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CORRESPONDANCE D. MASCOLO-M.

BLANCHOT

Editions Hazan | « Lignes »

1998/1 n° 33 | pages 207 à 221


ISSN 0988-5226
ISBN 9782850256127
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes0-1998-1-page-207.htm
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Autour d'un effort de mémoire
CORRESPONDANCE

(1986-1988)
au sujet de
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CORRESPONDANCE D. MASCOLO-M. BLANCHOT

[R. Antelme a publié en 1947le récit de sa déportation, L'Espèce humaine (aujourd'hui dis-
ponible chez Gallimard). C'est son unique livre. Un livre, pour beaucoup de ceux qui l'ont lu,
essentiel. Essentiel a fortiori pour ceux de ses amis dont la pensée s'en est trouvée nourrie,
transformée (voir à ce sujet Robert Antelme. Textes indédits sur L'Espèce humaine. Essais et
témoignages. Sous la direction de D. Dobbels. Gallimard, 1996).
En 1986, Dionys Mascolo a retrouvé une lettre que Robert Antelme lui avait écrite aussitôt
rentré de Dachau, avant donc qu'il écrivît L'Espèce humaine. Une lettre entre temps oubliée.
Il la publiera assortie d'un long commentaire sous le titre Autour d'un effort de mémoire. Sur
une lettre de Robert Ante/me (Éditions Maurice Nadeau, 1988).
L'échange des lettres entre lui et Maurice Blanchot que nous reproduisons ici témoigne des
problèmes que lui a posés l'édition de cette lettre, problèmes d'autant plus grands que, si
R. Antelme était alors vivant, la maladie qui l'avait frappé en 1983 ne lui permettait plus de
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« communiquer» normalement.
Les personnes dont il est question dans celles-ci sont les suivantes : Monique Antelme,
Marguerite Duras (qui apparaît parfois sous le diminutif de<< Marg. >>)]

DIONYS MASCOLO AMAURICE BLANCHOT

Vendredi 28 mars 1986

Très cher Maurice,

A peine Monique m'avait-elle rapporté que, en réponse au récit que je lui


avais fait, rectifiant les souvenirs Marguerite-Mitterrand touchant le retour de
Robert, récit qu'elle vous communiquait, votre réaction avait été de dire :
« Dionys devrait écrire cela» (cela, je crois l'avoir bien saisi, désignant le désir
véritablement inépuisable et presque exalté qui possédait alors Robert d'en avoir
dit le plus possible avant de peut-être mourir- et la mort elle-même semblait en
ces heures n'avoir réellement plus d'importance pour lui qu'en raison de cette
urgence de tout dire qu'elle imposait comme dans l'entrebâillement d'un
sépulcre)- à peine Monique m'avait-elle rapporté votre pensée que le souvenir
me venait de la lettre que Robert m'avait adressée, un peu plus d'un mois après
son retour, et dont je vous envoie la dactylographie.

208
C'était la première fois que Robert écrivait quelque chose, écrivait depuis
son arrestation, plus d'un an auparavant. Et il écrivait ainsi plusieurs mois avant
de commencer la rédaction de son livre.
Cette lettre presque oubliée, je l'avais moi-même relue au début de 85, alors
que Marguerite travaillait à La Douleur, et qu'elle m'avait dit qu'elle aurait à me
demander certaines précisions pouvant compléter ses souvenirs. Avec d'autres
documents (certains officiels, comme ceux du « Internationale Hiiftlings
Komitee »de Dachau) que je tenais à sa disposition, je pouvais lui remettre cette
lettre, dont elle aurait pu faire état, lorsque j'ai reçu le livre publié en hâte. Elle
avait oublié sa demande, et l'amitié qui l'aurait contrainte à plus d'exactitude.

La lettre de Robert, à votre sentiment, doit-elle, peut-elle être publiée ? Sur


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le moment (lorsque Monique m'a dit votre réaction), cela m'a paru s'imposer:
laisser parler Robert lui-même, pour dire ce qui vous semblait devoir être dit.
Dans ce qu'elle a de sublime, cette lettre peut sans doute être vue - je la vois
ainsi- comme un complément nécessaire à L'Espèce humaine, disant le lieu
d'où le livre, la parole qu'il porte, sont venus. Précédée d'un récit bref du retour
(la soif de porter témoignage dominant tout, deux jours et deux nuits durant),
elle rectifierait comme il faut (sans vaines rectifications) les souvenirs approxi-
matifs qui ont été rendus publics. Mais :
1. Comment justifier auprès des lecteurs que cette lettre soit publiée à l'insu
de l'auteur du vivant de l'auteur? À moins de dire- mais est-ce possible sans
cruauté excessive?- où en est Robert, ce qu'il a et ce qu'il n'a plus de vivant,
ce qu'il peut encore et ce qu'il ne peut plus savoir ...
2. Le destinataire de la lettre, moi, ne risque-t-il pas d'être précipité dans le
système de complaisance que ne sont pas loin d'avoir édifié autour de Robert
les interventions récentes, très bruyantes ? À cet égard, ce qui touche, dans la
deuxième page, au possible« désespoir» de D., par exemple, ne devrait-il pas
être passé sous silence ? Mais une telle censure, à son tour, est-elle permise ?
Pardonnez-moi, Maurice, de paraître vous désigner, très indiscrètement,
comme directeur de conscience. Mon indignation, mon dégoût et ma peine ont
été à de certains moments si vifs que je ne suis pas encore sûr de les dominer
assez pour y voir clair.
Je vous écris en hâte, ne puis poursuivre. Je vous embrasse.
Dionys

209
Peut-être, si vous voulez bien me dire votre sentiment, pouvez-vous ne pas
prendre la peine, le temps, de m'écrire. Mon téléphone, vous l'avez[ ... ]. Je ne
serai à Paris qu'à partir de mercredi prochain.
Monique à qui j'ai donné à lire la lettre de Robert vous aura dit sans doute
l'intention que j'avais de vous demander conseil. Pardon encore.

MAURICE BLANCHOT A DIONYS MASCOLO

[sans date]
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Mon cher Dionys,

Parler m'est difficile. Écrire aussi, naturellement, mais laisse des traces qui
tout en s'effaçant demeurent.
Pour les lettres, vous connaissez ma morale personnelle qui ne s'applique qu'à
moi (non par orgueil, mais par souci d'échapper à la biographie), et encore, je la
corrige sans illusion : quidquid latet apparepit. Rien ne doit, rien ne restera caché.
Lisant la lettre (peut-on dire que c'est une lettre ? je ne le crois pas), il me
semble impossible de la laisser se perdre dans le silence de l'oubli. Vous savez
que Monique vient de la lire à Robert et même de la lui faire lire (il a parfaite-
ment lu des mots qu'elle ne déchiffrait pas). Sa réaction: «mais c'est admi-
rable ». D'une certaine façon, il me semble être dans la situation qu'il décrit
dans la lettre:« Je ne sais pas ce que l'on dit et ce que l'on ne dit pas». Ce qui
donne courage, c'est qu'il n'est pas indifférent, comme il l'est trop souvent, ne
s'intéressant à rien et surtout ne voulant plus s'intéresser- sauf, dit-il, à la visite
de certains amis.
Évoquant la possible publication de cette lettre, Monique a cependant
recueilli cette réponse« normale»:« C'est tout de même très personnel».
Ça l'est. Mais en même temps, on peut en douter. La lettre vous est certes
adressée -la première lettre, après une destruction de l'écriture. Mais elle répond
aussi à la nécessité absolue de marquer la limite entre le silence et la parole, entre
la parole qui ne demeure pas et l'inscription qui interdit l'évanouissement.

210
Il est manifeste que Robert, au sortir de la mort, dans cet entre-deux entre
vie et mort où il sent qu'il va redevenir un individu ferme et formé, veut laisser
un témoignage sur cet état d'indétermination qui est encore le sien, mais dont
il sait qu'illui échappe et qu'il s'en échappe.
Il n'est pas encore quelqu'un comme les autres, comme tous ceux pour qui
vivre est naturel (mais vivre, est-ce naturel?) D'où sa remarque: la formation
d'un homme, c'est quelque chose d'anormal(« morbide», dit-il). Ainsi pour-
rait-on dire que Dieu en formant l'homme dont il ne sait s'il est mâle ou
femelle, a eu ce malaise, ce sentiment d'étrangeté : formant celui qui à jamais
lui échappait. Robert a pu former des mots qui étaient des mots sans âge, qui se
dérobaient au temps, à la vieillesse: jeunes, momentanément, pour toujours.
Pouvons-nous laisser se perdre cela ? Ce serait tenir compte de scrupules que R.
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n'a pas à ce moment : tout dire, voilà son exigence extrême- celle de Sade, après
tout, mais dans des conditions infiniment moins justes.
Si, par ailleurs, je pense que le récit (encore jamais écrit) du retour de
Dachau dans des conditions matérielles qu'autrement personne ne saura, est
nécessaire, c'est que durant ces jours et ces nuits où R. n'appartenait ni à la vie
ni à la mort, jamais l'urgence de parler, de témoigner n'a été aussi grande
(Monique me l'a dit). Dans son livre, l'urgence est exprimée, mais lorsqu'il écrit
le livre, il est déjà sauvé, il est redevenu R. A. Dans le parcours il est le mourant
qui ne subsiste que pour l'obligation de dire l'impossible, l'incroyable.
Voilà ce que vous aussi, cher Dionys, vous avez le devoir de ne pas se lais-
ser perdre même si cela vous coûte, même si en vous manifestant, vous ne ferez
rien d'autre que vous gommer vous-même.
Pour les conditions d'une publication, il n'y aura pas grand problème. Ce
n'est pas important pour l'instant.
Je m'arrête moi aussi. Mais vous le savez, malgré l'absence, l'éloignement, la
mort qui parfois approche avec une certaine outrecuidance, je ne cesse jamais de
penser à vous, n'ayant en moi- mon cœur, mon esprit- de vous que des sou-
venirs graves et souvent heureux.
Je vous embrasse
Maurice

211
DIONYS MASCOLO AMAURICE BLANCHOT

[mai 1987]

Très cher Maurice,

Ce mot pour vous dire que vous recevrez dans les prochains jours ce que
j'ai finalement retenu de ce que j'ai essayé d'écrire sur Robert, sur sa lettre et ce
qui l'entoure (une amie, chez Gallimard, doit en faire la photocopie).
Je veux vous dire- mais vous le savez, le devinez assez, rien qu'au temps
écoulé, un an déjà- que les difficultés que j'ai rencontrées ont été terribles. Le
mot n'est pas trop fort. Je me suis interrompu vingt fois, vingt fois ai failli aban-
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donner décidément. Je ne cessais en même temps de penser à cela, dans un état
voisin de la névrose. Et ce sont principalement des notes prises dans ces
moments de pensée comme involontaire, ou forcée que j'ai finalement tenté de
raccorder ensemble, plutôt que je n'aurai travaillé dans la continuité, le mou-
vement d'une intention, d'une vigilance durable. Je n'avais jamais connu cela,
qui m'a fait à certains moments douter presque de ma raison.
De plus, je dois le dire, je crains beaucoup votre déception, et même votre
désapprobation.
Voici principalement pourquoi :
Je n'ai pu me résoudre à m'effacer, à laisser Robert parler seul. Je m'en
explique dans le texte même- je m'en explique même surabondamment- autre
raison de confusion- au point qu'il m'a semblé parfois (le dactylographiant par
exemple) que je ne faisais que parler de cela: des obstacles qu'il y avait à parler
-plutôt que de me mettre à dire ce qu'il y avait à dire vraiment (mais aussi je
n'avais pas pu soupçonner à quel point la posture autobiographique pouvait
être rebutante). Je ne veux pas vous fatiguer trop à répéter ce qui est déjà res-
sassé dans le texte. Seulement, pour vous préciser :
1. C'est parce qu'il a déjà été trop parlé, mais seulement de façon allusive, de
l'intimité qui nous liait, que j'ai senti la nécessité de la dire nettement, en sorte
d'éteindre la curiosité que trop de discrétion risque au contraire d'entretenir.
2. J'ai sans cesse, au cours de ces mois, ressenti la difficulté -l'impossibilité
en même temps que la nécessité- de donner à voir ce qui avait pu être, dès après
le retour de Robert, notre engagement communiste.

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Cela, notamment, parce qu'il devient presque de mode de noyer le nazisme
(antisémitisme, camps de concentration, holocauste) dans la fatalité moderne
d'un vague« totalitarisme». D'après Edgar Morin, beaucoup d'anciens com-
munistes autour de lui parlent ainsi (lui-même me disait parfois être agacé du
sort unique fait à « Auschwitz »). Et, ici encore, notre amie Marguerite aura
donné le ton lorsque, à Pivot, il lui arriva de se comparer au malheureux
Brasillach, elle-même n'étant pas moins coupable que lui, à l'entendre, pour
avoir été inscrite au P.C.

Je voudrais isoler de ce magma le sens de ce que fut notre communisme. Faire


silence là-dessus aurait pu être interprété comme une rétention de mauvaise foi.
Il me fallait donc, de là, prolonger le commentaire de la lettre de Robert (mais
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cela au risque de sembler m'éloigner de l'essentiel)- sans quoi il me semblait
déjà entendre les nouveaux penseurs, lecture faite de la lettre de Robert : « Quo~
cela même ne les a pas empêchés de rechuter aussitôt... ».Telle était ma crainte.
Elle m'a conduit à dire comment nous avions au contraire essayé de sortir du
malheur (qui était aussi aller de détresse en détresse). D'où le misérabilisme géné-
ral de ce texte, qui me frappe -me fait aller moi-même de honte en honte.
Pardon, cher Maurice. Et trêve de plaintes. Mais, comme il en est peut être
quand les choses ont trop duré, je suis maintenant tout à fait incapable de juge-
ment- vous le voyez.
Aidez-moi donc, je vous en prie.
Dites-mo~ en peu de mots, ce qui à votre avis devrait être simplement sup-
primé, ce qui devrait être autrement présenté. Ce qui aussi, ferait gravement
défaut.
Mais faites-le, encore une fois, sans que cela vous coûte trop. Vous pouvez,
bien entendu, si vous le voulez, me téléphoner. Je n'ose quant à moi le faire,
malgré le désir que j'ai d'entendre votre voix.
Pardon encore. Je vous embrasse.
Dionys

Je soumets ce texte tel qu'il est à quelques uns des plus proches amis de
Robert, qui ont lu la lettre, à qui je pose à peu près les mêmes questions qu'à
vous. Ce qui importe : que la figure de Robert, et son message, soient restitués,
s'il est possible, au plus près de leur authenticité.

213
MAURICE BLANCHOT A DIONYS MASCOLO

Le 25 mai [1987]

Très cher Dionys,

Cette lettre pour vous dire pourquoi je ne vous réponds pas vraiment : à
cause de l'état de mes yeux enflammés qui voient sans voir (d'autant moins que
le texte est sans interlignes -je vais essayer de le faire « retaper »).
Mais, enfin, ne croyez pas à une dérobade. Je me suis rendu compte de
l'ensemble, et il m'a bouleversé (terme trop banal). Quelque chose d'inouï a
été dit, tout à fait à la hauteur de la lettre de Robert (peut-être comme titre R.
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A., Une lettre, et puis votre sous-titre).
Autant que j'en puisse juger, le début est difficile. Je crois comprendre bien
(à moins que je ne me trompe) ce que vous voulez signifier, à savoir que la lettre
n'appartient ni à l'écrit ni à l'oral, mais à une vérité inexprimable et cependant
exprimée. Le retour de R. non pas à une vie normale et ordinaire, mais à je ne
sais quoi de nouveau ou d'inconnu [que] le souvenir d'avoir cru mourir de bon-
heur, au moment où il était si malade, bonheur qui va au-delà du pouvoir de
tout dire (d'avoir peut-être atteint un langage effaçant tout langage).
Je ne m'étends pas, je tomberais dans des ruminations. Apartir de la page 23 [?],
le récit devient extraordinaire, d'une simplicité, d'un attrait sans pareil, et cela
presque jusqu'au terme. Les objections qu'on peut vous faire, je ne suis pas
capable de les faire - un exemple, page 28 - non R. n'a pas pu être notre
« héros », plutôt un anti-héros, au niveau qui était le sien, pas même exem-
plaire ; il y a un mot à trouver, ou introuvable.
Vous parlez de Marg. avec un tact merveilleux dans son rôle de médiatrice
de votre amitié.
J'en viens à d'autres difficultés. Monique est plus à même de les formuler.
Robert (qui dit maintenant qu'il reconnaît très bien sa lettre) à qui elle a lu ce
passage, a dit : « j'interdis à Dionys de parler de ma vie privée »- « Eh bien tu
le lui diras toi-même »,et, une autre fois, il s'est contenté de dire (et en cela
vous le reconnaîtrez) : « Est-ce que ce texte fait du mal à quelqu'un ? » - « non,
non», répond Monique.-« Alors je ne fais pas d'objections» (mais je ne suis
pas sûr de cette dernière autorisation).

214
Vous savez mieux que moi combien R. souffre lorsqu'on parle de lui.
Pourtant il a écrit des livres: mais c'est qu'il est dans l'espèce humaine et non
pas Robert A qui a épousé Marg. (mais ce mariage est maintenant public).
Robert, alors « vivant » a été malade de ce que Marg. a écrit de son état dans la
revue « Les Femmes ».Évidemment, ce que vous dites de son état actuel, même
avec un tact et une justesse extrêmes, cela relève vraiment de la vie privée.
D'autre part, pardonnez-moi de le dire sans précautions, il ne faudrait pas que
ce texte ressemble à un éloge funèbre. Il est vrai que nous ne sommes plus
vivants depuis qu'il est malade.
Merci, cher Dionys pour ce texte merveilleux (voilà une banalité), mais si
ma vue s'améliore nous pourrons encore nous écrire. De tout cœur, je vous
embrasse et encore et encore.
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M.
Ne pourriez-vous pas être plus chaleureux pour Beauchamp.

MAURICE BLANCHOT A DIONYS MASCOLO

Le 4 juin [1987]

Très cher Dionys,

Je voulais vous écrire encore sur divers points, mais je sors de la nuit- en
suis-je sorti ? -presque privé de la vue et de l'audition. J'appartiens donc à
peine à l'humanité. Apartir de cet état, je vous parle avec une amitié imparfaite.
Mais il m'est impossible de ne pas vous dire que je ne suis pas d'accord avec
votre phrase : « L'ordre S.S. est un accomplissement de la raison. » Très gros-
sièrement exprimé, je tiens que la national-socialisme est d'abord issu et fondé
sur des mythes anciens : le mythe du sang, le mythe du sol, le mythe de la race
et de l' aryanisation pure, enfin le mythe de la Germanie où se réincarne non
pas la Grèce historique qui précisément a réélaboré ce que les Romains ont
appelé la ratio {très critiquable, mais ne rejetant pas le doute). Assurément,
Hitler a eu besoin, non de la raison, mais de certaines formes de rationalité ;
exemple grossier, organisation des trains pour les déportations, utilisation du

215
capitalisme industrie~ les chambres à gaz très difficiles à mettre au point pour
un rendement satisfaisant. Alliance donc des mythes les plus barbares avec des
rationalités.
j'ai écrit il y a quelques années, et je le soutiens encore, que les Juifs incar-
nent le rejet des mythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissance d'un
ordre éthique qui se manifeste par le respect de la loi. Et j'ai affirmé: dans le
Juif, dans l'idéal juif, ce que Hitler veut anéantir, c'est précisément l'homme
libéré des mythes. Le rejet des mythes, c'est ce qui permet à un Rosenberg de
dire que le Juif ne forme pas un peuple, qu'il n'a pas de ]udengestalt, et donc pas
de Rassengestalt.
Certes, la loi juive va bien au-delà de la raison (au juste, quelle raison?}, elle
va au-delà de la justice, mais la justice qui ne peut être dissociée de la raison et
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du droit, est cependant nécessaire parce que le moi et autrui doivent faire place
à des tiers et parce qu'autrui, sans réciprocité, ne sait pas qu'ill' est et reconnaît
en moi à son tour l'autre auquel il doit tout.
Pardon pour ces balbutiements, mais je crois cette mise au point nécessaire.
Adieu, très cher.
Maurice

DIONYS MASCOLO À MAURICE BLANCHOT

5 juin [1987]

Mille fois je vous remercie de l'aide que vous m'avez apportée, très cher
Maurice, et je vous demande pardon mille fois de ce que cela a pu vous coûter.
Malgré tous mes scrupules, réellement, il m'aurait été impossible de ne pas sol-
liciter ainsi votre amitié.
Je m'efforce ici d'être bref pour ne pas vous fatiguer encore. Et d'écrire plus
lisiblement.
J'ai essayé de tenir compte de toutes vos observations.
-D'abord le titre: R.A., Une lettre, suivi du sous titre. Cela s'impose.
-Ensuite, la très belle idée (dont vous ne m'aviez pas parlé mais que Monique
a heureusement recueillie de vous) de redonner la lettre de Robert à la fin.

216
- Pour ce qui est de Robert comme notre « héros » - qui était équivoque
par brièveté- j'ai précisé mon souvenir : il était alors, profondément, notre ins-
pirateur.
-J'ai enfin entièrement repris tout le passage qui touche au rôle de la rai-
son dans le nazisme, tout d'abord affirmé beaucoup trop grossièrement en
effet. Il n'en subsiste que cette pensée, soutenable je crois : que les mythes
anciens, auxquels vous renvoyez, s'ils sont toujours à l'œuvre, le sont sous
de tout autres formes pour avoir été, aux temps modernes conceptualisés- et
rendu ainsi, d'ailleurs, bien plus dangereux,« présentables» qu'ils deviennent
alors. Ainsi le racisme « scientifique » des anthropologues, etc. Ce qui finit
pas construire la déraison de la raison même. Je crois que vous pourrez
admettre cela.
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Que dire des autres difficultés ?
Quant au risque d'éloge funèbre et d'atteinte à la vie privée, que je n'ai cessé
de ressentir et qui m'a si longtemps paralysé, je veux me persuader que Robert,
en définitive, m'approuverait d'avoir choisi d'être cruel* plutôt que d'être éva-
sif G'ajoute une phrase en ce sens).
C'était cela ou rien, je crois, Je veux dire : si l'on ne renonçait pas à publier
la lettre. Je ne vois toujours pas comment cette difficulté eût pu être surmontée,
vraiment.
Je suis sensible, croyez-le, à ce que ce texte a d'hybride, de monstrueux
peut-être. Je suis impuissant à y remédier.
(Certains amis, dont Nadeau, tentent de me rassurer, évoquant par exemple
- pour ce qui est des confidences mêlées de réflexions - ce qui fut parfois la
démarche de Breton- ce qui ne me rassure pas trop: il y a souvent chez lui [et
toute proportion gardée] - à la fois étalage et arrangement trop visible de sou-
venirs ... )

Cruel- Le plus cruel, Maurice, et que je n'ai osé dire jusqu'ici qu'à Solange,
pour dire au plus juste où me paraît en être Robert depuis des mois, c'est ceci,
à peine dicible, que je n'avais fait d'abord que noter pour moi seul, que je veux
dire à vous aujourd'hui : Robert pense qu'il devrait désirer mourir. Il ne le
désire pas. Et il en a une sorte de honte obscure. De là ce que son silence semble
avoir parfois de voulu, et qu'il ne l'est pas. De là aussi qu'il aime qu'on le fasse
rire- qui l'innocente. C'est dans ce rire qu'il est le plus présent.

217
Gardez-vous, très cher Maurice. Prenez soin de vous. Au-delà de toute
l'admiration, au-delà de toute la gratitude dont s'entoure la pensée que nous
avons de vous, vous êtes ce que nous avons de plus précieux, dans un monde
raréfié.
Je vous embrasse.

MAURICE BLANCHOT À DIONYS MASCOLO

10 juin 1987
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Très cher Dionys,

Merci pour votre exquise amitié. C'est un des grands biens que m'a appor-
tés la vie. Jamais de vous ne m'est venu qu'accord affectueux dans le travail
commun qui pouvait prêter à controverse. Je puis dire, sans que cette compa-
raison vous choque, qu'il en a été de même dans mes rapports avec Georges
Bataille. Seulement, à diverses étapes de sa vie, j'ai assisté à son malheur sans
pouvoir être sûr de l'assister- surtout vers la fin, et contre la dureté de Diane,
je me suis dressé le plus souvent en vain. Et maintenant je vois s'étaler des
«racontars» où je ne retrouve rien de ce que j'ai vécu. Quand il ne s'agit que de
moi, je supporte tout, fût-ce ce qui m'apparaît comme le contraire de la vérité.
Quant à Robert, nous souffrons tous de ne pas assez souffrir avec lui. Il est
sûr qu'il supporte mal d'être une telle charge pour Monique. Mais il pense plus
qu'il n'apparaît- par exemple, en l'absence de Monique, il a demandé à un
jeune homme (paralysé) ce que représentaient encore pour lui et pour la jeu-
nesse les camps, les déportés et ce passé qui ne cesse de lui être présent. Il
souffre certes de l'absence de ses amis et en même temps il dit, par fierté et parce
qu'il sait qu'il n'est plus ce qu'il était, qu'il ne veut pas les voir. Nous ne saurons
jamais la profondeur de son désir ou de son non désir.

Je vous embrasse, cher Dionys. Je sais que nous avons été ensemble et que,
par conséquent, nous le serons toujours.
Maurice

218
DIONYS MASCOLO AMAURICE BLANCHOT

28 juillet 1987

Encore un mot, Maurice, sur l'édition de la lettre de Robert. Elle ne sera pas
présentée comme il avait été prévu. Et puisque vous étiez pour quelque chose
dans le choix du titre proposé, je vous dois l'explication de ce changement.
il y a une quinzaine de jours, alors que nous nous quittions, Nadeau et moi,
il avait eu cette phrase finale : « Mais les représentants ne vont pas savoir sous
quel nom d'auteur présenter la chose.» (le titre était: R. A. Une Lettre, suivie
de Autour d'un effort de mémoire, par D. M.) Cette remarque anodine, modes-
tement pratique, enveloppait en réalité un doute plus grave. Je m'en suis avisé
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bientôt après, aux observations que me faisaient d'autres amis, lecteurs attentifs.
A s'en tenir à la présentation, ou de l'extérieur, disaient-ils, le titre proposé
semblait faire de Robert l'éditeur de sa lettre- en contradiction avec les scru-
pules déclarés qui sont ceux du commentateur, à l'intérieur. Il fallait au
contraire, dès le titre, respecter le fait que cette lettre n'était pas, d'intention,
destinée à la publication. (Ainsi les Lettres de guerre de J. Vaché, publiées sous
la responsabilité affirmée de Breton, même Vaché disparu.)
-J'ai revu Nadeau qui avait de son côté déjà esquissé une maquette de cou-
verture avec deux noms d'auteur et deux titres, et dont il n'était pas satisfait.
Après discussion, nous avons décidé, comme plus simple, et plus net, de pré-
senter la chose ainsi :
D.M.
Autour d'un effort de mémoire

sur une lettre de


R.A.
Dans le même sens, ces amis m'avaient persuadé que, contrairement aux
apparences, la lettre serait mieux mise en valeur si elle était donnée à lire après
les deux ou trois premières pages, qui préviennent le lecteur et de l'état de
Robert et de ce que sa lettre a de « personnel » et du « supplément de sens »
qu'il faut lui donner, et de l'oubli où elle avait failli se perdre -la dramatisant,
en quelque sorte -l'effet recherché étant non pas d'en atténuer le sublime mais
d'en faciliter l'approche.

219
Nous l'avons finalement insérée ainsi, comme après une introduction donc,
en une sorte d'encart, nettement séparée du commentaire qui suit (et elle est
redonnée aux toutes dernières pages, selon votre idée).
Voilà très cher Maurice ce que je voulais vous dire. Vous voyez que j'aurai
persévéré jusqu'au bout dans l'hésitation. D'où ce rabâchage dont je vous ai,
vous, particulièrement fatigué. Mais dans le cas où j'étais, comment l'éviter?
La crainte de trahir m'a privé constamment de liberté, de jugement même.
Vous n'avez cependant, je crois, rien à craindre. Il n'y a rien dans ces chan-
gements de présentation qui réduise la portée des paroles prononcées par celui
qui nous est cher. Tout à l'inverse, elles sont ainsi épargnées de ce que la diffi-
culté (la lourdeur de mon propre texte, par l'effort qu'il demande au lecteur,
pouvait avoir, comme on m'a dit, de distrayant).
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L'ensemble me paraît ainsi avoir plus d'unité, de cohésion, de naturel; et, de
là, peut-être, quelque chose de plus convaincant.
Je vous laisse, très cher Maurice. Ne m'en veuillez pas. J'espère avoir de
bonnes nouvelles de vous par Monique, que je n'ai pas encore revue (mais j'ai
revu Robert, à son arrivée aux Invalides, en ambulance, samedi, le visage, les
mains bronzés).
Je vous embrasse.
Dionys

Ceci sur Robert.


Co~e en écho à ce que vous disiez dans votre dernière lettre (qu'« il pense
plus qu'il n'apparaît ») :
- aux derniers jours de juin, alors que j'étais seul avec lui depuis un assez
long temps (il n'aurait rien pu dire de tel en présence de Monique) et que nous
nous regardions en silence Ge n'ai pas la force d'essayer de le faire rire), comme
toujours, dans une sorte de pudeur embarrassée, j'ai fini par lui dire, chassant
cette gène:
- Tu t'emmerdes, non? Et lui:
- Ce n'est pas de ça que je me plains, c'est de vivre.
Jamais il ne s'était jusqu'ici exprimé aussi directement sur lui-même. Cela dit
ce qu'il a de lucidité (accrue peut-être depuis quelques mois). Mais cela aussi
nous renvoie terriblement à ce qui fait notre désespoir devant lui : tout ce qu'il
peut regagner de lucidité, c'est d'autant que doit augmenter sa douleur.

220
MAURICE BLANCHOT À DIONYS MASCOLO

[sans date. 1987]

Cher Dionys,

Merci de m'avoir écrit. Au fond, nous le savons, il n'y a pas de bonne solu-
tion. n est très naturel et même nécessaire que votre nom vienne en premier.
Mais comment faire pour que la lettre de Robert vienne aussi en premier ? Peut-
être pourriez-vous commencer par des mots très simples : «Je vais essayer de
commenter (commenter n'est pas bon) une lettre deR. A., lettre que j'avais
oubliée peut-être pour mieux m'en souvenir et qui marque son premier retour
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à la vie ... »
À partir de là, on discernera mieux l'importance de cette lettre, et toutes vos
précautions pour en parler seront mieux justifiées. Qu'en pensez-vous ?
Oui, nous sommes l'un et l'autre obsédés par ce qui échappera à la plupart
des lecteurs. Mais il n'importe.
Je pense à vous à travers le temps qui passe. Robert dit quelquefois à
Monique ce qu'il vous a dit. À quoi hélas il n'y a rien à répondre. Je ne sais
même si le voyage en Bretagne lui a apporté quelque chose, sauf le matin où il
était presque heureux de se réveiller tard parmi les siens. La randonnée sur l'eau
vers Brest lui a fait plaisir, mais dès le retour il était déjà tendu et plus sombre.
Saluez Nadeau de ma part. J'admire son courage et sa rigueur.
Mais pour vous je ne trouve pas de mot qui puisse vous assurer de mon ami-
tié et de la générosité de la vôtre.
Maurice

221

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