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SIDÉRATION, DÉSIDÉRATION

Alain Didier-Weill

ERES | « Insistance »

2012/1 n° 7 | pages 55 à 59
ISSN 1778-7807
ISBN 9782749234984
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SIDÉRATION, DÉSIDÉRATION*
Alain Didier-Weill

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Une des multiples lectures possibles de la sentence que nous a laissée


notre cher Freud : « Wo es war, soll ich werden », pourrait être celle-ci :
« Là où demeure l’Hilflosigkeit peut advenir un parlant. » Que l’avenir,
c’est-à-dire le temps humain, puisse cesser de s’abolir, c’est une des
dimensions de l’hilflos que je voudrais explorer. L’examen psychanaly-
tique de la question, d’emblée, ne peut ignorer que cette dimension du
los, c’est-à-dire, cette dimension de l’humain, jeté, chu, dans un monde
contingent et absurde, a pour destin d’avoir donné jour à l’existentia-
lisme de ce siècle, français et allemand. Il aura donc fallu ce siècle et ses
catastrophes pour que, du fait de ces catastrophes, des effets forclusifs
de la science et des médias de masse, à travers la philosophie, l’existen-
tialisme essaie de répondre de la question et de s’emparer du los.
Dans cette tentative, il est remarquable, que ni Sartre, existentialiste
français, ni Heidegger, existentialiste allemand, n’aient pu se laisser
accompagner par la façon dont la psychanalyse aborde cette ques-
tion. Cependant, si la question de Sartre s’est trouvée dénuée de tout
pouvoir d’interrogation pour la psychanalyse, nous sommes tenus de Alain Didier-Weill,
psychanalyste, Paris.
reconnaître que, sans Heidegger, le retour à Freud de Lacan, n’aurait * Transcription de
pas eu la même tournure. L’intérêt pour nous d’examiner les positions l’intervention.

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de Sartre et de Heiddeger sur cette question, ne crie pas, n’appelle pas au secours. Marquons
tient au fait que l’examen des présupposés sur que la voix, l’appel est sans recours devant l’ex-
lesquels ils appuient leur pensée, c’est-à-dire périence traumatique. À la place d’un cri, d’un
deux types d’athéismes radicalement différents, appel qui ne vient pas, ce qui s’ouvre c’est son
l’un issu du christianisme, l’autre issu de la regard, un regard qui voit tout, un regard dont
pensée grecque, donnent des impulsions diffé- on pourrait dire qu’il est fasciné par ce qu’il
rentes à leur façon de traiter la question de contemple. Et il y a dans l’idée de la fascination,
l’esseulement, de la détresse. l’idée de silence à laquelle est réduit le sujet,
J’aborde les choses par où un psychanalyste fascinum, que nous savons être à la racine du

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aborde de façon privilégiée la question, par l’in- fascisme et d’une sorte de mise en scène qui
termédiaire de la détresse traumatique telle que réduit l’être à un silence radical. Silence sur
Freud la rencontre dans son expérience. Partons lequel je m’interroge puisqu’il ne peut pas être
de la rencontre traumatique qu’est pour Freud, rompu par le cri. Le regard est celui qui revien-
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et peut-être pour Lacan d’une autre façon, la dra dans le regard des loups sur le rêveur, dans
découverte de la différence sexuelle. le célèbre rêve de L’homme aux loups. C’est la
Freud nous a laissé deux possibilités d’explorer deuxième caractéristique, l’apparition de ce qui
des champs qu’il n’explore pas véritablement. demeure dans l’être, quand il n’est plus que pur
Il n’examine pas la question du processus de regard fasciné. L’observation nous apprend que
sortie du traumatisme, la sortie aussi bien de dès que la parole n’a plus droit d’être, n’a plus
l’Hilflosigkeit. Quant à la question de l’entrée d’hospitalité, ce qui se passe, c’est la transmu-
dans le trauma, le repérage qu’il nous donne de tation d’un sujet en pur objet, en l’occurrence,
ses effets désubjectivants est celui d’un observa- en pur étron. Cette pure chose vouée à chuter
teur clinique génial mais il n’approfondit pas la est aussi silencieuse que le regard.
question de la relation de l’infans traumatisé à C’est une modalité de renonciation à la parole
la mère, il découvre qu’elle est trouée et qu’au- qui n’est pas celle du fantasme quand il nous
delà, il y a sans doute un autre trou, le trou dans arrive à nous humains, par exemple dans certai-
le langage. nes fantaisies sexuelles, qu’un partenaire se voue
Des points fondamentaux que Freud extrait à être objet pour l’autre dans le traumatisme. Il
de l’expérience traumatique, j’en relève deux n’y a pas de consentement à ce que le sujet
qui me sont utiles pour mon propos. Repérer, devienne objet, car il n’y a pas la dimension
d’abord, que le type d’expérience de cette d’un devenir : l’entrée dans le los, c’est l’inter-
détresse-là est tout à fait différent de celle du ruption de tout devenir. Le point commun entre
nouveau-né, abandonné par sa mère, qui crie cet objet chu dénué de devenir, d’appel, et ce
parce qu’il connaît la solitude de l’abandon. regard fasciné, est une modalité de silence qui
Non, le type d’abandon de l’expérience trau- est au-delà de l’angoisse, parce que dès qu’il y
matique est une forme de détresse où l’infans a angoisse, il y a attente d’autre chose. Or, là, il

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n’y a pas d’attente, il n’y a même pas de notion du bien et du mal, il n’y
a pas d’attente, il n’y a plus de temps : le sujet tombe dans un monde
dénué de la dimension historique du temps, temps anhistorique dans
lequel, en tant qu’objet, il siège sans siéger. Un certain nombre d’ana-
lysants parlent de cette expérience dont la mémoire est à jamais perdue,
mais dont les affects demeurent, comme d’un temps aussi bien que
d’un espace déstructurés.
Le type de lieu où choit cet objet chu, est un lieu qui évoque la caverne
de Platon, un lieu où il n’y a plus de couleurs, de lignes, de contours, où

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les objets cessent d’être découpés. De même, le temps n’est pas découpé
par un rythme qui fait pulser ce que nous appelons la vie. Pour parler
de ce lieu, les mots nous manquent, mais je pense qu’il faut considérer
que dans l’expérience de la détresse le regard est ce qui est privilégié
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par Freud. Il n’imagine jamais que l’expérience traumatique puisse être


transmise par le son. Pour lui, c’est essentiellement par le visuel que
cette transmission se fait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’accent
est mis sur le physique de la mère. C’est une expérience du physique de
la mère, qui se donne comme un physique altéré, troué ; et, à travers ce
physique altéré, s’introduit une question métaphysique pour l’infans.
C’est une question métaphysique, pour autant qu’au-delà de cet être
maternel, qui se donnait jusque-là comme plénitude et qui se révèle
être « privé », s’avère sans doute cette hypothèse inconsciente que
l’infans fait : au-delà de la mère, il y a expérience du langage comme
trompeur. Cette expérience, nous en avons eu plusieurs fois le témoi-
gnage par des êtres parlants, est souvent vécue comme une expérience
de trahison absolue, comme si ce en quoi, il était possible d’avoir foi,
l’univers de la parole, de l’échange, le Logos lui-même, s’écroulaient à
ce moment-là. À quoi peut-on se fier, si les mots eux-mêmes, s’avèrent
trahir, et qu’il n’y a rien à attendre pour que le sujet puisse se relever
et sortir de l’état d’objet chu à l’état d’humain relevé ?
Que faut-il attendre ? Vers quoi faut-il tendre ? Dire le mot « tendre »,
c’est l’énigme du désir. Qu’est-ce qui fait que cette chose que l’on
appelle le désir, dans ce contexte, va pouvoir ou pas se produire, s’il
n’y a pas de Logos sur quoi s’appuyer ?
Je cite Jean-Paul Sartre qui fait l’expérience de « la nausée ». Ce qui fait
que le monde est nauséeux pour Sartre, dans son expérience originelle,

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avant qu’il n’écrive L’être et le néant 1 qui en est certains d’entre eux, d’Holbach essentiellement,
la théorisation, c’est une rencontre écœurante le ciel est vide. Il n’y a plus de dieux dans le ciel,
avec le monde, comme immonde. Je cite quel- mais les Encyclopédistes continuent à avoir une
ques lignes d’une expérience qu’il fait dans la sacralité, un rapport métaphysique à l’homme,
contemplation d’une branche d’arbre, d’un aux choses, en maintenant l’idée d’une Nature
tronc d’arbre : « Les objets se donnent comme « en soi ». Sartre pose la conséquence ultime de
des pattes monstrueuses et molles, en désordre, l’athéisme : la Nature n’existe pas.
effrayantes et obscènes 2. » Là, il y a une sorte de Dans la perception chrétienne, la Nature est
perception de la nudité obscène, ce qui donne créée par Dieu et est informée par Dieu. La

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l’idée de la scène primitive. Alors effectivement, conséquence logique est que si Dieu n’existe
dans ce monde immonde qui est « l’essence », pas, la Nature n’existe pas. C’est la forme radi-
pour Sartre, il n’y a rien à attendre. L’essence cale que ce type d’athéisme acquiert. Ce qui
du monde est nauséeuse. Cette nausée, nous le m’intéresse c’est d’opposer l’athéisme de Sartre
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sentons, c’est la perception d’objets qui siègent à la vision freudienne de la nature. Il faut conce-
en eux-mêmes, dans un surcroît de présence voir en quoi il est différent de l’athéisme qui,
à eux-mêmes. C’est-à-dire, une présence qui né du christianisme, a comme conséquence,
ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, qui que si Dieu n’existe pas, la Nature n’existe pas.
ne renvoie à aucune altérité, à aucun ailleurs. L’athéisme de Freud, c’est un athéisme qui lui
La conception d’une telle Nature pleine d’elle- fait révérer des divinités comme Logos, Anankè,
même est nauséeuse : elle est pure object, pure Eros, Thanatos, c’est-à-dire qu’il se met sous la
matérialité, dénuée d’une habitation poétique coupe des présocratiques, Empédocle essen-
par le langage. tiellement, qui le pré-disposent à un athéisme
Une telle conception de la Nature est un des d’une tout autre nature, car pour les Grecs, la
effets de la science, où depuis Descartes, la Nature n’est pas créée par le divin, elle n’est
Nature tend à devenir une machine ; une donc pas mise dans le péril que rencontrent
machine, c’est-à-dire que les mathématiques les Lumières. Non, pour la pensée grecque,
suffisent à en rendre compte. Par conséquent, c’est une autre conception de l’athéisme : avec
dit Descartes, la nature avec moi a cessé d’être Empédocle, les présocratiques, les premiers
une déesse, c’est-à-dire un lieu où séjournerait physiciens grecs, le premier acte d’athéisme
ce qu’on appellerait une vie sacrée. consiste à substituer aux noms divins, Zeus,
Sartre présente l’intérêt de pousser l’athéisme Déméter, Pluton, des noms communs, l’eau, le
des Encyclopédistes dans ses ultimes consé- feu, l’air, la terre.
quences, et ces conséquences sont intéressantes Le non-rapport de Sartre à la Phusis grecque,
pour nous. Sartre reconnaît une dette envers mérite d’être opposé au rapport poétique à la
les Encyclopédistes, leur type d’athéisme lui Nature. Le rapport se fait de façon poétique, à
convient pour autant qu’avec eux, en tous cas travers un poète, Hofmannsthal, qui, devant le

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même objet que celui de Sartre, un morceau de bois, éprouve non une
expérience nauséeuse, mais une expérience de ravissement, expérience
d’une dimension de l’infini. Ce qui alimente, allume la verve poétique
d’un Hofmannsthal, est ce qu’il nommera « mystère de l’éclosion ».
Cette dimension de l’infini, telle qu’en parle Hofmannsthal, est bien ce
qui échappe à Sartre. Les objets se révèlent dans leur rythme, rythme
lié au fait que rien n’apparaît que s’il n’y a concurremment une dispa-
rition. Si rien n’apparaît qu’avec cette disparition, c’est qu’il y a un
rythme interne qui est la source d’une pulsation du vivant, pulsation

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où Freud saisit la pulsation d’Eros et de Thanatos. Dans la Lettre de Lord
Chandos d’Hofmannsthal 3, je dirai que la perception d’une vibration me
semble être l’essentiel de ce rythme de voilement/dévoilement et crée
la dimension, d’un flux et d’un reflux héraclitéen. Si nous sommes
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reconnaissants à ceux que nous nommons des artistes, je n’hésiterai


pas à dire que ce sont eux qui nous transmettent cette pression du 1. J.-P. Sartre, L’être et le
néant, Paris, Gallimard, coll.
flux et reflux. Le poète nous transmet le flux des voyelles parce qu’elles « La Bibliothèque des idées »,
refluent avec l’apparition des consonnes. Le peintre nous transmet le 1943.
2. J.-P. Sartre, La nausée,
flux de la lumière qui irradie pour autant qu’il y a un reflux introduit Paris, Gallimard, 1938,
par les contours du dessin. Le musicien nous transmet le flux du p. 141-143.
premier temps du rythme, pour autant qu’avec le deuxième temps, 3. Hugo von Hofmannsthal,
Lettre de Lord Chandos,
quand ça swingue, il y a un reflux du premier temps. Rivages poche, Paris, coll.
Et c’est comme cela qu’on peut sortir du los. « Petite Bibliothèque », 2000.

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