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fût-elle négative, car celle-ci serait encore, précisément, une délim itation, et

l’illimité finirait par avoir sa forme propre — disons, la forme d ’un infini.

Mais l’infini, déclare Kant, ne peut être pensé « comme entièrem ent
donné ». Cela ne signifie pas que Kant, contrairem ent à ce que j ’indiquais
plus haut, considère exclusivement un infini potentiel, le mauvais infini,
comme dira Hegel, d’une progression sans fin. Cela signifie, encore une
fois, qu’il ne s’agit pas exactement de l’infini dans l’illim itation à laquelle
touche le sentim ent du sublime. L’infini serait seulement le « concept
num érique », pour parler comme Kant, de l’illimité dont la « présenta­
tion » serait en jeu dans le sublime. Il faudrait dire que l’illimité n’est pas
le nombre, mais le geste de l’in fin i 14. C’est-à-dire, le geste par lequel toute
forme, finie, s’enlève dans l’absence de forme. C’est le geste de la form a­
tion, de la figuration elle-même (de l’Ein-bildung), mais en tant que
l’informe aussi bien s’y découpe, sans prendre forme lui-même, le long de
la forme qui se trace, qui s’ajointe à elle-même et qui se présente.

Parce que l’illim itation n’est pas le nombre, mais le geste, ou si on pré­
fère la motion de l’infini, il ne peut pas y avoir de présentation de l’illimité.
Les expressions que Kant ne cesse d’essayer tout au long des paragraphes
consacrés au sublime, celle de « présentation négative » ou celle de « pré­
sentation indirecte », comme tous les « pour ainsi dire » et « en quelque
sorte » qu’il sème à travers le texte, indiquent seulement son embarras
devant la contradiction d ’une présentation sans présentation. Une présen­
tation, fût-elle négative ou indirecte, est toujours une présentation, et à ce
com pte elle est toujours, en dernière analyse, directe et positive. Mais la
logique profonde du texte de Kant n’est pas une logique de la présentation,
et ne suit pas le fil de ces expressions m aladroites. Il ne s’agit pas de pré­
sentation indirecte au moyen de quelque analogie ou symbole — il ne
s’agit donc pas de figurer l’infigurable 15 —, et il ne s’agit pas de présenta­
tion négative au sens de la désignation d ’une pure absence ou d’un pur
m anque, ni en aucun sens de la positivité d ’un « néant ». Dans cette double
mesure, on pourrait dire que la logique du sublime ne se confond ni avec
une logique de la fiction, ni avec une logique du désir, c’est-à-dire encore
ni avec une logique de la représentation (quelque chose à la place de la
chose), ni avec une logique de l’absence (de la chose qui m anque à sa
place). La fiction et le désir, du moins dans ces fonctions classiques, enca­
drent et déterm inent peut-être toujours l’esthétique comme telle, toutes les
esthétiques. Et l’esthétique de la beauté seule, de la pure adéquation à soi
de la présentation, avec son incessant glissement dans la jouissance de soi,
relève bien de la fiction et du désir.

Or il ne s’agit précisém ent plus de l’adéquation de la présentation. Il ne


s’agit pas non plus de son inadéquation. Il ne s’agit ni de pure présenta­
tion, qu’elle soit de l’adéquation ou de l’inadéquation, ni de la présentation

14. Par. 27 : « Dans une évaluation esthétique de la grandeur, le concept de nombre doit être écarté ou
transformé. »
15. En ce sens tout ce qui relève chez Kant d’une théorie classique de l’analogie et du symbole n’appar­
tient pas à la logique profonde dont je parle ici.

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