effectue le contact émotionnel qui ne repose sur aucun affect partagé. A la
néo-télévision, l'ensemble des téléspectateurs ne constitue plus une
collectivité mais une collection d'individus.
La seconde conséquence est une réduction radicale des enjeux de
cette relation. Regarder la paléo-télévision impliquait des activités
cognitives ou affectives ayant une pleine dimension humaine :
comprendre, apprendre, vibrer au rythme des événements racontés,
rire, pleurer, avoir peur, aimer, tout simplement se distraire.
Regarder la néo-télévision n'implique plus rien de tel. La mise en phase
énergétique n'est qu'une mise en phase à vide, sans objet : il ne s'agit
plus, comme par exemple dans la mise en phase fictionnelle, de
vibrer au rythme des événements racontés, mais seulement au
rythme d'images et de sons ; pur contact qui se nourrit de lui-même
et de rien d'autre ; la néo-télévision se rapproche de ce point de vue
des jeux vidéo. Même en tant que lieu de vie, la néo- télévision n'est
qu'un lieu vide, car la dimension du vécu en est absente : on a beau
connaître le prénom de nos tenants lieu sur l'écran et partager leurs

21
Francesco Casetti, Roger Odin

confidences, il n'y a rien dans ces relations qui pousse à sortir de soi
pour aller vers l'autre, rien qui ressemble à une authentique
rencontre.
La façon dont la néo-télévision conçoit l'interactivité est très
significative à cet égard ; certes, le spectateur est en permanence consulté,
mais il ne s'agit que d'un simulacre de consultation : d'une part,
parce que l'interactivité se résume le plus souvent à des questions à
choix multiples (c'est-à-dire à choix limité) ou à des jeux de
questions à présupposés (exemple : « Pourquoi aimez-vous tel ou tel
produit ? ») ; l'interactivité n'est alors qu'un procédé de plus de
manipulation déguisée : le meilleur symbole de la façon dont la
néo-télévision pense l'intervention « active » de son spectateur, ce
sont les rires pré-enregistrés des sit-com ou des dessins animés ;
d'autre part, parce que l'enjeu de ces interactions est dans tous les cas
dérisoire. De fait, il y a moins d'interactivité réelle dans ces processus
interactifs que dans le visionnement des films de fiction, dont
l'interactivité « fantasmatique » (comme l'a bien montré G. Bettetini 22) est
hautement productive de sens et d'affects. Les nouveaux modes de
consommation « interactifs », comme la télécommande ou le
magnétoscope, n'introduisent eux-mêmes qu'une pseudo-interactivité, une
interactivité machinique (et encore, même à ce niveau, il s'agit d'une
interactivité très limitée) nullement génératrice de réelles
interactions. En fin de compte, le seul résultat de tous ces dispositifs est
d'amener le téléspectateur à rester devant la télévision.
La néo-télévision fonctionne au time budget : seul compte le temps
passé par le spectateur devant son poste ; le spectateur ne saurait
même plus dire qu'il s'y ennuie (ce qui serait au fond encore un
enjeu), car le problème ne se pose plus en ces termes ; tout se passe
sur le mode de Yêtre là. La télévision est là ; le spectateur est là. Rien
de plus. Avec la néo-télévision, ce n'est pas à la naissance d'un «
nouveau mode de communication » que nous assistons, mais à la
disparition de la communication et à son remplacement par un modèle épi-
dermique et énergétique, fondamentalement a-social .
Assurément (et nous dirions même fortunément), la télévision telle
que nous la connaissons aujourd'hui ne se confond pas avec le
modèle de la néo-télévision que nous venons de décrire (nombre de
caractéristiques de la paléo-télévision y restent encore bien vivantes),
pas plus d'ailleurs que la télévision d'il y a quinze ans ne
correspondait trait pour trait au modèle de la paléo-télévision que nous avons
esquissé en début d'article : dans la réalité, ce sont toujours à des
structures mixtes paléo- et néo-télévision que l'on a affaire, mais
deux choses peuvent être affirmées avec certitude : d'une part, que,

22
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Francesco Casetti, Roger Odin

sans modèle, on est assures de ne rien voir24 et donc de ne rien


comprendre à ce qui se passe réellement dans l'espace télévisuel ; il
est même vraisemblable que d'autres modèles que ceux que nous
avons proposés dans cet article devraient même être construits si l'on
envisageait de faire une analyse d'ensemble de l'espace télévisuel : la
télévision, telle qu'elle fonctionne réellement de nos jours, ne se
réduit pas à un mixte de paléo- et de néo-télévision ; d'autre part,
que l'évidence est chaque jour plus grande de l'évolution de notre
télévision vers le modèle de la néo-télévision (le processus étant
semble-t-il encore plus engagé en Italie qu'en France). Dans un
article précédent, nous avons montré comment un tel modèle
commençait même à se faire sentir ailleurs que dans l'espace
télévisuel : dans l'espace du cinéma, dans les nouveaux films et dans la
demande des nouveaux spectateurs 25 ; mais il conviendrait
également de parler de la vogue des jeux vidéo, de celle des grands
concerts et des grands sons et lumières avec effets laser, de certains
aspects du vidéo-art, etc. Il n'est d'ailleurs pas exclu que ces
développements soient dus à l'influence de la télévision (on arrive à la
tranche d'âge de ceux qui sont nés, si l'on peut dire, « devant » la
télévision), à moins, comme le suggèrent certains philosophes
(Habermas, Lyotard, Baudrillard), qu'il ne s'agisse d'une mutation
plus profonde touchant l'ensemble de l'espace social, une véritable
crise des institutions. On peut aussi penser, si l'on est de
tempérament optimiste, que la néo-télévision restera ce qu'elle est encore
actuellement, un mode de fonctionnement parmi d'autres 26, un
mode venant s'ajouter à celui de la paléo-télévision ainsi qu'aux
autres modèles existants et aux autres modèles à venir, des modèles
dont on peut parfois pressentir la nature à travers de timides percées
(Océaniques, certaines émissions de La Sept), ou peut-être même des
modèles inconnus, nouveaux, et pourquoi pas surprenants. Il ne faut,
il est vrai, ni sous-estimer les capacités de « braconnage » des
usagers 7, ni les capacités de résistance et d'innovation de certains
professionnels, ni les possibilités d'impulsion de certains secteurs
politiques, pour peu qu'ils acceptent de se laisser porter par les forces
sociales qui aspirent (comme dirait D. Noguez pour le cinéma) à une
« télévision autrement28 »... Il n'est pas interdit de rêver : c'est
toujours plus gratifiant que de jouer les cassandres.

Francesco Casetti
Université catholique de Milan
Roger Odin
Université Paris III

24
De la paléo- à la néo-télévision

NOTES

1 . Différentes typologies ont été proposées ; cf. Michel Souchon, Petit Écran, Grand
Public, INA - La Documentation française, 1980 ; F. Casetti, M. Lasorsa, I. Pezzini, « Per
una microstoria del consumo delPaudiovisivo », Ikon, n° 11-12, 1985 ; Dominique Boullier,
«Les styles de relation à la télévision», CNET, n° 32, 1988, p. 7-44; Pierre Lévy,
« Remarques sur les interfaces », CNET, n° 33, p. 13 sq. (il rappelle la typologie de Mark
Heyer : l'herbivore, l'abeille, le carnassier, le prédateur).
2. Un contrat de communication est un processus par lequel les spectateurs sont invités à
effectuer un ensemble structuré d'opérations de production de sens et d'affects ; à titre
d'exemple, le contrat fictionnalisant qui fait qu'un film sera lu comme un film de fiction se
définit comme une invitation à effectuer les opérations suivantes : figurativisation
(construction d'une image analogique), diégétisation (construction d'un monde), narrativisation
(construction d'une histoire, d'un récit), monstration (production de l'illusion de réalité), fic-
tivisation (construction d'un énonciateur fictif), mise en phase narrative (= vibrer au rythme
des événements racontés). Sur ce contrat, cf. la première partie de notre article « Du
spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, n° 8,
« Cinéma & narration 2 », 1988, p. 121-139.
3. La Folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques, Gallimard, 1983,
p. 128.
4. La télévision, on le sait, relève non de la logique de la « marchandise culturelle » - la
logique de la marchandise culturelle concerne les produits qui sont vendus sur un marché,
comme le livre, le disque, le film, la cassette audio ou vidéo -, mais de la « culture de flot » :
les produits de la culture de flot sont caractérisés par la continuité et l'amplitude de leur
diffusion et par le fait que, chaque jour, de nouveaux produits rendent obsolètes ceux de la
veille. Patrice Flichy, Les Industries de l'imaginaire, PUG-INA, 1980, p. 37-38.
5. René Bautier, « Un carrefour de discours », Le JT, INA-DF, 1986, p. 40-41.
6. Depuis plus de neuf ans Wanna Marchi présente une émission promotionnelle pour ses
propres produits : « E' da nove anni che parlo in televisione dei mei prodotti », Rete A,
22 août 1987, cité in VPT, n° 85, « Tra me e te », p. 97.
7. Selon Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, la télévision payante est une
condition sine qua non du passage du Broadcasting au Narrowcasting (recherche d'une
correspondance entre le type de produit, la nature du support et la taille du public) {La Folle du logis,
op. cit., p. 258).
8. Pour une analyse du fonctionnement de certains de ces genres télévisuels, cf. Francesco
Casetti, Lucia Lumbelli, Nauro Wolf, « Indagine su alcune regole di genre televivo », in
Richerche sulla communicazione, 2, 1980, 3, 1981. Pour une tentative de classification rai-
sonnée de ces genres, cf. Jérôme Bourdon : « Propositions pour une sémiologie des genres
audiovisuels », Quaderni, n° 4, « Les mises en scène télévisuelles », printemps 1988,
p. 19-35.
9. Notons tout de même que, dans ce melting-pot, les jeux, les séries policières, les
fictions style « soap » et les talk-shows se taillent la part du lion.
10. Nous reprenons ici, en la transposant de l'espace de la consommation à l'espace de la
programmation, la notion de « programme global » proposée par Cisèle Bertrand, Chantai de
Gournay et Pierre-Alain Mercier dans le cadre d'une recherche du Greco Puce ; cette
recherche a été publiée partiellement dans le numéro 32 (« Regards sur la télévision ») de la
revue du CNET : Réseaux (« Le programme global », 1988, p. 46-66) et dans son intégralité
dans Fragments d'un récit cathodique : une approche empirique du zapping, CNET, coll.
c Réseaux », novembre 1988.

25
Francesco Casetti, Roger Odin

11. Noël Nel le note à propos de l'évolution du débat télévisé de 1960 à nos jours : < ce
que nous y découvrons révèle un souci de passer de la linéarité séquentielle à une
organisation tabulaire de l'écran » (Le Débat télévisé, à paraître chez Colin en 1990).
12. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, t. 1, Klincksieck, 1968.
13. Michel Colin, « La grande syntagmatique revisitée », Iris, A Journal of Theory on
Image and Sound, « Cinema and Cognitive Psychology >, numéro dirigé par Dudley Andrew,
1989.
14. Eliseo Véron, Communications, n° 38, 1983, p. 98-120.
15. Dans leur ouvrage, Les Enfants et la Publicité (Genève, INRBDELVAL, 1988),
Josette Sultan et Jean-Paul Satre montrent que les publicités représentent un immense
attrait pour les jeunes ; on les attend : « Si je vois pas la pub aujourd'hui ou demain, je la
verrai quand même un jour > ; on n'hésite pas à les suivre d'une chaîne à l'autre : < on les
met sur les deux chaînes pour être sûr de les voir », etc.
16. S'interrogeant sur la modernisation du look du Journal télévisé, Pierre Moeglin note
que les résultats les plus évidents de ces efforts sont de « vaines gymnastiques d'effets
spéciaux qui ont tous le même air de ressemblance » (« Enjeu scénographique des nouveaux
traitements de l'image », Quaderni, n° 4, printemps 1988, p. 53).
17. Suivant les heureuses formules de Jean-Marc Vernier : cf. « L'image-pulsation », La
Revue d'esthétique, septembre 1986 ; « Trois ordres de l'image télévisuelle », Quaderni, n° 4,
printemps 1988, p. 16.
18. J. Aumont, L'Œil interminable, Séghier, 1989, p. 96-97.
19. Pour des précisions sur cette conception de la communication, cf. notre article < Pour
une sémio-pragmatique du cinéma », Iris, vol. I, n° 1,
20. Louis Quéré, Des miroirs équivoques. Aux origines 1983,dep. la67-82.^
communication moderne,
Aubier, coll. « Babel », 1982.
21. Sur cette opposition contrat vs contact, cf. Jean Baudrillard, A l'ombre des majorités
silencieuses, Gonthier, « Médiations », 1982, p. 87. Il n'est pas impossible que les choses
soient de fait un peu plus compliquées que ce qui est posé dans cette description rapide et
que s'effectue ici un double mouvement consistant à maintenir la structure contractuelle,
mais comme une forme vide que vient remplir l'énergie : ce qui conduit à l'annulation du
contrat et à la relation par contact.
22. Cf. Gianfranco Bettetini, La conversazione audiovisive, problemi dell'enunciazione fil-
mica e televisiva, Bompieni, 1984.
23. Une vision plus optimiste de cette évolution souligne que cette a-socialité n'est pas
tant à lire comme régression vers une absence de socialite (a privatif) que comme
mouvement de dépassement du social vers ce que l'on a parfois appelé une « communauté des
affects », c'est-à-dire une « communion » fondée sur la relation énergétique et le contact. Sur
ce point, cf. Michel Maffesoli, La Conquête du présent, PUF, 1979 ; La Connaissance
ordinaire, Librairie des Méridiens, 1985 ; et < Tra me e te », a cura di Francesco Casetti, VPT,
RAI, mai 1988, notamment p. 134-141 : « Neotelevisione e relazione fiduciara ».
24. Ch. Metz disait de même que < sans machine, on est sûr d'avance de ne rien voir » :
sans machine théorique bien sûr... (Essais sémiotiques, Klincksieck, 1977, p. 185).
25. Cf. la seconde partie de notre article < Du spectateur fictionnalisant au nouveau
spectateur... », art. cité, p. 130-136.
26. Bernard Miège, La Société conquise par la communication, PUG, 1989, p. 215.
27. Michel de Certeau, L'Invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, UGE, coll. « 10/18 »,
1980.
28. Dominique Noguez, Le Cinéma autrement, UGE, coll. « 1018 », 1977.
P. 1 1 et 23 : Illustrations de Folon (Les Chefs-d'œuvre du dessin d'humour, Éd. Planète,
1968).

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