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L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ UNE POÉTIQUE ?

(1799-1910)
Author(s): Jérémy Naïm
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , 119e Année, No. 2 (AVRIL-JUIN 2019),
pp. 369-384
Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/10.2307/26640462

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­­L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ
UNE POÉTIQUE ? (1799-1910)

Jérémy Naïm1

INTRODUCTION : HISTOIRE ET POÉTIQUE

­­
L’histoire littéraire, on l’a
­­ souvent répété, a été le point aveugle des for-
malismes. Si dans ses ambitions ­­d’origine, le programme de Lanson avait pu
séduire un Barthes ou un Genette2, la figure moderne des années structura-
listes ­­n’était pas celle de ­­l’historien. En 1972, pour saluer la publication de
Figures III, Barthes se réjouissait du « retour » de son autre absolu que serait le
« poéticien », celui qui, à la question de ­­l’origine des œuvres littéraires (Barthes
écrivait « ­­D’où est-ce que ça vient ? »), substituait celle de leur ­composition :
« Comment est-ce que ­­c’est fait3 ? ».
Cette idée ­­d’un « retour » fait écho au mouvement de « balancier4 » décrit
plus tard par Antoine Compagnon au début de son ouvrage sur Lanson (1983),
mouvement qui depuis trois siècles ferait alterner Histoire et Poétique dans
les faveurs des lettrés. Il est vrai ­­qu’avant de devenir l’épouvantail
­­ des struc-
turalistes, ­­l’histoire littéraire ­­s’était définie au début du xixe siècle ­contre la
poétique des genres, ses raffinements catégoriels et, ­comme le signale Luc

1.  Université Sorbonne-nouvelle / CRP 19.


2.  Voir notamment Roland Barthes, « Histoire et littérature : à propos de Racine », Annales,
1960, 15e année, no 3, p. 524-537. Barthes y dessine les frontières entre histoire et critique, tout
en définissant, à partir des travaux de Lucien Febvre, ce que serait la valeur ­­d’une histoire litté-
raire. Quant à Gérard Genette, il a écrit, avant Figures III, un article où il explore la question de
­­l’enseignement de la rhétorique dans l­­ ’histoire (« Enseignement et rhétorique au xxe siècle », Annales,
1966, 21e année, no 2, p. 292-305).
3.  Roland Barthes, « Le retour du poéticien » [La Quinzaine littéraire, 1972], Essais critiques
IV. Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, « Points Essais », 1984, p. 215.
4.  Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres. De Flaubert à Proust, Paris,
Seuil, 1983, p. 5.
RHLF, 2019, no 2, p. 369-383

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Fraisse, son intense « activité classificatoire5 ». À ­­l’inverse, pour Barthes,


le mérite du poéticien serait de nommer des catégories, de « classe[r] », de
« divise[r] et subdivise[r] des formes », de « créer dans le profil de ­­l’œuvre […]
un second tableau6 ». Être pour ou ­contre le classement, la catégorisation, les
tableaux, tel serait le seuil de la modernité critique.
Cependant, cette lecture schématique ne ­­s’applique pas sans mal à ­­l’histoire
littéraire telle ­­qu’on la pratique à ses débuts, au xixe siècle. Aux alentours de
1800, des auteurs aussi différents que Mme de Staël, Chateaubriand, Bonald
ou Ginguené mettent en place les fondements idéologiques et pratiques ­­d’une
discipline qui ­­s’impose petit à petit à tous les échelons de l’enseignement
­­ de
la littérature. Or le langage de cette histoire a pu être celui que ­­l’on prête à la
poétique. Par exemple, il est troublant de c­ onstater que le mot « tableau » désigne
pendant longtemps la forme même que prend ­­l’histoire littéraire7. Troublante
encore est ­­l’accusation dont se défend Mme de Staël dans la seconde édition de
De la littérature (1800) – ­­l’un des ouvrages fondateurs de la discipline – ­­d’avoir
voulu faire la promotion ­­d’une « nouvelle poétique8 ». On pourrait certes arguer
que le sens du mot « poétique » ­­n’est pas le même en 1800 ­­qu’­­aujourd’hui ou
que le début du siècle reste une période de transition9. Mais c­ omment expliquer
que, quelque cent vingt ans plus tard, Fernand Baldensperger fustige encore les
« inventaires ­compartimentés de la littérature universelle », la « [j]uxtaposition
de séries parallèles10 », utilisant ­contre la littérature ­comparée (qui avait été, au
xixe siècle, la ­connaissance historique des littératures étrangères) des termes
que ­­l’on croyait spécifiques à ­­l’activité classificatoire de la poétique ? Que
penser enfin de cette question – « Comment ­­l’œuvre ­­s’est-elle faite11 ? » – que
Lanson réserve à l’histoire
­­ littéraire et qui mélange, dans ses mots mêmes,
celle de la c­ omposition attribuée par Barthes au poéticien et celle de l’origine
­­
­­qu’aurait en charge ­­l’historien  ?
De ces premières remarques, une autre question vient à ­­l’esprit : et si
­­l’histoire littéraire au xixe siècle était à la fois une histoire et une poétique ? Et

5.  Luc Fraisse, Les Fondements de ­­l’histoire littéraire. De Saint-René Taillandier à Lanson,
Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2002, p. 83.
6.  Roland Barthes, « Le retour du poéticien », art. cit., p. 216.
7. Voir infra section III et Fraisse, op. cit., p. 92-99.
8.  Madame de Staël, De la littérature ­considérée dans ses rapports avec les institutions sociales
[1800], Paris, Flammarion, « GF », 1991, p. 54 (­­l’édition GF sera l­­ ’édition de référence pour la suite).
­­L’accusation vient de Fontanes et ­­s’inscrit dans une querelle idéologique.
9.  De transition épistémologique, c­ omme le remarque Foucault, qui voit le passage entre
­­l’épistémologie classique de ­­l’Ordre et ­­l’épistémologie moderne de la Succession et de ­­l’Analogie
avoir lieu dans les années 1775-1825 (Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines
[1966], Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 231). Il en fait le ­constat non à partir de ­­l’histoire littéraire,
mais des trois sciences dont il suit ­­l’évolution sur cinq siècles, ­­l’économie, la grammaire et la biologie.
10.  Fernand Baldensperger, « Littérature c­ omparée : le mot et la chose », Revue de littérature
­comparée, 1re année, no 1, 1921, p. 12-13.
11.  Gustave Lanson, « La méthode de l­­ ’histoire littéraire » [1910], Essais de méthode, de critique
et ­­d’histoire littéraire, Paris, Hachette, 1965, p. 45.

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si le savoir historique amassé dans les travaux de patience des bibliothèques


avait pour but en même temps de classer, de diviser, de mettre en tableaux et de
nommer des catégories visant à rendre ­compte de la c­ omposition des œuvres
littéraires ? ­­D’après Lanson, la force de ­­l’historien serait dans sa capacité à
démêler ­­l’identité propre ­­d’un auteur. ­­L’écrivain, prétend-il, « est aux trois
quarts de ce qui ­­n’est pas lui. Pour le trouver, lui, en lui-même, il faut séparer
de lui toute cette masse d’éléments
­­ étrangers12 ». Ces opérations entretiennent
­­l’espoir, dont se méfie Lanson par ailleurs, de pouvoir « recomposer [les œuvres]
par synthèse c­ himique13 ». Cette dernière idée témoigne que l’histoire
­­ littéraire
­­n’abandonnerait pas ­­l’ambition de parler de la c­ omposition des œuvres ; mais
ce serait avec d’autres
­­ moyens que ceux de la poétique structurale, et notam-
ment par le recours d’un­­ outillage moins linguistique. Rapprocher ­­l’histoire
littéraire de la poétique revient donc à se demander ce que ­­l’historien peut dire
du « dedans » de l’œuvre
­­ littéraire. De Pierre-Louis Ginguené qui formule en
1799 le premier programme d’histoire ­­ littéraire14 à Gustave Lanson qui en
1910 en synthétise la « méthode  », quelle réponse ­­l’historien de la littérature
15

apporte-t-il à la question de Barthes, « Comment est-ce que ­­c’est fait ? » ?

DES RAPPORTS ET DES INFLUENCES

Pour le savoir, il faut ­­d’abord revenir aux ambitions ­­d’origine de ­­l’histoire


littéraire, quand elle apparaît à la toute fin du xviiie siècle.
Après Thermidor, une question agite écrivains et publicistes : les phi-
losophes des Lumières sont-ils la cause de la Révolution ? De 1796 à 1801,
Chateaubriand, Barruel, Rivarol, Morellet, Mounier ou encore Mallet du
Pan ­­s’investissent dans le débat, se répondent, ­­s’invectivent dans des textes
de circonstance virulents16. Si tout le monde admet que la littérature a eu sa
part dans ­­l’avènement de la Révolution, ­­l’enjeu est de savoir ­­jusqu’à quel
point les écrivains sont responsables des crimes de la Terreur. Rapidement, la

12.  Lanson, art. cit., p. 35-36.


13.  Ibid., p. 45.
14.  Dans un article de la Décade. Voir infra note 22.
15.  Dans une ­conférence intitulée « La méthode de ­­l’histoire littéraire ». Voir infra note 10.
16.  En 1796, Morellet publie une Apologie de la philosophie. Un an plus tard, Rivarol écrit
un pamphlet, De la philosophie moderne, auquel Rœderer répond en 1799 dans De la philosophie
moderne, et de la part ­­qu’elle a eue à la révolution française. ­­L’abbé Barruel publie en 1797 le
bréviaire de la c­ ontre-révolution, Mémoires pour servir à l’histoire
­­ du jacobinisme, dans lequel il
accuse les philosophes et les francs-maçons d’un­­ c­ omplot vieux de soixante-dix ans pour détruire la
religion et la monarchie. Mounier y répond en 1801 dans De ­­l’influence attribuée aux philosophes,
aux francs-maçons et aux illuminés sur la révolution de France. Mallet du Pan publie un article
dans le Mercure britannique (10 mars 1799), « Du degré ­­d’influence ­­qu’a eu la philosophie française
sur la Révolution ». Quant à Chateaubriand, il ­consacre le chapitre 28 de la seconde partie de ­­l’Essai
sur les révolutions (1797) à la question « De ­­l’influence des philosophes grecs de ­­l’âge ­­d’Alexandre
sur leur siècle, et de ­­l’influence des philosophes modernes sur le nôtre ».

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question est abstraite de son ­contexte pour devenir un problème de méthode.


« Les révolutions des lumières dans le système social moderne », explique
ainsi Ginguené au début de ­­l’Histoire littéraire ­­d’Italie (1813), « tiennent de
trop près aux événements politiques pour ­­qu’il soit possible de les séparer. »
Il en ­conclut qu’« une
­­ histoire littéraire où les faits relatifs aux Lettres ne se
­combineraient pas avec ces événements, serait aussi peu digne ­­d’être offerte
à un public éclairé que le serait une histoire politique où ­­l’on ne dirait rien des
progrès des sciences, des Lettres et des arts17 ». Quelques années auparavant,
dès la première phrase de De littérature (1800), Mme de Staël avait synthé-
tisé la méthode de cette histoire littéraire en un programme simple : « Je me
suis proposé, écrit-elle, ­­d’examiner quelle est ­­l’influence de la religion, des
mœurs et des lois sur la littérature et quelle est ­­l’influence de la littérature sur
la religion, les mœurs et les lois18. »
­­L’histoire littéraire s’ouvrait
­­ ainsi sur la recherche des rapports entre lit-
térature et société. Le caractère ­conjoncturel du débat révolutionnaire ne doit
pas faire perdre de vue la ­continuité de la question avec le relativisme des
Lumières, et plus particulièrement avec la pensée de Montesquieu19. Dans De
­­l’esprit des lois (1748), ce dernier avait établi, rappelle Paul Hazard, que la « loi
[­­d’un pays] est relative au peuple pour lequel elle a été faite, à un gouvernement,
au physique ­­d’un pays, au climat, à la qualité du terrain, au genre de vie, à la
religion des habitants, à leurs richesses, à leur nombre, à leur ­commerce, à
leurs mœurs, à leurs manières20 ». ­­L’idée justifiait une réévaluation de toutes
les lois morales, dont ­­l’universalité était désormais mise à mal par la prise en
­compte du ­contexte de leur formation. Mais Montesquieu ­­n’abordait pas la
littérature dans De l’esprit
­­ des lois, et il avait fallu attendre la Révolution pour
­­qu’un premier accroc soit fait à l’universalité
­­ des « lois » littéraires.
Quelles étaient donc ces « lois » gouvernant les Belles-Lettres ? – Les
règles du goût : celles issues de la poétique des genres, qui classe et hiérar-
chise les œuvres, définit les styles adaptés aux sujets et prescrit des règles de
­composition. Dès ­­l’Esquisse ­­d’un tableau historique des progrès de ­­l’esprit
humain (1795), Condorcet explique que tout « universelles » ­­qu’elles soient, ces
« règles » peuvent « être modifiées par les mœurs, par les opinions des peuples
qui doivent jouir des productions de ces arts, et par la nature même des usages
auxquels leurs différents genres sont destinés ». Les règles, ­continue-t-il, « ont
la même généralité, la même ­constance, mais sont susceptibles du même genre

17.  Pierre-Louis Ginguené, Histoire littéraire ­­d’Italie, t. 1, Paris, Michaud, 1813, p. 11.
18. Staël, op. cit., p. 65.
19.  Jean Goldzink rappelle ainsi ­­qu’« “étudier des rapports”, ­­c’est nécessairement, en 1800,
se positionner par rapport à Montesquieu » (voir sa notice à De la littérature dans Mme de Staël,
Œuvres ­complètes, série I. Œuvres critiques, tome II. De la littérature et autres essais littéraires,
Paris, Honoré Champion, « ­­L’âge des lumières », 2013, p. 70).
20.  Paul Hazard, La Pensée européenne au xviiie siècle [1946], Paris, Hachette, « Pluriel
Philosophie », 2006, p. 157.

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de modifications que les autres lois de ­­l’univers moral et physique, quand il faut
les appliquer à la pratique immédiate ­­d’un art usuel ». La tragédie, par exemple,
« récitée tous les jours devant un petit nombre de spectateurs dans une salle peu
étendue, ne peut avoir les mêmes règles pratiques que la tragédie chantée sur
un théâtre immense dans des fêtes solennelles où tout un peuple était invité21 ».
La réflexion appelait à une remise en cause en profondeur de la poétique
aristotélicienne. Le discours sur la littérature ne devait plus discuter des règles,
mais des transformations qu’y ­­ apporte l’usage.
­­ Ainsi, dans De la littérature,
Mme de Staël ne c­ onsacrait-elle plus qu’une ­­ seule phrase à la poétique, et pour
dire ­­qu’« ­­[­i­]­l existe, dans la langue française, sur ­­l’art d­­ ’écrire et sur les principes
du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer22 ». Et elle renvoyait Voltaire,
Marmontel et La Harpe en note de bas de page. Un an auparavant, en 1799,
Ginguené avait montré beaucoup de sévérité à l’égard ­­ de La Harpe, parce qu’il
­­
avait c­ ommencé son Cours de littérature par un examen de la Poétique ­­d’Aristote  :
ce ­­n’était pas, philosophiquement parlant, par cette explication ou cette analyse, ­­qu’un
Cours de Littérature devait ­commencer. Un tableau général des premiers efforts de
­­l’esprit humain, de ses premières productions, et ensuite de ses chefs-­­d’œuvres [sic],
de ­­l’état où étaient et la civilisation et les diverses ­connaissances, les Arts, les préjugés,
les opinions, ­­lorsqu’ils parurent ; de ­­l’influence ­­qu’ils en reçurent, et de celle ­­qu’ils
exercèrent à leur tour, devait ­conduire le lecteur ­­jusqu’au temps où parut le précepteur
­­d’Alexandre ; on eût alors mieux entendu et mieux apprécié sa doctrine23.

La critique portait doublement. Ginguené ­­s’attaquait à un homme qui avait


renié Voltaire et pris ses distances avec la Révolution. Et il déplorait une
méthode dépassée, où la poétique des genres était le seul horizon du discours
littéraire. Plutôt que ­­d’étudier Aristote, il fallait désormais, selon une formule
de Mme de Staël, approfondir « les causes morales […] qui modifient ­­l’esprit
de la littérature24 ».
Bien que Mme de Staël et Ginguené aient été tous deux républicains, ­­l’histoire
littéraire ­­n’était pas ­­l’exclusivité ­­d’un camp. On a depuis longtemps signalé, au
­contraire, le rôle de la pensée ­contre-révolutionnaire dans la réflexion historique
sur la littérature. Le Génie du christianisme (1802) de Chateaubriand était déjà,
en partie, ­­l’histoire de la modification de la littérature par « ­­l’esprit » du christia-
nisme. Et parmi les penseurs c­ onservateurs, Bonald était, dès 1802, ­­l’auteur de la
formule qui justifie toutes les analyses historiques de la littérature au xixe siècle :
« La littérature est l’expression
­­ de la société25 ». Entre Staël et Bonald, existent

21.  Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un ­­ tableau historique des progrès de l’esprit
­­ humain
[1795], Paris, Flammarion, « GF », 1988, p. 257 (ce sera mon édition de référence pour les citations
de Condorcet).
22. Staël, op. cit., p. 65.
23. Ginguené, La Décade, an 7 – 10 fructidor an VII (27 août 1799), p. 418-419.
24. Staël, op. cit., p. 65. Dans le mot « esprit », il faut bien sûr entendre la référence à Montesquieu.
25.  Pour plus de détails sur ­­l’histoire de cette formule et le sens ­­qu’il faut lui donner, voir
­­l’introduction de Gérard Gengembre à Louis de Bonald, Œuvres choisies, t. 1 – Écrits sur la littéra-
ture, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2010.

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des clivages sans doute impossibles à résoudre, mais la doxa du siècle les a réunis
tous deux dans cette pensée c­ ommune selon laquelle la littérature subirait les
« influences » de la société. À partir de 1800, le discours littéraire part donc à
­­l’assaut de ces « influences » en tout genre : influences du climat, des mœurs,
des institutions politiques, des invasions étrangères, et de toute détermination
expliquant, par la cause, la formation ­­d’une littérature. ­­C’était, pour emprunter
le langage de Foucault, la disparition de l’épistémologie
­­ classique.

TABLEAUX DE LITTÉRATURE

Un mot cependant demeurait, qui avait partie liée avec la représentation


classique et qui serait utilisé longtemps pour dire ce que fait l’histoire
­­ littéraire,
le mot « tableau ». Dans sa critique de La Harpe, Ginguené déplore ­­l’absence
­­d’« un tableau général des premiers efforts de ­­l’esprit humain », formule qui
fait écho à Condorcet et à son ouvrage posthume. Le mot « tableau » se retrouve
encore en 1804, lorsque ­­l’Institut met au ­concours un « tableau littéraire de
la France dans le dix-huitième siècle26 ». Si le c­ oncours a attendu plusieurs
années pour trouver un lauréat, il ­contribue à la mise sur le marché ­­d’un certain
nombre de Tableaux de la littérature au xviiie siècle, et notamment celui de
Barante, qui, en 1856, en était à sa huitième édition27. Dans les années 1830,
Villemain utilise encore le mot pour les volumes tirés des cours de littérature
­­qu’il donne à la Sorbonne, sous-titrés « Tableau de la littérature du Moyen-
Âge » ou « Tableau de la littérature au xviiie siècle ».
Bien sûr, ­comme le rappellent les derniers éditeurs du Tableau de Condorcet28,
le mot a ­­d’abord une origine picturale. Les dictionnaires de 1762 et de 1798 de
­­l’Académie font dériver tous ses sens figurés de son usage premier en peinture.
Un tableau est ainsi une représentation accessible au « regard », ainsi que le
suggère Condorcet lui-même quand il évoque « ces tables, ces tableaux de toute
espèce, dont les uns offrent aux yeux des résultats que ­­l’esprit ­­n’aurait saisis
­­qu’avec un travail pénible29 ». Luc Fraisse signale chez Saint-René Taillandier
cette description d’un
­­ groupe de lettrés au xviiie siècle. « ­­C’est ce groupe »,
écrit le critique dans ses notes de cours, « que je veux étudier rapidement, que
je veux rassembler et peindre sur ma toile à la place seconde qui lui appar-
tient. Remarquez bien, je vous prie, ­­l’ensemble du tableau : »

26.  Sur ce c­ oncours, voir Roland Mortier, Le « Tableau littéraire de la France au xviiiesiècle »,
Bruxelles, Palais des Académies, 1972. Mais aussi Roger Fayolle, « Le xviiie siècle par le xixe. À
propos ­­d’un ­concours académique sous le premier Empire », Approches des Lumières : mélanges
offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, p. 181-196.
27.  Prosper de Barante, De la littérature française pendant le xviiie siècle, Paris, Nicolle, 1809.
28.  Nicolas de Condorcet, Tableau historique des progrès de ­­l’esprit humain. Projets, Esquisse,
Fragments et Notes (1772-1794), édité sous la direction de Jean-Pierre Schandeler et Pierre Crépel,
Paris, INED, 2004, p. 21.
29. Condorcet, op. cit., p. 189.

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sur le premier plan ces deux grandes figures, Montesquieu et Voltaire, figures si diffé-
rentes mais qui représentent ­­l’une et ­­l’autre le mouvement, l’innovation,
­­ le besoin des
réformes, – à leur droite, dans une clarté sereine, mais affaiblie, ces hommes graves
et doux, orateurs sacrés, magistrats, poètes jansénistes, qui ­continuent la tradition du
xviie siècle, et sur lesquels tombent çà et là quelques rayons du nouveau siècle. Puis
autour de Voltaire et de Montesquieu, à droite, à gauche, sans nul ordre, les représen-
tants de la littérature courante, les amuseurs, les écrivains de la foule, poètes ­comiques
ou romanciers, hommes sans hautes prétentions mais curieux à c­ onsulter c­ omme des
témoins spirituels et désintéressés30.

La dimension picturale est évidente dans ces lignes organisées ­comme une
ekphrasis, où la description suit ­­l’organisation des plans de la toile imaginée31.
Le « tableau » apparaît alors c­ omme un principe rhétorique de ­composition.
Mais la rhétorique ­­n’épuise pas entièrement le sens du mot « tableau »,
que ­­l’on peut mettre en rapport avec le mouvement encyclopédique. Diderot
et ­­d’Alembert formaient avec ­­l’Encyclopédie le projet de rassembler une
somme de savoirs qu’aucun
­­ esprit humain ­­n’aurait pu synthétiser à lui seul.
Selon une image parlante de Michel Porret, il s’agissait
­­ de « miniaturiser les
­connaissances32 ». Et le critique de citer à ­­l’appui le « Discours préliminaire »
du premier tome (1751) : « ­­l’ordre encyclopédique des c­ onnaissances », écrivent
Diderot et ­­d’Alembert, « ­consiste à les rassembler dans le plus petit espace
possible et à placer, pour ainsi dire, le Philosophe au-dessus de ce vaste laby-
rinthe dans un point de vue fort élevé ­­d’où il puisse apercevoir à la fois les
Sciences et les Arts principaux ». ­­L’objectif est ­­d’arriver à
une espèce de Mappemonde qui doit montrer les principaux pays, leur position et leur
dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite qu’il ­­ y a de l’un
­­ à l’autre ;
­­ chemin
souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent être c­ onnus dans chaque pays que
des habitants ou des voyageurs et qui ne sauraient être montrés que dans des cartes
particulières fort détaillées. Ces cartes particulières seront les différents articles de
­­l’Encyclopédie, et ­­l’arbre ou système figuré en sera la Mappemonde33.

­­
L’image de la « Mappemonde » réunit les deux enjeux de ­­l’Encyclopédie :
dessiner les ­contours des savoirs, les ordonner, les classer, les situer les uns
par rapport aux autres ; puis les rendre accessibles au lecteur, qui doit pouvoir
en embrasser toutes les liaisons. Quelques années plus tard, Charles-Joseph

30.  Cours du vendredi 28 février 1862, cité par Fraisse, op. cit., p. 95.
31.  Signalons à cet égard le lien établi par Paule Petitier entre l’écriture
­­ historique au xixe siècle
et l­­ ’hypotypose (voir « Entre c­ oncept et hypotypose : l­­ ’histoire au xixe siècle », Romantisme, 2009/2,
no 144, p. 69-80). L’hypothèse
­­ est aussi proposée par Luc Fraisse, à propos de l’histoire
­­ littéraire cette
fois-ci (op. cit., p. 99). On pourra noter ­­qu’en introduction de la monumentale Histoire littéraire de
la France (1733), dom Rivet annonçait déjà « un tableau vivant et animé » (Histoire littéraire de la
France, t. 1, Paris, Osmont, Huart, Clousier, Hourdel, David, Chaubert & Gissey, p. xix).
32.  Michel Porret, « Savoir encyclopédique, encyclopédie des savoirs », ­­L’Encyclopédie métho-
dique (1782-1832). Des Lumières au positivisme (dir. Claude Blanckaert et Michel Porret), Genève,
Droz, 2006, p. 18.
33.  Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société
de gens de lettres, t. 1, Paris, Paris, Briasson, David l’aîné,
­­ Le Breton, Durand, 1751, p. xv (cité par
M. Porret, op. cit., p. 18-19).

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376 REVUE D
­ ’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Panckouke, ordonnateur de l­­ ’Encyclopédie méthodique34, poursuit une ambition


semblable, mais en employant cette fois-ci le mot « tableau ». Son ouvrage,
écrit-il, doit permettre au lecteur de voir « pour ainsi dire, d’un
­­ seul coup le
tableau de chaque Science et la liaison de tous les mots qui y ont rapport, ou
plutôt de toutes les idées qui en sont les éléments35 ».
Dans cet emploi spécifique, le mot « tableau » renvoie ainsi à une forme
encyclopédique du savoir, devenu accessible grâce au travail de synthèse
effectué par le ­compilateur. Il est notable ­­qu’en dépit de la spécialisation des
disciplines sous le Consulat, le rêve encyclopédique ­­n’avait pas disparu chez
les savants. En 1830, dans un discours prononcé à Marseille sur ­­l’histoire de la
poésie, Jean-Jacques Ampère rappelait ainsi la vaste ambition de son époque :
­­
L’âge où nous vivons, Messieurs, travaille à une grande œuvre ; il a entrepris de
­comprendre, de refaire les siècles ; chacun a sa tâche à remplir, petite ou grande, dans
cette entreprise immense qui doit ­­s’accomplir par une foule de travaux partiels. Les uns
cherchent dans les crises de la vie des peuples, dans les ­conquêtes, dans les révolutions,
les lois qui gouvernent les destinées de la civilisation. ­­D’autres ­­s’attachent à en suivre
les développements, dans les religions, dans la philosophie, dans les sciences, dans la
législation, dans les arts, dans la littérature. […] De tous ces effort divers et ­combinés
doit sortir, Messieurs, ­­l’histoire ­complète de ­­l’humanité. Ce majestueux drame de
quarante siècles, il sera peut-être donné à ­­l’homme du dix-neuvième de le c­ ontempler36.

Comme au temps de ­­l’Encyclopédie, il ­­s’agissait ­­d’édifier en ­commun un savoir


synthétique et totalisant. Bien des choses, il est vrai, avaient changé depuis le
temps des Diderot et des d’Alembert.
­­ Ce savoir, désormais, était « historique »
et devait s’écrire
­­ par petits bouts, en accumulant, chacun dans sa spécialité,
« une foule de travaux partiels ». Mais, à la fin, il serait permis à « ­­l’homme
du dix-neuvième » de « ­contempler » le « drame de quarante siècles », ­comme
le Philosophe du « Discours préliminaire » observait l’ordonnancement
­­ du
savoir au-dessus du labyrinthe. Une quarantaine ­­d’années plus tard, en 1868,
Sainte-Beuve emploie à propos ­­d’Ampère une image proche de celle-ci. Il
évoque un texte de jeunesse sur la Renaissance, où Ampère, écrit-il, « nous
présente ­comme une carte en relief de toutes les littératures européennes37 ».
On c­ omprend alors que, de la Mappemonde à la carte, et de la carte au drame,
se retrouve une même ambition : collecter, ordonner et rassembler un savoir
­complexe. Le « tableau » de Saint-René Taillandier était aussi cette synthèse du
savoir littéraire, synthèse ordonnée visuellement dans ­­l’espace avec les figures

34.  La publication ­commence en 1782 et ­­s’achève, cinquante ans plus tard, en 1832. Voir, parmi
les travaux récents, outre ­­l’ouvrage dirigé par C. Blanckaert et M. Porret (note 29), celui de Martine
Groult, Savoir et matières : pensée scientifique et théorie de la ­connaissance de ­­L’Encyclopédie à
­­l’Encyclopédie méthodique, Paris, CNRS éditions, 2011.
35.  Cité par M. Porret, op. cit., p. 37.
36.  Jean-Jacques Ampère, De l­­ ’histoire de la poésie. Discours prononcé à l­­ ’Athénée de Marseille
pour ­­l’ouverture du cours de littérature, le 12 mars 1830, Marseille, Feissat aîné et Demonchy,
1830, p. 14.
37.  Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Jean-Jacques Ampère », Revue des Deux Mondes, 2e
période, tome 77, 1868, p. 34.

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­­L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ UNE POÉTIQUE ? (1799-1910) 377

de Voltaire et de Montesquieu au premier plan, à leur droite, les magistrats, les


poètes, les orateurs, ­­d’une couleur plus terne et moins visibles, en arrière-plan,
le petit peuple des amuseurs et des écrivains. La position de chaque groupe
dans ­­l’espace, les différences de plan, le jeu sur la couleur, tout cela met en
relief, ­comme dans la métaphore de Sainte-Beuve, les routes et les chemins de
la carte du xviiie siècle. Dans sa capacité à synthétiser une époque, le « tableau »
de littérature retrouve alors quelque chose du travail encyclopédique.
­­D’un siècle à ­­l’autre, cependant, un autre élément avait changé. Quand le
classement des œuvres au xviiie siècle se calquait sur la poétique des genres,
la nomenclature au xixe obéissait au principe des « influences ». En 1847,
Philarète Chasles publiait ainsi un essai sur les « influences intellectuelles », où
il voulait faire l’histoire
­­ des écrivains « ­comme propagateurs de la civilisation
universelle38 »  :
Il serait curieux de c­ onnaître la part qui leur fut assignée, ce qu’ils ­­ tenaient de leurs
prédécesseurs, ce q­­ u’ils ont livré à leurs héritiers ; de calculer l­­ ’action de la pensée sur la
pensée, la manière dont les peuples se sont modifiés mutuellement, ce que chacun ­­d’eux
a donné ou reçu, ­­l’altération des nationalités par ­­l’effet de cet échange ; – ­comment le
génie septentrional, longtemps isolé, ­­s’est laissé enfin pénétrer par le génie du Midi ;
quelle a été la puissance magnétique de la France sur l’Angleterre,
­­ et de l’Angleterre
­­
sur la France ; c­ omment chaque membre du corps européen a subi ­­l’action des autres
et les a dominés à son tour ; ­­l’influence spéciale de ­­l’Allemagne théologique, de ­­l’Italie
artiste, de la France active, de l’Espagne
­­ catholique, de l’Angleterre
­­ protestante ;
­comment ­­l’ardeur du Midi a réchauffé ­­l’analyse profonde de Shakespeare, et ­comment
le génie romain et celui de ­­l’Italie ont embelli et orné le calvinisme de Milton ; – enfin,
attractions, sympathies, répulsions, c­ onstante relation de toutes ces pensées vivantes ;
influences acceptées ­comme des plaisirs, et renvoyées ­comme pouvoirs. ­­C’est ­­l’histoire
intime du genre humain ; c’est
­­ le drame de la littérature39.

­­ ’ambition totalisante de ­­l’histoire littéraire se retrouve dans les énumérations


L
et l’écriture
­­ paratactique. Comme Ampère, Chasles veut rendre c­ ompte du
« drame de la littérature » et reconstituer, à un haut niveau de généralité,
les relations de transformation entre les ­cultures nationales. Le principe
ordonnateur ? ­­L’« influence » ; mot qui depuis le milieu du xviiie siècle sert
à décrire toutes sortes de processus occultes 40. Chasles ­­l’utilise ­comme
synonyme ­­d’« attractions », de « sympathies » ou encore de « puissance
magnétique », autant ­­d’expressions dénotant un pouvoir presque magique,
dont le processus échappe à ­­l’observation. Ce mécanisme mystérieux dote
les littératures d’un
­­ double fond, d’une ­­ arrière-boutique ; leurs échanges
se c­ onstatent, mais ont lieu dans le secret des âmes. Cette promotion de

38.  Philarète Chasles, Études sur l’antiquité,


­­ précédées ­­d’un essai sur les phases de l’histoire
­­
littéraire et sur les influences intellectuelles des races, Paris, Amyot, 1847, p. 9.
39.  Ibid., p. 10.
40.  Sur ­­l’histoire du mot « influence », voir Jérémy Naïm, « Quelques enjeux du mot influence
vers 1800 », Romantisme, 2018/2, no 180, p. 96-106. Mais aussi ­­l’ensemble du dossier du numéro 98 de
la même revue, et notamment ­­l’article de José-Luis Diaz, « Un siècle sous influence », Romantisme,
1997, no 98, p. 11-32.

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378 REVUE D
­ ’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l­­ ’invisible 41 rejoint celle qui, ­­d’après Foucault, gagne les sciences du vivant
au xixe siècle. « À partir de Jussieu, de Lamarck et de Vicq ­­d’Azyr », écrit
le philosophe, « un principe étranger au domaine du visible » devient le
« fondement des taxinomies42 » du vivant : le c­ oncept ­­d’« organisation ». En
renvoyant les échanges littéraires dans l­­ ’arrière-monde invisible de l­­ ’Histoire,
Chasles suppose derrière les littératures une organisation ­complexe, une
structuration interne et énigmatique 43.

DE QUOI SONT FAITES LES LITTÉRATURES ?

Comment dès lors percer ­­l’énigme de la structure ? De quoi sont faites les
littératures ? La réponse de Chasles n­­ ’a rien d­­ ’original, elle est celle que donnent
beaucoup d’autres
­­ dans le siècle : les littératures sont faites de ­­l’esprit des
nations. Il faut chercher le génie propre à chaque pays, trouver son identité, le
nommer ; ainsi cette série de noms propres, suivis de leur épithète homérique :
« ­­l’Allemagne théologique », « ­­l’Italie artiste », « la France active », « ­­l’Espagne
catholique » « ­­l’Angleterre protestante », autant d’acteurs
­­ possibles du « drame
de la littérature ».
Le parallélisme des groupes nominaux est aussi important que leur caractère
synthétique, mais un détour est nécessaire pour le c­ omprendre. Le xixe siècle, on
le sait, voit ­­l’émergence de ­­l’idée de nation. Comme nombre de manifestations
­culturelles44, l’histoire
­­ littéraire y a sa part, puisqu’il
­­ revient à l’historien
­­ de
délimiter un esprit national. Dans ­­l’Histoire de la littérature française (1844),
Nisard écrit ainsi que « [c]e que nous avons à étudier, à caractériser avec préci-
sion, ­­c’est le fonds même, c­­ ’est ­­l’âme de notre France, telle ­­qu’elle se manifeste
dans les écrits qui subsistent45 ». Taine, dans la préface des Essais de critique

41.  On se souvient aussi de ­­l’introduction à ­­l’Histoire de la littérature anglaise où Taine affirme


que « [l]’homme corporel et visible ­­n’est ­­qu’un indice au moyen duquel on doit étudier ­­l’homme
invisible et intérieur » (t. 1, Paris, Hachette, 1863, p. ix).
42. Foucault, op. cit., p. 239.
43.  Le rapprochement de la biologie et de la littérature ­­n’est pas nouveau. Fernand Baldensperger
remarquait déjà au début du xxe siècle que la « littérature ­comparée » devait son nom à tous les
savants qui, de Cuvier à Coste, revendiquent c­ omme méthode la c­ omparaison (art. cit., p. 13-14).
On sait également que Sainte-Beuve parle souvent de « la méthode naturelle en littérature » pour
rapprocher la critique de ­­l’histoire naturelle (voir notamment « Chateaubriand jugé par un ami
intime en 1803 » [1862], Pour la critique, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1992, p. 163). Et il est
intéressant de remarquer chez Littré, en 1875, la déclaration suivante : « [n]os littératures, depuis
­­l’origine à ­­l’aurore des temps classiques, sont mères, filles, sœurs les unes des autres » (Littérature
et histoire, Paris, Didier, 1875, p. i-ii). ­­L’usage de la métaphore de la parenté dans cette préface
sans ambition théorique montre ­comment le vocabulaire scientifique ­­s’est banalisé dans le discours
historique sur la littérature.
44.  Anne-Martie Thiesse évoque ainsi la fabrique ­­d’une langue nationale ou la mode du roman
historique (voir La Création des identités nationales. Europe xviiie -xxe siècles, Paris, Seuil, « Points
Histoire », 2001).
45.  Désiré Nisard, Histoire de la littérature française [1844], t. 1, Paris, Didot, 1854 [2e édition], p. 9.

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­­L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ UNE POÉTIQUE ? (1799-1910) 379

et ­­d’histoire (1858), écrit que « [d]ans un même siècle, […] la philosophie, la


religion, les arts, la famille et ­­l’État, reçoivent leurs caractères de quelque
inclination ou faculté dominante. ­­C’est le même esprit et le même cœur qui
a pensé, prié, imaginé et agi46 ». Profession de foi qui le c­ onduit en 1863 à
rechercher dans la littérature anglaise « ­­l’état moral qui la produit47  », ­­l’esprit
caché qui en est à ­­l’origine. En 1883, pour Émile Montégut, l’existence
­­ ­­d’une
« âme » propre à chaque nation est désormais une vérité ­consensuelle :
« Un des faits que les philosophes sont unanimes à reconnaître », écrit-il, « ­­c’est
­­l’existence d’un
­­ certain être métaphysique qui s’appelle
­­ caractère national. Chaque
nation possède une âme générale qui se dégage des individus c­ omposant cette nation,
qui circule et plane invisible, intangible, et qui cependant dénote sa présence par des
actes matériels48. »

Montégut s­­ ’interroge sur la nature philosophique de cette « âme générale » :


« Est-ce une abstraction ou une réalité49 ? », demande-t-il, « une synthèse embras-
sant a posteriori toute une série de faits » ou bien un principe se trouvant « dès
­­l’origine […] a priori chez les nations50 ? » Lui prétend que sous la diversité
­culturelle, sous la multiplicité des « voûtes, [d]es cavernes, [d]es passages
secrets, un plan […] a présidé à cette architecture morale c­ ompliquée, un plan
simple à ­­l’origine, et que les événements, le cours du temps, les caprices et les
passions des hommes ont surchargé, augmenté, embelli ou faussé51 ». Autrement
dit, existerait, par-delà ­­l’histoire et ses altérations, une substance résistant au
temps, inchangée et plus ou moins active selon les périodes.
­­L’hypothèse de cette substance explique pourquoi Nisard cherche « ­­l’esprit
français » en le séparant de « tout ce ­­qu’il ­­n’est pas52 ». « ­­L’esprit », en effet, a de
la ­consistance, il ne se dissout pas, il est ce qui demeure quand la surface est
grattée. Pareille idée se trouve chez Lanson en 1910, quand il explique, pour
reprendre la citation donnée en introduction, que pour « trouver » l­­’écrivain, « lui,
en lui-même, il faut séparer de lui toute cette masse d’éléments
­­ étrangers53 ». Et
quelques années auparavant, dans ­­l’Introduction à ­­l’histoire littéraire (1898),
Paul Lacombe écrivait que l­­ ’historien doit « discerner […] ce qui est à l­­ ’individu
et ce qui est à son temps54 ». Les trois auteurs se rejoignent dans ­­l’idée que
­­l’identité est le résultat d’une
­­ soustraction : elle est ce qui apparaît une fois
les substances étrangères écartées. Il y a quelque chose de ­chimique dans cet
exercice de ­composition et de décomposition, pense Paul Lacombe, qui écrit

46.  Hippolyte Taine, Essais de critique et d’histoire,


­­ Paris, Hachette, 1858, p. ii.
47. Taine, Histoire de la littérature anglaise, op. cit., p. xlii.
48.  Émile Montégut, Essais sur la littérature anglaise, Paris, Hachette, 1883, p. 3.
49.  Ibid., p. 3.
50.  Ibid., p. 4.
51.  Ibid., p. 8.
52.  Il écrit exactement : « Le meilleur moyen de c­ onnaître ce qu’est­­ l’esprit
­­ français, ­­c’est de
­connaître tout ce ­­qu’il n’est
­­ pas » (Nisard, op. cit., p. 13).
53.  Lanson, art. cit., p. 35-36.
54.  Paul Lacombe, Introduction à l’histoire
­­ littéraire, Paris, Hachette, 1898, p. 25.

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380 REVUE D
­ ’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

que, si ­­l’on ne parvient pas à discerner tous les c­ omposants ­­d’une littérature,
« encore est-il bon de savoir ­­qu’il y a là des choses distinctes, ­comme il est
bon au ­chimiste de savoir ­­qu’il y a dans un corps deux éléments, bien ­­qu’il ne
puisse pas résoudre le corps55 ».
On ­comprend mieux alors l’importance
­­ du parallélisme des noms de pays
­­qu’accumule Chasles. À son tour, il substantialise le génie des nations, et la
symétrie des groupes nominaux donne l’illusion ­­ qu’il
­­ rassemble un groupe
­­d’unités de même nature, qui, en même temps, peuvent entrer dans la ­composition
­­d’une œuvre. Chasles voit dans chaque « esprit » national un élément du tableau
périodique de la littérature, dont le croisement des cases produit la nouveauté.
Car, c­ omme les éléments, les esprits nationaux se c­ ombinent et créent de
nouveaux corps. Ainsi Milton et Shakespeare seraient-ils en réalité des corps
­complexes, puisque ­­l’histoire littéraire nous apprendrait que « ­­l’ardeur du
Midi a réchauffé ­­l’analyse profonde », typiquement protestante, du premier et
que « le génie romain et celui de ­­l’Italie ont embelli et orné le calvinisme56 »
du second. ­­L’étude des « influences » ­­n’est rien ­­d’autre que celles des couches
qui ­­s’amassent, qui se déposent dans un auteur, dans une œuvre, dans une
littérature57.
Parce que métaphorique, cette relation ­­d’inclusion est ce qui peut apparaître
le plus étrange ; pourtant nous aussi reconnaissons l’existence
­­ d­­ ’un « dedans »
de ­­l’œuvre, mais le plus souvent pour désigner des mots, des phrases, des
paragraphes. Notre « dedans » de ­­l’œuvre repose sur un substrat linguistique :
ce que nous voyons dans le texte, ou ce que nous croyons voir, ce sont d’abord ­­
des unités grammaticales. Mais il a fallu longtemps pour que ce regard se
­construise. Gilles Philippe date ce « moment grammatical de la littérature
française » de la toute fin du xixe siècle58. Auparavant, la matière de ­­l’œuvre
est moins formelle, plus transversale. ­­L’épaisseur des mots laisse traverser
quelque chose ­comme une expression nationale, géographique, ­culturelle.
Dans les histoires littéraires du xixe, la société, pour pasticher la formule de
Bonald, est le signifiant de la littérature.
Rien ne le montre mieux que la question de ­­l’influence du climat. Au début
du siècle, dans De la littérature, Mme de Staël reprend pour le ­compte de la

55.  Ibid., p. 25. La référence à la ­chimie ­­n’est pas exclusive. Comme le rappelle la note 40, les
sciences naturelles sont le c­ omparant le plus courant de l’histoire
­­ littéraire. Taine, par exemple,
écrit dès la première page de la préface des Essais de critique et d’histoire,
­­ que « [s]i ­­l’on décom-
pose un personnage, une littérature, un siècle, une civilisation, bref un groupe naturel quelconque
­­d’événements humains, on trouvera que toutes ses parties dépendent les unes des autres ­comme
les organes ­­d’une plante ou ­­d’un animal (op. cit., p. i) ». ­­C’est plutôt ­­l’anatomie qui est mobilisée
ici, mais pour défendre une idée proche de celle de Lacombe : qu’il ­­ y a, dans une littérature, des
éléments indépendants qu’il ­­ faut isoler, et dont la c­ ombinaison fait œuvre.
56. Chasles, op. cit., p. 10.
57.  Lanson prétend ainsi que ­­l’écrivain est un « dépôt des générations antérieures, un collecteur
des mouvements ­contemporains » (« La méthode de l’histoire ­­ littéraire », art. cit., p. 35).
58.  Voir Gilles Philippe, Sujet, verbe, c­ omplément. Le Moment grammatical de la langue
française (1890-1940), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2002.

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­­L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ UNE POÉTIQUE ? (1799-1910) 381

littérature ­­l’opposition entre le Nord et le Midi59. La différence de climat entre


les deux espaces expliquerait toutes les autres, morales, institutionnelles,
et donc, depuis 1800, littéraires. Cette distinction est grossière, et dans De
­­l’Allemagne (1813) Mme de Staël lui préfère celle du « classicisme » et du
« romantisme ». Cependant, longtemps dans le siècle, les auteurs ­continuent
de voir les œuvres par ce filtre climatique. Ainsi pour Ginguené, il ­­n’est pas
question ­­d’en discuter la validité. Analysant la littérature de la Perse, il écrit :
« Il est impossible que les images les plus agréables ne ­­s’offrent pas abondam-
ment à des poètes qui passent leur vie dans des champs, des bois, des jardins
délicieux, […] où la nature ­comblée, pour ainsi dire, ­­d’une surabondance de
fleurs et de fruits, ­­n’étale que luxe et jouissances60 […]. » ­­L’influence du climat
est une évidence ­­qu’on ne discute pas. Parce que « [l]’Arabie ­­qu’on appelle
Déserte est […] remplie ­­d’objets ­­d’où ­­l’on peut tirer des images et de crainte
et de terreur », il est normal, explique encore Ginguené, que sa littérature soit
pleine de « héros marchant à travers des routes escarpées, d[e] cavernes for-
mées de rocs hérissés, suspendus, énormes, et remplies de ténèbres épaisses
qui ne se dissipent jamais61 ». Le ­constat de ressemblance finit par remplacer
la preuve, parce que ­­l’analogie active un schéma ­­d’interprétation acquis : ce
­­n’est plus le climat qui explique les œuvres, mais les œuvres qui renforcent la
légitimité de la catégorie climatique.
La circularité du processus ­­s’observe dans une affirmation de la Physiologie
des écrivains (1864) d’Émile
­­ Deschanel. Il explique que « la plupart du temps,
il ne faut ­­qu’une page, ou moins encore, pour reconnaître à quelle époque
appartient un écrit, […] sous quel climat, dans quel pays, telle œuvre de style
­­s’est produite62 ». Pour que le critique puisse « reconnaître » dans les œuvres
un climat, il faut que ces catégories soient a priori, ­­qu’elles forment ­comme
un arrière classifiant du regard, quelque chose ­comme un schème mental col-
lectif. La substantialisation du climat63 témoigne ­­d’un ­commun partagé par
le discours savant, qui informe le regard de façon pré-­conceptuelle. Dès lors,
la métaphore du « dedans » ­­n’est plus ­complètement hors de propos. Il ­­s’agit
seulement de signaler que le discours sur l’œuvre,
­­ l’intuition
­­ même de son
­contenu (« De quoi ­­c’est fait ? ») est un phénomène historique. ­­D’une époque

59.  Opposition empruntée à Montesquieu, ou plus exactement, que Montesquieu, à partir ­­d’une
longue tradition, réinvestit dans De ­­l’esprit des lois. On ira voir notamment ­­l’article en deux parties
de Roger Mercier : « La théorie des climats des Réflexions critiques à ­­L’Esprit des lois », Revue
­­d’Histoire littéraire de la France, vol. 58, janvier-mars 1953, p. 17-37 et avril-juin 1953, p. 159-175.
Voir aussi le court article de Pierre Bourdieu où il analyse « ­­l’effet Montesquieu » dans la théorie
des climats (« Le Nord et le Midi : ­contribution à une analyse de ­­l’effet Montesquieu », Actes de la
Recherche en Sciences sociales, 1980, no 35, p. 21-25).
60. Ginguené, Histoire littéraire ­­d’Italie, op. cit., p. 218.
61.  Ibid., p. 218-219.
62.  Émile Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes, ou essai de critique naturelle,
Paris, Hachette, 1864, p. 22.
63.  Mais aussi, ­comme le précise Deschanel, des nations, et probablement de la périodisation.

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382 REVUE D
­ ’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

à l’autre,
­­ le « dedans » de ­­l’œuvre dépend de la formation savante ­­d’un regard
et ­­d’un ­consensus tacite sur ce que « ­contient » ­­l’œuvre littéraire.

CONCLUSION

Faut-il, dès lors, ­comme suggéré dans l’introduction,


­­ appeler ce schéma
mental une « poétique » ?
­­D’évidence, ­­l’histoire littéraire ­­s’ouvre sur le rejet de la poétique des genres.
Il ­­s’agit, pour les auteurs du début du siècle, de c­ omprendre l’émergence
­­ de la
Révolution française en ­­s’inscrivant dans ­­l’entreprise relativiste de Montesquieu.
De cette double origine apparaît une méthode opposant à la classification
poétique un discours du ­contexte et de la cause. Seulement, ce discours garde
quelque chose de ­­l’encyclopédisme de la deuxième partie du xviiie siècle.
Longtemps, les historiens littéraires cherchent à ordonner la matière historique
en « tableaux », forme à la fois picturale et schématique du savoir. Certes il ne
­­s’agit plus de classer des genres ni des styles, rien qui définisse visiblement
et extérieurement la matière du texte. Désormais, suivant en cela la rupture
épistémologique décrite par Foucault dans Les Mots et les Choses, ­­l’histoire
littéraire cherche un en-deçà de l’œuvre, ­­ une vitalité invisible, qui place
­­l’historien aux prises avec les différentes forces influentes dans la formation
­­d’une littérature. Il en résulte un point de vue original sur la question de la
­composition, où les « influences » sont substantialisées et pensées ­comme un
« dedans » de ­­l’œuvre. Toute la question est de savoir si ce « dedans » permet
de faire de l’histoire
­­ littéraire une « poétique ».
­­D’après Barthes, quand ­­l’histoire littéraire serait causale, attachée à l­­ ’origine
des œuvres, la « poétique » serait classifiante, tabulaire et catégorielle. Si ­­l’on
­­s’en tient à cette distinction, il apparaît qu’au xixe siècle, l’histoire littéraire,
pour reprendre une formule de Genette, « transit classificando64 » ; elle est
profondément catégorielle et ne cesse de produire classes, espèces, étages.
De Sainte-Beuve, qui espère l’émergence­­ d’une
­­ science morale où seraient
ordonnées « les grandes familles ­­d’esprits et leurs principales divisions65 » et
qui écrit dans son Cahier vert avoir pour ­­l’exercice classificatoire « une facilité
prodigieuse66 », ­­jusqu’à Saint-René Taillandier à propos de qui Luc Fraisse

64.  Gérard Genette, « Raisons de la critique pure », dans Les Chemins actuels de la critique
[1967], Paris, Union générale d’éditions,
­­ « 10/18 », p. 127.
65.  Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », art. cit., p. 147-148.
66.  Il écrit exactement : « ­­J’entends avec une facilité prodigieuse les groupes, les familles
littéraires ; je les distingue à première vue, ­­j’en saisis ­­l’esprit et la vie ; ­­c’est ma vocation. » (Sainte-
Beuve, Le Cahier vert (1834-1847), Paris, Gallimard, « Blanche », 1973, p. 298, no 1257. La citation a
souvent été reprise par la critique. Voir notamment Gérald Antoine, « “Groupe”, “école”, “famille”,
“génération” dans la critique de Sainte-Beuve », Revue ­­d’Histoire littéraire de la France, no 5, 1980,
p. 737 ; ou plus récemment Anthony Glinoer, « La pensée cénaculaire de Sainte-Beuve », Cahiers
de ­­l’AIEF, 2005, no 57, p. 211.

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­­L’HISTOIRE LITTÉRAIRE A-T-ELLE ÉTÉ UNE POÉTIQUE ? (1799-1910) 383

dit ­­qu’il recherche ­constamment « ­­l’atome de la périodisation littéraire67 », la


catégorisation est partout : dans la chronologie, la sociologie, la géographie,
le climat, la personnalité des auteurs, etc. L’histoire ­­ littéraire ne cesse de
produire des grilles d’analyse
­­ schématiques, qui organisent, synthétisent et
transmettent le savoir68 ; et l’étonnant
­­ appendice de La Critique scientifique
(1888) de Hennequin, qui décompose Hugo à l’aide ­­ d’une
­­ liste de mots clefs
à valeur générique, ne ­­s’explique peut-être ­­qu’ainsi.
Mais toute catégorisation en littérature est-elle pour autant « poétique » ? Il
va de soi ­­qu’on ne peut dire à ­­l’issue de cette étude que ­­l’histoire littéraire est
« poétique » au même titre que ­­l’est Figures III. ­­L’ouvrage de Genette, ­comme
cela lui a été suffisamment reproché, est formaliste, ­­d’inspiration linguistique
et textuelle. Aucune de ces trois caractérisations ne ­­s’appliquerait simulta-
nément à aucun discours littéraire du xixe siècle. ­­S’il y a une « poétique » au
xixe siècle, elle ­­n’est pas, assurément, dans une analyse formelle ; au ­contraire,
les c­ onstituants nommés de la littérature seraient plutôt de nature « spirituels ».
En posant la question de la poétique à un corpus qui ne ­­s’y prête pas, on voit
apparaître à quel point la nomination de la forme est un enjeu historique et
­­qu’elle repose sur un ­consensus implicite. Le « dedans » de l’œuvre ­­ n’est
­­ pas
stricto sensu un discours sur la ­composition linguistique, mais plutôt ce qui
unit dans un arrière ­commun la manière dont les hommes ­­d’une époque voient
la forme des œuvres. Que ce « dedans » ne se dise jamais clairement renforce
cette idée : la « poétique » du xixe siècle, si l’on ­­ accepte le mot, n’est
­­ ni dans
les explicitations ni dans les ­concepts – elle est dans les évidences que le texte
ne discute pas, dans les métaphores et les non-dits, dans les catégorisations
implicites et les représentations inavouées. Elle serait, au premier chef, « his-
torique », ­­puisqu’en ­constante variation dans ­­l’histoire. Un champ ­­d’études
­­s’ouvre alors, amorcé depuis quelques années par le croisement des études
littéraires et de l’histoire
­­ c­ ulturelle, celui de la forme pensée, selon une formule
de Lucien Febvre, ­comme un « outillage mental69 ».

67.  Luc Fraisse, op. cit., p. 261.


68.  Le rôle que joue ­­l’histoire littéraire dans ­­l’enseignement ­­n’est sans doute pas étranger à ces
schématisations. On peut aussi faire ­­l’hypothèse que la récusation de la poétique des genres au début
du siècle a laissé une place vacante dans le système ­­d’analyse des œuvres, que viennent ­combler
ces tentatives désordonnées de classification.
69.  Expression que l’on
­­ retrouve dans plusieurs de ses travaux, et notamment dans Le Problème
de ­­l’incroyance au xvie siècle. La Religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942, p. 141.

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