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28/10/2019 Littérature et exemplarité - « Not erudition, empathy » l’exemplarité morale de la littérature selon Martha Nussbaum - Presses universita…

Presses
universitaires
de Rennes
Littérature et exemplarité | Alexandre Gefen, Emmanuel Bouju,
Marielle Macé, et al.

« Not erudition,
empathy »
l’exemplarité
morale de la

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littérature selon
Martha Nussbaum
Jean-Baptiste Mathieu
p. 93-103

Texte intégral
1 « Ce que j’attends de l’art et de la littérature, ce n’est pas
l’érudition, c’est l’empathie1 » ; not erudition, empathy : c’est
ainsi que la philosophe américaine Martha Nussbaum définit
la vocation de la littérature dans le livre qu’elle a consacré aux
émotions, et qu’elle a baptisé d’une expression empruntée à
Proust : Upheavals of Thought. Cette définition – qui
concerne plus précisément la littérature narrative2 (roman et
théâtre) – apparaît dans une section du livre intitulée
« Cultiver la compassion rationnelle : l’éducation morale et
civique3. » Elle met ainsi en rapport la capacité supposée de la
littérature à nous faire entrer dans les raisons d’autrui ou,
comme le dit Salman Rushdie dans l’épigraphe de ce texte,
« voir comme l’autre voit. Penser comme l’autre pense4 » –
c’est l’empathie ; la capacité supposée de l’empathie produite
par la littérature à susciter et développer l’émotion morale
qu’est la compassion ; l’importance supposée de la compassion
dans la vie morale et publique. Pour le dire en termes plus
généraux, la valeur de la littérature, selon Martha Nussbaum,
réside dans les conséquences morales de l’ouverture qu’elle
nous offre sur l’existence d’autrui ; et c’est ce qui justifie qu’on
la cultive et qu’on l’enseigne. À l’inverse, elle exprime toute sa
réserve envers les théoriciens de la littérature pour qui tout
questionnement pratique (au sens philosophique de cet
adjectif) « trouble l’achèvement du texte5 », et incline, semble-
t-il, à ne voir dans leur attitude à l’égard de la chose littéraire
(comme dans les tendances narcissiques de la littérature)

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qu’un souci de raffinement culturel et de distinction – c’est, je


crois, le sens de sa critique de l’erudition.
2 Le lien qu’établit la thèse défendue par Martha Nussbaum
entre les représentations littéraires, l’interaction
psychologique du lecteur avec ces représentations, et les
conséquences morales de cette interaction, nous reconduit
tout droit à la réflexion platonico-aristotélicienne relative à la
tragédie. Réflexion fondatrice pour la question de
l’exemplarité littéraire – si par « exemplarité littéraire » on
entend la capacité de la littérature : 1/de proposer des
représentations de la vie humaine susceptibles de nourrir un
questionnement général à son sujet ; 2/de former et cultiver
des aptitudes psychologiques déterminantes pour l’adoption et
l’exercice de certains comportements moraux. Cette réflexion,
Martha Nussbaum ne l’ignore évidemment pas, elle dont le
premier livre, The Fragility of Goodness, est sous-titré Luck
and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy. Upheavals of
Thought formule une distinction analogue, à propos de
l’éducation des émotions, entre ce que les « œuvres d’art
narratives » montrent, et ce qu’elles font6.
3 La réflexion de Martha Nussbaum sur l’exemplarité morale de
la littérature n’a donc à première vue rien d’original. Mais ce
défaut d’originalité n’a rien qui doive nous détourner de son
examen – et ce pour cinq raisons. La première :
intellectuellement, l’originalité est une qualité secondaire. La
deuxième : original ou pas, l’intérêt pour les dispositions de la
littérature à l’exemplarité morale a longtemps été marginal
dans la réflexion théorique moderne sur la littérature ;
défendre maintenant ces dispositions, ce n’est pas tant
dérouler à son tour, à la suite de bien d’autres, le fil de la
même vieille pelote, que retrouver le fil (momentanément)
perdu. La troisième : toute défense de la capacité de la
littérature à développer notre discernement moral et ses
« soubassements » psychologiques court le risque d’un
glissement de l’argumentaire à la profession de foi, faute,
notamment, d’une conceptualisation suffisamment précise de
l’interaction psychologique du texte et du lecteur7 ; c’est ce que

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la spécialisation philosophique de Martha Nussbaum lui


permet d’éviter. La quatrième : s’appuyant sur une véritable
philosophie morale, la réflexion de Martha Nussbaum sur
l’exemplarité morale de la littérature dépasse la
compréhension simplement intuitive de cette exemplarité à
laquelle nous « cantonne », par exemple, l’épigraphe de
Salman Rushdie ; c’est le moment de noter que cette réflexion
n’est pas « grecque » seulement par le lien qui la rattache à la
méditation platonico-aristotélicienne sur la tragédie, mais
aussi parce qu’elle s’adosse à une philosophie morale qui,
comme ses aïeules antiques, ambitionne d’avoir des
conséquences individuelles et publiques, et vise
l’épanouissement humain. D’où la cinquième et dernière
raison de prendre au sérieux la réflexion de Martha Nussbaum
sur l’exemplarité morale de la littérature : précisément les
conséquences, notamment éducatives, qu’elle en tire –
définissant ainsi à sa façon un engagement de la littérature
(plutôt que de l’écrivain) dans la vie publique (d’où le titre de
l’un de ses livres : Poetic Justice : The Literary Imagination
and Public Life).
4 Pour toutes ces raisons – et sans doute pour quelques autres
qui, je l’espère, ne manqueront pas d’apparaître dans le cours
de mon propos – les quelques pages suivantes sont consacrées
aux réflexions de Martha Nussbaum sur une vieille idée
toujours neuve : l’exemplarité morale de la littérature –
exemplarité dont ses « pouvoirs » empathiques sont à la fois
l’emblème et l’un des ressorts8.

Un miroir du particulier
5 Comme je le suggérais en introduction, c’est à partir de sa
conception de la pratique et des fins de la philosophie morale
– dans le contexte de son développement anglo-saxon – que
Martha Nussbaum s’est posée la question de l’exemplarité
morale de la littérature. Cette conception a pris forme sur le
fond d’une réaction, dans le monde philosophique anglo-
américain, à la domination d’une conception et d’une pratique
de la philosophie morale qui, sur le modèle de la rationalité
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scientifique, prétendent traiter, et trancher, les questions


morales par l’application déductive d’un ou de quelques
principes généraux à la diversité des cas où ces questions se
posent. Elles donnent naissance à ce que Ruwen Ogien nomme
des « systèmes » (dont l’idéal-type serait l’utilitarisme),
lesquels menacent de nous transformer,
Si nous les adoptions, en agents rigides, insensibles aux cas
particuliers, aux conflits moraux, aux complexités de la vie
morale ; bref, en fonctionnaires de la morale appliquant
partout, aveuglément, le même règlement9.

6 En dépit de leur tour polémique, ces lignes de Ruwen Ogien


définissent bien l’objection première faite aux « systèmes » en
philosophie morale : la négligence du lien essentiel entre le
questionnement moral et l’arrière-plan de situations concrètes
et particulières sur le fond desquelles il prend forme. Elle
apparaît d’abord, après la seconde guerre mondiale, dans les
écrits de la philosophe et romancière britannique Iris Murdoch
– dont Martha Nussbaum a reconnu plus d’une fois s’être
inspirée. Elle est originairement liée à la question de l’écriture
de la philosophie morale, et plus particulièrement des
exemples sur lesquels elle s’appuie. D’où l’intérêt de ceux que
Ruwen Ogien nomme les « anti-théoriciens » – Iris Murdoch,
Martha Nussbaum (bien que cette étiquette ne puisse lui être
appliquée sans précaution), mais aussi Bernard Williams ou
Cora Diamond – pour la littérature narrative. D’une certaine
manière, les « anti-théoriciens » entendent mettre la
philosophie morale à son école, et l’inciter à rechercher des
exemples, ou des cas, qui soient des perturbations plutôt que
des confirmations. Cette école est aussi celle du discernement
moral commun, « ordinaire », dont ils pensent que la
littérature est le miroir le plus fidèle – ainsi Cora Diamond,
dans un texte intitulé « Le cas du soldat nu », critique-t-elle
l’analyse en termes de droit à ne pas être tué que Michael
Walzer propose d’un passage d’Hommage à la Catalogne, de
George Orwell, où le narrateur renonce à tuer un fasciste nu,
arguant que tout l’intérêt de cet exemple, tel qu’il se présente,
est précisément de montrer que le geste du narrateur est
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davantage le fruit d’un habitus moral que d’un raisonnement


« juridique ». Selon Cora Diamond, le fasciste, nu et vaquant à
sa toilette, n’est pas épargné par le narrateur parce que celui-ci
reconnaît son appartenance (momentanée) à la catégorie des
non-combattants et, par conséquent, son droit à l’immunité –
mais plutôt parce que tirer sur un homme nu fait partie d’un
ensemble de choses qui, pour le narrateur, « ne se font pas10 ».
7 Chez Martha Nussbaum, de façon tout à fait concordante avec
ce que j’ai appelé le caractère « grec » de sa philosophie, ce
thème de la négligence du particulier, et de sa correction par le
recours à la littérature narrative, apparaît notamment à propos
de la question du bien. Ainsi écrit-elle dans l’introduction de
Love’s Knowledge :
De par sa structure même, la vision romanesque montre
qu’une chose n’est pas seulement une quantité différente d’une
autre chose ; que non seulement il n’existe pas d’unité de
mesure unique à l’aide de laquelle évaluer de façon pertinente
les mérites supposés de différents biens, mais qu’il n’existe pas
même un ensemble limité de telles unités11.

8 Ces lignes font écho à la critique menée dans Poetic Justice de


certaines versions de l’utilitarisme – l’exemple même d’une
philosophie en quête du mètre étalon du bien –, auxquelles
Martha Nussbaum reproche leur négligence de la diversité des
biens poursuivis par les êtres humains, et du caractère
irréductiblement individuel de cette poursuite – non au sens
où chacun produirait seul et pour lui seul sa définition du bien,
mais où la poursuite du bien est toujours l’affaire d’individus
pris dans des contextes singuliers. C’est précisément ce que la
littérature narrative – ici le roman – donne à voir, plus fidèle
en cela que tout « système » aux conditions réelles de la
poursuite du bien. Et c’est pourquoi toute philosophie qui,
comme l’utilitarisme – ou la philosophie de Martha Nussbaum
–, entend déterminer les conditions de l’épanouissement
humain, et y contribuer, doit faire le détour par l’école de la
littérature narrative.

Un observatoire des émotions


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9 Un thème important, et qui mérite une attention toute


particulière, de la philosophie de Martha Nussbaum est celui
de la prise en compte des émotions. Selon Martha Nussbaum,
les émotions ne sont ni des accès d’irrationalité, ni simplement
des sentiments ; elles sont pour ainsi dire les « révélateurs » de
nos conceptions du bien. Quelle est la structure d’une
émotion ? Une émotion a un objet, distinct du sujet de
l’émotion ; le sujet porte sur cet objet un jugement de valeur
en rapport avec sa propre conception de la vie bonne,
jugement qui détermine la nature de l’émotion – aussi peut-on
dire de l’émotion qu’elle est l’expression de ce jugement. Une
émotion est cognitive en ce que le jugement qui la constitue
n’existe pas indépendamment d’une perception déterminée de
son objet, et normative en ce que cette perception est elle-
même informée par l’adhésion à des valeurs. C’est ainsi que les
émotions peuvent être qualifiées de « révélateurs » de nos
conceptions du bien. Il serait d’une certaine façon possible de
dresser notre portrait moral à partir de l’observation de nos
émotions. Ceci n’est pas sans lien avec une autre
caractéristique essentielle de la structure des émotions : leur
narrativité. Nos émotions ont une histoire – qui est aussi celle
de notre rapport au monde, et de la conception du bien qu’il
manifeste. Comprendre nos émotions, et comprendre ainsi
notre conception du bien, implique le récit de cette histoire12.
10 On saisit immédiatement l’importance, pour l’entreprise
philosophique de Martha Nussbaum, de l’observation et de
l’analyse des émotions : les émotions sont une voie d’accès
privilégiée à la diversité des conceptions du bien, ainsi qu’à
leur inscription dans des contextes singuliers. En outre, de par
leur dimension cognitive et normative, elles participent à
l’exercice de notre discernement moral – ce que les
« systèmes » dont il était question plus haut ont également
tendance à négliger. Comprendre les émotions, c’est
comprendre l’une des modalités fondamentales du rapport de
l’homme à ce qui l’entoure, et c’est se donner la possibilité de
réfléchir aux moyens de perfectionner ce rapport. Sur ce point
encore, la philosophie morale doit se mettre à l’école de la

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littérature narrative, pour au moins deux raisons. La première


est que les émotions constituent la matière même de cette
littérature – citant Dickens, Martha Nussbaum, dans Poetic
Justice, définit le roman comme le récit « des espoirs et des
peurs humains13 » (je souligne). La seconde est que la
littérature narrative est structurellement apte à mieux faire
connaître les émotions, dont la structure est, précisément,
narrative.

La sollicitation des émotions


11 Dans Poetic Justice, Martha Nussbaum écrit : « La littérature
et les émotions forment une coalition14 », ce qu’elle développe
ainsi :
Les lecteurs de romans, les spectateurs de drames se trouvent
eux-mêmes conduits par ces œuvres à éprouver de la peur, du
chagrin, de la pitié, de la colère, de la joie et du plaisir, et
même un amour passionné15.

12 Dans Upheavals of Thought, elle précise les différents types


d’émotions qu’il est possible d’éprouver vis-à-vis des œuvres
littéraires narratives :
1. Des émotions vis-à-vis des personnages : (a) en partageant
l’émotion d’un personnage par identification, (b) en réagissant
à l’émotion d’un personnage. 2. Des émotions à l’égard de
« l’auteur impliqué », de la perspective sur la vie qui s’incarne
dans l’œuvre entière : (a) en partageant cette perspective et les
émotions afférentes, à travers l’empathie, (b) en réagissant à
cette perspective, soit avec sympathie soit de façon critique.
Ces émotions opèrent à de multiples niveaux de particularité et
de généralité. 3. Des émotions vis-à-vis de ses propres
possibilités. Elles sont également diverses et opèrent aussi à de
multiples niveaux de particularité et de généralité16

13 Racontant des histoires nourries des émotions les plus


diverses, récit lui-même empreint d’émotions déterminées, la
littérature narrative sollicite les émotions du lecteur – c’est-à-
dire l’une des composantes essentielles de son discernement
moral, et l’une des expressions privilégiées de sa personnalité

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morale. Autrement dit, la littérature narrative, en sollicitant


les émotions du lecteur, exerce et teste l’un et l’autre.
14 Il peut sembler que, s’agissant de l’exemplarité morale de la
littérature narrative, on glisse ici de la perspective du
philosophe, adoptée dans les deux sections précédentes, à celle
de l’individu « lambda ». En réalité, cet individu « lambda »,
en tant qu’agent moral, n’est pas moins concerné que le
philosophe par la représentation des diverses conceptions du
bien et des émotions dont elles constituent le soubassement ;
et le philosophe n’a pas moins à gagner que lui à s’engager
dans l’interaction émotionnelle avec les œuvres littéraires
narratives. Dans Poetic Justice, Martha Nussbaum soutient
que la lecture des romans est « un jeu d’allers et retours entre
le général et le particulier, inscrit dans la structure même du
genre, dans sa façon de s’adresser à ses lecteurs », et qu’ainsi
« le roman construit le modèle d’un certain style de
raisonnement moral, sensible au contexte sans être
relativiste », dont les conclusions découlent de « la projection
d’une idée générale de l’épanouissement humain sur une
situation déterminée, dans laquelle nous sommes invités à
entrer par l’imagination17 ». Le type de raisonnement moral
que, selon Martha Nussbaum, sollicite la lecture des romans
est, comme sa description de l’interaction émotionnelle avec
les œuvres littéraires narratives, un analogue de la méthode
dite de « l’équilibre réfléchi », théorisée par John Rawls et
adoptée par elle-même comme la plus susceptible de concilier
deux « attendus » de toute réflexion morale : l’attention à la
diversité des expressions de la moralité, et la distance critique
à leur égard. Ainsi, la lecture des œuvres littéraires narratives
est une école de la réflexion morale pour le philosophe et le
non-philosophe, sous quelque aspect que ce soit.
15 Dans la citation précédente de Poetic Justice, un terme n’aura
pas manqué d’attirer l’attention : celui d’imagination. Cette
faculté, Martha Nussbaum la définit dans le même livre
comme celle « de voir une chose comme une autre, de voir
dans une chose une autre chose18 ». Une définition qui
rappelle l’accent mis sur l’empathie dans la citation

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d’Upheavals of Thought d’où le titre de cet exposé est issu,


comme le propos de Salman Rushdie qui m’a servi à la gloser –
au fond, « voir comme l’autre voit », n’est-ce pas voir ce qu’il
voit d’autre que moi dans une chose que nous voyons tous
deux ? Or il me semble qu’une suggestion parcourt l’ensemble
de la réflexion nussbaumienne sur l’exemplarité morale de la
littérature – et cette suggestion, c’est que la sollicitation des
émotions concourt à l’exercice de cette faculté moralement
précieuse qu’est l’imagination19. Développer cette suggestion
sera l’occasion de parler enfin, quoique trop brièvement, d’un
roman.
16 Ce roman, c’est Effi Briest, de Theodor Fontane. Martha
Nussbaum y fait référence dans Upheavals of Thought en tant
qu’illustration de l’erreur qu’il y a à « éduquer les gens à vivre
seulement selon des règles, plutôt que selon une combinaison
de règles, d’amour et d’imagination20 ». Que raconte Effi
Briest pour être l’illustration d’une telle erreur ? L’histoire du
mariage d’une jeune fille, Effi, avec un haut fonctionnaire
prussien beaucoup plus âgé qu’elle, Instetten, et qui la délaisse
– non point volontairement mais « de bonne foi » et parce
qu’il n’imagine pas qu’il soit possible de vivre son mariage
autrement qu’il ne le vit – de sorte qu’elle cède (mais sans
excès ni aspirations à la Emma Bovary) à un bref adultère.
Lorsqu’Instetten, des années plus tard, découvre cet adultère,
il agit selon ce qu’il tient pour son devoir : il provoque en duel
l’éphémère amant de son épouse, le tue, et renvoie Effi – non
sans souffrir lui-même de ses propres décisions, lesquelles ont
pour ultime conséquence la mort d’Effi. Martha Nussbaum
rappelle qu’avant de mourir, Effi « dit à ses parents que son
mari a agi du mieux qu’il a pu – pour un homme qui n’avait
jamais réellement ressenti d’amour21 ». Le lecteur, qui peut
comprendre les raisons d’Instetten – lesquelles ne sont
violemment blâmées ni par le narrateur, ni par Effi, ni par les
parents d’Effi, qui l’accueillent après son renvoi –, est
néanmoins conduit par la présentation du personnage d’Effi à
sympathiser avec elle et, ainsi, à comprendre les limites de
l’adhésion inconditionnelle d’Instetten à la morale de

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l’honneur et du devoir. Le roman suggère ainsi qu’Instetten


eût-il adopté sur son épouse la perspective qu’il fait adopter au
lecteur – eût-il accepté de voir son épouse comme le lecteur
accepte de la voir, et ainsi de sympathiser avec elle –, il aurait
vu en elle autre chose que ce que sa conception du devoir le
conduit à y voir, et que l’adultère « accidentel » d’Effi ne serait
pas devenu un adultère fatal. Émotion, imagination, et
modification (heureuse) du jugement ont ici partie liée – dans
l’esprit même de la réflexion de Martha Nussbaum22.

Élaboration littéraire, émotions esthétiques,


et reconnaissance d’autrui
17 L’importance des émotions dans la réflexion morale de Martha
Nussbaum ne tient pas qu’à leur dimension normative, non
plus qu’au rôle qu’elles jouent dans l’exercice du discernement
moral. En tant qu’elles sont la reconnaissance de la valeur,
pour l’existence même du sujet de l’émotion, de choses
distinctes de lui-même, elles sont aussi la reconnaissance de sa
dépendance à ce qui lui est extérieur, et qu’il ne maîtrise pas
entièrement – de son absence d’« auto-suffisance » (self-
sufficiency). En ce sens, les émotions – certes pas toutes les
émotions : la honte, par exemple, reconnaît bien l’absence de
self-sufficiency, mais comme une tare – peuvent être un mode
d’accès privilégié à la reconnaissance d’autrui, et tout
particulièrement certaines émotions que l’on pourra qualifier
d’esthétiques. D’où, encore une fois, l’intérêt moral de la
littérature narrative.
18 Dans Poetic Justice comme dans Upheavals of Thought,
Martha Nussbaum s’efforce de contrer une objection possible à
sa réflexion sur la littérature narrative : qu’elle implique une
conception purement instrumentale de sa valeur, alors que la
littérature narrative, comme toute forme d’art, possèderait une
valeur en soi, étroitement liée à la satisfaction procurée par
l’articulation de la forme et du contenu. Dans Upheavals of
Thought, Martha Nussbaum prend acte de cette valeur propre,
non instrumentale, que l’on qualifie ordinairement
d’esthétique :
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Toute œuvre suffisamment riche du point de vue de sa


structure comme de son contenu pour susciter de profondes
réactions émotionnelles suscitera également émerveillement
(wonder) et admiration pour la complexité de son propre
dessin23.

19 Quelques pages auparavant, réfléchissant à l’importance des


récits pour l’éducation des enfants, elle écrit :
Les récits ont nourri la curiosité de l’enfant, son sens de
l’émerveillement (wonder), de la délectation sensorielle,
renforçant sa capacité à voir les autres d’un point de vue non
instrumental [...], comme objets d’émerveillement (wonder)
pour eux-mêmes24.

20 La même émotion, l’émerveillement (wonder), liée à la


reconnaissance de l’existence séparée d’une chose et de sa
valeur intrinsèque, vaut ici pour l’œuvre littéraire narrative en
tant qu’objet esthétique et pour ce qu’elle représente, c’est-à-
dire des existences individuelles – comme par une projection
de l’émotion esthétique sur les vies représentées, sans doute
parce que (comme le suggèrent maintes analyses de Martha
Nussbaum) ces vies sont d’autant plus mises en valeur que
l’œuvre est esthétiquement réussie. La réussite esthétique
suscite une émotion qui, projetée sur l’objet de la
représentation, acquiert le contenu moral qu’est la
reconnaissance d’autrui. Notons pour conclure sur ce point
que Martha Nussbaum admet l’existence du processus pour
ainsi dire inverse : que l’œuvre littéraire narrative, en vertu
même de l’émerveillement qu’elle suscite, devienne un
« substitut » de personne – que la relation du lecteur à l’œuvre
qu’il admire éveille des émotions ansalogues à celles que l’on
éprouve pour une personne aimée25.

Pour conclure : la littérature dans la cité


21 Poetic Justice est le fruit de conférences données dans une
faculté de droit – autrement dit, la réflexion menée dans ce
livre sur les mérites moraux de la littérature narrative
s’adressait initialement à de futurs juristes, et visait à les
convaincre de l’intérêt de lire des romans pour mieux exercer
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leurs futures fonctions, ainsi que de l’intérêt d’inscrire la


lecture et l’étude des romans dans le cursus juridique. Ce dont
les réflexions de Martha Nussbaum sur l’exemplarité morale
de la littérature entendent aussi nous convaincre, c’est de la
nécessité d’inscrire la culture littéraire dans les formations
préparant aux métiers de la vie publique – et ce dans la
mesure où l’exemplarité morale de la littérature est définie à
partir d’une conception de la réflexion morale comme
contribution à l’épanouissement humain. Comme Sartre,
Martha Nussbaum pense que la littérature narrative n’échappe
pas à la politique ; toutefois, à l’inverse de Sartre, ce n’est pas
parce que même ne pas parler de politique, c’est encore en
parler, mais parce que les situations dépeintes dans le récit le
moins politique qui soit, et les émotions dans lesquelles il
engage le lecteur, ne peuvent manquer de soulever la question
des conditions et des moyens de l’épanouissement humain. Un
juge ou un économiste ont affaire à cette question ; leur
formation ne doit donc pas les priver des ressources d’une
éducation littéraire. C’est de cette façon que Martha Nussbaum
définit (sans jamais employer ce mot) un engagement possible
de la littérature – certes moins exaltant, moins héroïque que
d’autres formes mieux répertoriées, trivial même, mais au fond
pas moins ambitieux : car ce n’est ni plus ni moins que de la
place de la culture littéraire dans nos sociétés démocratiques
qu’il s’agit.

Notes
1. Martha N , Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions,
Cambridge University Press, 2001, p. 342 : « what I want from art and
literature, is not erudition ; it is empathy ».
2. Bien qu’excluant la présence d’un narrateur, le théâtre peut « raconter »
des histoires – d’où son inclusion dans la littérature narrative.
3. « Implementing rational compassion : moral and civic education », ibid.,
p. 425.
4. Dans un entretien accordé au Monde des livres du 27 mai 2005, p. X.
5. «. .. sully the text’s purity of finish... », dans Love’s Knowledge : Essays
on Philosophy and Literature, Oxford University Press, 1990, p. 29.

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6. « Narrative artworks are important for what they show the person who is
eager to understand the emotions ; they are also important because of what
they do in the emotional life », Upheavals of Thought, p. 236 (je souligne) ;
voir aussi les lignes conclusives du premier chapitre de Poetic Justice : The
Literary Imagination and Public Life, Beacon Press, 1995 : « I make two
claims, then, for the reader’s experience : first, that it provides insights that
should play a role [...] in the construction of an adequate moral and
political theory ; second, that it develops moral capacities without which
citizens will not succeed in making reality out of the normative conclusions
of any moral or political theory, however excellent », p. 12 (je souligne). Je
dois aussi reconnaître ma dette envers un brillant article de Létitia Mouze,
« Se connaître soi-même : tragédie, bonheur et contingence », dans le
numéro d’octobre 2003 des Études philosophiques – article attribuant à
Platon l’idée d’une influence morale de la tragédie, à Aristote celle d’une
portée morale de la tragédie.
7. Ainsi Salman Rushdie parle-t-il, dans l’entretien précédemment cité, des
« pouvoirs » empathiques de la littérature comme d’une faculté « quasi
surnaturelle » (je souligne).
8. D’abord présenté dans le cadre du séminaire « Littérature et
exemplarité » de l’université de Rennes 2, cet article a bénéficié des
observations de Francine Dugast, Solenn Dupas et Emmanuel Bouju –
ainsi que des relectures d’Agathe Lechevalier, Nicolas Wanlin et, tout
particulièrement, Thomas Pavel.
9. Ruwen O , « Théorie », dans Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, sous la direction de Monique Canto Sperber, PUF,
2004, tome 2, p. 1940.
10. Cora D , « Le cas du soldat nu », dans Cités, PUF, n° 5, 2001, p.
113-125.
11. « The organizing vision of the novels shows that one thing is not just a
different quantity of another ; that there is not only no single metric along
which the claims of different good things can be meaningfully considered,
there is not even a small plurality of such mesures », Love’s Knowledge, p.
36.
12. Toutes nos émotions ne sont pas dépendantes de notre histoire. Mais
toutes, étant des événements, sont susceptibles de faire l’objet d’un récit (je
dois cette correction à Thomas Pavel).
13. « Stories of « human hopes and fears » », Poetic Justice, p. 54.
14. « Literature is in league with the emotions », ibid., p. 53.
15. « Readers of novels, spectators of dramas, find themselves led by these
works to fear, to grief, to pity, to anger, to joy and delight, even to
passsionate love », ibid.
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28/10/2019 Littérature et exemplarité - « Not erudition, empathy » l’exemplarité morale de la littérature selon Martha Nussbaum - Presses universita…

16. « 1. Emotions toward characters : (a) sharing the emotion of a character


by identification, (b) reacting to the emotion of a character. 2. Emotions
toward the « implied author », the sense of life embodied in the text as a
whole : (a) sharing that sense of life and its emotions through empathy, (b)
reacting to it, either sympathetically or critically. These emotions operate at
multiple levels of specificity and generality. 3. Emotions toward one’s own
possibilities. These, too, are multiple and operate at multiple levels of
specificity and generality », Upheavals of Thought, p. 242.
17. « This play back and forth between the general and the concrete is, I
claim, built into the very structure of the genre, in its mode of address to its
readers. In this way, the novel constructs a paradigm of a style of ethical
reasoning that is context-specific without being relativistic, in which we get
potentially universalizable concrete prescriptions by bringing a general
idea of human flourishing to bear on a concrete situation, which we are
invited to enter through the imagination », Poetic Justice, p. 8.
18. «. .. the ability to see one thing as another, to see one in another », ibid.,
p. 36.
19. Je dois ici reconnaître ma dette envers le livre de Pierre Livet, Émotions
et rationalité morale, sans les analyses duquel cette suggestion ne m’aurait
guère été perceptible.
20. «. .. what is wrong with bringing people up to live by rules alone rather
than by a combination of rules with love and imagination », Upheavals of
Thought, p. 390.
21. « She says to her parents that her husband acted as well as he could –
for a man who had never really felt love », ibid.
22. Ce court développement autour d’Effi Briest me donne l’occasion de
remercier Dimitri Soenen, qui m’a fait découvrir cet admirable roman.
23. « Any work that is sufficiently rich in structure and content to elicit
deep emotional responses will also elicit admiration and wonder for its own
complexity of design », Upheavals of Thought, p. 247-248.
24. « Narratives have given nourishment to curiosity, wonder, and
perceptual delight, strengthening her ability to see other people in
noninstrumental [...] ways, as objects of wonder in their own right », ibid.,
p. 237.
25. C’est du moins une lecture possible de l’avant-dernier paragraphe de la
p. 248 d’Upheavals of Thought.

Auteur

Jean-Baptiste Mathieu
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Référence électronique du chapitre


MATHIEU, Jean-Baptiste. « Not erudition, empathy » l’exemplarité
morale de la littérature selon Martha Nussbaum In : Littérature et
exemplarité [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007
(généré le 28 octobre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/39448>. ISBN : 9782753547391. DOI :
10.4000/books.pur.39448.

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GEFEN, Alexandre (dir.) ; et al. Littérature et exemplarité. Nouvelle
édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007 (généré
le 28 octobre 2019). Disponible sur Internet :
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10.4000/books.pur.39432.
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