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LA PHILOSOPHIE POSITIVE ET L’UNITÉ DE LA SCIENCE [1892].

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BORIS TCHITCHÉRINE
Extraits traduits et commentés par Michel Niqueux

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »


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2016/2 Tome 79 | pages 271 à 282


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2016-2-page-271.htm
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Extraits traduits et commentés par Michel Niqueux, « La philosophie positive et l’unité de la
science [1892]. Boris Tchitchérine », Archives de Philosophie 2016/2 (Tome 79), p. 271-282.
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Archives de Philosophie 79, 2016, 271-282

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La philosophie positive et l’unité de la science [1892]
Boris Tchitchérine 1
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Extraits traduits et commentés par MICHEL NIQUEUX


Université de Caen – Basse-Normandie

L’œuvre de Boris Tchitchérine encore inédite en France est la dernière des


grandes constructions théoriques hégéliennes en Russie ; l’auteur a cherché
à intégrer l’empirisme de Stuart Mill et la psychologie de W. Wundt et de
R. Lotze, tout en critiquant le positivisme de Comte et le communisme de
Marx : l’histoire est rationnelle sans être gouvernée par la loi des trois états
ou la dialectique du matérialisme historique.
La traduction de Michel Niqueux présente de larges extraits de l’œuvre
parue en 1892 qui nous montre que plusieurs décennies après la mort de
Comte son œuvre était encore en débat parmi l’intelligentsia russe. [J. L.]

* *
*
La lecture d’Auguste Comte par Boris Tchitchérine (1828-1904) est un
moment important de la réception d’Auguste Comte en Russie, qui permet
aussi de faire connaître ce représentant d’un libéralisme monarchiste (consti-
tutionnaliste) assez répandu mais qui fut évincé par les extrêmes 2.
Philosophe nourri de Hegel, Tchitchérine s’en distinguait sur plusieurs
points, en particulier en affirmant la transcendance de l’Absolu 3 ; historien
du droit, professeur de droit public à l’Université de Moscou (1861-1867),
conservateur, il démissionna en 1868 pour protester contre les atteintes à l’au-
tonomie de l’Université ; élu maire de Moscou en 1882-1883, il fut invité à se
démettre de ses fonctions pour avoir souhaité que l’édifice du gouvernement

1. Boris N. ČIČERIN, Položitel’naja filosofija i edinstvo nauki (La philosophie positive


et l’unité de la science), Moscou, I. N. Kouchnerev et C°, 1892. Par la suite, les références à cet
ouvrage sont données directement dans le texte.
2. Tchitchérine définit ainsi le libéralisme : « Droit pour chaque individu de développer
sans encombre ses forces et facultés » (« Neskol’ko slov o filosofsko-istoričeskix vozzrenijax
Granovskogo » [« Quelques mots sur les conceptions philosophico-historiques de Granovski »]),
Voprosy filosofii i psixologii, 1897, 1 (36), p. 13.
3. Cf. Basile ZENKOVSKI, Histoire de la philosophie russe, trad. C. Andronikof, Paris,
Gallimard, 1955, t. II, p. 155-169.
272 Michel Niqueux

rural et municipal fût couronné par la représentation populaire 4.


Tchitchérine est l’auteur, entre autres, d’une histoire du droit russe (1858),

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d’une thèse sur la représentation nationale en Occident (1866) – avec, comme
arrière-plan implicite la Russie où elle n’existait pas –, d’une histoire des
doctrines politiques (5 vol., 1869-1902), d’une étude sur La science et la reli-
gion (1879), d’une autre, dirigée contre le jeune Soloviev, sur Le mysticisme
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dans la science (1880), et d’importants souvenirs.


L’ouvrage sur La philosophie positive et l’unité de la science, paru en
1892 5, avait été écrit pour concourir à un prix de la Société de psychologie
de Moscou institué en 1889 par un positiviste russe, Dmitri Arkadievitch
Stolypine (1818-1893), auteur d’articles sur la production agricole 6. Le prix
était destiné à un ouvrage de philosophie des sciences, et le sujet du premier
concours était le suivant : « Examen critique de la thèse d’Auguste Comte
sur la coïncidence spontanée des lois fondamentales de la nature inorganique
avec les principales lois de la vie organique et sur la tendance de toutes les
connaissances concrètes de l’homme à une unité logique et scientifique. »
C’est l’étude de Tchitchérine, soumise anonymement au jury, qui reçut le
prix 7.
**
*
Tchitchérine n’était pas le premier à commenter la philosophie
d’Auguste Comte. L’intérêt pour Comte est le fait, d’abord, des matérialistes
et des positivistes russes des années 60 : Pissarev et Lavrov ont écrit sur
Comte dès 1865. Les ouvrages de George Henry Lewes et de John Stuart Mill
ont été traduits en 1867. Vint ensuite la critique du positivisme, qui avait
rencontré un succès certain en Russie, dans les années 70, avec notamment
Vladimir Soloviev. À la différence de ses prédécesseurs, Tchitchérine avait

4. Nicolas O. LOSSKI, Histoire de la philosophie russe des origines à 1950, Paris, Payot,
1954, p. 135.
5. Auparavant, en 1891, de larges extraits avaient été publiés dans Voprosy filosofii i psixo-
logii (t. 9-13).
6. En français : De la production agricole, par M. D. Stolipine, Paris, Amyot, 1858, 32 p. ;
Lettres sur l’émancipation des serfs (insérées dans « le Nord ») par D. S. [Dmitri Stolipine], Paris,
Office du « Nord », 1860 ; De l’industrie agricole. Émancipation des serfs en Russie par D. S.,
Leipzig, A. Franck’sche Verlags-Buchhandlung, 1861, 70 p. ; D. STOLIPINE, Essais de philoso-
phie des sciences. Examen critique de la thèse d’Auguste Comte : Que les lois des phénomènes
de la nature sont applicables aux phénomènes sociaux, Genève, A. Cherbuliez, 1887, 52 p.
7. Cf. Valentin Aleksandrovič A. BAžANOV, « Roždenie filosofii nauki v Rossii » (« La nais-
sance de la philosophie de la science en Russie »), Voprosy filososofii 1, 2006, p. 128-134. Les
rapports du jury (composé de Groth, Lopatine, Preobrajenski, N. Ivantsov) ont été publiés,
mais nous n’avons pu les consulter : Otzyvy o sočinenii B. N. Čičerina : Položitel’naja filoso-
fija i edinstvo nauki. Serija : Prisuždenie premii D. A. Stolypina. Izd. Moskovskogo
psixologičeskogo obščestva, 1892, 57 p.
273 Boris Tchitchérine – Auguste Comte

de solides connaissances en sciences naturelles et en mathématiques, et se


tenait au courant des avancées de la science de son temps.

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Le livre de Tchitchérine suit les divisions du cours de Comte : la loi fon-
damentale (celle des trois états), les mathématiques, les sciences physiques,
la biologie, la sociologie, l’unité de la science. Après une introduction où il
reconnaît à Comte de grands mérites, il se livre à une critique serrée de son
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cours de philosophie positive, sur le plan philosophique et du point de vue


méthodologique. Tchitchérine se réfère à la première édition en français du
Cours de philosophie positive, celui-ci n’ayant été traduit en russe qu’en
1900, en 6 volumes.
De tous les penseurs de l’école réaliste, Comte est le seul qui ait placé la ques-
tion du rapport de la science expérimentale et de la métaphysique sur une base
solide. Avant lui et après lui, cette question a été étudiée principalement du
point de vue de la logique. Les adeptes de l’expérience rejetaient la métaphy-
sique en tant que pur jeu verbal, privé de toute base positive, et incapable d’ex-
pliquer les phénomènes ; les défenseurs de la métaphysique, de leur côté,
démontraient l’inconsistance logique ou l’insuffisance du pur empirisme.
Comte s’est donné une tâche tout à fait différente : il a examiné successive-
ment toutes les sciences positives et, à partir de résultats concrets, il a voulu
montrer ce que donnait et pouvait donner la connaissance positive, quelles
étaient ses méthodes et ses limites, et quelles exigences on pouvait présenter
à toute thèse qui se donne comme vérité scientifique. Quand non seulement
les adversaires de la philosophie positive, mais les penseurs qui appartiennent
au même courant, tel Spencer, affirment que Comte n’a rien dit de nouveau
et qu’il n’a fait que répéter ce que disaient avant lui les théoriciens de l’empi-
risme et ce qui était depuis longtemps reconnu dans les sciences naturelles,
on ne saurait les suivre. Sans conteste, la théorie de l’empirisme existait avant
Comte : chez Bacon, Hobbes, Locke et Hume on peut trouver son plein déve-
lopement. De leur côté, les sciences naturelles se guidaient sur l’expérience.
Mais personne, ni avant, ni après Comte, n’avait tenté de lier ces deux modes
de la connaissance scientifique, en fondant la théorie sur son application pra-
tique. C’était précisément ce qui était nécessaire. Ce n’est que par ce chemin-
là que l’on pouvait montrer les véritables fondements de la science positive et
éviter les constructions fantastiques qui de nos jours se donnent pour de la
philosophie positive, bien qu’elles ne renferment rien de positif, comme par
exemple la logique de Mill, le système de Spencer ou les délires des néo-schel-
ligiens. Comte lui-même, nous le verrons, n’a pas su éviter cet écueil, dès lors
que non content d’étudier les vérités scientifiques établies, il a voulu créer sa
propre science – la sociologie (p. 1-2).

Tchitchérine commence donc par indiquer l’originalité de la démarche


de Comte. Puis il passe à la critique des principales thèses de Comte expo-
sées dans la première leçon (« Considérations générales sur la nature et l’im-
portance de la philosophie positive »), en contestant la loi fondamentale elle-
même, affirmée sans démonstration par Comte comme une évidence dans
le Cours de philosophie positive :
274 Michel Niqueux

Il suffit, ce me semble, d’énoncer une telle loi, pour que la justesse en soit
immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont quelque connaissance appro-
fondie de l’histoire générale des sciences. Il n’en est pas une seule, en effet,

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parvenue aujourd’hui à l’état positif, que chacun ne puisse aisément se repré-
senter dans le passé essentiellement composée d’abstractions métaphysiques
et, en remontant encore davantage, tout à fait dominée par les conceptions
théologiques. [...] Le point de départ étant nécessairement le même dans l’édu-
cation de l’individu que dans celle de l’espèce, les diverses phases principales
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de la première doivent représenter les époques fondamentales de la seconde.


Or, chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas
qu’il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théolo-
gien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa
virilité ? Cette vérification est facile aujourd’hui pour tous les hommes au
niveau de leur siècle (Comte, I, 6-7) 8.

Tchitchérine rejette cette évolution linéaire, téléologique au profit d’une


conception cyclique : au Moyen Âge, la philosophie cède la place à la reli-
gion, des penseurs reviennent à la religion après l’avoir rejetée, etc. Il n’y a
que deux périodes du développement de la science : l’ancienne, qui passe
effectivement par les trois stades de Comte, et la nouvelle, où la raison
humaine revient à la métaphysique et à la théologie (p. 6). C’est aussi la thèse
fondamentale de l’homogénéité de la physique sociale et de la physiologie
qui est rejetée, pour la même raison (absence de preuves et de méthode scien-
tifique) :
Sans aucun examen et sans la moindre preuve, le développement de l’esprit est
égalé à celui du monde physique. Les phénomènes ne sont toutefois pas recon-
nus comme identiques, mais seulement comme homogènes, à la suite de quoi
la physique organique se divise en deux branches : la physiologie à proprement
parler et la physique sociale, fondée sur la première (p. 8 ; voir Comte I, 94).

À Comte qui nie la possibilité de l’observation intérieure (I, 35-37 : « La


prétendue contemplation directe de l’esprit par lui-même est une pure illu-
sion », car « par qui serait faite l’observation ? », « l’individu pensant ne sau-
rait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarde-
rait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas,
identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? »), Tchitchérine
répond : « Si l’homme, en accomplissant un processus mental, n’avait
conscience de ce qu’il fait, il ne pourrait jamais rendre compte de ses
actions » (p. 11). La psychologie, « illusoire, dernière transformation de la
théologie » pour Comte, et la logique disparaissent alors, la logique étant
réduite à la mathématique.

8. Nous nous référons, comme Tchitchérine, à la première édition du Cours de philoso-


phie positive de Comte : Paris, 6 vol., 1830-1842, Rouen Frères (pour le vol. 1, 1830), Bachelier
(pour les autres : 1835, 1838, 1839, 1841, 1842), le chiffre romain indiquant le tome.
275 Boris Tchitchérine – Auguste Comte

Rejetant la métaphysique, Comte rejette, selon Tchitchérine, l’étude des


causes et de la nature des choses :

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Dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des
notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et
à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement
à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation,
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leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de


similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus
désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et
quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus
à diminuer le nombre (Comte, I, 4-5).
Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les
phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la décou-
verte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous
nos efforts en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens
pour nous la recherche de ce qu’on appelle les causes, soit premières, soit
finales (Comte, I, 14).

Pour Tchitchérine, au contraire,


Tout manuel de physique parle de la matière et de ses propriétés. Or la matière
n’est pas un phénomène, c’est une substance. En elle-même, elle n’est ni visi-
ble ni perceptible : c’est un principe unique, à la base des phénomènes, inac-
cessible aux sens externes, accessible seulement à l’esprit ; c’est donc un prin-
cipe métaphysique [...]. Les sciences naturelles professent même comme un
axiome, comme une thèse purement métaphysique, qu’aucune particule de
matière n’apparaît ni ne disparaît, mais qu’il n’y a que des transformations.
On peut et on doit s’élever contre les métaphysiciens quand ils font violence
aux phénomènes en voulant les soumettre à des principes exclusifs, mais n’en
va-t-il pas de même quand les naturalistes tâchent de réduire les phénomènes
du monde organique et de l’âme humaine à des principes dominants dans les
forces physiques et chimiques ? (p. 16-17)

La méthode expérimentale, à laquelle Comte veut se limiter, n’est alors


pour Tchitchérine qu’une voie de la connaissance :
Le chemin de la connaissance est double : du particulier au général, et du géné-
ral au particulier – induction et déduction. Le premier est expérimental, le
second – théorique. La négation de la métaphysique entraîne naturellement la
négation de toute spéculation et la limitation de toute la connaissance humaine
aux résultats obtenus par l’expérience. Tel est le point de vue des empiristes
(p. 21).
La classification des sciences, selon le degré de plus ou moins grande abs-
traction est de même contestée. Comte écrit en effet, comme le relève
Tchitchérine :
Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les
plus abstraits de tous, c’est évidemment par leur étude que doit commencer
276 Michel Niqueux

la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent
sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire,
essentiellement indépendantes (Comte, I, 91).

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« Général, simple, abstrait », ne sont pas des termes identiques, dit
Tchitchérine, et l’astronomie, considérée comme la science la plus simple,
exige des calculs mathématiques savants. Par ailleurs, il ne peut y avoir de
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phénomènes « abstraits ».
En partant des mathématiques, comme le fait Comte, on va du général
au particulier, comme en métaphysique, et comme en métaphysique, des
principes logiques donnent à l’avance la loi de tous les phénomènes : c’est
une contradiction interne de tout le système de Comte (p. 24).
Après cette critique des principes généraux de la philosophie positive,
Tchitchérine passe à une critique de détail des différentes sciences telles que
les expose Comte. Ainsi, à propos des mathématiques :
Comte avait raison d’affirmer que les mathématiques donnent la loi à toutes
les sciences physiques, mais il n’a pas compris que cette loi est précisément
fondée sur la théorie, qu’il rejetait. En conséquence de quoi il mélange deux
méthodes opposées utilisées par les sciences naturelles : l’induction expéri-
mentale et la déduction mathématique. Il voit dans toutes les sciences une
seule méthode positive, alors qu’il y en a incontestablement deux (p. 75).

Sur les sciences physiques, Tchitchérine note qu’en astronomie, l’obser-


vation précède bien la théorie, mais la théorie (telle celle du mouvement
elliptique, que Keller ne connaissait pas encore) a été élaborée non à partir
de l’observation, mais à partir de principes mathématiques théoriques. Il
n’est donc pas nécessaire de savoir que les planètes se meuvent sur une
ellipse pour déduire que toute force est inversement proportionnelle au carré
de la distance (p. 80).
Les vues de Comte sur la chimie sont encore plus superficielles que celles
sur la physique (p. 109) aux yeux de Tchitchérine. Quant à la biologie, Comte
envisagerait la psychologie humaine comme « une simple subdivision de la
physiologie animale » (p. 184), puisqu’il affirme qu’« il ne faut jamais perdre
de vue l’intime subordination fondamentale de cette troisième sorte de phy-
siologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par sa nature, elle
diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne diffère de la simple
physiologie organique ou végétative » (III, 200).
La sociologie, quant à elle, est présentée de telle sorte qu’elle compren-
drait toutes les sciences humaines : développement de la société, religion,
philosophie, art, sciences, philologie (oubliée par Comte). C’est là que
Tchitchérine s’oppose le plus fondamentalement à Comte, et qu’à travers ses
277 Boris Tchitchérine – Auguste Comte

critiques, on retrouve sa philosophie de la personne : « Dans la philosophie


de l’histoire, comme dans l’histoire de la politique, Tchitchérine représente

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le type le plus pur du défenseur à tout prix de la liberté de la personne, mal-
gré les difficultés qu’il y avait à développer les principes du personnalisme
dans un cadre hégélien. D’ailleurs, il se rapproche plus de Kant et de Fichte
que de Hegel sous ce rapport 9 ». Or, l’histoire de la philosophie et celle de la
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religion (que Tchitchérine refait sur une cinquantaine de pages) sont mal
connues de Comte, selon Tchitchérine, car : « Juger de la métaphysique sans
connaître la philosophie allemande est bien sûr un signe de témérité intel-
lectuelle, mais non de sérieux » (p. 198).
Tchitchérine n’admet pas ici que Comte considère la liberté de
conscience ou de parole comme un principe anarchique 10, ni que l’individu
soit une abstraction, seule l’humanité étant réelle : « Un tel regard négatif
sur la liberté dénote une totale incompréhension de la nature humaine et des
exigences de la vie en société. » (p. 202).
Comte critiquait le principe d’égalité 11, le principe de la souveraineté du
peuple (narodovlastie), il est vrai principes révolutionnaires et anarchiques.
Pour Tchitchérine, conservateur libéral,
Comte a raison de s’élever contre la valeur absolue de ces principes, mais ils
gardent une valeur relative. Les droits de l’homme et du citoyen n’abolissent
pas la hiérarchie sociale. (p. 206)
En condamnant les principes théologico-métaphysiques, Comte fait appel à
la loi de développement de la pensée humaine. Dans ce cas, ce ne sont pas les
faits qui servent de mesure à la loi, mais la loi qui est la mesure des faits. D’où
vient la loi elle-même ? (p. 211)
Du fait que dans le monde physique on observe des lois permanentes, il ne
s’ensuit pas que la même chose doive avoir lieu dans le monde de l’esprit où
agit la liberté de l’homme. (p. 212)

Pour construire sa sociologie, Comte a recours ce qu’il nomme l’« artifice


judicieusement institué par Condorcet », celui d’un « peuple unique, auquel
seraient idéalement rapportées toutes les modifications sociales consécutives
effectivement observées chez des populations distinctes » (Comte, IV, 365).

9. B. ZENKOVSKI, op. cit., p. 152.


10. A. COMTE, IV, 49 : « Historiquement envisagé, le dogme du droit universel absolu et
indéfini d’examen, n’est réellement [...] que la consécration, sous la forme vicieusement abs-
traite commune à toutes les conceptions métaphysiques, de l’état passager de la liberté illimi-
tée, où l’esprit humain a été spontanément placé, par une suite nécessaire de l’irrévocable déca-
dence de la philosophie théologique, et qui doit durer jusqu’à l’avènement social de la
philosophie positive ».
11. A. COMTE, IV, 63 : « Il est évident que les hommes ne sont ni égaux entre eux ni même
équivalents, et ne sauraient, par suite, posséder dans l’association, des droits identiques, sauf
278 Michel Niqueux

« Commencer par une fiction alors que les lois ne sont pas encore décou-
vertes, mais qu’il faut les déduire des phénomènes, est un procédé que l’on ne

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rencontre dans aucune science positive », fait remarquer Tchitchérine (p. 217).
Le principe général de la sociologie de Comte est le suivant : « Le vérita-
ble esprit général de la sociologie dynamique consiste à concevoir chacun de
ces états sociaux consécutifs comme le résultat nécessaire du précédent et le
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moteur indispensable du suivant, selon le lumineux axiome du grand


Leibnitz : Le présent est gros de l’avenir » (IV, 365). Pour Tchitchérine, le
défaut fondamental de ce point de vue est qu’il n’explique pas les faits qu’il
faut expliquer. Il y a là aussi une contradiction interne :
Si l’on s’en tient aux causes motrices, les forces dominantes au début doivent
rester les mêmes, et cela, Comte, le reconnaît (IV, 480 [où il est question de
l’« invariablité nécessaire de l’organisme humain, dont les diverses disposi-
tions caractéristiques, soit physiques, soit morales, soit intellectuelles, doivent
se retrouver essentiellement les mêmes à tous les degrés de l’échelle sociale »]).
Mais alors, il ne peut y avoir de perfectionnement. Au contraire, la notion de
perfectionnement, inséparable de celle de la cause finale, fait que les facultés
initiales faibles reçoivent à la fin un ascendant, ce que Comte reconnaît aussi
littéralement (IV, 631 [en parlant d’« inversion de la nature », IV, 625]). Comte
n’a jamais pu sortir de cette contradiction, qui passe à tavers tout son exposé
et qui par là-même manifeste l’inconséquence de toute sa théorie.
De même est insuffisant l’examen du processus historique du point de vue
purement formel : la notion de développement ne peut se limiter à l’étude des
facultés, elle doit embrasser le contenu lui-même. [...] Le développement his-
torique n’est pas un processus spontané instinctif comme dans le monde orga-
nique. (p. 218)
Dans le monde de l’esprit, le développement se produit au moyen de la liberté,
de l’opposition et de la lutte. (p. 219)

Pour Comte, dans la sociologie, contrairement aux sciences naturelles, il


y a « prépondérance de l’esprit d’ensemble sur l’esprit de détail » (IV, 467) :
« Aucune véritable observation n’est possible qu’autant qu’elle est primiti-
vement dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque » (IV,
418). Dans la sociologie, « l’étude des faits doit être soumise au lien général
préalablement compris, tiré de la biologie » (IV, 466).
**
*
Pour Tchitchérine, « il ne viendrait à l’esprit d’aucun historien que les
événements historiques doivent être étudiés non seulement en liaison avec
ceux qui les ont précédés et suivis, mais encore en les soumettant à un cours

bien entendu, le droit fondamental, nécessairement commun à tous, du libre développement


normal de l’activité personnelle, une fois convenablement dirigée ».
279 Boris Tchitchérine – Auguste Comte

général prédéfini » (p. 224). Plus précisément, Tchitchérine s’attarde sur qua-
tre dimensions constitutives de la société et du savoir sociologique : la famille,

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la religion, la dynamique sociale et l’unité de la science.

La famille
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« La véritable unité sociale consiste certainement dans la seule famille,


au moins réduite au couple élémentaire qui en constitue la base principale »,
écrit Comte (IV, 559).
« Difficile de trouver une thèse qui contredise plus nettement la réalité »,
dit Tchitchérine : quid des célibataires, des veufs ? Cessent-ils d’être des
membres de la société ? » (p. 228). De plus, la famille repose pour Comte sur
la soumission de la femme à l’homme, et des jeunes aux anciens ; l’égalité
des sexes est une chimère, et il y a « une évidente infériorité de la femme,
bien autrement impropre que l’homme à l’indispensable continuité aussi
bien qu’à la haute intensité du travail mental », il y a une « inaptitude radi-
cale du sexe féminin aux fonctions quelconques de gouvernement », à côté,
d’une supériorité par rapport aux hommes « par un plus grand essor spon-
tané de la sympathie et de la sociabilité » (IV, 571-573). Notons que l’on
retrouve le même antiféminisme chez Michelet et Proudhon.
Tchitchérine dénonce les « théories pseudo-biologiques sur l’éternel
infantilisme du sexe féminin » (p. 230) et remplace le principe de subordi-
nation par celui de réciprocité ou de mutualité (vzaimnost’):
Comte construit la famille sur une double soumission : du sexe féminin au
sexe masculin et des jeunes aux vieux. Selon lui, « la biologie positive tend
finalement à représenter le sexe féminin, principalement chez notre espèce,
comme nécessairement constitué, comparativement à l’autre, en une sorte
d’état d’enfance continue, qui l’éloigne davantage, sous les plus importants
rapports, du type idéal de la race » (IV, 570). C’est pourquoi il s’élève vive-
ment contre les doctrines de l’égalité des femmes et considère leur soumis-
sion à l’homme comme une loi naturelle nécessaire. En même temps, toute-
fois, il leur concède une certaine influence morale : « Il est incontestable, dit-il,
que les femmes sont, en général, aussi supérieures aux hommes par un plus
grand essor spontané de la sympathie et de la sociabilité qu’elles leur sont infé-
rieures quant à l’intelligence et à la raison » (IV, 573). C’est pourquoi leur vrai
rôle dans la famille et dans la société consiste à tempérer la raison trop froide
et trop grossière du sexe dominant. Comte a oublié que quelques pages plus
haut, il reconnaissait que le développement supérieur de la raison est en même
temps celui des instincts sociaux ; mais il n’y a pas à chercher de logique dans
ces élucubrations. On ne peut pas ne pas noter que tout en reconnaissant
l’unité de la famille fondée sur un but commun (IV, 561), sur un lien avant
tout moral, appelé à satisfaire principalement les instincts sympathiques de
l’être humain (IV, 590), plus développés chez la femme, Comte n’a cependant
280 Michel Niqueux

rien trouvé d’autre, pour définir les relations familiales, que le pur principe
de subordination. La notion de réciprocité lui était absolument étrangère.
Toutes les législations du monde désignent l’homme comme le chef de

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famille, mais c’est une autorité qui est loin d’être inconditionnelle. Cette
conception de Comte est à l’extrême opposé de la doctrine superficielle de
l’égalité de la femme, qui perd complètement de vue la différence de nature
et de vocation des sexes. Si le sentiment, apparemment, domine chez la
femme, et la volonté chez l’homme, la première est naturellement appelée à
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être le centre de la famille, et le second à œuvrer dans l’État. Mais pour com-
prendre ces principes, il faut autre chose que les théories pseudo-biologiques
sur l’éternel état d’enfance du sexe féminin (p. 229-230).

Et Tchitchérine conclut son analyse :


Telle est la vision de Comte de l’organisation sociale, qui ne présente rien d’au-
tre qu’une complète confusion des notions. [...] On peut métaphoriquement
appeler la société un organisme, mais sans jamais oublier que ce n’est pas un
organisme naturel où toutes les parties sont liées par la loi de la nécessité et
ne servent que d’instrument au tout, mais que c’est un organisme spirituel,
composé de membres libres et indépendants, ayant chacun ses propres buts
et unis par un lien libre. (p. 232-233).

La religion

Selon Tchitchérine, il y a de la part de Comte une incompréhension totale


de la religion : celle-ci ne représente pour lui qu’une « tentative infantile pour
expliquer les phénomènes de la nature par l’action d’êtres supérieurs » (p. 7,
cf. Comte, I, 10)
Tchitchérine donne des exemples qui infirment le schéma des trois
étapes : fétichisme – polythéisme – monothéisme : ainsi, le monothéisme
hébreu est plus ancien que le polythéisme grec (p. 255). Comte tourne la dif-
ficulté en l’appelant un « monothéisme avorté » (V, 181), et ignore la Chine
et le bouddhisme, qui pour Tchitchérine serait proche du positivisme.
Comte ne comprend pas la nature de l’Église, ni celle du féodalisme, qui
n’est pas une organisation militaire, mais une conception de l’homme libre
qui se soumet de son plein gré, ni celle de la Renaissance, rétrograde pour
Comte (V, 539).
Tchitchérine expose sa profession de foi en un Absolu qui, à la différence
de ce que soutient Hegel, n’est pas en devenir : la plénitude de l’être de
l’Absolu est la phase initiale, et il reconnaît la transcendance de l’Absolu :
Au moyen d’une induction scientifique [la matière et l’énergie comme prin-
cipes absolus, l’existence de lois absolues de l’univers], nous arrivons à la
notion de Force absolue, source originelle de tout ce qui est, de Raison
suprême donnant sa loi à l’univers, d’esprit immanent au monde, source de
281 Boris Tchitchérine – Auguste Comte

vie, et enfin de Matière éternelle, dès l’origine divisée en éléments uniques et


servant de vecteur à tous les phénomènes du monde physique (p. 263-264).

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Le christianisme, pour Tchitchérine, est la religion du Verbe, i.e. de la
Raison suprême (p. 280).

La dynamique sociale
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Sur ce point, Tchitchérine relève plusieurs contradictions : le progrès


dépendrait à la fois de la cause motrice et de la cause finale, et (contradic-
tion méthodologique) il serait nécessaire d’étudier les aspects de l’existence
sociale séparément, alors que c’était l’inverse pour la statique sociale (p. 238).
La philosophie positive construit tout son édifice sur la supposition que la
nature est dirigée par des lois éternelles et immuables, c’est-à-dire absolues.
Après cela, affirmer que nous ne pouvons connaître que le relatif est jouer sur
les mots ou se moquer du lecteur (p. 242).

La société du futur de Comte est une société laïque hiérarchique, avec en


bas les paysans et au sommet les banquiers, qui ont le pouvoir politique (VI,
586), le pouvoir moral et consultatif étant assuré par les artistes en bas, les
savants au sommet.
Alors que Comte reconnaît que « les instincts les plus spécialement
égoïstes ont, dans l’ensemble de notre organisme moral, une irrécusable pré-
pondérance sur les plus nobles penchants, directement relatifs à la sociabi-
lité » (IV, 550), selon Tchitchérine, il n’y a pas de place pour l’éthique dans
sa philosophie (p. 293). Or, « il est nécessaire qu’en plus de cette nature ani-
male, l’homme en ait une autre, métaphysique » (p. 297). Bref, la philosophie
de Comte « conduit au matérialisme, i.e. à la démocratie qui suppose que le
pouvoir est entre les mains de la majorité, i.e. de la partie la moins dévelop-
pée et instruite de la population. » (p. 298). Mais il est toutefois d’accord avec
Comte pour penser que la minorité intellectuelle doit avoir la prépondérance.
Tchitchérine rejette aussi la social-démocratie, qui est négation de la
liberté, les nationalisations, le despotisme oriental. L’idéal est une monar-
chie constitutionnelle, « union de tous les éléments sociaux en un système
harmonieux », permettant le capitalisme (l’accumulation) matériel et intel-
lectuel (p. 299). Dans le futur, il y aura une théocratie, fondée sur la révéla-
tion du processus interne de l’Esprit dans l’histoire de l’humanité.

L’unité de la science
Dans cette dernière partie, Tchitchérine revient sur les principaux
défauts qu’il a relevés dans la philosophie de Comte :
282 Michel Niqueux

– un mélange de méthodes scientifiques et non-scientifiques


– un mélange de différentes méthodes scientifiques entre elles.

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Sur la base de la philosophie positive, il estime qu’il est impossible d’asseoir
l’unité de la science.
* *
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Cette philosophie n’est qu’une étape intermédiaire, il faut encore aller


du particulier au général, des phénomènes aux substances. Et Tchitchérine
de conclure:

La domination du réalisme a donné à la pensée humaine un énorme matériel


factuel, mais qui reste non digéré. D’où une confusion des notions, la néga-
tion des sphères supérieures de l’esprit humain, l’incapacité d’envisager les
questions les plus essentielles, enfin l’abaissement du niveau intellectuel géné-
ral. [...] Le caractère spécifique des phénomènes spirituels est regardé comme
un préjugé ; à la place, on y introduit de force des notions empruntées à la phy-
sique (p. 331).
De même, dans la sphère économique, le principe de la liberté est rejeté. À la
place, on propose des principes moraux mal compris et une conception mons-
trueuse de la société comme organisme physique. L’État, dont l’être et la signi-
fication ont perdu toute base scientifique, est élevé au rang d’un Moloch uni-
versel et dévorant, appelé à rendre heureux le genre humain en le mettant aux
fers et en le privant de la possibilité de tout mouvement libre. Les chimères
hasardeuses sur la nationalisation de la terre et les sophismes absurdes de Karl
Marx sont donnés pour des vérités scientifiques. Enfin, de l’histoire ont dis-
paru les notions générales : l’étude des détails a pris la place des grandes vues
historiques [...]
Est-il étonnant que devant un tel état de la science se répandent les concep-
tions pessimistes et que des philosophes de troisième ordre comme
Schopenhauer soient élevés au rang de penseurs éminents ?
Se libérer de cette atmosphère fétide et étouffante de matériaux non digérés,
de pensées avortées et de notions confondues, s’élever dans les régions claires
de l’entendement – tel est le besoin essentiel de la pensée contemporaine. Ce
besoin ne peut être satisfait qu’au moyen de la combinaison de l’expérience
avec la spéculation, ce qui n’est possible que par une étude fondamentale de
la métaphysique et son introduction dans le domaine de la connaissance posi-
tive. Ainsi s’établira l’unité souhaitée de la science (p. 332-333).

Il resterait à faire la critique de la critique de Tchitchérine. On remar-


quera simplement que si la théorie de la connaissance de Tchitchérine, son
anthropologie et sa métaphysique, qui s’opposent au positivisme, peuvent
faire l’objet d’une critique philosophique, les nombreuses critiques de
méthode que Tchitchérine adresse à Comte au nom de la logique sont plus
difficiles à réfuter.

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