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Agir urbain

par Doina PETRESCU, Anne QUERRIEN et Constantin PETCOU

| Association Multitudes | Multitudes

2008/1 - n° 31
ISSN 0292-0107 | ISBN 2-9155-4759-7 | pages 11 à 15

Pour citer cet article :


— Petrescu D., Querrien A. et Petcou C., Agir urbain, Multitudes 2008/1, n° 31, p. 11-15.

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agir urbain
Doina
Petrescu,
Anne
Querrien &
Constantin
Petcou
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La critique de la vie quotidienne n’appelle pas nécessairement un


combat conscient et organisé contre les structures qui la conditionnent.
Elle n’est pas toujours militante. Elle démarre mezzo voce dans la vie
de tous les jours, elle se loge dans les solidarités spontanées du quoti-
dien urbain. Elle ronronne, reste invisible si elle ne fait pas l’objet
d’une mise en forme, si elle ne se donne pas à voir, à toucher, à sentir,
si elle n’enclenche pas la production d’un nouvel espace sensible.
À la différence du militantisme politique, que l’on traduit aujour-
d’hui par « activisme », c’est une activité critique, engagée et créative
dans la ville à partir d’un certain « agir » — un agir de quiconque par
« des actes sans fins dans le temps et dans le but », comme le disait
Fernand Deligny 1. Un agir « sans fins » n’a pas de but ou de temps pré-
assigné‚ il se préoccupe seulement de la possibilité pour chacun de suivre
son chemin, de trouver l’espace de ce qu’il a à faire. Un projet aux an-
tipodes du fonctionnement des espaces publics dans les villes contem-
poraines, où l’usage ne doit pas laisser de traces. Alors que la conve-
nance invite à subir l’espace, à le respecter, à se conformer, l’agir urbain
crée une ou plusieurs lignes de modification, invite à jardiner l’espace,
à l’occuper et à le transformer, à faire voir une présence différente. Parfois
cette présence peut se faire militante, massive, pour faire respecter ses
droits, pour garder ses marques.
Cet « agir » est en continuité avec les actions qui utilisent la ville
comme terrain — protestations, révoltes, manifestations, contestations,
défilés — et s’y donnent en spectacle, en opérant par intrusion. Il in-
vite à faire des habitants un acteur direct de l’action. Les inclure de-
mande de l’intelligence et de l’imagination, la conscience que le rap-
port de force n’est pas directement en faveur du mouvement, que
l’adhésion du public doit être construite. Des groupes activistes comme
Reclaim the Streets en ont saisi, dès les années 1990, la nécessité. Brian
Holmes retrace l’histoire de ces groupes, en soulignant leur parenté avec
la critique situationniste, et il montre leur apport inventif aux techniques
d’auto-organisation et de subversion des mass médias.
Ces mouvements sont liés à la nouvelle nature biopolitique, tant de
l’exploitation par le capital, que de la résistance à son égard. C’est toute
la vie qui est désormais mobilisée dans la production, à travers les
formes toujours plus directement productives de la consommation, et
toute la vie qui est mise à l’écart, dès lors qu’elle fonctionne selon d’autres
standards que ceux du système. Les quartiers se remplissent d’inutiles
ou prétendus tels, qui ont alors à réinventer tous les aspects de la vie
quotidienne. Cet « agir » développe d’abord des interventions locales
et ponctuelles, dans les quartiers, là où les gens et les activistes habi-
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tent. Mais il se forme aussi en réseau et projets trans-locaux, tant ces


luttes biopolitiques qui se mènent dans le monde entier sont sœurs, y
compris dans leur modestie apparente. Un premier critère de cette so-
rorité : elles sont menées souvent par des femmes. Avec les activistes,
artistes ou militants elles construisent et fabriquent « en douceur » des
espaces communs nouveaux qui dans leur ouverture accueillante et leur
nécessité interrogent radicalement les lois, les règles, les procédures,
les politiques, les modèles, les lois, les manières de faire, de travailler
et de vivre dans la ville d’aujourd’hui.
Cet « agir » de petite échelle poursuit à sa mesure les grandes luttes
abandonnées par les compromis militants et les prises de pouvoir.
Ashwin Desai a lutté pour la libération de l’Afrique du Sud aux côtés
de l’ANC. Mais aujourd’hui il se range aux côtés des femmes des quar-
tiers qui condamnent le virage néolibéral de l’ANC. La lutte nationale
est remplacée par une lutte urbaine quotidienne contre la privatisation
des services et des espaces publics. C’est une lutte pour la ville et pour
la vie. Malgré l’enfermement, la ségrégation, la pauvreté, la lutte conti-
nue, même si les médias se font discrets sur les confrontations ur-
baines, et plus encore sur les contenus des discussions de ceux qui les
animent. Le désir d’échapper à l’univers aliéné, le désir de l’exode est
intact. Reste à le découvrir, à le faire sortir de sa tanière, à savoir, comme
le demande Toni Negri, « Où habite l’exode » ?
L’hypothèse de l’agir urbain dont témoignent plusieurs des articles
de cette majeure c’est que l’exode habite au coin de la rue, juste en bas
de chez soi, comme l’ont toujours rendu sensible les immigrés plus ou
moins jeunes. Ce coin de la rue est bien abîmé par l’urbanisme contem-
porain, supprimé dans les cités et les lotissements, rogné par les voi-
tures en ville. C’est à le restituer sous d’autres formes, à restituer des
espaces du commun que s’emploie l’agir urbain, dit Anne Querrien.
En regardant bien, on rencontre encore dans l’espace urbain, une
multiplicité d’interstices qui, pour Pascal Nicolas-Le Strat, fondent une
capacité de résistance et de reconstruction de l’intérieur par l’intérieur.
L’interstice est l’une des figures spatiales de l’agir urbain comme agir
de la liaison, comme agir à partir de l’intervalle. Une autre figure est
la « lisière », le bord, la marge, la frontière des conditions spatiales, que
l’on peut voir comme un intervalle entre deux milieux, et dont la ri-
chesse est le produit des milieux qu’elle sépare. Du point de vue éco-
logique, interstice et lisière sont des espaces à « épaisseur biologique »,
des espaces de conjugaison biopolitique.
L’architecte Teddy Cruz parle du « devenir-quartier » d’un fragment
de frontière, de l’épaisseur que prend à San Diego-Tijuana la frontière
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entre États-Unis et Mexique. C’est une frontière globale qui partage


le monde en deux hémisphères économiquement et politiquement dif-
férents, l’un se protégeant de l’autre par des dispositifs spatio-militaires
de contrôle et de surveillance : des miradors, des barbelés, des barrières,
des murs, l’autre rêvant à des transgressions informelles de petite
échelle telles que percements, figurations d’enjambements et accueil
des maisons roulantes en provenance de l’autre côté 2.
Le changement d’échelle, le passage du global au local, et la sortie
temporaire de la domination passent par le micropolitique, des initia-
tives très précisément situées, mais qui ont toujours pour objet et pour
effet la conquête d’un espace, aussi petit soit-il, comme le remarque
Michel Agier en Amérique Latine et en Afrique. La ville globale est une
ville qui se vit par des temporalités courtes, dont la « durabilité » se né-
gocie au quotidien : une durabilité du spontané, du temporaire. Ce sont
des territoires, des zones de l’agir qui pourraient constituer la version
dans l’espace-temps réel des « zones temporairement autonomes » des
hackers des médias.
Les micro-espaces aménagés par l’atelier d’architecture autogérée
(aaa) à Paris démontrent que l’on peut justement forger une durabi-
lité par le temporaire, basée sur des répétitions et des ritournelles qui
permettent à la fois une continuité (donc un renforcement) et une ré-
institution. Chaque fois, l’espace se réinstitue et les sujets se resubjec-
tivisent dans des jardinages, des débats, des échanges, des fêtes. C’est
une démocratisation continue de l’espace de proximité par « agence-
ment jardinier », un « agir » interstitiel et biopolitique quotidien.
Cet « agir » se greffe sur le potentiel dynamique et créatif du désir,
auquel des activistes de Hambourg ont donné un espace d’expression
avec le Park Fiction. En bordure du port, livré à une rénovation urbaine
néolibérale dure, un groupe d’habitants a cherché à épargner un espace.
Il a su démontrer à la ville que d’autres désirs devaient être assouvis
que celui qui consiste à spéculer. Cette visibilité donnée aux désirs et
ce corps donné à l’imagination ont fait signal. Le mouvement citoyen,
commencé avec les squats des quartiers anciens, continue à marquer
la ville d’un interstice, d’une rupture dans le lissage général.
Ces activistes sont souvent des artistes, des citadins qui cherchent à
faire trace et à désaliéner leur quotidien. S’ils ne sont pas artistes dès
le début, ils ne tardent pas à le devenir, car c’est aux savoir-faire artis-
tiques qu’ils empruntent leurs modes d’expression visuels et sonores,
et leur éthique qui ménage une large place à l’humour. Jochen Becker
parle d’un « activisme informel », d’un regard qui se porte sur l’étrange
et en perçoit la part de résistance. En s’extrayant d’une position mo-
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rale bienséante, il découvre l’informel partout où il court, chez les


autres sans doute, chez les Turcs pour les Allemands, mais aussi chez
leur président ; un informel général qui renverse le monde.
Attention à ne pas s’enthousiasmer trop vite, estime Jesko Fezer.
L’autogestion, l’autoconstruction, l’informel sont aussi des attitudes mo-
bilisées par le néolibéralisme et son appel à l’activité constituante, no-
tamment financière, de l’individu. L’urbanisme situationnel n’existe pas
seulement à la marge ; il est à la base de projets urbains qui confisquent
progressivement la ville. Certes, il y a eu des mouvements de profes-
sionnels intéressants depuis les années 1970 : l’advocacy planning et les
Community Design Centers aux États-Unis ou les Baugruppen aujourd’hui
en Allemagne. Mais ces pratiques, d’abord de résistance à la marge, sont
récupérées comme forme courante de l’agir individuel et commandées
comme telles par la société dominante.
L’« agir urbain » présenté ici nous paraît cependant ne pas mériter
cette mise en garde, car il ne présente aucune recette et ne s’adresse à
l’individu qu’en tant qu’il accepte de s’agencer à une expérience col-
lective et de participer à la production d’un coin temporaire dans la
mise en flux qui caractérise le biopouvoir. Il s’agit simplement de té-
moigner que de l’exode existe dans la ville, que l’exode a aujourd’hui
la ville pour condition.

(1) Deligny se réfère ici à tous les membres de la communauté qui l’accompagnait en pré-
sence proche des enfants autistes. Cf. Multitudes, n°24, printemps 2006.
(2) On retrouve ici la politique de l’ambiguïté dans le scénario du film d’Ursula Biemann
sur les femmes des maquiladoras. Cf. Multitudes, n°15, hiver 2004.

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