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De la paléo- à la néo-télévision
Francesco Casetti, Roger Odin
Casetti Francesco, Odin Roger. De la paléo- à la néo-télévision. In: Communications, 51, 1990. Télévisions / mutations.
pp. 9-26.
doi : 10.3406/comm.1990.1767
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1990_num_51_1_1767
De la paléo- à la néo-télévision
Approche sémio-pragmatique
La paléo-télévision.
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variétés, tel autre celui du cinéma, tel autre celui du sport ; les noms
des émissions marquent cette régularité : Les Mardis de
l'information, Sports Dimanche (sur la 1) ; Dimanche Magazine, Dimanche
Martin (sur la 2), Le Nouveau Vendredi (sur la 3) 5 il y a des rendez-
vous privilégiés : le Ciné-Club du vendredi, le psychodrame de Polac
le samedi soir, L 'Heure de vérité le mercredi, etc. Dans le cours même
d'une journée, les émissions succèdent aux émissions avec des
séparations fortement marquées de l'une à l'autre. En bref, dans la
paléotélévision, le flot est soumis à une grille de programmation jouant
pleinement son rôle structurant. Publiée dans la presse écrite, cette
grille permet au spectateur de faire son choix et de se préparer à
effectuer les opérations de production de sens et d'affect liées au
contrat de communication correspondant à l'émission choisie.
Le passage de la paléo- à la néo-télévision se caractérise par une
remise en cause de ces deux niveaux de fonctionnement.
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(le présentateur, les invités, les téléspectateurs) énonce son idée sur la
question : le célibat des prêtres, la guerre du Liban, l'élevage
industriel des poulets, le dopage des sportifs, etc. Peu importe que l'on ne
soit pas spécialiste, peu importe même qu'on ignore tout du sujet
proposé, l'essentiel est d'en parler, l'essentiel est de parler. Débats et
dialogues tournent aux discussions style « Café du Commerce » ; le
contenu des échanges (leur banalité, leur platitude, leur bêtise même)
importe peu, et l'on ne craint ni les redites, ni les hésitations, ni le
bafouillage. La néo-télévision s'affiche comme la prolongation des
papotages de la vie quotidienne.
Plus généralement la néo-télévision substitue à la relation
hiérarchisée de la paléo-télévision une relation de proximité : la vie
quotidienne en est le réfèrent premier.
Réfèrent temporel : les émissions de la néo-télévision se plient au
rythme de la temporalité quotidienne : programmes du réveil (Buon-
giorno Italia), programmes du matin (Uno mattina, Matin Bonheur),
programmes de midi (II pranzo e servito, L'Assiette anglaise),
programmes de l'après-école (Youpi l'école est finie), etc. ; elles en
intègrent les principaux rituels : le matin, prendre le café, faire les
courses (« Le marché de Vincent Ferniot ») ; à midi, manger les plats
qui ont été préparés lors des émissions culinaires ; le soir, rire entre
amis, boire un verre de scotch, passer une Sacrée Soirée ; quant à la
nuit, c'est le moment des Sexy Follies...
Réfèrent spatial : la scénographie s'ancre dans l'espace quotidien ;
le studio se fait café ou salon avec plantes vertes et bibelots sur les
étagères pleines de livres ; on descend dans la rue (Lo specchio
segreto), on se rend au domicile des participants. Le thème de la
visite à domicile est devenu un véritable topos énonciatif pour
introduire n'importe quelle émission : les feuilletons en usent et en
abusent, mais il sert également dans les émissions-débats (Questions
h domicile), dans les émissions de variétés (on frappe à la porte, l'hôte
va ouvrir et se trouve face à un individu en caleçon : « je croyais que
c'était une soirée erotique », « mais non il s'agit d'une soirée
exotique » : plan sur un groupe de musique africaine...), dans les
émissions culturelles (la visite à l'écrivain), et jusque dans les reportages
du Journal télévisé (la visite à la famille des otages au Liban, la visite
à la mère des quintuplés, etc.).
Le contenu même des émissions se fonde de plus en plus
directement sur le quotidien : on se raconte ses petites histoires de tous les
jours (Domenica In), on se donne des conseils utiles {Uno mattina,
« Jardinez avec Nicolas », Dadou Babou le magazine des jeunes
mamans, etc.), on pénètre dans la vie quotidienne des personnalités
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entre les inserts ! Tout d'abord parce que l'insert devient la figure
syntagmatique statistiquement dominante ; ensuite parce que c'est
aux inserts que revient le rôle structurant : ce sont des « méta-
images 14 » qui affichent la structure énonciative et règlent la
segmentation du flux ; enfin et surtout parce que ce sont les inserts qui,
de par leur traitement, possèdent à l'intérieur du flux la plus grande
dynamique visuelle et la plus grande force attractive. En disant cela,
nous pensons évidemment en priorité aux inserts publicitaires, qui
constituent une production tout entière tournée vers la captation du
spectateur et qui, en raison des moyens financiers dont ils disposent,
du soin apporté à leur conception, sont sans doute ce qu'il y a de
mieux fait actuellement à la télévision 15, mais aussi à tous les inserts
(et ils sont l'écrasante majorité) qui relèvent du traitement type
« nouvelles images » : issu du fond de l'écran, glissant sur un globe
terrestre en rotation, un bandeau d'images se déroule et grossit
jusqu'à ce qu'une image occupe enfin tout l'écran ; un mouvement de
bascule éclair, et la voici remplacée par une autre aussitôt repoussée
latéralement par une nouvelle image qu'un rideau vient masquer,
dévoilant en s'ouvrant une scène avec un chanteur (Dimanche
Martin). Un scénario analogue ou voisin se reproduit à chaque insert :
défilement, effets de volets, pivotements, éclatement kaléidoscopique
de couleurs, hyper-accentuation de la perspective linéaire,
accélérations de rythme. Tels quels, les inserts sont les principaux moteurs
du flux télévisuel. En même temps, l'habillage style « nouvelles
images » participe à l'effet d'indifférenciation généralisé : il n'y a rien
qui
image
• ressemble
» 16 . tant à une « nouvelle image » qu'une autre « nouvelle
* *
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espace quotidien
espace télévisuel
espace de contact
spectateurs invités
présentateurs
flux
médium
spectateurs
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confidences, il n'y a rien dans ces relations qui pousse à sortir de soi
pour aller vers l'autre, rien qui ressemble à une authentique
rencontre.
La façon dont la néo-télévision conçoit l'interactivité est très
significative à cet égard ; certes, le spectateur est en permanence consulté,
mais il ne s'agit que d'un simulacre de consultation : d'une part,
parce que l'interactivité se résume le plus souvent à des questions à
choix multiples (c'est-à-dire à choix limité) ou à des jeux de
questions à présupposés (exemple : « Pourquoi aimez-vous tel ou tel
produit ? ») ; l'interactivité n'est alors qu'un procédé de plus de
manipulation déguisée : le meilleur symbole de la façon dont la
néo-télévision pense l'intervention « active » de son spectateur, ce
sont les rires pré-enregistrés des sit-com ou des dessins animés ;
d'autre part, parce que l'enjeu de ces interactions est dans tous les cas
dérisoire. De fait, il y a moins d'interactivité réelle dans ces processus
interactifs que dans le visionnement des films de fiction, dont
l'interactivité « fantasmatique » (comme l'a bien montré G. Bettetini 22) est
hautement productive de sens et d'affects. Les nouveaux modes de
consommation « interactifs », comme la télécommande ou le
magnétoscope, n'introduisent eux-mêmes qu'une pseudo-interactivité, une
interactivité machinique (et encore, même à ce niveau, il s'agit d'une
interactivité très limitée) nullement génératrice de réelles
interactions. En fin de compte, le seul résultat de tous ces dispositifs est
d'amener le téléspectateur à rester devant la télévision.
La néo-télévision fonctionne au time budget : seul compte le temps
passé par le spectateur devant son poste ; le spectateur ne saurait
même plus dire qu'il s'y ennuie (ce qui serait au fond encore un
enjeu), car le problème ne se pose plus en ces termes ; tout se passe
sur le mode de Yêtre là. La télévision est là ; le spectateur est là. Rien
de plus. Avec la néo-télévision, ce n'est pas à la naissance d'un «
nouveau mode de communication » que nous assistons, mais à la
disparition de la communication et à son remplacement par un modèle épi-
dermique et énergétique, fondamentalement a-social .
Assurément (et nous dirions même fortunément), la télévision telle
que nous la connaissons aujourd'hui ne se confond pas avec le
modèle de la néo-télévision que nous venons de décrire (nombre de
caractéristiques de la paléo-télévision y restent encore bien vivantes),
pas plus d'ailleurs que la télévision d'il y a quinze ans ne
correspondait trait pour trait au modèle de la paléo-télévision que nous avons
esquissé en début d'article : dans la réalité, ce sont toujours à des
structures mixtes paléo- et néo-télévision que l'on a affaire, mais
deux choses peuvent être affirmées avec certitude : d'une part, que,
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Francesco Casetti, Roger Odin
Francesco Casetti
Université catholique de Milan
Roger Odin
Université Paris III
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NOTES
1 . Différentes typologies ont été proposées ; cf. Michel Souchon, Petit Écran, Grand
Public, INA - La Documentation française, 1980 ; F. Casetti, M. Lasorsa, I. Pezzini, « Per
una microstoria del consumo delPaudiovisivo », Ikon, n° 11-12, 1985 ; Dominique Boullier,
«Les styles de relation à la télévision», CNET, n° 32, 1988, p. 7-44; Pierre Lévy,
« Remarques sur les interfaces », CNET, n° 33, p. 13 sq. (il rappelle la typologie de Mark
Heyer : l'herbivore, l'abeille, le carnassier, le prédateur).
2. Un contrat de communication est un processus par lequel les spectateurs sont invités à
effectuer un ensemble structuré d'opérations de production de sens et d'affects ; à titre
d'exemple, le contrat fictionnalisant qui fait qu'un film sera lu comme un film de fiction se
définit comme une invitation à effectuer les opérations suivantes : figurativisation
(construction d'une image analogique), diégétisation (construction d'un monde), narrativisation
(construction d'une histoire, d'un récit), monstration (production de l'illusion de réalité), fic-
tivisation (construction d'un énonciateur fictif), mise en phase narrative (= vibrer au rythme
des événements racontés). Sur ce contrat, cf. la première partie de notre article « Du
spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, n° 8,
« Cinéma & narration 2 », 1988, p. 121-139.
3. La Folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques, Gallimard, 1983,
p. 128.
4. La télévision, on le sait, relève non de la logique de la « marchandise culturelle » - la
logique de la marchandise culturelle concerne les produits qui sont vendus sur un marché,
comme le livre, le disque, le film, la cassette audio ou vidéo -, mais de la « culture de flot » :
les produits de la culture de flot sont caractérisés par la continuité et l'amplitude de leur
diffusion et par le fait que, chaque jour, de nouveaux produits rendent obsolètes ceux de la
veille. Patrice Flichy, Les Industries de l'imaginaire, PUG-INA, 1980, p. 37-38.
5. René Bautier, « Un carrefour de discours », Le JT, INA-DF, 1986, p. 40-41.
6. Depuis plus de neuf ans Wanna Marchi présente une émission promotionnelle pour ses
propres produits : « E' da nove anni che parlo in televisione dei mei prodotti », Rete A,
22 août 1987, cité in VPT, n° 85, « Tra me e te », p. 97.
7. Selon Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, la télévision payante est une
condition sine qua non du passage du Broadcasting au Narrowcasting (recherche d'une
correspondance entre le type de produit, la nature du support et la taille du public) {La Folle du logis,
op. cit., p. 258).
8. Pour une analyse du fonctionnement de certains de ces genres télévisuels, cf. Francesco
Casetti, Lucia Lumbelli, Nauro Wolf, « Indagine su alcune regole di genre televivo », in
Richerche sulla communicazione, 2, 1980, 3, 1981. Pour une tentative de classification rai-
sonnée de ces genres, cf. Jérôme Bourdon : « Propositions pour une sémiologie des genres
audiovisuels », Quaderni, n° 4, « Les mises en scène télévisuelles », printemps 1988,
p. 19-35.
9. Notons tout de même que, dans ce melting-pot, les jeux, les séries policières, les
fictions style « soap » et les talk-shows se taillent la part du lion.
10. Nous reprenons ici, en la transposant de l'espace de la consommation à l'espace de la
programmation, la notion de « programme global » proposée par Cisèle Bertrand, Chantai de
Gournay et Pierre-Alain Mercier dans le cadre d'une recherche du Greco Puce ; cette
recherche a été publiée partiellement dans le numéro 32 (« Regards sur la télévision ») de la
revue du CNET : Réseaux (« Le programme global », 1988, p. 46-66) et dans son intégralité
dans Fragments d'un récit cathodique : une approche empirique du zapping, CNET, coll.
c Réseaux », novembre 1988.
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11. Noël Nel le note à propos de l'évolution du débat télévisé de 1960 à nos jours : < ce
que nous y découvrons révèle un souci de passer de la linéarité séquentielle à une
organisation tabulaire de l'écran » (Le Débat télévisé, à paraître chez Colin en 1990).
12. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, t. 1, Klincksieck, 1968.
13. Michel Colin, « La grande syntagmatique revisitée », Iris, A Journal of Theory on
Image and Sound, « Cinema and Cognitive Psychology >, numéro dirigé par Dudley Andrew,
1989.
14. Eliseo Véron, Communications, n° 38, 1983, p. 98-120.
15. Dans leur ouvrage, Les Enfants et la Publicité (Genève, INRBDELVAL, 1988),
Josette Sultan et Jean-Paul Satre montrent que les publicités représentent un immense
attrait pour les jeunes ; on les attend : « Si je vois pas la pub aujourd'hui ou demain, je la
verrai quand même un jour > ; on n'hésite pas à les suivre d'une chaîne à l'autre : < on les
met sur les deux chaînes pour être sûr de les voir », etc.
16. S'interrogeant sur la modernisation du look du Journal télévisé, Pierre Moeglin note
que les résultats les plus évidents de ces efforts sont de « vaines gymnastiques d'effets
spéciaux qui ont tous le même air de ressemblance » (« Enjeu scénographique des nouveaux
traitements de l'image », Quaderni, n° 4, printemps 1988, p. 53).
17. Suivant les heureuses formules de Jean-Marc Vernier : cf. « L'image-pulsation », La
Revue d'esthétique, septembre 1986 ; « Trois ordres de l'image télévisuelle », Quaderni, n° 4,
printemps 1988, p. 16.
18. J. Aumont, L'Œil interminable, Séghier, 1989, p. 96-97.
19. Pour des précisions sur cette conception de la communication, cf. notre article < Pour
une sémio-pragmatique du cinéma », Iris, vol. I, n° 1,
20. Louis Quéré, Des miroirs équivoques. Aux origines 1983,dep. la67-82.^
communication moderne,
Aubier, coll. « Babel », 1982.
21. Sur cette opposition contrat vs contact, cf. Jean Baudrillard, A l'ombre des majorités
silencieuses, Gonthier, « Médiations », 1982, p. 87. Il n'est pas impossible que les choses
soient de fait un peu plus compliquées que ce qui est posé dans cette description rapide et
que s'effectue ici un double mouvement consistant à maintenir la structure contractuelle,
mais comme une forme vide que vient remplir l'énergie : ce qui conduit à l'annulation du
contrat et à la relation par contact.
22. Cf. Gianfranco Bettetini, La conversazione audiovisive, problemi dell'enunciazione fil-
mica e televisiva, Bompieni, 1984.
23. Une vision plus optimiste de cette évolution souligne que cette a-socialité n'est pas
tant à lire comme régression vers une absence de socialite (a privatif) que comme
mouvement de dépassement du social vers ce que l'on a parfois appelé une « communauté des
affects », c'est-à-dire une « communion » fondée sur la relation énergétique et le contact. Sur
ce point, cf. Michel Maffesoli, La Conquête du présent, PUF, 1979 ; La Connaissance
ordinaire, Librairie des Méridiens, 1985 ; et < Tra me e te », a cura di Francesco Casetti, VPT,
RAI, mai 1988, notamment p. 134-141 : « Neotelevisione e relazione fiduciara ».
24. Ch. Metz disait de même que < sans machine, on est sûr d'avance de ne rien voir » :
sans machine théorique bien sûr... (Essais sémiotiques, Klincksieck, 1977, p. 185).
25. Cf. la seconde partie de notre article < Du spectateur fictionnalisant au nouveau
spectateur... », art. cité, p. 130-136.
26. Bernard Miège, La Société conquise par la communication, PUG, 1989, p. 215.
27. Michel de Certeau, L'Invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, UGE, coll. « 10/18 »,
1980.
28. Dominique Noguez, Le Cinéma autrement, UGE, coll. « 1018 », 1977.
P. 1 1 et 23 : Illustrations de Folon (Les Chefs-d'œuvre du dessin d'humour, Éd. Planète,
1968).