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Revue Biblique 116 (2009), p.

82-110 Étienne Nodet

LE BAPTÊME DES PROSÉLYTES,


RITE D’ORIGINE ESSÉNIENNE
Étienne NODET, o. p.
École Biblique POB 19053 Jérusalem-IL
<nodet@ebaf.edu>

RÉSUMÉ
Le baptême des prosélytes, institution rabbinique qui se superpose à la
circoncision, est resté longtemps une énigme, puisqu’on n’arrive pas à prouver
qu’il est antérieur au christianisme. Cependant, lorsqu’on examine la formation
des traditions rabbiniques, on discerne une composante essénienne : ce sont les
haberim, qui sont à la fois vénérés et mis à distance, car ils sont trop stricts
pour servir de modèle pour tous. En effet, le propos de la réorganisation
commencée à Yabné-Iamnia après 70 était d’encadrer tout un peuple.

SUMMARY
The Jewish proselyte baptism, which is performed after cricumcision, is a
classical puzzle, since its existence before Christianity is hardly proven. But
scrutinizing the formation of the Rabbinic traditions leads to identify an Essene
layer from the Second Temple period, termed haberim in the sources. These
groups are both held in high esteem and put at some distance, for their
strictness prevented their being a model for all. Indeed the goal of the
reorganization launched at Yabneh-Iamnia after 70 was to provide a whole
people with guidelines.

Introduction
Le judaïsme rabbinique prévoit pour les nouveaux convertis la circoncision
et un « baptême des prosélytes ». Comme celui-ci n’a pas d’antécédent biblique
bien net, et que les passages qui le mentionnent ne sont pas antérieurs à la ruine
de 70, on a d’abord cru que c’était un emprunt au christianisme, ou au moins
au baptême de Jean1 . Étant donné l’importance évidente d’un rite d’entrée et le
nombre de règles rabbiniques détaillées concernant les prosélytes, on se borne
maintenant à admettre que cette institution n’a pas pu être créée de toutes
pièces par les milieux qui ont produit la Mishna ; autrement dit, elle existait à

1
Cf. références dans Harold H. ROWLEY, « Jewish Proselyte Baptism and the Baptism of
John », HUCA 15 (1940), p. 313-334, n. 1.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 2
2
l’époque du second temple, même si l’on n’en discerne pas l’origine .
Or, cette origine peut être retrouvée : il s’agit simplement de la coutume
essénienne d’admission des néophytes. Pour le montrer, on procède en
plusieurs étapes, qui nécessitent quelques détours : d’abord, un examen du
baptême dans les traditions rabbiniques montre que le rite est malaisé à cerner ;
ensuite, après un examen rapide de la position du judaïsme rabbinique dans le
spectre des diverses tendances juives au Ier siècle, on s’attache à en déterminer
une strate ancienne, qui permet une comparaison utile avec ce que l’on sait des
esséniens. En finale, on propose quelques observations sur le baptême de Jean,
puisque ses origines ne sont pas directement bibliques. La méthode générale
employée consiste à rassembler les détails dispersés dans les sources, en
recherchant une cohérence d’ensemble des systèmes de rites.

I – Un baptême fugitif
L’examen des sources révèle un contraste net entre les recueils tannaïtiques
principaux (avant 250 ap. J.-C.) et le Talmud, qui est postérieur mais contient
des traditions tannaïtiques d’autorité moindre : les plus anciens sont très
allusifs, alors qu’ensuite on fournit de nombreux détails rituels.

I
Pour expliquer l’origine et le sens du baptême des prosélytes, il a parfois été
avancé qu’il s’agit simplement de la purification lévitique3 , puisque le païen est
réputé impur. Cela ne peut convenir, puisqu’un tel rite est fréquent pour tout
Juif, qu’il soit ou non d’origine païenne ; le baptême des prosélytes ne serait
alors que la première d’une série indéfinies de purifications, et non un rite
spécifique d’initiation.
Considérons les passages classiques sur ce rite ; ils sont peu nombreux. Dans
le traité de la Mishna (publiée vers 200) sur la Pâque, on lit (m.Pes 8:8 ; m.
m.Edu 5:2) : « Un prosélyte qui s’est converti la veille de Pâque – l’école de
Shammaï dit : “Il fait une immersion et mange sa pâque le soir ;” et l’école de
Hillel dit : “Qui se sépare de son prépuce est comme celui qui se sépare de la
tombe (rbqhm).” » Plus tard, lorsqu’après 135 la circoncision fut interdite en
Judée, on précisa que le débat concernait le véritable prosélyte, et non le Juif

2
Ainsi SCHÜRER-VERMES, III:173-174, qui propose en hésitant le Ier s. ap. J.-C., à cause du
silence de Philon et Josèphe sur la question. La tendance générale de l’ouvrage – l’original
comme l’adaptation récente – est de projeter le judaïsme rabbinique, bien documenté, comme
étant normatif en Judée à l’époque de Jésus, moins bien connue, mais c’est fréquemment
inexact et complique artificiellement certaines questions. Déjà Augustin CALMET, Histoire de
l'Ancien et du Nouveau Testament et des Juifs. Tome septième, Paris, 1726, p. 288, jugeait
impossible que les Juifs aient emprunté ce rite aux païens ou aux chrétiens. Joachim JEREMIAS,
Infant Baptism in the First Four Centuries, London, SCM Press, 1960, p. 24-37, conclut
aussi, par nécessité logique, que ce baptême existait avant Jésus et Jean.
3
Ainsi dans l’original Emil SCHÜRER, Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu
Christi II, Helsingfors, J. C. Hinrichs, 1897, p. 321.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 3
incirconcis (b.Pes 92a).
L’énoncé très condensé de la Mishna comporte quelques obscurités. Deux
d’entre elles sont faciles à lever. D’abord, le contexte exige que « converti »
signifie « circoncis », d’autant plus qu’il est prescrit par Ex 12,43 que seuls les
circoncis peuvent participer à la Pâque ; c’est confirmé par l’épisode de
circoncision qui précède la Pâque d’entrée en Terre Promise4 (Jos 5,3.10). Par
ailleurs, l’agneau pascal, dûment préparé, est de la catégorie des sacrifices de
communion, c’est-à-dire une chose sainte qui nécessite un état de pureté.
L’impureté ordinaire, au quotidien, est définie par Lv 11,24s : quiconque entre
en contact avec le cadavre d’un animal est impur jusqu’au soir. Quant à
l’immersion, elle n’est requise, dans ces cas mineurs, que pour les prêtres fils
d’Aaron (Lv 22,6), mais la coutume était prise d’exiger de tous une pureté
sacerdotale, puisque le rite avait lieu au Temple (cf. 2 Ch 30,17 ; Esd 6,21).
Pour l’école de Shammaï, le païen une fois circoncis n’est affecté que d’une
impureté légère, puisqu’il suffit d’une immersion le jour même. Cependant,
étant donné la présence diffuse en tout lieu de bestioles mortes, tout individu,
nouveau converti ou non, est présumé avoir été contaminé involontairement
dans la journée. Autrement dit, l’immersion du nouveau converti est un geste
ordinaire, qui ne fait pas partie du rite d’initiation ; elle n’est que la première
d’une série indéfinie de purifications après la conversion.
En effet, il y a plusieurs degrés d’impureté, selon une gradation des sources
de contamination. Le foyer d’impureté le plus élevé est le cadavre humain, qui
contamine, soit par contact direct ou indirect, soit par « effet de tente », tout ce
qui se trouve sous le même toit que le cadavre (cf. Nb 19,14). Quiconque a été
dans cette situation est en état d’impureté maximale, et contamine autrui. Selon
b.Shab 14b-15a, le païen est considéré comme ayant par nature cette impureté
maximale, d’où un risque de contamination. En particulier, on présume que les
païens ont été négligents en matière de cimetières et ont enterré des avortons
dans le sol ou les murs de leur maison5 (m.Ohol 18,7). Or, ce niveau
d’impureté nécessite un rite de purification en sept jours, s’achevant par une
immersion (Nb 19,19). Donc, il ne serait pas possible dans ce cas de manger
des choses saintes le soir même. En résumé, pour l’école de Shammaï ici, il n’y
a pas à proprement parler de baptême des prosélytes, contrairement aux
apparences. Un fait d’avant 70 le confirme : il est rapporté que des soldats
romains, qui gardaient les portes de Jérusalem et furent circoncis la veille de la
Pâque, purent participer au rite le soir après une immersion ; on explique que
4
Cependant, t.Pes 8:18 cite une opinion selon laquelle l’exigence de la circoncision ne
concerne que la Pâque de sortie d’Égypte ; Josué n’a pas l’autorité de la Tora.
5
Cela fournit un contexte à l’invective des circoncis de Jérusalem contre Pierre, qui est entré
chez Corneille (Ac 11,3), et aussi à la discrétion du centurion de Capharnaüm, qui ne veut pas
que Jésus entre chez lui (Mt 8,8). Cependant, l’impureté est d’abord un état juridique, et non
une corruption physique. Aussi se demande-t-on ailleurs si le païen, qui est une source de
contamination (m.Ohol 1,4), est susceptible ou non d’impureté personnelle, puisqu’il n’est
pas soumis à la Loi (m.Ohol 18:4).
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 4
le mouvement des gens et la poussière autour d’eux les avait rendus impurs
(j.Pes 8:8 fin)
Il n’en est pas ainsi pour l’école de Hillel : pour que le désaccord ait un
sens, il faut comprendre que le nouveau prosélyte ne peut manger la pâque le
soir même. Autrement dit, se séparer d’un tombeau signifie entre autres choses
avoir contracté l’impureté maximale, qui exige le rite de sept jours. Donc
l’impureté du païen est restée entière lors de sa circoncision, et il doit être
purifié, auquel cas c’est bien l’immersion ultérieure qui constituera l’essentiel
du rite de conversion. Cependant, il n’en est rien dit ici. De plus, la tournure
employée (« se séparer du tombeau »), avec l’article, est un peu anormale pour
dire simplement « sortir d’une tombe, d’une chambre funéraire » (cf. b.Sanh
47b). Cela invite à considérer l’autre sens de rbq « utérus d’une femme
enceinte », peut-être issu d’un jeu de mots avec brq « entrailles ». Dans ce cas,
le nouveau converti est comme un nouveau-né (m.Ohol 7:4).
En résumé, le passage discuté ne fournit rien de précis en matière de
baptême des prosélytes avant 70. Un autre passage tannaïtique, présenté sans
controverse, donne une tradition qui se rapproche de l’école de Shammaï :
selon t.Pes 7,13 « un étranger qui a été circoncis est dans le même état qu’une
servante qui a fait l’immersion » : cela tend à dire que l’homme et la femme –
l’étrangère étant nécessairement liée à un mari ou à un maître – sont
effectivement devenus juifs. Quant aux deux écoles rivales, on ne peut dater
leurs débats ; Hillel et Shammaï se rattachent à l’époque d’Hérode le Grand,
mais leurs « écoles », dont aucun membre significatif n’est connu par son nom,
peuvent aussi bien avoir désigné une sorte d’exercice, en partageant une classe
de disciples en deux camps, pour débattre d’une question selon des méthodes
opposées, attribuées par tradition à Hillel et Shammaï.
En marge du baptême des prosélytes, une autre conclusion peut être tirée de
cette controverse, car elle porte finalement sur la signification de la
circoncision comme purification de l’impureté des païens : elle est totale pour
un camp, mais absente pour l’autre. Il faut observer, d’après les passages cités,
que l’école de Hillel paraît plutôt novatrice, mais elle a une postérité : le sens
de la conversion comme nouvelle naissance s’est prolongé (b.Yeb 22a, b.Bek
47a, etc.). Selon Gn 12,5, Abraham arrive de Harân avec ses biens « et les gens
qu’il avait faits, h#( r#) » ; un midrash explique : « Celui qui fait un
prosélyte est comme s’il l’avait créé » (Gn Rabba 39:14).
Il est rapporté une autre controverse, qui porte sur le minimum requis pour
qu’un païen devienne un prosélyte (b.Yeb 46a) : pour l’un, la circoncision
suffit, puisque c’est ce qu’on observe depuis Abraham ; pour l’autre,
l’immersion suffit, puisque ce fut le cas des « matriarches » depuis Sara.
L’argumentation est assez mince, car l’immersion de purification concerne
tous, hommes et femmes ; de plus, le même terme hlyb+ peut désigner aussi
bien la purification ordinaire qu’un rite d’initiation. Cependant, la discussion
est attribuée à des sages de premier plan de la fin du Ier siècle, R. Éliézer et R.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 5
Yehoshua, qui furent les maîtres de R. Aqiba et qu’on voit souvent ensemble :
par exemple, selon j.Meg 1:11, ce sont eux qui ont approuvé la traduction de la
Bible en grec très littéral par Aquila, qui était justement un prosélyte.
Autrement dit, leurs opinions doivent refléter un vrai débat. Si on fait le
rapprochement de la controverse précédente, on voit qu’à nouveau c’est le sens
de la circoncision qui est en jeu, mais le baptême des prosélytes paraît pouvoir
être élevé au même niveau. Dans le Talmud, la discussion qui suit la
controverse se montre respectueuse, puisque c’est un dit tannaïtique, mais elle
conclut contre l’un et l’autre que les Israélites, déjà circoncis en Égypte, furent
baptisés au Sinaï : en Ex 19,10 il est question de purification juste avant la
théophanie, et l’on ne parle plus des femmes. L’argument scripturaire est léger
et ne constitue certainement pas une preuve, mais il est manifestement fondé
sur la certitude que le prosélyte doit être baptisé et circoncis. Cette opinion est
aussi explicitée par R. Yohanân, au début du IIIe siècle : il précise même que
celui qui n’a pas été baptisé est encore un païen (b.Yeb 46a-b).
Les témoignages recueillis sont très modestes, mais ils permettent
d’envisager une progression, avec trois points de repères : 1. avant 70, en
accord avec l’école de Shammaï, on ne discerne pas de baptême des prosélytes
en Judée, sauf à forcer les textes ; 2. vers 100, une controverse sur baptême
seul ou circoncision seule apparaît, sans fondement scripturaire convaincant ; 3.
vers 200 et ensuite, il est devenu évident que le prosélyte doit être circoncis
puis baptisé, mais à nouveau la référence au Sinaï n’est qu’une illustration. Les
auteurs modernes qui veulent faire remonter ce baptême avant 70 ou même
avant Jean-Baptiste ne disposent en réalité d’aucun témoignage rabbinique pour
le faire ; en particulier la Mishna, qui est le recueil le plus autoritatif, n’en dit
mot. Il n’y a certainement pas lieu de conclure qu’il s’agit d’un emprunt au
christianisme.

II
Le Talmud fournit plusieurs descriptions du rite d’admission du prosélyte.
Le premier passage à citer en donne les trois moments du rite (b.Ker 9a) :
circoncision, baptême et offrande d’un sacrifice. À propos du sacrifice, il faut
revenir un peu en arrière, car la Mishna, qui ignore le baptême, le signale
(m.Ker 2:1) : « Le prosélyte est en défaut d’expiation (hrpk rswxm), jusqu’à
ce qu’il soit aspergé de sang. » Le contexte est une liste de cas bibliques où
celui qui est devenu involontairement gravement impur et contagieux (comme
s’il avait touché un cadavre) doit faire une immersion puis offrir en expiation
un sacrifice ; tant qu’il ne l’a pas offert, il est en « défaut d’expiation »
(Myrwpk rswxm). Par exemple, Lv 14,14.25 prévoit pour le lépreux qu’il doit
se purifier, puis que le prêtre prend du sang de la victime qu’il a apportée et le
lui applique en différents endroits ; alors seulement le rite d’expiation est
accompli.
Le cas du prosélyte, qui n’est pas biblique, est formulé un peu
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 6
différemment, mais l’analogie proposée est intéressante : d’une part elle
suggère une immersion antérieure au sacrifice, quoique sans le dire ; d’autre
part, elle assimile la condition du païen à un état d’impureté involontaire
coupant l’accès aux choses saintes et contaminant autrui, quoique sans en
préciser le degré exact, du moins ici. Il faut noter que dans le rite du jour de
l’Expiation, l’impureté involontaire est superposée au péché proprement dit du
peuple, et le tout est envoyé avec le bouc émissaire en un lieu aride (Lv 16,21-
22). La phrase discutée est laconique, mais comme l’analogie entre les cas cités
est imparfaite, on peut réellement se demander si le sens de l’expression
« défaut d’expiation » ne vise pas aussi le péché du païen, qui comme son
impureté ne serait levé que par le contact du sang de la victime.
Il faut enfin observer que ce dit n’est pas endossé par la Mishna comme
opinion commune : il est attribué à un certain R. Éliézer b. Yaaqob, peu connu
autrement. Par ailleurs, en matière de chronologie, on ne peut rien déduire de
l’affirmation faite grammaticalement au présent ; ce procédé scolaire est
constant dans les sources rabbiniques, que les préceptes étudiés soient
réellement applicables ou non, ou envisagés dans un futur indéfini. Ainsi, on ne
sait si l’opinion de cet Éliézer est la trace d’une pratique réelle, mais réputée
marginale, ou si c’est une suggestion de convenance dont l’origine est obscure.
On ne peut donc rien en conclure de ferme sur un rituel antérieur à 70. Quant
au passage talmudique cité sur les trois moments du rite de conversion, les
commentateurs modernes jugent qu’il reflète une tradition remontant à
l’époque du Temple, mais c’est indémontrable, pour la même raison.
On cite parfois, comme indice d’un baptême des prosélytes au Ier siècle, une
sentence d’Épictète (env. 55-135), rapportée par son disciple Arrien (env. 86-
150). Il veut montrer que le vrai philosophe vit en accord avec ses principes, et
prend un exemple (Manuel 2.9.20-21) : « Quand nous voyons quelqu’un
osciller entre deux [philosophies], nous avons coutume de dire : il n’est pas
juif, mais feint de l’être (u(pokri/netai “joue un rôle”). S’il prend sur lui la
charge de celui qui a été baptisé (bebamme/nou « immergé ») et a fait son choix,
il est vraiment et peut être appelé juif. » On suppose le plus souvent
qu’Épictète parle de prosélytes, mais ce n’est nullement évident : son point est
plutôt une critique du Juif qui se laisse gagner par d’autres modes de vie ou
philosophies, qu’il soit ou non d’origine juive. Le problème est alors le sens de
« baptisé », où le parfait désigne une situation acquise, liée à un choix ; il ne
semble donc pas s’agir de simples immersions de purifications, mais d’un acte
public. Il est aventureux de conclure que pour Épictète (ou Arrien) le vrai Juif
est l’essénien, ou que tout Juif doit être baptisé. Une circonstance plus limitée
est possible : on peut faire valoir qu’Arrien a pu connaître Josèphe, car jeune il
avait été l’esclave d’Épaphrodite, à qui sont dédiés les Antiquités et le Contre
Apion ; dans ce cas, on peut discerner sous l’autorité d’Épictète une critique de
ce même Josèphe, puisqu’il avait pratiqué une vie sauvage et des immersions
avec un certain Bannous, puis s’en était écarté (Vie § 11-12). Une autre
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 7
interprétation est cependant possible, en considérant qu’un geste public fait au
passé ne saurait garantir qu’il n’y aura plus d’« hypocrisie ». On peut alors
interpréter, conformément à l’exigence de « philosophie », que le choix d’être
juif soit à faire souvent, ou même chaque jour ; dans ce cas, l’immersion
fréquente n’est qu’un geste de purification ordinaire (cf. Mc 7,4). Une tout
autre interprétation possible d’Épictète est d’y voir une sentence de portée
générale, ce que suggère bien le début, et que « juif » n’est qu’un cas
générique, qu’on pourrait remplacer par « épicurien, stoïcien, etc. », ce que
suggère aussi le contexte ; dans ce cas, « baptisé » a pratiquement le sens
moderne de recevoir formellement un nom, sans allusion définie à une ablution
ou à tout autre rite défini6 . Quoiqu’il en soit, on ne peut considérer Épictète ou
son disciple comme témoins d’usages juifs d’avant 70 en Judée7 .
Il y a donc de légers indices d’un baptême des prosélytes au Ier siècle, mais
certainement rien auparavant. Ce n’est donc pas impossible, mais il reste trois
difficultés : d’abord, ni Philon ni Josèphe n’en parlent, alors que la question
peut difficilement être tenue pour secondaire, et il faut rechercher l’origine de
cette coutume non biblique ; ensuite, la citation sur les trois phases du rite de
conversion provient du Talmud et non de la Mishna ; celle-ci mentionne en
divers endroits les prosélytes comme une réalité et donne des stipulations
détaillées8 , mais elle manifeste comme une résistance sur le baptême, alors que,
contrairement à la circoncision, il s’agit d’une coutume non directement
biblique, c’est-à-dire relevant en principe de la « tradition orale », si
caractéristique des pharisiens puis du système rabbinique. La troisième
difficulté est de déterminer si le culte du Temple avait ou non entièrement
disparu entre 70 et 132-135, car ce n’est nullement évident9 ; on n’en traitera
pas ici, car son incidence sur la question du baptême est négligeable.

III
Le Talmud donne d’autres détails rituels du baptême des prosélytes, qui ne
peut avoir lieu qu’après la circoncision. D’abord, l’immersion doit être totale,
comme pour toute purification, et faite dans de l’eau courante ou recueillie
dans un miqvé, mais en tout cas non manipulée (m.Edu 5:6) ; le moindre objet,
pansement ou bijou la rend invalide10 (b.Erub 4b). Si le prosélyte est un

6
Hypothèse suggérée par John NOLLAND, « Uncirconcised Proselytes ? », JSJ 12 (1981), p.
173-194.
7
Les Oracles sibyllins juifs (4:165) indiquent qu’un païen doit faire une immersion dans une
rivière comme signe visible de conversion. Le passage est daté de la fin du Ier s. ap. J.-C., mais
l’ensemble du livre est complexe et l’on ignore à quel courant du judaïsme il se rattache, cf.
SCHÜRER-VERMES, III:641-643.
8
Elles sont résumées dans SCHÜRER-VERMES, III:175.
9
Cf. Étienne NODET & Justin TAYLOR, Essai sur les origines du christianisme, Paris, Éd. du
Cerf, 2 2002, p. 173-178.
10
Les mains constituent un cas spécial puisqu’elles peuvent être impures isolément : le
contact d’un livre biblique valide « rend les mains impures », c’est-à-dire qu’elles nécessitent
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 8
esclave acheté par un Juif, son maître doit le tenir fermement dans l’eau, car
n’étant pas volontaire il peut facilement rendre l’acte invalide. On en conclut
que le vrai prosélyte fait son immersion sans être aidé (b.Yeb 46a). Par ailleurs,
à la différence d’une immersion de purification ordinaire, qui relève de la
responsabilité de chacun, le rite d’initiation doit être accompli devant trois
témoins instruits et reconnus, mais certains se contentent de deux (b.Yeb 46b-
47b), conformément au principe rabbinique constant que deux témoins à la fois
solidaires et indépendants suffisent pour établir un fait. Sous cette controverse
se cache une différence de procédure : s’il s’agit de témoins passifs, ils
pourront témoigner à l’occasion, mais ils n’ont pas qualité pour établir sur-le-
champ un acte écrit. Cependant l’opinion dominante veut que le témoignage de
la conversion soit en réalité un jugement actif, d’où la nécessité de trois
personnes (b.Qid 62b), comme pour toute affaire non criminelle (m.Sanh 1:1).
Un autre indice qu’il s’agit d’un jugement est que le baptême ne peut être fait
ni la nuit, ni lors du sabbat ou d’une fête (b.Yeb 46b), ce qui est la règle pour
tout acte juridique.
D’autres précisions notables sont fournies, qui montrent que les témoins ont
effectivement à prononcer un jugement : au moment de la circoncision, ils
interrogent le néophyte sur quelques préceptes importants et quelques préceptes
mineurs ; ils l’exhortent et sondent ses raisons de vouloir embrasser le judaïsme
et y rester fidèle dans les temps difficiles (b.Yeb47a) ; il n’est pas mentionné de
parrainage, mais on peut se demander si les deux témoins évoqués plus haut ne
sont pas des parrains. Un traité plus tardif (Gerim 1:3) le suggère, car il
précise : « Ne peut être un vrai prosélyte celui qui veut (seulement) épouser
une Juive, qui a de l’amitié pour les Juifs ou qui les craint, mais seulement
celui qui veut embrasser le judaïsme pour Dieu. » Ensuite, après la guérison de
la circoncision, la même procédure, avec le même interrogatoire, est répétée
avant le baptême.
S’il s’agit d’une femme, elle est assistée d’autres femmes, qui l’exhortent à
être fidèle aux préceptes (b.Yeb 47b). On a pu affirmer comme conclusion
nécessaire que, juridiquement, les témoins ou juges devaient être des hommes,
quitte à prendre des précautions de décence11 , mais justement rien n’est
clairement fixé, comme si dans ce cas la femme avait une compétence
juridique. En Gerim 1:4 on a simplement l’indication : « Un homme est présent
au le baptême d’un homme, une femme est présente au baptême d’une
femme. » Cette symétrie est suggestive, mais dans tous les cas une seule
personne ne peut suffire pour établir un témoignage formel.
Pour les hommes, la circoncision a précédé le baptême, mais l’enseignement

une ablution (m.Yad 3:5) ; il s’agit en réalité d’une transition entre le sacré et le profane. De
même, l’ablution des mains est obligatoire avant un repas, s’il inclut du pain ou du vin (b.Ber
50b) ; cela revient à dire que le repas dans ce cas est une activité sacrée (Ex 30, 17-21).
11
Cf. Wilhelm BRANDT, Die jüdischen Baptismen, oder das religiöse Waschen und Baden im
Judentum (ZAW Beih. 18), Giessen, Alfred Töpelmann, 1910, p. 60.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 9
préalable et les exhortations avant l’un et l’autre sont identiques. Il y a donc en
quelque sorte un doublet pour l’entrée dans le judaïsme : circoncision puis
baptême. Cela peut être rapproché de la controverse entre R. Yehoshua et R.
Éliézer, qui estimaient que l’un des deux pouvait suffire.
Au terme de cette enquête, le bilan est maigre et aboutit il à un paradoxe : le
baptême des prosélytes n’apparaît au mieux que très discrètement dans les
sources tannaïtiques, mais beaucoup mieux dans le Talmud, où il constitue une
sorte de dédoublement de la circoncision. Un détail attire pourtant l’attention :
c’est le Talmud de Babylone qui en parle, mais non le Talmud de Jérusalem (en
fait composé en Galilée). Il apparaît donc que le rite s’est davantage développé
dans des régions plus éloignées du christianisme méditerranéen.

II – La singularité du judaïsme rabbinique


Philon et Josèphe ne traitent pas ex professo des rites d’admission des
prosélytes, et leur silence sur le baptême n’est pas considéré en général comme
une preuve qu’ils l’ignoraient. Il y a cependant quelques indices qui donnent du
poids à ce silence : dans les Antiquités, publiées en 93, Josèphe signale quelques
cas et expose la Loi. Lorsqu’il s’agit de la conversion d’Izatès, roi d’Adiabène,
puis de celle d’Azizus, roi d’Émèse (au I er s.), il ne mentionne que la
circoncision (AJ 20:34 s. et 139 s.). Lorsqu’il donne une synthèse de la Loi, il
dit brièvement qu’un Juif doit épouser une femme libre née de parents
honorables ; l’esclave est exclue, c’est-à-dire la captive, juive ou non (AJ
4:244). Dans sa perspective, c’est probablement parce que selon le droit romain
(suivi dans le judaïsme ultérieur, cf. m.Yeb 2:5, 7:5) les enfants ont la
condition juridique de leur mère. Josèphe ne parle pas de rite formel de
conversion, dont le geste ne pourrait être qu’un baptême. De même, lorsqu’il
raconte le choix que fait Ruth de suivre Noémi (Rt 1,16-17), il omet de
préciser qu’elle change de peuple et de religion (AJ 5:322), ce qui revient à
dire que sa conversion coïncide avec son mariage, sans autre rituel spécifique :
elle acquiert la condition juridique de son mari. D’ailleurs, lorsqu’il s’adresse
aux Gentils, Josèphe professe des vues larges : « De même que Dieu est diffus
dans tout l’univers, de même la Loi s’est répandue dans toute l’humanité »
(CAp 2:284). Quant à Philon, il se contente d’énoncés très généraux : par
exemple, en Spec. leg. IV:149-150, il affirme que la loi de Moïse est appelée à
être la législation définitive de tout l’univers12 ; il ne parle pas de prosélytisme
proprement dit, mais signale qu’il y avait à Alexandrie des prédicateurs sur les
places (Spec. leg. 1:320 s.). Les gens attirés devenaient des craignant-Dieu,

12
Une idée comparable figure dans la tradition rabbinique (m.Ab Za 8:4 ; b.Pes 87b) : Israël
a été exilé uniquement pour répandre le monothéisme parmi les nations ; cependant, il s’agit
non pas de la loi de Moïse (prosélytisme), mais des préceptes noachiques, une sorte de
Décalogue simplifié ; ce n’est pas à proprement parler du prosélytisme.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 10
13
mais il n’est pas question de conversion proprement dite .
Pour retrouver le baptême des prosélytes, il convient donc de situer un peu
plus largement le judaïsme rabbinique par rapport aux différents courants de
l’époque, car il ne suffit pas de dire qu’il est l’héritier des pharisiens.

I
Si l’on compare les sources rabbiniques aux œuvres de Philon et de Josèphe,
trois traits sont immédiatement visibles : d’abord, elles manifestent une volonté
de mettre au centre le lien avec le pays d’Israël ; la première partie de la
Mishna traite des préceptes très concrets relatifs à l’agriculture et à la pureté de
la terre (dîmes, année sabbatique, etc.). Ensuite, elles ont un caractère
ésotérique, exprimé par l’importance de la tradition orale, c’est-à-dire de la
relation de maître à disciple ; b.Ber 47b affirme : « Quiconque a étudié
l’Écriture et la Mishna, mais n’a pas fréquenté les maîtres, est considéré
comme “peuple du pays”, c’est-à-dire inculte, ou au moins impur (cf. ci-après).
Enfin, elles se maintiennent dans les langues sémitiques (araméen et hébreu) ; il
n’en était pas ainsi au I er siècle, mais peu après les révoltes réprimées par
Quiétus, vers 120, le grec fut expressément banni (t.Sota 15:8-9).
Philon, en philosophe de culture grecque, s’attache à l’Écriture et à son sens
allégorique, quoique sans perdre de vue les préceptes. Dans une perspective
cosmopolite, il juge que le judaïsme, étant d’origine divine, a un rôle majeur à
jouer dans le monde, et il écrit des livres sans chercher à connaître ses lecteurs,
ce qui dénie la spécificité d’une relation de maître à disciple, mais peut
s’accorder avec une nuée de craignant-Dieu. À la suite de Platon (Politique,
§ 202s), il juge que le vrai sage est celui qui peut agir sans s’appuyer sur aucun
texte écrit ; celui qui observe la loi non écrite est louable, car « la vertu qu’il
montre est librement voulue » (Spec. leg. IV:149-150). Ainsi, il s’efforce de
montrer que la loi mosaïque est conforme à la nature créée14 . C’est à l’opposé
de la notion rabbinique de « loi orale » : d’autorité mosaïque, elle est positive
et inaccessible en dehors d’une relation de maître à disciple, et l’on ne se
demande pas si elle est conforme à la nature créée15 . Elle correspond aux

13
En Quaest. Ex. II.2 Philon déclare : « Le prosélyte est celui qui est circoncis non pas du
prépuce, mais des convoitises, désirs et autres passions de l’âme ; car en Égypte la race des
Hébreux n’était pas circoncise. » J. NOLLAND, « Uncirconcised Proselytes ? » (n. 6) montre
qu’on ne peut en conclure que Philon accepte la conversion complète sans circoncision. En
Migr. an. § 89-105 Philon s’élève contre ceux qui se contentent d’allégories et négligent le sens
littéral des préceptes.
14
Cf. Isaak HEINEMANN « Die Lehre vom ungeschriebenen Gesetz im jüdischen Schrifttum »,
HUCA 4 (1927), p. 149-171 (155) ; André MYRE, « Les caractéristiques de la loi mosaïque
selon Philon d’Alexandrie », Science et Esprit 27 (1975), p. 35-69. Éphraïm E. URBACH, Les
sages d'Israël : Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, Cerf-Verdier, 1996,
p. 310 et n. 22-24.
15
Cf. Daniel SCHWARTZ, « Law and Truth: On Qumran-Sadducean and Rabbinic Views of
Law », dans : Devorah DIMANT & Uriel RAPPAPORT, The Dead Sea Scrolls : Forty Years of
Research, Leiden, Brill ; Jerusalem, Magnes Press , 1992, p. 229-240.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 11
« traditions ancestrales » des pharisiens, mentionnées dans le NT et décrites par
Josèphe (AJ 13:297). En résumé : « Les paroles des scribes (i. e. des maîtres)
sont plus importantes que celles de la Tora [écrite] » (j.Sanh 11:6, 30a). En ce
sens, on peut dire que le judaïsme rabbinique n’est pas directement une religion
de l’AT.
Après 70, Josèphe a cherché à reconstituer le judaïsme depuis Rome, en
composant les Antiquités comme manuel d’histoire et de lois juives. Dans son
autobiographie, qui en constitue un appendice, il établit sa qualité pour le faire
sur deux plans : d’une part, il montre ses excellents origines sacerdotales, son
éducation très large et les hautes responsabilités qui lui furent rapidement
confiées (Vie § 1-14) ; il signale son choix de se conduire en pharisien, c’est-à-
dire selon la branche la plus populaire du judaïsme, en Judée et ailleurs.
D’autre part, il expose et justifie longuement son action en Galilée parmi les
factions juives, lorsqu’il avait été envoyé en 67 comme général pour préparer
la défense contre une invasion romaine imminente. Or, il arrête son récit à
l’arrivée des Romains, et renvoie à la Guerre, où il a déjà raconté l’essentiel.
En d’autres termes, son évocation de querelles juives dans une lointaine
province très secondaire ne peut intéresser les Gentils. En revanche, il était très
important pour les lecteurs juifs de justifier son action en Galilée, lieu
hautement symbolique pour les pharisiens, et ainsi pour l’ensemble des Juifs16 ,
comme on le précise plus loin.
Dans son exposé systématique de la Loi, Josèphe prend soin de montrer que
Moïse a confié son enseignement à l’ensemble des prêtres (AJ 4:209-210), et
que ce sont les grands prêtres qui ont reçu la mission d’en préserver l’intégrité.
Il souligne la succession des pontifes de son temps (AJ 20:224-251) mais aussi
dans l’histoire reculée, spécialement là où la Bible est très vague, entre Moïse
et David puis au retour d’Exil. Dans le détail des lois, il ramène tout à
l’Écriture et omet toute controverse, même lorsqu’il est clair qu’il utilise des
traditions non scripturaires ou qu’il gomme les conflits, parfois au prix d’une
confusion. Par exemple, à propos des phylactères, il ne peut cacher une
divergence évidente entre deux coutumes (AJ 4:213, cf. Dt 6,4-6) : « Ils
inscriront aussi à leurs portes les plus grands bienfaits qu’ils ont reçus de Dieu,
et chacun devra les porter visiblement sur les bras, […] ils en porteront la
mention écrite sur la tête et sur le bras. »
Au contraire, la tradition rabbinique, qui est émaillée de controverses,
donne une tout autre chaîne de tradition autorisée à partir du Sinaï (m.Abot
1:1-9) : la partie biblique est réduite à Moïse, Josué, les Anciens et les
Prophètes, sans mention de l’Exil ; l’époque perse n’apparaît que par
d’énigmatiques « hommes de la grande Assemblée17 » aboutissant à Simon le

16
Cf. É NODET & J. TAYLOR, Op. cit. (n. 9), p. 119-156.
17
Probablement la liste des signataires de l’engagement signalé en Ne 10,1-28, cf. Élie
BICKERMAN, « Viri magnae congregationis », RB 55 (1948), p. 397-402.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 12
18
Juste , que Josèphe signale à l’époque grecque (vers 200 av. J.-C.) ; après
d’autres noms, on arrive à Shemaya et Abtalyon et à leurs disciples Hillel et
Shammaï au temps d’Hérode, et finalement à R. Yohanân b. Zakkaï au
moment de la guerre de 70. Cette transmission concerne l’ensemble de la Tora,
écrite et orale. On ne peut mieux dire que la tradition orale est d’autorité
mosaïque, mais en même temps qu’elle ne se réduit pas à l’Écriture ; en outre,
les rois et les prêtres de la postérité d’Aaron sont entièrement ignorés ; après les
prophètes, l’enseignement est assuré par des laïcs. L’on retrouve ainsi des
caractéristiques pharisiennes. Selon t.Sota 13:2, l’ère des prophètes et des
révélations de l’Esprit saint est close ; les « échos célestes » ( lwq tb , lit. :
« écho », cf. Ac 2,2) sont devenus le seul lien avec Dieu dans le temps, mais ils
sont légalement nuls et non avenus (b.BabaM 59b), car « la Tora n’est pas au
ciel, mais près du cœur » (cf. Dt 30,12). Pourtant, on attribue à un écho céleste
la priorité de l’école de Hillel sur celle de Shammaï (b.Erub 13b), c’est-à-dire
en réalité un courant novateur, comme suggéré plus haut.
Josèphe connaît les pharisiens Shemaya et Abtalion (sous la forme Saméas
et Pollion (AJ 14::172, 15:3), mais il ignore tout de Hillel. Malgré cet écart, il
a en commun avec la tradition rabbinique l’importance de la Galilée juive,
entendue comme un assez large territoire de part et d’autre du Lac. La
population juive y est essentiellement rurale et observante, contrairement aux
capitales romanisées Séphoris puis Tibériade. Elle ne descend pas des anciens
Israélites du royaume du Nord, et n’est pas formée de païens circoncis de force,
comme on a voulu le faire dire à Josèphe19 , mais bien d’immigrants d’origine
babylonienne. Leur modèle est le laïc Néhémie, arrivé de Babylonie et
imposant des coutumes non scripturaires (Ne 13,15-31), dont le symbole est la
muraille qui sépare et protège l’observance du sabbat. Le terme « pharisien »
(de l’araméen #yrp , « séparé ») ne désigne pas autre chose. Plus tard, les
zélotes passent pour avoir été fondés en Galilée par des pharisiens (AJ 18,4-
10). Hérode, pour neutraliser l’activisme et des Galiléens zélotes et de divers
pillards, fonde une colonie de Babyloniens pacifiques à Bathyra, en Batanée
(sur le Golân), c’est-à-dire en « Galilée » orientale, au-delà du Lac et du
Jourdain, dans ce qui deviendrait plus tard la tétrarchie de Philippe (AJ 17:23-

18
Selon Josèphe (AJ 12:43), il était grand prêtre, ce que confirment les sources
tannaïtiques : il pénètre dans le Saint des Saints le jour du Pardon (t.Sota 13:5 s.), il sacrifie la
vache rousse (m.Para 3:5). Il est d’autant plus remarquable que cette qualité soit ignorée dans
la chaîne de tradition.
19
SCHÜRER-VERMES I:141 et 562. Josèphe dit seulement (AJ 13:319) qu’Aristobule (104-
103) circoncit de force « une partie des Ituréens », mais il n’a pas de source directe : il
introduit une citation de Strabon (Geographica § 753-756, citant Timagène), lequel en outre
vante la grandeur du roi, mais sans le nommer. Ce jugement ne convient pas à Aristobule, dont
le règne fut bref et lamentable (104-103), mais très bien à Jean Hyrcan, son père (135-104),
qui circoncit de force les Iduméens (AJ 13:257). Il faut donc supposer soit chez Strabon une
confusion entre « Iduméens » et « Ituréens » soit chez Josèphe une erreur d’identification du
roi. Ailleurs, celui-ci distingue bien les Ituréens des Galiléens (AJ 15:185).
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 13
28). Hillel l’Ancien, un Babylonien, arrive ensuite à Bathyra et se trouve
promu chef d’école. Plus tard, en 68, R. Yohanân b. Zakkaï, disciple lointain
de Hillel, est avec d’autres emmené par Vespasien de Galilée en Judée, où il
fonde l’école de Yabné-Iamnia20 . Après la ruine complète de Jérusalem en 135
et l’expulsion des circoncis, les écoles rabbiniques se retrouvent en Galilée, et
c’est de là qu’est publiée plus tard la Mishna, laquelle est immédiatement reçue
et commentée en Babylonie, mais dont on ne voit aucune trace dans le monde
gréco-romain de l’époque. La connexion pharisienne Galilée-Babylonie est
donc incontestable, mais strictement liée à l’hébreu et l’araméen, en tout cas
dès le IIe siècle.
Pourtant, le parti pharisien étant le plus ancien et le plus populaire, il
constituait depuis longtemps la référence générale, même dans le monde
hellénophone, d’où la volonté de Josèphe de passer pour un maître pharisien. Il
rapporte que vers 200 av. J.-C. Antiochus III de Syrie avait envoyé de
Babylonie 2 000 familles juives volontaires comme colons civils en Asie
Mineure, vers Éphèse (AJ 12:148-153) ; c’est l’indice le plus clair d’une
diffusion ancienne de « protopharisiens » dans le monde méditerranéen. Il tient
à préciser que les pharisiens sont « très dévoués les uns aux autres et cherchent
à rester en communion avec la nation entière » (G 2:166). Le paradoxe se
résout en considérant que les pharisiens de Galilée étaient ou se voulaient
exemplaires, puisqu’ils étaient au pays d’Israël.
Philon procède d’un tout autre horizon, proprement égyptien ; il connaît les
esséniens de Syrie-Palestine et leurs cousins les thérapeutes d’Égypte, groupes
dont la forme sociale, peu biblique, a d’incontestables parentés avec des
confréries du monde gréco-romain. Il n’a aucun lien identifiable avec les
pharisiens ou les sadducéens. En revanche, la parenté du judaïsme rabbinique
avec les pharisiens, différente de celle de Josèphe, est incontestable. Il reste
cependant deux écarts notables, qui vont mettre en jeu les deux autres écoles
que sont les sadducéens et les esséniens. Le premier est la volonté de trouver
des relations entre la tradition orale et l’Écriture, exprimée par R. Aqiba : en
dépit de divergences manifestes, il voulait montrer l’unité de la Tora écrite et
orale, grâce à des règles d’interprétation autorisées21 (b.Sanh 86a ; cf. m.Hag
1:8). On rapporte même qu’il voulut abolir une coutume qui ne pouvait se
rattacher à aucun verset (b.Yeb 86b). Cette attitude n’est pas pharisienne, mais
typiquement sadducéenne. Josèphe explique (AJ 13:297) : « Les pharisiens
avaient transmis au peuple beaucoup de coutumes qu’ils tenaient des anciens,
mais qui n’étaient pas inscrites dans les lois de Moïse, et que pour cette raison

20
Cf. Jacob NEUSNER, A Life of Yohanân ben Zakkai, Ca. 1-80 C. E. (Studia Post-Biblica,
6), Leiden, 2 1970, p. 47-53.
21
Il y avait en fait deux tendances, visant le même but : R. Aqiba s’en tenait strictement à la
lettre hébraïque, l’autre école, plus classique, s’attachait au sens dans n’importe quelle langue,
et en particulier le grec (Sifré Nb sur Nb 15,31), cf. Dominique BARTHÉLEMY, Les Devanciers
d’Aquila. (VTSup, 10), Leiden, Brill, 1963, p. 4-6.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 14
les sadducéens rejetaient, soutenant qu’on ne devait considérer comme des lois
que ce qui était écrit, et ne pas observer ce qui était seulement transmis par la
tradition. » De plus, les sadducéens ne reçoivent rien passivement : « ils
comptent comme vertu de débattre avec les maîtres de la sagesse qu’ils
poursuivent » (AJ 18:16).
L’autre différence concerne le fait même que la tradition rabbinique
admette les prosélytes22 , comme le traducteur Aquila. Selon b.Shab 31a, Hillel
donnait d’abord la règle d’or à un candidat à la conversion : « Ne fais pas aux
autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Tel est l’essentiel de la Loi23 ; le
reste n’est que commentaires. Va étudier » (b.Shab 31a). Pourtant, les
Galiléens n’acceptaient pas Hérode, arrivé en 39 av. J.-C. comme roi institué
par Rome ; ils le qualifiaient de demi juif (AJ 14:403), alors qu’il descendait
des Iduméens circoncis de force par Jean Hyrcan presque un siècle auparavant,
et il n’est pas exagéré de supposer qu’il avait été circoncis le huitième jour. Ce
refus correspond aux exigences généalogiques qu’on lit en Esd 2:59-62 : les
rapatriés d’Exil doivent prouver qu’ils sont d’origine israélite. Il est question
aussi de « l’expulsion de tout élément étranger » (Ne 13,1-3), mais il n’est pas
dit qu’il s’agisse d’incirconcis. Davantage, les Samaritains, qui adorent le
même Yhwh, ne sont pas admis à participer à la reconstruction du Temple,
alors qu’ils ne sont autres que les Israélites locaux24 , mais ils sont qualifiés de
« peuple du pays » (Esd 4,1-3), et assimilés aux païens de Canaan (Esd 9,1).
Deux observations doivent être faites sur ce point. La première est que cette
attitude stricte peut correspondre à un ethnos dans un empire, qui garde ses
propres lois et coexiste avec d’autres minorités. Mais à partir de la crise
maccabéenne, les asmonéens ont peu à peu créé un État proprement juif, où
tout citoyen devait accepter la loi juive. Au temps de l’expansion de la Judée,
c’est de force que les Iduméens furent circoncis par Jean Hyrcan, sous peine
d’expulsion (AJ 13:257) ; telle était aussi la politique d’Alexandre Jannée pour
les villes conquises (AJ 13:397) ; de manière analogue, le mariage avec un
conjoint non-juif nécessitait sa conversion, sous peine d’invalidité (AJ 20:139).
Pour Josèphe, cela va de soi. À cet égard, on peut dire que les Juifs galiléens
(ruraux) se considéraient encore comme une minorité dans un « empire » plus
ou moins païen ; les zélotes ne voulaient n’obéir qu’à Dieu, et non à un maître
humain, qu’il soit à Jérusalem ou à Rome. En dehors des nécessités légales de
l’État juif25 , ou de la sainteté de la Terre d’Israël (t.Sanh 13:2), on respecte les

22
Certains s’opposaient cependant fortement à l’accueil de prosélytes, cf. la synthèse de
Ernst BAMMEL, « Gerim Gerurim », Annual of the Swedish Theological Institute 7 (1969), p.
127-131, et les analyses de Miguel PÉREZ FERNÁNDEZ, « La apertura a los gentiles en el
judaísmo intertestamentario », Estudios biblicos 41 (1983), p. 83-106.
23
Cf. Tb 4,15 ; Didachè 1:2 ; Mt 7,12 donne une forme positive de la règle
24
Cf. Étienne NODET, « Pâque, Azymes et théorie documentaire », RB114 (2007), p. 499-
534.
25
Iamnia-Yabné constituait un cas spécial, comme ville directement rattachée à César, et
non à la Judée (G 2:98) ; sous Caligula les Juifs qui s’y trouvaient renversèrent un autel païen,
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 15
dieux des autres nations. Le précepte de Ex 22,27 « Tu ne maudiras pas Dieu
(Myhl) ) » est compris comme un pluriel « les dieux » par la LXX, Philon
(Spec. leg. 1:53) et Josèphe (AJ 4:207).
La seconde observation est que le véritable fondateur du judaïsme
rabbinique fut Gamaliel II, successeur à Yabné-Iamnia de Yohanân b. Zakkaï,
vers 80-90. Pharisien d’envergure, fils de Simon, un notable de Jérusalem qui
s’était opposé à Josèphe lors de son aventure en Galilée, son propos était de
réorganiser le judaïsme à partir de la Judée, en fédérant diverses écoles plus ou
moins rivales afin de servir de repère au peuple dans son ensemble, vers l’est
comme vers l’ouest. Réprouvant l’esprit zélote, il avait de bonnes relations
avec Rome, et il y avait certainement un peu partout des candidats néophytes,
hommes ou femmes, ne fût-ce que pour des questions de mariage. Dans le
monde romain, les synagogues attiraient des craignant-Dieu.
En résumé, on voit dans le système rabbinique une composante générale
pharisienne, un souci scolaire plutôt sadducéen et un accueil suave de prosélytes
remontant à Hillel, ce qui s’accorde avec la préférence donnée à l’école de
Hillel. Pourtant, on n’aperçoit toujours pas comment situer le baptême.

II
Il faut donc examiner d’autres aspects du judaïsme rabbinique. En
particulier, il est question d’une organisation de confréries, aux exigences
religieuses exceptionnelles. Elles sont vénérées comme un idéal ancien, qui a
laissé de nombreuses traces dans la législation mishnaïque, mais elles ne sont
plus recommandées, car étant de structure quasi sectaire elles introduisent des
divisions au sein du peuple.
Commençons par recueillir quelques textes, qui introduisent d’emblée des
distinctions précises. Selon m.Hag 2:7, les vêtements du « peuple du pays »
contaminent un « pharisien » d’une impureté analogue à celle qu’occasionnent
les païens, examinée plus haut. Comme son nom l’indique, le « pharisien » est
donc celui qui est séparé du « peuple du pays ». Les deux termes identifient
deux catégories bien distinctes de Juifs. La distinction est assez proche de celle
instaurée par Zorobabel puis Esdras, qui exigent une séparation des gens de
Jérusalem d’avec les « peuples du pays » (Esd 4,1-3 ; 9,1) ; mais ce sont aussi
des Israélites26 . Ces « pharisiens » paraissent assez éloignés de la majorité du

mais ils n’étaient pas fondés à le faire, d’où la riposte brutale de l’empereur, qui voulut faire
ériger sa statue au Temple (Philon, Leg. ad Caium, § 200-203). Selon l’inscription talmudique
de la synagogue de Rehob, donnant une version plus complète de j.Dem 2:1, 22c, Césarée
maritime, Sébaste, Bet-Shân, Hippos, Nawa, Panéas et Tyr n’étaient plus considérées comme
étant au pays d’Israël, cf. Yaaqob SUSSMAN, « The “Boundaries of Eretz-Israel” », Tarbiz 45
(1976), p. 213-257.
26
De même, selon b.Pes 49b, est maudit celui qui épouse une fille du « peuple du pays »
(avec référence à Dt 27,21 sur la bestialité) ; la malédiction porte sur quiconque, mais le
contexte montre qu’il s’agit de « disciples de sages », qui correspondent au haberim (cf. ci-
après) ; le « peuple du pays » désigne aussi bien un païen qu’un Israélite peu observant.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 16
peuple dont parle Josèphe et auxquels il déclare se rattacher, mais il s’agit
simplement des plus rigoureux, qui constituent la référence générale. Ils sont
dénommés ailleurs Myrbx, et la confrérie est une hrwbx. Un passage les définit
(t.Dem 2:2-4), en distinguant trois classes dans le peuple.
1. le « peuple du pays27 » (Cr)h M(), qui observe l’année sabbatique et les
interdits alimentaires, mais qui sépare mal la dîme28 et n’observe pas la pureté
lévitique dans la vie quotidienne ;
2. l’homme digne de confiance (Nm)n), qui est scrupuleux pour la dîme ;
3. le haber, qui en outre mange en état de pureté lévitique, même s’il n’est
pas prêtre29 .
Une femme peut être « digne de confiance » même si son mari ne l’est pas,
ou ne l’est plus du fait d’une rétrogradation, mais apparemment elle ne peut
devenir indépendamment membre à part entière de la confrérie (b.Bek 30b).
Cependant, il faut craindre que le passage soit déformé par l’obligation
ultérieure du mariage.
Cette gradation montre que les haberim constituent une sorte d’élite, qui va
au-delà de ce que la Loi écrite exige pour tous ; cependant, fait important, c’est
par rapport à eux que certaines normes ont été fixées. Les trois catégories
mangent séparément, bien qu’en théorie il suffise, pour les plus exigeants, de
contrôler que la dîme a été bien séparée, voire même de recommencer
l’opération en cas de doute. En d’autres termes, le repas a une dimension
sacrée, et la commensalité elle-même a une signification particulière. La
tradition rabbinique connaît (pour tous) un repas de précepte pour les fêtes, qui
porte un nom apparenté à la confrérie (haburat miçwa).
Pour s’élever d’une classe à l’autre, le candidat doit prononcer
solennellement un vœu devant une habura, un tribunal de trois personnes
habilitées ou un maître reconnu30 . Comme il n’existe pas d’organisation
correspondant à la seconde classe, du moins apparemment, il faut conclure
qu’elle n’est autre qu’une phase préparatoire à la condition de haber, une sorte
de noviciat durant un certain temps, pendant lequel le candidat n’est plus mêlé

27
D’autres passages caractérisent le « peuple du pays », suivant les préceptes qu’il néglige,
cf. E. E. URBACH, op. cit. (n. 14), p. 633, n. 55-57. D’autres précisions sont données par
Aaron OPPENHEIMER, The ‘Am ha’Aretz. A Study in the Social History of the Jewish People in
the Hellenistic-Roman Period (ALGHJ, 8), Leiden, Brill, 1977, p. 67-71.
28
Le passage provient du traité Demaï, consacré aux cas de doutes sur le prélèvement de la
dîme.
29
Hannah K. HARRINTON « Did the Pharisees Eat Ordinary Food in a State of Ritual
Purity ? », JSJ 26 (1995), p. 42-54, précise Gedalya ALON, Jews, Judaism and the Classical
World : Studies in Jewish History in the Time of the Second Temple and Talmud, Jerusalem,
Magnes, 1977, p. 219, et Jacob NEUSNER, From Politics to Piety : The Emergence of Pharisaic
Judaism, Hoboken, Ktav, 1979, p. 47 s., qui concluent que les pharisiens mangeaient au Ier s.
comme s’ils étaient des prêtres. Cependant, la démonstration, centrée sur les sources
rabbiniques, ne porte en fait que sur les confréries.
30
Saul LIEBERMAN, Tosefta kifshutah. A Comprehensive Commentary on the Tosefta, New
York, The Jewish Theological Seminary of America, 8 vol., 1955-1973, 1:210 s.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 17
au « peuple du pays », mais n’est pas encore intégré à la confrérie. Cette durée,
qui correspond à un temps d’étude, est encadrée par le vœu initial, qui est une
déclaration d’intention, et l’admission finale. Cette admission paraît se scinder
en deux phases : d’abord l’accès à un certain vêtement (dénommé « ailes31 »)
et aux nourritures solides pures, puis l’accès à un autre vêtement et aux
nourritures liquides. Cette gradation correspond au fait que seules les
nourritures liquides ou mouillées sont susceptibles d’impureté (cf. Lv 11,38),
donc plus difficiles à consommer en état de pureté lévitique ; il est logique que
pour ces dernières il faille une probation plus longue. Chacune des phases dure
en principe un an, du moins selon l’avis de l’école de Hillel. Par ailleurs, le
rituel n’est pas précisé expressément, mais un passage laconique mentionne une
série de baptêmes successifs, permettant la consommation de choses de plus en
plus saintes ; la conclusion insiste sur la nécessite de l’habilitation, ce qui
suppose quelque chose comme un constat formel (m.Hag 2:6) : « Qui a fait une
immersion et n’a pas été habilité est comme s’il ne l’avait pas faite. »
La candidature est ouverte à tout Israélite, pourvu qu’il présente des symp-
tômes de piété réelle ; réciproquement, des manquements graves peuvent
entraîner l’exclusion, ou au moins une rétrogradation à un certain stade du
noviciat. Certains métiers sont incompatibles avec la candidature, en particulier
celui de collecteur d’impôts32 .

III
Si l’on omet les significations théologiques ou eschatologiques, qui sont de
l’ordre du discours, ces dispositions générales sont remarquablement
semblables au système décrit par Josèphe pour l’admission chez les esséniens
(G 2:137-138). Elles sont semblables aussi aux stipulations de la Règle de
Communauté de Qumrân (1 QS 6:13-25) ; il y a un temps de probation, un
enseignement – plus éthique que rituel, comme dans le cas de Hillel – sur des
préceptes grave et des préceptes mineurs, des serments devant la communauté
et un accès par paliers au repas communautaire, dénommé justement
« pureté » : d’abord les nourritures sèches, qui ne sont pas susceptibles
d’impureté, puis les nourritures humides ou liquides. Les trois phases de
l’admission, repérées par autant de baptêmes, sont aussi des degrés de
purification qui coïncident avec leurs équivalents rabbiniques, le point de
départ étant l’impureté des païens, la plus grave33 . Josèphe dit aussi que le
novice a la même impureté que les païens (G 2:150). Selon 1 QSa 1:9-10 une

31
Allusion probable à Nb 15,38 s., à propos des houppes mises au pan (« ailes » ypnk) des
vêtements et destinées au rappel des commandements.
32
Ce peut être soit parce qu’il manipule des effigies, soit parce qu’il est effectivement
collaborateur des Romains ; les deux aspects sont présents dans la question sur l’impôt à
César (Mt 22,15-22). Selon Mt 18,16, le publicain (juif) est réputé de même statut
(d’impureté) que le païen, ce qui transparaît aussi dans de nombreux autres passages.
33
Jacob LICHT, Megilat ha-Serakhim, Jerusalem, Bialik, 1965, p. 122.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 18
femme mariée peut témoigner contre son mari et assister aux débats de la cour.
Finalement, les rabbim34 de la Règle, qui représentent l’autorité suprême, sont
pratiquement équivalents aux haberim35 . Les menues différences qu’on
rencontre ne vont pas au-delà de l’amplitude des controverses dont la tradition
rabbinique est remplie. La nourriture des confréries n’est pas spécifiée, mais on
peut en discerner une trace dans le système rabbinique : les bénédictions sur le
pain et le vin sont spéciales, puisqu’elles ne portent pas sur le blé ou le raisin,
et l’ablution des mains avant le repas, signe d’entrée dans la sainteté, n’est
obligatoire que s’il inclut du pain (b.Ber 50b). Or le calendrier des esséniens
inclut des Pentecôtes successives36 , correspondant aux prémices du pain, du vin
et de l’huile ; ce sont les signes d’une année nouvelle, qui deviennent le
symbole eschatologique d’une ère nouvelle. Les repas messianiques esséniens
incluent des bénédictions spéciales du pain et du vin37 (nouveau) (1 QS 6:4 s.).
Quelques singularités des haberim par rapport au judaïsme rabbinique
ultérieur méritent d’être notées, car elles se retrouvent aussi chez les esséniens.
D’abord, la responsabilité de femmes pour l’admission d’une prosélyte doit
être rattachée aux haberim, car ensuite la femme n’est pas habilitée à

34
Jean CARMIGNAC, « HRBYM : Les “Nombreux” ou les “Notables” ? », RQ 7 (1971), p.
575-586, préfère comprendre qualitativement (« rabbis, notables ») plutôt que
quantitativement (« nombreux ») ; le sens quantitatif n’est cependant pas absent, car l’autorité
est collective, cf. ci-après.
35
Cf. Saul LIEBERMAN, « The Discipline in the So-Called Dead Sea Manual of Discipline »,
JBL 71 (1952), p. 199-206, qui en particulier relève au moins un passage où Mybr est
équivalent à Myrbx, et plus généralement conclut à la quasi-identité de la hrwbx et du dxy de
1 QS, à quelques controverses près, lesquelles supposent une certaine variété de groupes plus
ou moins rivaux (mais il ne soulève aucune question historique). Ellis RIVKIN, « Defining the
Pharisees : The Tannaitic sources », HUCA 40 (1969), p. 205-249, remarque les similitudes
entre les haberim et les pharisiens d’avant 70 (ou plus exactement les My#wrp des sources
rabbiniques), et conclut que ce sont ces derniers qui ont fixé des règles pour les piétistes isolés
(hasidim) qui voulaient devenir haberim, mais qu’ils ne l’étaient pas eux-mêmes ; la
distinction, un peu artificielle en elle-même, devient intenable dès qu’on compare le tout aux
esséniens. Cf. aussi Geza VERMES, Les Manuscrits du désert de Juda, Paris, 1953, p. 57, et
Chaim RABIN, Qumran Studies (Scripta Judaica, 2), Oxford University Press, 1957, p. 16-20.
Ces rapprochements ont été ignorés par la suite, cf. par exemple Laurence H. SCHIFFMAN,
Reclaiming the Dead Sea Scrolls, Philadelphia & Jerusalem, The Jewish Publication Society,
1994, p. 81 s. et 104 s.
36
Pentacontades, ou plutôt périodes de sept semaines exactes, commençant le dimanche qui
suit les Azymes, cf. 4 QMMT, 11 QT. La notice de Josèphe (G 2:147) n’en parle que dans la
version slavone, cf. Henry LEEMING et Kate LEEMING, Josephus’ Jewish War and Its Slavonic
Version. A Synoptic Comparison (AGAJU, 46), Leiden-Boston, Brill, 2003, a. l.
37
G 2:133 souligne la sobriété des esséniens, et l’on a supposé qu’ils se conduisaient en
nazirs permanents, c’est-à-dire s’abstenant de tout produit issu de la vigne (Nb 6,2-3), mais
JÉRÔME, Ad Jovinianum 2:14, indique qu’ils buvaient du jus de raisin. Contrairement à Nyy
« vin » (qu’il faut couper d’eau, cf. 2 M 15,39), le terme employé #wryt, désigne bien le vin
nouveau (cf. Dt 11,14), mais la tradition rabbinique (t.Ned 4:3) explique qu’ensuite le terme a
désigné une boisson non fermentée, d’où peut-être la méprise de Jérôme. De toutes manières,
la version slavone de G omet la sobriété des esséniens.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 19
témoigner, a fortiori à juger (b.Shebuot 30a, cf. AJ 4:219). Ensuite, il faut
noter leur extrême sévérité à l’égard du « peuple du pays », c’est-à-dire de
ceux qui sont restés hors de l’initiation : b.Pes 49b dit que le « peuple du
pays » est capable d’assassiner, et que ses enfants ne sont pas de lui, etc. Une
opinion particulière déclare qu’un « peuple du pays » est maudit, même s’il est
pieux, saint et honnête. Certains cas d’excommunication, allant jusqu’à la
lapidation du cercueil si le banni meurt sans avoir fait amende honorable, sont
contraires à la pratique ultérieure, selon laquelle la condition de membre du
peuple est inamovible38 , contrairement à la qualité de haber. Un passage
résume la transformation sous un autre angle. Pour la fête des Tentes, le peuple
arrive à la porte orientale du Temple, et dit (m.Suk 5:4, d’après Ez 8,16) :
« Nos pères quand ils étaient ici tournaient le dos au sanctuaire de Yhwh et
faisaient face à l’orient, et ils se prosternaient devant le soleil levant. Mais pour
nous, nos yeux sont tournés vers Yhwh. » En fait, ce n’est pas le paganisme des
ancêtres qui est visé, mais le désintérêt pour le Temple et l’attention au soleil
levant, traits typiques des esséniens (G 2:128). À nouveau, on ne peut savoir
s’il s’agit d’une coutume constatée, ou d’une réflexion scolaire, mais le second
cas est plus probable.
Incidemment, il faut observer qu’il n’est jamais fait de lien entre « peuple
du pays » et minim, terme qui a servi à désigner les (judéo-)chrétiens après 70,
dans le cadre de la réorganisation de R. Gamaliel. Cela suggère nettement que
la notion de « peuple du pays » est antérieure, et que le christianisme d’après
Jésus n’a pas de rapport défini avec le « peuple du pays » en Galilée39 .
D’autres liens entre la tradition rabbinique, toutes strates confondues, et les
esséniens peuvent être relevés, à commencer par le titre de « rabbi ». Un dit
tannaïtique est rapporté en j.Bik 3,3, 65d : « On efface tous les péchés d’un
prosélyte (rg) ; à plus forte raison on efface tous les péchés d’un sage (Mkx)
qui est ordonné ». Un rite est sous-entendu ; cela ne peut être la circoncision,
puisque le sage est circoncis depuis longtemps. Il s’agit donc du baptême, qui
prend la valeur de renaissance affirmée par l’école de Hillel (m.Pes 8:8 cité).
L’analogie proposée entre les deux cas suggère qu’il s’agit d’une trace d’une
situation plus ancienne, où le païen et le simple circoncis sont au même rang
face au club assez fermé des haberim. On lit plus loin, dans le même passage et
probablement de la même source : « Devant quelqu’un qui a été ordonné pour
de l’argent, on ne doit ni se lever, ni l’appeler “rabbi” » . Dans les deux cas, le
terme employé hnmtm signifie « être compté40 », c’est-à-dire être intégré au

38
Cf. m.Edu 5:6 s., avec des cas contemporains de la fondation de Yabné.
39
Cf. SCHÜRER-VERMES, III:400.
40
Pour l’ordination, la coutume ultérieure est l’imposition des mains (b.Sanh 14b), en
référence à Josué (Nb 27,23 ; Dt 34,9) ; Nb 11,25 mentionne la venue de l’Esprit de prophétie
sur soixante-dix anciens, mais sans imposition des mains exprimée. En fait, elle n’apparaît
qu’après la guerre de Bar Kokhba, et l’on signale que R. Aqiba n’a jamais été ordonné, ou plus
exactement qu’il n’a jamais reçu cette imposition des mains (Kmsn).
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 20
nombre des membres. En rapprochant ce fait des rabbim, il en résulte une
hypothèse très simple : rabbi serait soit comme adjectif soit comme singulier la
désignation d’un membre intégré à une confrérie ; le sens se serait ensuite
étendu pour désigner un maître41 de la Loi. Dans les sources rabbiniques, une
raison de l’effacement du sens premier de rabbi est que la figure des haberim,
plutôt sectaire, s’est effacée au profit du souci d’encadrer tout un peuple.
Tel fut en effet le rôle fédérateur de R. Gamaliel II, parallèlement à
l’activité littéraire de Josèphe à Rome. On rapporte (m.R Shana 2:9) qu’une
fois il obligea un sage (Yehoshua b. Lévi) à venir le voir avec sa bourse le jour
du Pardon qui résultait de ses calculs, c’est-à-dire à le profaner gravement et
publiquement. Il s’agit d’un conflit de calendrier. Gamaliel et la tradition
rabbinique ont conservé l’ancien calendrier lunaire babylonien, précis et connu
depuis des siècles42 , où chaque mois fait 29 ou 30 jours selon que le 29 au soir
on a observé ou non la nouvelle lune du mois suivant. Il n’y a pas de calcul. Le
calendrier adverse, dit des Jubilés43 , était en usage chez les esséniens ; l’année
est formée de quatre trimestres de 13 semaines commençant toujours un
mercredi, avec un rattrapage périodique d’une semaine au printemps pour
compenser la dérive par rapport à l’année solaire. Le jour du Pardon (le 10 du
7e mois) tombe toujours un vendredi, mais il faut avoir calculé les semaines.
Tel était donc le calendrier que suivait R. Yehoshua.
On a la trace d’une controverse analogue à Bathyra, où était arrivé Hillel.
On rapporte (j.Pes) qu’une année où la veille de Pâque (14 Nissân) tombait un
sabbat, on ne savait pas s’il était permis de l’enfreindre pour préparer la pâque
à manger le soir. On interrogea Hillel, qui ne savait pas, mais qui finit par se
rappeler avoir entendu la réponse de Shemaya et Abtalyon, ses prédécesseurs
dans la liste des transmetteurs depuis Moïse. La question est remarquable, car
dans le calendrier babylonien la concurrence se produit en moyenne une année
sur sept, et il est difficile de croire qu’un groupe appelé à être reconnu comme
l’ancêtre de la tradition rabbinique ait ignoré un fait public aussi coutumier. En
revanche, dans le calendrier des Jubilés, le repas pascal est toujours un mardi
soir (le 14 du 1er mois), et le problème ne peut exister. Cela suggère nettement
que les « ignorants » suivaient ce comput et que l’adoption du calendrier
lunaire était une nouveauté ; ils étaient donc d’origine essénienne44 . À cet

41
Le « scribe » (rpws) est plutôt le copiste (de la Loi), le notaire (m.Git 8,8) ou l’instituteur
(t.Meg 3:38). Esdras était un « scribe agile » ; j.Sheq 4,48b explique que les anciens docteurs
de la Loi étaient ainsi désignés parce qu’ils comptaient les lettres de la Tora.
42
Cf. Elias BICKERMAN Chronology of the Ancient World, London, Thames & Hudson,
2
1980, p. 26-27.
43
Il est clairement présenté par Annie JAUBERT, La date de la Cène. Calendrier biblique et
liturgie chrétienne (EB), Paris, Gabalda, 1957.
44
Ce même conflit de calendrier apparaît dans d’autres cas plus complexes à présenter, qui
mettent en jeu des « boéthusiens » et autres « sadducéens » réputés très impies, mais ils ne
sont autres que des « fils de Sadoq » suivant le calendrier des Jubilés, cf. Étienne NODET,
Baptême et résurrection : Le témoignage de Josèphe, Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 235-248.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 21
égard, on peut noter que l’appellation rabbi n’apparaît dans les sources
qu’après Hillel, ce qui indique un changement.
À propos d’esséniens à Bathyra, il faut rappeler la politique d’Hérode : il se
méfiait des pharisiens, qui ne l’acceptaient pas, mais il était favorable aux
esséniens (AJ 15,368-378) ; l’un d’entre eux lui avait prédit qu’il serait roi, ce
qui est significatif, car Hérode n’était pas juif de race ; ils ne représentaient
donc pas un danger politique. Quant à la colonie de Bathyra, Josèphe explique
qu’elle avait été dispensée d’impôts par Hérode et qu’elle attirait beaucoup de
gens « venus de partout et fidèles aux coutumes ancestrales des Juifs, car ils se
sentaient en sécurité ». Le langage de Josèphe est instructif : il ne dit pas que
des Juifs se sont regroupés à Bathyra, mais « beaucoup (de gens) », et qu’ils
observent les coutumes des Juifs.
On devine en filigrane qu’il s’y trouvait des prosélytes. Cela ne peut que
déplaire à Josèphe, qui tient à l’importance de la naissance et à sa propre
généalogie sacerdotale : dans sa notice sur les esséniens, l’une des écoles juives,
il tient à préciser qu’ils devaient être « juifs de race45 » (to_ ge/noj), avec une
nuance ethnique, mais c’est une addition maladroite ou un vœu pieux46 – il les
admire – car c’est largement contredit ensuite par le fait qu’ils peuvent adopter
des enfants (G 2:119-120). Dans la suite, il expose brièvement le parcours
d’initiation, avec immersions et serments solennels (§ 137-142). Plus loin, il
signale quatre classes d’esséniens selon l’ancienneté (§ 150), mais il ne définit
que la première, les « novices », qui sont encore extérieurs à la communauté.
Les trois autres se superposent aux trois degrés signalés en CD 3:18-4:4) :
« Les prêtres sont les repentants d’Israël qui sont sortis hors du pays de Juda, et
(les lévites) ceux qui les accompagnent, et les fils de Sadoq sont les élus
d’Israël47 » ; c’est un pesher de Ez 44,15, lu sous la forme « les prêtres et les

45
Pour Josèphe, la circoncision le huitième jour, c’est-à-dire très proche de la naissance, est
destinée à protéger la race (to_ ge/noj, AJ 1:192).
46
Cette précision est absente de la version slavone (cf. n. 36) et de la citation d’HIPPOLYTE,
Refutatio omnium heresium, 9:18-29. Parmi les hypothèse émises pour expliquer la
redondance, signalons Jerome MURPHY O’CONNOR, « The Essenes and Their History », RB 81
(1974), p. 241-244 qui juge que le premier état de la Règle ne comportait pas de dispositions
légales et qu’au cours des diverses vagues de retour d’exil les esséniens eurent du mal à être
acceptés comme Juifs ; Shaye J. D. COHEN, « IOUDAIOS TO GENOS and Related Expressions
in Josephus », dans : Fausto PARENTE & Joseph SIEVERS (Eds.), Essays in Memory of
Morton Smith (Studia Post-Biblica, 41), Leiden, Brill, 1994, p. 23-38, soutient qu’ici Josèphe
veut simplement dire qu’ils sont Judéens.
47
Cette expression, comme celle qu’on trouve dans la Règle (1 QS 6:13-14 « Si un homme
d’Israël est volontaire pour être ajouté au Conseil de communauté… ») laisse entendre que le
candidat est israélite, par naissance et/ou par circoncision, mais cela n’implique pas
nécessairement « juif » ; on peut l’entendre de « samaritain », ce que Josèphe ne peut
sûrement pas accepter. Par ailleurs, il n’est pas assuré que les esséniens aient formé un tout
homogène. La version slavone de G 2:124 met « Chacun, là où il veut, recrute des
compagnons, bâtit une maison et y vit. Et s’il arrive d’autres villes des inconnus d’autres
communautés mais de même observance, ils vont à eux comme à leur communauté, et on ne
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 22
lévites et les fils de Sadoq », désignant les trois degrés par ordre décroissant. Il
s’agit bien de promotion interne, avec un idéal qui est certainement de type
sacerdotal48 .
Revenons aux prosélytes. Si l’on s’en tient au périmètre israélite, il faut
relever qu’on a retrouvé dans les documents de la mer Morte des fragments
écrits en paléo-hébreu, c’est-à-dire l’écriture des samaritains49 , et même des
allusions au Garizim50 . Selon b.Ber 47b, même des Samaritains peuvent ou ont
pu être considérés comme des haberim, car leur observance de la Loi (écrite)
est très méticuleuse, ce que confirment d’autres passages51 .
Ce dernier point n’est pas contradictoire avec une allure générale sectaire,
car d’une part de telles confréries existaient dans le monde gréco-romain, et
d’autre part pour ces groupes la naissance ne compte pas : circoncis et
incirconcis sont du même degré d’impureté, car il s’agit d’un recommencement
à partir du désert, comme le veut la prophétie d’Is 40,3.
On peut résumer en deux points la distance qui sépare les haberim-esséniens
du système rabbinique : d’une part, l’extension à tout un peuple, avec la
transmission par la mère d’une judaïté qui subsiste même si l’enfant n’est pas
circoncis ; c’est le prolongement de l’exigence de Néhémie et des Galiléens ;
d’autre part les dispositions prises pour accueillir des prosélytes, avec un
dédoublement du rituel en circoncision puis baptême, par emprunt aux
esséniens. Les hésitations observées pendant la période tannaïtique, entre 70 et
200, correspondent à l’importance dominante donnée d’abord au premier point,
sous la houlette de R. Gamaliel à Yabné-Iamnia.

III – Conclusion sur le baptême de Jean


Les observations précédentes peuvent éclairer divers aspects du NT. Par

leur refuse ni le boire ni le manger » ; cette diversité s’accorde avec le témoignage de Philon
cité par EUSÈBE, Praep. ev. 8.2.1.
48
Laurence H. SCHIFFMAN , Archaeology and History in the Dead Sea Scroll, Sheffield
Academic Press, 1990, p. 101-120, souligne l’importance de la figure de Melchisédech, le
prêtre sans origine ; c’est encore l’indice d’une promotion interne. La même idée de
substitution au sacerdoce héréditaire se retrouve en b.Sanh 90b : un prêtre « peuple du
pays », i. e. hors habura, ne peut recevoir de dîme, alors qu’un sage peut en recevoir dans
certains cas même s’il n’est pas prêtre.
49
Selon b.Sanh 21b, la Loi avait d’abord été donnée à Israël en lettres hébraïques
(yrb( btk ) ; au temps d’Esdras, elle fut à nouveau donnée, et Israël se choisit l’écriture
araméenne (« assyrienne », yrw#) btk), laissant l’écriture hébraïque aux indigènes, qui sont les
« Néapolitains », c’est-à-dire les Samaritains de Sichem.
50
Hanan ESHEL , « The Prayer of Joseph. A Papyrus from Masada and the Samaritan
Temple on ARGARIZIM », Zion 56 (1991), p. 125-136 ; le toponyme Myzyrgrh est écrit en un
seul mot, suivant l’usage samaritain. D’autre part, on a relevé de nombreux contacts entre les
fragments bibliques et la version samaritaine, cf. Maurice BAILLET, « Le texte samaritain de
l’Exode dans les manuscrits de Qumrân », dans : André CAQUOT et Marc PHILONONKO (éd.),
Hommages à André Dupont-Sommer, Paris, Seuil, 1971, p. 363-381.
51
Par exemple t.Pes 1:15 ; t.Ter 4:12. Au contraire, pour Juda le Prince, l’éditeur de la Tora
orale (Mishna), ils sont « comme les païens ».
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 23
exemple, le titre de rabbi est strictement réservé à Jésus et à Jean, baptistes l’un
et l’autre (Jn 3,22-26). On se borne ici à ce qui peut éclairer le baptême des
prosélytes, en montrant une continuité entre le baptême de Jean et le baptême
chrétien.

I
Avant les découvertes de Qumrân, la comparaison du baptême des
prosélytes et du NT se limitait pratiquement au baptême de Jean. La synthèse la
plus complète est due à H. Rowley52 . Il écarte l’opinion prévalente selon
laquelle le baptême des prosélytes n’efface que les fautes rituelles, alors que
celui de Jean offre la rémission des péchés : l’un et l’autre scellent un
changement éthique. Il suit l’opinion reçue que les sources rabbiniques
représentent adéquatement le judaïsme d’avant 70. Ainsi, il admet que le rituel
donné en b.Ker 9a (circoncision, baptême, sacrifice) représente une coutume
effective à l’époque du Temple. Il conclut que malgré d’évidentes parentés les
deux baptêmes restent nettement différents : celui de Jean, administré lors
d’une confession publique, sans témoins formels, s’adressait aux Juifs comme
aux Gentils, sans obligation de circoncision ni de sacrifice au Temple ; il avait
une forte coloration eschatologique. Quant à son origine, le baptême des
prosélytes dérive d’une purification lévitique élevée au rang de rite
d’initiation ; plus tard, Jean l’aurait adopté puis transformé selon une
perspective théologique entièrement nouvelle.
On peut admettre, faute d’autre indication, que le baptême soit d’origine
lévitique, mais l’affirmation que Jean baptisait aussi des Gentils est simplement
une déduction, et c’est sans doute de là qu’est née l’idée d’une conversion au
judaïsme sans circoncision53 . Quant au thème de la nouvelle naissance,
explicite en Jn 3,5-6, il pouvait passer pour un prolongement du baptême de
Jean, le baptême chrétien étant tout autre chose, sans lien direct. Ainsi, on a pu
conclure que celui-ci était une simple aspersion, fondée sur la purification
eschatologique de Ez 36,25, où figure le verbe arroser54 .
Il est un fait que Josèphe n’établit aucun lien entre les rites de conversion au
judaïsme, les esséniens et le baptême de Jean. En AJ 18:116-117, il décrit ce
dernier avec une extrême précision : Jean exhortait « les Juifs à cultiver la
vertu, [c’est-à-dire] à user de justice les uns envers les autres et de piété envers
Dieu, afin de se joindre au baptême. Ainsi seulement le baptême lui paraîtrait
agréable, si l’on n’en usait pas pour le pardon de certaines fautes, mais pour la
purification du corps, après que l’âme ait été auparavant entièrement purifiée
(proekkekaqarme/nov) par la justice ». Cette notice est placée après celle sur
Jésus et les chrétiens (AJ 18:63-64), ce qui a pu accréditer l’idée que le

52
H. H. ROWLEY, op. cit. (n. 1), p. 333-334.
53
Il est caractéristique que M.-Joseph LAGRANGE , L’Évangile de Jésus-Christ, Paris,
Gabalda, 1928, p. 59, affirme que l’immersion était au mieux une préparation à la circoncision.
54
Cf. Simon LÉGASSE, Naissance du baptême (Lectio Divina, 153), Paris, Éd. du Cerf, 1993.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 24
baptême chrétien n’avait aucun lien avec le baptême de Jean. Dans sa
description de l’initiation des esséniens ( G 2:138-139), Josèphe parle
d’immersions et de l’engagement solennel à révérer la divinité et à observer la
justice envers les hommes. D’un livre à l’autre, il ne fait pas le rapprochement
avec le baptême de Jean, pourtant suggestif. E. Renan l’a fait puis, observant
que le terme « baptême » court dans tout le NT, il a conclu que le christianisme
était un essénisme qui avait réussi55 . Pourtant, il n’a pas fait de lien avec le
baptême des prosélytes, car il méfiait du judaïsme.
Les documents de la mer Morte fournissent un catalyseur qui permet de
regrouper le tout.

II
L’initiation dans le temps présent, selon la Règle, permet de distinguer entre
l’impureté rituelle, externe et liée au corps, et le péché interne proprement dit,
affectant l’âme. La première est traitée par des immersions, le second par la
repentance, scellée par le don de l’Esprit. Cependant, l’impureté rituelle est
aussi un reflet du péché interne. En regroupant les indications fournies par les
documents disponibles (1 QS 3:6-9, 5:13, 6:13-23, 8:5-6 ; 9:5-6 ; 1 QSa 2:11-
22, CD 9,21-23, 15:11), on obtient un parcours d’initiation selon quatre stades,
sanctionnés par un rite baptismal lors de quatre Pentecôtes, peut-être
successives. Les deux premiers sont extérieurs et ne concernent que le corps, les
deux autres sont proprement spirituels56 .
1. Stades charnels, aboutissant à une appartenance faible à la communauté :
Pentecôte n° 1, avec vœux préliminaires puis relation avec le seul préposé à
l’initiation (dyqp) ; Pentecôte n° 2, avec rite de purification et premiers liens
avec la communauté, mais sans participation aux repas rituels (hrh+
« pureté »).
2. Stades spirituels, aboutissant à l’appartenance complète : Pentecôte n° 3,
suivi de la participation au pain (nourriture sèche) ; Pentecôte n° 4, avec
réception de l’Esprit et participation à tout le repas (pain et vin nouveau).
Dans l’ère eschatologique, les stades se confondent (1 Q 4:18-22).
Tout ceci éclaire le NT dans son ensemble, mais on voit une différence
entre le baptême de Jean et le baptême proprement chrétien, à travers l’évidente
continuité du rite de l’eau, qui n’est jamais mis en discussion. Si l’on considère
le récit de la Pentecôte comme un frontispice de tout le livre des Actes, il est
clair que tous les stades se superposent le même jour. La note eschatologique
est présente, puisque c’est un baptême « au nom de Jésus-Christ », c’est-à-dire
du ressuscité (Ac 2:38). Le cas de Philippe en Samarie garde au contraire la
trace de stades distincts : après le baptême par Philippe, les nouveaux convertis

55
Ernest RENAN, Histoire des origines du christianisme, Paris, M. Lévy, 1863, p. 16.
56
Synthèse empruntée à Barbara E. THIERING, « Qumran initiation and New Testament
Baptism », NTS 27 (1981), p. 615-631 ; on néglige la question de l’abandon des biens, ainsi
que son identification des quatre stades aux quatre classes d’esséniens de Josèphe.
BAPTÊME DES PROSÉLYTES 25
doivent recevoir l’Esprit (Ac 8,12-16).
Plus loin, on apprend qu’Apollos d’Alexandrie savait tout sur Jésus, mais
n’avait reçu que le baptême de Jean (Ac 18,24-25), sans allusion à l’Esprit.
Davantage, les douze disciples d’Éphèse que rencontre Paul déclarent n’avoir
pas entendu dire qu’il y avait l’Esprit saint (Ac 19,2). Il faut comprendre dans
les deux cas qu’ils n’ont pas achevé l’initiation, ce qui oblige à examiner le
baptême de Jean. Il procède à une refondation à partir du désert, avec une
invitation à la conversion (et en citant Is 40,3, comme la Règle), mais, si on le
compare au modèle essénien il a un profil particulier : il baptise dans l’eau, et
annonce un baptême dans l’Esprit. Les stades indiqués sont donc disjoints. Son
vêtement et sa nourriture sont spéciaux (Mt 3,4) ; il ne mange pas de pain et ne
boit pas de vin (Lc 7,33). Autrement dit, il ne consomme rien des produits
caractéristiques de la Terre promise. La notice de G 2:168 (slavon) précise
même qu’il ne célébrait pas la Pâque et qu’il se tenait au-delà du Jourdain, ce
qui correspond à Béthanie de Jn 1,28. Autrement dit, il annonce la proximité
du Royaume, et l’exprime en se tenant à proximité de la Terre promise57 , sans
célébrer la Pâque de l’arrivée à Gilgal (Jos 5:2-12). Ainsi, on peut comprendre
que Jésus déclare qu’il n’y a pas plus grand que Jean, puisque personne n’est
plus proche du Royaume, mais « le plus petit dans le Royaume des Cieux est
plus grand que lui », puisqu’il a franchi symboliquement le Jourdain, ou reçu
l’Esprit. On peut observer que Jésus reçoit l’Esprit après être baptisé (Mt 3,16-
17). Jean est manifestement apparenté aux esséniens, mais sa mission l’en
écarte, car il n’achève pas l’initiation.
On peut finalement revenir à l’initiation des haberim. Elle est clairement de
type essénien, mais il n’y a aucune raison de la rapprocher du baptême de Jean,
puisque l’initiation y est achevée. Autrement dit, ils reçoivent bien l’Esprit en
finale, même si la tradition rabbinique ultérieure n’en parle pas et considère
que l’Esprit a cessé de se manifester avec le dernier des Prophètes. Le signe qui
en est resté est l’appellation de rabbi et l’autorité pour enseigner. Bien entendu,
le baptême des prosélytes ultérieur, superposé à la circoncision, ne confère pas
cette qualité.

Jérusalem, février 2008 Étienne NODET.

57
Cf. Étienne NODET , « De Josué à Jésus, via Qumrân et le “pain quotidien” », RB 114
(2007), p. 147-176.

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