MARIA GIULIA LONGHI
baron de Vaux, Tireurs au pistolet, Paris, Marpon et Flammarion, 1883, p. 99-101).
‘Ce portrait, qui insite sur I"habileté Ia boxe et 2 la natation du préfacier, est une
réponse i larticle paru dans le Gil Blas le 8 décembre 1881, Le duel, 4 Maupassant,
renant postion contre cette coutume de son €poque, mentionnait Ie livre du baron de
‘Vaux préfacé par Sareey ; “Quant & moi, malgré le séduisant plaidoyer de mon
comtrére le baron de Vaux en faveur de Part qu'il adore, et malgré 'imérét de cette
salerie écrte : Les Hommes d'Epée [| je tens pour des exercices plus pratiques : la
savate ot 1a natation.” (Chroniques, f, 354).
IHL. Chronigues, 3 p. 327,
12, Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles, &d. par L. Forestier, Paris, Gallimard,
“Bibliotheque de Ia Pléiade”, 1974, p. 1166, Un Lacke parut dans Le Gaulois du
7 janvier 1884,
113, Genette, Gérard, Op. cit, p. 10.
114, Pia, Pascal, Op. cit, ps 14.
15. Uzanne, Octave, Préface a Léon Cladel, L'amour romantique, Paris, Rouveyte
ec Blond, 1882, p. VII
116. biden.
MARIANE BURY
Le goiit de Maupassant pour I'équivoque
ALA Lumtére des nombreux travaux récents auxquels I'ceuvre de Mau-
passant a donné le jour, il apparaft comme une constante de notre appro-
che actuelle de cette ceuvre que s’y exprime un certain nombre
4’ oppositions, voire de contradictions, aussi bien sur les plans biographi-
que et psychologique, que sures plans thématique, axiologique ou rhéto-
rique. Le caractére indécidable ou réversible des interprétations frappe
les lecteurs avertis d’aujourd’hui, quels que soient horizon critique dod
ils viennent et le mode d’approche qu’ ils choisissent’. On rencontre par-
tout le mystére, la densité expressive d’un silence sur-saturé de signific
tions, 'ambiguité d'un discours équivoque : le critique se trouve confronté
un texte qui se dérobe, ou qui au mieux se laisse capturer par une grille
herméneutique réconfortante et “opératoire” en apparence, mais néces-
sairement appauvrissante, voire banalisante. Plus on progresse dans la
connaissance de cette ceuvre de romancier, de nouvelliste, de chroniqueur,
de podte, plus diverses se font entendre les voix maupassantiennes. Les
spécialistes doivent affronter les paradoxes du rustre estiéte, du classique
moderne, du naturaliste romantique et tenter de comprendre les profon-
deurs de la surface, la complexité du simple, les ruses de la sincérité
‘Comme bilan des acquis actuels de la recherche, Louis Forestier constate
avec raison que “l’écrivain prend plaisir 4 la multiplcité des attitudes,
aux paradoxes, parfois aux contradictions, se montrant toujours multiple
et variable”. C'est ce goat de I’équivoque que je voudrais interroger iciu MARIANE BURY
On sait bien sdr, et je commencerai par Ia, que accumulation des
paradoxes provient dune volonté délibérée, chez Maupassant, de ne pas
intervenir dans son ceuvte, pour éviter toute forme de didactisme intem-
pest. Il tient de Flaubert, c’est bien connu, ce mépris pour les interven-
tions d’un auteur qui s’exhibe dans son texte, et c"est une question qui lui
tient a cceur, revenant & plusieurs reprises dans les Chironiques. Citons un
passage significatif de “Romans” (Gil-Blas, 26 avril 1882), 0iil s'agit de
a absence de commentaires
rappeler les divers mérites li
“Chez le romancier, le pilosophe doit éte voi
Le romancier ne doit pas plider, ni bavarder, ni expliquer. Les faits et les
personages seuls doivent pasler, Et le romancier n'a pas 3 conclure ; cela
appartent au lecteur™,
D’od il ressort que Maupassant refuse le parasitage du texte par un
discours qui ferait écran entre le récit et le lecteur, un discours forcément
dogmatique, et qu'il parie sur intelligence de ce méme lecteur, de ces
lecteurs qui tireront des faits des legons & leur convenance. C’est ain:
que l’équivoque se situe d’emblée dans le programme narratif. On ne doit
point pouvoir connaitre l’opinion da romancier dans une ceuvre qui porte
pourtant sa marque, ‘car il faut une géniale et tout originale impersonna-
lité pour étre un romancier vraiment personnel et grand*”, Paradoxe de la
présence absente ; on le reconnait & proportion de ce qu'il sait mieux se
cacher derriére les faits et les personages. Le lecteur compléte done le
récit, le termine, tente de lui donner un sens. En bon lecteur spécialiste, le
critique littéraire pergoit le montage de coup et se heurte pourtant & la
difficulté de déterminer les fins du discours, dans un récit fortement argu-
‘menté, rhétoriquement tourné vers la persuasion’. Pourquoi développer
alors une stratégie argumentative, si l'on ne veut rien prouver ? Car lais-
ser délibérément libre l'interprétation revient a se moquer, au fond, d’étre
compris ou non. Pourquoi requétir la complicité du lecteur, si-c'est pour
Iuj laisser au bout du compte la possibilité de s"égarer ? On peut s'inter-
roger sur la signification de cette préférence pour lallusif, le suggestif,
Pelliptique. Francis Marcoin insiste tres justement sur ces vertus trou-
blantes du ‘mutisme” de Maupassant, qui autorise la “possibilité cons-
tante d’une inversion des valeurs”. La “faite”, le “refus de choisit” d'un
Gcrivain qui peut tout a la fois critiquer un lieu commun et se 'approprier
LE GOUT DE MAUPASSANT POUR LEQUIVOQUE a5
illustre cette profonde “contradiction interne*”. Finalement, si ’écrivain
ne conclut pas, c’est non seulement parce qu’il ne le veut pas, mais aussi
parce qu'il ne le peut pas. Cette impuissance provient de la conscience
ironique de I’instabilité de toutes les formes de définitions et de frontié-
res, dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la morale.
Chez Maupassant, le fou est un sain d’esprit, la prostituée une sainte, le
criminel un innocent, la mére un monstre, le soldat un sentimental,
Vhomme de la rue un héros, la vieille fille ridicule une héroine romanes-
que, en méme temps... qu’ils ne le sont pas. Le choix de l'anticonfor-
misme, de la provocation, de la transgression n’implique pas, loin de la,
tun militantisme qu'on trouverait plus regosant, d’ailleurs, pour l’esprit,
que cette question sans fin qui nous est posée, constamment : quel est le
sens de tout cela ? et alors ? Dans cette perspective, l'ceuvre apparait
comme une entreprise de confrontation des contraires, qui s"accorde sans
doute avec l'idée forte de “I’éternelle misére de tout”, de I"“A quoi bon”
du pessimiste entrainant la mise & épreuve de toute forme de valeur,
‘mais qui vient aussi de plus loin, d'une tradition de la lucide connais-
sance de soi telle que Montaigne la définit dans son essai sur “I'incons-
tance de nos actions”
*Ceux qui s'exercenta contreroller les actions humaines, ne se trowvent en aucune
partic si empeschez, qu’ les Pappiesser et mettre A mesme lustre ; car elles se
‘contredisent communément desi estrange fagon, qu'il semble impossible qu’elles
soient parties de mesme boutique...J Notrefagon ordinate est aller apres les
inclinations de nostre apett, 3 gauche, a dex re, selon que le vent nous emporte..]
Sije parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversemnent, Touts les
contrarietez s'y trouvent selon quelque tour et en quelque fagon. Honteux,
insolent ;chast,luxurieux ;bavard, taciture :laborieux, deliat :[..Jetquicon
sestudie bien attentivement trouve en soy |] cette volubilité ct discordance’.
Les “contrarietez” d'un étre divers aux actions discordantes défi
rajent assez bien l'homme maupassantien, d’autant qu’il ne cherche pas,
précisément, & travestir cette diversité per la reconstruction artificielle
d'une cohérence factice. II préfere au contraire donner & son lecteur Ie
vertige du multiple.
Une telle attitude suppose le recours &"ironie, ce qui ne va pas sans
poser probléme. Si le point de vue global de I
ivain sur les hommes et6 MARIANE BURY
les choses est ironique, puisqu’aussi bien sur le plan métaphysique I'iro-
nie domine la vie, si Vironie englobe l'ensemble du discours, on peut
S‘interroger alors sur les conditions de lisibilité du texte, L’ironie peut
apparaftre par des marques rhétoriques (I"hypertole par exemple) ou ty-
pographiques (les italiques), par des effets de mention repérables, mais
en cas d’absence de marquage spécifique, elle se révéle difficile & perce-
voir ou omniprésente, surtout lorsque I’auteur, comme c'est le cas pour
Maupassant, refuse d’intervenir explicitement dans son texte et n’affiche
aucune espace 4 idéologie. Ilse produit un trouble de 'interprétation qui
nous invite a chercher les raisons du choix de la distaneiation ironique.
Vladimir Jankélévitch définissant le “mouvement de conscience ironi-
{que dans la premiere partie de son livre sur Vironie donne de sa figure
‘emblématique, Socrate, une définition pleine de sens pour le sujet qui
nous occupe
Jocrate est done pour i it rivole une espéce de remords vivant il la délasse,
mais aussi il inguidte ; c'est un trouble-@te. Les hommes perdent & son contact
la sécurité trompeuse des fauses évidences, car on ne peut plus avoir éeouté
Socrate et continuer & dormir sur Uoreller des viilles certimdes :c'en est lini
; au lieu que, « dans la mort
véritable, il n'y aura pas d’autre lui-méme », gémissant de se voir livréw MAKIANE BURY
sla manire de le prépater, de le présenter et de Iexprimer, il n'a pas le sens de
Part, in Chironiques, éd. cit, vol.3, p. 108.
16, In “Gustave Flaubert” (La République des Lettres,
cit, p. 20.
17.Ontrouvedes
2 oct. 1876), Chromiques, él
hos particulidrementexplicites de cette propension la contradiction
dans le journal de voyage Sur L'Eau, biti & partir d’extraits de chroniques et done
consciemment metteur en scéne des diverses aspirations de I'artiste, Citons pour
imémoire ce passage exemplaite : “Certes, en certains jours, ’éprouve I'horreur de ce
aqui est jusqu’a désirer Ia mort, Je sens jusqu’d la souffrance suraigué la monotonic
invariable des paysages, des figures et des pensées. La médiocrité de univers
‘m’étonne et me révolte, la petitesse de toutes choses m'emplit de dégott, la pauvreté
des étzes humains manéanti.
En certains autres, au contrare, je jouis de tout la fagon dun animal. Si mon esprit
inguiet, tourmenté, hypertrophié par le travail, s’élance & des espérances qui ne sont
point de notre race, et puis retombe dans le mépris de tout, apres en avoir constaté I
néant, mon corps de béte se grise de toutes les ivresses de la vie". (Gallimard, 1993,
p. 78, coll. “Folio Classique”)
18, In Romans, é. cit, p. 1033.
19, dem, p. 1661
20. In Correspondance, édition établie par Jacques Suffel, Evreux, Le Cercle du
bibliophile, 1973, 3 vol. lett n® 571
21. Antonia Fonyi, Maupassant 1993, Editions Kimé, 1993, p. 179 et. 29. Siellc est
pleinement justifige par ce que Ton sait de Maupassant et par la
Pangoisse qui se manifeste dans une ceuvre qui réserve une plave centrale i la folie,
analyse de type psychanalytique contient pourtant le danger extréme de banaliser
Pauvre. Le mythe originaire existe, mais y ramener systématiquement tous les cits,
est précisément faire fide ladiversité teliementessentielle 1" euvre de Maupassant
22. In“La polyphonie de I'encadrement dans es contes de Maupassant”, Maupassant
et l'Eeriture, op. city p. 185,
uurence de
JEAN SALEM
Maupassant, la mort et le probleme du mal
« Je crotsal'anéantissement définitif de chaque étre qui disparait »'
cette profession de foi proprement matérialiste qui se trouve consignée
dans “Lui 7”, nous pouvons sans risque d’erreur la mettre, comme Ia fait
André Vial’, au compte de Maupassant lui-méme,
|. Un trou plein d'ossements
Petit traité de décomposition & 'usage des désespérés
L-horreur qu’ inspire la mort, dans les écrits de Maupassant, c’est tout
particuligrement celle de la putréfaction du corps mort. On pourrait
ailleurs fabriquer sans peine, & l'aide des propos qu'il préte & tel ou tel
de ses personnages, un petit traité de décomposition a I'usage des déses-
pérés. Car, aprés qu'elle a mis un terme & nos jours, la nature parachéve
avec acharnement et méthode son travail de démolition de tout ce qui vit,
ce travail dont notre prompte décrépitude constitue le premier effet. Lu-
créce opposait & effroi de celui « qui se représente que son corps, apres
la mort, sera déchiré par les oiseaux et les bétes de proie » une objection
censément consolante : un tel homme, déclarat le podte romain, « ne se.
distingue pas assez de ce cadavre étendu, il se confond avec lui, et, de~
bout 2 ses cOtés, il Iui préte sa sensibilité »* ; au lieu que, « dans la mort
véritable, il n'y aura pas d’autre Iui-méme », 26JEAN SALEM
aux morsures des flammes ou des bétes*. Un « aiguillon secret » (III, 874 :
caecum aliquem...stimulum), affirmait Lucréce, se cache en effet dans le
coeur de celui qui tremble ; et’est a son insu (IIT, 878 : inscius ipse) qu'il
forge un étre de fiction, — un double, un fantéme pleurant son corps mort
et souffrant des mutilations que subit celui-ci. Mais c’est préter subrepti-
cement de la sensibilité au cadavre, c'est autrement dit altérer sa nature
(qui est, précisément, Pinsensibilité absolue) que de se lamenter ainsi ! —
Cette thérapeutique de I’horreur, ces apaisantes arguties, Maupassant,
désespérément, les repousse : parce que, tout d’abord, notre apitoiement
est irréfutable, quand c’est l'autre qui va pourrir, ~ autre que j'aime et
quinn'est plus, l'autre dont j’ai vu le cadavre étendu et qu’on a cloué dans
tune caisse’ ; ensuite, parce qu'il m’est aisé de renouer, pour peu que j’ima-
gine au-dela du bout de mon nez, avec cette épouvantable vision, invinci-
ble a tous les sophismes, d’un moi désagrégé rendu a la poussitre*
Reprenons donc successivement les deux catégories d’arguments qui, &
lire Maupassant, rendent parfaitement inefficace le discours des conso-
lations.
1. La mort de l'autre, de l'autre avec lequel on avait le sentiment de
composer tn tout désormais brisé, disjoint, amputé a jamais’, c’est celle
dont parle la lettre que la comtesse de Guilleroy, la maitresse du peintre
Olivier Bertin, adresse & son compagnon quatre jours aprés la mort de sa
propre mere : « Je suis si brisée, si désespérée, que je n'ai plus la force de
rien faire. Jour et nuit je pense ma pauyre maman, clouée dans cette
boite, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont la
vieille figure que j’embrassais avec tant de bonheur n’est plus qu'une
pourriture affreuse, Oh ! quelle horreur, mon ami, quelle horreur ! »*, Cette
mort, c’est aussi, dans “La Tombe”, celle de la bien-aimée qu'un homme
perdu de souffrance a été déterrer au cimetiére afin d°étreindre une fois
encore le corps enseveli. « L’idée me hantait de ce corps décomposé »,
explique a ses juges le désespéré : « et je pensais que son corps, son corps
frais, chaud, si doux, si blanc, si beau, s’en allait en pourriture dans le
fond d’ une boite sous la terre »', Et si Maupassant évoque volontiers « les
hhortibles phases de 'ensevelissement »" (ainsi, dans “La Morte”, un amou-
reux narre-til avec horreur les obséques de sa maitresse : « Je me rap-
pelle trés bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on le ctoua
MAUPASSANT, LA MORTET LE PROBLEME DU MAL 7
dedans. Ah! Mon dieu ! Elle fut enterrée ! Enterrée ! Elle ! Dans ce.
trou ! >"), c*est toujours pour mieux faire entendre le glas du pulverem
reverteris, angoisse métaphysique que suscite imminente et inéluc-
table restitution de tous les étres que nous aimons a la terre et & la pous-
sidre, « Elle était 1a
‘méme amoureux lorsqu’il évoque la premiére visite effectuée par lui sur
la tombe de sa chére défunte'
la-dessous, pourrie ! Quelle horreur ! », déclare le
2. Cette « persistance d'une simple poussiére, de Ia matiére brute »,
cette palle « continuité promise & notre re » (dans laquelle Schopenhauer
voulait voir I'« ombre » que projette au sein méme de la représentation la
parfaite indestructibilité de notre étre en soi), cette certitude que « notre
cendre et poussiére [...] une fois dissoute dans l'eau », redeviendra peu &
peu cristal, puis métal produisant des étincelles électriques, puis se méta-
morphosera derechef « en plante et en animal »: il n’y a [a rien, vrai-
‘ment rien, qui permette de suivre auteur du Monde lorsqu’il proclame.
que «c'est toujours quelque chose >" !
La putréfaction sous terre, « dans ceite bofte close od le corps devient
bouillie, une bouillie noire et puante », comporte assurément quelque
chose de répugnant et d'atroce. Aussi, écrit Maupassant dans “Le Bi
cher” (il s'agit d’un texte qui tient de la chronique autant que du conte),
est-il d'antiques coutumes qui semblent avoir pour but de la contourner.
Un prince indien, venu en Europe avec une dizaine d°hommes de sa suite,
est brutalement décédé. Il est incinéré de nuit, selon le rite asiatique, au
pied des hautes falaises d’Etretat qu’illamine Pardente clarté du brasier.
De tels rites, semble dire le narrateur, ont ceci de grand qu’ils hatent et
qu’ils “désinfectent” en quelque fagon le lent processus d anéantissement.
Le feu qui purifie ruse avec le destin, ill'accélére, il 'aseptise : il achbve
en quelques heures de réduire en cendres et de disperser ce qui fut un étre,
alors que « le hideux cercueil od l'on sedécompose pendant des mois »",
laisse servilement la nature accomplir dans un trou fangeux son travail
infame et inexorable qui est de nous annuler a petit feu.
Plus rien. Est-ce possible ?
Allons plus loin : ce qui parait proprement fou dans la mort, c’est tout
simplement que ce qui a été puisse disparaitre a tout jamais, Plus rien.8 JEAN SALEM.
‘C'est cela qui parait proprement impensable un « étre unique » qui dis-
‘parait™, et il disparait pour jamais’. Jamais un étre ne revient, insecte,
homme ou plangte !" « Quand on réfigchit & cela pendant un jour tout
entier, une démence vous emporte > s’écrie, dans la nouvelle intitulée
“La Tombe”, le jeune homme dont on a parlé tout a lheure. « Est-ce
possible ? On devient fou en y songeant ! »2"
‘Au reste, n'y a-til pas quelque chose de stupéfiant dans ce gigan-
tesque divertissement auquel s’adonne une humanité pourtant parfaitement
informée de I’inéluctabilité du néant ? Comment se fait-il que, bien que
connaissant leur destin avant l’heure, les animaux doués de raison nen
soient pas venus dés longtemps & pousser, toutes affaires cessantes, un
hhurlement ininterrompu ?® qu’ ils contiauent, comme si de rien n’était, de
‘vaquer & leur agitation quotidienne ? « On nait, on grandit, on est heu-
eux, on attend, puis on meurt »®, D’oi vient alors qu’aux yeux de ses
semblables, on passe aisément pour atrabilaire si, pareil A ce Lazare de
Zola, & ce velléitaire qui remache « la grande poésie noire de Schopen-
hhauer »*on se laisse transir un instant par « 'horreut froide de ne plus
@tre »* et si l'on confesse avec lui cet invraisemblable vertige : « mon
Dieu ! mon Dieu | il faut mourir ! » 1 — « On n'y songe jamais, pour-
tant », s’exclame la comtesse de Guilleroy ; « on ne regarde pas autour de
soi la mort prendre quelqu’un & tout instant, comme elle nous prendra
bient6t. Sion la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrat, réjoui
et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre,
car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous »**
La mort seule est certaine
Et pourtant, derriére tout ce que l'on regarde, c'est bien elle qu'on
apergoit ! «La mort seule est certaine » “c'est cette rude et implacable
legon qui ressort de la promenade que Georges Duroy
— Bel-Ami ~ fait nuitamment avec un vieux podte, Norbert de Varenne,
effrayante figuration du pessimisme maupassantien. Jeunesse, audace,
ambition : pour Pheure, Bel-Ami paraft ne connaitre rien d’autre que son
projet ascensionnel au sein la société parisienne. « Oh ! vous ne compre~
nez. méme pas ce mot-la, vous, la mort »*, Iui déclare Norbert de Va-
renne. « A votre Age, ga ne signifie rien. Au mien, il est terrible ». La vie
MAUPASSANT, LA MORT ET LE PROBLEME DU MAL 99
met et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on apergoit tout
d'un coup la descente, et la fin qui est la mort »®. Le viewx célibataire
conseille & Duroy le mariage, car Ia solitude, avoue-t-il, l'emplit d'une
angoisse horrible et inconsolable. Partout, il découvre la mort: «les peti-
tes bétes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc
apergu dans la barbe d'un ami, me ravagent le cceur et me crient : “La
voila!” » La peur de la mort est bien, comme le dit une nouvelle datant
de 1889, « la grande gacheuse de joies sur la terre», Nous mourons &
toute heure : « respirer, dormir, boire, manger, travailler, réver, tout ce
que nous faisons, déclare encore Varenne, c'est mourir. Vivre enfin, c’est
mourir ! »™, Prima quae vitam dedit, hora capsit®. Lorsque Duroy prend
congé du désespéré, il Iui semble qu'on vient de « lui montrer quelque
trou plein d’ossements, un trou inévitable » od il faudra qu'il tombe un
jour”, Et Tolstoi a peut-étre tort d'affirmer que Duroy « comprend sans
comprendre »™, car lorsqu’a quelque temps de [a il est au chevet de son
ami Forestier, il éprouve « une terreur confuse, immense, écrasante », « la
terreur de ce néant illimité » dans lequel le mort vient d’entrer Duroy/
Bel-Ami est épouvanté a l'idée qu’il s'évanouira bient6t, lui aussi, dans
Pimmonde « fumier des germes nouveaux »®.
IL Deus Ridens ou la mort comme mal radical
Contre toute théodicée
Ainsi Maupassant fourit-il dans son ceuvre lessentiel de l'argumen-
taire permettant de rendre toute théodicée impensable. Aucun systeme ne
peut en effet, selon lui, résorber le mal raclical que constituent notre fini-
tude et la connaissance que nous en avons ; de méme, aucune disser‘ation
ne pourra jamais résorber ce que Leibniz appelait le « mal moral »*" (autre-
ment dit: le mal de coulpe, la méchanceté de certaines actions ou de
certains hommes) dans un optimisme métaphysique que l'expérience vient
si constamment contredire. — « Innocenter Dieu», « mettre hers de
cause la volonté divine »* : c'est & le projet de Leibniz, lequel prétend
que Dieu 1°
st pas Tesponsable du mal, ni des crimes, ni des sere UY
puisqu’il a seulement fait passer de la région des possibles & la région ded>+ ‘J *
étres actuels l'ensemble qui — tout bien compté — surpasse en perfection NANTES
Sect,
est, dit-il, comparable & une céte : « tart qu’on monte, on regarde le som-109 JEAN SALEM
tous les autres “, « C’est la cause de Dieu qu'on plaide » ici, éerivait le
méme Leibniz dans la Préface de ses Essais de Théodicée sur la bonté de
Dieu, laliberté de "homme et Porigine du mal [1710].
‘Tout.il’inverse, dans les quelques pages qui nous restent de PAngélus
(ce roman ultime et inachevé dont Maupassant assurait qu’il devait étre
son « chef d'ceuvre » *), le docteur Paturel, qui enrage de ne recueillir au
fond d’une province que de la « gloite d’arrondissement » “, de n’avoir
affaire qu’a la petite mistre du commun des hommes et de ne pas guérir
les princes, les ambassadeurs, les artistes qu’il eGt pu soigner dans lacapi-
tale, représente a I'abbé Marvaux « les injustices, les férocités, les mé-
faits de la Providence ». Puis il ajoute, comme pour mieux dauber le projet
ibnizien : « Moi qui suis médecin de pauvres gens, je les vois ces mé-
faits, je les constate tous les jours. [...] Si j'avais écrire un livre, un
recueil de documents la-dessus, je 'intitulerais : Le Dossier de Diew : et
il serait terrible, monsieur le curé » “”. — L’Angélus, si son auteur avait pu
le rédiger complétement, edt certainement constitué un véhément réqui-
sitoire contre la guerre, cet épouvantable accélérateur du destin. Horreurs,
de la guerre, horreur que peuvent susciter les images de la décomposition,
horreur de notre condition mortelle : en tout état de cause, les trois the-
‘mes sont religs intimement dans les trop rares pages de ce roman & peine
entamé
Maugassant oppose donc aux théologiens la difficulté la plus radicale,
c’est-a-dire celle que les philosophes ont coutume d’appeler le probléme
du mal, problame qu’Epicure avait formulé le premier : « Ou bien; décla-
rait cet ancien philosophe, Dieu veut supprimer le mal et ne le peut pas ;
‘ou il le peut et ne le veut pas ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il Ie veut et
le peut. S*il le veut et qu’ ne le puisse pas, il est impuissant, ce qui ne
convient pas a Dieu ; s'il le peut et ne le veut pas, il est envieux, ce qui ne
peut pas onvenir davantage & Dieu ; s'il ne le veut ni ne le peut, ilest dla
fois envieux et impuissant, donc il n'est pas Dieu ; s'il le veut et le peut,
ce qui seul convient & Dieu, alors d’od vient fe mal ?. Ou pourquoi Diew
ne le supprime-t-il pas ? » “. Cet argument, qui fut maintes fois cité au
XVIIF siécle (on le retrouve notamment chez Mandeville, chez Voltaire,
chez d’Holbach et chez Sade lui-méme ®), Maupassant ~ incon-
testablement - I’ fait sien, Si Diew existait, il pourrait interdire le péché
et la mort, — dont I'apétre prétend plaisamment qu’elle est le « salaire du
MAUPASSANT, LA MORT ET LE PROBLEME DU MAL 101
péché ». Et s'il a rejoint Schopenhauer moins souvent qu’on a 9u le
dire®, auteur de I'Angélus aurait fort bien pu placer dans Ia bouche de
"un de ses personages ces quelques mots que nous lisons sous la plume
du « plus grand saccageur de réves qui ait passé sur la terre »® : « prenez
Te plus endurci des optimistes, promenez-le a travers les hépitaux, les
lazarets, les cabinets od les chirurgiens font des martyrs ; & travers les
prisons, les chambres de torture, les hangars & esclaves ; sur les champ:
de bataille, et sur les lieux d’exécution ; ouvrez-Iui toutes les noires re~
traites od se cache la misére, fuyant les regards des curieux indifférents ;
pour finir, faites-lui jeter un coup d’eil dans la prison d’ Ugolin, dans la
Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c’est que son meilleur des
mondes possibles »*
Dieu produit pour détruire. Dieu est méchant
« Sais-t comment je congois Dieu ? », déclare un certain Roger de
Salins dans “L'Inutile beauté” (1890) : « comme un monstrueux organe
ceréateur inconnu de nous, qui séme par espace des milliards de mondes,
ainsi qu’un poisson unique pondrait des ceufs dans la mer. Il erée parce
que c’est sa fonction de Dieu...» I semblerait, comme Ia écrit Marie~
Claire Banequart, que nous ayons affaire chez Maupassant 2 un Dieu qui
«ne cesse de produire, pour ne cesser de détruire » , A un Dieu stupi
dement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes aveu~
‘glément constituées par ses germes éparpillés
Mais « Dieu » (c’est-i-dire la nature) ne peche pas seulement par indif-
férence. Au fond, Dieu est méchant. La cause premiére, qui est en méme
temps cause de l’existence du mal dans le monde, parait tre la volonté
maligne d’un Etre ayant présidé a la mise en place dun désordre uriver-
sel et d’une inadéquation radicate entre nos aspirations infinies et ke tri-
vial effroi que suscite en nous le sentiment de la finitude. Dieu est méchant !
C'est ft la legon des aveux que passe linstituteur Moiron, sur son lit de
mort ; Moiron, homme « trés religieux »®, qui avait obtenu la grace de
empereur Napoléon TIT malgré les charges accablantes qui avaient jadis
pesé contre Ini, avoue finalement avoir jou & Diew un bon tour en tui
subtilisant sept victimes (« Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-la. Cen’est
pas lui, c'est moi »*) ! $i Moiron a fait mourir sept de ses petits éleves en
leur faisant croquer des sucreries remplies de fragments de verre et deWw JEAN SALEM
morceaux d’aiguilles cassées, c'est, ditil, qu’il devait assouvir son désir
tout naturel de « vengeance » contre le mal qui lui fut fait : « Une fois
marié, j‘eus des enfants et je me mis & les aimer conmne jamais pére ou
mre n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux. J’en étais fou. Ils mou-
rurent tous les trois ! », raconte-t-il avant de quitter la terre. « Pourquoi ?
pourquoi ? Qu'avais-je fait, moi ? ». Latroce plaisanterie des prétres en
vertu de laquelle il faut bien que des innocents paient pour les péchés que
d'autres ont commis ne prend pas ici... «J’eus une révolte, mais une
volte furieuse ; et puis tout a coup j"ouvris les yeux comme lorsqu’on
s'éveille ; et je compris que Dieu est méchant, Pourquoi avait-il tué mes
enfants 7 Pouvris les yeux, et je vis qu'il aime tuer, II n’aime que ga,
Monsieur. II ne fait vivee que pour détruire ! Dieu, monsieur, c'est un
massacreur. II lui faut tous les jours des morts, Il en fait de toutes les
fagons pour mieux s'amuser »”. -
« Dieu », figure de la mystification, capture les étres humains au piége
de l'espérance : tout se passe comme si ce fantome gotitait un malin plai-
sir 4 contempler nos miséres. Deus ridens : le cours des choses, selon
Moiron, ne peut dépendre que d’un Dieu qui se moque et rit lorsqu’il
contemple les tourments des matheureux qu’il a délibérément livrés aux
supplices. Et ce discours lugubre n'est pas, chez Maupassant, réservé au
squelette grimagant d'un criminel en proie au délire ultime. Ce « mons-
tre », ce « reptile »* tapi dans l'immensité de tout ce qui est, "homme du
monde Olivier Bertin le reconnait (en termes & peine plus choisis) sur son
propre lit de mort : « Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait les
hommes a été bien aveugle, ou bien rréchant... »*. Quant & Ja maitresse
de Bertin, la comtesse de Guilleroy, elle implore pareillement, sur la tombe
de sa défunte mere, « inexorable Dieu qui a jeté sur la terre toutes les
pauvres créatures », — Maupassant met donc Dieu en accusation, Ou
plutat: la chimére divine n’est jamais hypostasiée par ses personages
‘que le temps d'un réquisitoire, Des imprécations contre Dieu : c'est [8 la
fagon dont ceux-ci expriment leur révolte (qui est celle méme de Mau-
passant) contre une nature parfaitement indifférente & nos cris, La Provi-
dence « ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député
ses électeurs »*, déclare dans ce méme sens un protagoniste de la nou-
velle de 1889 intitulée “L’Endormeuse”*
MAUPASSANT, LA MORT ET LE PROBLEME DU MAL los
Haine de Dieu : Maupassant, débiteur de Sade
Orc’est surtout chez le marquis de Sade que Maupassant aura, croyons-
‘nous, glané [es éléments qui permettent & plusieurs de ses personnages de
réfuter ainsi l'idée méme de théodicée. Car ce ne sont pas seulement les
frasques d'une jeunesse agitée ni quelques hasards pittoresques qui
lient Maupassant a Sade. Certes, Edmond de Goncourt déplora chez lui le
gofit pour les « noires méchancetés sadiques », Certes, lorsqu’il est in-
vité par Swinburne et son compagnon G. E. J. Powell dans Ia « chau-
migre Dolmaneé », ces deux inquiétants personages paraissent fasciner
‘Maupassant, au point qu'il confiera & Goncourt : « C’étaient de vrais hé-
ros du Vieux (c"est-i-dire de Sade) qui n’auraient pas reculé devant un
crime »* Et le 13 avril 1875, comme il érivait a son ami Edmond Laporte
pour linviter & la premitre des deux représentations d’une farce « abso-
Jument lubrique »” intitulée A la Feuille de Rose, Maison turque, il préci-
sait : « Ne seront admis que les hommes au-dessus de vingt ans et les
femmes préalablement déflorées. La loge royale sera occupée par l'om-
bre du grand Marquis... »*. — Mais ce sont, plus précisément, des the-
‘mes et des consonances innombrables qui relient Maupassant & Sade :
Maupassant se plait en effet & donner la parole & des « gens chez. qui
détruire la vie est une volupté »® (car détruire, « c'est ce qui ressemble le
plus & créer »™) ; il met en sone cent personnages a propos desquels on
parlerait tres volontiers de “sadisme””. Ici, il parait justifier linceste”,
que Sade déclarait tenir pour une loi de nature — non sans déplorer qu'il
ft réprimé par la loi civile”. La il prolonge cette thése sadienne™ selon
laquelle il n'y a point de godt coupable, selon laquelle —autrement dit - Ie
crime est impossible & homme : comment la nature engendrerait-elle,
en effet, des étres susceptibles de troubler ou de déranger sa marche ?
« Ona fait des lois qui combattent nos instincts », déclare une aieule qui
est restée fidele aux principes du « grand sidcle galant », « il le fallait ;
mais les instincts toujours sont les plus forts, et on ne devrait pas trop leur
résister, puisqu’ils viennent de Dieu, tandis que les lois ne viennent que
des homies »” : tout étant permis, voire commandé par la nature, nul
n'est donc entidrement responsable de ses actions, écrivait semblablement
Sade, « pas plus que la guépe qui vient darder son aiguillon dans ta peau »*
Et plus encore que tout cela, les malécictions lancées contre Dieu ainsi
que I'argument du mat (lequel démontre Pextréme impuissance de ce Dien04 JEANSALEM
et, partant, son inexistence), Maupassant a pu les trouver chez Sade, au
milieu de implacable querelle que celui-ci avait menée contre tout ce
que teligion et morale s'entendent & tenir pour sacré. Car c'est bien le
Dolmaneé de la Philosophie dans le boudoir qu: déclarait que Dieu est un
«abominable fantéme », « fruit de la frayeur des uns et de la faiblesse
des autres »”", C'est bien Ini qui définit le « Dieu de ce culte infame »
qu’est, des yeux, la religion chrétienne, comme « un étre inconséquent
ct barbare, créant aujourd'hui un monde, de la construction duquel il se
repent demain, [...] Quel étre faible que ce Dieu-Ia ! »,s'éeriait 4 ce pro-
pos Dolmancé”.
(Que n'a-t-il fait 'homme « tout 8 fait bon » ! ainsi celui-ci « n’aurait
jamais pu faire le mal ». Du fait de sa prescience infinie, Dieu savait bien
cce qui résulterait de la liberté du choix ! « De ce moment, c'est done @
plaisir qu’il perd la créature que lui-méme a formée. Quel horrible Diew
que ce Diew-lé ! quel monstre ! quel seélérat plus digne de notre haine et
de notre implacable vengeance ! >”. — Maupassant a done cru pouvoir
exprimer I'horreur de notre humaine conditionen empruntant & Sade, les
invectives et les insultes que celui-ci avait réservées au Dieu de la Ié-
gende chrétienne : car la eruauté dont les croyants nimbent leur « chi-
mere dé elon Maupassant, qu’une fantasmagorie
suscitée par la trs réelle cruauté d'un univers exempt de sens et géné
rateur de la mort. La haine de Dieu, ainsi que lécrivait A.-M, Schmidt,
rest ici que la « projection théologique » d! unnoir « pessimisme cosmi:
que »**: Dieu, sous la plume de Maupassant, est bien l'analogue de ce
que Sade appelle fa nature®.
fique »® n’est jamais,
Le mal ~ le mal « moral », tout comme le « mal métaphysique »
constituent ainsi, selon Maupassant le fond de I'humaine condition. Le
crime, reconnaissait Leibniz, paraft triompher en pl
in royaume de Dieu
tout-puissant : mais Dieu, répondait-il aussitét, n'est ni le complice, ni
auteur du péché, lequel n'est qu’une privation résultant de la limitation
originelle des eréatures®. Quelques lignes de “Boule de suif™, dans les-
quelles il décrit « Parmée glorieuse massacrant ceux qui se défendent,
‘emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remer-
ciant un Dieu au son du canon », suffisent & Maupassant pour évoquer
ces « fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance & Ia justice
MAUPASSANT, LA MORT ET'LE PROBLEME DU MAL. tos
éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel
et la raison de homme »™ : la méchanceté fait loi parmi les humains.
Quant au mal le plus radical, c'est !"abbé Marvaux qui, dans I'Angé-
us, en exprime parfaitement la nécessité et l"horreur, lorsqu’il en vient &
maudire avec force le Grand Dieu qui rit de notre déréliction et de notre
fin annoneée™ :
«ttemel meurtrior gui semble ne godter le plaisir de produire que pour savouter
insaiablement sa pasion achamnée de tuer de qouvean, dé teeommencer ses
eatrmiations mesure qu'il erée des étes, Etomel fiseur de cadaves et
pourvoyeur de cimetiées, qui s'amuse ensuite semer des graines et parler
Ges germes de vie pour satsfaie sans cesse son besoin insatiable de desirucion,
Meurtir affamé de mort embusqué dans espace poor exéer des étes eles
dre, les mutiler, eur imposer touts les soufTances ls fraper de touts les
maladies, comme un destructer infatigable qu continue sans cess son horible
thesogne. a invent le cholo, la peste, le typhus, tous les microbes qui rongent
ie corps, es carnnsiers qui d&vorent les fables animaux. Seues,cependan), es
betes sont ignorantes de cette férocit, ear elles ignorent cette Toi dela mort qui les
tmenace atant que nous Le cheval qi bondi au soleil dans une prairie la chevre
Avi grimpe sur les roches de son allure Iégre et souple, suivie du bove gai la
pours, es pigeons qui roucoulent sur Is tls, les combs Ie bee dans le bee
Sou a Verde des arbres, pares des aman qui se dsent eur tendresse, etl
rossigno qui chante au lait de lune aupés de sa femelle qui coove ne saven pos
Tterel massacre doce Dieu qui les aeréés»™.
‘Au lieu que chez nous autres, humains, l’aiguillon du désir au prin-
temps, aussi bien que la parade amoureuse, le baiser, les caresses tout
comme I'attente d’un heureux événement, tout cela est mélé de mort,
puisque c'est précisément dans la connaissance anticipée de la mort que
git fa source d’amertume *.
SEAN SALEM
NOTES
1.“Lui ?", CN, 1, 870, — Nos rééences renvoient & : Maupassant (G. de), Contes et
nouvelles (éd.L. Forestier), Paris, Gallimard (Bibl. dela Pléiade), 1974-1979, 2 vl.106 JEAN SALEM
et: Maupassant (G. de), Romans (éd. Louis Forestier) Paris, Gallimard (Bibl. dela
Piéiade), 1987. Nous désignons respectivement ces ouvrages par les sigles CN et R.
2. Ci. Vial (A.), Guy de Maupassant et l'art du roman, Patis, Nizet, 1954, pp. 222-
223,
3, Lucréce, Delanature, Il, 879-881 : Vivos enim sibicum proponitquisquefuturum!
corpus uti volucres lacerent in morte feraeque, ipse sui miseret
4. Ibid. II, 881-883.
5. Ibid, IL, 885-887.
6.Cf. Une Vie, R,p. 123 : [8 propos de la mare de Jeanne de Lamare ~] « On allt la
clouer dans une caisse et lenfoui...»
7.Cf. Vial (A.), Guy de Maupassant et l'art du roman, op. cit, p.223 : «La mort
d'autrai, sa propre mort », Maupassant les appréhende dans son ceuvre « sous les
aspects les plus répugnants de la charogne, et son épouvante y décele, avant toutes
choses, abolition de cette unitéirréductible qui se sasit et se désigne dans son &tre
unique et vivant, et la cessation de cette joie qu’une sensiblitéregoit du mouvement
cet de toute Ia beauté du monde ».
8. Voyez : Fort comme la mort,R, p. 921 : {la comtesse de Guilleroy parle ici de sa
défunte mére -] « C'est done une partie de moi qui est morte, la plus viele, Ia
mmeilleure »
9.R, p.921
10. CN, Il p. 216. — Voyez “Yvette”, CN, H, p. 292 [Yvette arésolu de se suicider et
s‘observe dans un miroir): « Morte. Dans huit jours cette figure, ces yeux, ces joues
ne seront plus qu'une pourrture noire, dans une bofte, au fond de la terre»,
11. CN, IL, p. 215,
12. CN, I, p. 940,
13,P, 941
14, Toutes les formules citées dans Ia phrase qui précédent proviennent de
Schopenhauer (A.), Le Monde comme volontéetcomme représentation, Suppléments
chap. XLT; 11° éd. rang. : Paris, P. U. F., 1984, p. 1214-1215,
15. Schopenhauer (A.), Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit,
p. 1214.
16. "Le Bacher",
17. Ibid, p. 324,
18, Cf, Une Vie, R, p. 122-123 : « Elle a mére de Jeanne] ne remuerait plus, ne
parlerait plus, ne rirait plus. ...] Elle était morte ! [...] On ne la verrait plus. Etait-ce
possible ?», Les lois de nature paraissent violer de manigre incompréhensible le
principe de contradiction,
19, Voyez, dans “LaTTombe”, CN, Ip. 215-216 :« Jamaiscette voix, jamaisune voix
patille, parmi toutes les voix humaines, ne prononcera de la méme fagon un des mots
NN, UL, p. 325.
MAUPASSANT, LA MORT BT LE PROBLEME DU MAL or
«que pronongat la sienne, Jamais aucun visage ne evar semblable au sien [uo] Et
pourtantilen nats des millers de eéatures, es millions, es milliads et bien pes
Encore et dari toues ls femmes futures, jamais celle ne se retouvera ». —On
trouve un passage du méme genre dans BeAr (R,p. 300)
20, Voyer "La mére Sauvage", une nouvelle datant de 1884 (CN, 1, p. 1220); une
mre aporendparune lettre que son fils até tué au combat: « Ele ne embrasserat
plus, son enfant, son gran, plsjamais!..] avait té coupé endeux parun boule »
21.R, 335
22. CN, IL p. 215,
23..216
24, Rapport par G. Normandy il suit nterminablement« son propre enerrement »,
Maupassant focmutea peu pres cette idx dans une ete privée, adress ée& Mine X..
cf, Correspondance (é. J Suite), Evreux, Le Cercle du Bibliophile, 1973, vol
«Certainschiens qui hurent, rit, expriment ts bien mon dat, C'est une paint
lamentable qui ne sadresse ren, qui ne va nll par, qui ne ditriem et qui ete dans
Jes nuts le cri angoisse enchainée que je vousrais pouvoir pouser. Si je pouvais
sémir comme eux, je men iis quelquefcis, souvent, dans une grande paine ov au
fond d'un bois et je hurlerais ainsi, durant des heures entitres, dans les ténébres ».
25, Bel-Ani,R,p. 335,
26, Zola.) La Joie de vivre 1884) chap. II ;Paris,GF-Flammarion,1974:p. 116
27. Ibid., p. 153.
28.P.281
29, Lamort,R,p. 921
30. BeAr, Rp. 300,
31. Ibid., p. 299. —Cf. également : “La Tombe”, CN, Il, p. 215 : « Un étre est a, que
‘ous adorez, un ére unique. Sn il vous semble pls vate que espace... Ce te
‘ous aime. Et tout coup il dispar |. Iest mort. Comprenez-vaus ce tet ?».
32.Ryp. 29
33. bid, 9.299.
34, id, 300.
35."L'Endormeuse", CN Tl, p. 1163
36, BebAni,R,p. 299.
37. Séntqu, Hercule fries, I: «la prmidreheare quit’ donné la ves elle te
relrée»
38, BebAni.R,p. 302
39. Tolst’ (L), Preface ax CEwvres competes de Guy de Maupassant (Postednik,
1894); red. E, Halpécine-Kaminski: Pais, L' Anabase, 1995.25.
40, Bel-Ani,R,p. 335,
41, id, 9.335.108 JEAN SALEM
42.(G. W. F), Essais de théodicée, § 21 (1710 ; Paris, Gamnier-Flammarion, 1969
116
43. Leibniz (G. W. F), La Profession de foi du philosophe [1673] ; Paris, Vin, p. 67
Deum absolut
44 Ibid, p. 67.
45, Leibniz (G. W. F.), Essais de théodicée, § 416 t passim ; ainsi que : Discours de
métaphysique, § 1. — Voyez Platon, La République, X, S\7e: « Dieu est
imresponsable »
46. A. Lumiroso, Souwenirs sur Maupassant, Rome, Bocca, 1905, p. U8.
47. L’Angétus, Rp. 1220
48, fbi, p. 122.
49. Durant I'Année terrible, la comtesse de Brémontal, enceinte, est torurée par
atroces pressentiments : « OU esti & cette heure, lui, son mari, dont elle n°a regu
epuis cing mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans
tune forteresse ennemie ou entemé dans un trou, sur un champ de bataille, avee tant
«autres cadavres dont la chair décomposée est mélée& la chair des voisins ettous les
ossements confondus. Oh! quelle horreur! quelle horreur ! »
(p. 1202)
50. Uipa J, « tantle monde estentaché de défauts !», série pacillement 'épicurien
Lueréce, dans son poBme De la nature (chant I, vers 181),
51. Voyer.les Pensées ibres sur la religion de Mandeville, Le Bon sens de d’Holbach
ouce quécrit Voltaire (Euvres |. XXX1, p. 177) au sujet des « romans inventés pour
deviner Porigine du mal »
52. Saint Paul, Epitre aus Romans, VI, 23.
53. Bien malin serait, par exemple, celui qui pourrait trouver ls él
‘métaphysique de l'amour dans les éerits de Maupassant!
54, Formule appliquée & Schopenhauer dans Ia nouvelle de Maupassant intitulée
““Auprés d'un mort” (CN, I, p. 728)
55. Lesdemiersmots(enitaliques)figurentenfrangaisdansletextesef. Schopenhauer
(A), Le Monde comme volonté et comme représentation (1° éd.: 1818), livre 1V,
$59 strad, A. Burdeau : Pars, P. U. F, 11°. : 1984, p. 410.
56. “L'Inutile beauté”, CN, I, p. 1217,
57. Bancquart (M.-C.), Préface & Boule de uif ; Paris, L. G.F. (Le Livrede Poche”),
1984, p13
‘58. "Moiron’” (1887), CN, Il p. 984 —Le méme qualificatif (« religieux ») réappa
un peu plus loin dans le texte (ibid, p. 985).
59. Ibid. p. 989 ~ Comme Pécrivait André Vial (Maupassant et art du roman, op.
Cit, p. 244, ila pu ariver & Maupassant « de prétr& la Fatalité un étre personne! et
‘un autre nom, celui de Diew, et de concevoir, chez la eréature, le désir de ravir au
ments dune
MAUPASSANT, LA MORT ELE PROBLEME DU MAL. 109)
CCréateur ses pouvoirs »
60, “Moiton’”, CN, I, p. 989,
61, Ibi, p. 989.
62. Fort comme la mort, R, p. 1024,
63, Ibi, p. 946.
64, “L'Endormeuse”, CN, IL p. 163,
65. Ils'agitduseerétaire de CEuvre dela mort volontare”, une socistéde bienfuisance,
protectrice des désespérés i laquelleréve lenarrateur : unclub quituerat proprement,
‘doucement, eeux qui ont résolu de prendre congé, On y anéantit, sur simple demande,
les gens du monde (qui sont « rares > & se présenter) et les pauvres diables (qui
bondent), ceux pour qui « ga ne peut pas continuer » (CN, Ip. 1165-1166),
66, Goncourt (Bet J.de), Journal, 1 février 1891 ; Paris, R. Laffont,t. 11, 1989,
p. 534
67, Ibi, 28 Févtioe 1875 ; loc. cit. :t. TL, 1989, p. 631
68. A sa mere, 8 mars 1875; in Chronigues, études, correspondance de Guy de
Maupassant, recucillies, préfacées et annotées par R. Dumesnil, Paris, Griind, 1938,
p. 206,
69, Souligné par nous~C estprécisément ce Laporte quilui avait pr&téLa Philosophie
dans fe boudoir.
70. I! s'agit, en occurrence, du magistrat que Maupassant fait parler dans le conte
intitulé Un fou (CN, M1, p. $40).
11. Abid, CN, I, p. 540 ~ Cf. Sade (D. A. F. de), Histoire de Juliette (1797), Paris,
1970, p. 145,~oi Deleour, bourreau de profession, déclare ceci: « Des qu'il n’existe
pasun seul procédé de la nature qui ne nous prouve que Iadestruction luiestnécessaire
cet qu’elle ne parvient&enéer qu’a force de détruite, assurément tout étre qui se livrera
ja destruction n’aura fait qu'imitr la nature »,
72. Voyez parex., “Les Bécasses", CN, I, p. $69 : cocufier Gargan, le sourd-muct,
.
85. Leibniz (G. W. F), La Cause de Dieu, § 69 et 79 [1710] ; ef. Théodiede, § 156.
86. "Boule de Suit” (1880), CN, 1. p. 85.
87.Ce demier, « nourri de philosophic » est entré dans les ordres aprés avoir
‘commeneé par embrasser la eartire militaire : mais la « vue de ces massacres, de ces
troupeaux dhommes broyés par les mitrailles» ui a bient6t donné «la haine et
Phorreurde la guerre ».La-dessus, sa jeune femme et sa pat fille ont été emportées
parla fiévee typhoide..(R : p. 1206-1207)
88. L'Angélus, Rp. 1223-1224, —Mariane Bury note ts justement que « Vidéal de
‘bonheur qui s'exprime » dans tel passage de la nouvelle ittulée “Allouma” (1889)
consisteprécisément « en une dispartion de la conscience et de a pensée, sources de
touslesmaux » je. Bury (M.),La Poétique de Maupassant, Pati, Sedes, 1994, p. 64
89. Cf. “L'lnutle beaut", CN, I, p. 1219 : « Ceux-laseuls qu se rapprochent de Ia
brute sont contents et satistits»,
onc
Vintlue
cy
Ente)
ES