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Revue de l'histoire des religions

La notion ambiguë du sacré chez les Arabes et dans l'Islam


Joseph Chelhod

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Chelhod Joseph. La notion ambiguë du sacré chez les Arabes et dans l'Islam. In: Revue de l'histoire des religions, tome 159,
n°1, 1961. pp. 67-79;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1961.7601

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1961_num_159_1_7601

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La notion ambiguë du sacré

chez les Arabes et dans l'Islam1

A l'instar de l'homme primitif, l'Arabe nomade se meut


dans un univers baigné par le sacré. Même sédentaire, il se
croit environné d'une force vis-à-vis de laquelle il se sent
dépendant. L'Arabe antéislamique la voyait un peu partout :
dans les sables mouvants du désert, dans la solitude de la
nuit, dans le sang versé qui crie vengeance. Certaines sources,
quelques arbres étaient hantés par des esprits mystérieux
particulièrement par des Djinn, capables de provoquer
d'étonnants phénomènes. Ces croyances et bien d'autres sont, pour
la plupart, toujours vivantes et agissantes. Pour se protéger
de cette force, l'Arabe s'entoure d'un réseau d'interdits qui
lui permettent de se mouvoir dans un univers pratiquement
neutralisé. Mais cette force capable de produire des choses
merveilleuses, de dispenser la baraka2 ou de confondre l'ennemi,
il est tenté de l'utiliser à des fins personnelles. Il la supplie
donc, lui fait des offrandes et, quand il se sent en position
de force, il essaie même de la contraindre par des rites
appropriés. Le nombre impressionnant de victimes qu'il lui offre,
témoigne de la place qu'elle occupe dans son existence.
Pourtant, dès qu'on essaie de pénétrer les secrets de cette

1) II y a souvent lieu de distinguer les faits spécifiquement islamiques de


ceux relevant de l'ethnologie du monde arabe. Mais l'Islam, bâti sur un fondement
semi-nomade, accuse l'influence culturelle de l'Arabie antéislamique. De sorte
que des notions aussi générales que celles de sacré, de pur et d'impur, d'interdit...
ne se comprennent en définitive qu'à la lumière de leur infrastructure arabe.
Précisons enfin que nous réservons la dénomination « Arabes » aux autochtones-
d'Arabie.
2) Bénédiction, plutôt influence bienfaisante du sacré.
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force, on est découragé par la témérité de l'entreprise. C'est


qu'elle est de la nature même des génies et des dieux, et
toute tentative d'explication ne peut manquer de soulever
des problèmes métaphysiques. Plutôt que de chercher à
déterminer l'essence du sacré ou à en connaître les origines,
ethnologues et sociologues estiment plus prudent de le décrire,
en se référant à ses manifestations extérieures par les attitudes
qu'il provoque chez les croyants. Malgré cette sage réserve,
aucune définition satisfaisante du sacré n'a pu être donnée.
Comme le dit très justement M. R. Caillois, « au fond du sacré
en général, la seule chose qu'on puisse affirmer valablement
est contenue dans la définition même du terme : c'est qu'il
s'oppose au profane. Dès qu'on s'attache à préciser la nature,
la modalité de cette opposition, on se heurte aux plus grands
obstacles. Quelque élémentaire qu'elle soit, aucune formule
n'est applicable à la complexité labyrinthique des faits1. »
Mais c'est précisément parce que l'on cherche à embrasser
cette « complexité labyrinthique » que l'on débouche, du
moins provisoirement, sur l'insoluble. Toute la vie d'un
homme est à peine suffisante, en effet, pour connaître, en
profondeur, les phénomènes d'une seule religion. Celui qui
s'occupe de comparatisme travaille généralement sur des
documents de seconde, voire de troisième main. Recueillis
par lui, isolés de leurs contextes, classés dans un fichier et
oubliés, ils sont resservis, selon les besoins du moment, sans
lien réel entre eux sinon la thèse défendue par l'auteur,
qui est un point de vue subjectif sur les faits. C'est ainsi que
le mahmaL cette litière richement ornée, généralement vide2,
que les princes musulmans envoyaient à La Mekke, lors
du pèlerinage, pour symboliser leur présence et manifester
leur puissance, est devenu, chez un écrivain comparatiste, « une

1) R. Caillois, L'homme et le sacré, p. 11, Leroux, Paris, 1939.


2) « II n'y a personne dans le mahmal, dit un auteur musulman ; car on ne
saurait s'asseoir à la place du roi » (cité par Gaudefroy-Demombynes, Le
pèlerinage à La Mekke, p. 160, Paris, 1923). Toutefois, le mahmal peut contenir des
livres de prière et même des présents [Encyclopédie de V Islam, t. III, p. 128) ;
Gaudefroy-Demombynes, ibid., pp. 158 sqq.
LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 69

sorte de boîte sacrée » que les musulmans d'Afrique


emmènent avec eux pour leur servir de fétiche1. Et comme la
constitution d'un fichier est une entreprise pratiquement sans
fin, on a tendance à retenir surtout les faits les plus saillants.
De sorte qu'une partie du problème échappe souvent à
l'investigation. Le comparatisme est sans doute le but vers lequel
devraient converger les efforts. Mais dans l'état actuel de nos
connaissances, il semble plus fructueux, sinon plus prudent,
de travailler d'abord sur des monographies.
Plutôt que de nous hasarder à prendre position sur des
problèmes débattus, il serait plus profitable de voir comment
les Arabes musulmans considèrent le sacré et quels en sont
les effets.
* **

Les rapports du musulman avec le monde extérieur sont


dominés par la distinction qu'il établit entre ce qui est harâm,
illicite, interdit, défendu, et ce qui halâl, licite, permis, non
prohibé. Dire de quelqu'un qu'il confond le harâm et le
halâl, c'est l'accuser de tout ignorer des affaires de la
religion.
Que veut dire au juste le mot harâm et serait-on en droit
de faire de ce terme l'équivalent du sacré, du saint ou du
religieux ? Pour prévenir toute interprétation abusive
interrogeons d'abord le Coran. La racine H RMy est couramment
employée, près de 80 fois : tantôt comme verbes (harrama
et ses dérivés), tantôt comme substantifs (haram, hnrnmâl)
et adjectifs (hornm, harâm). D'une manière générale, le sens
à retenir est celui de chose illicite, interdite, non permise,
et de ce fait, elle est mise en opposition quasi constante avec
la racine H L L. Le Coran l'applique à trois catégories d'êtres
et d'objets, Ceux-ci, dans la première catégorie, sont spé-

1) Van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations, p. 24,
Payot, Paris, 1948. L'auteur transcrit machmal et se réfère au livre de
H. C. Armstrong, Lord of Arabia (p. 200, des éditions Albatros, Leipzig, 1938).
Or, ce dernier décrit l'attitude des puritains wahhabites vis-à-vis de ce qu'ils
considèrent comme une manifestation de l'idolâtrie I
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cifiquement impurs. Ainsi, Allah déclare illicites (yohar-


rimo) la chair d'une bête morte, le sang, la viande de porc
(Coran, II, 173), le vin (V, 90). Ceux de la deuxième, au
contraire, sont profanes, mais ils deviennent illicites « aux
croyants » dans certaines conditions : leur sont interdites
leurs mères, leurs filles, leurs sœurs (IV, "23) et les
immolations dédiées à une autre divinité qu'Allah (V, 3). La troisième
catégorie enfin concerne des êtres et des objets sur la nature
desquels nous reviendrons bientôt. La défense qui s'attache
à eux est d'un genre spécial. Celle-ci est en effet absolue
dans les deux premiers cas : sauf une nécessité impérieuse
on ne peut manger du porc, boire du sang ou du vin. Dans
la troisième catégorie l'interdit peut et doit être levé
périodiquement, grâce à certaines cérémonies. Ainsi, le sanctuaire et
la mosquée de La Mekke sont harâm, interdits aux profanes
et séparés du reste du monde. Mais il s'agit d'un isolement
provisoire puisque tout musulman, en se conformant à
certaines prescriptions, est convié à y pénétrer. Il reste donc à
déterminer la cause de cette séparation du reste du monde.
Un verset va nous mettre sur la voie : « II m'a été ordonné
d'adorer le Seigneur de cette Ville qu'il a déclarée sacrée » ;
et le Coran ajoute : « et à lui appartient toute chose »
(XXVII, 91). (Vest l'idée d'une appartenance exclusive à la
divinité qui semble caractériser cette troisième catégorie du
harâm. C'est parce qu'ils appartiennent à Allah que les êtres
et les choses sont séparés du monde profane. Harâm serait
ici synonyme de saint, de consacré. Sans doute, pourrait-on
objecter, dans l'Islam, Dieu est le Maître absolu de l'univers ;
tout dépend de sa volonté et de sa puissance. Mais cette
possession sans partage n'est pas en connexion avec l'idée
d'une projection, plutôt d'une présence divine, différente de
l'immanence, ou si l'on préfère d'une consécration qui se
traduit par une appartenance exclusive à la divinité. De
fait, le pèlerin, en pénétrant dans le sanctuaire mekkois, se
consacre entièrement à Dieu, de sorte qu'il ne lui est même
pas permis, sauf rachat, de se débarrasser de ses vermines,
LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 71

avant l'acte de désacralisation qui prélude à son retour à la


vie profane. Contrairement à ceux de la première catégorie,
les êtres et les choses sont donc ici essentiellement purs.
Mais c'est une pureté acquise et plus ou moins temporaire,
dilîérente de la qadasa sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Ainsi, quelle que soit la nature propre des éléments dans
lesquels il se manifeste, le harâm impose à l'homme des
restrictions dans le libre usage des choses. Il se présente comme une
force mystérieuse qu'on ne peut toucher impunément. A
cause de ce point commun au saint et à l'impur, on a prétendu
qu'il ne s'agissait, à l'origine, que d'une seule et même notion.
« Le sens le plus ancien de la sainteté, écrit Smend à la suite
de R. Smith, résulte de sa parenté primordiale avec
l'impureté. Quand on évitait une chose, on ne savait souvent pas
très bien si on devait la considérer comme sainte ou comme
impure1. » Or, une telle confusion, comme celle du tabou et
du sacré, ne nous semble nullement justifiée2. En effet on a
souvent trop mis l'accent sur les ressemblances extérieures
au point d'oublier les oppositions profondes. Or, c'est
l'impureté des infidèles qui est la cause de leur exclusion du domaine
de la sainteté (Coran, IX, 28). Dans le Coran, le pur est souvent
mis en opposition avec l'impur : « Allah veut seulement
écarter de vous la souillure, ô membres de la maison [du
Prophète] et il veut vous purifier totalement » (XXXIII, 3).
Le pur, lâhir, se rapporte au ciel et s'apparente à la
sainteté (LXXX, 14 ; LVI, 79 ; LXXVI, 21 ; etc.) ; l'impur,
rijs, najis, est en liaison avec Satan (V, 90). Dans une
certaine mesure, cette opposition s'étend même aux aliments.
« [L'Apôtrej déclare licites pour eux les excellentes
[nourritures], et illicites les immondes » (VII, 156). On serait tenté
de supposer qu'il s'agit d'une simple distinction, inspirée
généralement par la coutume, entre ce qui est appétissant

1) Cité par Lagrange, Études sur les religions sémitiques, p. Ill, Paris, 1905.
2) En vue d'alléger le texte, nous n'avons pas voulu insérer une étude
critique des différentes prises de position sur la nature du tabou. Elle fera peut-être
l'objet d'un autre article.
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et ce qui est répugnant. Mais l'emploi des racines HRM


et HLL irait dans le sens d'une opposition irréductible
entre deux catégories de nourritures : celles qui sont pures
et celles qui sont impures. Pour mieux souligner cette
opposition le Coran se sert des antonymes layyibât — khabâ'ilh.
Est khabîlh en effet le méchant, le vil, l'ignoble ; dans le
Hadîlh, les deux khabîlh, c'est-à-dire les deux choses les plus
répugnantes, désignent l'urine et les excréments. Satan est le
khabîlh par excellence. Au contraire, layyib est
essentiellement ce qui est bon et licite, mais aussi ce qui est pur : « le
bon sable », avec lequel il est possible de faire ses ablutions
quand on manque d'eau, c'est simplement du sable pur.
Ainsi la distinction entre khabîlh et layyib se ramène en
définitive à une opposition entre l'impur et le pur.
Que deviennent, dans ces conditions, les conceptions arabes
du pur et de l'impur ? Contrairement à une croyance fort
répandue, la pureté n'est pas nécessairement synonyme de
propreté, et l'impureté n'est pas toujours la saleté. L'alcool
peut être chimiquement pur ; mais il n'en demeure pas moins
prohibé du point de vue religieux. Un animal impur l'est
dans sa quintessence même : tous les procédés de lustration
et de purification ne peuvent en changer la nature. En
revanche, les pèlerins couverts de poussière, de sueur et parfois
même de vermines sont en état de sacralisation (ihrâm) qui
leur permet d'accomplir les rites les plus sacrés. Un corps est
impur non pas à cause des éléments matériels étrangers qui
l'affectent, mais bien plutôt parce qu'un principe dangereux,
inhérent à une catégorie d'êtres et de choses, vient en altérer
la nature. On conçoit aisément que ce n'est pas le raisin qui
est cause d'impureté dans le vin, mais bien plutôt le principe
spiritueux qui s'ajoute à son jus avec la fermentation. De
même, l'impureté du feu ne provient pas du bois, mais du
principe incandescent qui est de la nature même des démons. Un
animal de boucherie, si propre soit-il, est déclaré impur
quand la mise à mort n'est pas effectuée selon les
prescriptions de la loi religieuse. Mais il est jugé propre à la consom-
LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 73

mation, même s'il est sale et malade, quand l'immolation a


été effectuée comme le prescrit la religion.
Serait impur non pas nécessairement ce qui est sale ou de
propreté douteuse, ou même ce qui est répugnant, mais ce
que l'on croit chargé d'une force dangereuse et malfaisante.
Celle-ci est tantôt permanente, tantôt occasionnelle. Dans le
premier cas, elle peut être soit inhérente à la nature même
des êtres et des choses (porc, urine, excréments, etc.), soit
accidentelle, survenue par suite d'un changement de nature
(jus de raisin transformé en vin, cadavre), il s'agit ici de la
quintessence même de l'impureté contre laquelle aucune
purification n'est possible. Dans le second cas c'est le contact avec
l'impureté qui contamine les êtres et les choses (personnes
en état d'impureté sexuelle, objets souillés, etc.) ; alors sont
efficaces les procédés habituels de lustration.
Quant à la pureté, elle est beaucoup plus difficile à définir
car il s'agit d'une notion très abstraite, impossible à
matérialiser comme l'impureté. Au sens large du mot, elle signifie
l'absence de tout élément impur des êtres et des choses.
(Test ainsi que dans la terminologie musulmane, la lahâra
est synonyme de purification, c'est-à-dire un ensemble de
rites par lesquels on se débarrasse des souillures considérées
comme des empêchements aux actes de la vie religieuse.
C'est dans le même sens qu'on dit d'une eau potable, d'une
bête consommable, qu'elles sont pures, lâhir. Cette pureté d'où
tout élément dangereux est exclu, nous ramène donc au
domaine du profane, du halâl, où rien n'est prohibé : c'est
l'aspect négatif de la pureté. Mais la pureté possède également
un contenu positif : elle n'est pas seulement la négation de
l'impureté, elle est aussi son antonyme. Loin de signifier
l'absence de toutes forces dangereuses des êtres et des choses,
la pureté slriclo sensu les implique. Cependant au lieu d'être
de nature malfaisante, à l'instar de celles de l'impureté,
elles seraient plutôt bienveillantes et généralement bien
intentionnées à l'égard de l'homme. Elles sont en liaison avec le
monde céleste et s'apparentent au divin. Dans sa manifesta-
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tion la plus élevée, la pureté est synonyme de sainteté,


qadâsa. « Je suis ton Seigneur, dit Allah à Moïse, ôte tes
sandales car tu es dans la vallée sacrée de Towa » (XX, 12).
Cette conception positive de la pureté, dans son acception
la plus élevée, semble tardive, car elle suppose l'existence
d'un pouvoir divin supérieur, essentiellement bienfaisant, qui
réunit en lui toutes les perfections. Or, on ne saurait considérer
les différentes divinités de l'Arabie antéislamique comme
représentatives de la véritable qadâsa. D'ailleurs, la racine
Q D S est d'un emploi rare dans le Coran (dix fois), et serait
plutôt empruntée au judéo-araméen1.
Cependant, malgré cette opposition irréductible du pur
et de l'impur, le Coran se sert de la même racine H R M pour
exprimer les dangers qu'ils présentent pour l'être profane. Le
harâm les englobe sans les confondre, car il s'agit, pour le
croyant, de se tenir à l'écart de ces forces dangereuses et de
ne les approcher qu'après les rites et les précautions d'usage.
Pour ces mêmes raisons, le domaine de la sainteté est
également séparé du reste du monde, et cet isolement se traduit par
le même mot qui exclut l'impur et le chtonien. La définition qui
semble le mieux convenir à cet emploi particulier de harâm
serait celle de sacré pur. Est sacré pur le divin ou ce qui
contient un souille divin, ce qui est l'immanence de la divinité,
en rapport avec elle, ou lui appartient en propre. D'où la
notion d'enceinte sacrée, de sanctuaire, de choses interdites,
de personnes, de temps et d'objets sacrés.
Quant au halâl, c'est précisément le non prohibé, tout ce
qui ne présente aucun danger pour l'homme. Pour permettre
à celui-ci de faire un libre choix des choses placées hors de
son domaine licite, il doit, quand la chose est possible, les
débarrasser de leurs éléments dangereux, lesquels, redisons-le,
peuvent être purs ou impurs. A cet effet, il a recours aux rites
bien connus de purification et de désacralisation. Dans ce

1) Nous avons montré ailleurs que le Coran, pour exprimer la pureté, se sert
de préférence des racines Z К W et T II R (Revue de l'histoire des religions, oct.-
déc. 1959, pp. 165 sqq.).
LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 75

dernier cas, le processus peut se compliquer singulièrement ;


car il ne s'agit pas toujours d'ôter à un être ou à une chose
son caractère sacré provisoire (pèlerin en état d'ihrâm), mais
aussi de restituer à la divinité ce qui lui appartient en propre.
La désacralisation pourrait se traduire alors par une
destruction. C'est le principe même du sacrifice, qui consiste à libérer
l'élément dangereux et à le rendre aux divinités, soit par
l'effusion du sang, de l'âme liquide de la victime (c'est la
iadzkiija du sacrifice sanglant islamique), soit par une
destruction totale comme dans le sacrifice des prémices, soit enfin,
et ceci serait tardif, par un paiement, aux autorités religieuses,
de la dîme, zakât. Plutôt que de considérer le sacrifice comme
un don, il serait peut-être plus exact, dans la plupart des
cas, de parler de libre restitution.

S'il semble impossible de définir le sacré autrement que


par son opposition au profane, si nous ignorons la nature de
la force qui se joue derrière lui, du moins pourrons-nous
affirmer qu'il se manifeste sous les formes antagonistes de
l'impur et du pur, qui sont ses éléments de base. Celui-ci
serait en rapport avec le céleste et le religieux, l'autre avec le
chtonien et le magique. S'agit-il de deux modalités d'une même
force ou de deux forces différentes ? On ne saurait le préciser.
Mais quelle qu'en soit la manifestation, le sacré, à cause des
dangers qu'on encourt à s'approcher de lui, est entouré d'un
réseau d'interdits. Une imprudence, un simple contact, et
l'interdit est brisé, libérant ainsi une force dont la décharge,
pareille à celle d'un courant électrique, pourrait être
foudroyante. Il n'existe aucun signe extérieur susceptible de
distinguer le sacré du profane. Objet de croyances, on le
reconnaît par les attitudes qu'on adopte envers lui. C'est
pourquoi un même objet peut être hárám pour un système
religieux et hnlâl pour un autre. Cependant, pour une même
confession, la sacralité, quand elle est inhérente aux êtres
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et aux choses, présente une certaine immuabilité, une sorte


de permanence, alors qu'elle est provisoire et précaire dans
le profane sacralisé et dans le tabou.

* **

On est loin d'avoir épuisé tout le contenu du sacré. Sans


doute, celui-ci se manifeste essentiellement sous la forme du
prohibé et de l'interdit. Ce serait là, pour ainsi dire, son point
culminant, sa cote d'alerte. Mais pareil à un courant électrique,
il pourrait être de faible intensité. Sa manipulation, par le
profane, serait alors exempte de danger. Les amulettes, les
reliques seraient comparables à de petites piles électriques,
susceptibles d'être mises entre toutes les mains. Entre le
pur et l'impur, considérés comme source de danger pour le
profane, il existe toute une région intermédiaire où le sacré
côtoie la vie, la pénètre, sans que les êtres et les choses dans
lesquels il se manifeste soient l'objet d'une séparation. Il
s'agit d'un sacré anonyme, diffus, qui ne se concentre pas en
quantité suffisante au point de devenir dangereux. Cette
immanence est propre aussi bien à l'impur qu'au pur. Pour
protéger les enfants des djinn et du mauvais œil, les Arabes antéisla-
miques leur suspendaient au cou un os de lapin. « Quand un
enfant est en danger de mort, écrit Jaussen, la mère ou une
parente prend une tête de vipère, sept aiguilles brisées, sept
grains d'orge..., un peu de terre du tombeau d'un parent
défunt : le tout est renfermé dans un petit sachet qui est mis
sur la tête du malade pour l'empêcher de mourir1. » Un
examen rapide nous montre que tous les éléments de cette
amulette sont plus ou moins sacrés : le serpent s'apparente
aux djinn, les grains d'orge sont chargés de baraka, la terre
provenant d'un tombeau est en relation avec l'esprit du
défunt, les aiguilles brisées symbolisent la maladie qui se
trouve ainsi enrayée par magie sympathique, le nombre sept
enfin est bénéfique. Le sachet contient donc une puissance

1) A. Jaussen, Coutumes des Arabes au pays de Moab, p. 382.


LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 77

capable de neutraliser les esprits malfaisants qui cherchent à


nuir à l'enfant. Pourtant la manipulation de pareilles
amulettes ne fait l'objet d'aucune précaution. Il existerait des
éléments qui posséderaient, en eux-mêmes ou par contagion,
une certaine dose d'énergie sacrée qui serait sans nocivité
pour le profane.
A cette même région intermédiaire appartiendraient aussi
la sainteté populaire et la baraka1. Nous avons vu plus haut
que la sainteté s'apparente à la pureté qui est l'un des
deux pôles du sacré. De ce fait elle est dangereuse et toute
communication avec elle devrait être précédée d'un rite
approprié. En Arabie préislamique, cette sainteté était dans
les idoles, les bétyles et les sanctuaires, dans les sources et
les arbres sacrés, et si l'on accepte la thèse du totémisme,
dans certains animaux. L'Islam, selon la juste remarque du
Pr Gibb, a rationalisé le sacré et lui a donné Allah pour source
unique. De ce fait, la sainteté devint l'apanage du ciel et
déserta pour ainsi dire la terre. En dehors des lieux saints et
des objets descendus directement du ciel (Coran, pierre noire),
la sainteté, au sens strict du mot, ne se rencontre nulle part
sur la terre. De son vivant, le Prophète de l'Islam n'était
nullement considéré comme une personne sacrée : c'était le
prophète, l'envoyé du ciel. Mais il n'était pas l'objet d'un culte
et son approche ne nécessitait aucun rituel. La piété populaire
ne pouvait accepter que la terre fût ainsi expurgée do toute
sainteté. Déjà, lors du décès de Mahomet, elle se serait
révoltée contre l'idée de cette mort. D'après la Sîra, elle
croyait que le Prophète était simplement endormi et qu'il
allait se réveiller pour reprendre en main les affaires de la
Gamma. Le futur calife Omar alla même jusqu'à menacer de
fustigation celui qui oserait ailirmer la mort de Mahomet.
Il fallut l'intervention énergique d'Abu Bakr pour que la
jeune communauté se résignât à l'idée de la mort de son

1) Nous ne reviendrons pas ici sur cette notion qui a fait déjà l'objet d'un
autre travail : Revue de Vhislnire des religions, t. GXLVIII, n° 1, pp. 68-88, 1955.
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Prophète. Cette même piété populaire finit par ramener


la sainteté sur la terre en érigeant un peu partout, aux
élus du ciel, des sanctuaires sous formes de qoubba, ribâl,
mazâr, en dépit de l'interdiction de l'orthodoxie qui rejette
le culte des morts. Le wali, qui a hérité de toutes les
qualités de l'ancêtre éponyme des anciens Arabes, est redouté,
imploré, presque adoré, et personne n'oserait lui manquer
de respect.
A côté de ces wali considérés réellement comme des
personnes sacrées, il en existe de moins officiels, qui ne font l'objet
d'aucun culte, mais qui sont entourés d'une certaine
vénération non exempte de piété. Ces « saints populaires », selon
l'expression de M. Dermenghem, sont de pauvres gens,
simples, pieux, capables, sans s'en rendre compte, de faire
des choses extraordinaires. Ils marchent sur l'eau, sont en
intimité avec les oiseaux, et les animaux sauvages ne leur
font aucun mal. Parmi ces saints populaires, une mention
spéciale doit être faite des majdhoub. L'union mystique avec
Dieu les a privés de leurs moyens intellectuels : ils « ont subi
« l'attrait, la jadba, au point de n'en être plus que les jouets
« passifs »4 » On ne saurait les confondre avec les fous,
les majnoun. Contrairement à ces derniers dont l'esprit est
possédé par un djinni, le majdhoub est ravi par l'amour divin.
Bien qu'irresponsable, sa folie est néanmoins douce et ne
cause aucun mal. « Mais, dans le doute, écrit M. Dermenghem,
la pratique populaire attribue volontiers, avec bienveillance
et respect, une parcelle de sainteté, à tout être dérangé
d'esprit ou extravagant de manières. Comme si étaient
rigoureusement inverses la « distraction » à l'égard de ce monde et
« l'attraction » vers l'autre2. » Ces simples d'esprit, qui ne font
l'objet d'aucun culte, sont entourés d'estime. Ils détiendraient
une force mystérieuse grâce à laquelle ils accompliraient des
choses extraordinaires. Le sacré qui se trouve en eux appar-

1) E. Dermenghem, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, p. 21, Gallimard,


Paris, 1954.
2) E. Dermenghem, ibid., p. 29.
LA NOTION AMBIGUË DU SACRÉ 79

tient donc à cette région intermédiaire, d'intensité plus ou


moins négligeable, qui peut être approchée, sans préjudice,
par le profane.

Que devient, en définitive, le sacré. Pour rendre plus


sensible l'idée que les analyses précédentes permettent de
dégager, on est tenté d'emprunter une image au monde de la
physique et de comparer le sacré à un champ magnétique.
Comme on le sait, l'aimant possède deux pôles, de signes
contraires, entre lesquels la force magnétique décroît à mesure
que l'on s'approche du centre où elle est nulle. Il en serait de
même de cette force mystérieuse qu'est le sacré. D'une part,
le pur, qui en serait le pôle positif ; d'autre part, l'impur.
A ces deux extrémités, la force est à son maximum et tout
contact avec le profane est dangereux. C'est le domaine par
excellence du prohibé et de l'interdit. Mais, à l'instar de
l'aimant qui peut communiquer son pouvoir à un morceau
d'acier, le sacré peut contaminer un objet profane lequel, à
son tour, devient interdit : c'est le tabou. Au centre, là où la
force est nulle, c'est la zone neutre, le domaine du profane.
Entre chaque pôle et la région centrale, l'intensité diminue
et devient maniable : là prendraient place les amulettes, les
reliques et la baraka.
Après tout, le sacré n'est peut-être qu'une transposition,
dans le domaine métaphysique, d'une force physique dont
on ignore le secret.
J. Chelhod.

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