Vous êtes sur la page 1sur 314

Les vocations ; Le musicien

de Blois ; La maîtresse de
dessin / par Amédée Achard

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Achard, Amédée (1814-1875). Auteur du texte. Les vocations ; Le
musicien de Blois ; La maîtresse de dessin / par Amédée Achard.
1859.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le
domaine public provenant des collections de la BnF. Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le
cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source des contenus telle que
précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale
de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus
générant directement des revenus : publication vendue (à
l’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), une
exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit
payant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisation.commerciale@bnf.fr.
LES VOCATIONS
r-jLRi^.. —=" imi». biMox r.Aço.v i:i comi',, i;le h'liîil'iitii. i.
Mi

MUSICIEN DE BLOLS

505
LE

MUSICIEN DE BLOIS

Il y avait en 484., à Blois, uu petit ménage d'ar-


tistes qui habitait une maisonnette avec un jardin,
située à l'extrémité de la rue des Fossés, du côté de
la campagne. Ce ménage se composait de trois per-
sonnes, un vieillard, un jeune homme, une servante.
Tout le monde dans la ville connaissait le père Noël, '
Urbain et la vieille Catherine. Tous les jours, à huit
heures, le père Noël sortait pour se rendre à. Saint-
Louis où il était organiste ; Catherine parlait pour
,
le marché, et Urbain restait seul au logis. Bientôt
après, si la saison était belle, on entendait par la
i LE MUSICIEN DE JJE01S.

fenêtre ouverte les sons d'un piano. A onze heures,


le père A'oël rentrait, et on déjeunait. Vers midi,
Urbain allait en course et ne revenait pas toujours
exactement pour l'heure du dîner, malgré les avertis-
sements de Catherine, qui.ne manquait jamais de lui
dire : « Eh monsieur, ne faites pas comme hier »
! !

On ne voyait pas dix personnes par au dans la


maison du père Noël. 11 n'aimait pas à causer, et se
bornait à rendre les saluts que lui adressaient les
paroissiens de la cathédrale. L'es enfants se tenaient
cois quand il passait ; billes et toupies, rien n'allait
plus. Il ne souriait guère qu'à la vue d'une jeune
lille qui était sa pupille et qu'on appelait Madeleine.
Elle avait dix-huit ans, et demeurait avec sa mère
non loin du quai, à l'autre bout de la ville. Quand
Madeleine sonnait à la porte, c'était fête au logis. On
n'y travaillait plus. Les seules distractions du père
Noël consistaient en longues promenades, qu'il fai-
sait seul le soir sur les bords de la Loire. Comme on
connaissait son humeur taciturne, personne ne l'ar-
rêtait jamais. Il allait d'un pas méthodique, les
mains au fond de ses poches, comme un philosophe
qui médite ou un paresseux qui rêve.
La maisonnette occupée par le père Noël n'avait

qu'un étage au-dessus du rez-de-chàussôe. 11 y avait


en bas la cuisine et deux pièces, dont l'une servait
LE MUSICIEN DE ISLOIS: ô

de salle à manger ;. dans l'autre, on serrait les provi-


sions. Les chambres à coucher élaienl au-dessus,
séparées par un grand cabinet tout rempli de livres.
Celle du père Noël était la plus large. Quelques vieux
meubles d'un beau style en bois gris la garnissaient :
des instruments de musique étaient accrochés aux
murs ça et là ; en face du lit à baldaquin, qui s'éle-
vait jusqu'au plafond, on voyait deux beaux tableaux
de saints, dont la sombre couleur et l'expression vi-
goureuse rappelaient l'école espagnole, et entre eux
le portrait d'un colonel des dragons de la garde en
grand costume militaire. Une certaine ressemblance
existait entre le père Noël et ce. portrait, balafré d'une
cicatrice au front. La chambre d'Urbain, plus petite,
était plus coquette. Un piano était dans un coin, une
commode à ornements de cuivre et à pieds tordus
dans un autre ; une jolie pendule en marqueterie
sonnait les heures sur la cheminée entre deux vases
du Japon. Des aquarelles, des gravures, des sta-
tuettes, des fleurets, un masque de combat, faisaient
le tour delà tapisserie. Un grand fauteuil de cuir était
devant la fenêtre, où flottaient des rideaux de perse.
Sauf le bruit du piano, un grand silence régnait
dans la maison. Souvent, tandis qu'Urbain jouait, le
père Noël se promenait dans le jardin, qui était un
peu sauvage. Son pas régulier faisait crier le gravier
0 LE MUSICIEN DE M.OIS.

à temps égaux. Quand il était las de se promena*, il


prenait un livre et lisait jusqu'au soir. Trois fois par
semaine, l'organiste travaillait avec Urbain, à qui il
enseignait la composition. De gros vieux bouquins et
des cahiers de musique encombraient le parquet ces
jours-là. Ces leçons mettaient le père Noël en verve ;
la nuit venue, il courait dans sa chambre et se plon-
geait dans l'étude des vieux maîtres.
« Est-ce beau! s'écriait-il quand il avait exécuté
un morceau de Sébastien Bach ou de Handel.
— Certainement, » répondait Urbain, qui n'avait
écouté que d'une oreille.
Aucun lien de parenté n'existait entre le vieillard
et le jeune homme,.bien qu'une certaine familiarité
qu'on remarquait dans leurs rapports de tous les
instants eût pu faire croire qu'ils étaient l'un le père
et l'autre le lils. Le père Noël était le professeur, et
Urbain l'élève seulement, mais un élève auquel le
père Noël avait ouvert sa maison, et qu'il traitait
comme son enfant. 11 s'était mis en tête d'en faire un
musicien de premier ordre et n'épargnait rien pour
arriver à ce résultat, au sujet duquel, il faut bien le
dire, Urbain et le père Noël ne s'entendaient guère.
Sur ce chapitre, leurs discussions n'avaient ni fin ni
trêve. On parlait du père Noël dans le pays comme du
musicien le, plus savant et de l'organiste le plus
LE MUSICIEN DE BLOIS. 7

habile qu'il y eût de Tours à Orléans, et d'Urbain,


son élève favori, comme d'un jeune homme doué des
plus merveilleuses dispositions ; mais où l'un ne
voyait que la science et le beau dans l'art, l'autre
cherchait le succès.
Un matin donc, vers la fin du mois de juillet, à
sept heures, le père Noël entra dans la chambre
d'Urbain et ouvrit la fenêtre,brusquement :
« Ça! dit-il en poussant son élève, qui dormait les
poings fermés, il faut se lever.
Déjà ! dit Urbain en se frottant les yeux.

Gomment déjà ! Il fait grand jour depuis
— une
heure.
:
—Oh! le dimanche, est-ce qu'il fait jamais
jour ? »
Le père Noël sourit.
« Il faut que j'aille à la cathédrale tout de suite.
L'évêque officiera ce matin, et je ne suis pas content
de mes orgues... H y a un tuyau qui ronfle un quart
de ton trop bas.
Un quart de ton ! qui diable s'en apercevra ?

répondit Urbain en s'étirant. ~

—Pardieu ! moi. Quand on fait une chose, il la


faut bien faire... Il ferait beau voir l'organiste de la
cathédrale de Blois négliger ses orgues!... Donc j'y
cours... Toi, tu-vas te lever prestement et te met-
H LE MUSICIEN DE BLOIS.
_

lie à cette fugue que lu n'îis pas terminée hier. »


Urbain passa un pantalon."
« C'est bon, dit-il, on s'y mettra, à votre fugue. »
Le père Noël sortit, et Urbain s'habilla lentement.
Le ciel était tout bleu et la ville, qui se réveillait,
,
commençait à se remplir de rumeurs. De la fenêtre
sur laquelle il s'accouda, Urbain voyait le val de la
Loire et entendait le chant des mariniers qui diri-
geaient leurs lourdes barques le long du fleuve. Le
vent était doux. Urbain alluma un cigare et regarda
un nuageblanc qui s'en allait tout seul dans l'azur.
« Tiens ! dit-il, je me souviens qu'il y en avait un
tout pareil au-dessus de la forêt, la première fois que
je déjeunai à Saint-Germain. »
11 soupira.

« Ah ! c'était le bon temps ! »


Le cigare fini, Urbain s'approcha du piano en sif-
flant, et prit au hasard quelques feuillets de papier
à musique criblés de notes.
« Des fugues, toujours des fugues ! » murmura
le jeune homme.
Il s'assit et tira quelques sons de l'instrument. Un
instant ses doigts se promenèrent sur le clavier, puis
ils s'animèrent, comme excités par le mouvement.
« Eh ! eh ! dit-il, le motif me parait un peu gai
pour du.contre-point. » <•
LE MUSICIEN DE BLOIS. 9

Il continua cependant, puis s'arrêta et prit une


plume.
« Parbleu ! dit-il, ce sera pour cette barcarolle
que la fille du receveur général m'a demandée l'au-
tre jour. »
Urbain eut bientôt couvert deux ou trois pages de
caractères hiéroglyphiques, après quoi il battit des
mains.
« Ce n'est pas mal!... Le rhylhme est rapide
et vif; si mademoiselle de Cléry ne m'en fait pas
mille compliments, c'est qu'elle ne s'y connaît
guère. y>

Il joua sa barcarolle pour lui-môme, y mit la dédi-


cace, signa, se leva et alluma un second cigare.
« À présent, respirons un peu, » reprit-il.
Urbain respirait depuis longtemps lorsque la porte
s'ouvrit.
« Ah ! tu fumes? dit le père Noël en entrant. Et
cette fugue?... »
Urbain rougit.
« C'est qu'une idée m'a traversé l'esprit, dit-il,
j'ai laissé la fugue.
Encore une idée ! s'écria le père Noël
— ; une
idée hier, une idée ce matin, voilà beaucoup d'idées!
Et .je" remarque qu'elles te dérangent souvent.
Mais faut-il donc, sous prétexte de travail et

î.
10 LE MUSICIEN DE IiLOIS.
d'étude, repousser l'inspiration quand elle vous rend
visite? »
Le père Noël haussa les épaules. •-• -

« Je crois que lu prends volontiers l'inspiration


pour une coureuse d'aventures : voyons donc le ré-
sultat de la visite qu'elle t'a faite. »
Le père Noël ramassa les feuillets qui étaient sur
le piano.
« Ah ! une barcarolle reprit-il en faisant la moue,
!

et dédiée à mademoiselle de Cléry !... peste! »


11 posa sa main droite sur les touches et joua quel-

ques mesures.
« C'est donc là,ce que tu appelles l'inspiration?
ajouta-t-il. 11 y a d'abord une fauté d'harmonie...
Regarde. »
En ce moment, une jeune fille, qui venait d'entrer
doucement, et qu'on n'avait pas vue, appuya ses
doigs effilés sur l'épaule du père Noël et l'embrassa.
« D'abord, dit-elle, il ne faut pas gronder M. Ur-
bain.
C'est toi, Madeleine? s'écria le père Noël tout

joyeux.
C'est moi ainsi laissez là toute cette musique
— ;

et donnez-moi à déjeuner.
Quoi la mère Béru a eu la bonne pensée de
!

t'envoyer?
LE MUSICIEN DE BLOJS. H

—.Point ! je me suis invitée, et maman y a con-


senti. C'est l'anniversaire de ma naissance aujour-
d'hui, vilain tuteur qui n'y pensez pas !»
Le père Noël prit Madeleine dans ses bras.
« Je n'y pensais pas! tu aurais vu ce soir... Re-
garde celte boite qui est là sur la cheminée ; mais
,
n'y touche pas : c'est une surprise !»
Puis, ouvrant la porte qui donnait sur l'escalier :
« Eh ! Catherine, cria-t-il, vite un couvert
déplus
et un pâté avec des pots de crème de Sainl-Ger-
vais! »
Urbain ramassait les feuillets de sa barcarolle, que
le père Noël avait jetés çà et là. Madeleine se tourna
vers lui.
« Vous qui composez de si jolies choses, ne ferez-
vous rien pour moi ? dit-elle.
— Oh! vous l'avez entendu;... il paraît que je
suis très-fort sur les fautes d'harmonie !...
Vous savez que le père Noël gronde toujours.

Écrivez tout de même. Je ne suis pas mademoiselle
de Cléry, mais cela me fera plaisir.
— Ah si
! tu lui parles comme ça, tout est perdu, »
dit le père Noël, qui rentrait en se frottant les
mains.
Madeleine prit un air mutin.
« Chacun parle comme il l'entend, dit-elle ; vous
-12 LE MUSICIEN DE BLOI-S.

égratignez, moi, je caresse. Donc, monsieur Urbain,


faites ce que je vous demande, el je vous remercierai.
En -attendant., prends mon bras, petite; nous
.—
déjeunerons dans le jardin, ce sera plus gai, » dit le
père Noël.
Le couvert, était mis sous une tonnelle; sur la
nappe bien blanche, on voyail.-un gros bouquet pré-
paré par Catherine ; le cabinet de verdure en était
tout parfumé.
« Suis-je étourdie ! s'écria Madeleineen s'asseyanl;
j'ai là dans la poche deux lettres que l'on m'a remises
pour vous, monsieur Urbain, au moment où je mon-
tais... Votre musique m'a tout fait oublier. »
-
Urbain prit les lettres et les ouvrit..
« Qu'est-ce que cela? demanda le père Noël.

— C'est une invitation à dîner chez le président


du tribunal el une autre de madame de Boisgard, qui
me prie de faire de la musique chez elle, demain soir,
en petit comité, » répondit Urbain, dont les joues
s'étaient couvertes d'une légère rougeur.
Le père Noël frappa de son couteau sur la table.
« Bon ! dit-il, encore des invitations !
— Mais, répliqua Urbain, ne faut-ilpas me créer
des relations qui pourront m'êf.re utiles un jour?
,
— Compte sur toi, au lieu de compter sur les sa-
lons !.. On tapote du piano, on babille comme des
LE MUSICIEN DE BLOIS. \7>

moineaux sur un toit, on se couche tard, et le len-


.
demain on ne fait rien.
Voyez cependant, : les personnes les plus consi-

dérables delà ville m'ont, promis leur appui...
El le prennent. Ion temps ! Chemins de traverse

que tout cela ! Le travail et l'étude, voilà les seuls
vrais chemins. Ils sont roides mais ils mènent loul
,
droit. » .
Urbain regardait par-dessus le mur du jardin et
faisait aller son pied sous la nappe.
« Eh bien ! dit Madeleine en coupant le pâle,
M. Urbain ira d'abord chez le président, puis chez
madame de Boisgard et la semaine suivante il fera
,
tout ce que vous voudrez. Ne grondez plus.
Est-ce que je gronde? J'enrage seulement, »

s'écria le père Noël.
Versla fin du déjeuner, le père Noël tira sa montre.
« Ma foi, tant pis, dit-il ;
la mère Béru dira ce
qu'elle voudra, il faut que la débauche soit complète :
je vous emmène tous deux à ma campagne.
Aux Grouets ? dit Madeleine.

Oui, j'ai mon idée; c'est bientôt le temps- des

vacances, et les invitations n'iront pas nous chercher
là. Comment trouvez-vous mon château avec ses qua-
tre peupliers?
•^-•Pas mal, dit Urbain.
H LE MUSICIEN DE BLOIS.

Très-joli, dit Madeleine.


Alors dès demain j'y ferai transporter un piano. »

II

Al'époque où commence ce récit, Urbain Leforl,


âgé de vingt-six ou vingt-sept ans, était, si l'on nous
pardonne cette expression un peu vieillie et ridicule,
h lion de Blois. Ce n'était pas la fortune ni l'éclat des
alliances qui lui avaient valu cette position, mais
bien un concours particulier de circonstances qui
nous oblige à entrer dans quelques explications. Fils,
unique d'un honnête mercier dont la boutique s'ou-
vrait sur la Grand'Rue, Urbain était entré dans la
vie par la porte basse de la misère. Son père, Jac-
ques Leforl, qui avait travaillé pendant vingt ans
pour se créer une clientèle et amasser un petit pé-
cule, avait été brusquement et totalement ruiné par
une crise commerciale qui avait eu pour cause pre-
mière un débordement de la Loire. Élevé dans une
certaine austérité de principes, le mercier, qui aurait
supporté la lutte et les privations avec courage, ne
sut pas résister à l'a" perte de ce qu'il appelait son
LE MUSICIEN DE BLOIS. - 15
honneur. Quand il se vit en présence de deux ou trois
billets protestes il fut pris d'un frisson qui effraya
,
quelques personnes qui l'entouraient.
Eh ! tout s'arrange, monsieur, dit un vieux com-
«
mis qui l'aidait dans son travail pl'an prochain nous
n'y penserons plus et nous vendrons de beaux ru-
bans. » Jacques ne répondit rien.
Il s'enferma dans la soirée, passa la nuit à mettre
toutes ses affaires en ordre, et se brûla la cervelle au
petit jour. Une lettre adressée au maire de Mois et
cachetée de hoir était sur son pupitre ; elle contenait
ces seuls mots : « Je lègue mon fils Urbain aux bonnes
« âmes de la ville. »
Cette mort et ce legs d'un enfant qui pouvait avoir
alors une dizaine d'années touchèrent quelques per-
sonnes. Le père passait pour un parfait honnête
homme; le fds.avait une jolie figure et de beaux
cheveux bouclés. Quand on vit le petit Urbain tout en
noir et pleurant derrière le cercueil du mercier, l'at-
tendrissement fut général; dans ce moment-là, dix
familles l'auraient adopté. Le lendemain, on pensa
moins à l'orphelin. Cependant des personnes chari-
tables se cotisèrent pour assurer le payement de sa
pension .au collège; son trousseau-fut renouvelé avec
assez d'exactitude, et il fut élevé tant bien que mal
jusqu'à dix-huit ans. Urbain avait toujours sa jolie
16 LE MUSICIEN DE «LOIS

figure, ses cheveux bouclés, et de plus une certaine


aptitude musicale qui lui faisait retenir par coeur et
exécuter avec une singulière précision sur le piano
tous les airs qu'il entendait. Le père Noël avait re-
connu dès longtemps cette aptitude; savant et très-
bon musicien lui-même, il y voyait les germes d'une
vocation plus sérieuse, et s'était pris d'amitié pour
le jeune orphelin, auquel il avait donné des leçons
avec un soin, tout particulier. L'enfant, il faut le dire,
en profitait à merveille, soutenu qu'il était par une
grande mémoire et une prodigieuse facilité. Ces
leçons de musique, prodiguées avec un zèle que rien
ne ralentissait, n'étaient pas les seuls témoignages
d'affection que le père Noël eût donnés à Urbain. 11
avait été l'un des premiers à répondre à l'appel tou-
chant du pauvre mercier, et, si on l'avait laissé faire,
il n'aurait demandé l'appui de personne pour pous-
ser son jeune élève dans le monde.
Ce père Noël, que personne n'appelait jamais.mon-
sieur Noël, on ne sait pourquoi, était à vrai dire un
personnage singulier. Toujours vêtu d'une longue
redingote vert-bouteille, d'un pantalon et d'un gilet
noirs, fort grand, maigre et tout couvert de cheveux
gris, il avait un aspect imposant, qui pouvait devenir
terrible sous l'influence de la colère,, mais que tem-
pérait une grande -expression de bonté. Ceux qui le
• LE MUSICIEN DE BLOIS. 17 '

connaissaient le mieux affirmaient, que le père Noël


avait été jadis capitaine de cuirassiers. Un grand
chagrin,-sur lequel on n'avait pas de détails précis,
lui avait fait quitter l'épauletle. 11 s'était retiré à
Blois, où son talent, lui avait valu l'emploi d'orga-
niste à Saint-Louis. Un cuirassier si bon musicien,'
cela était assez rare pour appeler l'attention. Le
silence entêté du père Noël découragea les plus
curieux : on l'oublia, et les enfants, pour lesquels il
avait institué une classe gratuite de musique, devin-
rent ses seuls amis. 11 les grondait fort et leur don-
nait des bonbons, parfois aussi quelque argent, quand
la famille élail pauvre. Us lui appliquèrent bien loi
le sobriquet de père Noël. Dans l'opinion de bien des
gens, le père Noël passai! pour avoir d'assez belles
économies. Le plus clair était qu'il ne dépensait rien
pour lui. 11 avait alors soixante ans.
La première fois que le père Noël vit Urbain, l'en-
fant lui prit la main et marcha à son côlé.
«Çà! dit le père Noël, où vas-lu, mon bon-
homme ?
— Je vais.où vous allez, » dit Urbain.
Ce mot fit sourire le vieillard : il embrassa l'en-
fant et l'adopta en quelque sorte, si bien que, dès
l'âge de vingt ans Urbain composait des romances
,
et d'autres morceaux de musique dont la ville raffo-
18 I,E MUSICIEN DE DLOIR.

lait. Le père Noël ne les aimait peut-être pas beau-


coup et aurait, préféré plus d'assiduité au travail ;
mais, tout en grondant, il se réjouissait des succès
précoces de son élève.
A cette époque de la vie d'Urbain, les facultés du
jeune artiste paraissaient d'autant plus brillantes,
qu'il avait devant, lui un plus long avenir. Dévelop-
pées par le travail auquel le père Noël le forçait de
s'assujettir, excitées par les premiers élans d'une
verve qui ne demandait qu'à s'épancher, elles se ma-
nifestèrent par quelques oeuvres fugitives, où les
connaisseurs voyaient non sans raison lès germes d'un
talent réel que le temps et l'élude viendraient mûrir.
Ces succès faciles, auxquels la position particulière
d'Urbain prêtait plus de retentissement, l'animèrent
d'un bel enthousiasme ; il répondit à toutes les avan-
ces, paya sa bienvenue dans les salons qui lui furent
tout grands ouverts par des compositions ornées de
dédicaces et rapidement improvisées, et se vii fêter
partout. Avec les illusions qui naissent d'elles-mêmes
dans un coeur de vingt ans, Urbain crut tout possible
et ne vil aucune limite à sa légitime ambition. Ce
n'était qu'applaudissements quand on l'écoutai t.
L'Opéra passa dans ses rêves comme une chimère
enflammée. La question pour lui n'était pas d'y
réussir, mais seulement d'y mettre le pied. L'orgueil
I.E MUSICIEN DE RLOIS. 19

était ne avec le premier triomphe, et. la ville, charmée


de son pupille, se montrait complice de cet orgueil
dont le père Noël avait deviné les juvéniles atteintes.
Le talent, d'Urbain n'était pas, il faut bien le dire,
la seule cause de l'espèce de fascination qu'il exer-
çait sur l'esprit des habitants de Blois. 11 y avait en
lui une sorte de séduction indéfinissable à laquelle il
était bien difficile d'échapper, et qui agissait même
à son insu. Urbain acceptait celte bienveillance géné-
rale comme un fait, et cherchait à en tirer le meilleur
parti sans songer beaucoup peut-être à la mériter.
Sa seule préoccupation était alors de mettre la der-
nière main à la composition d'un album musical qui
devait être le couronnement de sa réputation nais-
sante, et, quand l'album parut, on ne parla plus à
Blois que de la vocation d'Urbain Leforl. On le citait
comme un prodige. Un soir, un enthousiaste de salon
émit la pensée de le pousser plus avant dans son art.
Fallait-il tenir un compositeur sous le boisseau? Le
maire comptait parmi les personnes qui s'étaient in-
téressées au sort de l'orphelin : il adopta celte idée
avec empressement. On décida séance tenante que la
ville payerait la pension d'Urbain au Conservatoire
de Paris.
A cette nouvelle, le père Noël fronça le sourcil ; il
avait peur de Paris. Tl prit Urbain à part :
20 LE MUSICIEN DE «LOIS.

Ecoute, lui dit-il, tu es bien jeune pour aller


«
dans une ville dont on dit beaucoup.de mal. Reste
auprès de moi. J'ai une chambre fort propre que je
ic donnerai. Avec ma place, mes leçons et une pelile
rente dont je jouis,. nous aurons assez pour deux. Tu
apprendras le contre-point mieux que là-bas, et tu
feras des fugues sous ma direction. Un jour, lu seras
organiste : c'est quelque chose. Si lu as plus de goût
pour la musique profane, eli bien! tu écriras ton
premier opéra sous mes yeux... Je m'y connais, et tu
ne le trouveras pas mal de mes avis... Plus tard, on
verra... Tu auras acquis l'habitude du travail et de so-
lides connaissances... Cela serf toujours-. Si mon idée
le va, mets ta main dans la mienne, et allons souper.»
Urbain répondit par un refus. Ce mol de Paris
avait brillé devant ses yeux comme une flamme;
l'idée de plaisir s'associait dans son esprit à l'idée de
travail, et il connaissait la sévérité du père Noël en
matière de leçons. Ce voyage, d'ailleurs, le mettait à
la porte de l'Opéra ; son rêve prenait un corps, sa
destinée allait s'accomplir. Le refus de son élève
attrista le vieil organiste, qui tenait à Urbain plus
qu'il ne le faisait paraître.
« Va donc, lui dit-il, et sois heureux ; mais, si
quelque jour lu regrettes ma chambre, reviens : ton
couvert sera bientôt mis, »
I.lî MUSICIEN llli MOIS. '> I

Ce soir-lii, le père Noël se promena longtemps sur


les bords de la-Loire. 11 avait le visage si farouche
avec ses sourcils froncés, que pas un de ses petits éco-
liers n'osa l'approcher. 11 marchait les mains enfon-
cées dans les poches de sa redingote vert-bouteille.
« Bah ! cela devait être, murmurail-il ; tête de liège,
coeur de pierre... Je l'aimais cependant !.. »
Il ne rentra qu'à minuit et ferma sa classe le len-
demain. Urbain ne témoigna pas qu'il fût louché de
l'offre du père Noël; sa jeunesse ne voyait que
triomphes dans l'avenir. Comme un jeune cheval qui
aspire l'air vif du malin, il aspirait avec une ivresse
mal déguisée.la pensée delà liberté. Avant qu'il dût
quitter Blois, on organisa une souscription pour l'as-
surer contre les chances du tirage au sort; elle pro-
duisit au delà de ce qu'il fallait : la garde-robe d'Ur-
bain fut remise à neuf, et il partit avec une petite
somme dans sa bourse. Le nom du père Noël étail en
tête de la liste, et c'était lui qui avait glissé un rouleau
de pièces blanches dans la poche du fugitif.
Le premier séjour d'Urbain à Paris dura trois ans,
après lesquels une maladie violente faillit couper
court aux sacrifices que les bonnes âmes de Blois
s'étaient imposés pour obéir aux voeux du pauvre
mercier. Urbain vainquit la mort suspendue sur-sa
tête pendant un mois; mais la convalescence fut
22 LE MUS101EK J)E BLOIS.

longue el pleine de péiùls. Les médecins conseillèrent


l'air natal. Urbain retourna donc à JUois. Tout le
monde lui fit bon accueil ; le père Noël l'embrassa en
pleurant.
« Viens, lui dit-il, ta chambre est prête. »
Cette chambre était en bon air et gaiement éclairée
par le. soleil. Urbain y respirait la vie à longs flots ;
mais sa première vigueur et sa jeunesse avaient été
comme épuisées par la maladie. La pâleur s'effaçait
lentement de son front. Au bout d'un an, il n'était
pas entièrement rétabli. Quelques mots surpris dans
un moment de malaise el d'abattement avaient fait
comprendre à l'organiste que des excès de tout genre
étaient bien pour quelque chose dans ce résultat. En
su qualité de vieux cuirassier, le père Noël ne gronda
pas ; mais il ne put s'empêcher de s'écrier :
« Que diable avais-tu besoin d'aller au Conserva-
toire »
!

Les circonstances ayant fait d'Urbain l'enfoui de


tout le monde, la ville ne se déshabitua pas de l'ai-
mer. Cet air de souffrance répandu sur toute sa per-
sonne était un motif de plus de s'intéresser à l'or-
phelin. Celte séduction qui était en lui agit de
nouveau. On le plaignit donc sans rechercher les
causes de sa langueur. Le père Noël lui-même se
sentait disposé à le gàler, lout en se disant qu'Urbain
LE MUSICIEN DE UL01S. 23

méritait de graves reproches. Un peu de. dissipation


et quelques dépenses de plus qu'il n'était besoin, ce
n'était pas ce qui le contrariait : il regardait au fond
de l'âme du jeune artiste, et de là venait son chagrin.
Ce n'est pas qu'il y vît grand mal encore, mais il n'y
voyait pas ce qu'il voulait, le ferme et persévérant
désir de racheter les années perdues par un travail
opiniâtre et la volonté de faire bien après avoir, fait
facilement. Le contraire s'y montrait, c'est-à-dire
un sentiment excessif de personnalité, la préoccu-
pation constante de l'opinion publique, un appétit
singulier, âpre, violent, de bruit et d'éloges. On
aurait dit que là seulement était pour Urbain la mar-
que du génie ; le père Noël en avait le pressentiment
et s'affligeait de dispositions que son caractère
condamnait ; mais, tout en n'épargnant pas les con-
seils et les remontrances à son élève,, il ne pouvait
se défendre de lui donner une large part de son
coeur, comme il lui donnait une large part de son
temps.
Pendant les premières semaines qui avaient suivi
son retour, Urbain avait composé un grand morceau
qu'il avait intitulé l'Agonie. Ce morceau, où ré-
gnaient une mélodie facile et un certain sentiment
de triste.sse poétique, obtint un succès d'enthou-
siasme. On l'exécuta partout. Le maire estima qu'il
24 ' LE MUSICIEN DE B'LOIS.

était frappé au coin du génie. Le père iNoël se con-


tenta de dire qu'il n'était pas mauvais.
« Ah ! s'il voulait travailler !... » ajoula-l-il.
' Celle réticence dans une telle bouche était un

éloge. Ce morceau, écrit au réveil d'une maladie qui


l'avait presque poussé au tombeau, excita l'intérêt
des femmes en faveur d'Urbain. Elles le virent au
travers d'une auréole de poésie. On en lit uncespèce
de Malfilâtre musical, un M.alfilâtre avant la mort.
Toutes les sympathies lui furent acquises, et chacun
se mit en frais dans la ville pour lui témoigner l'in-
térêt qu'on lui portait. La nonchalance d'Urbain
reçut comme un coup de fouet de ces inarques uni-
verselles de bon vouloir, et, sollicité par sa vanité,
qui voulait faire voir à quel génie la maladie avait
audacieusemenl coupé les ailes, il se mit au travail
avec une ardeur inusitée.
.
Urbain avait rapporté dans son bagage parisien
un certain poème de Sardannpale, avec lequel il se
proposait de battre en brèche les portes redoutables
de l'Opéra. 11 s'enferma pendant une semaine et ne
quitta pas le piano ; deux airs, un choeur et un duo,
tels furent- les résultats de ce grand effort,. II jugea
que c'était bien et se reposa ; puis, au lieu de pré-
senter ces différents morceaux au père Noël cl de
lui demander conseil, il lès fil exécuter chez le pré-
LE MUSICIEN DE BLOIS. To

i'et. On applaudit à outrance. L'orphelin au piano


était si pâle, il avait, de.si beaux cheveux! Comment
ne pas battre des mains et l'encourager Des salons
!

de la préfecture, les deux airs, le choeur et le duo


firent le tour de Blois, et naturellement Urbain les
suivait. De là venaient ces nombreuses invitations
qui mettaient le père Noël si fort en colère. On sait
comment un beau matin il prit subitement la déter-
mination d'y couper court. Huit jours après le dé-
jeuner auquel Madeleine avait assisté, le père Noël
déménagea, emmenant avec lui Urbain. "
« A la campagne, les distractions ne lui viendront
pas de tous côtés, » disait-il. .
'

Bientôt après, la mère Dèru lui. confia, sa fille pour


le temps des vendanges; et le père Noël installa bra-
vement son élève et sa pupille dans deux chambres
que la sienne séparait.
« Tu as une jolie voix, lu.chanteras, disait-il à
Madeleine; Urbain est paresseux, il travaillera, repre-
nait-il, et le grand air vous fera du bien à tous deux. »
Si à Blois les relations des deux jeunes gens n'al-
laient pas au delà de quelques rencontres aï de courts
entretiens, à la campagne il en fut bien vile auli e-
ment. On se retrouvait à toute heure, on avait mille
occasions de se promener ensemble, et il faut ajou-
ter qu'on ne les fuyait pas* Madeleine, qui connais»
803 2
2« le musicien; de m,ois.
sait l'histoire-d'Urbain, s'intéressait à ce pauvre
jeune homme sitôt frappé par l'adversité; pour son
coeur tendre et ouvert au senlimenl de la compas?-
sion, il avait le prestige du malheur. Elle le savait
seul au monde ; dans l'occasion, elle le protégeait
avec des grâces de soeur aînée. Maintenant qu'elle le
voyait dans une intimité de tous les jours, ce besoin
de protection, qui lui était naturel, prenait des pro-
portions plus nettes et des allures plus franches. 11
faut dire en outre que le visage d'Urbain avait une
expression maladive qui touchait Madeleine. 11 n'a-
vait pas besoin de parler : son air de souffrance par-
lait pour lui. S'il toussait, elle le grondait. S'ils fai-
saient quelque course ensemble, elle avait toujours
sous la main un vêtement chaud pour le couvrir au
moment où vient le soir. Le front charmant d'Urbain,
tout entouré de longues boucles de cheveux, ne nui-
sait pas à celle sympathie. Le père Noël, qui avait
fait sauter Madeleine sur ses genoux, ne s'élail pas
aperçu que la petite fille avait grandi peu à peu. 11 la
laissait donc courir seule par les champs, ne remar-
quant pas encore que Madeleine avait dix-huit ans et
de beaux yeux. Seulement, quand il la voyait sortir
avec son élève :
« Eh ! petite, criait-il, tu devrais bien dire à Urbain
de travailler. »
LE MUSICIEN DE BLtMS. i'i
Un jour que Madeleine élail près des cuves dans
lesquelles les vendangeurs vident-leurs paniers, elle
vil Urbain porter un mouchoir à ses lèvres après un
accès de toux et le retirer légèrement taché de quel-
ques filets rouges.
« Qu'est-ce? » s'-écria-t-elle.
A son insu, Urbain avait certains côtés féminins
dans le caractère-; il mettait de la coquetterie dans
la souffrance et trouvait un charme singulier à se
faire plaindre.
« Ce n'est rien, dit-il avec un regard et une voix
qui contredisaient ses paroles; cela m'arrive souvent.
J'ai la poitrine en feu. »
Le visage de Madeleine devint tout pâle.
« Ah!,mon Dieu, dit-elle, et vous n'en parlez pas!
— Pourquoi faire? » répondit Urbain en souriant.
Urbain avait connu à Paris quelques jeunes artistes
qui jouaient l'indifférence et la résignation, comme à
une autre époque on avait joué l'ironie et le déses-
poir. Ainsi qu'il avait adopté leurs gilets, il avait
adopté leurs sentiments : c'était affaire de mode. Ma-
deleine s'y trompa. Tant de jeunesse unie à si peu
d'espoir la bouleversa ; elle se sauva en courant, pour
ne rien laisser voir de son trouble. Les larmes la suf-
foquaient. Vers le soir, elle entra furtivement dans
l'église du village; elle portait à la main un gros
28 LE MUSICIEN DE-M.01S.

bouquet de Heurs des champs et semblait craindre


d'être aperçue. 11 n'y avait dans l'église que deux
bonnes vieilles femmes qui ne la connaissaient pas.
Elle se glissa vers une chapelle consacrée à la Vierge,
et se mit à genoux après avoir couvert de ses fleurs
les pieds de la sainte image. Elle voulut ouvrir la
bouche pour .prier ; elle éclata en sanglots. Tout ce
qu'elle put faire, ce fut de prononcer le nom d'Ur-
bain. Elle restaabîmée dans sa douleur jusqu'à la
nuit. Quand elle sortit, l'obscurité était déjà pro-
fonde. A partir de ce soir-là, elle aima Urbain de
toutes les forces de son coeur.
Le lendemain au point du jour, elle chercha le
père Noël pour le quereller au sujet d'Urbain. Au
premier mot qu'elle dit, il haussa les épaules.
« Laisse-moi donc tranquille, s'écria-t-il, Urbain
vivra cent ans !
Mais ce sang? reprit Madeleine.

Qu'il laisse là les cigares, qu'il se couche de

bonne heure, et dans huit jours il n'y paraîtra plus.
Tu ne sais donc pas qu'il fume comme un Turc, ton
malade?»
Ce que le père Noël n'ajoutait pas, c'est que la
veille Urbain, entraîné par des musiciens et des chan-
teurs qu'on avait engagés pour un concert dans un
château voisin, avait passé la nuit chez un traiteur
LE MUSICIEN BE BLOÏS. -20
de Blois. Ces sortes d'excès lui étaient familiers et
n'avaient pas peu contribué, avec un notable contin-
gent de bals masqués, à déranger sa santé pendant
son séjour à Paris. Mais le coup était porté, et l'iro-
nique insouciance et les demi-révélations du père
Noël n'y purent rien : Madeleine aimait.
Urbain fut quelque temps sans s'apercevoir de cet
amour. Malgré une sorte de rouerie qu'il avait rap-
portée du Conservatoire, où tout son temps n'appar-
tenait pas à la musique, il ne pénétra pas du premier
coup dans ce coeur tout imprégné de tendresse et de
chasteté. L'absence complète de coquetterie, qui était
l'un des caractères de cette charmante nature, fut
précisément ce qui trompa Urbain. 11 ne voyait
rien, parce qu'on ne lui cachait rien. Le père Noël
partageait cet aveuglement, mais par une autre
cause : est-ce que l'amour et une petite fille comme
Madeleine pouvaient avoir rien de commun en-
semble ?
Il fallut bien cependant que le musicien ouvrit les
yeux. Un soir qu'il revenait d'une longue course, le
visage tout en sueur, Madeleine se dépouilla vivement
d'un petit châle qu'elle avait et le lui jeta sur les
épaules.
« Pourquoi ce châle? dit Urbain en faisant mine
de l'ôler.
50 ,
LE MUSICIEN -DE BLOIS.

Mais, dit Madeleine, il fait froid ce soir ; vous



pourriez vous enrhumer, tomber malade... »
Sa voix tremblait. Urbain la régarda.
« Eh bien, dit-il de cet air où le dédain se mêlait à
la résignation, qu'est-ce que cela fait?
— El moi donc! vous ne pensez pas à moi! » s'é-
cria Madeleine, dont les yeux parurent subitement
tout humides.
Rien ne touche plus que l'expression d'un amour
attentif et dévoué, bon et vigilant. Le coeur d'Urbain
s'attendrit comme une cire à la chaleur pénétrante
et douce de cet amour. 11 rendit un peu de ce qu'on
lui donnait, pas trop peut-être, mais plus qu'il n'a-
vait jamais fait. Les études qu'il avait commencées à
Paris ne lui avaient malheureusement pas inspiré une
grande délicatesse • mais, quand il voulut pousser les
choses plus loin, Madeleine l'arrêta tranquillement,
car il n'était pas dans sa nature de se fâcher.
« Votre amie toujours, dit-elle : votre femme s'il
plaît à Dieu... Rien de plus. »
Cela. fut dit de façon à ne plus permettre de nou-
velles tentatives; Urbain.s'y résigna, non sans un
certain élonnement, et traita dès lors la pupille de
l'organiste comme elle le désirait. 11 souriait seule-
ment au souvenir du Conservatoire.
L'attrait qu'éprouvait Urbain pour Madeleine s'ac-
LE MUSICIEN DE BLOIS. 31

crut bientôt de la connaissance, qu'il eut de ce qu'elle


valait. Et puis il faut ajouter que la fille de madame
Béru avait bien en dot cinquante bonnes mille livres
qui lui venaient d'une lante. Or ce n'était pas une
somme à dédaigner. La mère Béru avait en propre
un peu de bien, et ajouterait certainement quelque
cliose à celte dot. Avec cela, on pouvait aller à Paris
et y tenter fortune. La réputation et la popularité du
jeune musicien, si grandes qu'elles fussent à Blois,
n'allaient pas jusqu'à lui faire trouver des héritières.
De ce côté-là, il n'y avait nul espoir à conserver. On
applaudissait Urbain, on le bourrait de petits gâ-
teaux, on l'accablait de compliments, il n'était pas
de bonnes réunions sans lui ; mais c'était tout, et, les
portes closes, on n'y pensait.plus. Cette dot de cin-
quante mille francs était un présent du ciel qui de-
vait l'aider à faire son chemin dans le monde. Urbain
y songea, et s'habitua à penser que Madeleine serait
un jour sa femme.
Une certaine naïveté parut dans celte résolution,
à laquelle il ne se laissa pas aller sans combats. A
son sens, il donnerait, .en se donnant, plus qu'il ne
recevrait. Qu'était-ce qu'une somme de quelque vingt
mille écus en présence de sa réputation et de l'im-
portance du rôle qu'il jouait à Blois? En retour de
cette aisance momentanée, il promettait dans l'ave-
52 LE MUSICIEN DE IÎL01S.

frïr une existence faite de rayons et d'étoiles. 11 n'a-


vait qu'à attendre, et, le lendemain du jour où Sarda-
napale serait représenté, les dots lui arriveraient par
douzaines ; mais il devait bien ce sacrifice à l'amour
de Madeleine : un mélange singulier d'égoïsme et
d'attendrissement, de calcul et; d'émotion, d'élan et
de personnalité, se fit voir quand il accepta la pa-
role qu'elle lui offrait. Il était un peu comme un
grand seigneur épris qui tend la main et fait mon-
ter jusqu'à lui une personne d'une condition infé-
rieure. '
La saison des vendanges étant finie, on revint à
Mois. Le père Noël ne savait rien encore. Absorbé
qu'il était par l'étude amoureuse des vieux maîtres
et certaines contemplations dont il avait contracté
l'habitude dans l'isolement, peut-être n'eûl-il jamais
rien deviné, si Madeleine ne lui avait pas tout avoué.
C'était un matin qu'elle avait le coeur gros, et l'on
peut ajouter qu'elle l'avait eu ainsi dès les premiers
jours., La'fête d'Urbain était arrivée la veille ; Made-
leine n'avait pas manqué de lui envoyer un gros bou-
quet noué par un ruban qu'elle portait au cou, et
que son ami lui avait demandé. Le lendemain, sai-
sissant au hasard un prétexte, elle courut chez son
tuteur pour voir Urbain. Urbain n'y était pas; le bou-
quet était par terre dans la chambre, et le ruban
LE MUSICIEN DE BLOIS. 53

traînait sur un meuble. Madeleine, tout essoufflée,


resta sur la porte. Le père Noël la surprit.
« Qu'est-ce? dit-il.
— C'est mon bouquet, dit Madeleine.

Eh bien?
Et le ruban ! il ne l'a pas même emporté...

!— Qu'est-ce que ça te fait?

— Comment, ce que ça me fait!... Mais si j'avais


quelque chose de lui, moi, est-ce que je le quitterais
jamais? »
Cela dit, Madeleine rougit jusqu'à la racine des
cheveux. Le père Noël la prit par les épaules :
« Çà dit-il, est-ce que par hasard... ?
!

— Eh bien, oui, répondit Madeleine ;


c'est depuis
les vendanges, au temps où il toussait, vous savez? »
Le père Noël ne fut que médiocrement satisfait de
cette confidence. Depuis que son élève vivait dans
son intimité, il avait pénétré ce caractère dans sa
plus secrète profondeur avec une finesse que bien
des gens, qui le voyaient silencieux ne lui suppo-
,
saient pas. Madeleine s'assit en face de lui et raconta
tout. Le père Noël se frappa le front.
.
« Ah dit-il, que n'as-tu parlé plus tôt !
!

— Qu'auriez-vous donc fait, père Noël?

— J'aurais mis cent lieues entre vous !

El les chemins de fer? » dit Madeleine en riant.



2.
Si LE MUSICIEN DE BLOIS.

Dès ce moment, le père Noël trembla pour ]; ave-


nir de sa pupille ; mais ses conseils et ses remon-
trances ne purent rien contre un mal qui avait jeté
des racines déjà trop vigoureuses.
La dissimulation était une des choses qui répu-
gnaient le plus à Madeleine. Un moment de franchise
l'avait dégagée de la contrainte qu'elle éprouvait au-
près du père Noël; vis-à-vis de la mère Béru, son
embarras continuait. Un soir qu'elle -était rêveuse
au coin du feu, les mains sur ses genoux, l'esprit
perdu dans-les chimères, et la tête inclinée sur
la poitrine, sa mère la prit brusquement par le
menton.
.
« Voyons ! qu'as-tu ? lui dit-elle ; tu as les yeux
rouges, et voilà trois fois que je t'appelle sans que
lu répondes. »
Le coeur de Madeleine déborda comme un vase
trop plein.
« J'ai, dit-elle, que je pense à Urbain Leforl, et
que je songe à l'épouser. »
Madame Béru laissa tomber l'écheveau de laine
qu'elle dévidait.
« C'est donc pour ça, reprit-elle, que lu chantes
soir et malin ces romances qu'il a faites ?
— Oui, manière.
—' Chante donc, mais ne l'épouse pas. »
LE MUSICIEN DE BLOIS. 55
Madeleine s'approcha de sa mère et lui passa les
bras autour du cou.
« Ne vous fâchez pas, poursuivit-elle; pourquoi
ne me permeltriez-vous pas d'épouser un brave gar-
çon qui a du talent et qui me rend tout l'amour que
j'ai pour lui? »
La mère prit sa fille par les épaules et la regarda
dans les yeux.
« Es-tu folle? dit-elle. Du talent, tant que tu vou-
dras; à quoi cela sert-il? Cent écus vaudraient
mieux. Il ferait beau voir la fille de Louis de Béru
épouser un média» l petit musicien qui n'a pas un
sou vaillant! »
La mère Béru ramassa son écheveau de laine en
grondant ;
« Mademoiselle de Béru mariée à M. Urbain
Lefort! répétait-elle; il faut que tu aies perdu l'es-
.
prit... Et tu t'imagines que je consentirai à une telle
mésalliance? »
Madeleine resta immobile devant sa mère, sans
plus parler. Le premier coup était porté : il ne fal-
lait pas insister davantage.
LE MUSICIEN DE P.LOIS.

III

Pour bien comprendre le sens de ce que la mère


Béru avait répondu à sa fille, il est bon de dire que
Juliette Badenier, surnommée la Biche dans sa pre-
mière jeunesse à cause de la vivacité de ses allures,
fille de maraîchers, et blanchisseuse jusqu'à l'âge de
vingt ans, avait épousé M. Louis de Béru, -au grand
scandale de là ville de Blois, qui rompit soudain avec
le mari à cause de la femme. M. de Béru, officiel'
d'artillerie jusqu'à trente-huit ans et d'une famille
considérable du département, s'était épris, durant un
congé de semestre, d'une passion folle pour la Biche,
qui repassait son linge.- La Biche se fil un bouclier
de sa vertu, et, attisant la passion du capitaine par sa
résistance et un manège habile de larmes, de trans-
ports et de coquetteries, elle l'amena par de longs
circuits à demander sa main. M. de Béru ne tarda
pas à reconnaître la faute qu'il avait faite; sa femme
n'avait pour elle que sa jeunesse et sa jolie figure. Il
envoya sa démission, se relira dans une maison de
campagne aux portes de la ville, et ne vécut plus que
pour sa fille , à laquelle il donna une éducation so-
LE MUSICIEN DE IÏLOIP. 57

lide el simple. Juliette, qui avait pris de l'embonpoint


en avançant en âge, ne pardonna jamais à son mari
de ne l'avoir pas introduite dans le monde qui la re-
poussait, et lui fit un crime delà solitude où, disait-
elle, il enterrait sa beauté. M. de Béru ne se plai-
gnit jamais et ne lui reprocha rien. La première
sottise venant de lui, il endura tout ; mais, timide à
l'excès et rendu plus sauvage encore par le sentiment
de sa situation fausse, il refoula en lui-même ses
chagrins de tous les jours et communiqua à Made-
leine, qui tenait tout de son père, l'habitude du re-
cueillement el des méditations intérieures.
Au moment de mourir, il appela près de lui le
père Noël, avec lequel il s'était lié d'amitié par de
xeiiaines affinités de caractère et par la commu-
nauté de leur ancienne profession. 11 lui prit la
main, el, lui montrant Madeleine, qui avait alors
quinze ans :
« Je vous la confie, » dit-il.
C'était assez pour le père Noël. La veuve du capi-
taine d'artillerie avait depuis longlemps abdiqué
toute prétention à la coquetterie, el, grasse, ronde,
haute en couleur, tracassière et remuante, elle fure-
tait sans relâche dans la maison, courant comme une
caille de la cuisine au potager. La Biche des anciens
jours, renommée pour sa danse et la franchise un
58 LE MUSICIEN DE BLOIS.

peu gauloise de ses reparties, n'était plus que la


mère Bérii. On avait supprimé.la particule, et c'était
encore un reproche qu'elle faisait à la mémoire de
son mari, qui, disait-elle, n'avait pas su la mainte-
nir à son rang.
La famille du capitaine, qui n'avait jamais voulu
de rapprochement entre elle et Juliette Badenier du
vivant de son mari, ne se souvint pas de Juliette
quand elle fut veuve. Plus tard,, un hasard mit en
contact une soeur de M. de Béru et Madeleine. L'en-
fant plut à sa tante par une certaine manière de
parler, un regard et une expression dans le sourire
qui rappelaient son père. De là vint ce legs de cin-
quante mille francs qui devait entrer dans la dot de
Madeleine. Le père Noël, qui fréquentait assidûment
la maison, était la seule personne avec laquelle la
jeune fille fût en communion de pensées et de senti-
ments. Elle avait reporté sur lui une partie de la
tendresse dont elle entourait son père, et se laissait
volontiers guider par ses conseils. 11 fut donc et na-
turellement le premier confident de la secousse vio-
lente qu'elle avait éprouvée de sa rencontre avec
Urbain.
Si surprise qu'elle fût, à quelque temps de là, par
la réplique de sa mère, Madeleine aimait trop sincè-
rement Urbain pour ne pas faire de nouvelles tenta-
LE MUSICIEN-DE BLOIS. 5fl

tives ; mais elle rencontra la môme résistance. Quand


la singulière vanité que la mère Béru lirait de son
nom s'effaçait par intervalles, Madeleine trouvait un
obstacle, plus difficile dans une parcimonie impla-
cable qui était l'âme de la maison.
« Beau parti! disait la mère, ton amoureux n'a ni
sou ni mailles. »
Ce dernier mot mettait fin à la conversation. Ma-
deleine savait par expérience que, si elle avait essayé
de répondre, la mère Béru, qui manquait de pa-
tience, lui aurait bientôt, fait voir qu'elle avait con-
servé de son ancien état le geste vif et la main leste.
Les choses en étaient là lorsqu'un matin le père
Noël annonça à Madeleine que le conseil municipal
de. la ville avait volé des fonds pour l'établissement,
d'une école communale de musique, et qu'il avait
tout espoir de faire obtenir à Urbain la direction de
cetle école. Le coeur de Madeleine battit à ces mots ;
elle s'arrangea pour voir Urbain dans la journée.
« Je sais, dit l'élève du père Noël, on m'a parlé de
cette place... rien ne sera décidé avant ce soir. »
Madeleine réfléchit une seconde.
« Alors il faut que je vous voie ce soir, reprit-
elle.
—- C'est que je dîne en ville, chez madame de
Boisgard.
iti LE MUSICIEN DE HLOIS.

Ce sera donc après votre, diner, sur le Mail ; je



vous attendrai... Dieu .sait avec quelle impatience ! »
Le soir même, au moment où l'horloge de l'église
de Saint-Nicolas sonnait neuf coups, Madeleine sortit
à pas furtifs du jardin de la mère Bér'u et prit sa
course du côté du Mail.
On était alors au mois de mars ; un vent humide et
bas faisait trembler les branches dépouillées des
tilleuls et ridait la surface du. fleuve. Madeleine se
cacha sous les arbres et prêta l'oreille. On n'enten-
dait pas d'autre bruit que le clapotement de la Loire,
qui se brisait contre les piles du pont. La jeune tille
ramena les plis de-sa mante autour de ses épaules et
fit quelques pas en frissonnant. Une ombre épaisse
l'entourait; elle avait presque-peur. 11 lui sembla
enfin qu'on marchait du côté du pont. Elle pencha la
tête pour mieux voir et aperçut quelqu'un qui s'avan-
çait à grands pas.
« C'est Urbain! » dit Madeleine. Et, sortant du cou-
vert des arbres, elle s'élança au-devant de lui.
« Eh bien? dit-elle quand elle eut pris le bras
d'Urbain avec un mouvement plein de tendresse et
de vivacité.
— Eh bien, on m'a fort applaudi, et j'ai reçu
mille compliments, répondit Urbain.
— Tant mieux, poursuivit Madeleine avec une
LE MUSICIEN DE BLOIS. «
légère nuance d'impatience; mais cette place dont le
pèrcNoël m'a parlé ? Voilà la grande affaire ! »
Urbain parut embarrassé.
« Ah! cette place! fit-il, j'ai beaucoup réfléchi ;
elle n'est pas si avantageuse que je le croyais. 11 ne
s'agit que de dix-huit cents francs... Qu'est-ce que
cela ?
— C'est le pain de tous les joui's. »
Urbain haussa les épaules.
« Oh ! le pain ! Vous imaginez-vous que j'en man-
querai jamais ? Un jeune homme qui était chez ma-
dame de Boisgard m'a dit qu'il suffisait de vouloir
pour faire fortune à Paris/ Paris! vous ne savez pas
ce que c'est que Paris !
— Paris est bien loin, et la place est bien près !
»
murmura Madeleine.
Urbain réprima un gesle-de mauvaise humeur.
« Que vous fait cette place, reprit-il, et que vous
importe que je l'aie ou que je ne l'aie pas? Elle n'est
pas déjà si merveilleuse !
Ce ne sont pas les appointements que j'y vois,

mais le moyen d'amener ma mère tout doucement à
consentir à nos projets. Et ces projets ne sont-ils pas
les plus chers désirs de nos coeurs ? ;» '"
La voix de Madeleine était dévenue caressante ;
elle se serra contre Urbain comme pour lui demander
m LE MUSICIEN DE BLOIS.

aide et protection, mais quelque chose d'inexpli-


cable était entre eux qui les gênait. 11 semblait que
leurs pensées ne fussent pas à l'unisson. Le coeur de
Madeleine battait sous son fichu.
« Sans doute, reprit Urbain avec une certaine
lenteur, et j'y pense toujours comme vous, Made-
leine; mais n'est-il pas singulier que votre mère soit
plus sensible aux avantages d'un misérable emploi
qu'à toutes les chances de succès que m'offre l'avenir?
Klle changerait peut-être d'avis si elle me voyait chez
madame de Boisgard.
— Klle n'y va pas, dit Madeleine doucement.
.—-
Je le sais; madame de Boisgard ne reçoit que la
société la plus aristocratique de Blois, répondit Ur-
bain avec une féroce naïveté. Après l'exécution de ce
grand morceau que j'ai intitulé Pensée du soir,
c'était à qui me féliciterait; l'un en trouvait la fac-
ture fort originale, un autre eh vantait la mélodie :
j'aurais voulu que vous fussiez là pour tout entendre.
— Ah! vous l'auriez voulu? dit Madeleine avec
l'accent du doute.
— Vous ne le croyez pas? cependant j'ai bien
pensé à vous dans ce moment-là.
— Bien vrai ? s'écria Madeleine avec un mouvement
de joie.
— Kst-ce que je ne -rapporte pas à vous tout ce
LE MUSICIEN DE BU1IS. 45

qui m'arrive? l\"êles-vous pas l'unique el cher mobile


de toutes mes actions?
Si cela est, reprit-elle en croisant ses deux pe-

tites mains sur le bras du musicien, pourquoi ne
vous résignez-vous pas à être heureux tranquil-
lement? »
Si l'ombre avait été moins opaque sur le Mail,
Madeleine eût pu voir les sourcils d'Urbain se rap-
procher.
« Mais, reprit-il avec une sorte de- violence,
voulez-vous donc que je renonce à une carrière où
tout me promet gloire el fortune? Voyez quelles
ovations m'accueillent et quelles protections m'ont
assurées mes premiers efforts Je sais que les
!

commencements sont quelquefois difficiles ; de


chaudes el sincères amitiés amoindriront ces ob-
stacles que je surmonterai, n'en doutez pas. La
,
lutte vous fait-elle peur? et, quand tout le monde
croit à cette vocation, dont je neveux plus combattre
les irrésistibles entraînements, êles-vous la seule à
hésiter? »
' Urbain marchait avec une extrême agitation et
frappait la terre du pied.
« Craignez-vous de vous associer à mon sort?
reprit-il tout à coup.
— Quel qu'il soit, je le partagerai, vous le sa-
H LE MUSICIEN DE BLOIS.

vez bien, » dit Madeleine d'une voix émue et ferme.'


L'expression de cet amour humble et dévoué qui
s'abandonnait tout entier ne parut pas loucher beau-
coup Urbain. 11 allait devant lui le regard perdu dans
l'espace et s1 écoutant penser. Au bout du Mail il «la
son chapeau et exposa son front à la brise qui.souf-
flait.
« J'ai comme la fièvre, dit-il ; une sorte d'ivrersc
s'est emparée de moi au bruit de toutes ces mains
qui battaient. Tous les regards me cherchaient, ho
vieux père Noël me crie sans cesse qu'il faut me
méfier de toutes ces louanges, qu'elles sont fausses
pour la plupart ; quelque chose me dit là qu'on ne
mentait pas. Est-ce que ma prôsencedans ces salons
où l'on n'admet que la noblesse du pays n'est pas
déjà une preuve de ce que je suis et de ce que je
vaux? Vous êtes une créature bonne et dévouée, Ma-
deleine ; si vous étiez dégagée de l'influence de votre
mère, vous me comprendriez. Une parcelle de cet
enthousiasme qui me dévore passerait dans vos
veines.
Vous me le dites, et je vous crois. La pensée que

vous avez du talent ne peut rien ajouter à ce que
j'éprouve là, dit Madeleine en appuyant la main sur
son coeur. Vous ne seriez rien, que je vous appartien-
drais louf de même. A présent, dites-moi, qu'avez-
LE MUSICIEN CE BL01S. 4o

vous décidé chez madame de Boisgard ? Le préiel y


était-il? Pouvez-vous compter sur sou appui?
— Le concert aura lieu dans quinze jours. On n'exé-
cutera que des morceaux de ma composition ; tous
les billets sont pris. Avec le produit, qui sera consi-
dérable, je ferai graver cet album de symphonies,
dont la dernière a été achevée le jour de votre nais-
sance. Plus, tard je me rendrai à Paris, et les lettres
de recommandation qu'on m'a promises m'ouvriront
les portes des meilleurs salons. Madame de Boisgard
a une soeur qui demeure au faubourg Saint-Germain
et qui me mettra en relation avec les personnages les
plus influents. »
Urbain et Madeleine restèrent quelque temps sur
le Mail. Penchée au bras de celui qu'elle s'était donné
pour maître, Madeleine l'écoulait avec un mélange
d'inquiétude et de ravissement. Le charme qui se
dégage toujours de la présence de la personne qu'on
aime agit bientôt sur elle ; à mesure qu'Urbain par-
lait, elle sentait se dissiper ses craintes. 11 montrait à
la fois tant d'abandon et de chaleur dans ses épan-
chements, il était si plein de fougue et de confiance,
il avait si bien su, rien que par la force de sa jeu-
nesse et de son inspiration, se créer desappuis dans
la ville, il lui semblait si beau à demi éclairé par un
rayon tremblant de la lune, qu'il y avait presque de
iG 1,15 MUSICIEN DE DUHS.
la cruaulé à combattre son clan. Madeleine avait en-
tendu parler de ces fi ères vocations dont la voix im-
périeuse est accoutumée à commander. Urbain était
peut-être un de ces tristes et glorieux élus, appelés
d'en baul à tous les triomphes et à toutes les douleurs.
Ce qu'il avait fait déjà ne témoignait-il pas en fa-
veur de ce qu'il pourrait faire un jour, lorsque sans
entrave il marcherait vers son but? Pourquoi ne
réussirait-il pas '.'Dans un autre ordre d'idées, avait-
elle bien le droit d'user de son influence pour l'ar-
rêter? N'était-ce pas par la tendresse et la soumission
que la femme se montrait forte? Madeleine inclina
doucement sa tête sur l'épaule d'Urbain.
« Au moins m'aimerez-vous toujours? » murmura-
l-elle.
La cloche sonna de nouveau. Urbain compta dix
coups.
«Ah! dit-il. ou m'attend chez le receveur général.
J'y cours !
Encore un mol ! dit Madeleine en le retenant

par le bras.
— Est-ce possible? reprit Urbain; mademoiselle
de Clôry chante ma barcarolle, et M. de Cléry doit
me présenter à un journaliste de Paris. »
Urbain appuya ses lèvres sur -le front de Made-
leine, puis se mit à courir. Madeleine le suivit des
1,13 MUSICIEN' DE BL01S. .',7

yeux aussi longtemps qu'elle put le voir. Quand il


eut disparu, elle quitta le Mail et se dirigea lente-
ment vers la petite maison du quai. A présent qu'elle
n'entendait plus la voix d'Urbain, l'inquiétude la re-
prenait. A celte inquiétude se mêlait un sentiment
indéfinissable qui la l'aisait souffrir. Tenait-elle dans
son coeur la même place qu'il tenait dans le sien ?
Une voix .douloureuse lui criait que non. Elle s'ef-
forçait de ne pas l'écouter et s'accusait de n'être pas
heureuse des succès d'Urbain. Une humble fille
comme elle pouvait-elle comprendre ce qui se pas-
sait dans celte âme de feu? Madeleine ne savait que
prier, travailler, aimer. Urbain avait du talent.
Elle s'approcha du pont et regarda la rivière cou-
ler. Le silence était profond, la nuit froide et trans-
parente. Elle se pencha sur le parapet pour voir la
lune qui brillait dans l'eau. Un bruit de chants à
demi voilés qui venait d'un cabaret dont les' vitres
rouges étincelaienl de l'autre côté de la Loire altira
son attention. Elle s'arrêta pour écouter cl se sentit
gagnée par une invincible Irislesse. Comme elle était
immobile et tout entière plongée dans celle rêverie,
une main s'appuya sur" son épaule. Madeleine tres-
saillit et se retourna vivement.
« Ah! vous m'avez fait peur, père Noël !
» dit-elle
en s'efforçant de sourire.
48 LE MUSICIEN DE ULOIS.

Le père Noël tourna le visage de Madeleine en


plein du côté de la lune.
« Tu pleures !... Tu pensais à Urbain'.' » dit-il.
Madeleine rougit très-fort.
:

« Moi ! dit - elle avec un rire aigu ; puis, chan-


geant de ton : Eh bien c'est vrai... »
!

Le père Noël passa le bras de Madeleine sous le


sien.
« J'arrive de chez loi, où je voulais te parler de
celle place qu'on offre à Urbain ; la mère Béru m'a
dit que tu dormais... Je n'en ai rien cru, ayant ren-
contré Urbain qui courait comme un lièvre, et c'est
pourquoi-je le cherchais. Je n'aime pas ces prome-
nades nocturnes..
•—
Olr! c'est la première...
Bon ! ce sera la dernière aussi, promets-le-moi.

A présent essuie les yeux el dis-moi ce qu'il y a.

— N'allez pas croire au moins que ce pauvre gar-


çon m'ait fait de la peine, répondit Madeleine vive'
ment. Je pleurais sans savoir pourquoi. »
Le père Noël hocha la tête.
« Je n'aime pas des larmes qui coulent sûr desjoues
de vingt ans. Autrefois tu étais comme une fauvette,
el c'était plaisir de le voir; màis$ depuis les vendanges
de l'an dernier, bonsoir... Ça te tient donc toujours,
ce bel amour ? .
LE MUSICIEN DE BLOIS. .i<J

— Ou n'est pas maître de ces choses-là !

Tant pis ! Entre nous, mon ami Urbain Leiorl



n'est pas le mari que j'aurais choisi. Où donc allait-il
avec son bel habit noir ?
— Il allait en soirée chez le receveur général.
— Toujours des soirées!... Et il t'a laissée là? Ah!
le travail et toi, ma petite, vous n'êtes pas seuls à
remplir son coeur!
— Pourvu que la place que j'y occupe ne me soit
pas disputée, je m'en contenterai, dit Madeleine
humblement.
— Ainsi, c'est bien décidé, tu veux l'épouser?
— Oui.
— Et la mère Béni, qui te croit couchée et bien
endormie, est-elle du même avis ?
Oh ! ma mère ne pense pas tout à l'ait
— comme
moi sur ce chapitre!... II faudra bien cependant
qu'elle se rende.
Ma loi, ça te regarde.

— Mais non! c'est bien plutôt sur vous que je
compte pour obtenir son consentement.
— Sur moi? merci : lu feras la commission toi*
même !
Oh ! si je vous en priais bien fort, aitriez-vous

le coeur de me refuser ?
— Parfaitement;
503 5
50 LE MUSICIEN DE UL01S.

— En êles-vous bien sûr? reprit Madeleine en por-


tant à ses lèvres la main du père Noël.
11 est clair que, si lu le voulais absolument...

Mais ce sera, mignonne, la plus grande preuve d'a-
mitié que je l'aurai jamais donnée. Aussi ne me
demande plus rien après !... »
Le père Noël et Madeleine marchaient le long du
quai à petits pas. Mille choses se pressaient sur les
lèvres du vieillard, qui n'osait pas les dire ; mille
choses sur celles de Madeleine, qui n'osait pas les
demander.. Enfin le père Noël prit les mains de Made-
leine entre les siennes :
« Tu es ma pupille, donc lu es mon enfant. As-lu
bien réfléchi? vois-lu bien clair dans le coeur d'Ur-
bain ?» "
.
Les lèvres de Madeleine tremblèrent un peu.
« Je sais ce que vous voulez dire; n'ajoutez pas un
mol. Ne faut-il pas que quelqu'un qui soit tout à lui
reste à son côté ? »
Le père Noël entoura Madeleine de ses bras.
« Je te comprends à mon tour, dit-il ; fais donc
ce que tu voudras. Les bonnes âmes se doivent peut-
être à ces coeurs faibles. Jusqu'où tomberaient-ils,
si on ne les aimait pas? Faibles ils sont, mauvais ils
deviennent.
— Ah !
vous êtes dur ! dit Madeleine, qui'frissonna
LE MUSICIEN DE ISL01S. SI

malgré elle; il est impossible que vous ayez de lui


une telle opinion...
— Eh! l'opinion que j'ai de lui, personne ne la
connaît... C'est inexplicable, et je ne vois pas clair
en moi. Urbaiu-a du talent, mais qu'est-ce que cela
prouve? On peut faire bien des sottises et même plus
que cela avec du talent!... Je voudrais voir en lui
quelque cho. e qui n'y est pas : une solidité, une me-
sure, une persévérance sans lesquelles ses meilleures
0
qualités tourneront contre lui. Pardieu que tu te
!

sois laissée prendre à sa bonne mine, à sa jeunesse,


à un je ne sais quoi qui plaît en lui, ce n'est pas ce
qui m'étonne ; mais auras-tu bien la force de le gui-
der?... C'est là ce qui m'effraye pour toi, pour lui,
car tu sais bien que je l'aime ; cependant je m'en
veux de l'aimer ainsi, et je lui en veux de te faire
pleurer.
Eh bien, continua Madeleine d'une voix per-

suasive, donnez-le-moi, et je m'efforcerai de le ren-
dre si heureux, que vous n'aurez plus la force d'en
vouloir à personne, ni à vous, ni à lui.
Soit ! » répondit le père Noël.

Le lendemain de bonne heure, le vieillard se ren-
dit chez madame Béru et entama vigoureusement
l'entretien. Dès les premiers mots, la veuve du capi-
taine d'artillerie poussa les hauts cris. Que le père
52 LE MUSICIEN DE liiOIS.
,
Noël tint à marier son élève, cela se comprenait;
mais qu'elle consentît à donner sa fille à un pauvre
diable qui n'avait rien, c'était à quoi il ne fallait pas
songer. Cette opposition et les termes dans lesquels
elle s'exprima irritèrent le père Noël. Par un de ces
retours de coeur inexplicables, il se sentit blessé dans
son for intérieur de ce qu'on fit si peu de cas d'un
jeune homme qu'il avait élevé. 11 s'échauffa et plaida
la cause d'Urbain avec plus d'entrain que Madeleine
n'aurait pu l'espérer. A bout d'éloquence et d'argu-
ments, le père Noël se dressa tout à coup :
« Çà dit-il, si Urbain avait des rentes?
!

— Quoi! dit la mère Béru, qui devint pourpre


comme au temps où elle dansait, le vieux mercier
avait donc une sacoche quand il est mort?
— Il ne s'agit pas du pauvre homme, mais d'un
autre qui vous parle. On est organiste, c'est vrai, et
on vil dans un grenier ; maisi on a quelque part de
bons-gros sous qui ne doivent rien à personne, et on.
n'a pas d'héritier, madame Béru? »
ha question ainsi posée fut bientôt résolue ; on dé-
cida que le père Noël assurerait cinquante mille
francs à Madeleine à l'insu des deux jeunes gens.
Madame Béru serait chargée d'en servir la rente, et
ce serait comme un cadeau qu'elle consentirait à faire,
sur son propre fon ds.
e,
I.E MUSICIEN DE IÎI.OIS. .
S5

La mère Béru ne trouva point d'objection contre


cet arrangement; puis, se ravisant tout à coup :
«
Voilà qui est forl bien, dit-elle: mais que me
revient-il, à moi, de tous ces comptes-là?
A vous?

Oui, je parle en bon français, ce me semble.

Ma fille s'en va, Urbain emporte la dol, et j'ai le
crève-coeur de leur envoyer chaque mois de bons
écus qui me passent par les mains sans y rien lais-
ser; ils sont heureux : qu'est-ce que j'y gagne? »
Le père Noël avait envie de battre la mère Béru. Il
regarda du côté de la fenêtre de Madeleine, derrière
laquelle tremblait un petit rideau blanc.
« Vous y gagnerez trois mille francs, » dit-il d'une
voix rude.
Les yeux de la mère Béru pétillèrent.
« Bien vrai! s'écria-t-elle, mille écus?

— Que je vous compterai de la main à la main le


jour de la signature du contrat.
— Touchez là, voisin ;
c'est fait, dit la veuye :
Ma-
deleine est à Urbain... Ils s'aiment tant, ces pauvres
petits! »
Le père Noël était un peu triste en quittant le jar-
din de la mère Béru. Il était comme chagrin d'avoir
réussi. L'expression de ses traits étonna Madeleine;
elle pâlit en le voyant.
H LE MUSICIEN DE RLOIS.
,
« Elle ne veut donc pas! s'écria-t-elle.
— Au contraire, mon enfant, dit le père Noël, la
mère Béni consent à tout. »
Le visage de Madeleine changea de couleur.
« Ali dit-elle, je vous aimais bien déjà, père Noël;
!

que sera-ce à présent ! »


Le père Noël, toujours soucieux, la prit par le bras
et fit avec elle un.tour d'allée.
« J'ai comme un poids sur la conscience, reprit-il :
car enfin je réponds de toi, petite. Voyons, Urbain ne
sait rien encore; il ne «aura jamais rien si tu veux :
pense bien à ce que tu vas l'aire »!

Madeleine sauta au cou du père Noël.


« Embrassez-moi, père Noël, je suis décidée, »
dit-elle.
Une clarté si douce brillait dans ses yeux, il y
avait sur son visage une expression si touchante de
tendresse et de bonté, que le père Noël se sentit
soulagé.
« Elle le transformera peut-être, » se dit-il.
Madeleine voulut être la première à annoncer
cette bonne nouvelle à Urbain. Elle s'attendait à une
explosion de joie, à cet élan à cette ivresse qu'elle
,
éprouvait elle-même.
« La mère Béru n'est pas solle, dit-il, mon édi-
I,E MUSICIEN DE IÎLOIS. 55
leur.de Paris vient de m'écrire pour me demander
un second recueil de mélodies ; le premier a été en-
levé ; c'est ma fortune qui commence. »
Le mariage d'Urbain et de Madeleine eut lieu un
mois après. 11 y eut beaucoup de monde à Saint-
Louis le jour de la bénédiction nuptiale. Madeleine,
émue, pâle et repliée en elle-même, marchait les
yeux baissés. Urbain regardait de tous côlés pour
voir si les grands fonctionnaires et les personnes ri-
ches qu'il connaissait étaient là. La curiosité les y
avait attirés presque tous. 11 poussa Madeleine du
coude pour lui montrer le préfet. Le coeur de Made-
leine était tout à la prière : elle ne vit que Dieu et.
son mari.
Un grand nombre de personnes s'étaient réunies
dans la sacristie pour signer l'acte de mariage sur
les registres de la paroisse. Parmi elles se trouvait le
journaliste parisien auquel le receveur général avait
présenté Urbain.
« Monsieur, dit-il en saluant le nouveau marié,
voici mon souvenir. Le bien que cet article dit de
vos dernières productions n'est pas la moitié de ce
que j'en pense. »
Urbain prit le journal que lui tendait son ami de
fraîche date ; l'article était signé Paul Vilon.
« Ne me remerciez pas, poursuivit celui-ci vous
;
Mi 1,13 Ml! SI CI UN DE BLOIS.

m'avez rendu si heureux pendant une heure que je '


reste votre obligé. »
Un jeune substitut, tout nouvellement arrivé de
Paris, poussa le coude de Paul Vilon.
« Est-ce bien sérieux, ce que vous diles-là? mur-
mnra-1-il à son oreille.
Vous ne connaissez pas les musiciens, répondit

Paul. Si on cesse de les abreuver d'éloges un instant,
ils crient qu'ils ont soif. Pourquoi dirais-je la vérité
à qui ne veut pas l'entendre? Je ne la dois qu'à
ceux qui m'honorent d'une confiance sincère et que
j'aime. »
Tandis que Paul Vilon s'éloignait, Urbain lisait
avec des éblouissemenls l'article où ses mélodies
étaient portées aux nues.
La semaine n'était pas terminée, que déjà Urbain
parlait de partir pour Paris. La mère Béru, qui
comptait et recomptait du matin au soir les mille
écus du père Noël, n'y voyait aucun obstacle. Le
père Noël grondait tout haut, et Madeleine lui venait
en aide tout bas ; mais Urbain n'en voulait pas dé-
mordre. Un jour qu'ils se promenaient ensemble au
bord de la Loire, le ciel était pur, le vent tiède ; on
voyait la ville, échauffée par le printemps, se mirer
dans l'eau claire. ' Madeleine pressa le bras d'Urbain,
et lui indiqua du doigt les vitres de leur petite mai-
LE MUSICIEN DE IÎLOIK. îïi

son, qui élincelaienl au feu du soleil couchant der-


rière les pêchers en fleur.
« N'est-on pas Lien ici?
dit-elle. Ce repos n'est-il
pas voisin du bonheur? »
La cloche de Saint-Louis tinta.
« Si tu voulais, reprit-elle, tu serais organiste un
jour dans l'église où l'on nous a mariés. Cela nous
porterait bonheur; notre vie s'écoulerait à l'ombre
de ce clocher... Ce talent que lu as, et qui est un don
de Dieu, en serait meilleur. Nous serions plus heu-
reux que là-bas. »
Urbain était attendri. Ces premiers bonheurs qui
suivent l'union de deux êtres jeunes, qui s'aiment
avaient en quelque sorte amolli son coeur ; il regarda
Madeleine et l'embrassa sur le front sans répondre.
Madeleine se pressa contre lui.
« Ce soir, nous dînons chez le père Noël,.reprit-
elle ; il dépendra de toi que je sois bien heureuse au
dessert.
— Va ! tu le seras toujours
!
» dit Urbain.
Paul Vilon vint à passer et s'arrêta.
« Eh eh ! dit-il, vous vous endormez dans les dé-
!

lices de Capoue! Qu'avons-nous fait de cette belle


ambition et de cette ardeur où je vous ai vu ? »
Urbain rougit.
« J'ai le temps dit-il.
!
Îî8 " LE MUSICIEN I)K BL01S

— On voit bien que vous ne connaissez pas Paris,


reprit l'autre. A Taris, ceux qui marchent n'arrivent
pas. il faut courir. On vous porte intérêt, je'le sais,
et, s'il vous plaît de passer sur le corps à vingt ri-
vaux, je vous engage à ne pas perdre une minute ! »
Urbain regarda Madeleine de nouveau ; mais l'ex-
pression de ses yeux était changée. On y voyait
comme ime sorte de lièvre. Tous ses anciens instincts
venaient de se réveiller à la fois.
« Eh bien, je partirai! » dit-il.
Le journaliste lui tendit sa carte.
« Quand vous serez à Paris, souvenez- vous de
Paul Yilon, et ne manquez pas de me venir voir. Je
vous piloterai dans cette ville, où il y a autant d'é-
cueils que de pavés, mais où les hommes de talent
comme vous réussissent toujours. »
Paul Yilon salua Urbain avec un regard qui s'a-
dressait à Madeleine et s'éloigna.
« Qu'en penses-tu ? dit Urbain.
— Je pense, dit Madeleine, que ce monsieur est
bien prompt à l'éloge..»
La ligure d'Urbain se rembrunit.
« Chacun à son opinion, mais je sais que la famille
Réru est d'un autre avis. »
Madeleine ne lui connaissait pas cette voix, et le
LE MUSICIEN I)K MLOIS. ;,!l.

regarda effrayée : elle venait, à son insu, de mettre le


doigt sur la plaie. La promenade fut interrompue,
et on retourna au logis sans échanger une parole.
Urbain sortit dans la soirée et ne rentra que fort
tard. 11 se coucha sans embrasser Madeleine, il dor-
mit sans entendre qu'elle pleurait. Le lendemain
elle n'y tint plus.
a Tu es injuste, dit-elle; pourquoi me faire un
crime des craintes qui m'assiègent quand je pense à
Paris? Est-ce que je ne le suivrai pas partout? Si tu
n'étais pas Urbain, est-ce que je t'aurais aimé comme
je l'ai fait du premier jour que je t'ai vu? Est-ce que
je ne suis pas fière de ton nom? »
Ces derniers mots fondirent la glace. Urbain lui
rendit son baiser.
« Eh bien , fie-toi donc à moi,^ dit-il ; je veux que
dans trois ans tout le monde, en te voyant, dise : C'est
madame Lefori, vous savez, la femme de ce compo-
siteur qui a fait Sardanapale ! »
,
Une inspiration illumina soudain Madeleine,
« Tu ne m'as pas comprise, dit-elle; qui songe à
mettre obstacle à cette légitime ambition que tu as
de te faire connaître ? Tu me crois timide ou même
indifférente ; mais c'est au nom même de cette répu-
lation qui fait mon orgueil que je te parle. 11 faut que
les portes te soient ouvertes toutes grandes dès ton
(iO LE MUSICIEN DE IÎLOIS,

arrivée à Paris el que chacun t'y fasse bon accueil.


On dit qu'il y a un stage en toutes choses : fais ton
stage à Blois. Achève Sardanapah, achève cette sym-
phonie dont tu m'as joué un passage hier, et si la fin
répond au commencement, je serai la première à te
dire : Pars !»
Urbain était dans les premiers enchantements du
mariage : sa femme était comme sa maîtresse, un
baiser venait de sceller leur réconciliation. 11 céda à
cette voix tendre qui le flattait et semblait l'inviter
par les plus délicates caresses à marcher plus glo-
rieusement vers le but qu'il ambitionnait. Plein
d'une ardeur plus vive, il se mit à l'oeuvre le jour
môme et ne quitta presque pas sa chambre pen-
dant tout un mois. Quelques promenades dans les
beaux sites qui entourent la ville, quelques soirées
passées avec le père Noël, étaient ses seules distrac-
tions. Un sentiment inconnu paraissait l'animer. La
candeur, l'esprit juste, la raison ferme el droite de
Madeleine agissaient sur lui ; imprégné de cette
atmosphère de jeunesse et de pureté qui enveloppe
une femme chaste et bonne, il ouvrait son coeur à
une influence plus saine et avait de meilleures aspi-
rations. Il pensait bien encore à cet avenir brillant
dont il avait souvent caressé les perspectives, mais il
le faisait plus tranquillement, avec une sorte de gra-
LE MUSICIEN DE BLOIS, 01

vite et de mesure qui rassurait presque le père Noël.


En môme temps les conseils du vieil organiste étaient
écoulés. Ce changement réjouissait l'âme tendre de
Madeleine : elle y voyait comme le présage d'une vie
heureuse et la récompense de son obstination." Com-
ment aurait-il pu se faire qu'insensible aux appels
de son coeur, Urbain n'écoutât pas la voix du dévoue-
ment et de l'amour? Son mariage, un peu assombri
dans ses prémices, eut son printemps. Dans sa joie,
elle embrassait le père Noël et lui reprochait de ne
point partager sa confiance. Le père Noèl hochait la
tête, et, tout en riant, grondait encore.
« Il faudra voir, disait-il; un mois ou deux, ce
n'est pas déjà si long »
!

Le premier résultat de cette retraite et de ce tra-


vail où Urbain se retrempait fut d'assouplir son talent
et de le rendre plus ferme en ne lui faisant rien per-
dre de son éclat. Un soir, après l'exécution d'un
morceau qu'il avait achevé, le père Noël ne put s'em-
pêcher de le complimenter si franchement, qu'un
éclair de joie parut dans les yeux du jeune compo-
siteur. Un acte entier de Sardanapale fut alors écrit.
A quelque temps de là Urbain eut l'idée de prêter
,
son concours à un festival qu'on organisait au profil
des pauvres. Son offre fut acceptée avec empresse-
ment. Le père Noël vif un danger dans le projet
02 U; MUSICIEN DU «LOIS.
d'Urbain, el s'en ouvrit à Madeleine. La fièvre du
succès pouvait enivrer le jeune artiste el lui faire
prendre la résolution immédiate de quitter Blois.
S'il partait, était il mûr pour la lutte? Il y avait là un
écueil'. Madeleine le comprit, mais il était trop tard
pour empêcher le festival, et elle en attendit le résul-
tat avec un mélange de crainte et d'impatience.
Tout le beau monde de Blois remplissait la salle
où le festival eut lieu. On était revenu de la campagne
pour assister à celte solennité musicale, la plus belle
que le chef-lieu eût vue depuis longtemps. Le grand
intérêt de la réunion se concentrait sur Urbain.
Quand il prit l'archet pour conduire l'orchestre, une
salve d'applaudissements l'accueillit. Une ouverture
el quelques morceaux furent exécutés. Toutes les
mains battirent avec fracas.
« Voilà ce que je craignais » murmura le père
!

Noël.
Le concert fini, cent personnes entourèrent Urbain
pour le féliciter. Que tardait-il pour, transporter sur
un plus grand théâtre les productions éclatantes de
son talent? L'épreuve était faite, sa place était mar-
quée à Paris. On ne tarissait pas en éloges ; il n'y
avait, qu'une voix sur le succès qui l'attendait.
« Souvenez-vous seulement alors de ceux qui vous
l'ont prédit, »'lui disait-on.
LE MUSICIKX DE BLOIS. CC,

Urbain, complètement fasciné, rentra résolu à sui-


vre ces conseils. Madeleine hasarda quelques timides
avis. Il pouvait rester à Blois, terminer paisiblement
son oeuvre et faire un voyage à Paris. De cette façon,
quoi qu'il arrivât, il ne compromettrait rien ; la suc-
cession du père Noël ne lui manquerait pas. Il serait
organiste.
« Pourquoi pas chantre de paroisse! » répondit-il
brutalement.
Piien ne s'opposa plus au départ d'Urbain. Made-
leine en avertit le père Noël. Elle, ne put retenir
quelques larmes en regardant la Loire et les doux
paysages où son cours paresseux se déroule.
« Nous ne sommes pas faits pour être heureux,
dit-elle, puisqu'il n'a pas voulu l'être ici. »
Elle hâta les préparatifs du voyage avec une sorte
de fièvre. Mille inquiétudes inexpliquées l'agitaient.
Les paroles que le père Noël lui avait dites avant la
courte réforme d'Urbain lui revenaient, sans cesse à
l'esprit. En outre, une crainte superstitieuse la tour-
mentait à la pensée de quitter la ville qui avait été la
protectrice et comme la mère de l'orphelin. Avant
de partir, elle voulut revoir la campagne où son
amour avait commencé. Le père Noël avait inventé
un prétexte pour l'accompagner dans ce pèlerinage,
dont, par un secret sentiment de pudeur, Madeleine
01 LK MUSICIEN I)lï 1SL0IS.

n'avait pas voulu lui confier le véritable motif. 11 le


comprenait et devinait ce qui se passait en elle ;
mais il s'efforça de plaisanter, pour ne pas exciter
une émotion inutile.
« Paris est comme un champ de bataille, dit-il ; tu
pars pour la guerre, mon enfant; rien là-bas ne te
rappellera nos heureuses promenades. »
Madeleine serra la main de son vieil ami.
« N'ayez pas peur, dit-elle, j'aurai du courage. »
Vers la tombée du jour, Madeleine quitta le vieil
organiste, disant qu'elle voulait embrasser la petite
fille du fermier, qu'elle avait vue à l'autre bout d'un
pré. Le père Noël s'achemina vers l'église d'un pas
tranquille.
« Ah! si j'avais rencontré une fille de ce coeur-là
à vingt-cinq ans ! » murmura-t-il.
El malgré lui sa pensée se reporta vers une jeu-
nesse dont il ne parlait jamais. Quand Madeleine
sortit de l'église, elle le trouva debout près de la
porte. Elle rougit comme si elle venait de commettre
une faute.
« Qui vous a dit que j'étais là? » dit-elle.
Le père >roël haussa les épaules.
« C'est ici que lu l'as connu, dit-ilv, tu étais triste,
j'étais bien sûr de te retrouver où Ton prie. ».
I,K MUSICIEN DE KLOTS.

IV

Urbain et Madeleine quittèrent Blois Je lendemain.


Au moment du départ, le père Noël, usant d'un
reste d'influence, fit promettre à son élève de se loger
chez une personne de sa connaissance qui demeurait
du côté de la place Saint-Sulpice, et qui moyennant
une somme modique, loua au jeune ménage trois
pièces meublées fort propres, où Urbain et Madeleine
s'établirent provisoirement. Le père Noël estimait
qu'avec cinq mille francs de rente et le travail d'Ur-
bain deux personnes pouvaient vivre honnêtement
à Paris ; mais il fallait éviter les occasions de dépenses
où la vie des quartiers élégants et la fréquentation du
monde vous entraînent. La première chose qui frappa
les yeux de Madeleine fut un piano qui, tout ouvert
dans un coin de la pièce principale, semblait attendre
qu'une main amie en caressât les touches. C'était un
dernier souvenir du père Noël. Urbain fut touché de
cette attention. Encore ému de ses récents triomphes,
il se mit à l'oeuvre avec un courage auquel Made-
leine applaudissait. 11 travaillait le matin, et dans la
journée il allait voir quelques personnes pour les-
00 I,E MUSICIEN DE HLOIS.

quelles le préfet, le maire, le receveur général, lui


avaient donné des lettres d'introduction. L'histoire
qu'on «-y faisait de sa jeunesse intéressait tout le
monde ; les sympathies lui étaient acquises avant
qu'il eût parlé ; elles ne diminuaient pas, tant s'en
faut, aussitôt qu'on l'avait vu. Seulement, par un
indéfinissable sentiment où la vanité n'avait que trop
de part, Urbain éprouva un certain froissement à la
pensée qu'on connaissait l'abandon où il avait vécu.
llaurait. voulu que tous ces détails fussent cachés.
En creusant un peu plus avant dans son coeur, peut-
être y aurait-on découvert celte pensée que son mé-
rite actuel,devait faire oublier ce passé, et qu'il était
malséant de s'en souvenir quand lui n'y songeait
plus. Le charmé qu'il exerçait naturellement agit
encore dans ces nouvelles circonstances, et il eut
bientôt, dans un monde distingué, des appuis, dés
protecteurs, môme des amis. Madeleine, introduite
dans quelques maisons, y réussit par sa réserve et
son air de simplicité. L'entrée dans la vie parisienne
se faisait sous d'heureux auspices. Les lettres de Ma-
deleine au père Koël témoignaient de son conten-
tement.
Vers celte époque, Urbain fut malheureusement
présenté chez une de ces étrangères qui arrivent du
A'ord clvaque année et qui étudient la France aux
LE MUSICIEN DE BLOIS. 07
Champs-Elysées et à l'Opéra. La comtesse Czerniska
jouissait, dit-on, d'une de ces fortunes fabuleuses
dont, les contes (le fées et la Russie gardent seuls le
privilège. Son mari remplissait, une mission poli-
tique en Italie. La comtesse l'attendait à Paris, où
elle avait ouvert un salon. Grande dame, fort, oisive,
riche et ennuyée à l'avenant, elle trouva original de
se faire la protectrice d'un artiste. Le monde dés-
oeuvré qui passe une saison à Paris accueille avec un
empressement de convention tous ceux qu'une re-
nommée déjà vieille ou naissante fait sortir de la
foule. Présenté-par la comtesse à ses connaissances,
Urbain fut le bienvenu partout ; on le vanta fort, et
une sorte de conspiration se fit autour de lui pour le
transporter d'un bond à ces hauteurs où l'on ne
monte que par le double effort du temps et du génie.
Il parut commode à Urbain de se laisser ainsi conduire
au succès par le flot de la mode et de l'engouement.
11 payait cette propagande par des improvisations or-

nées de'dédicaces. Ce n'était déjà plus ce que Made-


leine aurait voulu. Celte popularité de salon une fois
acquise, Urbain sut l'exploiter avec un mélange sin-
gulier de finesse et de nonchalance ; il entrevoyait la
possibilité d'entrer au théâtre par la porte de la fa-
veur; son talent ferait le reste. 11 s'adonna donc
entièrement aux réunions de la comtesse Czerniska,
lis I.K MUSICIEN DE BL01S.

où il prit une place qui tenait le milieu entre celle


de favori et celle de commensal. La comtesse n'at-
tachait pas une importance extrême aux relations
que le hasard et l'oisiveté lui avaient fait nouer avec
Urbain. Les plus habiles n'auraient pu préciser la
limite exacte où elles s'arrêtaient, et il lui importait
peu de savoir ce qu'on en pensait. Elle ne savait pas
au juste si le compositeur dont elle ornait son piano
était marié ou non; elle n'avait nul souci de son
avenir, et nulle jalousie de son passé. Sa jeunesse,
sa bonne grâce, son talent d'improvisation, l'avaient
charmée. 11 lui paraissait en outre de bon goût de
mêler quelques parias de l'intelligence aux élus de
l'aristocratie qui paradaient dans son salon. Ses amis
du faubourg Saint-ïïonoré se souvenaient qu'à son
premier voyage elle avait fait éclore au doux feu de
son boudoir un poëte qu'elle comparait à lord Byron ;
le poëte avait publié un volume d'élégies, et personne
ne savait ce qu'il était devenu; les vertes palmes
qu'on promettait à son jeune front s'étaient fanées
avant de fleurir. A présent la comtesse se passion-
nait pour la musique, comme autrefois elle était de
flamme pour la poésie. On pensait que le tour de la
peinture viendrait plus tard.
Les salons ne sont pas rares à Paris, où l'on fait
profession de pousser des génies vers l'immortalité.
LE .MUSICIEN DE IiLOJS. 0'.)

Des héroïnes titrées s'y rencontrent pour aider à leur


vol. On y parle volontiers, en un langage parfumé,
de Raphaëls, de l'ergolèses et de Dantes inconnus.
Au fond de ces enthousiasmes, qui ont la durée des
pâquerettes, il n'y a que de la frivolité et du désoeu-
vrement. Le malheur est que de pauvres esprits s'y
laissent prendre et se croient appelés à de hautes
destinées sur la foi de ces adoptions. Or le salon de
madame la comtesse Czerniska était un des endroits
où l'on aimait le plus à découvrir de petits grands
hommes pour les hausser sur un piédestal éphémère.
Parmi les personnes qui s'y montraient assidû-
ment, il s'en rencontra une qui jouissait de quelque
crédit à l'administration des beaux-arts.' L'ami de la
comtesse complimenta chaudement Urbain, promit
de l'appuyer, et obtint de faire exécuter une de ses
compositions à une grande représentation à bénéfice
qu'on devait donner à l'Opéra. A celte bonne nou-
velle, la tête du jeune artiste s'enflamma. Pendant
quatre ou cinq nuits, il travailla sans relâche aux
morceaux que comportait la cantate avec choeurs qui
lui avait été confiée. Dans la journée, il chantait à
Madeleine les parties achevées, puis il portait chez la
comtesse les feuilles de papier maculées d'encre. Sa
femme ne se plaignait pas trop de celte assiduité et
de ces absences, dont cependant elle souffrait : elle
70 LE MUSICIEN i)E «LOIS.

y croyait l'avenir d'Urbain engagé. Le soir vint de


cette représentation solennelle ; la société de la com-
tesse remplissait les premières loges : Madeleine se
cacha dans une baignoire. La cantate fut applaudie
dès les premières mesures ; à la fin, ce fut un vrai
tonnerre de bravos : Madeleine pleurait de joie.
Comme elle se suspendait au bras de son mari, tout
émue et bouleversée, Urbain lui apprit qu'il soupait
chez la eomlesse avec quelques personnes, parmi
lesquelles se trouvait Paul Vilon le journaliste. Elle
rentra seule et l'attendit une grande partie de la
nuit. 11 revint enfin, pâle de lassitude, mais enivré,
flatté outre mesure, et tout confit d'adulations ba-
nales : il croyait de bonne foi qu'il avait fait un chef-
d'oeuvre. Tout en causant avec sa femme, il fredon-
nait les motifs de sa cantate, et s'interrompait pour
lui en faire savourer les délicatesses. Le lendemain, il
n'attendit pas le déjeuner pour disparaître : la comtesse
voulait répéter au piano les principaux airs qu'elle
avait applaudis la veille. Un mot peindra la situation
d'Urbain auprès de celte protectrice qu'il appelait
sa bonne fée. Un jour qu'il venait de chanter avec
éclat une mélodie qui portail son nom, elle demanda
à Paul Vilon ce qu'il pensait d'Urbain. Le journa-
liste lui montra du doigt des pêchers rangés en espa-
liers le long d'un mur.
LE MUSICIEN DE UL01S. 71

«Tous ces arbres portent des ileurs, dit-il com-


;
bien porteront des fruits ?
— Bon! répondit-elle, je n'aime que les bou-
quets. »
A peu de jours de là, Urbain annonça à sa femme
qu'il allait déménager : trois pièces meublées, aux
environs de la place Sainl-Sulpice, ne lui paraissaient
plus suffire à sa position nouvelle. Une partie des
raisons qu'il lit valoir avait un certain poids ; Made-
leine s'y rendit en soupirant. 11 était dans sa nature
des'altacher aux lieux où elle avait cru rencontrer le
bonheur, et ce modeste salon où Urbain avait passé
de si belles heures entre elle et le travail lui semblait
un coin béni. Elle ne dit donc pas adieu à ces hon-
nêtes meubles d?acajou tapissés de drap rouge ga-
lonné de passementerie jaune sans un secret serre-
ment de coeur; mais, tout en quittant ce premier
asile où son obscurité s'était abritée, Madeleine au-
rait-voulu qu'on cherchât un quartier paisible où la
vie ne fût pas coûteuse et où la solitude fût encore
facile. Urbain secoua la tête : il ne fallait à aucun
prix s'écarter des théâtres, où mille occupations l'ap-
pelleraient prochainement. 11 fit donc choix, rue des
Martyrs, d'un joli appartement qui donnait sur des
jardins. Quand Madeleine, qui présidait aux soins
de l'installation, voulut faire enlever le piano du père
.72 LE MUSICIEN DE 1SL0IS.

Noël, elle apprit qu'Urbain l'avait vendu. La jeune


femme en éprouva un chagrin profond : ce piano,
qui venait de leur vieil ami et sur lequel Urbain avait
composé sa cantate, était pour elle comme une reli-
que : elle s'était accoutumée à le voir. 11 lui semblait
que quelque chose de leur intimité disparaissait avec
le piano du père Noël ; elle ne put s'empêcher de le
dire à Urbain, dont on devine la réponse. Un si mo-
deste instrument pouvait-il convenir à un artiste qu'a-
vait applaudi le public de l'Opéra? Il fallait désor-
mais à Urbain un mobilier magnifique, et Madeleine
entrevit aussitôt un coin de l'abîme dans lequel des
rêves plus brillants que solides pouvaient un jour
précipiter son mari. Espérant toutefois retenir Ur-
bain sur la pente où il n'était que trop disposé à cou-
rir d'un pied leste, elle partagea les soins qu'il don-
nait à leur appartement, ets'enquit avec lui de tout
ce qui pouvait le rendre plus agréable. Elle voulut
être le frein qui modérerait son ardeur étourdie,
mais un frein doux et facile. Debout dès l'aurore,
vigilante et joyeuse, elle donnait à tout ce coup d'oeil
qui maintient l'ordre et accroît le bien-être. Elle était
heureuse si Urbain la remerciait d'un sourire.
Familier avec tous ces menus plaisirs de la vie pa-
risienne qui affriandént les femmes par une légère

saveur de fruit défendu, Urbain voulut faire parla'-
LE MUSICIEN DE BLOIS. 75

ger à Madeleine quelques-unes des distractions ba-


nales dont il avait pris l'habitude. Madeleine se crut
aimée : c'était déjà la meilleure part du bonheur
qu'elle ambitionnait. Que n'eûl-ellc pas fait pour ce
cher Urbain qu'elle entourait de mille tendresses !

N'était-il pas naturel de penser qu'à son tour Urbain


ferait pour elle ce qu'elle demanderait ? Il ne fallait
pas se hâter seulement. Urbain prenait langue et se
renseignait. Comme un lutteur, il rassemblait ses
forces avant d'entrer dans la lice. Ses promenades
dans les théâtres avaient pour but d'étudier l'art
dramatique et le goût du public. Il le lui disait du
moins, sans ajouter que la plupart de ces .prome-
nades se faisaient en compagnie de la comtesse Czer-
niska. Urbain, que la comtesse appelait son cher
maestro, croyait sans peine à tout le bien qu'on di-
sait de lui, et sur ce chapitre ne contredisait per-
sonne, mais en même temps il trouvait agréable d'ex-
ploiter l'intérêt qu'on lui témoignait, et d'en tirer
profit au double point de vue de sa réputation et de
son avenir. Paul Yilon, qui avait renoué connaissance
avec Urbain à l'occasion de la cantate exécutée à l'O-
péra, n'avait pas hésité à lui prêter l'appui de sa
plume, bien qu'il eût peu de confiance dans l'avenir
d'un talent livré, avant l'heure des succès durables,
aux faciles ovations du monde. Les relations d'Ur-
503 4
H LE MUSICIEN DE J3L01S.

bain avec les amis de la comtesse n'étaient nialheu-


reusement pas les seules qui exerçassent une action
directe sur sa vie; il la gaspillait d'un autre côté sur
le boulevard,,dans les foyers de théâtre, où il avait
mille connaissances recrutées un peu partout. Le
jeune compositeur côtoyait la bohème et s'y mêlait
quelquefois ; la ligne qui la sépare du monde sérieux
des artistes où le travail est la seule loi, est indé-
,
cise : il ne tarda pas à la franchir.
Le jour vint cependant où Madeleine eut un enfant,
une petite iille, qu'on appela Louise, en souvenir de
son grand-père de Béru, et dont le père Noël fut le
parrain par procuration. Ses premiers sourires, ses
premiers bôgayements, l'empêchèrent de voir avec
effroi l'absence totale de labeur sérieux et de résul-
tats appréciables où se consumaient les jours d'Ur-
bain. Quand elle berçait et caressait sur ses .genoux
cette chère créature, où elle revoyait les traits de
son père, pouvait-elle croire qu'Urbain s'oubliait aux
Champs-Elysées dans la calèche de la comtesse Czer-
niska, ou plus tristement encore dans un cabinet par-
ticulier avec une prima donna sans emploi? Un jour
qu'elle veillait auprès de ce doux berceau, Urbain
lui apporta une petite bourse pleine d'or qu'il vida
sur sa robe ; puis, tirant de sa poche, un écrin de
Velours, il passa un bijou au bras de Madeleine.
LE MUSICIEN DE BLOI'S. 75

« Me reprocheras-tu encore de ne rien faire ? dit-


il de sa voix la plus câline ; voici le prix d'un recueil
de mélodies que j'ai vendu ce malin. Ce bracelet te
le rappellera. »
Madeleine baisa.la main de son mari. Certes, de-
puis qu'il avait pris son vol dans le monde, Urbain
ne l'avait pas lassée par trop de fréquentes démon-
strations de tendresse; mais un peu par nature, un
peu par calcul aussi, il avait de ces mouvements qui
ravissent les femmes et endorment leurs inquiétudes.
Des observateurs chagrins auraient bien pu dire que
la prudence y avait autant de part que la bonté ; mais
ces réveils et ces élans semblaient si spontanés, qu'il
fallait avoir l'âme bien soupçonneuse pour y voir
l'apparence de l'habileté.
Trois ans se passèrent ainsi. Sardanapale dormait,
le directeur de l'Opéra n'était pas venu, et la bo-
hème gagnait chaque jour du terrain_sùr le monde.
Le petit éclat qu'Urbain avait jeté pendant les pre-
miers jours allait s'affaiblissant. L'oisiveté, la dissi-
pation, l'amour-propre, faisaient leur oeuvre. A me-
sure que les chances s'éloignaient, l'ancien élève du
père Noël travaillait moins. Bientôt une certaine ai--
greur se montra dans l'expression de son orgueil
froissé. L'éditeur auquel il avait cédé un second album
après la vente du premier ne sonnait plus à sa porte.
70 LE MUSICIEN DE ISL01S.

Un certain vide se faisait autour de lui. Un soir, il


se présenta chez la comtesse Czerniska, qu'il n'avait
pas vue depuis quelque temps ; elle était partie. Ce
départ sans un mol d'adieu trahissait un dédain qui
blessa profondément l'artiste. 11 se laissa aller à quel-
ques imprécations contre les grandes dames, impré-
cations qui n'étaient ni bien neuves ni bien justes,
et se jeta plus avant dans la bohème. 11 n'y trouva
ni bons conseils, ni bons exemples, mais' au con-
traire un levain qui activait la fermentation déjà si
violente de son esprit.
Quand Madeleine le questionnait, il ne manquait
pas de belles paroles pour la rassurer ; cependant,
malgré son indulgence, elle avait été contrainte de
remarquer que le piano ne s'ouvrait jamais ; une ride
s'était faite à la surface de son bonheur. Il était im-
possible que cela continuât longtemps sans amener
les plus fâcheux"résultats. Madeleine savait par une
sorte d'intuition qu'on ne travaille un peu que
lorsqu'on travaille beaucoup. Cr Urbain ne faisait
rien. Un jour donc qu'il paraissait de bonne hu-
meur , elle ouvrit le piano , et, préparant du pa:
pier à musique, elle prit doucement le bras de son
mari.
« Eh bien dit-elle, cette mélodie que vous m'a-
!

viez promise? »
LE MUSTGTEN DE IÎLOIS. 77

:
Urbain tira sa montre.
« Demain, répondit-il; aujourd'hui j'ai affaire. »
Madeleine savait par coeur cette réponse : elle ne se
découragea pas, elle employa mille charmantes co-
quetteries pour amener son mari à reprendre la
plume, et un moment elle put croire qu'elle avait
réussi. Urbain ne sortit pas, et il travailla même pen-
dant quelques heures. Madeleine battait des mains.
Quand il quitta le piano et la plume, elle l'embrassa,
tout illuminée d'une joie folle.
« J'ai bien lé droit de t'inviler à dîner. Allons à la
campagne, cela te reposera, » dit elle.
Urbain accepta. Elle profita de ce bon mouvement
pour le gronder, avec mille gentillesses, de l'oubli
qu'il faisait du monde, où autrefois il allait trop. Il
ne fallait pas tomber d'une exagération dans une
autre. Certaines relations étaient à ménager : Paul
Vilon, qui avait quelque influence; une soeur de ma-
dame de Boisgard, madame de La Chable, à laquelle
il avait été particulièrement recommandé. Le soir, il
se montrerait dans un salon ou deux, le matin il tra-
vaillerait, et il lui resterait bien encore deux ou trois
heures par jour pour voir ses amis.. En six mois de
cette vie, il aurait pris une bonne place dans l'estime
de tous, ciSardanapale serait achevé.
« Tu as raison, dit Urbain, entraîné par ce langage
78 LE MUSICIEN DE IÎEOIS.

plein d'onction et de chaleur; C'est unJiomme nou-


veau que tu vas voir. »
Il lui pressa tendrement le bras et se mit à causer
avec un abandon qu'il ne montrait pas depuis long-
temps. Jamais journée ne parut plus belle à Made-
leine; ils dînèrent ensemble à Asnières et révinrent
en causant par les bords de la Seine jusqu'au pont de
Neuilly. La soirée était calme, les étoiles tremblaient
dans le lit du fleuve, où se reflétait la longue tige des
peupliers. Madeleine se souvint de la Loire "et du
père Noël. « S'il nous voyait, pensa-l-elle, il serait
content. » Toute crainte s'était alors dissipée; elle
voyait l'avenir comme son amour et Urbain le lui
montraient. '
Le lendemain, Urbain se rendit chez Paul Vilon.
Le journaliste, qui rédigeait son feuilleton,, le reçut
commeun étranger. Sur quelques paroles d'Urbain
il posa sa plume et le regarda avec plus d'attention.
Oui ! oui ! dit-il, je me souviens ! Vous avez
«
composé quelque part une cantate, il me semble.
Depuis lors, avez-vous fait représenter un opéra?
La ville regorge de grands prix de Rome qui ne
peuvent arriver à rien. »
Urbain frissonna ; il-se contint cependant, et parla
de ses projets à Paul Vilon, auquel il glissa quelques
mois au sujet des promesses qu'il en avait reçu.
LE" MUSICIEN DE BLO-IS.' 79

« Certainement, "dit Paul en reprenant sa plume


qu'il se mit à mordiller, faites jouer quelque chose
et venez me trouver après. »
Au moment de sortir, Urbain eut l'idée d'engager
le journaliste. Paul se souvint de Madeleine qui lui
plaisait, il accepta. Dans la soirée du même jour,
Urbain exécuta bravement chez madame de La diable
un petit nombre de compositions rapportées de Blois.
Le fils du mercier avait le sentiment de l'expression
musicale ; sans avoir -beaucoup de voix, il chantait
avec goût, et surtout avec un certain élan qui
fondait la glace habituelle d'un salon. Exalté par
sa récente conversation avec Madeleine, il voulut
plaire et réussit. Plusieurs invitations lui furent
adressées coup sur coup. Il les accepta toutes, et pen-
dant quinze jours il s'habitua à ne rentrer qu'à trois
heures du matin. Ce n'était pas là précisément ce
que Madeleine aurait voulu. 11 y avait rechute, et non
pas guérison. •

Urbain revint un soir fou de joie. M. le duc de I'..,


l'avait invité à prendre le thé chez lui.
« Est-ce le directeur de l'Opéra? » demanda Ma-
ri oléine avec une feinte naïveté.

— Un
1
duel s'écria Urbain comme s'il avait parlé
d'un dieu de l'Olympe: De telles relations peuvent
mènera fout !
80 LE MUSICIEN DE BLOIS.

— Je désire seulement qu'elles le mènent à l'O-


péra-Comique, » répondit Madeleine.
Restée seule, la jeune femme éprouva un vague
effroi. Ce n'était pas là ce qu'elle avait espéré. Le
bon sens, que l'amour n'avait pu éteindre, lui.disait
que le monde, auquel sacrifient tant d'artistes à leurs
débuts, prend plus qu'il ne donne. Urbain n'était pas
un instrumentiste pour s'y tant dévouer. On avait vu
souvent un maître sortir d'un grenier ; on n'en con-
naissait point sortant d'un salon. C'était là une édur
cation factice, un de ces stages de serre chaude par
lesquels les réputations'se.flétrissent, plus souvent
qu'elles n'arrivent à maturité.
« Il s'habituera aux petites choses, se disait-elle,
et les grandes lui seront impossibles. »'
Le dîner auquel Urbain avait engagé Paul Vilon
eut lieu. Huit ou dix personnes recrutées sur les
boulevards et dans deux ou trois salons y assistaient.
On parla beaucoup, on but aux succès à venir d'Ur-
bain, on rit un peu; Paul ne manqua pas d'esprit, et
Urbain fut enchanté. Le café pris, on passa sur une
terrasse pour fumer; un des convives poussa Paul du
coude.
« Que pensez-vous du maître de la maison? dit-il.
— Je pense que sa femme est jolie, » répondit
Paul.
LE MUSICIEN DE BLCHK. 81
-

Le lendemain, il annonça à Madeleine que ces dî-


ners se renouvelleraient fréquemment.
« Tu vois, dit-il,je tiens ce que je t'avais promis...
Avant six mois, tout Paris saura que tu es la femme
d'Urbain Lefort; »
Madeleine n'osa pas lui demander ce que serait
Urbain Lefort dans six mois. Six mois après, Urbain,
dont la verve abondante ne tarissait pas, eut l'idée de
donner un concert dans la salle Herz. De l'idée à
l'exécution, il n'y eut qu'une course de cabriolet jus-
qu'à la rue de la Victoire. La salle fut louée, et Paul
invité à mettre son influence au service du composi-
teur; il le promit et tint parole. Les prospectus'se
multiplièrent; deux ou trois articles parurent çà et
Jà accompagnés de vingt réclames. Urbain passa tout
un mois en courses ; il ne-desoendait plus de voiture
et ne cessait pas de rendre visite aux artistes qui lui
avaient promis leur concours. 11 voulut avoir un or-
cbeslre pour jouer sa dernière sympbonie elle paya.
Pendant trente jours, il eut la fièvre; Madeleine ne
le voyait plus que la nuit fort tard ou aux beures des
repas, et encore pas toujours. Elle ne songeait qu'aux
périls de celle épreuve ; il ne parlait que d'espéran-
ces. Sa personnalité l'absorbait entièrement; il lui
semblait que son concert était l'événement du jour.
11 engagea des chanteurs et des choristes
pour exécu-
82 LE MUSICIEN I)E BLOIS.

1er une grande scène lyrique qu'il avait ébauchée au


commencement de son séjour à Paris et qu.'il termina
en trois nuits. La chose achevée, il réveilla Madeleine
pour la lui jouer aupiano. 11 était dans le ravissement.
Cette exaltation fit mal à Madeleine. «Ah! mon Dieu!
pensa-t-elle, si c'était une chute ! » Et'elle frissonna.
Dans son inquiétude, elle crut devoir interroger Paul
Vilon pour connaître son opinion. Paul cria au mira-
cle. L'exagération de ce langage lui fit peur : elle y
sentait la banalité.. Un incident ajourna le concert
d'un mois. Urbain recommença ' ses courses. En at-
tendant, les dîners allaient toujours. Tous les soins
de la maison roulaient sur Madeleine. Les notes lui
arrivaient de tous côtés ; les revenus du mois étaient
mangés dès les premiers jours. Effrayée des propor-
tions que prenait ce concert, Madeleine essaya de
faire quelques observations. Urbain se mit à rire.
« Madame de la diable a pris cent billets ; M. le
duc de R... ena voulu cent autres; j'en ai placé cinq
cents parmi les habitués de leurs salons. 11 n'y a que
toi qui doutes de mon succès... Il est-vrai que lu es
ma femme !»
Madeleine ne dit plus rien.
Paul cependant ne se faisait pas faute d'aller chez
Urbain aux heures où il était sûr de ne pas le ren-
contrer. Il l'attendait alors et causait avec Madeleine.
LE MUSICIEN DE RL01S. 87,

11 éprouvait une sympathie réelle pour cette jeune


femme, dont la franchise et la simplicité ne se rdé-
mentaient jamais. Malheureusement, Madeleine était
jolie, et Paul, qui la voyait beaucoup, ne pul se dé-
fendre d'un sentiment plus vif que l'amitié. 11 ne s'en
rendit, pas bien compte d'abord; puis ne cessa pas
d'aller rue des Martyrs, quand il vit plus clair dans
son coeur. 11 n'avait, pas de projets préconçus ; peut-
être cependant comptait-il à tout hasard sur l'occasion.
La pente était trop douce pour ne pas l'entraîner, et
d'énigmalique son langage devint plus précis. Made-
leine avait le coeur trop droit pour rien soupçonner
,
durant les premières visites ; plus lard, elle regarda
bien en face l'ami d'Urbain, et comprit tout. Elle en
ressentit une telle indignation, qu'elle en éprouva
comme un doute par contre-coup : il était impossible
qu'un homme qu'elle, recevait dans son intimité et
qui serrait la main de son mari eût de telles pensées.
Elle se lit violence pour recevoir Paul de nouveau.
Cette fois, le journaliste ne lui permit plus la moin-
dre illusion. Elle se contint néanmoins.'
« Quand vous me connaîtrez mieux, vous ne me
parlerez plus ainsi, » dit-elle en se levant.
Paul, qui se connaissait en physionomie, la quitta.
« Hum se dit-il, j'aurais préféré une grande co-
!

lère. » ' -'.


U LE MUSICIEN DE BLOIS.

Madeleine demeura jusqu'au soir dans une singu-


lière perplexité. Sa candeur là poussait à tout dire à
Urbain; mais n'était-il pas à craindre que, dans
sa première et légitimé irritation, il ne provoquât
M. Vilon? Elle prit un détour, et, s'appuyant, sur
l'épaule d'Urbain tandis qu'il transcrivait quelques
notes :
« Ne trouves-tu pas que M. Vilon vient beaucoup
ici? dit-elle.
11 vient parce qu'il m'a pris en amitié, répon-

dit Urbain, qui écrivait toujours... Ce matin encore
il a parlé de mes compositions" en des termes qui me
prouvent le cas qu'il fait de moi.
—.
Ah ! tu crois,? »
Urbain posa sa plume.
« Que veux-tu dire? reprit-il d'un ton singulier.
Madeleine eut peur.
« Rien... Je trouve seulement qu'il vient un peu
trop quand tu n'y es pas, dit-elle; et puis il a une
manière de parler...
Bon ! vàs-tu t'imaginer par hasard qu'il te fait

la cour? Il vient quand il peut, et il est clair qu'il ne
parle pas comme le père Noël... Es-tu drôle avec tes
idées!...
Urbain reprit sa plume ; Madeleine jugea qu'il ne
fallait pas pousser l'entretien plus loin.
LE MUSICIEN DE BLOIS " 85
Si Urbain avait suivi les conseils de sa femme et
de quelques amis désintéressés, il aurait fait appel à
toutes ses facultés pour produire une oeuvre impor-
tante, qui aurait figuré avec éclat dans son concert.
11 fallait, après un trop long temps d'oisiveté, frapper

un grand.coup, prouver enfin qu'on valait quelque


chose. On est parfois indulgent aux premiers efforls
d'une vocation qui s'éveille, on l'écoute avec com-
plaisance, on lui sourit ; mais', la carrière ouverte, on
devient bientôt sévère : on exige davantage en raison
même de la facilité qu'on a montrée. C'est donc un
combat sérieux, auquel il faut s'apprêter avec dés
armes bien trempées. Malheureusement.; le sens du
travail était amolli chez Urbain; il n'eut pas le cou-
rage de le réveiller, et il se contenta de faire quel-
ques emprunts à son bagage musical apporté de
province.
La veille du jour fixé pour le concert, plusieurs
lettres arrivèrent chez Urbain. Madeleine les ouvrit :
elles contenaient toutes les billets de concert que son
mari avait placés chez ses connaissances du monde.
Madame de la Çliable elle-même renvoya la moitié
dé ses billets, et M, le duc de R... tout autant:
l'expression des regrets les plus vifs accompagnait.
ces lettres.
« Mais la salle sera vide! » murmura Madeleine.
80 M3 MUSICIEN DE BL'OIS.

Comme elle empilait, les billets sur un meuble, elle


entendit le pas de son mari dans la pièce voisine.'
Elle prit tous les coupons ensemble et les poussa
dans une boîte. 11 entra tout essoufflé.
« Ah! dit-il en se jetant dans un fauteuil,, quelle
fatigue, mais aussi quel résultat ! Avec le service de
la presse et les billets que j'ai donnés à des amis, il
ne me reste plus une stalle.
— Tant mieux,- » dit Madeleine.
L'altération de sa voix frappa Urbain.
« Qu'as-tu donc, reprit-il, tu es toute pâle?
— C'est l'émotion... K'est-ce pas naturel, quand
je pense que c'est demain le grand jour? répondit
Madeleine troublée.
Bah ! est-ce que je suis ému, moi?... Regarde.
— »
El Urbain passa la main dans ses cheveux en se
mirant dans une glace.
Cette fameuse soirée, si longtemps attendue, ar-
riva enfin. Madeleine se cacha dans un coin plus
morte que vive. Elle n'avait plus la confiance des
premiers jours, et savait où mènent les ovations
prématurées. Sa conscience lui criait qu'Urbain avait,
d'ailleurs plutôt perdu que gagné depuis l'époque
déjà lointaine où sa cantate excitait tant d'applaudis-
sements. A trois ans d'intervalle, l'épreuve lui pa-
raissait bien autrement redoutable. Maintenant, tout
LE MUSICIEN DE GI.OIS. 87

pour elle était en jeu : son coeur', son amour-propre,


l'intérêt de son amour et de son avenir. Elle allait
voir pour la seconde fois face à face son mari et ce
.
public de Paris qu'elle savait si délicat et si blasé,
s'il se montre parfois si complaisant. Urbain était
tranquille. Les premiers pas des personnes qui en-
trèrent dans la salle tintèrent aux oreilles de Made-
leine ; les premiers et vagues accords de l'orchestre
résonnèrent, dans son coeur. Elle entendait le moin,
dre bruit ; les silences lui semblaient éternels : ja-
mais on n'avait tant toussé. Ses yeux ne découvraient
partout que des places vides : elle .souhaita qu'Urbain
devînt aveugle. Mais il avait voulu diriger l'orchestre
et tournait le dos à la salle; d'ailleurs il avait comme
un bandeau sur les yeux. Ce concert ne dura guère
que trais heures. Aucune nuit d'insomnie ne parut
plus longue à Madeleine : les morceaux ne finissaient
pas. Elle avait la langue sèche et la poitrine serrée.
Malgré la crainte qu'elle avait de Paul Vilon, elle ne
put s'empêcher de le regarder. Paul, qui avait le goût
ferme et sûr, fit avec les lèvres une moue dont elle com-
prit la signification : l'effet du concert était manqué.
« Ah ! mon DieuJ, que de gens enrhumés! dit-elle
à Paul avec un rire nerveux.
— Il y a des soirs où c'est une épidémie » répon-
dit Paul. -
88 LE MUSICIEN DE BI-OIR.

Madeleine ne répliqua rien ; elle regarda par une


ouverture.
Cependant les connaissances d'Urbain applaudirent
"consciencieusement, Paul surtout : une partie du
public lesimita. Urbain salua avec l'ivresse dans les
yeux.
« Eb bien! que t'avais-je dit?» s'écria le musi-
cien tout radieux en rejoignant Madeleine,.
Madeleine se leva et courut derrière une porte, on
Paul la vit pleurer.
Peu de jours après, il fallut compter. Les quelques
sommes qu'Urbain avait reçues disparurent bien vite.
Quand il n'y, eut plus rien pour solder les notes, il
parla d'envoyer chez les personnes auxquelles il avait
remis des billets."
'.
« Et il nous restera bien encore cent louis, dit-il.
— Voici le .moment, » pensa Madeleine.
sonna pour avoir un commissionnaire.
11

« C'est inutile, dit-elle.


—Pourquoi donc? »
Sa femme ne savait que répondre. Elle le regar-
-
dait comme une mère regarde son fils.
« Voyons, parleras-tu? » reprit-Urbain.
Madeleine s'empara de la boîte dans laquelle elle
avait caché les billets rendus, et sauta sur les genoux
d'Urbain.
LE MUSICIEN DE fi LOI S.' 80

«Vois-lu, dit-elle, de sa voix la plus câline,


les commencements sont.les plus difficiles; il ne
faut pas le. décourager...- Et puis cela ne prouve
rien... »
Urbain ouvrit la boîte brusquement, fel vit tous les
billets. Il devint tout pâle et les prit par poignées.
Les lettres étaient auprès ; il en parcourut cinq ou
six : elles se ressemblaient toutes.
« C'est une cabale » s'écria-t-il.
1

11 repoussa Madeleine et.se


promena par la cbam-
bre à grands pas.
« Quelles intrigues! dit-il; tuez-vous doncàfra-
vailler après cela ! »
" '

Il frappa du pied et reprit avec une violence.ex-


trême :
« Des gens pour qui j'ai cent fois joué du piano,
cent fois chanté des romances ! Que de pages d'al-
bums n'ai-je pas remplies ? Je servais à tous leurs
amusements, et voilà comme ils nie récompensent,
voilà comme ils me soutiennent !»
Tout compte fait, ce concert, qui devait rappor-
ter, outre la gloire, cent Jouis,de bénéfice, coûta
deux, mille.francs au ménage de la rue des Martyrs.
Urbain ferma son piano avec rage, puis, se frappanl
le front comme la tradition rapporte que le fil André
Cliénier :
90 LE MUSICIEN DE BLOIS.

« Ah dit-il, si je ne me sentais pas quelque chose


!

là, je ne finirais jamais Sardanapale ! »


Paul Vilon se'présenta dans la soirée;.le premier
mouvement-de Madeleine, fut de ne pas le recevoir.
ï,e journaliste lui fil passer une. carte sur laquelle il
avait écrit ces mots au crayon : « J'ai à vous parler
sérieusement. »,-Ce dernier mot était, souligné. Made-
leine donna l'ordre de l'introduire. Paul lui tendit la
main à peine entré ; Madeleine hésita à lui donner
la sienne. -
.
« Oh vous pouvez la prendre et la serrer fran-
!

chement, dit-il, c'est celle d'un ami... J'ai fait une


sottise, mai_s je n'ai pas trente ans et je vis dans-un
singulier monde ; voilà mon excuse... Prouvez que
vous -valez mieux que moi en me pardonnant. »
Madeleine ne savait pas résister à une bonne pa-
role : elle prit la main de Paul.
« A la bonne heure, dit-elle ; à présent, je vous
aimerai tant que vous voudrez.
— Ménagez-moi, reprit Paul en riant, ma conva-
lescence est toute fraîche... Cela dit, parlons d'Ur-
bain. »
Madeleine rapprocha son fauteuil de celui de Paul.
« Me permettez-vous de vous dire bien toute ma
pensée ? poursuivit-il.
— Je vous la demande.
I,E MUSICIEN DE IÏEOIS. 91


Eli bien, vous n'avez plus qu'une chose à faire :

il faul ramener Urbain à Mois. »


Madeleine'leva les yeux sur lui.
« Vous souvient-il de notre première rencontre'.'...

— Très-bien! vous allez m'accuser de conlradic-


tion. Eh ! mon Dieu, alors je ne vous connaissais pas,
surtout je ne connaissais Urbain que pour l'avoir vu
deux ou trois fois dans des salons où il buvait l'am-
broisie... Je lui ai parlé le langage qu'il aimait, le
seul qu'il voulût entendre : c'est la coutume. A pré-
sent que je vous connais telle que vous êtes, je m'en
repens... Oh ! je vous ai vue l'autre soir derrière cette
porte, quand vous pleuriez. J'ai bien compris que
vous n'éliez pas pareille aux autres.... Donc il faul un
remède énergique : parlez au plus tôl!...
L'expérience du concert vous paraît-elle déci-

sive? dit Madeleine après un courl silence.
Non, le concert ne prouve rien. Bien plus même,

dans cette symphonie qu'on a mal écoutée, dans ces
airs applaudis au hasard, il y a un talent réel, incon-
testable. Combien ont réussi qui n'avaient rien de
plus! Vous me regardez et semblez chercher à me
comprendre. Tenez, laissez-moi vous raconter l'his-
toire d'un jeune homme que j'ai beaucoup connu et
qu'on appelait, Paul Yilon. »
Madeleine sourit.
i
92 LE MUSICIEN DE BLOIS.

«J'écoute, dit-elle.
Ce Paul Vilon avait lui aussi un-certain talent,
—-
reprit Paul : où cela l'a-t-il conduit ? A barbouiller des
feuilletons qui durent vingt-quatre heures quand on
y prend garde, ce qui n'arrive pas tous les jours. 11
avait comme Urbain une déplorable facilité, et il s'en
vantait, le malbeureux ! Ali ! que celle facilité s'est bien
vengée! Paul a beaucoup, produit, il n'a jamais tra-
vaillé. C'est là ce que fera Urbain : il se fiera à son la-
lent d'improvisation, et son talent le perdra. Est-il
homme à- passer des nuits, le coude sur la table,
cherchant à rendre l'idée musicale limpide, simple
et vigoureuse? Vous ne le croyez pas plus que moi,
et on ne monte,haut qu'à cette condition. Vous me
direz que mon ami Paul a pris son parti d'être ce
qu'il est. Sans doute, mais Paul est seul, il ne se
doit à personne, et, si la bohème, à laquelle, entre
nous et bien bas, il a un peu sacrifié jadis, pouvait
un jour l'emporter, ce malheur ne regarde que lui:
Mais plairait-il beaucoup à la femme d'Urbain que
son mari courût les divans elles coulisses et gaspillât
sa.ïie entre une choppeet une figurante? Vous fris-
sonnez...
Ah ! dit Madeleine, j*ai une fille.

— Eh bien ! poursuivit Paul avec force, Urbain
est sur une pente fatale; des influences délétères
LE MUSICIEN DE BLOIS. 03
agissent sur lui, il suit les conseils de l'amour-propre
et de l'oisiveté. Du salon qui l'agite, il peut tomber
jusqu'à la taverne qui le perdra. Il est temps encore
de l'arrêter... N'hésitez pas.
Merci, » dit Madeleine.

Urbain arriva sur ces entrefaites.
« Victoire ! cria-t-il ; le duc de R... m'écrit pour
me prier de mettre en musique un poëme que les
artistes de l'Opéra-Comique exécuteront prochaimv
ment chez lui.
Ah ! leducde R... '.' » dit Paul.
— -

11 regarda Madeleine tristement et sortit.

Depuis que Madeleine avait mis au monde une


lille, cette joie suprême l'avait rendue plus grave,
en lui faisant voir de quel doux fardeau son avenir
était chargé. La mère absorbait un peu la femme.
Se souvenant des conseils de Paul, elle parla un lan-
gage plus ferme à son mari. Il l'écoulait avec des
alternatives de faiblesse et d'emportement. Un jour
il répondait qu'elle avait raison et qu'il allait se
mettre résolument au travail, mais ses bonnes inten-
m l-E MUSICIEN DE liLOIS.

lions avaient la fragilité du yerre et l'inconstance du


vent ; une autre fois, il s'écriait qu'il savait mieux
qu'une femme ce qu'il devait faire-, et qu'il n'avait
d'avis à recevoir de personne. Madeleine ne se fâchait
jamais. 11 lui suffisait de le regarder quand il l'en Irait
pour deviner une partie de ce qui s'était passé. Le
boulevard el mille courses inutiles dévoraient, le temps
d'Urbain. 11 se mit enfin à composer la musique de
ce litiretto au sujet duquel le duc de R... lui avait
écrit, el dont les vers avaient été rimes par un poëte
de salon dont les cartes de visite étaient timbrées
d'une couronne de marquis. La composition de l'o-
péra prit deux mois ; les répétitions en prirent un
nuire. Les soins qu'il fallait y apporter le retenaient
presque toujours hors de son logis. Un peu par dés-
ordre un peu par affectation, il désertait le foyer
,
domestique. On le surprenait souvent, seul, dinant
chez un restaurateur. Quelquefois il traitait un ami
ou deux. Il croyait que la régularité dans les habi-
tudes n'était pas compatible avec le génie, el que le
décousu dans la vie était une preuve d'imagination.
De-prétendus artistes le lui avaient fait comprendre,
el il pratiquait ce beau système en attendant que le
génie vînt. Rien ne venait, cl l'argent s'en allait.

Les' feuilles musicales cependant, à la prière de
Paul, qui était devenu l'ami de la maison depuis son
LE MUSICIEN DE li-LOIS. 95
explication avec Madeleine, s'étaient'occupées avec
une certaine suite d'Urbain et de ses compositions.
Le père Noël avait ainsi lu le nom de son ancien élève
cité dans divers articles ; mais le vieil organiste, qui
connaissait Paris, ne se payait pas de cette monnaie.
Il avait donc écrit souvent à Madeleine pour savoir
sérieusement où en étaient les affaires de son mari. •

Madeleine se garda bien de répondre la vérité. Toutes


ses lettres parlaient d'Urbain et de ses succès. On
l'appelait par-ci, on le demandait par-là. De sa con-
duite, pas un mot, si ce n'est des éloges. Le père
Noël hochait la tête.
« C'est singulier, disait-il, il n'y a que l'Opéra où
l'on n'appelle jamais cet homme qu'on appelle par-
tout!...»
Les répétitions achevées et l'oeuvre mise en état de
faire figure sur la scène, Urbain fut invité à passer
huit jours au château de M. le duc deR..., qui devait
réunir un nombre considérable de gens du monde '
pour cette solennité musicale. L'invitation était pour
Urbain seul ; il partit seul. Lentement, et par l'effet
de ses habitudes.de plus en plus dissipées, il avait
séparé sa vie de celle de sa femme, qu'il renfermait
dans le cercle du ménage. Le duc de R... ne soup-
çonnait même pas l'existence de Madeleine. Le châ-
teau qu'il possédait à quelque distance de -Paris était
0(3 LE MUSICIEN DE ULOIS.
alors habité par une brillante compagnie, qui mit
une politesse exagérée à. recevoir Urbain. On montait
à cheval presque tous les jours; on se promenait en
calèche et on préludait à la représentation de l'opéra
par de petits proverbes improvisés dont la direction
lui était confiée. Urbain, tout entier aux douceurs de
cette existence pour laquelle il ne doutait pas qu'il
ne fût né, ne se souvint de Madeleine que pour la
prier de lui envoyer quelque argent. 11 avait perdu
noblement tout le sien à la bouillotte.
Enfin arriva le grand jour de la représentation du
Bouquet de Jacqueline ; tel était le titre de l'opéra du
marquis. La société brillante qui remplissait le sa-
lon, belles dames chargées de diamans et beaux mes-
sieurs chamarrés de croix, applaudit fort les paroles,
qui étaient de l'un des siens, et le compositeur prit
pour luila plus grosse part de cet enthousiasme. On
le complimenta, et il soupa en compagnie de prin-
cessesque de grands laquais attendaient aux portes
dû château. Ce soir-là, Madeleine avait vendu pour
payer un fournisseur un pauvre petit châle de cache-
mire que le père Noël avait mis dans sa modeste cor-
beille de noces.
Après deux ou trois jours passés au château du
duc de R,.., en compagnie de jeunes gentilshommes
qui tous avaient 'cinquante mille francs de rente,
LE MUSICIEN DE ISW1S. U7

Urbain Leibrt, de plus en plus fasciné, reparut au^


café Cardinal ; il portait la tête comme un triompha-
teur. Il n'y avait pour lui qu'une chose au monde :
c'était le Bouquet de Jacqueline, et il se faisait voir
sur le boulevard par complaisance. 11 donna un
grand dîner aux artistes qui avaient chanté et à son
collaborateur. Le soir, il demanda à sa femme si le
directeur de l'Opéra n'était pas'venu chez lui. Cette
question décida Madeleine à tenter un dernier effort
pour venir en aide à cette ambition aveugle. A sa
prière, Paul Vilon, usant de son influence de journa-
liste, parla au directeur d'un théâtre lyrique et né-
gocia une entrevue entre lui et Urbain.
La chose arrangée, Paul rendit compte du résultat
de sa visite à Madeleine.
« Vous êtes bon, dit-elle en lui tendant la main.
Vous m'avez gâté, » répondit Paul, d'un air à

la fois triste et gai.
Peu de jours après, le directeur, auquel Paul Vilon
avait parlé, accueillait Urbain poliment et lui prû'
mettait d'examiner le Bouquet de Jacqueline, dont on
lui avait dit grand bien.
— Faites mieux, dit Urbain, veuillez me faire,
l'honneur de venir chez moi; vous en.entendrez les
principaux morceaux; on les exécute après-demain;
M. Paul Vilon assistera à cette réunion. » " "
'
303 5
.
98 LE MUSICIEN DE liLOIS.

Le directeur donna une réponse évasive. Urbain


comptait néanmoins sur sa présence. Il venait de se
mettre en, rapport avec un capitaliste, qui avait en-
gagé des fonds dans l'exploitation du théâtre. Ce
personnage, nommé M. de Béjaud, frisait la cinquan-
taine; il avait des prétentions aux belles manières et
se vantail de protéger les arts. Urbain l'avait invité
à l'audition du Bouquet de Jacqueline, et M. de Béjaud
avait daigné accepter, en promettant d'amener le di-
recteur, son ami. Un soir donc, l'appartement de la
rue des Martyrs fut éclairé splendidement, et ce qui
devait être une audition se changea en une soirée.
Le visage de Madeleine témoignait de son inquiétude.
Urbain l'embrassa.
« Tranquillise-toi, dit-il, je sème pour recueillir. »
Quelques amis complaisants, chez lesquels Urbain
avait prodigué ses romances, se rendirent à son invi-
tation. Madeleine fit les honneurs de chez elle avec
une grâce parfaite. Elle était tout en blanc, sans un
seul bijou. M. de Béjaud la regarda beaucoup et com-
plimenta Urbain, qui le plaça près de sa femme pen-
dant le souper. La soirée fut fort gaie; on but à la
centième représentation du Bouquet de Jacqueline.
Urbain ne manqua pas de revoir le directeur. Le
vent de l'illusion gonflait de nouveau ses voiles. Celle
fois le directeur déclara qu'il était toul disposé à
LE MUSICIEN DIS BLOIS. 9!)

mettre le Bouquet de Jacqueline à la scène; il aurait


préféré cependant une oeuvre inédite. 11 avait dans
ses cartons divers poëmes qui Lui paraissaient con-
venir mieux au talent de M. Lefort.- Il verrait lequel
de ces. poëmes n'était pas promis ; il en connaissait
même un en trois actes auquel un auteur habile tra-
vaillait en ce moment. Cette réponse était bien vague.
le poëme en trois actes pouvait ne jamais être fini...
Urbain courut chez M. deBéjaud.
« Je sais, je sais dit le capitaliste. Mon cher direc-
teur est fort affairé ; il. n'y aurait place pour per-
sonne, si on l'écoulait... Entre nous, c'est vrai ; mais
vous êtes un de ces hommes qu'on ne fait pas at-
tendre, je verrai le directeur dès ce soir... C'est moi
qui serai votre parrain. »
Urbain respira.
« Au reste, ajouta M. de Béjaud, nous reparlerons
de tout cela. Si vous le permettez, j'irai vous voir. »
L'artiste le permit avec ravissement. Sa joie n'a-
vait pas de bornes. Un succès en trois actes lui ou-
vrait à deux battants lés portes de l'Opéra. Que de
choses ne ferait-il pas avec l'argent que les éditeurs
de musique s'empresseraient de lui apporter de tous
côtés ! Il se souvint même de sa femme, et lui donna
en imagination un meuble en bois de rose pour sa
chambre à coucher. Cependant le poëme n'arrivait
100 LE MUSICIEN DE BLOIS.

pas, et le piano restait muet: Naturellement il n'était


plus question A& Sardanapale. Urbain avait pris l'ha-
bitude de sortir dès le malin; il cognait souvent à la
porte du directeur. En revanche, M. de Béjaud son-
nait quelquefois à celle d'Urbain et paraissait tou-
jours surpris de ne pas le trouver. Il lui rendit son
dîner et mit sa loge à la disposition de Madeleine,
qui n'en profila pas autant qu'Urbain l'aurait désiré;
mais l'aventure de Paul l'avait éclairée. Enfin, per-
sécuté par Paul Vilon, le directeur, auquel SI-, de
Béjaud avait dit un mot, remit une moitié d'acte à
Urbain.
« Travaillez toujours là-dessus, le reste viendra
plus tard, » lui dit-il.
Quand il vit ces quelques feuilles de. papier, Ur-
bain, au lieu de chercher une inspiration nouvelle, et
de se bien pénétrer.du caractère des personnages et
de la"situation, appliqua sur les paroles une musique
dont les premières mesures dataient de Blois. Ainsi
fait, ce travail fut terminé en dix jours.
« Déjà !
» s'écria le directeur en revoyant Urbain.
Le compositeur rougit.
« C'est improvisé, dit-il, mais j'étais en verve.

— Nous verrons bien, » répondit le directeur froi-


dement.
11 remit à Urbain la fin dcTacle scène a scène.
LE MUSICIEN DE IÎLOIS. 101

Le procédé qui avait servi pour la première partie


sertit pour la seconde. La prophétie faite par Paul
Yilon commençait à se réaliser. Le compositeur ne
savait déjà plus soumettre son esprit au travail.
L'idée première était toujours la meilleure et la bien-
venue. Un soir, Urbain exécuta l'acte tout entier au
piano, devant le directeur, Paul et M. de Béjaud. 11
avait, on le sait, une exécution facile et une voix
fraîche dont il se servait avec beaucoup d'art. Le
finale achevé, M. deBéjaud applaudit, avec transport,
et baisa la main de Madeleine dans un bel élan d'en-
thousiasme.
<(
Ah! madame, quelle musique! »
Le directeur se leva.
« J'ai affaire au théâtre, nous causerons de cela
demain, » dit-il.
L'expression de son visage était glacée. Cependant
Urbain, qui s'était grisé lui-môme en jouant, le suivit,
entraînant M. de Béjaud, dont il voulait être épaulé.
Aussitôt que la porte fut refermée, Madeleine et
Paul se regardèrent.
« Ai-je bien compris ?tdit-elle.

— Que trop, répondit Paul.


— Tant d'épuisement après si peu d'effort! reprit-
elle.
— Vous venez d'en indiquer la cause. Le travail
102 I,E MUSICIEN DE BLOIS.

est un instrument de fer. Quand on le néglige, la


rouille,s'y met.
— Ah! pauvre Urbain !'» s'écria Madeleine en ca-
chant son visage entre ses mains.
Paul descendit lentement la rue des Martyrs ; il
pensait à Madeleine, il pensait à Urbain, et il com-
prenait que l'exécution du Bouquet de Jacqueline dé-
pendait bien plus de la femme que du musicien, et
quelque chose lui disait qu'il ne serait jamais repré-
senté. -
Le lendemain de cette soirée, Urbain était inquiet.
11 le fut bien plus encore les jours suivants. Le di-
recteur ne se montrait pas fort empressé et faisait
mille objections. Urbain fil une tentative nouvelle
auprès de M. de Béjaud, qui promit de donner une
réponse définitive avant la fin de la semaine. Pendant
trois jours, Urbain ne vécut pas. Comme il montait
chez lui le soir du quatrième, il croisa M. de Béjaud
sur l'escalier. 11 en reçut un salut froid.
« Ah ! que je suis fâché de ne m'être pas trouvé
chez moi! dit Urbain.
— Ce que j'avais à vous dire n'a nulle importance ;

il s'agit d'un nouvel ajournement, » répondit le capi-


taliste d'un air rogue. Et il passa.
Urbain trouva sa femme émue, debout, accoudée
sur le coin de la cheminée.
£E MUSICIEN DE BLOIS. 103

« M. de Béjaud sort d'ici, dit-il en jetant son cha-


peau sur un meuble, il m'a presque évité... Que lui
as-tu donc fait?
— Tiens! répondit Madeleine, c'est un méchant
homme... Ne le reçois plus! »
Urbain haussa les épaules.
Dieu ! quelle provinciale ! » dit-il à demi-voix.
«
Madeleine regarda son mari dans les yeux, puis
elle se couvrit le visage de ses deux mains et se
sauva : elle avait peur de voir jusqu'au fond de cette
âme.

VI

Le moment était venu de mette à exécution le


conseil de Paul. Madeleine le tenta, mais sans succès :
Urbain se fâcha même et l'accusa de vouloir le dé-
courager. Si vraiment elle l'avait aimé, aurait-elle
eu jamais la pensée de le renvoyer à Blois? La mau-
vaise foi d'un directeur prouvait-elle qu'il eût moins
de talent? Si la crainte seule de ne pouvoir vivre sur
le même pied la faisait parler, il fallait qu'elle se
rassuYâl; il n'était pas encore, Dieu merci, à bout
de ressources. 11 resta donc. Une nouvelle phase de
son existence commençait, phase dangereuse, dans
«M- LE MUSICIEN DE Bl-OIS.

laquelle il débuta par quelques .emprunts faits les-


tement, un jour dans la poche d'un ami, "le mois
d'après dans celle d'un éditeur. Il avait une manière
de demander si naturelle, que l'on n'avait même pas
l'idée de refuser. C'était la désinvolture d'un grand
seigneur, la franchise d'un gentleman, mêlées à
l'originalité d'un artiste à court d'argent par élour-
derie. Il rendit quelquefois. Si les revenus étaient
mangés, la dot répondait du reste, -bien qu'écornée
passablement déjà. Urbain avait mis les deux pieds
dans un monde où la morale est un peu traitée
comme une prude avec qui l'on ne fraye pas. Il
n'avait pas la tête meublée de principes assez solides
pour résister à la contagion de l'exemple. L'impor-
tant pour lui était de vivre sans rien changer à ses
habitudes, en attendant qu'une occasion le tirât d'af-
faire. La question d'art se compliquait ainsi d'une
question d'industrie. 11 cherchait une affaire presque
autant qu'un poëme. Chaque semaine écoulée préci-
pitait cette oeuvre, de désorganisation intellectuelle.
Le compositeur allait s'effaçant. Le coeur de Made-
leine se serrait au spectacle de cet abaissement du
niveau moral contre lequel elle luttait en vain. Qu'il
était loin alors, l'Urbain convalescent qu'elle avait vu
aux Grouets !
Vers cette époque, Urbain .avait fait la connais-
LE MUSICIEN DE BLOIS, 105

sance d'un certain Bergevin, qui mariait habilement


les affaires industrielles et la collaboration à des
journaux inconnus. Grâce à ses jambes et à une
certaine gaieté, Bergevin avait des relations un peu
partout. Ce n'était point tout à fait un malhonnête
homme, bien qu'il ne poussât pas la délicatesse jus-
qu"au scrupule ; mais il avait l'art de présenter les
choses sous un jour qui les rendait séduisantes. Dix
rencontres l'avaient introduit dans l'intimité de l'ar-
tiste, auquel il n'épargnait pas des louanges qui ne
lui coûtaient rien. 11 avait flairé de ce côté-là un peu
d'argent comptant, et son amitié de fraîche date en
avait été aiguillonnée, comme l'est la convoitise d'un
brochet qui a vu frétiller une carpe dans ses eaux.
Un jour il arriva tout radieux au café, où le coinpo:
siteur passait une heure ou deux chaque matin, et,
lui frappant sur l'épaule :
« Embrassez-moi, dit-il, votre fortune est faite; la
.
gloire vous rendra bientôt visite sous la forme d'un
garçon de recette, un sac sous le bras.
— Comment cela? demanda Urbain.
— C'est fort simple; un propriétaire de mes amis
veut se défaire d'un établissement qu'il exploite aux
Champs-Elysées ; il s'agit d'un café-concert. Il a l'idée
d'une plus grande entreprise ; pour quelque argent
il vous met en son lieu et place. J'ai tout un
10G LE MUSICIEN DE-«LOIS.

système que je vous communiquerai en temps utile,


une affaire qui est une vraie mine d'or. Vous
ferez exécuter vos symphonies et chanter vos grands
airs par des artistes à vous ; moi, j'administrerai,
et nous partagerons les bénéfices à la fin du mois. »
Bergevin'-n'était jamais à court d'arguments. On
pouvait calculer les frais de l'exploitation à vingt sous
près; comment n'être pas sûr de la vogue avec des
compositions inédites signées d'Urbain Lefort? On
se vengerait des directeur.';, et le succès forcerait
l'intrigue et le mauvais vouloir à capituler. Quand il
eut fait luire cette belle perspective aux yeux éblouis
d'Urbain, son ami, qui le vil alléché, entama la ques-
tion des chiffres. 11 restait bien encore quelques milliers
de francs disponibles sur la dot de Madeleine. Urbain
n'hésita pas à les promettre. Il apporta le soir môme
à Bergevin la somme demandée, et Madeleine apprit
bientôt avec étonnement que son mari était proprié-
taire-directeur d'un café-concert.
« Est-ce fait? s'écria-t-elle avec une terreur in-
stinctive.
— Oui, répondit Urbain. As-tu peur?
A quoi bon te le dire à présent ?

Tiens ! reprit-il, que serais-je devenu si je

t'avais écoutée ? Tu es la femme du découragement
et l'ange de la mélancolie ! »
LE MUSICIEN DE BLOIS. 107

Content du mot qu'il avait fait, Urbain alluma un


cigare et courut rejoindre Bergevin. Madeleine avait
compris dès les premiers mots tous les périls d'une
affaire commerciale où ce qui lui restait de fortune
allait être englouti. Elle savait Urbain tout à fait
incapable de diriger une entreprise où la première
condition de réussite est un ordre exact, uni à une
extrême économie. Ce qu'elle savait de Bergevin ne
lui inspirait pas une grande confiance ; son mari pou-
vait donc y compromettre son honneur et peut-être
l'y laisser. Malheureusement l'acte était signé; elle
garda toutes ses inquiétudes pour elle-même et n'en
dit rien à Paul. Elle se montra même plus gaie et
affecta de paraître heureuse d'une résolution qui la
poussait vers une ruine inévitable. Son amour pour
Louison en devint plus ardent ; on la surprenait
quelquefois la couvrant de baisers avec une sorte de
fièvre et d'emportement sauvage. C'était la seule
chose entière^qui lui restât. -
Jusqu'alors Urbain avait vécu à moitié sur l'as-
phalte des boulevards ; il y prit racine. Les prétex-
tes ne manquaient pas ; il fallait signer des engage-
ments, recruter des musiciens, composer un person-
nel nombreux. Madeleine ne tarda pas à reconnaître
quelle fâcheuse influence les nouvelles relations
d'Urbain exerçaient sur ses habitudes intimes. Les
408 LE MUSICIEN DE BLOIS.

personnes qui l'avaient accueilli un peu par obli-


geance, un peu pour faire, montre d'un composi-
teur jeune et bien tourné, qui les amusait à peu de
frais et leur permettait de prendre en surcroît des
airs de Mécène, l'abandonnèrent lestement aussitôt
que le génie, en passe~ de se faire connaître, eut fait
place à un imprésario de concerts en plein vent. Une
certaine gène commençait en même temps à se faire
sentir dans le ménage. Madeleine n'osait pas interro-
ger Urbain. Les receltes de sa triste entreprise
étaient presque entièrement absorbées par les frais.
Sa femme lutta quelque temps, puis la pensée lui
vint de chercher des ressources pour parer aux
embarras qui mettaient son ordre et son économie
en défaut. Il fallait bien qu'elle s'ouvrît à quel-
qu'un. Elle songea à Paul; la franchise loyale
qu'il avait montrée dans l'aveu de son repentir lui
inspirait une grande confiance, qui contrastait avec
la concentration habituelle de son caractère. Un soir
donc que Paul était venu la voir, elle lui demanda ti-
midement quel conseil il donnerait à une femme qui
voudrait gagner quelque argent avec son travail.
Madeleine eut grand soin d'ajouter qu'elle parlait au
nom d'une amie qui ne voulait pas être connue et
qui savait faire de petits dessins et colorier. Elle était
LE MUSICIEN DE BLOIS. 109

toute rouge en parlant ainsi, et tenait les yeux bais-


sés. Le résultat de la conférence fut que Paul promit
de recommander la personne dont le nom devait
rester inconnu à un éditeur de livres illustrés. Comme
il était sur le pas de la porte, Madeleine lui posa la
main sur le bras doucement.
« Il est inutile de raconter tout cela à Urbain, »
dit-elle avec un regard suppliant.
Quand il fut dans la rue, Paul se retourna pour
voir la lumière qui brillait dans la chambre de Ma-
deleine.
« Et ce soir Urbain dînait au café Anglais dit-il
!

à demi-voix, et il n'était pas seul s


!

Quelques semaines se passèrent. Un matin, Paul


entra chez Madeleine à l'improvisle. Elle tenait Loui-
son dans ses bras, et la petite fille jouait avec quel-
ques pièces d'or qui tintaient sur sa robe. « C'est
bien à toi, disait la mère en l'embrassant; je les ai
gagnées... garde-les! »
Elle vit Paul et se leva toute confuse.
« Eh bien dit-elle,- si vous m'avez entendue, vous
!

ne me trahirez pas »!

Elle posa sa fille à terre et entraîna Paul sur le


balcon. Son visage était en quelque sorte illuminé:
il rayonnait de joie et de tendresse.
« Ah ! dit-elle,, vous ne savez pas combien je suis
110 LE MUSICIEN DE «LOIS.

heureuse ! Moi aussi je travaille ; j'en suis toute lière!


« Tenez, ajouta-t-elle avec des yeux tout humides,
vous avez hien fait de me surprendre, je ne savais
comment faire pour vous remercier. »
Tout le temps qu'elle pouvait dérober aux soins
du ménage, elle le donnait au travail-. Elle y consa-
crait une partie de la nuit et toutes ses soirées. Tout
lui semblait facile, et les heures passaient vile.
« Prenez garde de vous fatiguer, » dit Paul.
Elle tourna la tête à demi et regarda Louison qui
jouait dans la chambre.
« Bah dit-elle, c'est pour elle.
!
».
Le soir même, le temps étant clair et doux, Made-
leine habilla sa fille d'une robe toute neuve et la
conduisit aux Champs-Elysées. La mère était assise
au pied d'un arbre. Louison jouait auprès d'elle.
Des voilures et des cavaliers allaient et venaient sur
la chaussée. Tout à coup Sladeleine eut comme un
éblouissement : elle venait d'apercevoir Urbain dans
un coupé avec une femme.qui avait un chapeau rose
et à laquelle il parlait en riant.
« C'est impossible » pensa-t-elle.
!

Urbain lui avait dil à déjeuner qu'il passerait la


journée dans les bureaux du ministère, où il sollici-
tait une extension de privilège. Elle pencha sa tôle
en avant; un embarras de voilures força le coupé à
LE MUSICIEN DE BLOIS. -111

s'arrêter ; une de ces petites filles qui courent les


Champs-Elysées avec des fleurs plein les, mains s'ap-
procha de la porlière. L'homme qui était dans le
coupé tira une pièce de monnaie de sa poche, prit le
bouquet qu'on lui offrait et le présenta à sa voisine.
C'était bien Urbain. Madeleine devint toute pâle, et
le coupé disparut. Lôuison, qui n'avait rien vu, s'ap-
procha d'elle et l'embrassa avec câlinerie. Madeleine
ne lui rendit pas son baiser. Le pressentiment d'un
grand malheur l'avait comme frappée. Elle regarda
sur la chaussée, les yfiux gros de larmes. Elle avait
toujours dans la pensée le chapeau rose de celte
femme. Le coupé ne revint pas. Lasse d'attendre,
elle prit sa lille par la maiii et l'entraîna vers la rue
des Martyrs. Elle répondait par monosyllabes aux
questions que Louison, un peu inquiète, ne cessait
de lui adresser, et la plupart du temps elle ne l'écou-
tait même pas. Elle marchait tantôt lentement, tan-
tôt vile. Une calèche qui arrivait au grand trot faillit
les- renverser toutes deux au coin du boulevard et de
la Cbaussée-d'Antin. L'enfant eut grand'peur et se
mit à pleurer. Madeleine l'empof la en courant.
« Cène sera rien! lui dit-elle; calme4oi. »
C'était elle qui avait besoin dèlre calmée! En ar-
rivant rue des Marlyrs, elle trouva une lettre par
laquelle Urbain la prévenait qu'une affaire urgente
112 LE MUSICIEN DE BLOIS.

ne lui permettait pas de rentrer pour diner. Made-


leine froissa la lettre et s'assit à table avecLouison ;
elle ne mangea rien. Le chapeau rose était toujours
devant ses yeux. Quand Louisori fut couchée, elle
voulut prendre son pinceau et ses couleurs. Tille
resta immobile, la main en l'air sur son papier.
« Bien sûr, je me suis trompée, se disait-elle, ce
n'était pas lui. Pourquoi me tromperait-il? que lui
ai-je fait? Il se moquera de moi ce soir, quand je
lui dirai tout. »
Puis, par un mouvement subit, elle se leva, jeta
un châle sur ses épaules et courut du côté- des
Champs-Elysées.
Elle se trouva tout à coup devant le café chantant
tout illuminé; elle s'arrêta un peu embarrassée el
ramena son voile sur son .visage. Elle regardait par-
tout, cherchant Urbain. Un garçon qui vint à passer
et qu'elle interrogea' d'une voix tremblante lui ap-
prit qu'on ne l'avait pas vu de la journée.
« D'ailleurs, mademoiselle Irma ne chante pas
ce soir, » dit-il avec un sourire-
Madeleine s'appuya contre un arbre, elle entendait"
son coeur battre à coups pesanls ; l'orchestre jouait,
et un monsieur qui avait des gants blancs chantait
sur l'estrade avec force gestes; on riait beaucoup ;
elle aurait voulu n'être pas venue et désirait s'éloi-
LE MUSICIEN DE BLOIS. 115

gner. Une force invincible la retenait clouée à sa


place. Étonnée des regards qui s'attachaient sur elle,
elle fit au hasard quelques pas autour du café ; les
instruments de cuivre retentissaient dans sa tête.
Au moment où la dernière romance venait d'être
terminée, le bruit d'un coupé qui s'arrêtait sur la
chaussée la fit se retourner instinctivement. Un
homme et une femme en descendirent. Madeleine
avait reconnu Urbain avant de le voir. Comme il en-
trait dans le café, elle saisit une, petite bouquetière
par le bras.
« Comment s'appelle cette dame qui passe là ? dit-
elle,
— Celte dame, c'est madame Irma, » répondit la
bouquetière. "
- - ,.

Madeleine sentit ses jambes trembler sous elle.


« Madame ne veut pas de mes fleurs ? » reprit la
.
marchande, qui tenait à la main des bouquets pareils à
celui qu'Urbain avait offert à la dame au chapeau rose.
Madeleine tira une pièce de cent sous de sa poche,
et, la mettant dans la main de la bouquetière, elle
s'éloigna en chancelant. A peine chez elle, Madeleine
tomba sur son lit, ahurie et brisée. Elle avait d'hor-
ribles envies de crier ; pour y résister, elle cacha sa
tête dans un oreiller. Le feu de ses-paupières avait
séché ses larmes.
M, I,E MUSICIEN DE BI.OIS.

« C'était donc vrai, bien vrai! » répétait-elle avec


la monotonie d'un balancier qui bat les secondes.
11 y avait des instants où le bruit de sa voix la fai-

sait tressaillir. Alors elle s'arrêtait. Elle pensa tout


d'un coup à la campagne où elle s'était mise à aimer
Urbain.
«Ah! malheureuse!... » s'écria-t-elle.
En une minute, ses joues furent inondées de lar-
mes. Elle ne croyait plus aimer Urbain avec cette vio-
lence et cette ferveur des premiers jours. Elle 1-enten-
dit rentrer bien avant dans la nuit. Le bruit de la clef
tournant dans la serrure la fit sauter sur son lit.
Madeleine éprouva une envie sauvage de courir au-de-
vant d'Urbain et de lui crier : « Je sais tout ! » — Mais
après?... Elle regarda le berceau de sa fille, et se
contint. Au matin, lasse de pleurer, elle se leva pour
ouvrir la fenêtre et respirer un peu d'air frais. Un
miroir lui renvoya son image blêmie et altérée par la
douleur et la fatigue de cette nuit d'insomnie. Elle
sourit.
«Ah! voilà ce que le père Noël ne m'avait pas
dit » murmura-t-elle.
!
LE MUSICIEN DE ISLOIS. '115

VII

Celle découverte avait brisé sa forée, comme un


bûcheron casse un jeune arbre d'un seul coup de
hache. Elle n'eut pas. un seul instant la pensée du
doute;.mais, au milieu de son abattement, elle fut
surprise par des révoltes intérieures ; elle s'indignait
de trouver l'image de son mari si maîtresse de son
coeur alors qu'elle avait une fille.
« Pourquoi lui seul? pourquoi? se disait-elle
Oli ! je l'en arracherai !»
Pendant quinze jours, elle ne. put.se résoudre à
prendre un pinceau. Paul frappa à sa porte inutile-
ment. Madeleine ne voyait personne. La pensée,
moins que la pensée, l'espérance qu'Urbain l'aimait
toujours l'avait soutenue jusqu'alors. Privée de cet
appui, elle se sentait seule. A qui pouvait-elle se
plaindre? Ne l'avait-elle pas choisi contre le conseil
de tous les siens ? 11 lui fallait donc dévorer sa dou-
leur et s'en repaître jusqu'à ce.qu'il n'en restât rien.
Quelquefois la nuit elle se réveillait en sursaut ; elle
venait de revoir en rêve les yeux hardis et le profil
maigre de la femme au chapeau rose. Pour la chas-
un LE MUSIC1EK.DE blois
ser de son souvenir, elle courait au petit lit de Loui-
son el la couchait près d'elle.
Au bout d'un certain temps, Urbain, qui ne passait
pas une heure chez lui, s'aperçut de ce changement ;
il questionna Madeleine.
« C'est une
fièvre nerveuse, dit-elle.
Toujours les nerfs! » reprit-il en haussant les

épaules.
Chaque jour Madeleine surprenait chez son mari
des mouvements d'impatience et une préoccupation
dont la cause ne lui-échappait plus. Mademoiselle
Irma, la femme au chapeau rose, ne se montrait pas
tous les jours facile. Elle avait le génie du désordre.
Les ressources du café-concert n'étaient pas inépui-
sables; les frais seuls suivaient une progression con-
stante. Les emprunts ne pouvaient plus suffire à com-
bler le déficit; d'ailleurs ils étaient moins faciles. On
se lasse de prêter même à qui a le don de charmer ;
les éditeurs auxquels Urbain n'avait rien fourni, les
amis auxquels il n'avait pas remboursé grand'chose,
se montrèrent récalcitrants, malgré toutes ses roue-
ries de solliciteur. On commençait à le connaître à
fond. Quand il avait fait vingt courses inutiles pour
se procurer quelque argent, par un retour soudain,
inexplicable, l'artiste reprenait le dessus, et momen-
tanément l'emportait sur Yimpresario ; mais ce n'é-
LE MUSICIEN DE BLOIS. 117

luient là que de fugitifs élans : la noble ambition du


compositeur faisait bientôt place à des appétits vul-
gaires, et Madeleine voyait l'idole qu'elle avait tant
aimée s'en aller de son coeur pièce à pièce, comme
ces statues de terre que les gelées de l'hiver ont cre-
vassées et qui tombent en poudre aux premières
pluies. Tous les indices de médiocrité jalouse qu'elle
n'apercevait pas au temps de sa sécurité éclataient
maintenant à ses yeux comme la vive lumière du so-
leil. Elle en souffrait, mais elle se plongeait violem-
ment dans cette souffrance avec l'espoir qu'elle serait
plus courte. Victorieuse enfin d'elle-même, elle re-
viendrait tout entière à sa fille. Toutes ces luttes, ces
tortures, ces veilles, ces angoisses combattues avec
acharnement, l'épuisaient. Madeleine y perdait la
santé. Urbain ne voyait rien. Il avait le coeur et la
chair calcinés.
Un soir,' après le diner, il passa chez sa femme et
lui demanda Une petite somme qu'elle avait reçue en
héritage depuis peu d'une parente morte à Beau-
gency, et dont elle était la filleule.
« Je ne l'ai plus, » répondit Madeleine. -
Urbain dressa l'oreille.
« Hein ! dit-il, et qu'en as-tu fait?

— Je l'ai mise dans une tontine".



Et pourquoi ce caprice? pourquoi celte tontine?
118 LE MUSICIEN DE BI.OIS.

demanda Urbain d'une voix âpre. Il me fallait cet ar-


gent pour retenir une artiste qui veut partir. »
Madeleine, douloureusement éclairée par la se-
cousse morale qui venait de l'éprouver, sentit sous
ses paupières comme des picotements. Pour la pre-
mière fois elle ne fut pas maîtresse de son désespoir.
1
.
« Ah! dit-elle, vous ne voulez donc pas que Loui-
son-ait du pain quand je ne serai plus là !

Oh! des phrases! » répondit Urbain.
11 frappa du pied avec impatience et s'en alla. Le

même soir, Madeleine eut un grave accès de fièvre.


Sa femme de chambre, effrayée, voulut aller chercher
un médecin :
«Non! non! dit-elle,-et surtout qu'il n'en sache
rien !
»
Elle s'enferma, abattit les î-ideaux de sa fenêtre,
et resta seule dans cette nuit factice. Le malin la
trouva assise dans le même fauteuil. Le chagrin était
plus fort que son courage maternel. Elle eut peur
pour Louison, et, prenant une plume, elle écrivit à sa
mère qu'elle serait bien heureuse si sa fille pouvait
passer une saison à Blois, où l'air était si bon, «Plus
tard, si je peux, j'irai l'embrasser, » disait-elle en
finissant.
La mère Bêru communiqua celte lettre au père
Noël, qui la parcourut d'un trait;
LE MUSICIEN DE BLOIS. 11!)

« Quitter sa fille ! se séparer de Louison !... Ma-


deleine est malade! » s'écria-t-il.
Le jour même, le vieil organiste partit pour Paris
et tomba comme la foudre chez Madeleine. Elle était
assise au coin de laferiêtre, les mains pendantes, re-
gardant les fleurs du tapis. Au bruit de la porte qui
s'ouvrait brusquement, elle releva la tête, poussa
un cri et se jeta tout en pleurs dans les bras du
vieillard.
Le père Noël eut des caresses de femme et de mère
pour calmer ce pauvre coeur qui sanglotait; Madeleine
se suspendit à son cou :
« Ah.! ne me quittez plus !. » dit-elle quand elle put
parler.
Urbain les surprit,tous deux. Il voulut sourire en
reconnaissant, le père Noël ; mais le vieil organiste se
dressa d'un air terrible, et, lui montrant sa femme
de sa main tendue :
— Qu'as-tu fait de Madeleine? » s'écria4-illes yeux
pleins.de flammes.
Urbain balbutia : « Mais... je ne sais...»» dit-il.
,
— AhI ta ne sais pas !... Eh bien, regarde! »
Et d'un geste violent il ouvrit la robe qui couvrait
la poitrine de Madeleine. Sa maigreur et son épuise^
ment apparurent aux yeux d'Urbain. Il retint un cri ;
mais le père Noël, le poussant de sa main rude :
120 LlsMUMClEN DE BL01S.

« Regarde donc! reprit-il; es-lu content? Tu la


lues? »
Urbain se cacha le visage entre les mains. Le re-
gard du père Noël effraya Madeleine ; cette tendresse
dont elle croyait s'être déshabituée lui revint au coeur
comme un flot. Elle s'élança d'un bond et entoura
Urbain de ses bras : « C'est ma faute, je ne lui disais
rien » s'écria-t-elle.
!

Le père Noël fut désarmé ; il enleva Madeleine dou-


cement des bras de son mari.
« Allons, dit-il, ne pleure plus, j'arrive à temps
pour vous sauver » !

11 profita d'un moment où Madeleine endormait sa

fille pour entraîner Urbain dans une pièce voisine.


« Ça, lui dit le père Noël avec un geste d'autorité
qui ne permettait pas le mensonge, tu n'as-plus
rien? »
Urbain fit un signe de tête affirmalif.
« Et il n'y a-pas cinq ans! s'écria le père Noël.
L'expérience est-elle faite? » reprit-il en passant la
main dans sa crinière de cheveux gris.
Urbain n'osa pas répliquer. Malgré l'audace et l'a-
plomb qu'il avait puisés dans le milieu malsain où il
aimait à vivre, il se sentait vaincu. Le père Noël était
pour lui comme une apparit'on ; il ne pouvait sou-
tenir sa voix ni son regard. Et puis mademoi-
LT5 MUSIGIEJN DE ULOIS. 121

selle Irma l'avait quitte la "veille! .C'était un corps


sans âme.
Le vieil organiste eut promplement pris son parti.
Jl repoussa la porte, et, rentrant avec Urbain dans la
chambre-où se tenait Madeleine :
« Demain, dil-il, nous parlons pour Blois. »
L'émotion fit pâlir Madeleine. Par un mouvement
instinctif, elle-embrassa Louison, qu'elle avait sur les
genoux.
« Tous? demanda-t-elle-avec l'anxiété peinte sur
le visage et sans regarder Urbain.
— Oui, tous !
» répliqua le père Noël.
Et, frappant .sur, la poche profonde de son gilet,
qui-rendit un son métallique :
« J'ai apporté là de quoi suffire au plus pressé...
Et quand ce sera fini, on en retrouvera, » dit-il.
Madeleine était folle de. joie; elle mit sa fille dan*'
les bras du père Noël, et se jeta dans ceux d'Urbain,
« Est-ce bien possible? répétait-elle; tous à Blois!
tous !»
Elle revoyait la petite maison, le jardin, le beau
fleuve, le ciel pur tout plein de lumière ; l'air natal
remplissait déjà sa poitrine rafraîchie. Mais telles
n'étaient pas les impressions d'Urbain, le son métal-
lique qu'il avait entendu, avait fait germer d'autres
pensées dans son esprit. Tandis que Madeleine, sûre
505 o
122 LE MUSICIEN DE BLOIS.

maintenant de l'avenir, vidait joyeusement les iiroirs,


apprêtait les malles et racontait à Louison, qui n'y
comprenait rien, tous les bonheurs qui les atten-
daient à Blois. Urbain cherchait d'une manière adroite
.
l'occasion de communiquer ses projets au père Noël.
11 s'agissait d'obtenir un nouveau privilège; mais,

aux premiers mots, le père Noël l'arrêta :


« Si tu veux rester, reste, dit-il, mais ne compte
pas sur moi.
Oh! les hommes ! murmura Urbain, et j'ai pu

croire que celui-là m'aimait » !

Au moment de quitter Paris. Madeleine voulut revoir


Paul Yilon. Elle lui écrivit deux lignes, et il accourut.
La vue des malles et des paquets qui encombraient
la chambre lui fit tout comprendre ; elle' lui raconta
ce qui s'était passé, l'arrivée du père Noël, la résolu-
lion prise tout à coup et la joie qu'elle en éprouvait.
« Mais le père Noël, pourquoi est-il venu ? demanda
Paul.
— J'étais malade, répondit Madeleine.
— Et je ne le savais pas !
» s'écriale jeune homme.
Madeleine lui prit les mains.
«' Ne m'en veuillez pas, reprit-elle, je souffrais
trop... Tenez, de tout Paris, je ne regrette que vous.
— Bien vrai? » dit Paul.
Il avait la gorge serrée.
LE MUSICIEN DE IiLOIS. 125

« Vous faitesbien départir, » repril-il.


Madeleine était émue. Paul était le seul ami sin-
cère et dévoué qu'elle eût rencontré à Paris.
« Vous nous rendrez visite à Blois, dit-elle.
— Pourquoi faire? repril-il avec brusquerie...
Pour vous perdre encore ?... »
Au même moment, on entendit marcher dans la
pièce voisine.
« C'est Urbain, » dit-elle.
Paul se redressa.
« Oh ! lui, je neveux pas le voir, » reprit-il.
11 sauta sur la main de Madeleine, la
pressa sur ses
lèvres, et se sauva.

VIII

Le voyage se lit tristement. Madeleine n'osait se


laisser aller à ses impressions ; Urbain ne parlait pas.
La mère Béru reçut sa tille avec de grands cris et de
grandes démonstrations de joie qui attendrirent les
voisins. L'arrivée de Madeleine était comme un acci-
dent, une distraction dans sa vie un peu monotone
Elle mit donc sa maison tout entière à sa disposition,
lui recommandant de ne se gêner en rien, et poussa
124 LE MUSICIEN DE BLOIS.

la munificence jusqu'à faire venir le-dîner- de chez le


traiteur. Toutefois, au bout'dé quelques jours, cet ac-
cident, si bien accueilli d'abord, la dérangea dans ses
habitudes. Louison faisait du bruit et marchait sur
les plates-bandes du petit jardin; d'un autre côté,
la mère Béni ne savait où mettre les pots de confi-
tures et les fruits qu'elle avait retirés delà chambre
occupée autrefois par Madeleine. Elle ne lui épar-.
gnail pas les allusions désobligeantes, tout en l'ap-
pelant sa chère mignonne. La ménagère étail de
mauvaise humeur du matin au soir. Le père Noël
avait prévu tout cela; à l'insu de Madeleine et dès
son retour à Blois, il avait fait préparer un joli loge-,
ment rue-des Fossés, tout proche de celui qu'il occu-
pait encore. On n'était qu'à quelques pas de la cam-
pagne. =

Un malin, il prit Madeleine par le bras.


« Madame Béru, dit-il, j'emmène votre fille et la
petite avec, il est même probable que je ne la ramè-
nerai pas. »
La mère Béru, qui surveillait sa lessive, retourna
la tête à demi.
« Cela regarde Madeleine , dit-elle ; mais, si elle
ne doit pas revenir, avertissez-moi bien vite, je fe-
rai ajuster des cordes dans sa chambre pour sus-
pendre mon linge.
I>E MUSICIEN DE IiLOIK. 12R

— C'est bon, répondit le père Noël, faites planter


des clousf»
La mère Béni, lira une pièce de dix sous de sa
poche et la donna à Louison.
« Tiens, voilà pour toi, petite, » dit-elle, d'un-air
tranquille.
Puis, se tournant vers Madeleine :
« Tu ne diras pas que c'est moi qui te renvoie,
ajouta-t-elle ; ai-je regardé au dérangement pour te
recevoir? »
,
Le père Noël et Madeleine n'avaient pas fait trois
pas dans la rue, qu'ils entendaient la voix de la mère
Béru qui appelait une servante et lui ordonnait d'al-
ler débarrasser la chambre de sa fille.
« Marchons vite,.» dit Madeleine.
Elle fut bientôt installée dans le petit apparte-
ment du père Noël; rien n'avait été oublié : il y
avait une chambre pour elle, une autre tout auprès
pour -Louison, un grand cabinet de travail pour
Urbain; elle reconnut quelques-uns des meubles
qu'elle avait du temps qu'elle était petite fille, et
d'autres qui avaient été à l'usage de son mari. Elle
.prit les mains du vieil organiste et les serra entre
les siennes.
« Pourquoi me remercier? dit-il; je n'ai rien à
faire, et ça m'amuse de penser .à toi. »
120 in MUSICIEN DE BLOIS.
11 lui fil voir un piano dans un coin de la pièce
réservée à Urbain.
«11 est bon, reprit-il, je l'ai choisi moi-même. La
question est de savoir s'il voudra y loucher. »
C'était en effet une question bien difficile. Depuis
son retour à Blois, Urbain élail comme un mort;
il ne se fâchait pas, il ne grondait pas, il ne se plai-
gnait pas ; seulement il n'existait plus. Au milieu
de l'air frais et salubre qu'il respirait de sa fenêtre,
il regrettait la poussière du boulevard; l'asphalte lui
manquait.. D'étranges inquiétudes le tourmentaient
au moment où il avait coutume de rejoindre Ber-
gevin, qui l'attendait tous les soirs aux Champs-
Elysées. 11 se levait et marchait au hasard dans le
jardin ; on aurait dit qu'il cherchait une porte pour
s'enfuir. Il s'arrêtait quelquefois sur un banc et bat-
tait la mesure avec une baguette qu'il avait arrachée
à un arbrisseau en passant. Quand il lisait un jour-
nal de Paris, certains mots le faisaient devenir tout
rouge. Un jour qu'il froissait le papier avec rage,
Madeleine se pencha doucement sur son épaule.
« Qu'est-ce donc? » lui dit-elle.
Urbain posa le doigt sur un feuilleton qui rendait
compte de la première représentation d'un opéra qui
avait obtenu un grand succès. 11 était d'un jeune
compositeur appelé Charles Gaujal.
LE MUSICIEN DE I5L0IS. J27

« Quelles intrigues s'écria Urbain ; un garçon qui


!

n'a aucun lalent ! A mon arrivée à Paris, on ne lui


aurait pas confié les paroles d'une romance ! Voilà
qu'on le joue à l'Opéra, et on n'a pas voulu seulement
entendre mon Sardanapale! »
Urbain n'oubliait, que deux clioses : c'est que ce
pauvre garçon, qui n'avait, selon lui, aucun talent>
travaillait sans relâche depuis quatre ans, et que lui,
Urbain,, depuis son arrivée à Paris, n'avait pas tra-
vaillé dix heures en tout à son fameux Sardanapale.
Madeleine voulut l'encourager.; sa patience n'y
put rien. Pendant plus de six semaines, toutes les
fois qu'elle cherchait à le pousser vers le piano :
« A quoi bon disait-il ; je ne suis pas Charles
!

Gaujal ; je ne sais pas intriguer, moi »


!

Cette réponse, il l'eût faite en dormant; elle était


comme stéréotypée sur ses lèvres. Elle était devenue
un prétexte à toutes les paresses et à toutes les ré-
criminations.
Une autre fois il lut dans un journal que le monde
élégant de Paris et tous les étrangers de distinction
se donnaient rendez-vous à la Charmille des Rosiers.
Le directeur de ce jardin public était précisément
Bergevin. Urbain frappa du poing sur la table.
« L'imbécile! murmura-l-il; vous verrez qu'il fera
fortune! »
-128 Mï MUSICIEN DE BI,01S.

Il sortit exaspéré, et se promena dans la ville jus-


qu'au soir. Un phénomène particulier à certaines
natures, et dont les premiers effets avaient été re-
marqués par Madeleine, se montrait avec plus de
force, et, disons-le, plus'de cynisme. Urbain s'éton-
nait avec un mélange bizarre d'impudence et de naï-
veté que sa conduite pût être l'objet d'un blâme; sa
qualité d'artiste lui semblait une armure derrière
laquelle il devait être invulnérable; il ne comprenait
pas qu'on osât l'en dépouiller pour juger l'homme.
Cette-croyance, dont il avait le germe en lui, s'était
singulièrement développée dans le milieu malsain où
il avait vécu. C'est un axiome fort goûté de certaines
gens que la profession d'artiste donne à quiconque
en est revêtu un caractère de vertu indélébile. Ce
qui est défendu aux autres créatures du bon Dieu
leur est permis. Ils ne relèvent que de leur con-
science, et les actions qu'on serait cri droit de re-
procher à tout autre, quand ils les commettent, ne
doivent pas être jugées d'après la règle commune.
Urbain avait vu comment cette théorie était mise en
pratique parmi les vulgaires héros de la bohème, et
il en avait adopté les principes faciles avec un dé-
plorable empressement. Maintenant il s'étonnait de
ne-plus recevoir le même accueil, de ne pas trouver
ouvertes les maisons où il avait été l'objet de tant
LE MUSICIEN DE IÎL01S. 12!)

de sympathies. s'étonnait même que les personnes


11

auxquelles il avait emprunté de l'argent osassent se


plaindre de ce qu'il ne le rendait pas. Tenait-il un
livre en partie double pour se souvenir de ce qu'il
devait?
Ces doctrines, dont quelque chose avait, percé dans
ses entretiens avec le père Noël, avaient été verte-
ment traitées par le vieil organiste, qui croyait
qu'aucune profession n'exempte de remplir honnête-
ment ses devoirs. Il croyait même que le caractère
a Te pas sur les dons de l'esprit, et il ne ménageait
pas .les termes dans lesquels il fléti-issail un tel oubli
de soi-même. Urbain, dominé par le regard.du vieux
cuirassier, n'osait répliquer ; mais à part lui il esti-
mait que le père Noël n'avait pas conscience des pré-
rogatives de l'imagination. Le plus clair était que
personne ne lui rendait justice. Une autre cause,
dont sa vanité ne lui permettait pas de parler, con-
tribuait à lui rendre le séjour de Blois intolérable. Il
avait rencontré forcément quelques-unes des per-
sonnes qu'il avait connues autrefois chez madame de
Boisgard, et ces personnes, un peu oisives comme
on l'est dans certaines villes de province, n'avaient
pas manquéde le questionner sur les motifs de son
retour dans la ville natale. Ces questions se renou-
velaient souvent, et Urbain ne savait comment y ré-
150 LE MUSICIEN DE BLOIS.

pondre. Il n'ignorait pas d'ailleurs qu'une.partie de


la vérité avait pénétré dans le inonde de lîlois, et
son aràour-propre en souffrait cruellement. 11 avait
des frissons quand on l'arrêtait dans la rue. 11 voyait
dans chaque parole, dans un regard, dans un salut,
dans un sourire, une allusion ironique à ce passé
dont chaque rue et chaque maison lui rappelaient
les jours pleins de promesses. Le venin coulait goutte
à goutte sur son coeur ulcéré. Chaque visage lui deve-
nait odieux ; pour lui, tout passant était un ennemi
ou un railleur. 11 rentrait parfois subitement après
être sorti pour une longue promenade, et se renfer-
mait dans un silence farouche dont rien ne le tirait
plus ; c'est qu'au détour de là rue il avait aperçu de
loin un de ses protecteurs d'autrefois. Alors il se de-
mandait comment il avait pu se décider à quitter Paris.
Ses créanciers n'étaient pas des tigres ; on ne l'aurait
certainement pas poursuivi. Une haine sourde s'a-
massait au fond de son âme contre le père Noël.
Le pauvre viçil organiste ne lui disait rien pour-
tant du chagrin cuisant qui le dévorait. Tout ce qu'il
avait redouté s'était réalisé, et au delà ; cependant il
ne pouvait encore se détacher pleinement de l'élève
en qui si longtemps il avait vu un fils. Quelquefois,
le soir, quand il le regardait assis auprès de Made-
leine dans son jardin, il lui semblait que rien de ce
LE MUSICIEN DE BLOIS. 131

qui avail bouleversé son coeur n'était arrivé, el la


voix du vieillard se radoucissait. Il se souvenait du
jour où le fils du mercier avait.mis avec confiance sa
petite main dans la sienne. Un seul élan ^ un mot de
repentir, et son coeur se serait ouvert. Plusieurs fois,
à l'insu d'Urbain, il avait fouillé dans l'amas de mu-
sique qu'il avait rapporté de Paris; el où les morceaux
achevés se mêlaient à des motifs à peine indiqués ;
ceux-là dataient d'autrefois, ceux-ci étaient presque
de la veille. Le père Noël avait tout lu, tout étudié.
Hélas ! les meilleurs étaient les plus vieux ; là étaient
la sève, l'originalité, le mouvement, ce quelque chose
qui court comme une flamme dans les oeuvres de
l'esprit. Il en exécuta plusieurs en secret, tout seul,
et à la vue des qualités' réelles qui éclataient en
gerbes sous ses doigts, bien,des larmes furtives s'é-
chappèrent de ses yeux.
« Ah ! s'écria-t-il un jour, 'avoir eu de si belles
facultés et les avoir perdues ! »
Il souffrait ainsi doublement et par la pensée de ce
qu'Urbain était et par la pensée de ce qu'il aurait pu
être. 11 en avait.eu vaguement conscience autrefois, et
il se reprochait d'avoir cédé.aux prières de Madeleine.
Ne l'avait-il pas sacrifiée en la donnant à Urbain ?
« Pourquoi ai-je cru qu'elle le sauverait ? disait-il.
Le ver élail déjà au coeur du fruit. »
\?& LT3 MUSICIEN DE ISLOIS.
Vci's'Ja fin du mois, un matin, le père Noël, quj
avait retrouvé pour Madeleine ses jambes de vingt
ans, arriva dans la maisonnette; il avait à la main
un jouet pour Louison, et sous son bras un paquet
d'étoffes pour la mère.
« Tiens, pelite, ça t'occupera pendant que je cau-
serai avec Urbain, dit-il... Taille là dedans des robes
eL des jupons... Dans une heure, tu feras mettre le

couvert. »
L'air joyeux du père Noël fit bien voir à Madeleine
qu'elle ne devait, pas avoir d'appréhension sur le ré-
sultat de'celle conférence; elle le laissa donc s'en-
foncer avec Urbain sous une tonnelle où il y avait un
banc pour s'asseoir.
« Tiens! dit le père .Noël en tirant une liasse de
papiers de sa poche, la liquidation est finie. Bonté du
ciel, les avais-tu embrouillées, ces malheureuses-'afr
faires ! Le notaire a failli ne pas s'y reconnaître...
Enfin voici les quittances ; tu ne dois plus rien.
Que resle-l-il? demanda Urbain.

11 reste ça! » répondit brusquement le père

Noël en touchant les papiers du doigt.
Urbain étouffa un soupir. JL avait, eu l'espoir un
instant de pouvoir retourner à Paris. Comme dans
un éclair, le boulevard tout resplendissant avait brillé
à ses yeux.
. _ .
LE MUSICIEN DE BLOIS. 153
«Maintenant il s'agit de vivre, .«reprit le père
Noël.
Urbain le regarda en dessous, retournant les pa-
piers dans ses mains.
v
« Je ne sais pas si tu t'en es aperçu, poursuivit le
père Noël, mais voilà quelque chose comme deux ou
trois mois que tu ne fais rien.
Qui vous l'a dit? répondit Urbain... On peut ne

pas rester assis devant un pupitre et travailler cepen-
dant... Un artiste...
— Pas de discours ! s'écria le père Noël en l'inter-
rompant. J'ai lu ce que lu vas me dire dans vingt
journaux; donc tais-toi. Madeleine n'a plus rien, et
lu as un enfant. Il faut leur donner du pain. Oh i si
tu étais malade, je serais là, et on trouverait bien
encore quelques économies au fond d'un vieux tiroir.
Malheureusement pour toi, tu te portes bien ; c'est
pourquoi j'ai résolu de te. céder ma place. En quelques
mois, tu manieras les orgues aussi bien qu'un autre.
'Fu auras là de bons appointements. De plus, je vais
te présenter dans deux ou trois maisons où l'on a
besoin d'un professeur; cela t'occupera le matin et
les dimanches. Le reste dutemps t'appartiendra. Tu
pourras te remettre un peu au contre-point et revoir
aussi les vieux maîtres. Cela ne t'empêchera pas de
finir Sardanapale, situ -veux. »
'134 J,E MUSICIEN DE BLOIS.
Urbain rougif.
« Donner des leçons, courir le cachet quand on a
fait des opéras! est-ce une situation? dit-il.
— Je comprends, répondit le vieil organiste ;
mieux vaut s'endormir dans un cabaret, c'est plus
honorable. » -
11 y eut un silence. Urbain cassait machinalement

:
des bouts de branche le père Noël lui semblait
odieux. L'indignation dévorait celui-ci. Il voyait jus-
qu'au fond l'abîme dans lequel son ancien élève était
tombé. Si la pensée de Madeleine, qu'il apercevait à
l'autre bout du jardin, ne l'avait retenu, il aurait
éclaté.
« Voyons c'est une plaisanterie, reprit-il en po-
!

sant sa main sur le genou d'Urbain, tu acceptes?



Oui, fît Urbain de l'air d'un dogue qu'on mène
au chenil.
— Alors la conférence est terminée, ». dit le père
Noël.
Madeleine fut instruite des arrangements proposés
par le père Noël et acceptés par Urbain. Elle fut sou-
lagée d'un poids énorme. L'habitude des occupations
régulières et l'obligation de nouveaux devoirs à
remplir chasseraient peut-être les idées qui fermen-
taient dans le coeur .d'Urbain. L'oeuvre du travail se
ferait et rassérénerait cet esprit malade. Tout le jour
LE MUSICIEN DE BLOIS. 13fi

elle caressa celle heureuse pensée. Le soir même,


au retour d'une promenade, Urbain entraîna Made-
leine sur le pont de la Loire. 11 paraissait de bonne
humeur.
« Tu le souviens de ce pont, dit-il ; allons le voir. »
Madeleine tressaillit. Ces quelques mots l'avaient
rejetée de cinq années en arrière ; c'était comme un
appel à cette mémoire du coeur qui ne s'endort ja-
mais. Elle pressa le pas, et on atteignit le pont. La
nuit était venue, le temps était doux el calme; il
n'y avait personne sur le quai. Madeleine regarda
l'eau, où se miraient les étoiles; la rivière, pleine
de scintillements, se brisait aux arches du pont. Les
fenêtres d'une auberge brillaient sur l'autre bord;
on entendait des voix qui chantaient dans l'éloigne-
ment.
« C'est bien le même soir! » dit Urbain.
Madeleine tourna les yeux du côté de'l'horizon où
le croissant de la lune se montrait derrière un rideau
noir de peupliers. 11 lui semblait qu'elle avait recon-
quis Urbain; son coeur, plein de reconnaissance,
s'élevait vers Dieu.
« Ne regrettes-tu rien? reprit Urbain.
ï\Ton, si tu es heureux ! » répondit Madeleine.

Urbain se pencha vers sa compagne et l'embrassa
au front. Quelque chose d'étrange se passait en
l.ïfl LE MUSICIEN'1)E BL01S.

Madeleine :
elle se faisait mille reproches el s'accu-
sait d'avoir pu méconnaître son mari. Qui n'avait
pas ses heures de faiblesse, el comment avait-elle
pu se violenter jusqu'à permettre à sa pensée de s'é-
carter de lui ? Elle se serra contre Urbain'.
« Je travaillerai pour loi, pour Louison. pour nous,
reprit-il doucement... Tu verras... Mais il me semble
"que nous pourrions mieux faire pour l'avenir de
notre enfant. On peut bien mener cette -vie-là. pen-
dant un temps, mais où nous conduira-l-elle? J'ai
bien écouté le père Noël tandis qu'il parlait. Ses in-
tentions sont bonnes, mais il n'est plus jeune, il ne
sent pas les choses comme moi... Malheureusement
il ne m'écoule pas; loi, lu as de l'influence sur lui :
il fera ce que te voudras...
— Explique-toi, dit Madeleine.
— Le père Noël a plus d'argenl qu'il ne l'avoue.
Deux fois déjà il m'a parlé de ses économies. Moi,
j'ai de l'expérience à présent. S'il me confiait les ca-
pitaux qu'il tient en réserve, je pourrais obtenir un
nouveau privilège, el qui sait môme? devenir direc-
teur d'un théâtre... Nous serions bientôt riches. »
Madeleine vit. se dresser devant elle la figure de
mademoiselle Irma. Elle eut un léger frisson.
« Tu as froid, reprit-il.
— Non, ce n'est rien, dit-elle.
.
LE MUSICIEN'DE BI,OIS. i;,ï
— Si je lui faisais une proposition semblable, il la
repousserait bien loin, poursuivit Urbain ; si au con-
traire tu lui en parles comme si l'idée venait de toi,
il n'hésitera pas/»
Madeleine était indignée. Sous prétexte de ramener
son châle autour d'elle, elle retira le bras qu'elle
avait passé sous celui d'Urbain. L'action qu'il lui
conseillait lui paraissait plus odieuse encore par la
manière dont elle était présentée; Cette mise en
scène préparée de longue main, ce semblant de ten-
dresse auquel elle s'était laissé prendre, la révol-
taient dans la partie la plus intime de son être.
« Qu'en dis-tu? continua -Urbain,' voyant qu'elle
ne répondait pas.
— C'est impossible, dit-elle. Jamais je ne me char-
gerai d'une pareille négociation.
— Quel mal y vois-tu?
— Tu mé le demandes ! Le pain que nous man-
geons ne vient-il pas du père Noël? Faut-il le dé-
pouiller dé tout ce qu'il a? Et pourquoi? Encore
Paris! encore la même vie! encore les mêmes an-
goisses! »
Urbain regardait le fleuve en frappant de petits
coups sur le parapet. v'
« Ah ! tu ne m'aimes pas ! » s'écria-t-il avec vio-
lence.
158 LE MUSICIEN NE 13L0IS.

Ce mot cruel, ce cri suprême de l'amour en dé-


tresse ou de la perfidie aux abois, ce mouvement dont
tant de femmes ont abusé pour remporter une vic-
toire indécise, remua Madeleine jusque dans les en-
trailles.
« Je ne t'aime pas !» dit-elle d'une voix à demi
brisée par un sanglot; puis elle s'arrêta.
Mille souvenirs amers l'assaillaient en foule ; elle
entrevit comme dans une vision la chambre de la rue
des Martyrs, où elle avait tant pleuré, le coupé des
Champs-Elysées, la bouquetière, cette longue soirée
passée dans la fièvre, le café-concert avec ses giran-
doles de feu, et, regardant Urbain tout à coup en face
avec des yeux tout étincelants :
« Et si cela était, me le reprocherais-tu? » s'é-
ciïa-t-elle.
Urbain ne put soutenir la fixité de ce regard lu-
mineux.. 11 baissa la tête et se tut. Il pensa qu'elle
savait tout.
Ils rentrèrent silencieusement à la maisonnette.
La nuit, les étoiles, les doux gémissements du fleuve,
ces odeurs des jardins baignés de rosée qu'elle aimait,
ne disaient plus rien à Madeleine. Elle avait le coeur
engourdi. Elle entendait le bruit de ses pas sur le
pavé des rues et regardait machinalement les en-
seignes. Elle n'était plus maîtresse de sa pensée;
LE MUSICIEN DK BLOTS. lot)
aimait-elle encore Urbain, ou vraiment ne l'aimait-
elle plus ? Elle ne le savait- pas et ne cherchait point
à le savoir. La vue de la lampe qui brillait derrière
la fenêtre de la chambre où dormait Louison la tira
de sa torpeur. Elle se jeta dans l'escalier et monta
aveola rapidité de l'oiseau qui regagne son nid.
Les jours suivants, Urbain accompagna le père
Noël à Saint-Louis et dans toutes les maisons où il
devait être présenté. 11 joua de l'orgue devant la
fabrique assemblée, et fut admis comme professeur
de musique dans deux pensionnats.
« Tu n'as plus qu'à continuer, lui dit le père Noèl,
le pain de" tous les jours est assuré; moi, je me
charge de la dot de Louison. ».
La santé de Madeleine s'était raffermie, mais la
contrainte morale où elle vivait nuisait a son entier
rétablissement. Elle avait la conscience qu'Urbain
n'était pas heureux, et elle en souffrait. Cette triste
victoire qu'elle s'était efforcée d'obtenir sur elle-
même dans les derniers temps de son séjour à Paris,
elle sentait bien qu'elle était à demi remportée; elle
en éprouvait un profond sentiment de tristesse.
L'enchantement de sa vie s'était évanoui. 11 fallait
au moins qu'Urbain ne s'en aperçût pas. Elle se sou-
vint de l'entretien qu'elle avait eu avec- le père Noël
au moment où il l'avait surprisé sur le pont il y avait
•UO LE- MUSICIEN DE BLOIS.

cinq ans, et fit taire les plaintes de son coeur. Le ma-


riagej tel qu'elle l'avait conçu, n'était certes pas un
Éden plein de fruits savoureux et de sources rafraî-
chissantes ; c'était un âpre sentier tout semé d'aspé-
rités. Fallait-il s'étonnera présent si des cailloux et
des ronces meurtrissaient ses pieds? Elle prit son
chagrin, corps à corps et le secoua comme un fort
lutteur secoue la bête cramponnée à son flanc. La
voix du devoir parlait plus haut à mesure'que les
mélodies de l'amour s'envolaient, fille l'écouta avec
les frémissements d'une joie austère.
« Eh bien, dit-elle, ce sera comme si j'avais deux
enfants. »
Madeleine se mit donc à l'oeuvre courageusement,
avec la vaillance et la sincérité d'un esprit qui n'avait
jamais fléchi. Elle étaitlevée dès l'aurore, et tenait son
petit ménage en ordre avecun soin rigoureux. Urbain
s'étonnait de l'aisance qui régnait autour de lui; il
s'étonnait plus encore de ce sourire et de cette égalité
d'humeur, de cette vigilance et de celte activité alerte
qui rendaient tout facile. Quelquefois il avait comme
dés éclairs d'attendrissement; d'autres fois l'égoïsme
reprenait le dessus ; alors il pensait qu'elle lui devait
bien ce dévouement de tous les jours pour le conso-
ler d'avoir quitté Paris. Seulement, quand il était au-
près d'elle, il se faisait en lui comme un apaisement.
LE MUSICIEN DE BJ,OI.S. 111
.
H'n'osait pas se plaindre. Madeleine avait des càline-
ries pour les habitudes rapportées de Paris ; jamais
il n'avait fumé de meilleurs cigares et jamais bu de
café plus chargé d'arôme. Urbain se plongea dans
celte pensée, qu'elle, ne savait rien ; mais alors, pour-
quoi ce regard et celte exclamation qui l'avaient fait
pâlir? C'était sans doute une allusion à sa dot gas-
pillée et à l'isolement où il l'avait tenue.
« Après tout, se disait-il, un artiste n'est pas un.
bourgeois! »
El il fumait tranquillement la longue pipe à bout
d'ambre qu'elle lui présentait tout allumée.
À l'insu même du père Noël, Madeleine avait écrit
à l'-édileur de livres illustrés avec lequel elle avait été
quelque temps en relation, pour lui demander s'il-ne
pourrait pas lui fournir quelque travail; malgréTé-
loignement, son habileté plaidant pour elle, il y con-
sentit et Madeleine se remit à l'ouvrage avec l'éner-
,
gie des premiers jours. Elle se redressait comme un
jeune arbre arraché de terre un instant et qui reprend
racine.
Malheureusement, si Urbain respirait auprès de
Madeleine une atmosphère de repos, aussitôt qu'il
ne la voyait plus il retombait dans..ses agitations et
ses regrets : Paris lui manquait, comme l'eau-de-vie
à un buveur habitué aux liqueurs fortes. Le temps^
1.42 LE MUSICIEN-DE BLOIS.
.

au lieu d'éteindre ce feu intérieur, l'avivait. 11 avait


des heures sombres pendant lesquelles il allait dans
les cafés, cherchant les commis voyageurs pour
avoir des nouvelles du boulevard. La bohème avait
déposé son limon dans cette âme, et rien n'en pou-
vait effacer la trace. Quand une troupe de comé-
diens donnait des représentations à Blois, il pas-
sait ses soirées autour du théâtre et se liait avec les
acteurs. L'odeur des quinquets lui faisait plaisir.
Dans les récriminations de ces pauvres diables, tous
victimes d'odieuses cabales qui leur fermaient, di-
saient-ils, les théâtres de Paris, il retrouvait l'écho
de. ses propres déboires et s'y complaisait.
Le hasard voulut une fois que. l'un de ces bohé-
miens de l'art dramatique eût été un temps attaché,
en qualité de baryton, au café chantant ; Urbain ne
se lassait pas de le voir et de l'écouler : il le ques-
tionna sur les destinées de celle qui avait été sa pre-
mière chanteuse. *
« Elle court un peu, dit le baryton ; dernièrement
elle a débuté au théâtre Beaumarchais.
— Elleest.bien heureuse! » pensa Urbain.
Un dimanche, en revenant de la cathédrale, Urbain
fut accosté par un homme qui portait un habit bleu
à boulons d'or, des favoris en collier, et jouait avec
un jonc à pomme d'écaillé.
LE MUSICIEN DE BLOIS. 145

« Bergevin! vous à Blois! s'écria Urbain ravi.


— Je vous cherchais, dit Bergevin ; venez déjeuner
avec moi, nous causerons. En voyage, j'ai toujours
faim. »
L'ex-associé d'Urbain l'entraîna à l'hôtel d'Angle-
terre, et fit dresser le couvert dans sa chambre.
« Çà, dit-il, que faites-vous à Blois? »
Urbain fit la moue.
« Pas grand'chose, répondit-il.
Nous avons donc renoncé à Paris ? » poursuivit

Bergevin en dépêchant l'aile d'un perdreau.
Urbain frappa sur la poche de son gilet et répéta
un mot célèbre dans les annales de la bohème :
« Il le fallait !»
Bergevin avala un verre de vin de Bordeaux d'un
seul trait.
« Celte raison-là, je l'ai connue souvent, repril-il,
et cependant je n'ai jamais émigré. S'il m'avait fallu
prendre la fuite toutes les fois que la fortune m'a
trahi, au lieu d'être tranquillement assis devant un
bon déjeuner, je serais à l'heure qu'il est en Tartarie
ou dans le Monomolapa. »
Ce n'était pas le hasard, tant s'en faut, qui, en
faisant venir Bergevin à Blois, l'avait mis sur le pas-
sage d'Urbain. L'ancien associé du compositeur avait
fondé, on le sait, un établissement où.les muses de
li-i LE MUSICIEN J)E «LOIS.

la danse et de la musique élaienl honorées. 11 lui


manquait encore un chef d'orchestre qui fût en étal
de varier lé répertoire par des compositions nou-
velles. 11 avait alors pensé à son ami Urbain, dont il
avait mis à l'épreuve le talent d'improvisation. De
là son voyage. Le déjeuner était à peine entamé, que
liergevin attaqua résolument la question, mêlant avec
habileté les arguments, les conseils et l'ironie. Que
faisait Urbain à Blois ? Une ville de province où il n'y
avait même pas de théâtre était-elle un séjour con-
venable pour.un compositeur? C'était moins une
ville qu'un tombeau où il enterrait son talent. La
place d'Urbain était à Paris, non ailleurs, à moins
cependant qu'Urbain n'aspirât aux fonctions de con-
seiller municipal ou de marguillier dé sa paroisse.
Quand il vit son convive indigné et à moitié vaincu
déjà, Eergevin mit de nouvelles paroles sur un autre
air. Si Urbain avait échoué dans sa première cam-
pagne, c'était moins sa faute que celle des circon-
stances* Un artiste embarrassé d'une femme n'a plus
sa liberté. Seul, Urbain eût été riche ; en une soirée,
il eût pourvu aux besoins de tout un mois, et, déli-
vré de sottes préoccupations^'il n'eût plus pensé qu'à
la gloire. Ah ! si Bergevin avait eu la figure el le
talent d'Urbain Lefort, il n'aurait pas mis un temps
bien long à monter au plus haut de l'échelle; mais
LE MUSICIEN DE BLOIS. 145

Urbain était jeune, et la tentative pouvait être re-


commencée.
Celui-ci prêtait l'oreille avec l'avidité inquiète du
chien qui entend au loin le cor de chasse. Bergevin
fit apporter deux bouteilles de vin de Champagne, et,
remplissant leurs verres comme au temps où ils dé-
jeunaient aux Champs-Elysées, il s'ouvrit à son ex-
associé. Un emploi de chef d'orchestre, cent écus
d'appointements par mois, de bonnes relations avec
tous les artistes et la faculté de faire exécuter autant
de morceaux de musique qu'il en composerait, telle
était la position qui lui était offerte ; le reste dépen-
dait de lui. A ces mots, tous les instincts mal assoupis
d'Urbain se réveillèrent. Paris avec toutes les fêtes et
tous les bruits qu'il avait aimés passa devant ses
yeux. 11 vit aussi Madeleine et Louison, et il soupira.
Bergevin devina ce qui se passait en lui.
«Si cela vous contrarie, reprit-il froidement, il
n'y faut plus songer. Restez à Blois si Blois vous
plaît... Je viendrai vous demander des nouvelles de
votre talent dans six mois... Bonsoir ! »
Urbain frappa du poing sur la table;
« C'est dit, s'écria-l-il, je pars ! »
La nuit était venue quand Urbain se sépara de
son ami Bergevin. Tout ce qu'il avait entendu bour-
donnait dans sa tête comme un essaim de mouches;
503 7
140 LE MIJSIOIUK UK ULOIS. •

Par ua travail singulier de sa pensée, il en était ar-


rivé à croire que sans Madeleine l'argent dépensé
dans son ménage aurait pu le mener à la fortune. Il
oubliait que cet argent lui avait été apporté 'par Ma-
deleine, et que seul il l'avait follement gaspillé. Il
prit le plus long pour rentrer chez lui, se raffermis-
sant dans sa résolution par de magnifiques raison-
nement*. 11 était clair qu'on avait brisé sa carrière.
Bergevin était venu à propos pour le tirer du som-
meil où son génie s'engourdissait. 11 trouva Made-
leine qui l'attendait pour dîner.
« Tiens, dit-elle, voici un bouquet que Louison l'a
fait. »
Il prit, le bouquet et s'assit. 11 ne put rien manger
et se retira de bonne heure, prétextant un grand
mal de tête. Madeleine l'entendit marcher quelque
temps dans son cabinet, ouvrir et fermer la fenêtre,
puis il se coucha. Dans la matinée, il profila d'une
course qui retenait Madeleine dans le voisinage pour
faire un paquet de sûn linge et de ses habits qu'il
envoya à l'Hôtel d'Angleterre. Pendant le déjeuner,
il fut très-agité, avec des accès de gaieté qui lui ve-
naient par bouffées. 11 prit un instant Louison sur ses
genoux et devint très-pâle en l'embrassant. Il joua
quelques minutes avec elle et la posa brusquement à
terre ; il avait une larme dans les veux et se détourna
LE MUSICIEN DE ULOJS. 117

pour l'essuyer. Quelque cliose sur quoi il ne conip-


-
lait pas le remuait 11 s'appuya sur le dossier de
sa
chaise et regarda devant lui, hésitant ; Louison se
roulait dans l'herbe : un orgue de Barbarie vint à
passer, jouant une valse qu'il avait composée autre-
fois et qui avait eu quelque succès. Madeleine lui
jeta un coup d'oeil.
« La reconnais-tu? » dit-elle.
Urbain tressaillit : celle valse, dont le bruit allait
s'affaiblissent, et dont chaque note lui rappelait un
souvenir d'autrefois, était comme la voix de Paris
qui le sollicitait. 11 prit son chapeau et sortit en sif-
flant. '
Le soir, un garçon de l'hôtel d'Angleterre apporta
une lettre pour madame Urbain Leforl. Madeleine
la trouva en revenant de chez sa mère. Elle poussa
un cri dès les premiers mots et courut chez le père
Noël.
« Lisez que faul-il queje fasse? lui dit-elle quand
!

elle vil le papier où Urbain annonçait son départ


tomber des mains du vieillard.
— Reste! s'écria-l-ilavec violence.
Ah ! reprit-elle en sanglotant, si je reste, c'est

comme s'il étail mort pour moi.
— Mort plût1à Dieu qu'il le fût! »
148 LE MUSICIEN DE 11-LUlS.

IX

A quelque temps de là, Madeleine recul une lettre,


timbrée de Paris, par laquelle Urbain lui faisait pari
de ses nouveaux projets. 11 travaillait, il composait un
opéra qu'il avait l'espoir de faire représenter prochai-
nement. Tout autre détail manquait. Le père Noël
envoya aux renseignements ; mais, avant que la ré-
ponse arrivât, Madeleine fut surprise un matin par
Paul Vilon, qu'aucune lettre n'avait précédé. Elle lui
tendit la main comme si elle l'avait vu la veille ; puis
la pensée lui vint qu'il apportait une mauvaise nou-
velle,, elle fut prise d'un tremblement nerveux.
« Vous savez quelque chose? dit-elle.

— Rien, sinon que vous êtes seule : c'est ce qui


m'a donné l'idée de partir: avant de réfléchir, j'étais
en route. »
Rassurée à demi, Madeleine interrogea Paul et le
conjura' de parler franchement.' 11 ' avait rencontré
Urbain assis devant la porte d'un café. Il était avec
deux autres personnes qui fumaient et portaient des
paletots râpés aux coudes. D'après ce qu'on Jui avait
dit, Urbain était attaché en qualité de chef d'oi-
LE MUSICIEN DE IÎLOIS. 140
cheslrc à la Charmille des Rosiers. Il louchait mille
écus par an et avait le droit de faire ries valses cL des
mazurkas.
« Ah! mon Dieu! si le bal vient à manquer! » dit
Madeleine.
Faul regarda le père Noël ; ils pensaient tous deux
que le chef d'orchestre n'attendrait pas si longtemps.
Ce qu'elle apprenait de la nouvelle situation d'Ur-
bain avait rejeté Madeleine dans ce malaise cl cet
ébranlement général qu'elle éprouvait au moment,
où le père Noël était venu l'arracher de Paris. Elle
s'efforçait néanmoins de cacher son état à tous les
yeux. L'insomnie la consumait. La présence de Paul
lui apporta une consolation nu moment où elle l'es-
pérait le moins; elle ne lui en fit pas mystère et le
supplia de rester quelque temps à Blois. Paul se garda
bien de refuser. Les petits voyages qu'on faisait aux
environs, et qui parfois se prolongeaient un jour ou
deux, étaient pour Madeleine une cause de grandes
distractions; le père Noël enétail toujours, et, entre
ces deux amis qui la chérissaient, elle éprouvait ce
bien-être et ce soulagement qu'on goûte, après une
grande fatigue, dans un bain tiède : son coeur s'y
délassait.
La fuite d'Urbain avait fait une certaine sensation
à Blois. Les visites ne manquèrent pas chez Made-
150 LE MUSICIEN DE DLOIS.
leine. On voulut savoir la cause de ce brusque dé-
part, on l'accabla de questions frivoles, où perçait
la curiosité la plus impertinente. Madeleine se con-
tenta de répondre qu'Urbain élait parti pour affaires.
Personne n'en crut un mol, mais quelques bonnes
âmes lui en voulurent de sa discrétion, et l'apportèrent
que madame Leforl n'avait pas besoin à'amies pour
se consoler. Elles soulignèrent le mot en parlant, et
ce furent alors mille chuchotements qui allèrent de
la rue du Pont à la place des Jésuites.
« Nous n'irons plus chez elle, dit_-une personne
charitable ; nous pourrions peut-être la déranger. »
L'une avait vu Paul dans le jardin de Madeleine ;
l'autre l'avait rencontré dans la rue des Fossés. ,11
était clair que Paul ne la quittait pas. Le nom dePaul
revenait dans toutes les conversations. Et il- élait
journaliste !

Une après-midi que Madeleine était chez sa mère,


elle y trouva une femme du voisinage qui tenait une
boutique de passementerie très-achalandée. La pas-
semcntière prit un air pincé en la voyant, et lui fit
un petit salut roide. Au milieu de la conversation,
qui s'en allait mourant à chaque mot, la mère Béni
demanda à sa fille des nouvelles d'Urbain; elle ne
s'en souciait guère, mais croyait devoir en parler par
politesse. Madeleine devint sérieuse : elle n'en avait
LE MUSICIEN DE BLOIS. loi
pas; il n'écrivait plus; les nouvelles qu'on-lui en
avait données indirectement ne la rassuraient pas,
Ea voix de la jeune femme tremblait. la passemen-
;
liêre la regarda.
« Tant pis! murmura-t-elle entre ses dents, je
verrai bien si c'est une hypocrite »
!

El tout haut elle ajouta :


« Ainsi, madame, vous regrettez votre mari... sin-
cèrement? »
Madeleine l'interrogea des yeux.
« Je ne vous comprends pas, madame.

— Eh bien, reprit la passemenlière, je vais m'ex-


pliquer. »
Et tout au long, sans ménager ses expressions, et
seulement, pour confondre les méchantes langues,
avec une -grande volubilité de paroles où éclatait sa
joie, elle ne cacha rien à Madeleine de ce qu'on di-
sait ; elle amplifia même un peu et grossit le mal de
quelques bonnes médisances improvisées. En finis-
sant, elle ne respirait plus. Madeleine serrait Louison
contre ses genoux comme pour s'en faire un bouclier
contre ce déchaînement de propos envenimés d'où
suintait la calomnie.
« Le coup est dur, je ne vous en remercie pas
moins, et l'avertissement ne sera pas perdu, dit-elle
enfin... Quanlàmejustifier,jen'y songe même pas, »
152 I.E MUSICIEN BE IÎLOIS.

Rentrée chez elle, Madeleine fît prier Paul de la


venir trouver sur-le-champ.
« Mon ami, dit-elle aussitôt qu'il parut, donnez-
moi la main et, dites-moi adieu.
Adieu s'écria Paul.
!

Oui, et sans hésiter, pas plus que je n'hésite à

vous le demander. Bla lillen'a rien que mon nom il :

faut que je le lui laissé intact. »


Elle lui raconta ce qui s'était passé chez ma-
dame Béru. Paul se frappa le front.
« Ah! dit-il, j'aurais dû ne pas venir; voilà que
vous allez me haïr.
Moi, vous haïr! » répéta-t-elle.

Elle regarda autour de la chambre, et, comme si
une idée subite la saisissait, elle courut vers sa fille,
l'enleva dans ses bras, et, plus prompte que l'éclair,
lui coupa une boucle de cheveux.
« Tenez, dit-elle en la donnant à Paul, c'est ce que
j'ai de meilleur: ce sera entre nous Je signe d'al-
liance. »
Puis, tremblante et bouleversée :
« Parlez! parlez vite à présent! » dit-elle.
Paul obéit ; il descendit vers le quai ; il regardait
à toute minute cette boucle de cheveux cendrés et
fins qui frissonnaient entre ses doigts.
« Si c'est li ce qu'on appelle l'amour, quel triste
I.K MUSICIEN DE BI.OIS. ir.n

roman!... Ceci m'apprendra à voyager en pro-


vince... » reprit-il un moment après.
Il voulut rire, mais le rire expira sur ses lèvres. 11
se sentait comme un poids lourd sur le coeur. A deux
reprises différentes, il couvrit de baisers les cheveux
de Louison.
« Est-ce absurde !
» dit-il.
Et il les serra dans son portefeuille.
À l'hûlel d'Angleterre, on lui dit que le train pour
Paris partait dans une demi-heure. 11 courut "dans sa
chambre, lit sa malle en un tour de main, paya la
note et se fit conduire au chemin de fer; la locomo-
tive siffla, et il s'enfonça dans un coin du waggon.
Tout à coup il sauta à la portière et regarda dans la
nuit du côté de Blois. Quelques lumières piquaient
l'ombre; une masse noire indiquait l'emplacement
du château. 11 crut voir la clarté d'une lampe dans
une maisonnette, derrière un jardin, tout auprès.
« Ah ! sedil-il,je nelareverrai peut-êlrejamais » !

11 retomba dans son coin et se cacha le visage entre

ses mains.
Que faisait Urbain pendant ce temps-là? Il descen-
dait à pas rapides la pente où il avait mis le pied.
Durant ses premiers jours de liberté, il avait éprouvé
une sorte d'enivrement. Un matin il déjeunait aux
Champs-Elysées, un soir il dînait sur le boulevard.
8.
154 LE MUSICIEN DE BLOIS.

11 se rappelait le temps où il était élève du Conserva-


toire ; les deux cent cinquante francs qu'il touchait
par mois lui semblaient inépuisables. D'ailleurs n'a-
vait-il pas les ressources de la composition? Une cha-
leur factice l'enflammait ; trois ou quatre fois il s'as-
sit devant un piano qu'il avait loué, et il écrivit une
valse ou deux. 11 cul des billets pour les premières
représentations, et se plongea tout entier dans cette
atmosphère tapageuse dont il avait été sevré. La pre-
mière fois qu'il conduisit l'orchestre dans le pavillon
de la Charmille des Rosiers, il fut électrisé par le re-
tentissement des cornets à piston et le ronflement
des basses.
-
« Ah je
! me sens vivre !
» dit-il.
-Bientôt Urbain eut un compte ouvert au café le plus
voisin du bal. 11 ne se; gêna guère pour engager ses
amis. Les amis ne venaient pas toujours seuls; la
fugitive mademoiselle Irma ne manquait pas de soeurs.
Urbain en fit la découverte, et les choses prirent un
train si singulier, que le piano qui devait relever sa
réputation n'aurait jamais perdu sa poussière si des
châles et des burnous ne l'eussent parfois essuyé. Le
désordre était dans sa chambre et le chaos dans son
esprit. Un matin, le cafetier apporta sa noie. Urbain
regarda le total d'un coup d'oeil et renvoya l'homme
à Bergevin avec le geste d'un grand seigneur qui cou-
I,F, MII SI fil RN DR r,I,OI«. 1:,;i
.

gédie ses fournisseui's. Malheureusement les fonctions


d'inlendanl plaisaient peu au directeur.
Parbleu ! dit-il, je ne suis pas allé le chercher à
«
Mois pour payer ses folies ! »
Il mil à la porte le cafetier. Urbain, furieux, de-
manda une explication : elle fut violente, et le direc-
teur rompit avec son chef d'orchestre, qui s'engagea
dans un autre établissement. Vers la fin du mois, les
oppositions de Bergevin et du cafetier vinrent dimi-
nuer de moitié la somme modique allouée à Urbain
directeur. 11 pensa à Madeleine, qui
par son nouveau
élait à Blois, et à qui rien ne manquait.
Ah ! dit-il, voilà comment, les femmes vous aban-
«
donnent! »
Inquiète sur le sort de son mari et séparée de
Paul, Madeleine luttait vaillamment contre la tris-
lessc noire qui l'envahissait. La jeune femme enferma'
sa vie entre sa mère, le père Noël et Louison. Dans
ce cercle étroit où ses anciennes connaissances l'ou-
bliaient après l'avoir blessée, tout n'était pas poui
elle douceur et consolation. Elle avait à subir presque
tous les jours les récriminations de la mère Béru et
ce terrible « Je le l'avais bien dit » que tant de gens
!

enfoncent comme une épine dans les plaies vives.


Elle supportait tout sans se plaindre et s'acharnait
au travail, qui servait du moins à distraire sa. pensée.
ir.fi Mi MUSICIEN DE 1U.0IS.

L'excès seul de la fatigue lui faisait trouver le sommeil ;


dès qu'elle ouvrait les veux, le sentiment de la réalité •
rentrait dans son coeur endolori avec la vitesse et la
violence d'une pierre lancée par une fronde. Le père
Noël, qui l'observait, pouvait calculer heure par
heure les progrès du mal contre lequel Madeleine se
débattait. 11 s'imagina que le séjour de la campagne
où elle avait rencontré Urbain aurait une double in-
fluence sur son état maladif. 11 lui proposa de partir,
et elle accepta avec un empressement de bon augure.
Elle espérait au moins trouver'un silence absolu
dans cette solitude, et le silence dans lequel elle se
plongeait durant de longues heures était devenu le
plus âpre de ses besoins. Dans celte maison des
champs, cachée au bord d'un bois, elle en savoure-
rait sans trouble les amères délices. Madeleine s'y
blottit donc comme un oiseau blessé dans le creux
d'un arbre. Elle revit l'église où deux fois elle avait
prié, et s'y agenouilla-de nouveau, versant tout son
coeur aux pieds de Dieu. Elle en sortit plus forte el
put repasser par les mêmes sentiers, s'asseoir sous les
mômes futaies, regarder les mêmes horizons sans un

».
trouble trop cuisant.
«Ah! dit-elle, c'était le malin: c'est le soir à
présent!
Elle prit l'habitude des promenades quotidiennes,
LE MUSICIEN HE V.1,01 S. lfi7
_

elle affectionnaif. particulièrement la lisière d'un


grand bois d'où la vue dominait la vallée el s'étendait
au loin sur le fleuve, qui prenait des teintes d'or au
soleil couchant. La saison était froide ; les oiseaux du
nord passaient dans le ciel gris; le vent chassait les
feuilles mortes; la terre devenait dure et sonore sous
les pieds. Madeleine allait et venait le long de la forêt,
cherchant, à vaincre la fièvre par la marche. L'exces-
sive lassitude lui était un soulagement : elle endor-
mait son agitation nerveuse. Souvent elle emmenait
Louison avec elle, s'asseyait sur un tronc d'arbre et.
la laissait jouer sur la bruyère comme un chevreau.
Elle écoutait ses petits cris joyeux et lui souriait.

Elle pensait que le bonheur eût été bien facile !
Deux ou trois fois la pensée lui vint d'écrire à
Paul ; elle ne le fit. pas, craignant les sollicitations de
la plume el du silence. Une lettre invite avec tant de
douceur aux épanchemenls ! lui était-il permis de s'y
laisser aller, au moment où l'abandon de son mari
lui créait des devoirs plus austères? Elle lisait dans
son âme ; cl, comme un médecin qui prive un ma-
lade d'un aliment agréable, mais dangereux, elle se
refusa cette consolation.
Un jour, en revenant d'une longue course près de
sa chère forêt, on lui remit une lettre qui arrivait de
Pari'; et qui lui avait été adressée rue des Fossés. Le
158 LE MUSICIEN I)lî BLOIS.
papier était gros, l'écriture toute tremblée. Un
nuage lui passa devant les yeux : elle avait reconnu
l'écriture d'Urbain. La lettre contenait à peine deux-
lignes et finissait par ces mots : « Viens, je suis ma-
lade... »
Le père Noël était parti le malin pour une petite
métairie qu'il possédait du côté d'Amboise, et ne
devait rentrer que le lendemain. Madeleine lui laissa
un mot, embrassa Louison, qu'elle confia aux soins
de la vieille Catherine, et courut à la première sta-
tion du chemin de fer. Quelques heures après, elle
arrivait à Paris.
Urbain avait négligé de lui donner son adresse.
Elle se jeta dans une voiture de place et se fit. con-
duire à la Charmille des Rosiers. Le cocher rit un peu.
«Eh! dit-il'en fouettant ses deux haridelles, la
_
petite femme a envie de danser. »
Le concierge du jardin public renvoya Madeleine à
la rue Rellefonds, 17. Madeleine serra son voile
sur son visage et remonta en voiture. Le cocher gro-
gna un peu, ferma brusquement la portière et partit
cependant. 11 tombait une petite pluie fine et glacée
qui faisait, miroiter les pavés sous les feux du gaz.
Madeleine avait la tète brûlante et froid par tout le
corps. Le fiacre s'arrêta devant la porte du nu-
méro 17. C'était une vieille maison noire, dans la-
LE MUSICIENNE BLOIS. 15!)

quelle s'ouvrait une allée humide et sombre, accom-


pagnée d'uu ruisseau mal fermé ou coulaient les
eaux ménagères. Madeleine s'enfonça dans ce cou-
loir étroit, prit la rampe de fer et monta l'escalier
boueux. Le portier, qui habitait une loge creusée
dans un coin à l'entre-sol, lui indiqua le quatrième :
« C'est la porte à gauche, au fond du corridor! »
eria-t-il en passant, la tôle hors du vasistas.
Madeleine grimpa aussi vite que le lui permettait
l'obscurité. Une lampe fumeuse lui montra enfin le
corridor. Elle courut au fond tout droit et cogna, ne
trouvant point de cordon de sonnette. Une voix lui
cria d'entrer. Pendant qu'elle cherchait la clef avec
précipitation, elle entendit un bruit de pas, et un
homme qui portait un flambeau à la main vint ou-
vrir. Madeleine entra d'un bond dans la chambre et.
vil Urbain. Elle s'élançait pour l'embrasser, quand
dé grands éclats de voix lui firent tourner la tète.
Dans une pièce voisine, dont la porte était ouverte,
un homme et deux, femmes étaient assis autour
d'une table. L'homme riait, les femmes fumaient des
cigarettes.
« Qu'est-ce donc? » demanda l'une d'elles.
Urbain restait debout, le flambeau à la main.
« Eh bien! dit-il, c'est ma femme! Je crois bien
que je lui ai écrit. »
100 I,K MUSICIEN DE IH.OIS.
11 voulut rire et prendre Madeleine par la main.
Un frisson la saisit, et, reculant jusqu'à la porte, elle
gagna l'escalier en courant : une terreur folle la
poussait. Il lui semblait que la femme qu'elle avait
entendue était derrière elle. Elle était sûre de l'avoir
vue déjà.
« Ah ! le chapeau rose ! » dit-elle.
Elle arriva dans la nuit môme à Rlois. Le père Noël
eut peur en la regardant. Elle avait les mains gla-
cées, les yeux hagards, le teint blême ; ses dents
claquaient. Elle se mit au lit, et le délire la prit dans
la matinée. Le père Noël comprenait que le mal ve-
nait d'Urbain.
« Certainement je le tuerais ! » disait-il en pleu-
rant sur les mains de Madeleine.
Le délire dura jusqu'au lendemain sans intermit-
tence, puis tomba, revint encore, et ne cessa qu'au
bout de trois jours. Plusieurs fois elle parla de Paul,
dont elle avait raconté les preuves d'attachement au
père Noël. Il pensa que sa présence lui ferait du
bien. « Venez vite, lui écrivit-il, Madeleine est en
danger !»
Quand Paul arriva, le délire avait cessé. Madeleine
lui lendit une main faible, sans parler. La fièvre était
ardente, le pouls battait par mouvements irréguliers
et rapides. Le médecin craignait un transport au cer-
I,IÎ MUSICIEN DR 11 LOIS. Ifil

veau cl ne répondait, pas des conséquences. Loui-


son, qu'on portail quelquefois dans la chambre de sa
mfre, s'effrayait à la vue de ce visage pâle, qu'elle
entrevoyait vaguement sous l'ombre des rideaux. Le
père Noël et Paul se relayaient au chevet, de la ma-
lade. Tout élail silence dans la maison. Au milieu de
ses moments les plus lucides, Madeleine ne parlait
jamais de son voyage à Paris : elle craignait d'avilir
Urbain dans la pensée du père Noël. Une seule fois il
essaya de la queslionner : elle lui fit signe de se taire
par un geste si plein d'angoisse, qu'il ne recommença
plus. Mais Paul, quise perd ail en conjectures sur la
cause du coup violent qui avait poussé Madeleine aux
portes du tombeau, voulut savoir la vérité; il char-
gea un ami de prendre des renseignements. L'ami
rendit, visite à l'établissement de Bergcvin, rencontra
un camarade d'Urbain, et obtint, sans trop de frais
le récit, de cette soirée où Madeleine avait paru au
quatrième étage de la rue Rellefonds.
« Ah! le misérableI » dit Paul, qui conta toute
l'histoire au père Noël.
Madeleine resta gravement malade pendant plus
de trois semaines. La vie à tout instant semblait de-
voir la quitter, comme tombe un fruit mûr d'une
branche secouée par le vent. Des alternatives de
crainte affreuse succédaient à de rares moments d'es-
102 LE MUSICIEN DE BLOIS.

pérance. Un soir même, le bruit de sa mort se ré-


pandit dans Blois. La mère Béni se mit à courir en
poussant de grands cris ; elle eut une explosion tle
tendresse, une sorte d'amour rétrospectif si bruyant,
que tout le quartier fut en rumeur. Cent personnes
s'attroupèrent à In porte de Madeleine.
Un musicien qui passait par la ville eut venl de
cette nouvelle et la' porta à Taris, où Urbain en fut
informé. Sa première impression fui mi chagrin
vague, une sorte de remords confus. Quelque chose
lui disait qu'il était, la cause de cette catastrophe. Il
entra dans un café pour se remettre. A ce moment, de
sa vie, Urbain avait descendu tous les degrés de la
spirale profonde qui commence par la débauche et
finit par l'avilissement. Les notions du bien et du niai
commençaient à s'effacer de son esprit ; il n'y avait
plus en lui ni ressort, ni vertu. L'heure de son service
quotidien venue, il prenait l'archet et conduisait l'or-
chestre ; mais, la soirée achevée, la pensée du travail
lui faisait horreur. Il ne voyait plus qu'une compagnie
douteuse où se mêlaient des éléments divers et mau-
vais, et que jamais une idée généreuse ne réchauffait.
Son élégance native avait presque disparu et ne brillait
plus que par éclairs qui rendaient,plus sombre encore
son apparence délabrée. La flétrissure de son âme se
lisait dans ses traits, empreints d'une pâleur malsaine.
LE MUSICIEN DE BLOIS. 105
Assis devant une table sur laquelle un garçon' avait
posé un verre et un plateau, il laissa tomber sa tête
entre ses mains. L'histoire de sa vie lui revint à la
pensée, et il en vit confusément les divers incidents,
comme on voit un paysage derrière les voiles flottants
.d'un brouillard. Un soupir gonfla sa poitrine et ses
yeux devinrent humides. Madeleine avait toujours été
bonne pour lui et l'avait bien aimé...
Rergevin, avec lequel il s'était réconcilié, survint
là-dessus, et le trouva dans cette altitude pensive.
« Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
— 11 y a que ma femme est morte,
» répondit
Urbain.
Rergevin serra la main du chef d'orchestre. 11 y eut
-

un moment de silence.
L'attendrissement n'était pas le propre de l'indus-
triel ; d'autres pensées le préoccupaient; 11 avait ouï
parler d'une certaine fortune que Madeleine possédait
de son chef; peut-être en restait-il quelques débris. Il
regarda Urbain attentivement pour voir s'il ne décou-
vrirait pas dans ses yeux le reflet de ce qu'il éprouvait
lui-même.
« 11 faut se faire une raison dit-il.

Oui, reprit Urbain.
— C'était une bonne femme, quoique un peu triste,
poursuivit le directeur, ci puis toujours malade.,.
TGÎ EE MUSICIEN Î)E BLOIS.

— Toujours ! »

Celle pensée consola Urbain; évidemment, si Ma-


deleine était morte, la faiblesse de sa constitution en
était la vraie cause, et non pas sa conduite, à lui
Urbain. Bergevin ne venait-il pas de le dire?
« Et puis', continua Bergevin, elle avait bien quel-
que chose?
Je le crois, dit Urbain.

Mon ami, il n'y a pas à hésiter, il faut aller à

Blois ; tout vous en fait'un devoir.
A-Blois ? répondit Urbain qui tira la doublure
— ,
de ses poches par un geste expressif.
Qu'à cela ne tienne, voici de quoi faire le voyage,

dit Bergevin en lui mettant deux ou trois pièces d'or
dans la main; partez sur-le-champ, et surtout ne
vous faites pas de chagrin ; elle souffrait, elle ne
souffre plus ! »
Urbain passa un mouchoir-sur ses yeux secs et
monta en voiture. T/oraison funèbre 3e Madeleine
était prononcée.
Tendant que cette scène se passait à Paris, le père
Noël et Paul ne quittaient pas des yeux le lit de Made-
leine. Ils se parlaient à voix basse, rarement. Chacun
d'eux rassurait l'autre, et tous deux avaient peur. 11
y eut un moment où quelque chose de si terrible
passa sur son visage, que tous deux crurent qu'elle
LE MUSICIEN DE 1SL0IS. Kiy

rendait l'âme ; ils tombèrent à genoux devant le lit,


la tête dans les draps. Au bruit de leurs sanglots,
Madeleine ouvrit les yeux et se souleva à demi. A la
vue de ces deux hommes, qui lui avaient consacré leur
vie et qui pleuraient, il y eut comme un bouleverse-
ment dans tout son être. Elle posa sa main blanche
sur la tête du père Noël :
« Mais ne craignez donc rien! est-ce que je n'ai
pas une fille?... Je vivrai » s'écria Madeleine.
!

Le lendemain, Urbain arriva à Blois et se présenta


à la maison delà rue des Fossés. Madeleine sommeil-
lait. Catherine le vit la première. Elle monta tout
effarée et tira le père Noël par le pan de sa redingote :
« Monsieur, c'est M. Urbain, » dit-elle...
Le père Noël descendit.
« Que voulez-vous? dit-il à Urbain d'une voix
sourde ; parlez, vite, mais parlez bas.
— Je sais, dit Urbain, je sais !... On m'a appris là-
bas la maladie de celle pauvre Madeleine, et comme
j'ai une fille, je suis parti..,
Louison ! Kl depuis quand pensez-vous à Loui^

son?
Mais, répondit Urbain, que la présence de ce

terrible vieillard déconcertait, vous comprenez que
Maintenant;..
— Quoi, maintenant?
100 I.E MUSICIEN DE BLOIS.

Dame ! puisque mère esl morte.


— sa
— Madeleine? mais elle est sauvée! »
Urbaiil tomba sur une chaise et regarda le' père
Noël avec des yeux slupides :
« Sauvée, ma femme? murmura-l-il. On m'avait
dit.-.. je croyais... et alors... »
Sa voix s'éteignit. Ce fut comme une illumination
pour le père Noël ; à l'expression de ce visage, où la
débauche avait mis son sceau, il devina ce qui se
.
passait dans ce coeur gangrené. 11 se dressa comme
un lion, et, saisissant Urbain par le bras avec empor-
tement :
Debout et hors d'ici! » s'écria-l-il.
«
Urbain eut un éclair de colère.
« Partout où est ma femme, je suis chez moi, dit-il :
doncje reste. »
Le père Noël devint.blanc.
«
Écoute, dit-il en posant sur l'épaule d'Urbain
une main lourde comme du plomb. Si Madeleine
entend la voix, si par le fait de la présence elle a une
crise comme celles qui nous ont tant effrayés, aussi
vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, je le lue! »
11 fixa sur Urbain des yeux qui lançaient des éclairs.

« Tu parles de la femme, de la fdle, toi !... » re-


prit-il.
El chacune de ses paroles parlait comme une balle.
LE MUSICIEN DE ISEOIS. 107

Tu L'eu souviens, toi qui deux fois as failli tuer


«
Madeleine ! Le pain qu'elles mangent, est-ce toi qui
le gagnes? Ce lit sur lequel elles dorment, est-ce ton
travail qui le leur a donné? Tu veux rester ici, loi?
Regarde-moi donc en face, si tu peux ! »
Urbain tremblait de la tête aux pieds ; il croyait
que sa dernière heure était venue. La porle se rou-
vrit, et Paul parut.
« Madeleine "vous entend et s'inquiète, dit-il ;
elle
est assise et prête l'oreille... Deux fois elle m'a inter-
rogé du regard;... je l'ai vue frissonner,... c'est
assez.
— C'est trop! reprit le père Noël... Hors d'ici! »
Et du doigt il montra la porte de la maison à Ur-
bain. Urbain n'avait plus l'âme assez fière même pour
être relevé un instant par la colère. 11 marcha vers
la porle d'un pas chancelant. Sur le seuil, il s'arrêta.
« C'est que ce voyage a épuisé mes ressources,
dit-il. Je n'ai plus rien. »
Le père Noël ouvrit le tiroir d'un pelit bureau, et,
prenant une pile d'écus qui s'y trouvaient :
« Tiens, ramasse! » dil-il en les jetant dans le
chapeau d'Urbain.
Quelques-unes des pièces roulèrent dans le jardin.
Urbain se baissa vivement pour les prendre. Paul le
suivit du regard, tandis qu'il marchait le long d'une
168 I.K MUSICIEN DE 13L0IS.

allée, comptant son argent. Quand il eut disparu der-


rière le mur qui séparait le jardin de la rue, Paul lit
quelques pas.
« Si je le tuais ! dit-il, Madeleine serait tranquille...

Un coup d'épée est si vite donné ou reçu!... »


Puis, se ravisant :
« Mais si je le tuais, je ne la pourrais plus voir!
dit-il. Qu'il aille donc! »
Paul rejoignit le père Noël, qui montait chez Ma-
deleine lentement. Elle était immobile, l'oreille ten-
due, l'oeil tixe.
« Avec qui parliez-vous, père Noël? dit-elle. J'ai
entendu un bruit de voix, puis un sou métallique,
comme de l'argent qu'on aurait jeté!... Qu'est-ce
donc?
— C'était un mendiant! » répondit le père Noël.
LA

MAÎTRESSE de dessin

503
LA

MAITRESSE DE'DESSIN

La maison de madame de Champenois élail l'une


de celles qu'on voyait le plus fréquemment ouvertes
el avec le plus de régularité il y a quelques années.
On lui connaissait une belle fortune ; l'appartement
qu'elle occupait rue du Bac était vaste et somptueux :
elle aimait le monde, et de plus elle avait une fille,
Aglaé, en âge d'être pourvue. Sans parler des hais
qu'elle donnait chaque hiver et des dîners d'apparat
préparés par un descordons-hleus les plus habiles du
faubourg Saint-Germain, madame de Champenois
avait un jour par semaine, le mardi. La nombreuse
compagnie qui traversait, alors ses salons était com-
•172 LA MAITRESSE DE DESSIN.

posée d'éléments divers où l'aristocratie, la finance,


la magistrature et la bourgeoisie aussi se cou-
doyaient. Fille d'un manufacturier, la veuve de
M. Faucherel, agent de change, avait épousé en se-
condes noces un gentilhomme de province qui lui
avait apporté en dot un vieux-colombier .dans l'An-
jou et un titre de baronne dont madame de Champe-
nois se montrait modestement iière. Pour obéir à la
mode, elle passait six mois de l'année à la campagne,
qu'elle avait en horreur, et six mois à Paris, où elle
' se plaisait à recevoir. Sa vie ainsi arrangée, elle la
trouvait heureuse et commode, et n'en aurait changé
pour rien au monde.
La baronne, qui avait franchi depuis peu de
temps ce cap redoutable de la quarantaine, au delà
duquel il n'y a plus que des souvenirs mêlés de re-
grets, avait conservé de ses jeunes ans des restes de
beauté qui expliquaient l'admiration et la chaleu-
reuse-fidélité de ses contemporains. Elle causait
agréablement, s'habillait avec une extrême recher-
che, avait une loge à l'Opéra, où elle ne manquait
pas de visiteurs le vendredi, et faisait partie de deux
ou trois associations de charité où elle trouvait l'oc-
casion de dépenser quelques heures par semaine et
de faire un peu de bien avec un grand tapage.
11 ne fallait pas être beaucoup dans
son intimité
LA MAITRESSE DE DESSIN. 175

pour s'apercevoir dû -penchant'singulier qu'elle avait


pour un certain ordre de sentiments romanesques'qui
appartiennent à l'école de madame Cottin, et dont
elle faisait parade en toute circonstance. Elle s'api-
toyait volontiers sur les infortunes de deux tendres
coeurs désunis par la rigueur du sort, et ne compre-
nait que l'union symphatique des âmes. Pour ma-
dame de Champenoix, hors de la rêverie, de l'il-
lusion et de l'amour, il n'était point de salul. Quand
le feu de la conversation la poussait à défendre celte
helle thèse, elle pulvérisait, par la force de sa polé-
mique et la vivacité de ses arguments, lés défenseurs
des lois sociales soumis au joug des préjugés; après
quoi, à demi penchée sur le bras d'un fauteuil, elle
tournait vers le ciel de beaux yeux dont les lan-
gueurs et la tendresse semblaient chercher unMalek-
Adhel inconnu. L'occasion aidant, elle ne manquait
pas de citer, à l'appui de ces théories sentimentales,
son mariage avec le gentilhomme de l'Anjou qui
n'avait que la cape et l'épée et sa bonne mine ; mais
une sympathie secrète avait lié leurs coeurs l'un à
l'autre, et l'amour avait comblé la distance mise en-
tre eux par la fortune. Le torlil de baron dont M. de
Champenoix couronnait ses armes avait peut-être
contribué autant que le reste à faire triompher l'élu
de son âme; c'était seulement un détail qu'elle
174 LA MAITRESSE DE DESSIN.
omettait quand elle faisait appel à ses souvenirs avec
une éloquence que poétisait un grain de mélancolie.
Ces nobles élans n'empêchaient pas la baroïlne de
tirer un excellent parti des valeurs que feu M, Fau-
cherel avait laissées dans son portefeuille, et de con-
naître à un sou près le chiffre de ses revenus. Ajou-
tons qu'elle avait les cheveux blond cendré, ce qui
était cause que les méchantes langues ne manquaient
pas de dire que madame de Champenois avait fait
choix d'idées et d'opinions qui allaient bien avec la
couleur de ses cheveux.
Mademoiselle Aglaé, qui faisait avec madame de
Champenoix l'honneur du salon de la rue du Bac,
mais au second plan, était la fille du baron, qui n'a-
vait, comme on sait, que le colombier de l'Anjou en
bien propre. Toute l'espérance de sa dot reposait
sur les bontés de sa.belle-mère, qui lui témoignait
un vif intérêt ou l'on remarquait encore les afféle:
ries de langage et de sentiments qui lui étaient natu-
relles. Madame de Champenoix voulait que sa belle-
fille l'appelât ma chère marraine, et elle-même,
toute confite en sourires mignards, l'appelait ma pe-
tite nièce. On pouvait croire que dans sa pensée les
doux noms de mère et de fille l'auraient vieillie. Or
il est dé règle que les cheveux blonds ne vieillissent
pas. •
.
LA MAITRESSE DE DESSIN. 175
A celle époque, Aglaé avait dix-neuf ans, le teint
Irais et de'belles mains qu'elle montrait sans préten-
tion. Elle brodait avec acharnement dans l'embrasure
d'une fenêtre, qu'elle quittait fort peu, saluant delà
tête quiconque entrait ou sortait, et cela avec un cer-
tain sourire qui ne variait jamais ; le petit nombre de
paroles qu'elle prononçait par semaine ne permet-
tait pas de juger de la qualité de son esprit. 1] y
avait des jours où personne n'aurait soupçonné son
existence sans un certain grand piano à queue dont,
à la requête de madame-de Champenoix, elle lirait
de redoutables sons. Aglaé ne jouait jamais que de
la musique plaintive, la seule'qui fût du goût de
madame de Champenoix: Après qu'elle avait fait gé-
mir le clavier pendant une heure :

« Voyez,'disait la baronne en soupirant, ma pe-


tite nièce pourrait jouer comme cela tout le soir,
— Je le crois bien !
» répondait un vieil ami.de la
maison.
La baronne faisait un signe, et Aglaé, se levant
toute droite comme si un ressort l'eût fait sauter de
son tabouret, retournait à sa broderie et à sa fenêtre
silencieusement.
Parmi les habitués les plus assidus et les plus in-
times du salon de la rue du Bac on remarquait.
Etienne de la Rochepont, qu'un lien de parenté éloi-
-170 LA MAITRESSE DE DESSIN.

gnôe unissait à madame de Champenoix, et qui passait


dans l'esprit de bien des gens pour devoir épouser
Aglaé. Etienne avait alors vingt-huit ou vingt-neuf
ans et mangeait quelque argent sur le pavé de Paris.
Il ne s'ennuyait ni ne s'amusait, travaillait cinq ou
six heures par jour au ministère des affaires étran-
gères, où il avait une place, et montait à cheval ré-
gulièrement" tous les matins en hiver, tous les soirs
en été. Il avait l'humeur enjouée et facile; on ne lui
reprochait qu'un peu d'entêtement dans tout ce qu'il
faisait. Madame de Champenoix paraissait l'aimer
comme un frère. Souvent, quand il avait dîné chez
elle, il s'amusait au coin du feu à lui raconter les
historiettes de sa vie de garçon. 11 parlait bas, et elle
tenait son éventail d'une main.
«Encore! disait-elle quelquefois en dissimulant
un sourire ; il me semble que le mois dernier votre
divinité s'appelait Faniiy, et il est question à présent
de Caroline »!

Puis elle ajoutait en badinant :


Ail ! si j'avais vingt ans de moins, je mettrais ma
«
gloire à vous empêcher de folâtrer comme vous le
faites. »
Eà-dessus Etienne'lui baisait la main.
« Oui, répondit-il galamment; mais il n'y a plus
personne qui vous ressemble aujourd'hui. »
LA MAITRESSE DE DESSIN. 177

Etienne n'avait plus ni père ni mère, et vivait


dans une indépendance complète; on ne lui connais-
sait qu'un proche parent, un oncle, le chevalier Jo-
lyotte, qui était son tuteur, et qui demeurait a cin-
quante lieues de Paris dans un château du côté
d'Amiens. On parlait de cet oncle comme d'un pro-
priétaire fort riche ; mais Etienne ne le voyait qu'à
de longs intervalles, durant de petits voyages que le
chevalier faisait à Paris, et ne lui demandait jamais
rien, ni argent ni conseils. Une demi-douzaine de
cousins et de cousines avec lesquels il vivait sur le
pied d'une grande indifférence complétaient sa fa-
mille. La fortune d'Etienne consistait en une terre,
la Piochepont, qui lui avait été laissée par un frère de
sa mère, à la condition qu'il en porterait le nom et
qu'il ne la vendrait jamais, et d'une rente de .six
mille francs inscrite au grand-livre, au capital de
laquelle il ne pouvait pas toucher: Les appointements
qu'il avait au ministère, celte rente elles revenus de
la terre de la Rochepont permettaient à Etienne de
vivre à sa guise ; mais le tout ensemble aurait tenu
dans un coin de la corbeille d'Aglaé, unique héritière
d'une femme à laquelle un agent de change qui pas-
sait pour l'un des plus riches de la compagnie avait
laissé toute sa fortune. Dans la pensée de madame
de Champenoix, ce n'était donc pas les quelque.
•178 LA MAITRESSE DE DESSIN.

cent mille francs immobilisés d'Etienne qui la sédui-


saient, ni les agréments de sa personne, ni son ca-
ractère avenant et gai ; c. était ce nom de la Roche-
pont, qui avait appartenu à une ancienne famille du
Limousin, et que seul alors il portait légalement, la
terre ayant été rachetée par un des membres de la
branche cadette. 11 lui semblait que de Falliance des
Ghampenoix et des 'la Rochepont devait sortir une
lignée qui pourrait lutter avec les meilleures maisons
de France. Un autre.mobile, à son insu, rendait plus
vive la préférence que la belle veuve laissait voir
pour Etienne., %'..
Enrôlée sous la bannière du sentiment, elle était
engagée d'honneur à le tirer delà voie où il se per-
dait. C'était une âme à convertir. Pluêvjeune, elle se
fût peut-être offerte.en holocauste pour sauver le
pécheur ; mais, parvenue à ^automne de sa vie, elle
dévouait sa belle-fille à cette oeuvre, heureuse de
penser gu'elle y trouverait pour elle-même le regain
de la tendresse et de la reconnaissance; Mais, tout en
accordant à Etienne, en esprit .et par avance, la
main d'Aglaé, madame de Champenoix n'eût pas été
fâchée de voir dans l'expression de son bonheur une
apparence de regret dont elle se fût appliqué le béné-
fice. 11 faut bien dire que son jeune parent ne com-
prenait rien à ce manège, et qu'il acceptait brave-
LA MAITRESSE DE DESSIN. 179

ment l'amitié de la baronne sans rien voir au delà, ni


la stratégie savante qui prétendait le conduire au
mariage par un sentier détourné, ni le désir inavoué
qu'on avait de le faire se résigner au présent par im-
possibilité d'obtenir le passé. Celte méprise s'expli-
quait par une rare insouciance qui était au fond du
caractère d'Etienne ; comme il était droit en toutes
choses, il croyait volontiers que, dans les relations
qu'on avait avec lui, on n'apportait rien de plus que
ce qu'il y mettait lui-même,
..iv^La .position de M. de la Rochepont dans la mai-
son de madame de Champenois n'était pas tellement
fdessinée qu'un grand nombre de jeunes gens, ceux-
là riches et oisifs, ceux-ci en passe de se pousser dans
la banque ou les administrations publiques, ne se
lissent un devoir de la fréquenter assidûment. Pour
emprunter un mot au langage parlementaire, on
pouvait dire de tous qu'ils maintenaient leur candi-
dature avec des chances diverses de succès. Leur
présence et leur empressement faisaient dire à un
vieil ami de la maison que la belle -fille de madame
de Champenois, toujours occupée à broder et tout
entourée de soupirs, était semblable à la veuve d'U-
lysse. Si un mari ne se déclarait pas encore, ce n'était
pas les poursuivants qui manquaient à la jeune Péné-
lope de la rue du Bac.
480 LA MAITRESSE DE -DESSIN.
Au nombre de' ces prétendants figurait un petit
cousin d'Etienne, André de Sorgues, qui avait quel-
que esprit, une fortune modeste, et ne manquait ja-
mais, à chaque liai où la baronne l'invitait régulière-
ment, de valser une fois avec-Aglaé. Etienne et André
étaient condisciples, ils se rencontraient chez ma-
dame de Champenoix, où, vingt fois l'an, ils échan-
geaient une poignée de main, et avaient conservé
du collège l'habitude de se tutoyer. Hors de la rue
du Bac, ils ne se voyaient plus. Tandis que l'un des
cousins suivait la carrière diplomatique avec la ferme
résolution de ne jamais quitter Paris, l'autre, André,
avait fait trois fois le tour du globe et s'était acquis
dans le monde savant une certaine réputation par la
publication de deux ou trois volumes de philosophie
auxquels sa vie entière donnait un éclatant, démenti.
Depuis deux ans, il avait jeté l'ancre dans le fau-
bourg Saint-Germain, et l'on commençait à croire
que les grâces silencieuses de mademoiselle de Cham-
penoix étaient bien pour quelque chose dans le repos
inaccoutumé d'un voyageur que ses amis compa-
raient au pigeon de la fable, toujours prêt à fuir le
colombier. On remarquait aussi qu'Aglaé s'asseyait,
aussitôt la valse finie, et ne lui parlait jamais que par
monosyllabes. Etienne seul obtenait parfois un bout
de conversation.
LA MAITRESSE DE DESSIN. -181

Les choses en étaient là, et M. de la Rochepont


venait de régaler madame de Champenoix d'une
nouvelle historiette, lorsque la baronne déclara
qu'elle allait donner une grande fêle pour célébrer
le jour de sainte Agathe, sa patronne. 11 devait y
avoir concert et bal. Tous les habitués des mardis
furent invités, et le ban et -1'arrière-ban des connais-
sances fut solennellement prévenu , afin de donner
plus d'éclat à cette réunion. Madame de Champe-
noix estimait que sa fêle serait manquée "si on ne
s'étouffait pas un peu dans ses salons. Dans ces sortes
de circonstances, Etienne lui servait ordinairement
de secrétaire ; c'était lui qui dressait la liste, biffait
les noms des morts et les remplaçait par ceux des
personnes de distinction présentées dans le cours de
la saison. Toutes les lettres adressées et empilées sur
un guéridon, madame de Champenois en tira une
de la masse : -

« Celle-ci, je la garde, et la remettrai moi-même


demain, dit-elle. Vous ne savez pas : nous aurons la
petite duchesse.
Ah ! mademoiselle Durand, répondit Etienne...

Tant mieux! je danserai avec elle, si ma belle
cousine le permet; reprit-il en se tournant vers
Aglaé.
De grand coeur, » répliqua mademoiselle de

IS2 LA MAITRESSE I)E DESSIN.
Champenoix sans lever les yeux de dessus sa tapis-
serie.
Le'-grandjour delà Sainte-Agathe arriva. 11 y eut
foule dans les salons de la rue du Bac. Madame de
Champenoix, toute blanche dans sa toilette blanche,
était radieuse. Elle étalait le luxe de ses épaules avec
un contentement dont le reflet brillait dans ses yeux.
Tous les hommages étaient pour elle. Quant à Aglaé,
elle ne manquait ni valse ni polka.
« Danse,, mon enfant, disait l'heureuse baronne,
c'est de ton âge » !
«.
Etienne'aborda la maîtresse de la maison avec un
regard d'admiration si expressif, que le visage de
madame de Champenoix se couvrit d'une teinte rose.
« Flatteur! » répondit-elle en mettant sa main
dans celle de M. de la Roehepont, qui n'avait pas
parlé ; et, glissant un coup d'oeil sur une glace qui
lui renvoyait.son image, elle le remercia en esprit
de cette beauté d'un jour que lui donnait le bonheur.
En ce moment, une jeune fille, modestement vêtue'
d'une robe de tulle blanc, passa près d'eux. Elle n'a-
vait pas d'autre parure qu'une rose dans les che-

veux.
Eh ! la petite duchesse I dit Etienne.
«
— Pauvre chère enfant!... elle est heureuse ce
soir » dit la baronne d'un air doux.
I.A MAITRESSE I1E DESSIN. 1X5

El, passant son bras sous celui d'Etienne^ elle tra-


versa le Salon. :

Mademoiselle Louise Durand, à laquelle s'adres-


sait l'exclamation de M. de la Rochepont, remplis-
sait dans la maison de madame de Champenoix les
modestes fonctions, de maîtresse de dessin et de lan-
gue. Elle paraissait avoir vingt-deux ans. Etienne
l'avait rencontrée déjà plusieurs fois, mais peut-être-
jusqu'alors ne l'avait-il pas regardée. La beauté de
mademoiselle Durand, qui, pour la première fois, pa-
raissait aux bals de la baronne, était,de celles qui
se découvrent bien plus'qu'elles ne s'aperçoivent.
Elle avait une profusion extraordinaire de cheveux
châtains, dont la splendeur royale semblait fatiguer
sa tête.un peu petite et son front, qui avait l'éclat et
le poli du marbre.. Ses yeux, d'un bleu foncé, étaient
superbes, bien qu'un peu voilés; des flammes en
sortaient par intervalles, quand elle soulevait ses
paupières chargées de longs cils. Elle avait le teint
mat et semblable à ces albâtres que le soleil d'Orient
a légèrement dorés. L'expression habituelle de son
visage était une tristesse grave, en quelque sbrle
pensive,- que rendait plus frappante encore un sen-
timent de fierté empreint dans tous ses traits. Son
port de tête, sa démarche, tout en elle'avait le même
caraclère, où Je reflet d'une hauteur farouche ton-
184 U MAITRESSE DE DESSIN.

jours combattue, mais jamais domptée, se montrait


par instants. Sa bouche, extrêmement mobile et
d'une grande fermeté de lignes, trahissait tous les
mouvements de son âme, comme on voyait sous la
peau fine et transparente de ses joues les agitations
d'un sang jeune et impétueux dont sa volonté avait
peine à se rendre maîtresse. Mais , quand le sourire'
ouvrait ses lèvres, quand un élan de gaieté bien rare
faisait briller ses grands yeux humides et profonds,
le visage de mademoiselle Durand s'illuminait ; c é-
lait comme un paysage que frappe tout à coup un
rayon de soleil. Tout cet ensemble avait fait donner
à la jeune et pâle institutrice ce surnom familier de
la petite duchesse, sous lequel elle était connue par
les intimes de la maison. Mademoiselle Durand ne
parlait jamais que lorsqu'on l'interrogeait ; mais
alors elle. le. faisait en termes excellents et qui témoi-
gnaient de la solidité de son esprit. Une telle per-
sonne eût été remarquée partout; elle l'était moins
dans un salon où la frivolité des habitudes ne per-
mettait pas qu'on s'arrêtât longtemps sur les choses
les plus singulières et les plus dignes d'attention. —
Ce soir-là cependant le front de mademoiselle Durand
rayonnait et faisait que sa beauté éclatait à tous les
yeux.
Madame de Champenoix affectait pour elle, en
LA MAITRESSE HE DESSIN. 185

toute occasion, une grande amitié, ce qui signifiait


qu'elle en parlait souvent et qu'elle ne se lassait pas
de la plaindre. Elle lui cherchait des élèves avec
grand fracas de longues phrases sur la dure néces-
sité où elle était de travailler pour vivre, el ne man-
quait pas, surtout quand il y avait du monde, de s'in-
former de* sa position et de sa santé avec des larmes
dans la voix. Cette apparente bonté et cette sollici-
tude étaient une parure qui allait bien à ses cheveux
blonds comme la cocarde du sentiment. Au fond, les
rapports de la protectrice et de la protégée n'étaient
pas intimes; on sentait entre elles une gêne que
toutes les protestations de la baronne ne parvenaient
pas à fondre. D'Aglaô à Louise les relations, bien que
plus froides à la surface, étaient meilleures, étant
plus égales et plus franches.
Etienne avait aperçu mademoiselle Durand et vou-
lait la revoir. Aussitôt que madame de Champenoix
eut quitté son bras, où elle se suspendait avec des
mouvements de liane, il chercha la petite duchesse
dans tous les salons. Il la découvrit au fond d'une
pièce écartée où l'on valsait plus à l'aise. Le tourbil-
lon de la danse animait ses joues. Louise était
comme transfigurée. Pour la première fois Etienne
regretta de ne pas être peintre ; il aurait voulu em-
porter la copie de ce visage, où la jeunesse el la vie
18(i I.A MAITRESSE DE DESSIN.
resplendissaient. Dans un autre coin de la pièce,
près d'une porte vers laquelle M. de la Rocheponl
cherchait à se glisser pour mieux admirer la petite
duchesse,i un homme à cheveux gris était debout,
plongé dans une muette contemplation. Le contente-
ment brillait dans tous ses traits. Il suivait avec une
attention joyeuse que rien ne pouvait distraire cha-
que mouvement de la valseuse, et innocemment bat-
tait: la mesure du pied. Etienne, qui s'était rapproché
lentement de la porte où se tenait le vieillard, se
rappela tout à coup que madame de Champenoix lui
avait parlé à deux ou trois reprises d'un pauvre vieux
professeur de langues étrangères qui était le père
de mademoiselle Durand.
« C'est lui, » pensa-t-il.
Quel autre qu'un père pouvait avoir ce regard at-
tendri et rayonnant, ce sourire de béatitude? On
sentait en lui comme l'épanouissement du bonheur;
volontiers il aurait embrassé Louise pour la remer-
cier d'être heureuse. Un grand air de ressemblance
entre la jeune fille et le vieillard frappa M. de la Ro-
cheponl ; seulement il y avait sur le visage de l'un
plus de douceur et de résignation, sur l'autre plus de
fierté et comme un sentiment de révolte mal assoupi.
MademoiselleDurand est charmante, dit Etienne,
«
qui s'était placé tout auprès du vieillard.
LA MAITRESSE DR DESSIN. 187

— Charmante! répondit celui-ci comme un écho.


— Parmi les jeunes personnes qui sont ici, il en
csl peu qui puissent lui être comparées pour la grâce
el, la distinction, reprit M. de la Rocliepont.

— N'est-ce pas? s'écria le vieillard, dont les yeux,


qui jusqu'alors n'avaient pas quitté Louise, se portè-
rent sur Etienne avec une expression de sympathie
et de confiance. — Eh Lien,- croyez-vous que ma fille
ne voulait pas venir à ce bal ? J'ai eu grand'peine à la
décider.
— Pourquoi'? N'est-elle pas faite pour l'ornement
de toutes les maisons eu elle voudra bien se mon-
trer? .--..•
— C'est ce qui me semble... Elle prétendait que
sa toilette ferait lâche dans ces salons... Madame de
Champenois, qui nous a priés de venir, sait bien que
nous ne sommes pas riches... et puis une robe que
porte ma fille, si modeste soit-elle, ce n'est plus une
robe, c'est une parure. » '•
Cet orgueil paternel, si naïf, si sincère dans son
expression, toucha M. de la Rocliepont. Pour être
aimée ainsi, il fallait que mademoiselle Durand eût
plus que de la beauté.. 11 la regarda avec;une atten-
tion nouvelle comme elle regagnait sa place, et. dé-
couvrit sur ce beau visage, d'où l'animation de la
danse s'était effacée, un caractère d'élévation quilui
188 LA MAITRESSE DE DESSIN.
avait échappé. L'énergie s'y mêlait à l'intelligence.
« Comment ne l'avais-je pas encore vue? se dit-il.
T" amuses-tu, mon enfant? reprit le vieillard.
.-.—
— Oui, mon père, répondit la petite duchesse
d'une voix sonore et douce.
Cela lui arrive si rarement ! » poursuivit le père

en se tournant vers Etienne comme pour lui faire
confidence de son bonheur.
Mademoiselle Durand leva les yeux sur M. de la
Rochepont ; il s'inclina pour la saluer, et elle s'assit
silencieusement.
Quand le bal fut terminé, madame de Champenoix
retint un petit nombre de personnes à souper.
Etienne et André furent des premiers invités. La
baronne voulait savourer les derniers hommages de
sa cour. Comme elle traversait une galerie au bras de
M. de la Rochepont, elle rencontra mademoiselle
Durand qui jetait une mante sur ses épaules.
« Quoi! vous ne restez pas avec nous? » dit-elle.
Un valet venait d'écarter les pans d'une portière,
et l'on voyait par l'échancrureune table magnifique-
ment illuminée et chargée de fleurs. Un léger frisson
colora les joues de la petite duchesse ; mais, souriant
à demi :
« J'ai des élèves, madame, et il est plus de trois
heures, dit-elle. -
LA MAITRESSE DE DESSIN. 1SU

— Oh pour une fois !... reprit la .baronne, cl


!

puis, qui sait, vous rencontrerez peut-être là dés


personnes dont la connaissance pourra vous être
utile. »
Ce mot embarrassa M. de la Rochepont; il le
trouva mal dit. Mademoiselle Durand laissa voir un
léger sourire sur ses lèvres expressives, et, s'incli-
nant avec une grâce polie :
« Vous êtes mille fois trop aimable, reprit-elle,
votre bonne pensée suffit. »
Elle se relirait quand un bras frais et caressant se
glissa sous le sien ; Aglaé se pencha à son oreille :
« Restez, je vous en prie, votre place est marquée
près delà mienne, » dit-elle doucement.
Louise leva les yeux sur son élève.
« Merci, je reste, » reprit-elle en voyant le sou-
rire tendre et bon de mademoiselle de Champenois-
Elle relira vivement sa mante, et la suivit- Quant
à Etienne, qui n'avait perdu ni un mouvement ni une
parole de sa petite cousine, il la regardait avec élon-
nement.
« Vous êtes charmante, lui dil-il tout bas en
passant près d'elle une minute après.
— Moi, el pourquoi? répondit Aglaé d'un air
Irariquille.... Est-ce ma robe ou ma coiffure qui
vous fait dire cela ?
•190 LA MA1T11ESS1Î DE DJÎSSIK.

Allons Etienne, je me serai-trompé,



c'est le hasard•! »•
! pensa

II

A quelques jours de là, M. de lu Rochepont, en


entrant sous la p.ôrle eochère d'une maison dans
laquelle il allait en /visite, aperçut mademoiselle
Durand qui descendait l'escalier; au moment de
poser le pied sûr la dernière marche, une feuille de
papier à dessiner s'échappa d'un carton qu'elle por-
tait sous le bras. Etienne se baissa pour la ramasser
et la lui rendit, tout prêt à lui parler.
« Je vous remercie, monsieur, » dit-elle, sans avoir
l'air de le reconnaître. Et, passant son chemin, elle
le salua.
............
Etienne fit deux pas en arrièreel la regarda tandis
qu'elle suivait le trottoir.
« Vraiment, se dit-il, elle ne marche pas, elle
glisse ! »
Mademoiselle Durand portait, ceijoiir-là une robe
de mérinos de couleur sombre et un simple eamail
de drap. Mais. Etienne avait vu le papillon, et. ce vé=-
lemenl de chrysalide ne le trompait plus. Avec son
LA MAITRESSE 1)15 DESSIN. 101

col plat ol ses manchettes de toile blanche, son pelil


chapeau de peluche grise, quivalait bien douze francs,
el ses bottines de peau, elle avait l'air d'une duchesse
rendant visite à ses pauvres. M. de la Rocheponl
passa la soirée chez madame de Chaïupenoix, el
parla de cette rencontre à Aglaé.
«Vous connaissez beaucoup mademoiselle Du-
rand? » dil-il, en jouant avec les écheveaux de soie
et de laine.
Aglaé piqua son aiguille dans le canevas.
« Vous l'avez remarquée, je crois, » dit-elle de cei
air froid qu'elle avait toujours. ' -
Etienne se sentit rougir sans savoir pourquoi.

— Sa position la rend intéressante, reprit-il ;


elle
ne paraît pas être née pour la profession qu'elle
exerce.
— Tout ce (jue j'en sais, répondit mademoiselle,
de Champenoix, c'est qu'elle la remplit avec une rare
exactitude. Je l'ai vue venir un jour qu'elle avait la
fièvre; elle était à pied-et il pleuvait. J'ai beaucoup
d'amitié pour elle; mais mademoiselle Durand s'ou-
vre peu. Un jour qu'elle avait paru trouver jolie une
bagatelle qui était sur ma boîte à ouvrage, je la lui of-
fris, elle refusa; j'insistai, elle accepta; au bout de
la semaine, elle m'apporta un objet de fantaisie.
« Souvenir pour souvenir, » me dit-elle. Comme
m I,A MAITRESSE DE DESSIN.

j'hésitais à le prendre : « Voyez, reprit^elle avec un


certain sourire que je lui connais, je porte le vôtre.»
Je me rendis ; mais depuis lors je n'ai plus osé lui
rien donner. C'est le hasard qui me l'a fait rencon-
trer. Elle a un talent réel qu'elle ne montre pas cl
qu'on ne peut pas juger en voyant ce que je fais.
J'aurais voulu entrer dans son intimité ; les circon-
stances ne l'ont pas permis. Je là crois très-honne,
avec des apparences de roideur qui offusquent.
Quand une visite ou quelque promenade à faire in-
terrompt au bout d'un quart d'heure la leçon com-
mencée, elle ne la compte pas. Elle est pauvre, ce-
pendant. Quelle insistance il a fallu pour la faire
paraître à ce bal où vous l'avez vue ! Quelquefois,
l'hiver, elle pari en omnibus dès sept/heures du malin,
et ne rentre que le soir à six. Chemin faisant, elle
déjeune où elle peut. 11 faut inventer des histoires
pour la retenir. Un matin, le hasard fil qu'un pelil
sac où, disait-elle, elle met ses crayons et son
carnet s'ouvrit. J'y découvris un morceau de pain
et deux oeufs durs : elle rougit très-fort ;. puis, se
ravisant et d'une voix claire, le regard bien droit :
« C'est mon déjeuner, » dit-elle. Pendant toute la
leçon, je ne pensai qu'à ces oeufs durs et à ce pauvre
morceau de pain; mon dessin allait tout de travers.
Quand elle se leva pour partir, je l'embrassai sans
LA MA1T-UESSE DE DESSIN. 195

savoir ce que je faisais... Ah ! je n'eus pas grand


appétit ce jour-là ! Du passé de mademoiselle Durand
e! de son père, je ne sais rien; d'où vient-elle? je
fignore. Elle est impénétrable là-dessus. Quand on
veut l'interroger, elle a une façon de vous regarder
qui tout net coupe la parole. Une chose qui m'a tou-
jours surprime, c'est que personne n'ait l'ait attention
plus tôt à mademoiselle Durand. On lui a donné vin
sobriquet, et c'est tout. Comment se fait-il qu'on ne
devine pas qu'il y a là un trésor d'honnêteté, de cou-
rage, de patience, et que la petite duchesse vaut
mieux dans son petit doigt que bien des belles da-
ines en falbalas dans toute leur personne? »
11 y avait bien deux ans que mademoiselle de

Champenoix n'avait si longtemps parlé. Etienne ne


l'interrompit pas une fois. 11 écoutait sa cousine
avec une.singulière, attention. Quand ôlle^se tut, il
sourit.
« Eh ! eh ! dit-il, je ne vous ai jamais vue si animée
et si expansive.
— Je ne suis rien de tout cela ; vous me question-»

nez, je réponds. »
Elle reprit son aiguille cl continua sa tapisserie.
Etienne marchait de surprise en surprise. 11 voyait
se dresser devant lui l'a silhouette d'une héroïne de
roman sous la forme de mademoiselle Durand, et.
305 '
' 9
194 LA MAITRESSE DE DESSIN '•
d'un autre côté, Âglaé lui apparaissait sous un jour
tout nouveau. Etail-ce bien là, émue et comme op-
pressée par un sentiment de tendresse intérieure,
celle même personne qu'il avait toujours vue si froide
et si calme? L'épisode du souper lui revint à la mé-
moire. Cette réserve et celle retenue qu'on lui con-
naissait faisaient-elles partie d'un rôle qu'elle jouait
depuis sa sortie du couvent? Mais pourquoi et dans
quel but? ou bien celle émotion, et cette grâce -com-
patissante étaient-elles passagères comme ces vagues
senteurs qui restent aux doigts après qu'on a louché
un bouquet? 51. de la Rocheponl éprouvait une en-
vie extrême de continuer l'entretien; mais, comme
il ouvrait la bouche pour le faire, madame de Çham-
penoix survint.
« Laissez là celle petite fille qui vous occupe trop,
dit-elle en badinant, et donnez-moi votre avis sui-
des étoffes qui sont là dans mon boudoir. » .
Etienne suivit la baronne;-mademoiselle Durand
parut sur ces entrefaites. Elle venait remercier la
maîtresse du logis qui lui avait procuré deux élèves
dans la journée. La chose dite, elle voulut se retirer,
mais la baronne la retint.
« Xon pas, dit-elle, vos lumières ne nous seront
pas inuliles dans l'affaire qui nous occupe... Vous
qui courez beaucoup par la ville, vous avez dû re-
I,A MAITRESSE DE DESSIN. 195

marquer raille robes nouvelles ; "vous me direz voire


opinion sur celles qu'on me propose. »
-
Mademoiselle Durand avait encore fait un pas vers
la porte, lorsqu'elle trouva derrière elle le visage
rose de mademoiselle de Cliampenoix.
« Vous ne m'en voulez pas si je vous ai recom-
mandé ce matin les demoiselles de Chavemont; ce
soiil deux de mes amies, » dit-elle à demi-voix.
Louise, sans répondre, lui serra la main et passa
avec la baronne dans le boudoir.
Les étoffes étaient étalées sur un grand canapé. La
clarté des bougies se jouait sur les plis éclatants de
la moire et du taffatas, sur les somptueuses cassures
du velours et du satin. On discuta beaucoup. Le
rose et le bleu séduisaient tour à tour la baronne;
l'une des étoffes avait pour elle la nuance, l'autre le
dessin. Aglaé risquait un mol. Etienne ne se pronon-
çait pas. 11 observait du coin de l'oeil la petite du-
chesse. Elle regardait les pièces de soieries et les
effleurait, quelquefois du bout de ses doigts effilés.
Madame de Cliampenoix l'interpellait -souvent. A
trois ou quatre reprises, elle lui mit des pans de
moire et de velours dans les mains. Une légère colo-
ration animait les joues de mademoiselle Dui'and ;
elles devinrent rouges ; ses yeux s'illuminèrent, et il
y eut sur ses lèvres comme Un frémissement, tandis
190 LA MAITRESSE DE DESSIN.

que ses doigls assouplis caressaient les ileurs el les


broderies dont quelques-unes de ces robes étaient
chargées. Tout à coup ses sourcils déliés se touchè-
rent par la pointe, et elle repoussa les étoffes avec un
brusque mouvement..
« Pardonnez-moi, dit-elle, mon choix est impos-
sible.; je porte si peu de ces robes, que toutes me
paraissent également belles. »
.11 sembla à M. de la Rocheponl que.la voix de

mademoiselle Durand tremblait un peu. Bientôt la


rougeur s'effaça de ses joues, et son visage, d'une
pâleur mate, reprit son caractère de mélancolique
fierté.
Etienne n'avait rien perdu de ces petits détails. Ils
augmentèrent l'intérêt bizarre que la maîtresse de
dessin lui inspirait; il y voyait comme une révélation
des sentiments intimes qu'elle dissimulait avec une
grande force de volonté.
« Eh ! eh ! murmura-l-il, il pourrait bien se faire
que mademoiselle Durand eût. été élevée à Saint-
Denis! »
Et il pensa malgré lui à la fille d'un colonel qui
avait alors un appartement rue deBréda, après avoir
commencé par donner des leçons de piano.
Pendant toute une semaine Etienne ne put s'em-
,
pêcher de songer à mademoiselle Durand el chaque
,
LA MAITRESSE PE DESSIN. 1<J7-
_
jour, sans y prendre garde, il allait rue du Bac. Celte
assiduité ravissait madame de Champenoix, qui le
comblait de cajoleries. Assise dans son boudoir, où
tout était mousseline blanche et satin de Chine bleu,
la blonde veuve se montrait plus que jamais exquise
en sentiments raffinés et parlait avec de doux soupirs
de l'union des âmes. Etienne tisonnait.
« Le tout «si de trouver des âmes, » disait-il.
\in baronne le grondait, et là-dessus se lançait
éloquemmenl dans des tirades où le nom historique
de M. le duc de Monlausier était évoqué, mêlé au sou-
venir romanesque de Saint-Preux. Etienne n'écoutait
pas et brûlait du désir de lui demander des nouvelles
de la petite duchesse. Quelque chose lui serrait la
gorge qui l'en empêchait.
« Vous avez peut-être raison. » disait-il alors sans
avoir rien entendu.

Et il laissait là madame de Champenoix, qui né


désespérait pas de le convertir.
Vers la fin du mois, à six heures, un soir qu'il
allait dincr chez madame de Champenoix ,.une pluie
violente surprit Etienne au coin de là rue de Verneuih
Il se réfugia en deux bonds sous une porte cochère
et se trouva en présence de mademoiselle Durand,
qui, un peu mouillée déjà, soulevait de ses deux
mains les plis de sa robe. Elle lui rendit gravement
lflS Ï,A MAITRESSE DR DESSIN.

son salut. La pluie tombait à flots. Les passants,


inondés, se réfugiaient à bord des omnibus comme
des naufragés sur des radeaux uni jour de tempête.
Aucune voilure ne se montrait. Etienne leva les
"

yeux vers le ciel : une profonde nuée, grise, épaisse,


impénétrable, Je couvrait-.
« Ça peut durer toute la' nuit! miirmura-t-il en
regardant mademoiselle Durand.
Ce sera long! » répondit-elle froidement.

Elle rajustâmes pans de sa robe, et avança la
pointe du pied ; mais le. ruisseau, qui montait
comme un petit torrent jusqu'au milieu du trottoir,
effleura sa bottine ; elle rentra sous la porte cochère.
Un commissionnaire, séduit par l'appât d'une pièce
de cent sous, se précipita courageusement à la re-^
cherche d'un fiacre.
Etienne et Louise échangèrent quelques mots. Au
bout.de dix minutes, le commissionnaire revint avec
une voilure dont le cocher ruisselait comme un triton.
« Prenez vile, mademoiselle, el parlez, dit Etienne.
Mais vous, monsieur? répliqua-t-elle plus dou-

cement.
Moi? 11 est clair que je serais bien heureux si

vous' me permettiez de prendre la seconde place. »
Mademoiselle Durand passa la première, el M. de.
la Rochepont la suivit.
. ..
LA MAITRESSE DK D.ESSIN. 100

« Demeurez-vous bien loin? demanda-l-il en-


suite. '
Rué-Plumet,
.
42..»
.. '


Etienne jeta le nom de la rue et le numéro au
cocher, et l'on roula.
« On ne peut entrer chez les gens comme une
fontaine, reprit-il ; bon gré, mal gré, madame, do
Chainpenoix attendra. »
Mademoiselle Durand était, bien tranquillement as-
sise dans son coin, sans gêne et sans embarras. Elle
était comme une femme du monde qui vient de ren-
contrer une de ses connaissances aux Champs-Ely-
sées et lui a offert une place dans sa calèche. Celle
aisance et cette simplicité achevèrent d'étonner
Etienne.
.

« C'est delà haute distinction, pensa-t-il, à moins


que...»
Il n'acheva pas;-mademoiselle Durand le regar-
dait. • -
.

« Vous verrez ce soir mademoiselle de Champe-


noix? dit-elle.
— Oui.
— Veuillez.la remercier en mon nom du billet
qu'elle m'a écrit ce matin ; on ne saurait faire les
choses avec plus de grâce'et d'obligeance.' »
Elle resla une minute silencieuse^ puis, repre-
200 LA MAITRESSE I)E DESSIN.

nanl, et comme le complément d'une idée qu'elle


suivait :
« Elle a plus que de-l'esprit, votre cousine; elle
a du tact et du jugement,, el mieux encore.
— Vous croyez? répondit M. de la Rocheponl
étourdimenl.
— Ne le savez-vous pas? » dit-elle.
Un air de surprise parut sur son visage ; mais la
voilure s'arrêta, et la question dont on voyait la
pensée dans ses yeux ne vint pas jusqu'à ses lèvres.
« Mon père aurait à vous remercier de votre com-
plaisance, s'il était ici, dit alors mademoiselle Du-
rand ; mais il n'est que six heures, et il ne rentrera
pas avant, sept. »
Etienne lui exprima l'espoir qu'il avait d'être plus
heureux une autre fois, si elle lui permettait de se
présenter rue Plumet.
« Ce serait vous déranger beaucoup et sans certi-
tude aucune de rencontrer personne, » reprit ma-
demoiselle Durand.
Elle le salua, et disparut derrière la porte.
Le résultat de celte promenade fui que le souvenir
de la petite duchesse se présenta avec une obstination
nouvelle à l'esprit d'Etienne. Il le poursuivait un peu
partout : chez madame de Champenoix, où mille
choses la lui rappelaient, un mot dit au hasard, un
LA MAITRESSE DE DESSIN. 201

air de danse, un croquis; dans les rues, où parfois il


croyait reconnaître sa robe de mérinos et son ca-
mail; au ministère, où son image venait se placer
entre la plume et le papier. Il riait lui-même de sa
préoccupation.
« Cela tient à ce que madame de Beaulicu n'est
pas à Paris, » se disait-il en faisant allusion à une
personne dont il avait fait la connaissance au Jardin-
ci'Hiver et qui de son petit nom s'appelait Angèle.
Et puis mademoiselle Durand l'intéressait comme
un problème dont on cberche vainement à trouver la
solution. Un jour qu'il était à son bureau, il crayonna
sans y penser, sur la marge d'une dépêche, un profil
qui n'avait rien de commun avec aucun visage ap-
partenant à. la diplomatie. Tout à coup les traits de
mademoiselle Durand lui sautèrent aux yeux.
«Ah! c'est trop fort ! » dit-il.
.
Il déchira la dépèche, et alla fumer un cigare sur
le boulevard. Le cigare, pas plus que le boulevard,
ne put distraire sa pensée. Pour en avoir le coeur net,
il résolut d'aller rue Plumet.
La maison dans laquelle M. Durand et sa filie
avaient un petit logement était située au fond:!,<l'un
jardin où l'on voyait de beaux arbres qui avaient fait
partie autrefois des dépendances d'un vieil hôtel.
Tout y était calme et silencieux. C'était un bâtiment
9.
20i LA MAITRESSE DE DESSIN..

d'une construction régulière, avec des mansardes


cintrées en belles pierres, et un perron •orné de deux
vases de fleurs en faïence bleue. De vieux et .forts
rosiers grimpaient autour; Une girouette représen-
tant une figure de. dauphin tournait au bout d'une
tringle,de fer fichée au milieu du toit d'ardoises. La
vue de celle maison, où-le bruit de la rue n'arrivait
pas, rappela à Etienne comme un vague souvenir
d'une autre, maison où il avait passé-son.enfance. 11
en revoyait la forme dans sa mémoire ; c'étaient bien
les mêmes angles et la même teinte grise, les mêmes
bancs près du perr'm. Comme il s'arrêtait devant
une pièce de gazon dessinée en ovale pour mieux
saisir l'ensemble de cette habitation, un merle partit
en criant du fond du jardin. Etienne sourit ; le vol
effaré du merle, ses ailes noires,-ses cris bruyants,
lui montrèrent le passé au temps où il jouait avec
ses petits camarades chez sa tante, à Dijon, dans un
jardin qui n'avait pas un quart d'arpent et qui lui
semblait grand comme une province. 11 revit tout en
une minute. Le hasard qui lui faisait découvrir un
pavillon en tout semblable au fond de la rue Plumet
lui parut singulier ; un certain coin sombre que fer-
mait urt vieux mur tapissé de lierre et d'où s'élevait
un grand ormeau lui rappela une chute qu'il avait
faite un soir qu'il s'agjssait de- décrocher une ra-
J/A MAITRESSE DE DESSIN. 2(Ki

quette suspendue aux branches de l'arbre. Il- regar-


dait l'ormeau et éprouvait en esprit la sensation du
coup, lorsqu'il lui.sembla .qu'un léger rideau blanc
venait de remuer à l'-une des fenêtres du pavillon, II
s'avança vers la porte et sonna..
« On m'aura pris pour un poëte cherchant un
.
sujet d'élégie, » se dit-il.
Une vieille servante vint lui ouvrir. Elle avait un
bonnet blanc relevé par derrière, une robe de colon-
nade tout unie, un fichu croisé sur la poitrine, el
tout à fait l'air d'une paysanne. M. Durand était chez
lui. M. de la Rocheponl pria la servante de l'intro-
duire.
« C'est un monsieur, » dit-elle eii poussant une
porte qui donnait sur le palier.
.
Etienne entra, et se trouva en présence du vieil-
lard qu'il avait vu au bal chez madame de'Champè-
noix. Le bonhomme était enfoncé dans un grand
fauteuil de cuir vert devant un maigre feu. 11 portait
une sorte de houppelande dont les pans étaient ra-t
*menés autour de ses jambes, et paraissait absorbé
par des recherches qu'il faisait dans -de gros livres
épars sur un guéridon placé .près.dé lui. Il regarda
le visiteur d'un air un peu surpris et lui montra si-
lencieusement un siège de l'autre côté de la che:
minée. ' - '
204 LA MAITRESSE DE DESSIN.
Etienne n'avait pas pensé une minute à ce qu'il
.
dirait; peut-être espérait-il rencontrer' mademoiselle
Durand, et non son père;.mais, l'eût-il aperçue, son
embarras n'eût pas été moins grand. Il se nomma,
M. Durand s'inclina sans répondre. 11 lui rappela
dans quelles circonstances il l'avait vu. M. Durand ne
les avait pas oubliées. Il y eut alors un nouveau si-
lence. La figure de M..Durand ne lui paraissait plus
la même que celle qu'il avait observée chez madame
de Çhampenoix. L'expression en était changée. C'é-
tait bien la même bonté, mais avec une teinte mar-
quée de tristesse grave et d'austérité; l'oeil était
moins doux, étant plus vif. On aurait dit que l'ab-
sence de sa fille avait fait perdre à son visage ce ca-
ractère de tendresse paternelle qui avait rendu un
instant le; vieillard si expansif. Etienne tenait .son
chapeau à la main, sa canne entre les genoux, et re-
gardait autour de lui sans trouver une parole. Un
mensonge répugnait à sa loyauté. Que dire cepen-
dant pour justifier sa visite? Comme ses yeux se
portaient de tous côtés, ils tombèrent surun nortrait *

à mi-corps, où, malgré la différence de l'âge, il. re-


connut d'emblée M. Durand. La vie resplendissait
dans celte oeuvre, signée d'un nom illustre. Un autre
portrait non moins remarquable et de la même main
était auprès. Les yeux d'Etienne ne s'en pouvaient
Ik MAITRESSE DE DESSIN. 205
détacher. Le peintre fameux, qu'il connaissait de
réputation, n'avait rien produit de plus puissant et
de plus achevé.
« AhJ les beaux portraits ! s'écria M. de la
-.>

Rocliepont en se levant par un mouvement involon-


taire.
L'un d'eux lui rappelait la petite duchesse : c'était
le même regard avec plus de gaieté dans la physiono-
mie: Les yeux d'Etienne laissèrent voir à M. Durand
ce qu'il pensait.
« Oui, dit le vieux professeur, je ne regarde jamais
ce portrait sans'penser à Louise, et je ne vois jamais
Louise sans penser à sa pauvre mère. »
Ce double souvenir avait attendri le visage de
M. Durand. C'était bien alors le même vieillard que
M. delà Rocliepont avait vu dans les salons de la rue
du Bac. La. glace était rompue, ils purent causer ;
mais la présence de ces deux portraits d'un maître
dont les toiles avaient une valeur excessive apporta
une nouvelle inquiétude dans l'esprit d'Etienne.
Rien dans ce modeste intérieur n'était en rapport
avec ces magnificences que les plus riches familles
se permettaient seules, ni le mobilier d'acajou, bien
luisant, mais vieux, ni la bibliothèque qui s'élevail
jusqu'au plafond}" ni le lapis râpé en dix endroits cl
que des pans de laine commune reliaient aux murs,
.200 LA MAITRESSE DE DESSIN,
ni môme une pendule en cuivre doré du leinps de
Louis XYI, dont un éléphant majestueux portait le
cadran. C'était comme une énigme nouvelle posée
en face d'une autre énigme. L'entretien, qui avait
trouvé sa pente comme un ruisseau trouve son lit-,
n'apprenait rien à M. de la Rochepont; il y découvrit
seulement que .M. Durand pouvait passer partout
pour un homme instruit. Comme la pendule sonnait
sept heures, Louise entra et fit un salut froid à
Etienne ; une nuance de mécontentement perçai!
dans son accueil, et, tout en se montrant polie, elle
ne sortit pas d'une grande réserve. M. de la Roche-
pont s'excusa de son mieux en apprenant que le
dîner de M. Durand l'attendait, et sortit. Dans la rue
seulement il se rappela qu'il avait demandé au vieux
professeur de lui enseigner une langue étrangère,
l'espagnol ou l'italien, Une savait plus laquelle.
Un mois après, et trois fois par semaine régulière-
ment, Etienne se rendait rué Plumet, où de quatre à
cinq lïeures il prenait des leçons d'espagnol. Les
leçons se prolongeaient quelquefois jusqu'après six
heures. On causait un peu de tout; Louise rentrait, et
la conversation reprenait de plus belle. Etienne eût
été fort en peine d'expliquer le charme singulierqu'il
trouvait à ces entretiens, où presque jamais il n'était
seul avec la petite duchesse, mais plus difficilement
LA MAITIVESRE DE DESSIN, 207

encore il aurait expliqué pourquoi il n'avait rien dit à


madame de Ghampenoix des leçons que lui donnait
81. Durand. Craignait-il des questions indiscrètes sur

ce vif amour des langues étrangères qui l'avait saisi


tout à coup et qui le poussait à sauter de l'espagnol
au portugais aussitôt que ses premières études
étaient achevées? Sa qualité d'attaché au ministère
des affairés étrangères ne lui paraissait pas suffisante
pour justifier la spontanéité de ce goût. Etienne, qui
avait l'habitude des cqnfessions intérieures, et auquel
certaines éludes psychologiques qu'il entreprenait sur
lui-même ne déplaisaient pas, ne savait que répondre
aux demandes qu'il s'adressait chaque jour avec un
imperturbable entêtement. Ce qu'il, éprouvait, il ne
le comprenait pas, et il ignorait vers quelles
régions l'étude des langues le,mènerait. Quant à
passer tout de bon pour un simple écolier, il n'en
croyait pas un mot. Les manières de Louise à son
égard n'avaient pas varié ; c'était la même réserve
avec un mélange d'indifférence où il sentait vague-
ment comme le résultat d'un.parli pris. Il remarquait
seulement que sa cousine Aglaé le recevait mieux rue
du Bac depuis qu'il allait fréquemment rue Plumet. Ce
qui ressortait le plus clairement de cette analyse, c'est
qu'il s'ennuyait moins depuis qu'il avait eu l'idée
d'apprendre l'espagnol. C'était toujours cela de gagné.
'208 LA MAITRESSE DE DESSIN.

Aubout de six semaines, il avait observé que


plusieurs fois par mois, et toujours le samedi, Louise
mettait une robe de soie noire, la seule robe de soie
qu'elle eût, et qu'elle faisait un bout de toilette. Ces
jours-là M. Durand endossait un bel habit, un peu
vieux de coupe, mais très-propre, -un gilet de piqué
blanc, et nouait avec un soin tout particulier le noeud
de sa cravate de mousseline. Un camée monté en
or était piqué dans sa chemise éclatante de blancheur.
Parfois même Louise avait un*noeud de ruban dans
les cheveux. De plus, Etienne avait rencontré la
•vieille servante portant des fleurs dans son tablier.
Certaines odeurs qu'il surprenait en descendant
l'escalier lui révélaient l'existence de préparatifs cu-
linaires inusités. 11 y avait dans toute la maison
comme un air de fêle. Certainement on attendait
quelqu'un. Cependant Etienne ne voyait jamais per-
sonne. Deux ou trois fois il avait habilement poussé
l'entretien du côté des visites, des réceptions, des
dîners de famille, des amis de province; on ne lui
avait pas répondu ou on avait feint de ne pas com-
prendre.
'Était-ce un hasard? Mais un hasard ne retombe
pas périodiquement chaque samedi toutes les
semaines, par la pluie ou par le vent. En outre, ces
jours-là, Louise avait sur le visage des traces de
LA MAITRESSE DE DESSIN. 200

préoccupation qui n'échappaient- pas à M. de


la Rochepont. Il n'en fallait pas plus pour exciter
une curiosité déjà éveillée. Un jour qu'il était de
mauvaise'humeur, — il y en avait huit qu'il n'avait
vu la petite duchesse, — Etienne haussa les épaules
en traversant le jardin de la rue Plumet.
« Parbleu!.se dit-il entre les dents, je suis bien
bon de me creuser l'esprit, il y a un inconnu ! ».
Cette première phrase jetée entre deux bouffées
de cigare, une autre vint naturellement à son
esprit:
« Pourquoi, moi aussi, ne serais-je pas-un autre
inconnu? »

Le résultat de cette illumination fut l'envoi immé-


diat d'un bouquet que M. de la Rochepont fit porter
à mademoiselle Durand. Ce n'étaient certainement pas
les premières fleurs qu'il expédiait dans des circon-
stances analogues ; mais aucunes peut-être n'avaient
été la cause de si longues rêveries et. de tant d'agila-
tion. La chose l'aile, un instant il la regretta : made-
210 LA MAITRESSE DE DESSIN.
rnoiselle Durand ne méritait pas d'être traitée avec
celte légèreté, et il eut envie de courir après la bou-
quetière, puis une pensée l'arrêta. Etienne avait ouï
parler de ces adroites personnes qui cachent la queue
du diable sous-une robe de recluse;'ne-pouvait-il pas
se faire que la petite duchesse appartînt à cette.con-
frérie et cherchât fortune au travers de Paris? Elle
portait le pavillon de la vertu ; mais, dans un pays
où tous les déguisements sont de mise,-savait-on bien
quelle marchandise couvrait cet honnête pavillon?
En un mot, Etienne craignait d'être pris pour dupe.
Quel sot rôle à jouer, quand on n'est pas précisément
à ses débuts ! Un bouquet ne compromettait rien, et
l'on verrait bien après. Un second suivit donc le pre-
mier, et un troisième le second. En allant prendre
ses leçons, Etienne aperçut les ileurs dans un vase.
« Hum! pensa-l-il, on les reçoit. »
Mademoiselle Durand, qu'il rencontra sur ces
entrefaites, le remercia de sa galanterie comme l'au-
rait fait une maîtresse de maison, sans embarras et
sans empressement. Le vieux professeur était là.
Cette franchise déconcerta M. delà Rochepont; il n'y
avait plus de secret entre elle et lui. Que signifiaient
.des bouquets qu'on mellait-à rafraîchir dans.de l'eau
devant tout le monde? Une sorte.de dépit le fit
cependant continuer. Le sixiènie était parti le matin,
M .MAITRESSE I)E'I).ESSTN. 211

lorsque; le soir même, M. de la Rochepont découvrit


mademoiselle Durand qui en faisaitdes distributions
à trois ou quatre enfants qui jouaient quelquefois
dans le jardin.
« C'est beaucoup de fleurs en peu de temps, lui
dit-elle avec un grave sourire, j'ai pensé que votre
désir était que tout le monde en eût. »
Jasmins et roses, tout y passa. La chose faite, et
sans rien garder pour elle-même :
« Mon père est là-haut qui vous attend, » ajoul'a-
l-elle.
Etienne monta sans répondre. -

« Ali ! murmura-t-il, on n'est pas plus grande


dame que cette petite fille ! »
Le hasard voulut que M. Durand retînt Etienne à
dîner ce jour-là. Une personne à laquelle mademoi-
selle Durand donnait des leçons avait envoyé un
.
faisan : le gibier était rare dans. la petite maison de
la rue Plumet; on l'arroserait gaiement d'un doigt'de
vin vieux. Malgré sa contrariété, un sentiment de
curiosité porta M. de la Rochepont à accepter. Les
bouquets n'étaient plus dans les vases. Mademoiselle
Durand ne parut ni joyeuse ni chagrine de la pré-
sence d'Etienne, qui fut maussade. 11 n'y avait rien
dans la salle à manger qui méritât d'attirer l'atten-
tion, si ce n'est un magnifique, cartel du plus beau
212 I.A MAITRESSE DE DESSIN.
modèle, flanqué de deux grands vases du Japon
portés par des consoles.
.
« Est-ce un commencement ou "une fin? » se
demanda Etienne.
.
Par habitude, un peu aussi par-celte éducation
.
railleuse qu'on respire avec l'air de Paris, Etienne
ne croyait guère à ces humbles ménages où le travail
corrige les trahisons de la fortune ; il n'y croyait pas
surtout quand on y voit une jeune femme semblable
à la petite duchesse. Madame de Beaulieu, qu'il con-
naissait bien, et qui roulait carrosse aux Champs-
Elysées, avait dormi dans le noyer et trotté sur des
socques. Le cartel suspendu au mur était pour lui
comme un avertissement, et il entendait déjà les
frôlements des robes de moire qu'il serrait en es prit
autour de la taille de mademoiselle Durand. N'avail-
il pas surpris en elle, chez madame de Champenois,
l'indice de certains'appétits dont rien, si ce îi'est la
religion, ne peut éteindre la fougue et l'àprelé? Si
elle n'y avait pas succombé la veille, certainemenl
elle y succomberait le lendemain. Un sentiment de
tristesse indéfinissable s'empara d'Étienre; la colère
et le regret s'y renconlraient. Tout en regardant les
vases du Japon dont les flancs rebondis miroitaient
à la clarté delà lampe,- il buvait à petits coufs. Le
vin de Bourgogne du papa Uurand était-vieux et
LA M Al TUES SE Jt.E DESSIN. 213
chaud ; Etienne ne s'en méfiail pas ; quand il sortit,
sa tête était en feu ; il prit par le plus long, rentra
chez lui sans pouvoir penser à autre chose qu'aux
deux vases du Japon, au cartel doré et à mademoi-
selle Durand, qu'il brouillait dans son esprit. Il prit
une plume et écrivit tout d'un trait une longue lettre,
qu'il donna ordre de porter an petit jour au pavillon
de la rue Plumet.
« J'aurai le fin mot de tout cela, » se répétait-il,
comme pour s'encourager.
11 se coucha très-content de lui, dormit tout d'un

somme, et-rêva que, déguisé en moine espagnol, il me-


nait une princesse des contes de fée au bal de l'Opéra.
Vers dix heures, quand il s'élira, le souvenir de
ce qu'il avait fait lui revint confusément à la raé -
moire. 11 lui semblait que l'amour ou quelque chose
d'approchant tenait une large place dans sa lettre.
Etienne demanda un peu timidement s'il n'y avait-
rien pour lui. Le domestique répondit que mademoi-
selle Durand avait pris la lettre et qu'elle avait fait
dire que c'était bien, et qu'elle aurait probablement
l'avantage de voir monsieur dans la journée. Tout
cela n'était pas clair, mais la colère ne s'y .montrait
pas. Etienne pensa qu'il ne s'était pas trompé.
« On veut parlementer, se dit-il ; même femme,
même roman !»
214 LA MAITRESSE DE DESSIN
11-se rendit à son ministère, écrivit une bonne
partie de la journée, demanda à son chef-direct de lui
réserver la première dépêche qu'on aurait à envoyer,
un peu loin, fit une visite à madame de Champenois,
qui roucoula une bonne heure au coin de son feu, et
prit d'un air chagrin le chemin du pavillon. La petite
duchesse l'attendait, elle était seule au logis.
« J'en étais sûr, » pensa M. de la Piochepont.
Get empressement à.lui fournir l'occasion"d'un
tête-à-lèlc lui gâta son héroïne. L'aventure devenait
furieusement prosaïque; le quartier n'y faisait rien,
et c'était rue Plumet comméà la place Bréda. Etienne
ne trouvait déjà plus mademoiselle Durand si jolie.
Comme ils s'étaient assis dans la pièce qui servait
tout à la fois de salon et de cabinet d'étude au vieux
professeur, la petite duchesse tira de sa poche le
billet écrit par M. de la Rocheponl.
« Pensez-vous bien tout ce que vous dites là
dedans? dit elle en agitant la lettre entre le pouce
et l'index.
—r
Mais, mademoiselle... répondit Etienne, vous
uvez pu comprendre... »
Le regard clair de mademoiselle Durand l'embar-
rassa, il perdit le fd de son idée, balbutia et s'ar-
rêta.
.
a Oh ! ne vous gênez pas, reprit-elle ; si les senti-
LA MAITRESSE DE DESSIN. ïlb
monts que vous, exprimez dans celle lettre sont bien
les vôtres, parlez franchement. Pour vous mettre
bien à l'aise, je vous dirai que la lecture que j'en ai
faile ne m'a pas surprise. Si elle m'a affligée, c'est
toul. »
Le ton de mademoiselle Durand n'élail pas préci-
sément celui d'une personne qui veut traiter les
choses en prude ou en coquette. L'attendrissement
ou l'indignation eût ouvert la porte à un entretien
d'où un- résultai galant pouvait sortir. 11 n'y avait
rien de tout cela en elle; Etienne le sentait et com-
mençait à croire qu'il avait agi follement. --.
« Puisquevous ne répondez pas,"poursuivit made-
moiselle Durand, il faut bien que je continue. L'o-
pinion que vous avez prise de moi, d'autres l'ont eue;
ce n'est donc pas là un- grand sujet d'élonnemenl ni
un motif de colère. Pourquoi me-fàcherais-je d'une
chose que ma situation semble autoriser? Ce qui
m'afflige, c'est que vous ayez eu la même pensée
alors que notre maison vous a été ouverte... Peul-ètre
auriez-vous dû nous juger mieux... Je dis nous, parce
que, si je suis jeune et exposée par mon âge et ma
profession à tout entendre, mon père ne l'est plus,
el que vous le connaissez. »
L'embarras de M. de la Rocheponl devint extrême.
Un reste de doule persistait cependant.
210 LA M AIT H ES SE DIL DK'SSIK.

« Sic'est une comédie, pensait-il, elle est bien

frir!
Au
».-.'.--
jouée; mais si elle dit vrai elle doit bien souf-

hasard, il répliqua par quelques phrases 'ba-


nales qu'elle écouta sans l'interrompre. 11 avait voulu
seulement lui témoigner l'intérêt que lui inspirait sa
position, et il l'assurait de son entier et profond res-
pect. Un certain frémissement qu'elle avait sur les
lèvres indiquait seul ce qu'elle ressentait.
«Je ne-vous enjeux pas, monsieur, reprit-elle
quand Etienne se tut; mais vous ne remarquez pas
que ce que vous dites pour vous excuser aggrave vos
torts. Pourquoi.me parler de votre respect quand
vous m'en faites voir si peu ? Un aveu bien simple de
votre méprise eût été plus digne. J'ai déjà eu occa-
sion de -recevoir des lettres dans le goût de celle, que
vous m'avez écrite ; la première m'a fait pleurer de
honte et d'humiliation. Fallait-il être exposée, parce
que je travaillais, à de telles offenses? Maintenant la
blessure ne saigne plus ; mais, si le tressaillement est
moins vif, le retentissement n'est pas moins profond
à chaque nouvelle atteinte.-11 y a des choses aux-
quelles on s'habitue lentement. Je n'y suis pas faite
encore. Si je m'y faisais jamais, -il me semble que je
déchoirais dans l'estime que j'ai de moi-même. »
Le son de sa voix indiquait assez quelle vive éuio-
LA M AIT H ESSE DE DESSIN. 217
lion tourmentait mademoiselle Durand ; elle s'effor-
çait de n'en rien laisser paraître sur son visage.
Etienne la regardait et ne savait que dire ; les soup-
çons qu'il avait conçus étaient loin de son esprit.
Par un mouvement subit, la petite duchesse avait
laissé glisser sur ses genoux- la lettre que M. de
la Rochenonl avait signée. 11 s'en saisit, la dé-
chira et en jeta les morceaux au l'eu. L'expression
de ses traits achevait de faire voir ce qui se passait
en lui.
• « Je vous remercie, monsieur, continua Louise; ce
que vous venez de l'aire vaut mieux-que mille paroles ;
mais, puisque nous en sommes sur ce triste chapitre,
laissez-moi vous dire tout. La question ne sera plus
reprise entre nous. Aussitôt que je vous ai vu traver-
ser le jardin le jour où vous êtes venu demander des
leçons à mon père, j'ai compris ce qui arriverait.
N'accusez pas-mon orgueil. C'était plulôt la voix de
l'humilité qui parlait. Ne suis-je pas seule, sans pro-
tection, pauvre et travaillant de mes mains comme
.
mie ouvrière':' L'illusion n'est plus permise à qui
monte en omnibus tous les jours* Cependant je me
suis efforcée par mille précautions de me mettre en
garde contre une provocation ; je savais en outre que
mademoiselle de Chanrpenoix vous avait averti. Un
instant j'ai cru quevous renonceriez du même coup à
505 •
10
218 LA MAITRESSE DE D|ESS1N.

]'étude de' l'espagnol et à ces billevesées qui en sont


la.vraie cause... Vous m'avez cruellement détrompée.
Je le regrette "d'autant plus, que mon père éprouvait
à vous voir un véritable plaisir, et.qu'il vous.le témoi-
gnait. Cette sympathie que vous lui inspirez, pour-
quoi ne le dirais-je pas'.' je la partageais, et vous
m'auriez vue plus libre et plus expansive sans celte
préoccupation que je devinais en vous. Quand vos
bouquets sont arrivés, une élpurderie dé ma pauvre
vieille Jeannette a fait mettre les premières fleurs
dans un vase'; puis, quand on rentre fatiguée, on ne
pense pas toujours à tout... 11 est si cruel d'avoir sans
cesse à se défendre contre une surprise et de faire de
la méfiance la compagne de toutes ses actions Mais,
!

à présent que vous me connaissez mieux, dites-moi


franchement s'il y a quelque chose en moi qui m'at-
tire ces insultes? Mon air, ma conduite, un rien que
j'ignore et qui se l'ail voir à mon insu, les autorisent-
elles? Ce serait un grand service que de m'en préve-
nir. »
:

On comprend quelle l'ut la réponse d'Etienne. 11


avait eu une heure d'égarement qu'il ne comprenait
pas et qu'il déplorait.
« Merci, reprit la petite duchesse, vos paroles me
font du bien. Je craignais presque, et malgré le soin
avec lequel je veille sur moi, qu'un mol imprudent.
LA 5IAITH15SSE DE DESSIN. 219

une action étourdie, ne \ous eiissenl autorisé à" faire


ce que je vous reprochais.
—I'uis-je espérer que vous îr'-y penserez plus'.'
reprit Etienne.
.

— Tout est oublié. Je vous ai dit que nous éprou-


vions une véritable sympathie pour vous. 11 m'eût été
pénible de croire que vous ne la méritiez pas. Si vous
sentez en vous quelque chose qui vous porte sincère-
ment à voir des amis dans cette pauvre maison, don-
nez-moi la main. La porte vous en sera toujours ou-
verte. »
L'entretien se prolongea ; rassurée et comme allen-'
drie par cette confidence, Louise montra un coin de
son coeur; c'était la jeunesse et l'enjouement adoucis
par une sorte de crainte, un élan de malice et d'a-
bandon que la fierté et la tristesse retenaient par in-
tervalles. Elle était comme un poulain sauvage plein
d'ardeur auquel une main brutale a mis trop tôt le
mors et le caveçon. Celle main s'appelail l'adversité.
Jamais peut-être elle n'avait été si loin dans cette ma-
nifestation d'elle-même sous l'excitation produite par
l'explication qu'elle avail hardiment provoquée. Un
des liens dans lesquels elle s'était volontairement
garrottée venait de se briser. La petite duchesse re-
devenait jeune fille.
Quand M. de la Rochepont rentra chez lui, le traité
220 LA MAITRESSE DE/DESSIN.
de paix signé par une poignée de main, il étail bou-
leversé, ébloui. Chemin faisant, il s'.élail volonliers-
Iraité d'imbécile et de misérable. Comment avait-il.pu
se méprendre à ce point sur le caractère'de-made-
moiselle Durand et lui faire une telle injure? K'avail-
elle donc pas dans l'air du visage, les habitudes, le
langage, quelque chose qui donnait un éclatant dé-
menti à tout ce qu'il avait eu l'indignité de supposer?
De quel aveuglement brutal avait-il donc été saisi?
et comme il s'en repentait maintenant'! Aussitôt qu'il
fut devant sa table, poussé par un mouvement irré-
sistible, il prit une plume et écrivit tout courant sur
une feuille de papier, qu'il adressa à mademoiselle
Durand, ces simples mots : « Je suis un sol, et je vous
aime. »
Le lendemain, lorsque mademoiselle Durand le vil,
elle le menaça gentiment du doigt
s

« Ce n'est pas encore ça, dit-elle d'un air gai, il


fallait mettre : Je suis... ce que vous avez mis, et je
vous estime;
— Gardez ce que .j'ai mis et prenez ce que vous
ajoutez, » répondit Etienne.
La petite duchesse devint sérieuse tout d'un coup,
o Est-ce vrai? reprit-elle.

— Très-vrai;
— Alors, essayez de ne pas ine voir pendant un
I.A MAITRESSE DÉ DESSIN. 221
mois, et, si cela vous lient encore après, loyalement
dites-le-moi. »
Etienne resta bien quatre jours sans voir made-
moiselle Durand. Ce fut tout ce qu'il put accorder à
son impatience. Une sorte de joie folle l'avait saisi
.à la pensée qu'il était véritablement épris; sincère
dans l'analyse qu'il faisait de ses sentiments intimes
comme il l'était dans leur expression, il ne pouvait
douter de la vivacité et de la force de l'émotion nou-
velle qui précipitait le cours de son sang. 11 se laissa
donc, aller-à ce penchant si doux avec le ravissement
d'un voyageur qui rentre dans une belle contrée dont
les charmants paysages lui sont connus, et qu'il crai-
gnait de ne plus revoir. Sa mémoire lui rappelait une
époque bien éloignée où, pour la première fois, il
avait aimé; il était alors au début de la vie, et son
Emilie, car elle s'appelait Emilie, avait disparu
— —
comme un de ces beaux oiseaux fugitifs qui arrivent
avec l'aurore et partent avecle soir. Mais ilavait gardé
de ce temps un souvenir plein de douceur, auquel
rien de ce qu'il avait éprouvé depuis ne ressemblait.
II était comme un homme qu'un brouillard, épais a
longtemps enveloppé et que la lumière du soleil ré-
chauffe enfin. 11 rentrait de l'ennui dans la vie. Ma-
demoiselle Durand était loin départager cet enthou-
siasme. Elle.voulut plaisanter d'abord de ce prompt
222 LA MAITRESSE DE DESSIN.

retour et n'en eut pas la force. Il faisait une belle jour-


née, le soleil du mois d'avril égayait le jardin, où
mille fraîches senteurs s'exhalaient des bourgeons.
Le merle caquetait dans les sureaux. La petite du-
chesse fit deux ou trois tours d'allée au bras d'E-
tienne, la tête baissée, le front rêveur.
« Je ne me ferai pas plus forte que je ne suis, dit-
elle enfin... C'est la dernière fois peut-être que je
vous tiendrai ce langage ; mais, puisque vous n'avez
pas voulu faire l'épreuve de l'absence, il faut bien
que je vous avertisse. Cet amour que vous dites res-
sentir pour moi, où vous mènera-t-il? Quel projet
avez-vous ? »
La réponse d'Etienne fit bien voir qu'il n'y avait
pas pensé,
'«'N'allez pas croire au moins, reprit mademoi-
selle Durand avec un fier sourire, que, si je vous
parle avec cette franchise, c'est pour.vous ouvrir la
porte du mariage, où vous n'avez nulle envie d'en-
trer... Mais je liens à vous bien faire voir que vous
mettez le pied dans une route sans issue. Vous ne
me faites pas celle injure de penser que je mécon-
naîtrai jamais ce que je dois à mon père, ce que je
me dois à moi-même... Ne me répondez pas, je le
sais; mais alors qu attendez-vous et tju'esnérez-vous?
Si, par entraînement et par jeunesse de coeur, vous
LA MAITltESSE DE DESSIN. 225

alliez jusqu'à me faire l'offre de votre main, le pre-


mier feu de ce romanesque amour éteint, vous la
regretteriez. Que serait alors notre existence à tous
deux? fît me croyez-vous d'un caractère à la sup-
porter? En me.faisant vous aimer, et ce n'est pas
une victoire bien difficile dans l'isolement où je vis,
c'est, pour moi, ajouter le tourment à l'inquiétude ;
c'est, pour vous, accepter une responsabilité bien
lourde. Vous trouvez peut-être que je raisonne bien
froidement des eboses qui vous agitent... Songez
que je cours le cachet et que l'expérience m'est
venue tristement avant l'âge.:. Aujourd'hui je puis
encore vous parler résolument et sérieusement en
honnête fille qui se sent maîtresse de son coeur...
Demain peut-être il sera trop tard... Si vous êtes
honnête homme, et ma sympathie ne vous serait pas
acquise si vous -étiez autrement, de quel poids ne
chargez-vous pas votre conscience... L'éloignement
était le meilleur remède au mal dont vous m'avez
lait l'aveu. Certainement vous m'auriez oubliée. Ne
secouez pas la tête; vous êtes jeune, vous êtes riche;
l'oubli vient vile à qui est heureux... Délaissée,j'au-
rais borné toute mon ambition à vivre honnêtement,
jusqu'au jour où, déjà vieille, je me serais retirée
dans une maison religieuse.., Ne me montrez pas
d'autres horizons. On a dit que j'étais insensible,
224 LA MAITRESSE DE DESSIN.

parce que je suis iiôre... Hélas! ma fierté -est.une


armure dont il se peut qu'on trouve le défaut... Ne
le cherchez pas. .Vous m'avez comprise, Etienne, ser-
rez-moi là main et séparons-nous. »
Mademoiselle Durand était très-pâle en parlant
ainsi ; il y avait comme un voile de larmes étendu
sur ses prunelles élargies. M. de la Rochepont n'était
pas moins ému qu'elle.
« Votre main, dit-il, la prendre, la garder, tou-
jours; mais vous quitter, jamais. »
Quand il sortit du jardin de la rue Plumet, Etienne
était déterminé à y retourner souvent. La petite
duchesse ne mit plus aucun obstacle à ses visites,
mais ne changea rien à sa manière de vivre. Les
leçons finies, elle arrivait quelquefois, embrassait
son père, donnait une poignée de main à M. de la
Rochepont, et prenait un bout de tapisserie. Quel-
quefois aussi l'élève, qui était avec son professeur sur
le pied de l'intimité, restait à dîner. La conversation
se prolongeait alors jusqu'à dix heures. Dans toutes
les occasions qu'ils avaient d'être seuls, mademoiselle
Durand évitait de revenir sur l'entretien qu'ils
avaient eu dans le jardin; mais le dimanche, quand
Etienne passait la porte du pavillon, il la surprenait
derrière le rideau de sa fenêtre à demi tiré; le tulle
ne retombait jamais si vite, qu'il n'eût le temps de
I,A MAITRESSE DE DESSIN. 225'
voir son sourire; elle l'attendait. La fréquence de
leurs rapports les avait rendus plus familiers ; Etienne
avait peu à peu pénétré dans cet intérieur muet où
le travail régnait en maître. Quelques promenades
au Luxembourg ou à la campagne en faisaient les
uniques distractions. 11 avait offert discrètement des
loges de spectacle ; Louise avait refusé.
« On s'étonnerait de m'y voir avec vous, » dit-elle.
Une seule fois elle accepta une baignoire à l'Opéra.
31. de la Rochepont lui rendit visite. La petite du-
chesse, penchée au bord de la loge, regardait tantôt,
la scène et tantôt la salle avec des yeux en flammes ;
son visage avait là pâleur du marbre avec des-éclairs
de rougeur subite; ses narines gonflées aspiraient
fortement. On devinait les palpitations de son coeur
au mouvement de son corsage. Elle était tout entière
au chant, à la lumière, à la fascination de la foule et
du spectacle. En se tournant à demi, elle rencontra
les yeux d'Etienne. Mademoiselle Durand fronça légè-
rement le sourcil, et, se rejetant en arrière, resta
cachée dans l'ombre. Etienne se souvint alors de
cette soirée où elle avait repoussé tout à coup les
étoffes de soie étalées sous ses mains. Elle parut dis-
traite jusqu'à la chute du rideau; mais, quand elle se
retira, elleavaitle regard fiévreux. Plus tard, il lui of-
frit encore une loge pour un ballet qui était en vogue;
10.
220 LA MAITRESSE DE DESSIN.

« Non, dit-elle, je n'irai plus à l'Opéra. »


Si longs que fussent leurs entretiens, jamais M. Du-
rand et sa fille ne faisaient devant Etienne allusion au
passé. Quelquefois cependant un mol dit au hasard
rendait songeuse.la petite duchesse ; la parole expirait
sur ses lèvres, un nuage passait sur son front, elle
regardait les portraits suspendus aux murs et tom-
bait dans de grands silences dont M. delaRochepont
n'osait la tirer.
Un soir que la pluie se mit à tomber tout à coup,
Etienne, à qui la chose était arrivée cinq ou six fois
déjà, demanda à mademoiselle Durand de le garder
à dîner. Elle parut troublée, balbutia et rougit.
Etienne la regarda et s'aperçut seulement alors,
qu'elle avait sa robe de soie et. un noeud de rubans
dans les cheveux.
« Ah! dit-il malgré lui, c'est aujourd'hui samedi ! »
Mademoiselle Durand devint plus rouge encore.
Sans insister, il se dirigea vers la. porte et traversa la
salle à manger, cherchant son paletot. La table était
dressée; il y avait des fleurs.dans les vases du Japon
et un troisième couvert à table. Etienne eut comme
un éblouissement. Mille pensées amères lui traver-
sèrent l'esprit comme des flèches. 11 sortit précipi-
tamment sans répondre à Louise qui lui tendait la
main. Cette idée qu'on attendait quelqu'un qu'il ne
LA MAITRESSE DE DESSIN. 227

connaissait pas le poursuivit jusque dans son som-


meil. 11 se réveilla en sursaut plusieurs fois voyant
toujours ce troisième couvert, et sur la chaise, devant
ce couvert, la-figure d'un étranger qui affectait mille
formes. Comment. se faisait-il qu'on ne lui en eût
'

jamais parlé? Pourquoi ce mystère? Fallait-il briser


l'idole qu'il avait placée sur un piédestal si haut ?
Etienne se leva brusquement, alluma une bougie
et prit la plume pour écrire à Louise. Les premières
lignes étaient pleines de reproches violents, âpres,
et faisaient prévoir une rupture. Les dernières
étaient humbles comme une prière ; elles sollicitaient
une explication et se fondaient en mille serments de
tendresses éternelles. Le coeur d'Etienne se gonflait
à chaque mot. Au beau milieu d'une page, il s'arrêta.
Une glace qui était devant sa table lui renvoya sa
propre image. Deux grosses larmes qu'il ne sentait
pas coulaient sur ses joues. 11 prit sa tête entre ses
mains et éclata en sanglots.
« Ah ! que je l'aime! que je l'aime! » s'écria-t-il.
22S U MAITRESSE DE DESSIN.

IV

Le lendemain, M. de laPiochepontsorlitpour l'aire


une promenade, espérant que l'air frais du malin
calmerait son agitation. Petit à petit il se mil à mar-
cher fort vite. 11 pensait sans cesse à ce troisième
couvert et à l'embarras de mademoiselle Durand,
lorsqu'en relevant la tête il se trouva rue Plumet,
devant le pavillon. Il pressa le pas pour s'éloigner;
une force irrésistible le ramena près de la porte, et
il entra. Mademoiselle Durand était dans le jardin,
assise sous le grand ormeau. :
-

« Je vous attendais, «dit-elle.


Ce moisi simple soulagea le coeur d'Etienne d'un
poids énorme.
«Ah ! dit-il en saisissant sa main, j'ai failli
partir. • - -

— C'est qu'alors vous ne m'auriez pas aimée,»


reprit-elle en secouant sa tête avec un mouvement
où la tristesse se mêlait à la plus naïve coquet-
terie.
Elle l'attira sur un banc près d'elle, à l'ombre d'un
lilas qui fleurissait. -
.
U MAITRESSE DE HESSÏN. 22!)

« J'ai bien vu que vous éliez inquiet hier, ajoutâ-


t-elle; vous avez refusé la main que je vous tendais ;
j'en ai été triste tout le soir, je crois même que
je vous en ai voulu un peu. Si j'ai votre confiance,
pourquoi me la retirez-vous si promplemept? Mais
la pensée que vous souffriez m'a fait vous par-
donner.
— Voilà qui est singulier, dit Etienne déjà consolé;
il y a sur votre table un couvert que j'ai toujours
devant les yeux; je vois bien que vous ne voulez pas
de moi pour le diner, et c'est vous qui me pardonnez !

— Cerlainemenl. Là où le coeur est engagé, les


apparences ne sont rien. »
Mademoiselle Durand avait vraiment l'air d'une
duchesse en parlant ainsi. Elle resta un instant
muette, passant la main sur son front comme quel-
qu'un qui cherche à rassembler ses souvenirs, puis,
levant les yeux : -
.

« Ce couvert ;qui vous offusque, mon ami, c'est


l'histoire de toute notre vie, reprit-elle. Il attend
quelqu'un, et ce quelqu'un ne viendra jamais. Vous
me regardez avec étonnement et semblez croire que
je suis folle, ou que je me moque de vous !.:. Vous
allez me comprendre tout à l'heure. Vous avez re-
marqué que le samedi n'est pas pour nous un jour
semblable aux autres. Que d'interrogations n'ai-je
250' LA MAITRESSE DE DESSIN.

pas surprises dans vos yeux! Chaque semaine, à


pareil jour, je tire de ma garde-robe ce que j'ai de
plus beau, mon père met son habit noir, Jeannette
a soin d'allumer des bougies et de mettre un couvert
de plus sur la table. A sept heures, mon père entre
avec moi dans la salle à manger, lire sa montre et
appelle Jeannette.
— Personne n'est venu? dit-il.
Personne, répond Jeannette.

« Mon père soupire, regarde le cartel et s'assoit.
Eh bien, sers-nous, reprend-il, il viendra peut-

être samedi prochain.
« Le samedi suivant, la même scène se reproduit,
et nous restons à table, tristement assis l'un devant
l'autre, auprès de ce couvert qui attend toujours.
Mon père mange à peine, et moi je n'ai pas la force
.de parler. »
Arrivée à ce point de son récit, mademoiselle
Durand s'arrêta ; elle paraissait très-émue, el ses;
lèvres pâlies tremblaient un peu.
«
Écoutez, lui dit Etienne, si celte confidence ravive
pour vous des souvenirs trop amers, n'achevez pas...
— Non, dit-elle avec force, vous ne m'avez
rien demandé, il est juste que je vous dise tout. »
Elle se recueillit un inslant, puis commença un
récit dont Etienne ne perdit pas un mot.
LA MAITRESSE DE DESSIN. 2ii
M. Durand n'avait pas toujours porté ce nom et
-
n'avait pas été toujours professeur de langues". Autre-
fois il habitait Nantes, où il était a la télé d'une
maison de commerce qui avait son rang parmi les
plus considérables de la ville.. Sa réputation de
probité égalait son crédit. Il avait alors un associé
auquel une étroite amitié l'unissait plus encore que
la.question d'intérêt.
« Mon père, qui avait quelques années de plus que
lui, traitait cet ami comme un fils, poursuivit made-
-
moiselle Durand-, et celui-ci., dans ses jours de gaieté,
appelait mon .père son oncle. Cette vive et sérieuse
affection provenait de circonstances particulières oi'i
M. Durand, poussé par un sentiment spontané, avait
eu occasion de se dévouer pour cet ami, qui de son
petit nom s'appelait Louis. Un jour, étant à jouer au
bord de la Loire, à l'époque où ils étaient l'un et
l'autre au collège, il tomba dans l'eau ; un moulin
n'était pas'loin, et-Louis, qui ne savait pas nager,
était en grand péril. Mon père n'hésita pas et se jeta
dans la rivière. 11 saisit son camarade d'une main et
de l'autre se suspendit aux branchés d'un arbre.
Quand on accourut, le sauveur était à bout de force,
mais il aurait certainement péri plutôt que de lâcher
son petit ami. Une autre fois, au temps de leur
jeunesse, M. Durand fut informé que Louis avait eu
252 LA MAITHESSE DE. DESSIN.
'une querelle avec un officier dont le régimenlquillait
Nantes dans la journée. On avait remis la rencontre
à huitaine. Mon père monta à cheval et fit si bien,,
qu'à la première étape il força' l'officier à se battre,
et lui mit trois pouces de fer dans le corps. L'affaire
avec Louis fut arrangée immédiatement. Tous ces dé-
vouements successifs attachaient M. Durand à son
ami par des liens qui semblaient indestructibles.
Hélas ! un hasard fit bien voir qu'ils avaient la fragi-
lité du verre !»
La petite duchesse s'arrêta. Pendant une minute
elle ne put pas continuer.
« Pardonnez-moi, dit-elle, je touche à Pheure
critique de notre vie... .que de fois j'ai vuraon père
pleurer en y pensant. »
Elle fit un effort sur elle-même et reprit son
récit. -
Chaque semaine, et le samedi, il était de règle
que M. Durand reçût à sa table son associé. Le travail
était fini ; on laissait les préoccupations dans le
bureau, et on se livrait gaiement au bonheur d'être
ensemble. Quels beaux projets ne faisait-on pas pour
l'avenir. 1 aucun nuage n'avait encore troublé l'union
de ces deux amis, et jamais, pendant de longues
années, l'un n'avait manqué de s'asseoir à la table
de l'autre. Louise, qui était alors bien jeune, se
1,-A MAITRESSE DE DESSIN, .257,

rappelait encore ces jours heureux. Avec quelle joie


né courait-elle pas au-devant de son parrain ! Un soir
M. Durand rentra bouleversé: une opération à laquelle
il s'était livré pendant une absence de son associé, et
sans le consulter, avait mal tourné. Le chiffre de la
perle était-considérable." M. Durand en fît l'aveu. Son
ami était depuis un mois dans une disposition d'es-
prit chagrine. 11 fronça le sourcil.
« Voilà ce que c'est que d'agir à la légère, sans
parler à personne! » s'écria-t-il.
M. Durand, un peu étonné, le regarda.
« Que veux-tu ? c'est un malheur, dit-il ; mais la
maison est assez riche pour payer. »
Louis frappa du pied.
« La maison, la maison! voilà qui est bientôt dit,
reprit-il. Au point de vue légal, elle sera condamnée
à payer, c'est possible; mais équitablemenl, moi, je
ne dois rien. »
M. Durand pâlit à ce mot et ne répondit rien ;
mais le lendemain il avait liquidé sa part d'intérêt
dans la maison et satisfait les créanciers. Deux jours
après il' quittait Nantes. M. Durand était le moins
riche des associés ; il ne lui resta presque rien. Il se
relira dans un petit port de mer et fonda un nouvel
établissement avec quelques fonds qu'on lui prêta
sur sa grande réputation. Un instant il eut l'espoir
23i LA MAITRESSE DE DESSIN. -

de se relever ; mais le malheur sembla s'acharner


après lui : une crise commerciale fil crouler sa
maison au bout de cinq ou six ans. Il voulut quelque
temps encore lutter contre la mauvaise fortune, le
flot de l'adversité fut le plus fort. M. Durand, décou-
ragé et à bout de ressources, se.réfugia à Paris. Les
quelques meubles qu'il avait sauvés du naufrage
payèrent les frais de premier établissement et per-
mirent.d'attendre lés leçons-qu'il chercha pour.lui et
que sa fille trouva pour elle.
— Et l'associé demanda Etienne.
— Un temps il resta sans nous donner de ses
nouvelles, répondit mademoiselle Durand. Je crois
bien qu'une sorte de mauvais orgueil le retenait, car
nu fond il n'était pas méchant; puis il fit offrir à mon
père de transiger. Plus lard, quand il apprit notre
dernière catastrophe, il envoya sous enveloppe, à
notre adresse, un bon sur la Banque d'une valeur
égale à la somme que son ancien associé avait payée.
Mon père renvoya le bon. Plus tard encore, à Paris,
il écrivit pour entrer en arrangement par l'entremise
d'un homme d'affaires ; il offrait le capital "avec les
intérêts. Que vous dirai-je? Il offrit de l'argent et ne
tendit pas la main; on sentait bien le regret chez lui,
le coeur ne s'y montrait, pas. Un bon mouvement, ce
simple mol : « J'ai eu fort, embrasse-moi ! » eût plus
LA MAITRESSE DE DESSIN. 255
fait que tout cela. Je ne sais quelle vanité blessée l'a
comme bâillonné. Mon pauvre père éprouvait comme
une secousse à chaque nouvelle proposition où il
voyait comme une pensée d'aumône. Pour s'y sous-
traire, il changea de nom et de quartier. Depuis
lors, nous n'avons plus eu de relations ni directes ni
indirectes avec celui qui fui notre ami si longtemps.
Peut-être trouverez-vous que mon père s'est montré'
bien rigoureux dans son silence, bien entier dans sa
première résolution. Considérez cependant que Louis
n'était pas pour lui un homme auquel l'attachait '
seulement le lien d'un contrat commercial. On dit
que le ressentiment se mesure à l'offense. Le coup
avait porté au coeur. Venant de Louis à son associé,'
c'était comme si un fils eût frappé son père. Mais, le
croiriez-vous? cette douce habitude que mon père
avait contractée dans des temps heureux", il n'a pu
s'en défaire dans l'isolement. Après tant d'années
passées loin de tout plaisir et de tout amusement, sa
seule joie, joie bien amère, est de l'attendre à dîner
chaque semaine, le samedi soir. Quelque chose qui
lui tient au coeur lui manquerait s'il ne voyait pas le
couvert de Louis mis à table et s'il ne s'apprêtail
pas, ainsi que moi, à le recevoir. 11 sait, ce pauvre
père, que Louis ne viendra pas, il ne peut en douter,
et il éprouve comme un âpre besoin de s'en souvenir,
230 LA MAITRESSE'DE DESSIN.

En esprit, il le voit, il lui parle. Je l'ai vu pâlir ces


jours-là, quand par hasard un coup de sonneltc
retentit. 11 tourne la tête à demi vers la porte ; sa
main tremble, il me regarde furtivement et il sou-
pire. J'ai fait une tentative ou deux pour rompre le
cours de ces périodiques attentes. J'ai compris que
mon père en souffrirait trop s'il y renonçait. Je
laisse faire, j'attends comme lui, et les jours passent.
Mais, demanda Etienne, comment avoz-vous fait

pour vivre, si rien ne vous restait ?»
Mademoiselle Durand joignit les mains.
<( Dieu
le sait! dit-elle. De petites créances ramas-
sées çà et là, la vente de quelques bijoux, de ces
ressources qui vous arrivent aux heures ou on les
attend le moins, nous ont quelque temps soutenus. La
ruine est longue à se faire dans les maisons où la
prospérité a longtemps régné ; elle vient par
secousses lentes et successives. Pour moi, je n'éîais
pas d'un caractère ni d'un tempérament à y croire.
fA puis mon père mettait un art si exquis à m'en
cacher les effets! Rien n'avait été épargné pour me
rendre heureuse. Je grandissais comme un oiseau
dans la mousse et le duvet. La ruine ne changea rien
à ces habitudes conseillées par l'amour le plus tendre,
mais le plus aveugle. On aurait dit que mon père,
voulait élever un bouclier entre la mauvaise fortune
LA MAITRESSE DE DESSIN. 257

et moi. Al) ! quelquefois j'en ai voulu à mon .excel-


:

lent père de .cette tendresse exclusive et jalouse qui


m'a livrée sans, armes aux atteintes de l'adversité..Un
matin, il me dit en pleurant que tout était fini... Ce
n'était plus le luxe, ce n'était pas même l'aisance. *.
la pauvreté frappait à notre porte, et jamais je n'a-
vais compté! Quel réveil! Je fus bien vile dépouillée
des vêlements qui me paraient; la .laine, sans transi-.
lion, succéda à la soie. La vanité de mes études
devint une ressource sérieuse., Mais vous m'aviez
devinée, Etienne, à ce bal où je rencontrai votre
regard, et vous n'aviez rien oublié, quand plus tard,
chez madame de Champenoix, mes. doigts frémis-
saient au contact de la dentelle et du satin I .Quelles
luttes et quelles révoltes! Tous mes instincts, aidés
par mon éducation, me poussaient vers les choses aux-
quelles il me fallait renoncer. La nécessité me faisait
une loi d'apprendre l'économie, et je ne sais quels
appétits en rumeur me conseillaient la recherche et
la dépense. Oh ! mes angoisses ! je vous les avoue, à
présent qu'elles sont éteintes... Elles grondent'bien
encore, pareilles à des bêtes fauves qu'on a muse-
lées, mais je les ai vaincues par l'effort persévérant
d'une fierté qui voulait être ait niveau de toutes les
difficultés. Elles,sont rares maintenant, ces révoltes,
mais je ne souhaiterais pas. à ma plus mortelle
«S LA MAll'IlESSE DE DESSIN.

ennemie de subir do telles épreuves. L'âme qui en


sort victorieuse y perd sa candeur innocente. Ce sont
des larmes sans nombre suivies de colères sans
issues, de longs désespoirs dans lesquels on se
débat. Quels regrets, quels souvenirs poignants vous
.

poursuivent et vous assiègent 11 y a des heures où


!

ou se surprend envieuse, et on a horreur de soi. Que


j'aurais été plus heureuse, si mon père m'avait élevée
dans d'autres idées et loin de ces élégances et de ce
faste dont j'étais comme imprégnée! J'ai résisté aux
appels de l'habitude, de la tentation, du désir, mais
aux dépens de ma gaielé, de ma jeunesse, de toutes les
meilleures choses qui font la fraîcheur de la vie: je
suis pliée bien plus que soumise. Ce qui m'a épaulée,
c'est mon isolement. Quand je me suis vue aux prises
avec le besoin et partout entourée de honteuses solli-
citations, mon coeur s'est soulevé, mon courage est
venu de mon indignation, et, pour ne pas ressembler
aux autres, l'orgueil m'a soutenue. Oui, l'orgueil a
été ma cuirasse el mon épée. et c'est par l'orgueil
que je me suis domptée. »
Mademoiselle Durand se lui: on ne voyait plus une
goutte de sang sur son visage, qui avait la pâleur de
la morl. M. de la Rocheponl prit sa main silencieu-
sement et la pressa sur ses lèvres.
« Vous m'estimez peut-être moins, repril-elle eu
LA NAITKESSE DE DESSIN. 259

palpitations de son sein ; mais pourquoi


(Houl'l'aiit les
vous cacherais-je rien de ce qui est en moi '.' Est-ce
orgueil encore? est-ce confiance? Décidez. Si vous
nie voyez si douloureusement animée, c'est que
par mille .atteintes ceux-là mêmes qui prétendent
me servir me blessent et nie déchirent. Quel fra-
cas madame de Champenoix ne met-elle pas dans
cette protection dont elle m'accable et dont elle se
pare! Elle montre sa protégée et lui fait faire la
roue dans son salon... Elle se fait une toiletle de sa
compassion, et cela lui va bien d'être charitable.- De
tels ressentiments, où vous voyez comme une goutte
de fiel, ne devraient pas être en moi; je les con-
damne, je les maudis, mais ils m'agitent et me font
monter le rouge au visage quand j'y pense. Si la
misère me poussait dans la rue, je recevrais l'au-
mône d'un pauvre d'une main reconnaissante ;
mais il y a des bienfaits qui portent avec eux je ne
sais quelle humiliation dont on se sent navré. Ne me
croyez pas méchante ou ingrate... Ali! ce n'est pas
ma faute si je souffre quand madame de Champenoix
me protège !»
Un rayon de soleil qui tombait en plein sur le
visage de mademoiselle Durand rendait plus visible
et plus éclatante l'émotion qui l'animait. Jamais elle
ne parut plus belle qu'en ce moment. Ses traits
2Î0 LA MAITRESSE DE DESSIN. -
étaient comme un miroir où se reflétait le l'eu inté-
rieur d'une âme. qu'elle travaillait sans relâche à
assoupir.
.

« Je ne vous ai pas encore tout dit,' reprit-elle avec


un accent plein d'àprelé; je ne suis pas arrivée au
delà de •vingt ans sans éprouver, malgré moi, quelque
chose de ces mouvements et de ces aspirations
qu'on appelle des rêves et des illusions. Je les ai
refoulés avec-violence au plus profond de mon coeur.
Je me suis acharnée-à les combattre, à les tuer. Us
auraient empoisonné ma solitude. Mais qu'on a de
peine à les vaincre, et que de fois on les retrouve
debout après les avoir renversés! Voyez quel avenir
était le mien ! Pouvais-je penser sans pleurer à ces
biens qui font toute la vie d'une femme, un mari,
des enfants? Pouvais-je en .accueillir l'espoir'.' et
n'élais-je pas condamnée, à moins de faillir, à un
éternel isolement ? Celle maudite éducation que j'ai
reçue, en développant mes instincts, en épurant mes
goûts, en éclairant mon esprit, en me rendant
accessible et habituée à mille délicatesses, rétré-
cissait outre mesure le cercle où je pouvais libre-
ment faire un choix. Je me sentais déclassée, et
quelle chimère n'était-ce pas que de penser qu'un
homme bien né, mon égal par le coeur et l'éducation^
arrêterait son regard sur moi Mon pauvre vieux père
I
LA MAITRESSE DE DESSIN. 241

mort, il me fallait chercher quelque part une retraite


inconnue, fermée à tous; mon unique espérance eût
été alors d'amasser assez d'argent, par un long tra-
vail, pour me créer de misérables rentes qui, l'âge*
venu, me permissent de trouver un refuge dans
quelque maison hospitalière ouverte à l'indigence.
D'autres fois je rêvais, — oui, c'était un rêve que je
caressais follement dans mes longues courses, de

rencontrer un enfant abandonné, de l'adopter et de
me créer une famille, une sorte de maternité factice
par celte adoption où l'un eût mis sa nudité et l'autre
-son besoin d'aimer... Ah ! vous ne savez pas combien
il est dur d'avoir, sans trêve et sans relâche, à veiller
sur ses plus rapides émotions, à tenir son coeur en
bride, à fuir toute intimité, tout épanchement. Oit y il
avec la crainte et le soupçon. On a peur de soi, on
ne veut pas montrer ses plaies et on rentre ses
larmes, afin de,n'être pas soupçonnée de sensibilité.
Que de fois n'ai-je pas pleuré à la vue d'une jeune
femme tenant son fils dans ses bras ! Une voix impla-
cable me criait que ce bonheur ne devait jamais être
le mien. Ouvrière, j'aurais été la femme d'un ou-
vrier, j'aurais connu les douceurs du foyer domes^
tique, j'aurais eu un petit monde à moi ; mais j'avais
grandi dans la soie el dans toutes les recherches de
l'esprit! un abîme ine séparait de mon égal. J'ai eu
505 il
Vil LA MAITRESSE DE DESSIN.

des heures de sombre désespoir. Ce -n'est, pas qu'on


mail délaissée, ce n'est pas que je sois passée ina-
perçue, non ! niais chaque hommage, — on appelle
cela des hommages! —était une insulle, sous chaque
parole une injure se cachait. On m'a offert de l'ar-
gent!... ah ! j'en rougis de honte'. Comment voulez-
vous que, sous l'effort de iels déchirements et de
telles luttes, le fiel ne soit pas quelquefois entré dans
mon coeur? »
La petite duchesse prit sa tète entre les deux mains.
Deux larmes brûlantes avaient paru sous ses paupiè-
res;, sa poitrine-venait de se gonfler. Etienne, en
proie à "une émolion profonde, n'osait interrompre
son silence.
« Vous me connaissez tout entière à présent,
poursuivit-elle enfin ; pour la première fois depuis
tant de longs jours qu'il se ferme, mon coeur s'est
ouvert... Si>. telle que je suis, rien en moi ne vous
paraît ressembler à la femme que vous avez aimée,
dites-le moi franchement et quittez celle maison...
je ne vous en voudrai pas. »
Etienne s'empara vivement de la main delà petite
duchesse et la serra :
« Un mot encore, dit-il ; comment s'appelait votre
père au temps où il n'était pas encore M. Durand?
31. Delarue, » répondit Louise.

LA MAITRESSE DE DESSIN. '2i5
Etienne réprima un cri :
«J'en étais sûr, dit-il... Alors son associé se
nommait M. Jolyolte de Fongerot, que ses amis
appelaient familièrement le chevalier Jolyolte.
— Comment le savez-Yous? demanda Louise.
Parce" que le chevalier Jolyolte est mon tuteur,

cl que je suis son neveu. »
La petile duchesse croisa ses mains sur sa poitrine
avec accablement. -
'

« Alors, dit-elle, c'est encore une mauvaise page


à ajouter à la triste histoire que je vous ai faite. Il y
a un consentement que nous n'obtiendrons jamais,
en supposant que vous obteniez celui du chevalier
Jolyolte, et c'est celui de mon père.
— Qui sait! répondit Etienne ;
la foi renverse des"
montagnes !»
Des- larmes vinrent aux yeux de la petile duchesse;
elle les laissa couler librement, presque avec joie,
lière de laisser voir à quel point elle élait-touchée.
« Merci, dit-elle, je vois bien à présent que vous
m'aimez.. .Tout ce que je puis vous dire, c'est que telle
vous me. voyez aujourd'hui, telle vous me retrouve-
rez demain le jour d'après, l'an prochain, tou-
,
jours!»
Etienne se leva, -ivre de bonheur ; mais, comme il
faisait un pas vers la porte, Louise le retint.
244 LA MAITRESSE DE DESSUS"
dit-elle, ce n'est pas comme hier, votre
« rs'on,
couvert est mis, et vous dînez avec nous. »
.
M. delà Rochepont, qui n'avait pas vu-madame
de Champenoix depuis plusieurs jours, se présenta
chez elle le lendemain. La belle veuve était dans son
petit salon, vêtue de mousseline blanche, ses cheveux
en longues boucles autour des joues. Elle lui tendit la
main et l'attira près d'elle.
« Enfin ! dit-elle, vous êtes plus rare que les beaux
jours 1-»
Etienne s'excusa de son mieux. Madame de
Champenoix l'interrompit en le menaçant du doigt.
«Voyons, reprit-elle, soyez franc, ou je croirai que
vous m'avez destituée de mes graves fonctions de
confidente... Etiez-vous parti pour la conquête d'une
autre toison d'or? »
Etienne regarda la baronne en riant.
a Peut-être, » dit-il.
•Madamede Champenoix examina son jeune cousin
comme un juge d'instruction qui cherche à lire dans
les traits d'un prévenu.
Eli !. .niais, dit-elle^ il y a quelque chose en vous
<t

que je n'y ai jamais vu... On dirait vraiineïil qUe


pour la première fois l'aventure est sérieuse.
— Eh! oui, puisqu'il s'agit d'un mariage. »
- I/A MAITRESSE DE DESSIN. 245

La baronne devint rouge. D'où venait celte ron-


geur ? Elle n'aurait pu le dire ou l'avouer.
« Ah! mon Dieu ! s'écria-t-elle, comme vous dites
cela ! • '

— Je le dis comme je le sens. »


Madame de Champenoix ne savait pas encore ce
qu'il fallait craindre ou espérer. Élienne venait-il,
comme un "ramier fidèle, s'abriter sous sa main, ou
devait-elle se résigner à le voir fuir?
« Eh bien, dit-elle, racontez-moi comment cette
résolution vous est venue, d
Etienne, sans hésiler, lui fit un récit sincère de tout
ce qui s'était passé, en omettant toutefois les circon-
stances qui se rattachaient à la position antérieure de
M. Durand; mais, quand vint le nom de l'héroïne,
madame de Oiampenoix, qui étouffait, éclata.
« Quoi !. mademoiselle Durand, celle, à qui nous
avons donné le sobriquet de la petite duchesse! Une
maîtresse de dessin qui vient on ne sait d'où que !

voilà un joli choix! s'écria-t-ellc.


Mais n'est-elle pas jeune, intelligente, cl d'une

vie honorable? répondit Etienne un peu étourdi.

— Beau parti ! Elle n'a pas le sou


!

Qu'importe si ma fortune suffit, pour deux.



Une fille qui n'a pas de nom !

— Pour le coup, je ne vous comprends pas! Et
2i0 LA MAITU1ÏSSE DE DERS1K.

l'union des âmes, elles sympathies innées, el les


élans d'un coeur qui met sa seule joie dans une len-
dresse éternelle, et toutes ces belles théories sur les
bonheurs du sacrifice et les félicitésde l'amour! »
Madame de Champenoix haussa les épaules.
« Discours de salon et phrases de boudoir que tout
cela!... mais en, action!... Ah! vous êtes fou!... »
Le masque venait de tomber. Etienne, pour la pre-
mière fois, voyait bien en face la baronne telle qu'elle
était. Il s'inclina.
.

« Vous avez raison, dil-il, mais la folie est bonne,


et je la garde. »
La langue de la belle veuve avait été plus vite que
la réflexion. Madame de Champenoix le sentit. Elle
sourit : -
« Voyons, reprit-elle, la vie n'est pas un roman,
et il faut bien un peu penser au monde et à l'avenir...
causons donc à coeur ouvert et. sérieusement. »
Madame de Champenoix' mit un art infini dans la
discussion; le chapitre des objections était inépuisa-
ble. Elle ne contestait pas le mérite de mademoiselle
Durand; "mais, sans lui faire injure, on pouvait trou-
ver des personnes qui, tout en n'ayant pas moins de
vertu el de beauté, avaient sur elle l'avantage de la
position, de la fortune et de la naissance. Pourquoi
M. de la Rochepont, qui, dans une certaine mesure,
LA MAITRESSE DIS- DESSIN. 217

sé devait à sa famille el à ses amis, ne cherchait-il pas


autour de lui ? '
.

Etienne écoutait; mais sa résolution était prise.


S'il apportait une grande facilité, ou pour mieux dire
une grande indifférence dans les actes quotidiens de
la vie. quand par hasard il se déterminait à faire une
certaine chose, rien ne pouvait plus l'en détourner.
Madame de Champenoix le comprit. On vit paraître
tout à coup, sur les pommettes de ses joues, des
fibrilles rouges qui couraient sous le fin tissu de sa
,peau; l'impatience la gagnait, et le sang de la.belle
veuve s'échauffait. Depuis un instant elle frappait le
tapis du bout de son pied à petits coups. Elle se leva
brusquement.
« Nous verrons ce que dira votre oncle, le chevalier
Jolyotle, quand il sera informé de cette belle équipée ! »
dit-elle.
Ce mot, qui mil fin à la conversation, fut un éclair
pour Etienne. 11 se rappela confusément certaines
confidences qu'on lui avait faites dans le temps, con-
fidences où les noms de madame de Champenoix et du
chevalier étaient mêlés ; il savait que la baronne avait
conservé une grande autorité sur son esprit, et ne
douta pas qu'elle ne lui écrivît sur-le-champ. 11 fallait
courir au-devant du péril ; malheureusement, depuis
plusieurs années, Etienne n'avait eu que de fort rares
248 I,A MAITRESSE'DE DESSIN.
-

cl forl courtes relations avec son oncle, qui vivait seul,


comme on s'ait, au fond d'un vieux château en Picar-
die. Fort à propos il se souvint de M. de Sqrgues, qui
à diverses reprises lui «vail parlé du chevalier, chez
lequel il avait demeuré, et qui pouvait lui donner
d'utiles renseignements. Sans perdre une minute, il
se mit à la recherche de son petit-cousin, et le trouva
au fond de la bibliothèque Sainte-Geneviève, où An-
dré annotait des arguments pour un nouveau livre de
philosophie.
« Laisse-là tes bouquins, et viens dîner avec moi,
dit Etienne.
— La postérité n'y perdra rien, » répondit gaie-
ment André.
11 repoussa les volumes, et suivit Etienne.

M. de la Rochepont savait que M. de Sorgues était


un honnête garçon auquel on pouvait se fier ; de plus,
quelque chose lui disait que de ce côté-là, et pour la
question qu'il avait à débattre, il trouverait aide et
sympathie. 11 entama donc la confidence aussitôt
qu'ils furent assis en face l'un de l'autre dans un ca-
binet de restaurant. A peine eut-il prononcé le nom
LA MAITRESSE DE DESSIN. 240

de mademoiselle'Durand, que M. de Sorgues lui sauta


au cou. •

« Parbleu! cousin, je suis ion frère, à présent, »


dit-il.
Et comme Etienne le regardait tout étonné :
« Aglaé est ma petite duchesse à moi, reprit-il.

— Ah! la petite masque! » s'écria joyeusement


M. de la Rochépont.
Quelques mots mirent André au fait de la situation,
bien qu'Etienne réservât la partie relative à M. Dela-(
rue et à ses relations passées avec le chevalier. Mais
le consentement du chevalier était indispensable, et
il était opportun de savoir quel homme c'était avant
de faire "aucune démarche auprès de lui.
André prit un air sombre :
« Ah! pauvre cousin, c'est un Tarlare, s'écria-t-ïl ;
j'ai eu occasion de Me voir il y a un an... c'était au
sujet de mademoiselle de Champenoix, dont peut-
être alors j'aurais demandé la main s'il avait voulu
m'avancer quelques fonds qui m'étaient nécessaires
pour entrer, quoique philosophe, dans une affaire où
ma fortune était assurée. Ah ! le sauvage, et quel ac-
cueil il me.fit! Je le vois encore à la porte de son
château, les mains enfoncées dans les poches d'une
grosse veste de ratine, un méchant feutre gris sur le
chef, chaussé de sabots sur lesquels traînaient les
n.
250 IA MAITRESSE DE DESSIN.-

bouls d'un pantalon de velours râpé, un peu rond,


un-peu gras, la face pleine el l'air rogue d'un malin
qui. ronge un os. Si j'en juge par la .table de notre
oncle, on fait maigre chère en Picardie ! Le menu est
effroyable ; toujours les restes d'un vieux jambon cl
des choux cuits à l'eau. Un jambon indestructible,
des choux élernels ! Pour boisson, l'eau claire des
fontaines. La nuit, on dort dans des chambres dont
l'âtre inhospitalier n'a jamais vu un tison, même en
décembre. Le jour, on se promène à pied dans de vi-
lains sentiers tout crevassés par les pluies, et l'on
regarde pousser les blés. Il a le flair d'un limier pour
dépister les questions d'argent, el il les évite avec des
l'uses de lièvre chassé par une meule. L'amour rend
lâche... Je me suis soumis à tout, à tout j'ai baissé
l'oreille, et, quand il me prenait des envies de l'étran-
gler, je souriais d'un air aimable. Rien n'y a fait. Je
suis revenu comme j'étais parti, un peu plus maigre'
seulement, hâve et mourant de faim. Il y a un domes-
tique chez le chevalier. Si le désir te vient, de lui ren-
dre visite, lu verras ce Caleb. 11 a nom Onésyme.
L'affreux coquin! il gralle encore où son maître a
raboté! Tu sais le vers tragique :
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables!...

« On n'en fera jamais une application meilleure.


LA 51 M TH ESSE ])\i DESSIN. 2ôl
Si notre oncle^esl Ion dernier espoir,tout est perdu!
El il raille, le bandit ! Quand il vous a servi un mor-
ceau 3e. lard qui se cabre sous la fourchette, il se
frotte les mains et se réjouit de la bonne mine que
vous avez. Quand il vous a traîné à travers d'horribles
chemins tout- pleins d'ornières, il se récrie sur les
délices d'un exercice salutaire et vous promet une
bonne nuit. Quand il vous a fait grelotter auprès
d'une cheminée sans feu, il vante avec un sourire de
crocodile le bon air qu'on respire aux champs. Certes,
il y allait pour moi d'un bien qui m'est cher.... La
persévérance m'a été impossible,, et un malin, après
quinze jours de luttes, j'ai pris la fuite. »
Etienne remplit son verre et le vida. •

« Es-tu le seul de nos parents qui sois allé rendre


visite à ce terrible vieillard? reprit-il.
Oh ! que non ! D'autres m'ont imité, la plupart,

entre nous, pour capler une part de la succession...
Tu sais que nous avons pour le moins une douzaine
de petits-cousins... Tous ont battu en retraite. Le
même traitement a produit le .même résultat. »
M. delaRocheponttendil la main à M. deSorgues :

« Merci, reprit-il, je partirai. » - /


A la rigueur, Etienne pouvait rompre avec ma-
dame de Cbampenoix, se passer du consentement de
son tuteur ël chercher à vaincre, à force de tendresse,
252 LA. MAITRESSE DE DESSIN.
l'obstacle qui existait du côté de M. Durand; mais il
n'était pas d'un caractère à pousser les choses à l'ex-
trême, h moins d'y être contraint par une absolue
nécessité. Les difficultés de la situation et. son amour
pour Louise lui conseillaient en outre la temporisa-
tion, et même un peu plus-que cela. Un vague espoir
de conciliation le ramena dans la soirée chez sa
belle cousine, qu'il trouva entourée de quatre ou cinq
personnes auxquelles elle distribuait la manne céleste
du sentiment et de la poésie. Elle lui tendit la main
d'un air négligent, et lui parut plus vaporeuse et
plus blonde que jamais. Comme il errait à l'aventure
de la cheminée à la porte, fort désoeuvré, il lui sembla
qu'un joli doigt; obéissant à l'appel d'une main blan-
che, lui faisait signe d'approcher. C'était Aglac qui,
ramenant les longs plis de sa robe de mousseline,
l'invitait à s'asseoir auprès d'elle.
«Mettez-vous là, dit-elle en piquant son aiguille dans
le canevas, personne ne vous disputera cette place. »
Etienne fit avec les yeux le.ïoùr.du salon.
« C'est vrai, il n'y est pas, »-j'épondit-il.
Aglaô lui jeta un vif regard.: ;.
.
« Vous avez vu M. deSorgues ? reprit-elle, tandis
qu'une légère rougeur se répandait sur son front.
— Oui, tout à l'heure,
>

— Tant mieux ; nous causerons à coeur ouvert...


LA MAITRESSE DE DESSIN. 255

ne craignez pas qu'on nous écoute... je suis sans


conséquence...-»
Elle chercha dans ses bobines un fil de soie, et, se
penchant sur son ouvrage :
« Vous avez rendu visite à ma belle-mère ce matin,
poursuivit-elle, et vous lui. avez parlé de nôtre chère
petite duchesse ? -
— C'est vrai.
Oh ! je ne vous en veux pas... bien au contraire;

vous m'étiez tout à fait sympathique déjà... vous voilà
véritablement mon ami à présent... Mais je crois
qu'avant de parler cljs cette affaire au coin de la.che-
minée, là-bas, où vous voyez ce beau fauteuil de
lampas bleu, vous auriez, peut-être mieux fait d'en
parler au coin de la fenêtre, ici, où l'on remarque à
peine ce petit tabouret. » -
En s'exprimant ainsi, Aglaé désignait par le mou-
vement de ses.yeux la place où se tenait madame de
Champenoix et la place où elle se tenait elle-même.
Etienne, fort surpris, l'interrogea.
« C'est très-délicat, répondit-elle; mieux vaudrait
me comprendre,':el. vous y parviendriez en cherchant
dans vos souvenirs. Peut-être alors découvririez-vous
le sens secret de bien des choses qui vous échappent. »
Cela dit, avec une grâce charmante et un demi-
sourire qui semblait implorer le pardon, Aglaé avoua
254 I-A MAI.TRESSE.DE DESSIN.

à son cousin qu'il avait été pendant dix-huit mois


l'effroi de sa vie. Elle avait remarqué, étant la plus
intéressée, les projets de madame de Champenoix,
auxquels peut-être il n'avait jamais pris garde. Il ne
fallait pas songer à s'y soustraire par une résistance
ouverte. Toutes choses de sentiment mises de côlé,
la question de chiffres restait entière, et de ce côlé-là
la balance était en faveur de M. de la RoclieponL Or
on savait des personnes qui, fort romanesques en
paroles, l'étaient beaucoup moins aussitôt que l'in-
térêt était en jeu. Un autre danger non moins grand
venait de la préférence qu'on accordait à M. de In
Rochepont, tandis qu'on ne voyait pas M. de Sorgues
qui traversait silencieusement le salon de madame
de Champenoix. Il y avait donc un double péril à
conjurer. Avec un peu d'adresse on l'aurait pu. La
brusque et loyale déclaration du cher cousin mettait
toute l'affaire en question. Pourquoi ne l'avoir pas
retardée? Ce n'est pas qu'on eût prétendu en modi-
fier les conséquences, mais peul-êlre était-on en
mesure de donner un .bon avis. Bien certainement
Aglaé seule était à marier; mais la première con-
dition était de plaire à madame de Champenoix. Que
dirait-on d'un pèlerin, qui, voulant entrer en paradis,
oublierait de saluer saint Pierre? Or M. de Sorgues,
qui avait fort envie de faire son salut, avait négligé
LA ÏIAITKESSE DE DESSIN. 255
d'obtenir les bonnes grâces du gardien céleste, alors-
que M. delaRochepont, qui n'y songeait pas, était
en odeur de sainteté auprès de l'apôtre. La retraite
un peu rapide et inattendue d'Élienne était donc une
offense dont souffrirait André par ricochet.
Tout cela.était dit avec une incroyable finesse
d'expression où se montraient une perspicacité et une
sûreté de coup d'oeil d'une profondeur singulière.
C'était comme de légers coups de burin portés au vif
du coeur et dénotant chez Aglaé une rare-habitude
d'observation. L'étonnement perçait dans les regards
dont Etienne couvrait sa cousine ; il s'en ouvrit fran-
chement à elle, au risque d'être accusé d'imperti-
nence. Rien ne l'avait préparé à celte découverte ;
il était comme un voyageur qui tout à coup, au soleil
levant, se réveille en pays inconnu. Aglaé sourit.
« Ah! dit-elle, vousinfremarquiez pas une chose,
c'est que jamais je ne parle. On observe beaucoup
quand on se tait. Dans ce salon, je suis un peu
comme un meuble, personne ne fait attention à moi,
si ce n'est pour me saluer. J'ai pris l'habitude, des
conversations intérieures et des examens silencieux,
.l'écoute, et je fais mon profit de ce que j'entends. Au
commencement, j'avais, étant de mon sexe, quelque
désir de causer ; ça m'a été impossible ; la parole,
chez ma chère marraine, est comme un 'jet d'eau :
•250 LA. MAITRESSE DE DESSUS.
cela bouillonne et jaillit toujours ; on la tuerait, je
crois, si on voulait l'imiter môme "de.loin. J'ai donc
fermé la bouché, et l'iïabilude de l'analyse est venue à
mon insu. C'a étécomme un cours de philosophie que
j'ai fait sans le vouloir. Beaucoup de gens qui pren-
nent ici des airs penchés ou des poses dé cardinaux
dans un conclave sont pour moi transparents comme
du cristal. Ne suis-je pas une petite fille pour eux,
moins qu'une écolière même, et se donne-t-on la
peine de dissimuler pour si peu? »
Aglaé se pencha sur sa broderie, et; jetant un coup
d'oeil de côté sur Etienne :
« Vous avez fait comme tous les autres, reprit-
elle avec une pointe d'ironie, vous n'avez rien vu...
M. de Sorgues a mieux regardé. »
Ce mot n'était pas fait.pour rompre le bon accord
qui existait entre eux ; il fut convenu que* M. de la
Rochepont continuerait à voir madame de Champe-
nois, et que toute la direction de cette affaire serait
laissée à Aglaé, qui n'était pas moins intéressée que
lui à son dénôûment.
.
« Adieu, lui dit-il en la quittant, vous êtes désor-
mais le ministre de l'intérieur. »
.
Un incident fit bientôt voir quelles étaient la sin-
cérité et la droiture d'Aglaé. Mademoiselle Durand
s'élant présentée à l'hôtel de la rue du Bac pour y
LA MAITRESSE DE DESSIN. 257

donner sa leçon,' madame de Champenoix lui fit payer


le montant de ses cachets par sa femme de charge.
On la prévenait en même temps que ses visites
étaient désormais inutiles. Louise, effarée, regardait
les pièces -d'or déposées dans sa main. Elle était
comme pétrifiée par l'étonnément. Rappelée à elle-
même par la retraite de cette femme, elle demanda
vivement à voir la baronne. Cette permission lui fut
refusée, et elle se retira sans avoir obtenu un mot d'ex-
plication. Instruite de ce qui s'était passé, Aglaé jeta
un châle sur ses épaules et sortit. La personne qui
l'accompagnait, et sur laquelle elle avait pris un
grand ascendant, fit approcher un fiacre, et toutes
deux arrivèrent rue Plumet. "A peine fut-elle en pré-
sence de mademoiselle Durand, que, sans parler et
courant à elle les bras ouverts, elle l'embrassa.
« Je ne suis coupable en rien, dit-elle après ; mais
c'est égal, pardonnez-moi. »
Le coeur de la petite duchesse ne résista pas à cet
élan.
« Je ferai mieux, dit-elle en lui rendant un baiser
de soeur ; aussitôt que vous me le conseillerez, je
serai la première à tendre la main à madame de
Champenoix. »
Elles descendirent au jardin bras dessus bras
dessous. Ces deux natures, contenues par des causes
258, LA MAITRESSE DE DESSIN.
diverses el comme renfermées en elles-mêmes, s'é-
panchèrenl avec des frémissements de joie. Une heure
les avait rapprochées. On aurait dit'.deux fontaines
glacées par.l'hiver, et qui tout à coup, réchauffées
par une belle matinée d'avril, mêlent leurs eaux
.

pures et bouillonnantes. Louise éfait encore sérieuse


et grave dans l'expression de son bonheur ; Aglaô avait
l'expansion plus jeune, plus gaie, avec un grain de
malice qui forçait sa compagne à sourire. Louise
comprit bien, à la manière dont Aglaé lui parlait,
que M. de la Rochepont lie lui avait pas tout dit ;' elle
lui sut gré de cette discrétion, mais elle n'était, ras-
surée qu'à demi sur le résultat de leur conspiration :
il lui semblait que celte amie d'un jour, qui était
déjà vieille dans son coeur, était bien plus en mesure
qu'elle-même d'arriver au comble de ses voeux. Un-peu
de dépit, un peu de bouderie, un mince obstacle à
vaincre, et c'était tout. Du côlé.de Louise, le cheva-
lier JolyoLle adouci, il y avait encore son père à sou-
mettre. Cependant le langage doux et persuasif
d'Aglaé tirent sur la petite duchesse l'effet d'un
baume rafraîchissant sur une blessure; elle resta
calmée, sinon guérie, et regarda devant elle d'un

oeil moins inquiet.


En sortant de la rue du Bac,, le projet d'Klienne
était arrêté. Le plus pressé pour lui était devoir
LA MAITRESSE DE DESSIN.- 2M>

le chevalier, sans lequel il ne pouvait- pas agir. Il


se rendit le lendemain chez Louise, passa la soirée
avec elle, el partit, emportant dans son coeur celle
chère image comme un talisman. I! n'avait pas voulu
annoncer sa. visite, afin d'éviter toute défaite, et
tomba comme un obus chez son tuteur. Une espèce
de domestique à cheveux plats et qui parlait d'un ton
mielleux le reçut. Etienne reconnut Gnésyme. Le
chevalier parcourait une pièce de terre que la grêle
avait ravagée; M. de la Rochepont arrivait dans un
mauvais moment, la maison était dans la tristesse,
on avait perdu trois boeufs.
« Eh bien, on mangera du moulon, » dit Etienne.
Ce début et la première entrevue qu'il eut avec le
chevalier fit bien voir à Etienne que M. de Sorgues ne
l'avait pas trompé. Une parcimonie excessive était la
règle de la maison. On ne faisait que gémir sur la
dureté des temps, et la chambre où on le conduisit
avait un air pitoyable qui ne prévenait pas en faveur
de l'hospitalité du bonhomme ; en revanche, mômes
discours sur la salubrité du climat et les profils qu'on
lirait de la sobriété. Etienne laissait dire el observait
du coin de l'oeil ; Je soir, après qu'on eut expédié leste-
ment des légumes cuits à l'eau et quelques oeufs durs
accompagnés du morceau de lard promis par André:
« Somme toute^. pour des gens pris au dépourvu,
200 LA MAITRESSE Î)E DESSIN.

dit le chevalier, nous ne t'avons pas fait trop mal


souper, beau neveu.... Ne l'y habitué pas seulement.
— N'ayez-pas peur, » réponditEtienne.
Le chevalier, avec sa figure rubiconde etuiVcertain
clignotement d'yeux qui lui était familier, avait un
air narquois qui donnait fort à penser à Etienne.
Celte maigre chère et tout ce délabrement n'allaient
pas avec ces lèvres cramoisies et ce demi-sourire qui
les éclairait par intervalles. Les sourcils seuls, par
leur accentuation nette et leur mobilité, larges,
touffus et noirs, ne démentaient pas cette âprelé
farouche dont on l'accusait. L'Homme semblait dou-
ble. C'était un caractère à étudier. Dans ce château
entouré de grasses cultures, Etienne marchait comme
un pionnier dans les forêts vierges de l'Amérique.
Tout lui était indice et sujet d'observations. Il visita
•les étables et les métairies ; elles étaient admirable-
ment tenues ; les communs étaient amples et com-
modes; les bestiaux, enfoncés dans la litière fraîche,
réjouissaient l'oeil par leur embonpoint et leur air de
santé; un alignement respectable de tonneaux qui ne
sonnaient pas sous la main remplissait le cellier. Les
granges regorgeaient de grains et de fourrages. Le
chevalier, qui marchait sur les lalons de son neveu,
poussait de gros soupirs. U allait être forcé'de vendre
les vaches pour payer les réparations; la récolte ne
LA MAITRESSE DE DESSIN. • 261
.
remboursait pas les frais d'exploitation. On tenait en
réserve un peu de blé pour parer aux dégâts causés
par les pluies; tous les fermiers étaient en retard, les
vins ne se vendaient pas.
« C'est une pitié, dit-M. de la Rocheponl ; j'ai bien
cent écus à vous prêter., s'il vous les faut.»
Le chevalier le regarda du coin de l'oeil.
« Merci, rôpliqua-l-il. Présentementje n'en ai pas
besoin ; mais plus tard je ne dis pas non. »
Un soir, en passant dans sa chambre, Etienne se fil
suivre d'Ûnésyme, sous prétexte de l'aider à prendre
possession d'une armoire où il voulait vider le con-
tenu de sa malle. Le vieux drôle fit un cours de
morale dont aucune question ne pouvait arrêter l'élo-
quence : l'économie y était représentée comme la plus
belle des vertus ; son maître passait pour riche et
l'était réellement, mais bien madré serait celui qui
pourrait dire où irait-tout son avoir. M. le chevalier
n'en parlait jamais..;. Cependant Onésyme croyait
que le château et les terres seraient donnés en cadeau
à celui de tous ses parents qui maintiendrait les choses
dans l'Ordre où le chevalier les avait mises. C'était
comme une récompense offerte à l'avarice" Onésyme
s'interrompait quelquefois pour s'extasier sur la fi-
nesse dii linge apporté par Etienne ; il n'avait jamais
vu de si belles chemises. Si BL le chevalier les re-
262 ' LA 31ALTHESSE DE DESSIN. •

marquait, il aurait certainement mauvaise opinion


de son neveu ; de telles chemises ne laissaient
aucune chance pour le testament. Un des cousins de
M. de la Rochepont s'était perdu pour avoir fait usage
de bottes vernies.-Gela devait coûter si cher! 11 les
avait ôtées, mais trop tard. Si Etienne voulait rester
au château, et entrer tout à fait dans les bonnes
grâces de son oncle, il y avait tout un plan de con-
duite à tenir. Onésyme s'offrait à lui en enseigner
les premiers éléments.
« Bon! dit Etienne, tu seras'content de moi.
— Je n'en doute pas, répondit le domestique. »
Onésyme sortit là-dessus, et n'oublia pas, avant
de tirer la porte, de souffler une des deux chandelles
allumées par Etienne.
Le lendemain, comme il entrait dans la salle a
manger, Onésyme lui fit de petits signes d'intelli-
gence. Les oeufs durs avaient disparu, rien ne les
remplaçait. Ce n'était pas jour de marché. Etienne se
mit à rire.
« Eh ! l'ami, on ne t'a pas pris au dépourvu ce
matin... A défaut d'oeufs, sers-nous la poule. »
Onésyme joignit les mains :
« Eh miséricorde, monsieur, où voulez-vous qu'on
!

la prenne, cette pauvre bête?


— Tiens, là. »
EA MAITRESSE DE HLSSIN. 263
.

El, s'annaiiL d'un fusil de chasse, Etienne tua roide


un dindon qui faisait la roue dans la cour.
« Ramasse, à présent, et cours à la cuisine, reprit-
il ; s'il n'y a pas de gibier ce soir, je fournirai le rôti. »
Le chevalier, qui avait tout Vu, fronça le sourcil et
poussa de grands cris.
« Eli bien, quoi ! dit Etienne, si le dindon est par
terre, vous êtes debout; faut-il cent sous pour vous
calmer?... ça ne le ressuscitera pas!
— Puisque la bête est morte, on la mangera, ré-
pondit l'oncle en grommelant, mais ne recommence
plus, ou ça tournerait mal...,-je n'ai-pas envie d'être
ruiné ; je pars demain au petit jour pour une ferme
que j'ai à quelques lieues d'ici, et où je resterai un
peu de temps... Veille avec Onésyme sur la maison:
et si, par aventure, oir apportait un peu d'argent
comptent, serre-le... il fait dur à vivre. »
L'oncle partit. Sa résolution prise, Etienne n'en
démordit pas. En deux jours le château fut sens dessus
dessous comme si un escadron de uhlans y eût passé.
Etienne rompait en visière avec les traditions; il
avait pris, à la grande terreur d'Onésyme, la direc-
tion de la maison et y mettait.tout au pillage, la cave,
l'office et le cellier; chaque jour on faisait grande
chère et grand feu. -
11 lira de la remise, un char à bancs elle fit atteler
264 LÀ MAITRESSE DE DESSIN.

pour battre les environs ; il voulut avoir un cheval de-


selle el le trouva, fit meubler sa. chambre à l'aide
d'un tapissier qu'il alla chercher dans la ville voisine
et prit hardiment sur la table une somme d'argent
qu'un fermier venait d'y déposer. Onésyme levait les
bras au ciel et poussait de longs gémissements. Le
chevalier, qui s'était absenté pendant quarante-huit
heures, tomba en plein dans ce remue-ménage. 11
manda son neveu sur-le-champ. Etienne arriva, un
fouet à. la main, comme on raconte que Louis XIV
parut dans le parlement. Aux premiers mots du
chevalier, qui grondait comme un ours à la-chaîne,
il lui coupa la parole et lui déclara tout net qu'il
n'était pas venu lui faire visite pour vivre de jeûne
et de privations, qu'il entendait se réjouir el passer
gaiement son temps; que c'était une sottise, quand
on avait de bonnes rentes, el point d'enfants avec, de
.
ne pas faire sauter les pots ; donc on dînerait large-
ment et on déjeunerait de même; la basse-cour y
pourvoirait ; on monterait à cheval, on chasserait, el
l'on prierait les voisins de prendre leur part de tous
ces plaisirs. Quant à l'argent qu'Etienne avait fait
passer des mains du fermier dans sa poche, il en
tiendrait compte à son oncle dès son retour à Paris.
Jusque-là le chevalier Jolyotle trouverait bon qu'il
usât dé sa bourse sans façon.'Il n'avait, grâce a
U MAlT.llliS-Si; \)K DKSSIN. UOù

Dieu, nul besoin de sou héritage; niais cen'élàilpas


un molif pour faire pénitence.
Le chevalier boulonna sa grosse veste,, frappa -du
talon, et cria comme un païen. Etienne cria plus fort,
et assura qu'il avait invité quatorze personnes à
dincr. Onésyme, tout effaré, jurait qu'on touchait à
la lin du monde. Pendant trois jours, on batailla sans
repos ni trêve. Onésyme courait de ci de là et gémis-
sait; mais,-plaintes et remontrances,'rien n'agissait
sur Etienne. Au bout de la semaine, un soir, devant
une table bien servie, le chevalier partit d'un grand
éclat de rire, et tendit gaillardement la main à son
neveu par-dessus la nappe..
« Ça, dit-il, lu es-un brave garçon-; buvons sec, cl
vive la joie !»
Onésyme, qui se tenait dans un coin, triste comme
un héron, jeta sa serviette sur son épaule, courut
vers une armoire scellée dans le mur, et en tira leste-
ment deux bouteilles, qu'il posa sur la table.
«.Buvez, monsieur, buvez, dit-il, c'est du Clos-
Vougeot. »
Le vieux drôle avait l'air guilleret d'un page en
train de faire une espièglerie; quant à son maître,'.ce
n'était plus le même homme; sa large ligure était
épanouie par un sourire franc et jovial; ses.yeux
pétillaient de malice.
503 12
266 LA MAITRESSE DE DESSIN.

« Ah ! mon gaillard! repril-il, tu as tenu bon...


.
Vive Dieu ! tu me plais, et aussi vrai que je suis ton
tuteur, je l'adopte !
»

VI

Le masque était jelé, il ne fut plus remis. Le che-


valier Jolyotte était à sa manière un philosophe. 11
faisait un livre en action. Cela lui paraissait amusant
d'étudier l'espèce humaine en la personne de. ceux
qui lui rendaient visite. 11 avait passé la cinquan-
taine, il n'avait point d'enfants, et, riche à souhait, le
ciel l'avait pourvu d'un nombre respectable de colla-
téraux qui de loin flairaient la succession. Un jour
qu'il était dans ses humeurs-noires, l'idée lui était
venue de faire des expériences de morale. De longue
date il était passé maître en fait d'originalité. De
l'idée à l'exécution il n'y eut qu'un pas. Le premier
neveu qui tomba au château fut sa première victime.
Il le soumit à un régime d'anachorète, et ne lui épar-
gna aucune épreuve. Le second eut le sort du pre-
mier. Les.fourches caudines dressées, il ne les abattit
plus. Toute la parenté y passa. Un valet normand
qu'il avait dressé à ce manège,, et que des infortunes
LA MAITRESSE DE. DESSIN. 207
conjugales deux fois réitérées avaient rendu quelque
peu misanthrope, l'aidait dans cette comédie, à
laquelle la famille tout entière se soumit. On se rési-
gnait à ce que le maître voulait, et personne ne se
révoltait ; les plus braves prenaient la fuite. Cepen-
dant les diaboliques inventions du châtelain ne las-
saient pas la patience des collatéraux. 11 y en eut un
qui revint trois fois à la charge, et chaque fois pour
plusieurs semaines. Le chevalier Jolyolte le traita
comme un laquais; 'le parent supporta tout par
amour de la succession, qu'Onèsyme avait l'effron-
terie de lui promettre chaque matin. Le chevalier
jurait que celui-là n'aurait pas une obole. Au dixième
chapitre de son livre de morale, le philosophe eut
des nausées. C'était toujours même bassesse et même
avilissement.
« Ah ! quelle race ! dit-il ; je te prie de croire que
je ne lisais jamais aucun des moralistes fameux qui
ont écrit sur l'humanité. A quoi bon ! J'avais tous les
mois, sous la main, des hommes qui me faisaient
voir jusqu'à quel degré d'aplatissement peuvent aller
des âmes que dévore l'amour du lucre. Tous dan-
saient devant le veau d'or. Quelles singulières études
j'ai faites là! J'ai constaté le résultat de mes expé-
riences les plus curieuses dans un registre que tu
pourras consulter avec fruit. Croirais-tu que parmi
<2(>8 •
LA 31 AIT 11 ESSE J)E DESSIN.
les cousins il s'en est trouvé quelques-uns qui renché-
rissaient sur ma ladrerie, et se serraient le ventre
pour gagner mon coeur? Onésyme avait un art
infernal pour raffermir ceux qui chancelaient et les
maintenir en bonnes dispositions. A combien ïi'a-l-il
pas donné l'espérance de l'emporter sur leurs rivaux !
Le testament était la toison d'or qu'il s'amusait à
faire luire devant leurs yeux. La cupidité les rendait
aveugles, sourds, insensibles. Pas un, en dix ans, qui
m'ait rompu en visière bravement. »
Un seul de ses neveux lui avait laissé quelque
regret,. André de Sorgues, en qui il avait senti les
bouillonnements d'une indignation difficilement con-
tenue-; à celui-ci il réservait une part de l'héritage.
Quant aux autres, ils ne lui inspiraient que du
dégoût. Le collatéral parti, le chevalier riait à coeur-
joie; quand il l'avait renvoyé au lit, après un repas
d'herbes et de croûtes, il se faisait servir un dîner fin
et buvait à la platitude de l'humanité. Au fond, cette
platitude à laquelle il ne connaissait pas de bornes
l'attristait. Au moment où M. de laRochepqnl était
venu frapper à sa porte, il allait prendre le parti de
vivre en gentilhomme campagnard et de laisser tout
son bien aux hôpitaux. La force de l'habitude l'avait
emporté, mais il était ravi d'avoir perdu.
« Maintenant que lu connais mon histoire, dit-il
I,A MAITRESSE DE DESSIN. 209

en terminant ce récit, parle à ton tour, et dis-moi


pourquoi tu es venu en Picardie. Je me souviens
qu'un mien ami, qui avait beaucoup voyagé, préten-
dait qu'en creusant bien au fond de tontes les actions
humaines, on y trouvait toujours une femme. Y a-t-il
une femme dans ton affaire?
Oui.
.—
Conte-moi donc ça, l'aventure me réjouira. » -

Tout en buvant à pelifs coups son vin de Clos-
Yougeot, le chevalier Jolyotte écouta le récit d'E-
tienne, qui mit le plus grand soin à éviter toute
particularité de nature à éveiller les soupçons de son
auditeur, pour lequel mademoiselle Durand resta
mademoiselle Durand, et rien de plus. Le chevalier
clignait de l'oeil et souriait avec un joyeux mouvement
de tête.
« Et après? dit-il, quand M. de la Rochepont se
lut.

Quoi, après?
— Je vois bien que tu es amoureux et qu'on
t'aime, c'est pourquoi je te demande après?
Dame, mon oncle, il n'y a rien après, sinon que

je compte épouser Louise. »
Le chevalier remplit son verre, et regarda son
neveu d'un air gai.
« Voilà que ça tourne au sentiment... De mon
270 LA MAITRESSE DE UESSIN.

temps ce n'était pas la mode^ reprit-il ; je ne le blâme


pas cependant si la chose te plaît ainsi... moi, j'aurais
fui comme un lièvre à lapensée du mariage.
— Louise n'a pas de fortune, c'est vrai. »
Le chevalier haussa les épaules.
« Bagatelles que cela! s'écria-t-il. Est on homme
à regarder à quelques sacs d'écus... la richesse n'est
rien... le mariage est tout. »
11 vida son verrej et se renversant dans son fau-

teuil :
« Gà, repril-il de l'air d'un moine qui confesse un
pénitent, il parait que ce beau mariage qui le tient
tant au coeur n'est pas du goût de tout le monde?
— Vous avez reçu une lettre de madame de Cliam-
penoix? »
L'oncle fit un signe de tôle affirmalif.
Ah ! poursuivit-il en jetant vers le ciel un regard
«
qui semblait chercher en l'air la trace de souvenirs
lointains, la chère baronne a sur ces matières des
idées qui ne sont pas d'accord avec ses façons de par-
ler!.,, le discours va de ci, la tête va de là ; bien fin
qui comprendra l'énigme ! »
Le resle de l'entretien fit bien voir à Etienne que le
chevalier l'avait écoulé avec l'indulgence d'un vieux
garçon qui aurait bien d'autres fredaines à raconter
s'il crayonnait un cliapitre.de ses Mémoires. 11 aimait
LA MAITRESSE DE DESSIN. 271

qu'on fût de son Age" el que le rigorisme ne Fui-pas


le guide de la vie. Foin de ces sermonneurs qui niel-
lent une perruque blanche sur une tôle blonde! A
quoi, bon Dieu! penserait-on à vingt ans, si ce n'est
à l'amour? Que l'un grimpe aux balcons et que l'au-
tre coure à l'église, que celui-là soupire fandis que
son ami gratte une guitare, il importait peu, pourvu
que chacun s'«n occupât selon son humeur. L'âge
viendrait assez tôt pour éteindre celle ardeur char-
mante. Donc Etienne avait raison;
Celte belle tirade finie, le chevalier lui frappa sur
l'épaulé :
« Tu es, par ma foi, le seul homme jeune que j'aie
rencontré parmi les jeunes gens; donc compte suï'
moi, s'écria-t-il ; nous irons de compagnie à Paris, et
je verrai ta belle; si elle est telle que tu le dis, tope
là, j'en fais ma nièce ; seulement tu me donneras bien
quinze jours... -Je suis curieux de voir, maître fou, si
vos jambes de vingt ans tiendront, tèle à mes onze
lustres! »
Etienne n'eut garde de refuser. Un point était ga-
gné, c'était beaucoup. Le reste viendrait plus tard,
et seulement à Paris, quand un hasard calculé met-
trait en présence M. Delarue et le chevalier Jolyotle.
Depuis que le chevalier avait, pour nous servir de
son expression, conquis un héritier,' il ne se tenait
ÏÏÏ M MAITRESSE D.E. PESSIN.

pas de joie. Onésyme aussi, malgré sa misanthropie,


montrait par mille attentions qu'il partageait la sa-
tisfaction de son maître. 11 raillait bien encore, mais
sa verve se déversait sur les vaincus de ce tournoi
fantastique où les parents tenaient lieu de champions,
et donl'ic prix était un testament. Le tuteur ne savait
qu'inventer pour récompenser son pupille de sa fran-
chisé et de sa vaillance. 11 ne lui cachait pas que le
-séjour du château, après son départ, lui deviendrait
insupportable, et le moins qu'il lui proposât, pour
l'engager à ne plus le quitter, c'était une bonne dona-
tion de tous ses biens par-devant notaire. L'audace
de l'un le consolait de la lâcheté de tous les autres.
Mais le contentement, qui éclatait dans toute sa con-
duite n'empêchait pas qu'on ne vît à certains mo-
ments l'indice d'une préoccupation et d'un chagrin,
assoupis peut-être par le temps, mais toujours de-
bout: Cette nuance, dont M. de la Rochepont n'avait
pas lardé à s'apercevoir, devenait plus vive le samedi.
Ce jour-là le chevalier semblait abattu, il se. secouait
par instants comme un homme qui cherche à éloi-
gner une pensée importune, puis il loriibail dans une
tristesse profonde et pleine de silence. Alors il s'ab-
sentait ou il dînait seul.
Celle retraite parut.-d'un bon augure à Etienne. Le
chevalier n'avait donc pas oublié M. Pelarue. Sa Iris-
LA MAITRESSE DE DESSIN. ÏTj
tesse impliquait un.regret. M. de la llochepont voulut
savoir cependant s'il ne se trompait pas. Un jour qu'il
surprit son oncle marchant à grands pas dans .le
jardin, la tète basse, il lui parla d'un vieux bonhomme
qui avait une singulière manie. Chaque samedi il
s'enfermait et ne voyait personne. Il était dans sa
chambre comme un dogue dans son chenil. Le plus
étrange était que cet homme faisait mettre trois cou-
verts à sa table : l'un pour sa fille, l'autre pour lui,
et le troisième pour un inconnu qui ne venait jamais.
Pendant ce repas, il ne parlait ni ne mangeait. On ne
savait à quelle cause attribuer cette bizarrerie. Ce
récit, fait tranquillement, bouleversa le chevalier. 11
demanda avec une émotion mal déguisée le nom du
bonhomme.
« Je ne le sais pas,-répondit Etienne; cette histoire

».
m'a été. racontée par un de mes amis qui en a été
témoin dans sa petite ville. -
Le chevalier fit quelques pas; mille questions se
pressaient sur ses lèvres, et il ne savait laquelle
adresser à Etienne, qu'il.regardait du coin de l'oeil.
« Si cet ami est de ceux que lu vois souvent, tu
pourrais l'engager à venir passer quelques jours ici,
reprit-il enfin.
— il est mort, » dit Etienne.
L'entretien en resta là ; mais dans la journée le
12.
274 LA MAITRESSE DE DESSIN:
chevalier partit brusquement pour la ville voisine.
Onésyme était charge de dire à Etienne qu'il ne re-
viendrait que fort lard dans la nuit. A la même heure,
le vieux professeur de langue était assis devant sa
table abandonnée; Etienne pensa qu'il ne s'était pas
trompé.
A quelque temps de là, un matin que l'oncle et le
neveu côtoyaient une petite rivière qui coulait à pleins
bords entre des prés, le chevalier lira de sa poche
une lettre qu'il mit sous le nez d'Etienne.
« Elle est de la belle cousine, ».dit-il.
La correspondance de madame de Chàmpenoix ne
chômait pas. Elle écrivait presque tous les jours. Elle
ne ménageait pas la petite duchesse. Cependant sa
colère s'était quelque peu adoucie; elle ne doutait
pas que celle belle folie du mariage n'eût pour cause
première un dépit amoureux. Etienne sourit et re-
connut dans cette insinuation la main habile d'Aglaé.
Madame de Chàmpenoix ne s'expliquait pas sur l'ori-
gine de ce dépit : elle trouvait seulement que M. de
la Rochepont en poussait trop loin les conséquences.
Le chevalier regardait d'un air railleur son pupille,
qui battait les buissons du bout de sa canne^ et ne
disait mol ; on voyait qu'il n'était pas loin de croire à
ce que la charmante veuve racontait;
« Pardieu! dit-il, le dépit m'a fait un jour partir
LA MAITRESSE DE-DESSIN. 575

pour les Antilles; mais la Martinique est moins re-


doutable que l'église... Entre nous, ton héroïne me
paraît raisonner comme un financier... humble et
modeste tant que lu voudras, lière aussi, si bon le
semble, cela'n'empêche pas qu'elle n'ait choisi pour
ami de son coeur un beau jeune homme qui a pour le
moins vingt bonnes mille livres de rente à lui. »
Etienne devint rouge.
« Voilà qui est plaisant! s'écria-l-il, si c'est là ce
que vous dit madame de Champenoix, elle radote ; j'ai
offert ma main à mademoiselle Durand, elle n'en veut
pas. Mademoiselle Durand n'est ^pas femme à entrer
dans une famille contre le gré des parents,'et elle est
sûre que jamais vous ne donnerez votre consentement
à ce mariage. La chose dite, elle, m'a congédié, et
c'est pourquoi je suis venu en Picardie.
— Et pourquoi, «'il vous plaît, mademoiselle Du-
rand croit-elle que je refuserai ce consentement?
— Parce qu'on a de vous là-bas la plus détestable
opinion, et qu'on vous tient pour un homme dur, sec,
intraitable et avare comme un coffre... Si vous tenez
à savoir la vérité," tant pis, la voilà. »
Le chevalier ne répondit pas ; il reprit en grondant
la roule du château.
« L'impertinente! la petite sotte! murmurait-il
chemin faisant; eh bien ' on lui fera voir, à celte mi-
270 LA MAITRESSE DE DESSIN.

jaurée, qu'on mérite sa repu ta lion.,. Qu'elle aille au


diable !»
Le soir même il se lit conduire â la station la plus
.
voisine du chemin de fer, et partit, pour Paris, avec
Etienne. ;
Le chevalier descendit chez son neveu ; mais sa
première-visite fut pour madame de Champenoix..
Etienne remarqua, non sans sourire, que pour cette
visite le chevalier avait fait une toilette merveilleuse.
Son habit bleu de fin drap d'Elbeuf et son gilet de
piqué jaune avaient l'air d'aller en guerre. 11 portait
son chapeau avec un mélange singulier de crànerie
et de timidité. Le châtelain avait fait peau neuve. 11
fredonnait à demi-voix un air qui avait été à la mode
il y avait quinze ans. Tout en lui témoignait d'une,
préoccupation que ses efforts pour la cacher mon-
traient encore davantage.
Etienne, qui voulait causer avec Aglaé, eut la ma-'
licieuse idée de l'accompagner. Dès le premier coup
de sonnette, et quand la porte s'ouvrit, un soupir
s'échappa des lèvres du chevalier; par un mouve-
ment rapide il rajusta le noeud de sa cravate. Etienne
pensa qu'il y avait beaucoup d'indiscrétion dans co
soupir et dans ce mouvement, 11 entra et s'effaça der-
rière son tuteur, qui n'osait marcher en avant. Si le
chevalier tremblait un peu et bégayait, la baronne.
LA MAITRESSE DE DESSIN. .
277

blonde et rosée, était pleine d'assurance. Etienne la


regarda. Pas un seul Irait de son visage ne remua ;
la bouche même, celte indiscrète dont les plus ha-
biles diplomates renoncent à maîtriser les trahisons,
n'exprima rien. Elle tendit la main avec.la même
grâce à l'oncle et au neveu, et demanda à celui-ci si
sa vieille folie d'un mois le tenait toujours.
« On n'est pas maître de sa destinée, » répliqua
Etienne, qui, pris au dépourvu, n'eut pas le temps
de calculer sa réplique.
Le hasard voulut qu'elle répondit à une pensée
intime de madame de Champenois ; elle sourit.
« Je suis si bonne, reprit-elle, que je serais pres-
que tentée de vous pardonner si ce beau feu avait une
autre cause. Pensez donc au sang dont Vous êtes. »
Etienne pensait.que le sang dont il sortait ne valait
pas la peine qu'il lui sacrifiât son repos. Mais, gar-
dant celle réflexion pour lui, il laissa le chevalier tête
à têle avec madame de Champenois et rejoignit Aglaé
dans une pièce voisine.
Aglaé jeta pêle-mêle dans une corbeille cavenas,
bobines, laines et soies, et prît la main d'Etienne avec
une effusion qui témoignait de là vivacité de son ami-
tié. Elle avait d'ailleurs beaucoup de choses à lui
dire. Elle avait en grande partie détourné la colère
de la baronne par d'adroites réflexions qui avaient
278 EA MAITRESSE DE DESSIN.
donné à ses idées un aulre cours. Le même procédé
lui avail servi pour mettre en lumière la personne et
le nom de M. de Sorgiies. Dé ce côté-là, les moyens
de temporisation qu'elle recommandait avaient eu
quelque peine à se faire admettre. On ne parlait que
de livrer bataille en plein boudoir, de faire une
charge à fond sur la rêveuse mélancolie de la ba-
ronne, et, en cas de refus, de forcer les portes comme
jadis le faisaient les paladins et d'enlever la prison-;
nière.
« Quoi! un philosophe ! s'écria Etienne;
—"Eh! c'est justement pour ça...,11 faut bien qu'on
se rattrape, » répondit Aglaé.
Elle était parvenue cependant à lui faire adopter
son plan de conduite, et elle n'espérait pas moins de
soumission de la part de M. de la Rocheponî, bien
qu!il n'eût pas les mômes motifs à l'obéissance.
Mais dans cette campagne, où la diplomatie avail
tout à faire, elle se croyait en mesure d'agir plus
efficacement que ses deux alliés. Aglaé ne s'expliquait
pas trop sur les moyens qu'elle mettait en oeuvre;
elle usait souvent de réticences et voulait être devi-
née bien plus que se faire comprendre. Au milieu
de sa bonne humeur, on enlendail comme une noté
plaintive qui en adoucissait l'expression vive et
francité, comme une goutte, de. rosée sur le calice
L\ MAITRESSE DE DESSIN, 27!)

d'une fleur en rend la nuance plus tendre. C'élail


l'écho d'un regret. Qu'elle eûl été plus heureuse de
courir à madame de Champenoix, tenant André par
la main, et de lui crier: « Voilà celui que j'aime,
ouvre-lui les bras! » Mais la baronne n'était pas faite
à ces allures et voulait être ménagée. 11'fallait, bon
gré mal gré, la conduire par de petits chemins fleuris
où mille sentiments prétentieux et mille coquetteries
mignardes pussent s'ébattre comme jadis les Amours
de la Fable sur les pas d'une divinité. 11 fallait qu'elle
pût croire à une immolation." Une personnne accou-
tumée à voyager, en esprit dans le-royaume dé
Tendre, et qui croit au bosquet de Petits-Soins et au
village de Secret-Dépit, a des susceptibilités devant
lesquelles il faut capituler.
Ce qu'Aglaé demandait surtout^ c'était un acquies-
cement tout au moins tacite à tout ce qu'elle disait.
Si dans l'intérêt commun elle avançait quelque chose
appartenant à un certain nombre d'idées, elle ne
voulait pas être démentie, quelque désir qu'on en
eût. Ce môme étonnemcnl qu'Etienne avait éprouvé
à un premier entrelien le saisit une seconde fois.
Cette sagacité si fine, mêlée à tant d'abandon, le sur-,
prenait en le ravissant. 11 ne se lassait pas d'écouler
sa cousine, et il l'appelait en riant «on cher conseiller.
Aglaé saisit son aiguille:
-
280 " LA MAITRESSE DE DESSIN.

« Vous nie prenez pour un phénomène, il n'en est


rien pourtant, dit-elle avec un rire frais. Tout le
miracle vient de-ce qu'au lieu de faire, comme un
moineau franc qui babille sur un pommier, j'ai vécu
dans le silence comme un pauvre petit hibou/ Il en
est de beaucoup de femmes, je crois, comme de ces
parfums qui perdent leurs forces et s'évaporent au
contact de l'air, et qui, renfermés dans un flacon,
concentrent leur odeur et deviennent plus pénétrants
et plus subtils.
À ce compte, dit Etienne gaiement, André

vivra avec de l'essence de raison et de bonté. »
Quand Etienne rejoignit le chevalier, il vit bien à
son air que son entrevue avec .madame de Champe-
noix n'avait pas eu le même résultat que l.a sienne
avec Aglaé. La satisfaction n'était, pas égale des deux
côtés. A peine eut-il posé le pied sur le trottoir, que le
chevalier frappa de sa canne sur le pavé.
« Eh! dit-il, mêmes cheveux,.même langage! »
Cette seule exclamation en apprit plus à Etienne
sur l'effet produit par madame de Champenoix que
ne l'aurait fait un long discours. Le chevalier frappait
toujours de. sa canne. Une glace devant laquelle il
passait l'arrêta,
« Eh! eh! reprit-il, les années ne.marchent donc
pas pour tout le monde !.... » .
LA MAITl'.KSSK OR DESSIN. 2S1

l\ris, se tournant vers Etienne :


« Je ne sais pas ce que lu lui as fait, mais il y a
dans la manière dont madame de Champenois parie
de toi quelque chose qui n'indique rien de bon... ,Ce
sont des perfidies que je connais; on dirait des tar-
tines de confilures saupoudrées d'arsenic... Elle
n'aime pas beaucoup non plus madcmoisèlleDurand.
— Qu'est-ce que cela fait? dit Etienne.
Eh ! cela fait beaucoup, poursuivit l'oncle en
— »
faisant bondir sa canne sur les pavés.
Le chevalier, là-dëssus, entama une longue disser-
tation sur ce qu'il appelait les droits de madame de
Champenois.
' La baronne était de la famille ; c'était une personne
dont l'opinion, par le rang qu'elle tenait dans le
monde, avait un poids considérable : dans le? choses
importantes, on était accoutumé à compter avec
elle. Le bien ou le mal qu'elle dirait duinariage de
son cousin lui ouvrirait ou lui fermerait lés portes des
meilleures maisons. Elle avait un grand crédit qui
pouvait le pousser à tout et une humeur qu'il ne fal-
lait pas mécontenter, sous-peine de n'arriver à rien.
Les mauvaises raisons ne manquaient pas à l'ora-
teur, et il en émaillait agréablement son petit dis-
cours. Pendant ce beau flux de paroles, Etienne
regardait le chevalier; au travers des mots il voyait
282 LA MAITRESSE DE .DESSIN.

les traces d'une influence qu'il ne croyait plus si


vivace. C'était comme l'écho d'un son qui éclaterait
après dix ans de silence. Ce magnétisme singulier,
dont il avait pu constater les effets dans maintes
circonstances, agissait de nouveau par la seule force
du contact et de la vue. Le chevalier, retiré dans son
château, de Picardie comme un burgrave dans son
fort, ce philosophe qui égayait sa solitude par un
cours de morale misanlhropique, en subissait le
charme. C'était un péril contre lequel il était urgent
de se mettre en garde. Etienney -songeait; et" le
chevalier discourait toujours, lorsque tout à coup se
ravisant ;
« Tu m'as dit, je crois, que c'était rue Plumet que
demeurait mademoiselle Durand? ajouta-t-il..
— Oui, numéro 42.
— Bon, j'y cours. »
El, lui serrant la main, il remonta la rue du
Bac.
A l'heure où le chevalier devait frapper à la porte
de mademoiselle Durand, Etienne savait qu'il ne
trouverait pas le vieux professeur. Dans la matinée,
et à tout hasard, il avait couru chez Louise pour la
prévenir de leur arrivée. Dans le cas peu probable
où le chevalier se présenterait rue Plumet, elle ne
serait donc pas prise à l'improviste et ne laisserait
LA MAITRESSE DE DESSIN. '285

rien paraître. Tranquille tle ce côlé, il fil en sorte de


revoir Aglaé dans là journée pour lui faire part de
sa conversation avec le chevalier et la supplier de
tout mettre en oeuvre pour le réconcilier lui-même
avec madame de Cliampenoix. Le consentement du
chevalier dépendait peut-être de celte réconciliation.
Aglaé l'écouta, tout en comptant les points de sa
tapisserie.
«C'est un peu brusque, dit-elle âpres, mais j'y
lâcherai ; ne vous mêlez de rien seulement. »
Etienne lui promit de se croiser les bras.

VII

Le chevalier Jolyotte se présenta chez mademoiselle


Durand comme jùn rentier qui cherche un professeur
de dessin pour sa fille. Il était de la province, disait-
il, depuis peu fixé à Paris, et il ne se décidait jamais
qu'après avoir tout bien examiné par lui-même. Au-
trefois, il avait un peu manié les crayons et s'y con-
naissait encore. 11-posa donc bravement sa canne et
son chapeau, et demanda à voir des carions. Louise
lui en apporta.
281 ' LA MAITRESSK DE'DESSIN.

Ce n'était pas la première fois, tant s'en faut,


que Louise recevait de ces sortes de visites, mais
quelque chose qu'elle ne s'expliquait pas lui faisait
battre le coeur. Etait-ce Lien un rentier de province
on n'était-ce pas plutôt ce chevalier qui était la cause
première de leur malheur à son père et à elle? Mais
quelle apparence qu'il eût, dès le premier jour de son
arrivée, rendu visite à une personne qu'il ne pouvait
manquer de détester, étant aimée de son neveu ?
D'ailleurs, ces manières rondes et cordiales pouvaient-
elles être celles d'un homme qui avait montré tant
de raideur dans le, caractère? La petite duchesse fut
prompte à se remettre de sa passagère émotion, el
avec celte grâce réservée et cette dignité silencieuse
qu'elle apportait en toutes choses, elle étala quelques
dessins sous les yeux du chevalier. Il les prit, les re-
tourna, témoigna de son contentement el tenta de'la
faire causer. Elle s'y prêta de bonne grâce, mais
éludant avec un art extrême toutes les questions qui
avaient trait à elle-même. De ce côlé-là elle était
fermée à toutes les insinuations. Cet assemblage de
solidité, de réserve, de finesse, avec des éclairs qui
brillaient tout à coup et projetaient dans sa conversa-
lion de vives et soudaines lueurs, plut au chevalier,
qui ne put s'empêcher de comparer mentalement
mademoiselle Durand et madame de Champenoix.
I.A MA-IT-IIESSE 1)E UIJSSIA. :>85

D'un autre côté, la persistance de sou interlocuteur "a


poursuivre l'entretien réveilla les soupçons de
Louise; il n'était pas naturel qu'un étranger, même
de la province, qui n'aurait eu d'autre envie que
celle de trouver une maîtresse de dessin pour sa fille,
eût un besoin si excoEsif'de causer. Elle l'observa
mieux, et crut reconnaître dans ses questions un
désir de pénétrer dans sa vie intime ; cette découverte
la gêna ; elle pensa que sa destinée entière était en
jeu dans ce court moment, qu'elle allait peut-être se
décider irrévocablement, et un rapide frisson courut
dans ses veines. Une légère pâleur parut sur son
visage. C'était donc là cet homme dont si souvent
son père l'avait entretenue, celui qui, les sachant
malheureux et fugitifs, ne leur javait pas ouvert ses
iras, celui qu'on attendait tous les samedis depuis
plus de douze ans, et dont l'absence, tous les samedis
renouvelée, remplissait la maison de tristesse et de
deuil ! Si son père, ramené par le hasard, fût entré
soudain, qu'aurait-il fait ? Quel coup pour lui! Elle
avait par instants comme une envie folle de courir
vers le chevalier, de le prendre par les mains, de
l'embrasser en lui criant : « C'est moi ! c'est votre
petite Louise que vous gâtiez tant !... Ne la reconnais-
sez-vous pas?... » Mais elle cherchait vainement elle-
même au fond de sa mémoire quelques-uns des traits
•280 LA MAITRESSE DE H-ESSIN.

de l'ami qu'elle avait perdu ; elle ne retrouvait rien,


et n'osait s'abandonner à son élan. Que serait-elle
devenue s'il l'avait repoussée !... Le chevalier se
leva au moment où le trouble de mademoiselle Durand
se laissait voir par mille indices, et prit congé d'elle.
11 emportait une bonne impression de leur première

entrevue, et lui demanda la permission, de revenir au


premier jour pour s'entendre sur les heures et le
prix des leçons.
« Revenez, » dit-elle d'une voix un peu Iran-.
blante.
.
."•-"
11 sortit, et Louise le regarda,- cachée derrière le

rideau, tandis qu'il traversait le jardin.


Elle était encore à la même plaee deux heures
après quand son père rentra. 11 avait le visage
bouleversé.
« Je l'ai vu, il est ici ! » s'écria-l-il.
Louise devint toute tremblante.
« M. de Fongerot? dit-elle.
— Oui, Jolyo.tte! il est à Paris et il n'est pas venu
ine voir ! '»
M. Durand, tout accablé, tomba sur un fauteuil.
Louise ne douta plus que l'inconnu dont elle, avait
reçu la visite ne lui le chevalier. Elle resta sans
parole devant son père, craignant que si elle parlait
le secret de celle visite ne lui échappât Quel motif
LA MAITRESSE DE DESSIN. 287
.

donner à sa présence s'il ne venait pas pour embras-


ser son vieil ami ?
« Comprends-lu cela? reprit M. Durand, qui se
leva par une brusque ressaut et se mit à parcourir
la chambre. Le chevalier à. Paris, à vingt pas de la
maison ! Et quelque chose ne lui a pas crié que nous
étions près de lui ! Je l'ai bien reconnu... il marchait
à petits pas et d'un pied vif, frappant le pavé à petits
coups du bout de sa canne, comme il en avait l'habi-
tude autrefois; seulement il m'a semblé qu'il s'ap-
puyait Un peu dessus.. il a les chevaux tout gris...
v
Quand je l'ai aperçu; j'ai senti que tout mon sang ne
faisait qu'un tour... Je suis resté immobile la main
contre le mur pour ne pas tomber.. 11 passait à quatre
pas de moi. Pour un rien je lui aurais crié : « C'est
moi... ton vieux Gervais !...» et je l'aurais embrassé.
Mais, tandis que je m'essuyais les yeux, il a passé son
chemin... mes pauvres jambes n'avaient plus la force
de courir après lui... Tu n'as pas reçu de lettre ? »
Louise fit de la tête un signe négatif.
« Voilà qiii est bien singulier, poursuivit M.Durand,
ni lettre ni visite!,.. Au. fait,-pourquoi se souvien-
drait-il de nous? ne nous.arl-il pas, et depuis
Nantes, complètement .oubliés'?... Je devrais y être
habitué, et cependant cela m'étonne toujours! Ali!
ça m'a fait bien-du mal de le revoir. »
•288
.
LA MAlïUKSSli DU DESSIN.
M.' Durand allait el venait par la chambre dans
un élal d'agitation extraordinaire, s'osseyanl el se
relevant tour li tour, et ne pouvant tenir en place.
Tout ce passé, sur lequel il essayait de ne pas arrêter
sa pensée, lui venait en mémoire avec la violence
d'un fleuve qui rompt ses digues. Il en parlait à toute
seconde à Louise, qui s'efforçait vainement de le
calmer. On voyait que cette rencontre l'avait remué,
jusqu'au plus profond de son coeur. C'était comme
une fièvre qu'ilavait, la fièvre du regret. La blessure
que le temps n'avait pas cicatrisée saignait à flots.
L'arrivée d'Etienne mil un terme à cette excitation,
dont Louise avait peine à se défendre. Chaque sou-
venir, en quelque sorte chaque parole de son père
lui Taisait faire un retour sur elle-même. Elle voyait
plus infranchissable que-jamais l'abîme qui la sépa-
rait de M.- de la Roehepont, el, tandis que son père
regardait dans le passé, elle regardait dans l'avenir.
Moins habitué qu'elle au malheur, Etienne avait
l'esprit plus ouvert à l'espoir. Ce qu'elle lui raconta
à mots couverts de la visite du chevalier le confirma
dans celte pensée. C'était beaucoup déjà que de l'avoir
amené à Paris. Toutes les appréhensions de Louise
lui.paraissaient autant de chimères- el il comptait
bien la conduire à l'église le jour même où M. deSor-
gues y conduirait Àglaé. Toute cette joie et cette assu-
LA MAITK'ESSK DE UESSIJV 28>J

ranee provenaient de l'effet-produit par mademoiselle


Durand sur le chevalier. 11 était rentre chez son
pu-
pille, ravi de sa promenade rue Plumet, et il le
ne
trouvait plus si fou de vouloir se marier. Chose singu-
lière! il avait remarqué dans Ja physionomie de cette
jeune fille quelque chose qu'il ne s'expliquait pas et
qui lui rappelait unepersonne qu'il avait certainement
connue autrefois et dont il lui était impossible dédire
le nom. Etienne pensa à madame Delarue, dont heu-
reusement le chevalier'n'avait pas-vu le portrait.
Attirant Louise dans l'embrasure d'une fenêtre,
tandis que M. Durand restait absorbé dans mille sou-
venirs, il lui fit part du motif qu'il avait d'espérer,
La première impression était excellente ; la seconde
serait meilleure. On emporterait d'assaut le consente-
ment du chevalier, comme on emporte une ville dans
laquelle on s'est ménagé des intelligences.
A deux ou trois jours de là, Etienne, un malin,
étant en visite rue du Bac, fut tout surpris de l'accueil
que lui fil madame de Champenois.- Elle lui prit la
main, et l'attirant auprès d'elle.'
« Je vous pardonne, dit-elle; mais, cher Etienne,
vous pouviez voyager ou peut-être me demander con-
seil... Quand la terre promise vous est feimée,: au
moins ne faut-il pas, par dépit, se condamner à vivre
à perpétuité dans le désert. »
303 13
290 LA MAITRESSE l),E DESSIN.
Etienne se souvint des recommandations que. lui
avait faites Aglaé, et, comprenant à demi mot:
« Permettez-moi de répéter le mot de César :
Tout
ou rien, » répondit-il.
Le sourire de la baronne le remercia ; d'un mol il
avait gagné la cause de Louise.
« Enfaut, reprit-elle, on sait des gens qui ont des
principes "moins absolus, M. de Sorgues, par exem-
ple... et, pour suivre ma comparaison, je dirais de
lui-que s'il était chassé du jardin'd'Ëden, il planterait
sa tente à côté.
; —
Oh ! Dieu ! fil Etienne avec un soupir, le souvenir
de Tantale ne lui fait donc pas peur ? Quel supplice
de désirer toujours ce qu'on ne peut jamais obtenir! »
Dès ce moment les bonnes grâces de madame de
Champ.enoix lui furent rendues.
«Je veux, dit-elle, mettre un souvenir dans la
corbeille de mariage de madame de la Rochepont ;
aussitôt après les fiançailles, vous me l'amènerez.
Ah ! reprit Etienne en lui baisant la main,
— on
se jetterait au feu pour vous. »
Cette conversation pleine de réticences et d'aveux
sous-enlendus acheva de donner à Etienne une haute
opinion du savoir-faire et de la perspicacité d'Aglaé.
M. de Sorgues, qu'il rencontra sous la porte cochère,
et qui le ramena jusqu'au quai, lui annonça qu'il
I.A MAITRESSE DE .DESSIN. 201

était admis officiellement à faire sa. cour à mademoi-


selle de Champenoix. Il ne savait pas comment celle
révolution s'était opérée ; il n'en voyait que le résul-
tat. La veille, Âglaé lui avait dit de cel air tranquille
qu'elle avait toujours qu'il devait se présenter chez
madame de Champenoix et se jeter à ses pieds pour
lui demander la main de sa belle-fille. Elle avait sou-
ligné le verbe jeter, pour lui bien faire comprendre
que ce n'était pas là une figure de rhétorique. M. de
Sorgues une fois à genoux, devait faire entendre que
sa vie serait la plus heureuse du monde s'il la pou-
vait passer à côté de la baronne avec une femme qui
la lui rappellerait à toute minute. André avait pris
l'habitude de soumettre sa volonté à celle d'Aglaé,
qui lui paraissait une personne de bon conseil et d'un
sens très-droit. Sans répliquer, et comme un soldai,
qui marche au feu sur l'ordre de son capitaine, il
avait abordé de front le boudoir de madame de
Champenoix. L'action de se jeter à ses pieds lui avait
un peu coûté, un philosophe n'étant pas accoutumé à
ces sortes de démonstrations; mais, dès les premiers
mots, la baronne l'avait arrêté :
« N'achevez pas... je vous comprends » avait-elle
!

dit.
Quand André avait quitté la place, l'autorisation
devenir tous les jours à l'hôtel lui était accordée. II.
l2H2 LA MAITRESSE DE DESSIN.
n'en demandait pas davantage, et acceptait le fait
sans remonter aux causes.
Etienne passa la soirée rue du Bac, et vit Aglaé,
qui ne put s'empêcher de sourire en le regardant. 11
se pencha vers elle d'un air gai : -
« Bonjour, mademoiselle Machiavel, » lui cl i t—il.
-

Aglaé croisa ses mains sur son canevas.


« Voilà un nom que j'aurais bien voulu ne pas
mériter, dit-elle avec un sentiment de tristesse; j'es-
père que, si quelque jour je m'appelle madame de
Sorgues, la franchise et la droiture seront ma loi. La
grande roule ne m'était pas ouverte, j'ai pris par les
chemins de traverse... Vous avez été mon conlidenl;
ne m'en veuillez pas. »
Elle raconta alors à Etienne comment, à la suite
de. leur entretien, étant seule un soir avec madame
de Champenoix, elle avait amené la conversation sur
M. de Sorgues. Elle avait adroitement présenté l'a-

mour dont il lui faisait hommage comme le résultat


d'un ricochet; il lui semblait qu'il tenait moins à elle
qu'à la maison, moins à la maison qu'à autre chose.
« Il me parle de vous en des termes si vrais, -si
bien sortis du coeur, avait-elle dit en Unissant, que,
si vous étiez ma soeur, je crois bien que jamais il
n'aurait pensé à moi ; mais, du caractère dont il se
montres il est homme à faire comme le chien delà
.
I,A MAITRESSE DE.DESSIN. 293

fable cl à poursuivre l'ombre sa vie durant. 11


passera sa vie auprès de moi, l'esprit ailleurs. »
Madame de (lhampenoix traita ce petit discours de
folie, et rit beaucoup ; mais, une heure après, elle
consentait à voir M. de Sorgues, si par hasard il
demandait à lui parler.
« El il l'a demandé, » dit Aglaé en finissant sa con-
fession.
.
Le petit discours qui avait servi pour André avait
été, avec de légères modifications, tiré à un second
exemplaire au profit d'Etienne. Il avait eu même
succès. On l'y représentait moins celte fois comme
un oiseau qui retourne au nid. qu'il a aimé que
comme un cerf qui fuit le coin de terre où une flèche
l'a blessé. A cette image, le coeur de la baronne s'était
subitement adouci. L'honneur du pavillon était sauf,
et M. de la Rochepont. pouvait sans trahison épouser
mademoiselle Durand.
Etienne avait paru un peu étonnéde ne pas voir le
chevalier chez madame de Gbampenoix, où il avait
promis de le rejoindre. On se souvient que le che-
valier avait résolu de retourner chez mademoiselle
Durand, et son intention était de s'y présenter dans
la journée. M. de la Rochepont l'attendit vainement
jusqu'au soir. En rentrant chez lui, il entendit le pas
de son oncle qui marchait de long en large, avec une
2!H- LA MAITIiESSE 1)E DESSIN.
vivacité qui lui sembla de mauvais augure. Etienne
poussa la porte et se trouva devant un visage boule-
versé. Le chevalier s'arrêta court.-
« C'est un giiel-apcns ! s'écria-1-il. Voilà donc-le
mol de cette comédie qu'on est venu jouer chez moi !
Je la connais, mademoiselle Durand, elle s'appelle
mademoiselle Delarue. » . -

Le chevalier pouvait à peine parler, tant la colère


le suffoquait. Etienne se garda bien de l'interrompre,
et comprit enfin ce qui s'était passé.
Comme le chevalier retournait, selon la promesse
qu'il avait faite à mademoiselle Durand, au pavillon
de la rue Plumet, il avait rencontré à la porte du jar-
din un vieillard dont un bec de gaz éclairait en plein
le visage, tandis qu'il restait lui-même dans l'ombre.
Le vieillard avait demandé d'une voix qu'il aurait
reconnue entre mille si sa fille était chez elle. Une
apparition n'aurait pas produit un effet plus terrible
sur le chevalier. Sans voix, la gorge prise comme
dans un étau, il s'était rangé contre le mur pour laisser
passer M. Delarue. Une fois hors du jardin, il avait dû
se jeter dans un fiacre pour rentrer chez lui. 11 avait le

vertige. Etienne vit bien que le moment de l'explica-


tion définitive était venu. 11 regarda son oncle en face.
« Eli bien, dil-il, qu'importe que Louise s'appelle
mademoiselle Durand ou mademoiselle Delarue? »
LA MAITRESSE'DE DESSIN. 295

Le chevalier frappa du pied par lerre violemment.


« Il importe, s'écria-l-il, que je ne veux pas être
pris pour un oncle de comédie qu'on berne!... Je
vois clair dans la pensée... Tu es avec eux contre
moi!... Ignorais-tu le vrai nom de mademoiselle
Delarue, quand tu es venu me chercher?
— Non pas, répondit Etienne.
— C'est donc une leçon que tu prétendais me
donner? Apprends, morbleu, que je n'en accepte
point. J'ai fait pour ce diable d'homme tout ce que je
devais. Tant pis pour Gervais s'il n'a rien accepté.
Est-ce ma faute s'il est têtu comme un roc? Si tu
trouves que j'ai eu tort, je m'en lave les mains...
Demain je retourne en Picardie, et lu n'entendras
plus parler du chevalier Jolyotle.
— Comme vous voudrez. »
Ce dernier mot coupa court à l'entretien. Le che-
valier s'enferma dans son appartement, et le lende-
main Etienne apprit par son domestique que pendant
la nuit le chevalier avait fait porter tous ses effets
dans un hôtel où il s'était retiré. Etienne parvint à
savoir l'adresse de cet hôtel; il s'y présenta, et ne fut
pas reçu. On n'avait pas vu le chevalier chez madame
de Champenôix. Il l'avait prévenue seulement par un
billet de son prochain départ. Etienne courut chez la
petite duchesse, et ne lui cacha rien de ce qui s'était
290 LA MAITRESSE DE DESSIN.

passé. Elle ne s'en dissimula pas plus que lui foule


la gravilé. La question de ce qu'il conviendrait de
faire si le chevalier Jolyolte partait sans la revoir.fui
posée entre eux.
« Je connais mon père, dit-elle, rien ne le fléchira.
Dans un élan de tendresse, il pourrait peut-être ac-
cepter pour gendre un homme qui n'aurait pas l'a-
grément de sa famille; mais le neveu du chevalier,
jamais... Il ne voudrait pour rien au monde que l'on
crût à un calcul de sa part ou de la mienne.
Mais vous ? demanda Etienne.

— Oh! moi, je vous appartiens... décidez mon
père, je suis décidée. »
Etienne attendit que le vieux professeur fût rentré
et passa chez lui.
« Monsieur Durand, lui dit-il, j'ai une confession à
vous faire ; j'aime mademoiselle votre fille, elle veut
bien m'autoriser à vous le dire; je sens bien que sans
elle jamais je ne serai heureux. Mais ce nom de la
Rocheponl que je porte n'est le mien que par substitu-
tion. c'est celui d'une terre... De mon véritable nom
..
je m'appelle Fongerol, et le chevalier Jolyolte est
mon tuteur. »
M. Durand trembla de-tous ses membres.
« Ah! c'est un grand malheur ! » dit-il.
Il tendit la main à M. de la Rochepont.
U- M.U1T.ESSE DE DESSIN. 297

« Cet aveu augmente l'estime que je fais de vous,


reprit-il ; mais il faut nous séparer. »
Louise fit un mouvement ; il se redressa :
« Tu pleures,. dit-il ; ah c'est le dernier coup »
I !

Il la prit vivement. par le bras, el, l'«ntraînanl


vers le portrait de madame Delarue :
« Ta mère, une sainte, reprit-il avec force, est

morte dans le "chagrin et- la pauvreté... Veux-tu
entrer par une porte basse dans une famille dont le
chef n'a tendu la main-ni à elle ni à moi? Descends
dans la conscience, et réponds. »
Louise se tourna vers Etienne les yeux brillants et
pleins de larmes.
« Adieu, dit-elle, emportez mon coeur et laissez-
moi. »
A bout de "force, elle tomba sur une chaise.
« Si cela te fait tant de peine, attends encore,
s'écria le professeur, je suis vieux, et les chagrins
m'ont usé »
..
Louise, d'un seul bond, se jeta dans ses bras.
« Ah si votre vie devait être abrégée d'une heure
!

à cause de cet amour, je renoncerais au bonheur à


tout jamais! » dit-elle.
Et, sans quitter le cou de son père autourduquel
ses bras étaient passés :
« .l'ai choisi, reprit-elle. en regardant Etienne.
298 LA 1IAITHESSE DE- DESSIN.
Votre soeur, voire amie toujours ! votre femme,
jamais »1

Etienne sortit à moitié fou. 11 passa sur le boule-


vard extérieur pour rassembler ses idées et réfléchir
sur la situation. Un coup de tonnerre avait mis son
bonheur en poudre. La colère et le chagrin se parta-
geaient son coeur, où mille projets naissaient et mou-
raient ensemble.
« 11 l'a vue cependant, il l'a vue ! » répétait-il sans
cesse.
Cependant l'idée de se séparer de Louise ne se pré-
-
senta pas une fois à son esprit. Il ne savait pas encore
quels moyens la lui donneraient, mais il savait qu'au-
cune puissance au monde die l'y ferait renoncer-.
De nouveau il se présenta à l'hôtel de son oncle ;
le chevalier n'y était pas. 11 rôda deux ou trois heures
dans la rue ; le chevalier ne parut pas-. Etienne ren-
tra chez lui désespéré.
Le lendemain était un samedi. Vers le soir M. Du-
rand, qui n'avait pas dormi de la nuit, s'apprêta,
comme il avait l'habitude de le faire chaque semaine,
pour assister à ce triste diner auquel il attendait de-
puis tant d'années le chevalier Jolyotle, et que le
chevalier Jolyotle manquait toujours. 11 avait mis son
bel babil noir, et Louise, à son exemple, avait revêtu
son unique robe de soie. Ils étaient assis en face l'un
I.A M.W-TIIKSSE IIIC" I1KSSIX. 209

de l'autre dans leur petit salon, se regardant à peine


et n'osant parler. Etienne, poussé par une force ir-
résistible, monta chez eux; sa présence inattendue à
ii 11 pareil jour et dans un tel moment les fil tressaillir.

« Ali murmura le vieillard, oe n'est pas lui qui


!

viendrait » !

11 lendit la main à son élève, el le lil asseoir dans

un fauteuil près de lui. Par la porte ouverte on pou-


vait-voir la servante qui dressait le couvert et plaçait
les trois chaises autour de la table.
« Vous êtes malheureux, mon ami, dit M. Durand
en s'adressant à'Élicnne; ma fille souffre aussi... Ma
conscience cependant me crie que j'ai agi comme je
le devais. Je donnerais mon sang pour elle ;t je ne
puis pas lui donner une parcelle de mon honneur.
.
Je ne vous accuse pas, répondit Etienne; mais

ce que je sens là, c'est que rien au monde, ni vous, ni
le chevalier Jolyolte, ne m'empêchera d'aimer Louise ;
je l'ai nommée ma femme dans la sincérité de mon
coeur ; elle le sera. Ne me demandez pas comment, je
l'ignore; il me suffit d'y croire et de l'affirmer. »
11 y avait un tel accent de force et de vérité dans

ces paroles, que Louise, par un. mouvement subit el


sous le regard de son père, mil sa main dans celle
d'Etienne.
« Dieu eslbon! » dit-elle.
301) LA MAITRESSE DE DESSIN.
Le timbre de la pendule sonna six coups. C'était
l'heure où jadis on passait dans la salle à manger.
Le vieux professeur regarda la porte.
«Oh! il ne reviendra pas, » reprit-il.
Un sentiment d'amertume poignante se peignit sur
son visage.
« El il est ici! ajoula-l-il avec force... il a raison
de ne pas venir, ce mauvais coeur... c'est moi cette
fois qui ne le recevrais pas... et alors ce serait fini. »
11 couvrit son visage de ses deux mains. On voyait,

aux .convulsions'de sa poitrine, qu'un sanglot l'étouf-


fail. Etienne et Louise retenaient leursouffle et osaient
à peine le regarder. Par un mouvement instinctif,
tous deux se rapprochèrent de lui.
La servante fit un pas dans le salon.
« Monsieur est servi, dit-elle.
Déjà! ».murmura M. Durand.

Comme il se levait, un coup de sonnette retentit à
la porte extérieure. Jeannette courut ouvrir, et
M. Durand devint tout pâle.-Un homme entra.
« Gervais, dit le
chevalier Jolyotte en se décou-
vrant, je viens le demander à dîner. »
,

Le vieux professeur poussa un cri, et tomba dans


ses bras.
« Ah ! s'écria-l-il quand il put parler, voilà une
minute qui paye dix années! »
U\ .MAITRESSE DE DESSIN. 501

Puis, changeant de ton, et tournant son visage


trempé de larmes vers sa fille :
« Eh bien ! avais-je raison ? Je savais bien qu'il
reviendrait! » reprit-il.
Son émotion était si violente, que Louise le vil
chanceler. Elle courut à lui, l'effroi clans les yeux.
« Laisse! s'écria-t-il, est-ce que le bonheur tue".'...
Embrasse-le donc!... je voulais te léguer à lui. »
Le chevalier respirait à peine.
« Dieu ! dit-il en serrant Louise sur son coeur, je
l'aimais déjà, petite, que sera-ce demain? »
La vieille servante, qui voyait tout, et qui dans son
trouble cassait les assiettes, s'essuyait les yeux avec
le coin de son tablier.
« Çà! reprit le chevalier quand on fut un peu
calmé, comptons, à présent... la moitié de ce que j'ai
est à toi.
— Non pas! reprit vertement M. Durand, tu ne
dois rien.
Je
— me suis conduit comme un sans-coeur.
— l'oint; le droit était de son côté-., j'avais fait la
sottise, c'était à moi de la payer.
— Tais-toi donc! n'ôtais-je pas ton associé'.' tout
ii'était'il pas commun entre nous?
— Est-ce une raison pour que tu supportes les con-
séquences de mon étourderie et de mes maladresses? »
302 LA MAITRESSE DE DESSIN.

Le chevalier insista; M. Durand répliqua; l'un


voulait à toute force payer; l'autre, à aucun prix, ne
voulait recevoir. Les rôles étaient changés, et tous
deux s'échauffaient. Le chevalier assurait qu'il avait
été odieusement injuste; M. Durand affirmait qu'il
avait mis dans sa conduite une raideur inqualifiable.
Us étaient au moment de se fâcher, lorsque Louise
intervint :
«Mon cher parrain, qu'avez-vous'.' dit-elle au
chevalier.
— Un bon million.
— El vous, mon père '.'

— Rien.
— Vous vous trompez tous deux ; vous avez deux
enfants. Fmbrassez-les.
— Tu parles comme Salomon ! s'écria le chevalier.
»
Puis, d'une voix forle, et tenant dans ses bras
Etienne et Louise :
— Jeannette, cria-t-il, sers-nous à dîner. »

rik
TABLE

Le Musicien de Blois. i
.
La M'AITIiESSE DE DESSIN. 169

Vous aimerez peut-être aussi